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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 


GIKX     OK 
JAMES  D.  PERKINS, 


OCT.    1901. 


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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


QUATRIÈME  SÉRIE 


TOME  XVII.  —  1*='   JANVIER    1839. 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER  ET  C*. 

RCB  DB  8BINB,  UBIS. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  DIX-SEPTIEME. 


QUATRIEME    SERIE 


PARIS 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    DES    BEAUX-ARTS,    10 
1839 


TUFTS  COLb£:vrii 


CONSIDERATIONS 


SUB 


L'HISTOIRE  DE  FRANCE, 


DES  SYSTEMES  HISTORIQUES, 

DEPUIS   LE   XV!*"  SIÈCLE  JUSQU'A   LA   BÉVOLUTION    DB  1789. 


SECONDE    PARTIE.* 


III. 

Système  de  Mablv.  —  Timidité  de  la  science.  —  Travaux  de  Bréquigny.  —  Question  au 

régime  municipal  el  do  l'affraiicliissomenl  des  communes.  —  Théorie  dex  loi» 

politiqiifs  de  la  France ,  par  MU?  de  La  Lézardière.  —  Qii''e.it-ce  que  le 

tiers-état?  pamphlet  de  SIeves.  —  L'assemblée  nationale 

constituante.  —  Accomplissement  de  la  révolution. 

—  Abrégé  des   R'H'nlnt'oiis   de    l'aticien 

gouveruement  français,  parThouret. 

.Jamais  époque  ne  parut  plus  favorable  aux  progrès  de  la  connais- 
sance intime  des  divers  élémens  de  notre  histoire  que  les  années  qui 
.suivirent  17.50.  Montesquieu  venait  de  révéler  avec  génie  ce  qu'il  y  a 
d'enseignemens  pour  les  peuples  dans  l'étude  historique  de  leurs 
institutions  nationales;  de  grands  travaux  d'érudition ,  entrepris  sous 
le  patronage  du  gouvernement,  ralliaient  ensemble  et  complétaient 
les  travaux  individuels  des  savans  du  xvii^  siècle;  le  Recueil  des  his- 

<^  Voyez  la  livraison  du  15  décembre  4838. 


6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toriens  de  la  France  et  des  Gaules  et  celui  des  Ordonnances  des  rois , 
commencés,  l'un  en  1738,  l'autre  en  1723,  se  poursuivaient  colla- 
téralement  (1).  Des  recherches  exécutées  à  la  fois  sur  différens  points 
de  la  France,  et  qui  devaient  s'étendre  de  plus  en  plus,  rassem- 
blaient dans  un  dépôt  unique,  le  cabmet  des  chartes,  tous  les  monu- 
Unens  de  législation  royale ,  seigneuriale  ou  municipale  épars  dans 
îes  archives  publiques  ou  privées  du  royaume  (2).  L'on  n'avait  pas 
encore  vu  un  tel  nombre  de  documens  originaux  publiés,  ou  mis, 
par  leur  réunion,  à  la  portée  des  hommes  studieux.  Le  temps  parais- 
sait donc  venu  pour  qu'un  regard  plus  pénétrant  fût  jeté  sur  les  ori- 
gines et  les  révolutions  de  la  société  française,  pour  que  nos  diverses 
traditions,  rendues  précises  par  la  science,  fussent  rapprochées,  con- 
ciliées et  fixées,  d'une  manière  invariable,  dans  une  théorie  qui  serait 
la  vérité  même.  Tout  cela  semblait  infaillible,  et  pourtant  il  n'en  arriva 
rien.  Au  contraire,  il  se  fit,  dans  la  manière  d'envisager  le  fond  et  la 
suite  de  notre  histoire,  une  déviation  qui  la  jeta  tout  d'un  coup  aussi 
loin  que  possible  de  la  seule  route  capable  de  conduire  au  vrai.  Cette 
déviation  ,  du  reste,  fut  nécessaire;  elle  tenait  à  des  causes  supérieu- 
res au  mouvement  de  la  science  elle-même,  à  un  mouvement  uni- 
versel de  l'opinion  qui  devait  agir  sur  tout  et  laisser  partout  son 
empreinte. 

Déjà  se  préparait  dans  les  idées  l'immense  changement  qui  éclata 
dans  les  institutions  en  1789.  L'instinct  d'une  rénovation  sociale, 
d'un  avenir  inconnu  qui  s'avançait  et  auquel  rien,  dans  le  passé,  ne 
pouvait  répondre,  lançait  fortement  les  esprits  hors  de  toutes  les 
voies  historiques.  On  sentait  d'une  manière  vague,  mais  puissante, 
que  l'histoire  du  pays ,  celle  des  droits  ou  des  privilèges  des  diffé- 

{\)  Le  premier  de  ces  recueils,  Uerum  Gallicarmn  et  Francicarum  scriptores,  forme  au- 
jourd'hui 19  volumes,  qui  oui  eu  pour  éditeurs:  1o  dom  Bjuquet,  bénédiclin  de  la  congré- 
galion  de  Saint-Maur  (  8  vo'umes,  publiés  de  17."8  à  1752);  2°  dom  Haudiguier,  dom  Poi- 
rier, dom  Housseau  et  dom  Précieux,  de  la  même  congrégation  (5  volumes, de  1757 à  i767); 
3»  dom  Clément  eldom  Brial  (  2  volumes,  de  1781  à  1786  )  ;  4o  après  la  création  de  rinslitut, 
dom  Brial  seul  (  5  volumes,  de  1806  à  1822)  ;  5»  MM.  Daunou  et  Naudct,  qui  ont  publié  le 
lome  Ue  d'après  le  manuscrit  laissé  par  dom  Brial.  —  Le  Recueil  des  Ordonnances  des  rois 
forme  pareillement  19  volumes,  qui  ont  eu  pour  éditeurs:  1<>M.  de  Laurière  (I  volume, 
publié  en  1723  )  ;  2»  M.  Secousse  (  7  volumes,  de  1729  à  1750  j;  ôo  M.  de  Villevaut  (  1  volume, 
publié  en  1755,  d'après  le  manuscrit  laissé  par  Secousse);  4io  !M.  de  Bréquigny,  associé  à 
M.  de  Villevaut,  mais  en  réalité  travaillant  seul  (  5  volumes,  de  1763  à  1790)  ;  5o  après  la 
création  de  Tlnstitut,  M.  de  Pastolet  {  5  volumes,  de  1811  à  1835  ). 

(2)  Ce  dépôt  fut  créé,  en  1762,  par  M.  Bertin  ,  ministre  de  la  maison  du  roi.  Des  arrêts  du 
conseil  (  8  octobre  1765  et  18  janvier  1764  )  réglèrent  l'ordre  du  travail  et  pourvurent  aux 
dépenses  qu'il  exigeait.  Voj.  la  notice  de  M.  Champollion-Figeac  Sur  le  Cabinet  des  Chartes 
et  Diplômes  de  l'histoire  de  France,  1827. 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  7 

rens  corps  de  l'état,  des  différentes  classes  de  la  nation ,  ne  pouvait 
fournir  à  l'opinion  que  des  forces  isolées  ou  divergentes,  et  que,  pour 
fondre  ces  classes  si  long-temps  ennemies  ou  rivales  dans  une  société 
nouvelle,  il  fallait  un  tout  autre  élément  que  la  tradition  domesti- 
que. Au-delà  de  tout  ce  que  nous  pouvions  ressaisir  par  la  tradition, 
au-delà  du  christianisme  et  de  l'empire  romain ,  on  alla  chercher 
dans  les  républiques  anciennes  un  idéal  de  société,  d'institutions  et 
de  vertu  sociale  conforme  à  ce  que  la  raison  et  l'enthousiasme  pou- 
vaient concevoir  de  meilleur,  de  plus  simple  et  de  plus  élevé.  C'était 
la  démocratie  de  Sparte  et  de  Rome ,  abstraction  faite  de  la  noblesse 
et  de  l'esclavage  qu'on  laissait  de  côté,  ne  prenant  du  vieux  monde 
que  ce  qui  répondait  aux  passions  et  aux  lumières  du  monde  nou- 
veau. En  effet,  l'idée  du  peuple,  dans  le  sens  politique  de  ce  mot, 
l'idée  de  l'unité  nationale ,  d'une  société  libre  et  homogène,  ne  pou- 
vait être  clairement  conçue  ,  frapper  tous  les  yeux ,  et  devenir  le  but 
de  tous  les  efforts  que  par  une  similitude  plus  ou  moins  forcée  entre 
les  conditions  de  l'état  social  moderne  et  le  principe  des  états  libres 
de  l'antiquité;  l'histoire  de  France  ne  la  donnait  pas.  Il  fallait  que 
cette  histoire  fût  dédaignée  ou  faussée,  pour  que  l'opinion  publique 
prît  son  élan  vers  des  réformes  dont  le  but  final  était  marqué  dans 
les  secrets  de  la  Providence. 

Au  xvi"  siècle ,  la  renaissance  des  études  classiques  avait  amené, 
par  toute  l'Europe,  une  invasion  subite,  mais  passagère,  des  idées  et 
des  maximes  politiques  de  l'antiquité.  Ce  mouvement,  poussé  à 
l'extrême  en  France,  durant  les  guerres  civiles  qu'amena  la  réforma- 
tion, et  interrompu  ensuite  par  le  repos  des  partis  religieux  et  la  forte 
administration  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV,  fut  repris,  à  la  fin  du 
XVII'' siècle,  sous  des  formes  d'abord  voilées  par  la  fiction  et  la  poésie. 
Fénelon ,  cette  ame  ardente  pour  le  bien  général ,  cet  esprit  qui  de- 
vina tant  de  choses  que  l'avenir  devait  réaliser,  et  qui,  le  premier, 
initia  la  nation  à  ses  nouvelles  destinées,  offrit  aux  imaginations  rê- 
veuses le  monde  antique,  l'Egypte  et  la  Grèce,  comme  les  modèles 
de  la  perfection  et  des  vertus  sociales.  Au  charme  de  ces  illusions 
poétiques,  succéda,  pour  continuer,  avec  plus  de  sérieux,  le  môme 
pouvoir  sur  les  esprits,  une  version  de  l'histoire  de  l'antiquité  sobre- 
ment embellie  par  la  plume  naïve  de  Rollin.  Chrétien  comme  Féne- 
lon, Rollin  jeta  sur  les  rudes  et  austères  vertus  des  républiques 
païennes,  un  reflet  dé  la  morale  de  l'Évangile  ;  il  fit  aimer  des  carac- 
tères qui,  peints  avec  des  couleurs  complètement  vraies,  n'eussent 
excité  que  la  surprise  ou  une  froide  admiration.  Le  prodigieux  succès 


8  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  son  histoire  ancienne,  et  de  ce  qu'il  publia  de  l'histoire  romaine, 
fraya  le  chemin  à  ceux  qui  vinrent  après  lui ,  avec  plus  de  cop.science 
de  ce  qu'ils  faisaient,  poursuivre  la  même  œuvre,  d'une  manière 
bien  autrement  directe,  par  la  logique  et  par  l'éloquence.  Le  premier 
de  ces  avocats  de  la  société  antique  contre  le  monde  moderne,  l'abbé 
de  Mably,  trouva  des  auditeurs  préparés,  et  quelques  âmes  déjà  ou- 
vertes à  l'enthousiasme  des  grandes  vertus  et  du  dévouement  civi- 
ques. 11  tîxa  par  la  démonstration  et  le  raisonnement,  il  érigea  en 
principes  sociaux ,  les  choses  que  la  poésie  et  le  simple  récit  avaient 
fait  aimer  et  admirer.  Il  prêcha  la  liberté,  l'égalité  sociale  et  l'abné- 
gation patriotique  ;  il  présenta  le  bonheur  de  tous  comme  fondé  sur 
l'absence  du  luxe,  l'austérité  des  mœurs  et  le  gouvernement  du 
peuple  par  lui-même;  il  fit  entrer  dans  le  langage  usuel  les  mots 
de  patrie ,  de  citoyen ,  de  volonté  générale ,  de  souveraineté  du  peu- 
ple, toutes  ces  formules  républicaines  qui  éclatèrent  avec  tant  de 
chaleur  et  d'empire  dans  les  écrits  de  Jean-Jacques  Rousseau  (1). 

Mably,  logicien  froid,  mais  intrépide,  non  content  d'attirer  les 
esprits  hors  de  l'histoire  nationale,  résolut  de  la  transformer  elle- 
même,  de  lui  imposer  son  langage ,  et  de  la  faire  servir  de  preuve  à 
ses  maximes  de  gouvernement.  Telle  fut  la  tentative  qui  donna  nais- 
sance à  l'ouvrage  intitulé  Observations  snr  f histoire  de  France^  ou- 
vrage dont  la  première  partie  parut  en  1765,  et  la  seconde  vingt-trois 
ans  après  (2).  L'auteur  de  cette  nouvelle  théorie  historique  différa 
surtout  de  ses  devanciers,  en  se  plaçant  en  dehors  de  toutes  les  opi- 
nions traditionnelles,  et  en  appelant  les  faits  sur  le  terrain  de  ses 
propres  idées  et  de  sa  croyance  individuelle.  Ne  prenant  de  chaque 
tradition  de  classe  ou  de  parti  que  ce  qui  lui  convenait,  il  n'en  re- 
jeta aucune ,  et  les  employa  toutes,  mutilées  et  tronquées  à  sa  guise. 
Son  système,  formé  capricieusement  de  lairbeaux  de  tous  les  autres, 
n'eut  rien  de  neuf  que  sa  pbraséologie  empruntée  à  la  politique  des 
anciens.  Aussi  n'entreprendrai-je  pas  d'en  doiuier  le  sommaire  com- 
plet; ce  serait  tomber  dans  une  foule  de  redites,  dont  rien  ne  com- 
penserait l'ennui.  J'ai  pn  résumer  les  systèmes  de  Boulainvilliers  et 
de  Dubos,  ils  sont  tout  d'une  pièce,  et  dans  cette  unité  il  y  a  quelque 
chose  d'imposant.  Chacun  d'eux,  en  outre,  est  sorti  des  entrailles 


[i)  Voyez,  sur  ces  deux  écrivains,  d'admirables  pages  de  M.  Villemain  ,  Cours  de LittÉ- 
rature  française,  tome  H ,  leçons  \'e  et  2  e. 

(2)  Dans  rédition  de  1763,  public  e  par  l'auteur,  l'ouvrage  s'arritail  ai  règne  de  Philippe" 
de  Valois  et  contenait  4  livres.  La  suite  fjrma  4  nouveaux  livres  dai  s  l'édition  posthume 
ds  «788. 


DES   SYSTÈMES  HISTORIQUES.  9 

de  l'histoire  de  France  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour  celui  de 
Mably,  fruit  d'une  inspiration  étrangère  à  notre  histoire,  composé 
d'emprunts  disparates  faits  aux  théories  précédentes,  et  de  capitula- 
tions peu  franches  et  rarement  habiles  avec  la  science  contemporaine. 
Le  propre  de  ce  système,  son  caractère  essentiel  est ,  je  le  répète, 
de  mêler  et  de  confondre  des  traditions  jusque  là  distinctes,  de 
rendre  commune  au  tiers-état  la  démocratie  des  anciens  Franks,  et 
d'abandonner,  pour  ce  même  tiers-état,  son  vieil  héritage  de  liberté, 
le  régime  municipal  romain.  L'abbé  de  Mably  admet,  avec  Boulain- 
viîliers,  une  république  germaine  transplantée  en  Gaule  pour  y 
devenir  le  type  idéal  et  primitif  de  la  constitution  française,  et,  avec 
Oubos,  la  ruine  de  toute  institution  civile  par  l'envahissement  de  la 
noblesse.  Il  part  du  même  point  que  François  Hotman,  d'une  na- 
tionalité gallo-franke,  pour  arriver  à  sa  conclusion  politique,  le  ré- 
tablissement des  états-généraux.  S'il  n'érige  pas,  comme  le  publi- 
ciste  du  XVI*  siècle,  les  Franks  en  hbérateurs  de  la  Gaule,  le  choix 
libre  des  lois  personnelles  a  pour  lui  la  même  vertu  que  cette  déli- 
vrance, celle  de  faire  un  seul  et  môme  peuple  des  conquérans  et  des 
vaincus.  La  tradition  romaine  se  trouve  ainsi  éliminée  sans  aucun  dé- 
triment, et  même  avec  une  apparence  de  profit  pour  les  classes  qui 
l'avaient  conservée  durant  des  siècles  a\ec  tant  de  fidélité,  et  main- 
tenue si  énergiquement  par  l'organe  de  leurs  avocats  et  de  leurs  pu- 
blicistes.  Ce  qui  ressort  de  plus  clair  au  milieu  de  cette  confusion 
historique,  c'est  la  prédilection  de  l'auteur  pour  la  forme  démocra- 
tique du  gouvernement  des  Franks  au-delà  du  Rhin ,  telle  qu'on  peut 
l'induire  du  livre  de  Tacite,  et  la  découverte,  sous  Charlemagne, 
d'un  gouvernement  mixte  de  monarchie,  d'aristocratie  et  de  démo- 
cratie avec  trois  états,  clergé,  noblesse  et  peuple,  prenant  part  à  la 
formation  des  lois  dans  des  assemblées  constitutionnellement  pério- 
diques. Après  avoir  bâti  cet  idéal  de  gouvernement  monarchique , 
Mably  le  montre  avec  regret  incapable  de  durer,  comme  il  avait 
montré,  avec  des  regrets  semblables ,  la  république  des  Franks  inca- 
pable de  se  soutenir  après  la  conquête  de  la  Gaule.  Tous  ses  raison- 
nemens  là-dessus,  fondés  sur  des  considérations  pui^ées  dans  la  lec- 
ture des  politiques  de  l'antiquité ,  sur  les  vices  et  les  vertus  des 
peuples,  sur  la  passion  de  la  gloire  et  celle  des  richesses,  sur  l'impré- 
voyance et  la  prévoyance  de  l'avenir,  sont  vides,  creusement  sonores, 
et  parfaitement  inapplicables  aux  temps  et  aux  hommes  (1). 

(1)  observations  sur  l'histoire  de  France  ,  liv.  I  et  U. 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'abbé  de  Mably  ne  fait  aucun  effort  pour  éluder  ou  atténuer  le 
fait  de  la  conquête.  Il  en  avoue  toutes  les  violences,  mais  avec  cette 
singulière  apologie  :  «  L'avarice  des  empereurs  et  l'insolence  de  leurs 
«  officiers  avaient  accoutumé  les  Gaulois  aux  injustices,  aux  affronts 
«  et  à  la  patience.  Ils  ne  sentaient  point  l'avilissement  où  la  domi- 
«  nation  des  Français  (1)  les  jetait,  comme  l'aurait  fait  un  peuple 
«  libre.  Le  titre  de  citoyens  romains  qu'ils  portaient  n'appartenait 
((  depuis  long-temps  qu'à  des  esclaves  (2).  »  Parti  de  là,  il  entre  en 
plein  système,  en  établissant  pour  toute  personne  vivant  sous  la  do- 
mination franke ,  la  prétendue  faculté  de  changer  de  loi ,  et  dès-lors 
la  race  gallo-romaine  s'absorbe  pour  lui  politiquement  dans  la  société 
de  ses  vainqueurs  (3).  «  Un  Gaulois,  dit-il,  après  avoir  déclaré  qu'il 
((  renonçait  à  la  loi  romaine  pour  vivre  sous  la  loi  salique  ou  ripuaire, 
<(  de  sujet  devenait  citoyen,  avait  place  dans  les  assemblées  du 
«  champ  de  mars,  et  entrait  en  part  de  la  souveraineté  et  de  l'admi- 
«  nistration  de  l'état...  (4).  »  Le  point  capital  est  atteint,  mais  une 
grave  difficulté  se  présente.  Comment  expliquer  la  distinction  légale 
qui  subsiste  jusqu'au  x'^  siècle  entre  les  Franks  et  les  Romains?  L'au- 
teur ne  s'en  émeut  guère;  ses  réminiscences  des  rhéteurs  anciens  lui 
viennent  en  aide,  et  il  ajoute  avec  une  assurance  imperturbable: 
«  Malgré  tant  d'avantages  attachés  à  la  qualité  de  Français,  il  est 
«  vrai  que  la  plupart  des  pères  de  famille  gaulois  ne  s'incorporèrent 
u  pas  à  la  nation  française  et  continuèrent  à  être  sujets.  On  ne  con- 
«  cevraitpas  cette  indifférence  à  profiter  de  la  faveur  de  leurs  maîtres, 
«  si  l'on  ne  faisait  attention  que  la  liberté  que  tout  Gaulois  avait  de 
«  devenir  Français  lavait  la  honte  ou  le  reproche  de  ne  l'être  pas. 
«  Le  long  despotisme  des  empereurs,  en  affaissantles  esprits,  les  avait 
«  accoutumés  à  ne  pas  même  désirer  d'être  libres  (5).  » 

Le  Charlemagne  de  l'abbé  de  Mably  est,  de  même  que  celui  du 
comte  de  Boulainvilliers,  le  restaurateur  des  assemblées  nationales; 
mais,  en  outre,  il  a  des  vertus  que  le  publiciste  gentilhomme  ne 
s'était  pas  avisé  de  lui  prêter,  c'est  un  philosophe  ami  du  peuple. 
((  Quelque  humilié  que  fût  le  peuple  depuis  l'établissement  des  sei- 
«  sneuries  et  d'une  noblesse  héréditaire ,  il  en  connaissait  les  droits 


(<)  Montesquieu  el  Dubos  s'étaient  gardé  de  ce  ridicule  anachronisme;  ils  avaient  toujours 
l'cril  les  Francs. 
(2)  Observations  sur  l'histoire  de  France,  édition  de  1788,  tom.  I,  pag.  245. 
(5)  Voyez  plus  Vaut  chapitre  il ,  pages  762  et  suivantes. 

(4)  observations  sur  l'histoire  de  France,  tom.  I,  pag.  248. 

(5)  Ibid.,  pag.  249.  —  Remarques  et  preuves,  pag.  315  et  316. 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  11 

«  imprescriptibles,  et  avait  pour  lui  cette  compassion  mêlée  de  respect 
«  avec  laquelle  les  hommes  ordinaires  voient  un  prince  fugitif  et 
«  dépouillé  de  ses  états.  11  fut  assez  heureux  pour  que  les  grands 
«  consentissent  à  laisser  entrer  le  peuple  dans  le  champ  de  mars,  qui 
«  par  là  redevint  véritablement  l'assemblée  de  la  nation....  Il  fut 
«  réglé  que  chaque  comté  députerait  au  champ  de  mars  douze  re- 
«  présentans  choisis  dans  la  classe  des  rachimbourgs  ou ,  à  leur  dé- 
«  faut,  parmi  les  citoyens  les  plus  notables  de  la  cité,  et  que  les  avoués 
«  des  églises,  qui  n'étaient  alors  que  des  hommes  du  peuple,  les  ac- 
«  compagneraient  (1).  »  Ce  portrait'  du  premier  empereur  frank  et 
cette  interprétation  de  quelques  articles  de  ses  capitulaires  sont  de 
grandes  extravagances,  et  pourtant  j'ai  à  peine  le  courage  de  les 
qualiGer  ainsi.  Il  y  eut  de  la  puissance  morale  dans  ces  rêves  d'une 
représentation  universelle  des  habitans  de  la  Gaule  aux  assemblées 
du  champ  de  mai,  et  d'un  roi  s'inclinant,  au  viir  siècle,  devant  la 
souveraineté  du  peuple.  Ils  infusèrent  au  tiers-état  cet  orgueil  poli- 
tique, cette  conviction  de  ses  droits  à  une  part  du  gouvernement, 
qui  jusque-là  n'avaient  apparu  que  chez  la  noblesse.  C'étaient  de 
singulières  illusions ,  mais  ces  chimères  historiques  ont  contribué  à 
préparer  l'ordre  social  qui  règne  de  nos  jours,  et  à  nous  faire  devenir 
ce  que  nous  sommes. 

Une  fois  que  l'abbé  de  Mably,  prêtant  ses  idées  à  Karle-le-Grand , 
a  érigé,  par  les  lois  de  ce  prince,  le  peuple  en  pouvoir  politique,  le 
peuple,  ou,  comme  il  le  dit  lui-même,  ce  qui  fut  depuis  le  tiers-état, 
devient  le  héros  de  son  livre.  Il  suit  la  destinée  de  ce  souverain  déchu, 
rétabli,  et  déchu  de  nouveau,  avec  une  affection  qui  s'inquiète  peu 
des  tortures  qu'elle  fait  subir  à  l'histoire.  Il  signale  d'abord,  comme 
un  grand  vice  dans  les  institutions  carolingiennes,  la  prétendue  divi- 
sion de  l'assemblée  nationale  en  trois  ordres  distincts  et  indépendans 
l'un  de  l'autre;  puis,  sous  les  successeurs  de  Charlemagne,  il  voit, 
ce  sont  ses  propres  expressions,  les  trois  ordres  cesser  de  s'entendre 
et  le  peuple  n'être  plus  compté  pour  rien.  En  analysant  le  reste  de 
l'ouvrage,  on  y  trouve,  pour  thèses  principales,  les  propositions  sui- 
vantes :  «  Le  peuple  tomba  dans  un  entier  asservissement  par  la  ré- 
«  volution  qui  rendit  héréditaires  les  grands  offices ,  et  souveraines 
(f  les  justices  des  seigneurs.  —  L'affranchissement  des  communes  et 
«  la  ruine  du  gouvernement  féodal  lui  rendirent  quelque  liberté  dans 

(1)  observations  sur  l'histoire  de  France,  loni.  Il ,  pag.  78,  81.  —  Remarques  et  preuves, 
pag.  293 ,  299. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  les  villes.  Il  profita  de  ces  changemens  qui  ne  furent  pas  son  ou- 
«  vrage ,  mais  il  ne  recouvra  pas  ses  anciens  droits  politiques.  —  Une 
M  ombre  de  ces  droits  reparut  au  xiv"  siècle  dans  les  états-généraux. 
«  Ces  assemblées  ne  furent  qu'une  image  imparfaite  de  celles  que 
«  Charlemagne  avait  jadis  instituées.  —  Les  états-généraux  de  1355 
«  et  ceux  de  1356  montrèrent  quelque  connaissance  des  droits  de  la 
K  nation;  mais  l'incapacité  et  l'imprévoyance  de  ces  deux  assemblées 
«  rendirent  infructueux  les  efforts  qu'elles  firent  pour  le  rétablisse- 
((  ment  de  la  liberté  (1).  »  Telle  est,  pour  l'auteur  des  Observatiom 
sur  V histoire  de  France,  la  série  des  grands  faits  politiques;  toutes 
les  autres  considérations  ne  sont  à  ses  yeux  que  secondaires.  Pour 
employer  le  langage  de  l'école,  ce  sont  là  ses  prémisses,  et  voici  sa 
conclusion  énoncée  par  lui-même,  conclusion  qui  renferme  tout 
l'esprit  du  livre  et  embrasse  à  la  fois,  pour  la  France,  le  passé  et 
l'avenir.  «  En  détruisant  les  états-généraux  pour  y  substituer  une 
<(  administration  arbitraire,  Charles-le-Sage  a  été  l'auteur  de  tous 
«  les  maux  qui  ont  depuis  affligé  la  monarchie.  Il  est  aisé  de  démon- 
ce  trer  que  le  rétablissement  de  ces  états,  non  pas  tels  qu'ils  ont  été, 
t(  mais  tels  qu'ils  auraient  dû  être,  est  seul  capable  de  nous  donner 
«  les  vertus  qui  nous  sont  étrangères  et  sans  lesquelles  un  royaume 
«  attend ,  dans  une  éternelle  langueur,  le  moment  de  sa  destruc- 
«  tion  (*2).  » 

Ce  vœu  du  publiciste  ne  tarda  guère  à  se  réaliser;  le  rétablisse- 
ment des  états- généraux  eut  lieu  en  1789,  et  il  fut  aussitôt  suivi 
d'une  immense  révolution  qui  renouvela  la  société,  balayant  tout 
ce  qu'il  y  avait  d'ancien  dans  les  institutions  de  la  France,  les  états- 
généraux  comme  le  reste.  C'était  le  but  de  la  Providence,  le  grand 
dessein  à  l'accomplissement  duquel  travaillèrent,  sans  le  connaître, 
les  écrivains  du  xviii'  siècle,  par  la  philosophie  et  par  le  sophisme, 
par  le  faux  et  par  le  vrai,  par  l'histoire  et  par  le  roman.  Il  y  a  plus 
de  roman  que  d'histoire  dans  le  système  de  Mably,  mais  qu'im- 
portait à  ses  contemporains?  Ce  qu'ils  demandaient,  ce  qu'il  leur 
fallait,  c'était  l'excitation  révolutionnaire,  non  la  vérité  scientifique; 
c'est  ce  qu'on  doit  se  dire ,  en  jugeant  ce  livre  pour  lui  marquer 
exactement  sa  place.  L'auteur  n'avait  aucune  science  des  antiquités 
nationales;  les  études  de  toute  sa  vie  avaient  roulé  sur  l'antiquité 
classique  et  sur  la  ciplomatie  moderne.  Il  fit  tardivement  et  rapi- 

(1)  observations  sur  l'Iiistoire  de  France  ,li\.  III,  chap.  i  et  vu;  liv.  IV,  chap.  m;  liv.  v . 
t-hap.  II  et  III. 
'2}  Ibid.,  tom.  VI ,  pag.  213. 


DES   SYSTÈMES  HISTORIQUES.  13 

dément  la  revue  des  monumens  de  notre  histoire;  mais  l'idée  systé- 
matique de  son  livre  fut  antérieure  à  toute  recherche  des  documens 
originaux,  et  conçue  d'après  des  ouvrages  de  seconde  main.  Il  eut 
pourtant  la  prétention  de  donner  ses  idées  pour  la  voix  de  l'histoire 
elle-même,  et  de  présenter  une  longue  série  de  textes  qui  rendissent 
témoignage  pour  lui. 

Tel  est  l'objet  des  remarques  et  preuves  placées  à  la  fin  de  chaque 
volume,  et  où  se  mêle,  à  des  citations  textuelles,  la  défense  polémi- 
que des  principales  assertions  de  l'auteur.  Il  y  a  ainsi,  dans  l'ouvrage, 
deux  parties  distinctes  :  l'une,  l'exposition  dogmatique,  raide,  guindée 
et  sentencieuse;  l'autre,  la  discussion  ,  accompagnée  de  preuves,  plus 
simple,  plus  claire,  mais  dépourvue  de  suite,  d'ordre  et  de  profon- 
deur. Cette  seconde  portion  du  livre  semble  appliquée  à  la  première 
comme  des  étais  mis  contre  un  bâtiment  qui ,  de  lui-même ,  ne  res- 
terait pas  debout.  Là  se  trouve  le  titre  le  plus  sérieux  de  l'abbé  de 
Mably  à  la  réputation  d'interprète  de  notre  histoire,  et  toutefois  ses 
remarques  et  preuves  ne  sont  guère  qu'un  assemblage  de  négations 
ou  d'affirmations  téméraires,  de  doutes  capricieux,  d'attaques  presque 
toujours  gratuites  contre  des  opinions  antérieures,  et  d'allégations 
peu  intelligentes  des  documens  originaux.  L'abbé  Dubos  est,  pour 
le  nouveau  publiciste  du  tiers-état ,  un  adversaire  perpétuel.  C'est 
contre  lui  que  se  dirige  le  plus  fort  de  sa  polémique;  il  le  réfute 
d'après  Montesquieu,  puis  il  s'attaque  à  Montesquieu  lui-même 
contre  lequel  il  argumente ,  à  tort  et  à  travers ,  frappant  tantôt  sur 
quelque  assertion  vulnérable,  tantôt  sur  des  opinions  beaucoup  mieux 
fondées  que  les  siennes  (1).  Quant  à  Boulainvilliers,  il  ne  le  reprend 
qu'une  seule  fois  et  sur  un  point  unique ,  sa  fameuse  proposition  : 
Tous  les  Francs  furent  (jentilshommes  et  tous  les  Gaulois  roturiers  (2]: 
et  en  effet,  ce  seul  point  de  dissidence  levé  ,  tout  le  fond  du  système^ 
de  Boulainvilliers,  pour  ce  qui  regarde  l'histoire  des  deux  premières 
races,  rentre  dans  le  système  de  Mably. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  aigre  et  de  plus  dédaigneux  dans  cette  polé- 
mique s'adresse  à  la  partie  la  plus  vraie  et  la  plus  féconde  du  système 
de  Dubos,  la  persistance  du  régime  municipal  romain  (3).  Mably  nie 
la  durée  de  ce  régime  avec  une  suffisance  incroyable.  Il  impute  à  des 
chimères  de  vanité  la  tradition  qui  attribuait  à  plusieurs  villes  \m 
droit  immémorial  de  juridiction  sur  elles-mêmes,  lî  voit  un  signe  di' 

\\)  observations  sur  l'histoire  de  France ,  ton.  Il,  remarques  et  preuve* ,  pag.  25S ,  îTi', 

(•2)  Ibid.,  pag.  243. 

.5)  Ibid.,  loin.  f!f ,  remarques  et  preuves,  pag.  515,  523. 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  de  science  historique  dans  l'arrêt  du  parlement  de  Paris ,  favo- 
rable à  l'antique  liberté  municipale  de  Reims  (1).  Il  ne  trouve  rien  de 
commun  entre  les  sénats  des  cités  gallo-romaines  et  l'échevinage  des 
villes  du  xii*^  siècle ,  rien  dans  les  actes  publics  ou  privés  des  deux 
premières  races  qui  dénote  l'existence  d'une  magistrature  et  d'une 
justice  urbaines.  «  Prétendre,  dit-il  assez  cavalièrement,  que  quel- 
«  ques  villes  ont  pu  conserver  leur  liberté  pendant  les  troubles  qui 
«  donnèrent  naissance  au  gouvernement  féodal ,  et  reconnaître  ce- 
«  pendant  un  seigneur,  c'est  avancer  la  plus  grande  des  absurdités... 
«  Soutenir  que  quelques  villes,  en  se  révoltant,  ont  pu  secouer  le  joug 
a  de  leur  seigneur  avant  le  règne  de  Louis-le-Gros,  c'est  faire  des 
«  conjectures  qui  n'ont  aucune  vraisemblance  et  que  tous  les  faits 
«  semblent  démentir  (-2).  » 

Du  reste ,  Mably  n'a  pas  toujours  heurté  aussi  rudement  la  vérité 
historique;  il  se  trouve  même  en  plusieurs  points  d'accord  avec  elle. 
Il  a  vu  juste  sur  l'ancienne  organisation  des  tribus  frankes ,  sur  l'ab- 
sence chez  elles  d'un  corps  de  noblesse  privilégié ,  et  sur  le  sens  si 
controversé  des  mots  terre  saliqnc,  mots  qui  désignaient  simplement 
l'héritage  en  biens-fonds,  le  domaine  paternel  chez  les  Franks  salions, 
et  non  une  terre  concédée  pour  un  service  public  ,  non  pas  même  un 
lot  de  terres  conquises  (.3).  Les  nations  germaines  qui  ne  devinrent 
point  conquérantes  comme  les  Franks  et  restèrent  établies  au-delà 
du  Rhin ,  excluaient  de  même  les  filles  de  tout  partage  de  la  succes- 
sion immobilière.  La  loi  des  Thuringiens  s'énonce  là-dessus  de  ma- 
nière à  rendre  parfaitement  clairs  les  motifs  d'une  pareille  exclusion  ; 
voici  les  termes  de  cette  loi  : 

«  Que  l'héritage  du  mort  passe  au  fils  et  non  à  la  fille.  Si  le  défunt 
«  n'a  pas  laissé  de  fils ,  que  l'argent  et  les  esclaves  appartiennent  à  la 
«  fille,  et  la  terre  au  plus  proche  parent  dans  la  ligne  de  descen- 
te dance  paternelle.  S'il  n'y  a  pas  de  fille ,  la  sœur  du  défunt  aura 
«  l'argent  et  les  esclaves,  et  la  terre  passera  au  plus  proche  parent  du 
«  côté  paternel.  Que  si  le  défunt  n'a  laissé  ni  fils,  ni  fille,  ni  sœur, 
«  et  que  sa  mère  seulement  lui  survive ,  la  mère  prendra  ce  qu'aurait 
«  dû  avoir  la  fille  ou  la  sœur,  c'est-à-dire  l'argent  et  les  esclaves. 
«  S'il  n'y  a  ni  fils ,  ni  fille ,  ni  sœur,  ni  mère  survivans,  celui  qui  sera 
«  le  plus  proche  dans  la  ligne  paterneUe  prendra  possession  de  tout 


(1)  Observations  sur  l'histoire  de  France,  lom.  Hl ,  remarques  et  preuves,  pag.  525. 

(2)  Ibid.,  ibid. 

(5)  Ibid.,  toni.  n ,  remarques  et  preuves ,  pag.  243 ,  363. 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  15 

«  rhéritage ,  tant  de  l'argent  et  des  esclaves  que  de  la  terre.  Quel 
«  que  soit  celui  auquel  la  terre  sera  dévolue ,  c'est  à  lui  que  doivent 
«appartenir  le  vêtement  de  guerre,  c'est-à-dire  la  cuirasse,  la 
«  vengeance  des  proches,  et  la  composition  qui  se  paie  pour  l'homi- 
«  cide  (1).  » 

Le  succès  de  l'ouvrage  de  Mably  fut  immense;  pour  lui ,  il  n'y  eut 
pas  de  partage  de  l'opinion  comme  pour  les  théories  de  Dubos  et  de 
Boulainvilliers,  il  trouva  dans  toutes  les  classes  de  la  nation  des  ad- 
mirateurs et  des  prosélytes.  Adhérer  au  nouveau  système ,  c'était 
faire  preuve  de  philosophie ,  de  patriotisme  et  de  libéralité  d'ame  (2)  ; 
il  exerçait  sur  les  esprits  les  plus  graves  et  les  plus  capables  de  le 
juger  une  sorte  de  fascination.  En  1787,  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres  accepta  la  mission  de  décerner  le  prix  d'un  concours 
ouvert  pour  l'éloge  de  l'auteur  des  Observations  sur  l'histoire  de 
France.  Cette  académie ,  gardienne  de  la  méthode  et  de  la  vérité  his- 
toriques ,  couronna  un  discours  où ,  entre  autres  choses  du  même 
genre ,  se  trouvait  le  passage  suivant  :  «  Deux  idées  neuves  et  bril- 
«  lantes  ont  frappé  tous  les  esprits.  La  première  est  le  tableau  d'une 
«  république  des  Francs  qui ,  quoi  qu'on  en  ait  dit ,  n'est  nullement 
«  imaginaire.  On  y  voit  la  liberté  sortir  avec  eux  des  forêts  de  la  Ger- 
«  manie  ,  et  venir  arracher  la  Gaule  à  l'oppression  et  au  joug  des 
M  Romains.  Clovis  n'est  que  le  général  et  le  premier  magistrat  du 
«  peuple  libérateur,  et  c'est  sur  une  constitution  libre  et  républicaine 
«  que  Mably  place,  pour  ainsi  dire,  le  berceau  de  la  monarchie...  La 
w  seconde  est  la  législation  de  Gharlemagne.  C'est  à  ce  grand  homme, 
v<  qu'il  regarde  comme  un  phénomène  en  politique ,  que  Mably  s'est 
ff  arrêté  avec  le  plus  de  complaisance;  il  nous  montre,  dans  Charle- 
«  magne ,  le  philosophe ,  le  patriote  ,  le  législateur;  il  nous  fait  voir 
«  ce  monarque  abjurant  le  pouvoir  arbitraire  toujours  funeste  aux 
«  princes.  Charles  reconnaît  les  droits  imprescriptibles  de  l'homme 
«  qui  étaient  tombés  dans  l'oubli  (3)...  » 


(1)  Hereditalem  defuncli  filius  non  filia  suscîpiat.  Si  filium  non  habuit  qui  di-funcliis  est, 
ad  filiam  pecunia  et  mancipia  ,  terra  verù  ad  proximuni  palerna;  generalionis  consanguineum 
perlineat...  ad  quemeumque  hcreditas  lerrae  pervenerit,  ad  illum  veslis  bellica,  id  est  lorica 
«t  ultio  proximi  et  solutio  leudis  débet  perlinere.  (  Lex  Angliorum  el  Wcrinormn,  hoc  est 
ThuriiKjorum,  apud  Canciani  Barbarorum  Icges  antiq.,  tom.  Hl ,  pag.  31.) 

(2)  «  Ses  principes  ont  été  adoptés  par  tous  ceux  qui  n'ont  pas  l'ame  servilc ,  les  bons  ci- 
«  loyens,  tous  les  Français  qui  aiment  encore  la  patrie.  »  (Éloge  historique  de  Mably,  par 
l'abbé  Brizard,  en  tète  des  Observations  sur  l'histoire  de  France ,  édition  de  1788,  tom.  I, 
pag.  46.  ) 

(5)  Ibid.,  pag.  41. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'approbation  expresse  ou  tacite  que  donnèrent  à  ces  niaiseries 
emphatiques  des  hommes  tels  que  MM.  de  Bréquigny,  du  Theil, 
Gaillard,  Dacier,  montre  à  quel  point  la  véritable  science  était  alors 
timide  et  indécise.  Déjà  bridée  ,  pour  ainsi  dire  ,  par  la  constitution 
despotique  du  gouvernement  et  par  les  habitudes  d'esprit  qui  en  ré- 
sultaient, elle  le  fut  dans  un  autre  sens  par  l'entraînement  universel 
vers  les  idées  démocratiques.  Le  courant  de  l'opinion  la  dominait  et 
la  forçait,  quoi  qu'elle  en  eût,  de  souscrire  aux  raisonnemens  à 
priori  sur  les  questions  fondamentales.  La  science,  du  reste,  bornée 
de  plus  en  plus  à  des  recherches  partielles ,  se  montrait  singulière- 
ment peu  inventive  en  conclusions  de  quelque  généralité;  elle  ne 
parlait  guère  pour  son  propre  compte ,  et  se  mettait  au  service  de 
ceux  qui  cherchaient  après  coup,  dans  les  faits,  la  preuve  de  leurs 
idées.  En  un  mot,  il  y  avait  une  sorte  de  divorce  entre  le  travail  de 
collection  des  documens  originaux  et  la  faculté  d'en  comprendre  et 
d'en  exprimer  le  sens  intime. 

Par  exemple,  dans  les  grands  recueils  de  monumens  historiques, 
où  l'éditeur,  en  présence  des  textes,  aurait  dû  ressentir  avec  inspira- 
tion le  besoin  de  prêter  un  sens  à  la  suite  chronologique  des  récits 
ou  actes  originaux  qui  se  déroulaient  sous  sa  plume,  cet  éditeur,  quel- 
que intelligent  qu'il  fût,  s'abstenait  presque  de  toute  vue  d'ensemble, 
de  tout  commentaire  tant  soit  peu  large,  sur  les  mœurs,  les  institu- 
tions, la  physionomie  des  époques  importantes.  Dom  Bouquet  et  la 
plupart  de  ses  successeurs  dans  le  travail  de  la  collection  des  histo- 
riens de  la  France  et  des  Gaules,  poussèrent  jusqu'à  l'excès  cette  ré- 
serve, ou  pour  mieux  dire  cette  faiblesse.  Leurs  préfaces,  du  premier 
tome  au  dixième  inclusivement ,  n'offrent  que  deux  dissertations  ex 
professo,  l'une  sur  les  mœurs  des  Gaulois,  l'autre  sur  l'origine  des 
Franks  et  quelques  usages  du  gouvernement  mérovingien ,  toutes  les 
deux  incomplètes  et  sans  portée ,  soit  dans  la  solution ,  soit  dans  la 
position  des  problèmes  historiques.  Ni  la  question  de  la  conquête  et 
de  ses  suites  politiques,  si  vivement  controversée  alors,  ni  les  lois 
des  Franks  et  les  autres  documens  législatifs  de  la  première  race ,  ni 
la  révolution  qui  mit  fin  au  règne  de  cette  dynastie,  ni  la  législation 
de  Charlemagne  qui  donnait  lieu  à  tant  d'hypothèses  et  d'imagina- 
tions fantastiques,  ni  la  dissolution  de  l'empire  frank,  ni  les  causes 
et  le  caractère  du  démembrement  féodal,  ne  sont  l'objet  d'aucun 
examen,  d'aucune  explication,  soit  critique,  soit  dogmatique.  Le 
tome  Xï,  publié  en  1767,  présente  des  considérations,  assez  nom- 
breuses il  est  vrai ,  mais  partielles  et  détachées ,  sur  la  succession  à  la 


DES   SYSTÈMES  HISTORIQUES.  17 

couronne ,  l'association  au  trône  ,  le  droit  d'aînesse,  le  sacre,  le  do- 
maine des  rois,  les  cours  plénières  et  d'autres  institutions  de  la  troi- 
sième race;  puis,  l'absence  de  toute  dissertation  revient  après  ce 
volume,  et  se  prolonge  jusqu'à  ceux  qui,  postérieurs  à  la  révolution 
française,  appartieiment  au  xix*"  siècle  et  à  dom  Brial,  le  dernier  des 
béiiédictins,  devenu  membre  de  l'Institut. 

On  avait  moins  à  demander,  en  fait  de  conclusions  historiques, 
aux  éditeurs  du  recueil  des  ordonnances  des  rois  de  la  troisième  race; 
leur  cercle  était  plus  borné,  mais,  dans  ce  cercle  même,  ils  auraient 
pu  faire  davantage  pour  l'interprétation  des  monumens  qu'ils  rassem- 
blaient. Laurièrc  et  Secousse,  dont  les  noms  se  succèdent  en  tète  de 
ce  recueil  conduit  par  eux  jusqu'au  neuvième  volume,  n'ont  traité, 
dans  leurs  préfaces ,  que  des  points  isolés  ou  secondaires  de  l'ancienne 
législation  française,  I.csamorlisscmcns,  les  francs  ftrf s,  le  droit  d'au- 
baine, le  droit  de  biiiardise,  les  fjuerresprii'ces,  les  gages  de  bataille, 
rarrière^ban,  les  monnaies,  surtout  le  domaine  de  la  conro)ine  du 
xii"  au  xv"  siècle,  sont  les  principaux  thèmes  de  leurs  dissertations 
qui  offrent  seulement,  çà  et  là,  quelques  pages  sur  les  états-géné- 
raux et  particuliers  du  royaume.  Les  réformes  législatives  de  saint 
Louis  avec  leurs  conséquences  politiques ,  la  transformation  du  droit 
coutumier  sous  l'influence  du  droit  romain,  cette  marche  graduelle 
vers  l'unité  sociale  qui  se  poursuit  de  règne  en  règne,  tantôt  sur  un 
point,  tantôt  sur  l'autre ,  rien  de  tout  cela  n'est  signalé  par  les  deux 
savans  éditeurs  auxquels,  certes,  la  sagacité  ne  manquait  pas.  Des 
considérations  de  détail ,  qu'ils  jettent  comme  au  hasard,  les  occupent 
uniquement,  et  il  faut  aller  jusqu'au  tome  XI  pour  trouver  une  ques- 
tion véritablement  grande,  celle  des  communes,  traitée  en  1769  par 
leur  successeur,  Bréquigny.  Je  m'arrête  sur  ce  nom  déjà  célèbre  et 
qui  doit  grandir  de  nos  jours ,  car  c'est  celui  de  l'homme  aux  travaux 
duquel  se  rattache  une  entreprise  colossale,  tentée  par  le  siècle  der- 
nier, interrompue  à  son  commencement,  et  que  notre  siècle  veut 
reprendre,  la  collection  générale  des  chartes,  diplômes,  titres  et  actes 
concernant  r histoire  de  France. 

Feudrix  de  Bréquigny,  d'une  famille  noble  de  Normandie,  s'était 
montré,  dès  sa  jeunesse,  passionné  pour  la  carrière  de  l'érudition. 
Après  avoir,  durant  vingt  ans,  partagé  ses  études  entre  l'antiquité 
classique  et  le  moyen-àge  ,  il  se  livra  tout  entier  à  la  recherche  et  à 
la  publication  des  monumens  de  notre  histoire.  Plus  de  cent  registres 
in-folio,  conservés  à  la  Bibliothèque  royale,  sont  remplis  des  pièces 
qu'il  a  retrouvées  et  transcrites  à  la  Tour  de  Londres  et  dans  les  au- 

lOME  XVII.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  dépôts  de  l'Aiigleterre.  Cinq  volumes  de  la  collection  des  ordon- 
nances, publiés  de  1763  à  1790,  sont  de  lui;  et ,  quand  le  gouverne- 
ment de  Louis  XV  entreprit  de  donner  un  recueil  universel  des  actes 
publics  de  la  France,  c'est  lui  qui  fut  chargé  de  cet  immense  travail, 
conjointement  avec  son  ami  La  Porte  du  Theil.  Leur  association  pro- 
duisit trois  volumes  in-folio,  l'un  de  chartes  et  diplômes  de  l'époque 
mérovingienne,  et  deux  de  lettres  des  papes  (i).  Ils  les  présentèrent 
au  roi  Louis  XVI,  en  1791,  et,  un  an  après,  l'ouvrage  était  suspendu 
par  ordre,  les  exemplaires  étaient  jetés  au  rebut,  et  les  matériaux 
enfouis  dans  les  cartons  de  la  Bibliothèque  nationale.  Bréquigny 
mourut  en  1795;  il  a  fallu  quarante  années  pour  que  son  héritage 
scientifique  fût  recueilli ,  pour  que  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres  reçût  la  mission  de  construire  l'édifice  dont  il  n'avait 
posé  que  les  fondemens  (2). 

A  ses  mérites  comme  investigateur  et  éditeur  infatigable ,  Bréqui- 
gny joint  celui  d'avoir  fait  en  histoire  critique  les  deux  morceaux 
qui  ont  le  moins  vieilli  parmi  tous  les  traités  de  la  même  date.  Ce 
sont  les  lylémoire  sur  les  Communes,  et  le  Mémoire  sur  les  Bourgeoi- 
sies, servant  de  préface ,  l'un  au  tome  XI  et  l'autre  au  tome  XII  du 
recueil  des  ordonnances.  Pour  la  première  fois ,  le  problème  des  li- 
bertés municipales  au  moyen-âge  fut  nettement  posé  et  embrassé 
largement.  La  dissertation  sur  les  communes,  la  plus  importante  des 
deux ,  établit  des  distinctions  qui  n'avaient  pas  encore  été  faites  :  celle 
de  l'ancien  municipe  conservant  des  franchises  immémoriales,  et  de 
la  commune  affranchie  par  l'insurrection  et  constituée  par  le  serment; 
celle  de  la  ville  de  commune  civilement  et  politiquement  libre,  et  de 
la  ville  de  bourgeoisie  privilégiée  quant  aux  droits  civils,  sans  au- 
cune liberté  politique.  Ainsi  les  divers  élémens  du  sujet  sont  aperçus 
et  démêlés  avec  une  rare  intelligence,  mais  cette  fermeté  de  vue  ne 
se  soutient  pas  dans  le  cours  de  la  discussion  historique.  L'auteur 
s'y  préoccupe  trop  de  l'idée  de  la  commune  légale,  idée  de  juriscon- 
sulte qui  jette  un  jour  douteux ,  [sinon  faux  ,|  sur  les  déductions  de 


{\]  Diplomata,  Charlœ,  Epistolœ  et  alia  documenta  ad  res  Francicas  spectantia,  ex 
diver.sis  regni  exterarumque  regionum  archivis  ac  biblioihccis ,  jussu  Rcgis  Chrislinnis- 
simi,  imiltoriim  erudilorum  curis,  plurimùm  ud  id  confcrente  congregalmic  S.  Mnuri, eruta. 
—  Le  premier  volume  eut  pour  éditeur  Bréquigny,  les  deux  autres  furent  publiés  par  La 
Porte  du  Tlicil. 

(2)  Au  mois  de  mars  1S32,  elle  a  été  chargée  par  le  gouvcr[icmcnt  de  publier  la  colleclioa 
complète  des  chartes ,  diplômes  et  actes  de  tout  genre ,  et  de  continuer  la  table  chronologique 
des  pièces  déjà  imprimées.  (  Voyez  la  préface  de  M.  Pardessus,  en  tête  du  quatrième  volume 
de  cette  table  chronologique. } 


DES   SYSTÈMES   HISTORIQUES.  19 

l'historien.  Suivant  la  définition  de  Bréquigny,  la  ville  de  commune 
est  celle  qui,  «  outre  ses  coutumes  particulières,  outre  ses  fran-- 
«  dises,  outre  sa  juridiction  propre,  jouissait  de  l'avantage  d'avoir 
«  des  citoyens  unis  en  un  corps  par  une  confédération  jurée,  sovicnue 
a  (Vune  concession  expresse  et  authentique  du  souverain  (1).»  S'il 
énonce  que  l'acte  fondamental  de  la  commune  était  «  la  confédéra- 
«  tion  des  habitans  unis  ensemble  par  serment  pour  se  défendre 
«  contre  les  vexations  des  seigneurs,  »  il  observe  aussitôt  que  «  cette 
«  confédération  n'était  proprement  qu'une  révolte  tant  qu'elle  n'était 
«pas  autorisée^  »  et  il  ajoute  :  «  Le  seigneur  immédiat  et  principal 
«  devait  contribuer  à  rétablissement  de  la  commune ,  et  lui  donner 
«  en  quelque  sorte  une  première  forme;  le  roi  devait  l'autoriser  par 
«  une  concession  spéciale.  — La  même  autorité  qui  avait  établi  la  com- 
«  mune  pouvait  seule  la  modifier ,  la  supprimer  ou  la  rétablir.  — Les 
«  souverains  qui  accordaient  les  communes ,  n'épuisaient  pas  leur  au- 
«  torité  à  cet  égard  par  une  première  concession;  ils  demeuraient 
«  toujours  les  maîtres  d'y  faire  les  changemens  qu'ils  croyaient  con- 
uvenables.  Leur  qualité  de  législateurs  attachait  à  leur  person7ie  le 
a  pouvoir  inaliénable  d'exercer  le\ir  autorité  sur  cette  portion  du  droit 
«  public  de  leur  royaume  (2).  » 

Rien  de  plus  exact  que  ces  propositions  considérées  du  point  de 
vue  judiciaire ,  selon  la  pratique  des  parlemens  et  du  conseil  ;  mais, 
sous  le  rapport  historique,  elles  sont  étroites,  incomplètes,  bornées 
à  une  seule  face  de  la  question.  En  effet,  le  pouvoir  législatif  de  la 
royauté,  dans  les  temps  où  les  villes  s'affranchirent  et  se  consti- 
tuèrent en  communes,  était  loin  d'être  universel  comme  il  l'a  été 
depuis.  Au  xii"  siècle,  son  action  était  nulle  sur  les  deux  tiers  du  sol 
moderne  de  la  France ,  et  très  imparfaite  sur  le  reste.  Il  suit  de  là 
qu'on  fait  un  anachronisme  et  qu'on  dénature  le  grand  événement 
de  la  révolution  communale ,  quand  on  le  resserre  dans  les  limites 
posées  par  la  teneur  des  actes  royaux.  Bréquigny  a  mis  en  relief 
quelques  traits  de  cet  événement,  mais  il  en  a  méconnu ,  selon  moi, 
le  sens  et  la  portée.  Il  y  eut ,  au  xii"  et  au  xiii"  siècle  (qu'on  me  passe 
l'expression),  une  immense  personnalité  municipale  que  les  siècles 
suivans  mitigèrent  et  amortirent  de  plus  en  plus.  C'est  ce  dont  les 
aperçus  de  l'illustre  érudit,  quelque  justes  qu'ils  soient  d'ailleurs, 
ne  donnent  pas  la  moindre  idée ,  car  ils  feraient  croire  que  les  con- 


(1)  Ordonnances  des  rois  de  France,  tom.  X!,  préface,  pag.  5. 
{2J  Jfcid,,  pag.  23,  i7  cl  46. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dilions  de  l'existence  communale  ont  été  les  mômes  dans  tous  les 
temps.  Il  est  vrai  qu'il  admet  la  révolte  populaire  comme  principe  de 
l'ai  franchissement  attribué  avant  lui  à  la  politique  de  Louis-le-Gros. 
mais  c'c^t  la  révolte  fortuite,  isolée,  provenant  de  griefs  locaux  et 
individuels,  non  l'insurrection  suscitée  par  des  causes  sociales  qui 
agissent  invinciblement,  dès  que  le  temps  est  venu ,  et  propagent  d'un 
lieu  à  l'autre  l'impulsion  une  fois  donnée.  Enfin  ,  il  n'a  point  reconnu 
le  double  mouvement  de  cette  révolution  ,  le  mouvement  de  réforme 
qui ,  parti  de  l'Italie,  gagnant  les  villes  du  midi  de  la  Gaule,  et  tra- 
vaillant sur  le  vieux  fonds  romain  de  leurs  institutions,  les  rendit 
plus  libres,  plus  complètes,  plus  artistement  développées,  et  le 
mouvement  d'association  pour  la  défense  des  intérêts  civils  qui,  se 
produisant  dans  les  villes  du  nord,  d'une  façon  plus  rude,  plus  simple, 
et  en  quelque  sorte  élémentaire,  y  créa  des  constitutions  énergiques, 
mais  incomplètes,  dont  les  élémens  hétérogènes  furent  pris  de  tous 
côtés  comme  au  hasard ,  et  qu'on  pourrait  nommer  des  constitutions 
d'aventure. 

Bréquigny  a ,  le  premier,  mis  la  main  au  débrouillement  des  ori- 
gines du  tiers-état;  c'est  une  gloire  que  notre  siècle,  s'il  est  juste, 
doit  attacher  à  son  nom.  Peut-être  n'eut-il  pas  clairement  la  con- 
science de  ce  qu'il  faisait;  personne,  du  moins,  de  ses  contemporains 
ne  vit,  dans  ce  travail  sur  les  communes  et  sur  les  bourgeoisies ,  uo 
trait  de  lumière  jeté  sur  une  face  inconnue  de  notre  histoire,  un 
point  de  départ  pour  des  recherches  à  la  fois  neuves  et  fécondes.  Le 
public  n'y  fit  aucune  attention;  emporté  alors  dans  les  voies  du  sys- 
tème de  Mably,  il  n'attacha  pas  plus  d'importance  qu'auparavant  à  la 
question  des  communes,  et  l'opinion  de  routine,  celle  de  leur  af- 
franchissement par  Louis-le-Gros,  continua  de  dominer;  son  règne 
n'a  fini  que  de  nos  jours.  Pour  la  renverser,  il  a  fallu  que  le  temps 
vînt  où  l'on  pourrait  appliquer  aux  révolutions  du  passé  le  com- 
mentaire vivant  de  l'expérience  contemporaine,  où  il  serait  possible 
de  faire  sentir,  dans  le  récit  du  soulèvement  d'une  simple  ville,  quelque 
chose  des  émotions  politiques  ,  de  l'enthousiasme  et  des  douleurs  de 
notre  grande  révolution  nationale. 

Il  y  a,  pour  l'histoire  du  tiers-état,  qui  est,  à  proprement  parler, 
l'histoire  de  la  société  nouvelle,  deux  grandes  questions  autour  des- 
quelles gravitent,  pour  ainsi  dire  ,  toutes  les  autres,  celle  de  la  durée 
du  régime  municipal  romain  après  la  conquête  germanique ,  et  celle 
de  la  fondation  des  communes.  Bréquigny  avait  traité  la  seconde, 
une  occasion  s'offrit  pour  lui  de  toucher  à  la  première  ;  elle  trouvait 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  M 

sa  place  naturelle  dans  les  prolégomènes  du  volume  où  il  réunit  tous 
les  actes,  soit  inédits,  soit  déjà  publiés,  de  l'époque  mérovingienne  (1) . 
Mais,  loin  de  la  résoudre  à  l'aide  de  tant  de  documens  rassemblés  pour 
la  première  fois,  Bréquigny  ne  se  l'est  pas  même  proposée.  Dans  ce 
volume ,  premier  tome  d'une  collection  qui  devait  être  gigantesque  , 
son  talent,  comme  éditeur  de  textes,  se  montre  admirable.  Sa  dis- 
cussion de  l'authenticité  de  chaque  diplôme  est  un  modèle  de  saga- 
cité et  de  sens  critique;  mais,  quand  il  discute  sur  les  mœurs  et  sur 
les  institutions  du  temps,  quand  il  veut  présenter  l'esprit  de  ces  actes 
dont  la  teneur  a  été  si  nettement  établie  par  lui ,  ses  vues  sont  courtes 
et  embarrassées.  Rien  de  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  le  spectacle  du 
vi'^  et  du  vir  siècle  ne  lui  apparaît,  ni  l'antagonisme  des  races,  ni 
celui  des  mœurs,  ni  celui  des  lois,  ni  celui  des  langues;  il  n'est  frappé 
ni  de  la  vie  barbare,  ni  de  la  vie  romaine  coexistant  et  se  mêlant  sur 
le  même  sol;  il  se  préoccupe  de  questions  secondaires  et  de  points 
légaux  tels  que  la  majorité  des  rois,  le  rôle  de  la  puissance  royale 
dans  l'élection  des  évoques,  le  pouvoir  des  évoques  sur  les  monas- 
tères, les  immunités  du  clergé.  Cette  légalité  dont  on  croyait  alors 
devoir  suivre  le  fd ,  à  travers  douze  siècles,  jusqu'à  l'établissement  de 
la  monarchie,  pèse  sur  lui ,  comme  il  en  avait  porté  le  poids  dans  ses 
considérations  sur  les  communes.  Au  lieu  d'être  saisi  par  ce  qu'il 
aperçoit  de  plus  étranger  à  son  temps,  il  s'inquiète  surtout  de  relever 
les  choses  qui  sont  à  la  fois  du  présent  et  du  passé  ;  et  pourtant,  au 
moment  même  où  il  écrivait  ses  prolégomènes,  tout  ce  qui  avait 
racine  dans  le  passé,  l'œuvre  des  douze  siècles,  s'écroulait  déjà  sous 
la  main  de  l'assemblée  constituante.  Bréquigny  avait  entendu  le 
bruit  de  cette  révolution  au  milieu  de  ses  chartes  dont  le  dépôt ,  formé 
par  tant  de  soins,  allait  être  clos  ou  dispersé;  il  y  fait  allusion,  mais 
dans  de  singuliers  termes  qui  prouvent  qu'il  ne  se  rendait  pas  un 
compte  bien  juste  des  grands  faits  sociaux  de  notre  histoire.  Le  titre 
de  roi  des  Français,  donné  à  Louis  XVl  par  la  nouvelle  constitu- 
tion ,  lui  semble  un  retour  au  style  officiel  de  la  première  race  (2). 

{\)  Ces  priilégonièiics,  comnienlaire  critique  et  historique  très  développé,  occupent  380 
pages  en  tète  du  volume  dont  voici  le  litre  :  Diplomaia ,  Charlœ ,  etc.  l'ars  prima  quœ  dip'io- 
mata ,  ch  trias  et  alia  ad  id  genus  iiistrumcnlti,  qnotquol  ab  oi  igiiie  regni  Franchi  rcpetita 
siipermnt,  vel  linc  unque  anecdota  vel  ad  /Idem  muiiusciipiorum  codicum  diligenler  rcco- 
gniia ,  cou phctiliir.  Tomus  I. 

(2)  «  Le  titre  de  roi  des  Francs  ou  des  Français,  dont  l'antiquité  vénérable  lenioute.  à  Fori- 
«  gine  de  notre  nionarcliie,  et  que  nos  rois  ont  porté  durant  tant  de  siècles,  vient  enfin  de 
«  leur  être  rendu  par  la  voix  unanime  de  la  nation  assemblée,  et  confirmé  par  la  sanction  du 
«  roi  même.  »  [Diplomata,  Chartœ^  F.pistolœ  et  alia  documenta  ad  res  Francicas  speclantia. 
Prolégomènes,  ^a^.  172.  ) 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  penchant  à  conclure  et  à  systématiser,  la  hardiesse  d'inductions 
que  Bréquigny  n'avait  pas,  lui  plaisait,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  au- 
trui; il  encouragea,  de  son  approbation  et  de  ses  conseils,  une  nou- 
velle tentative  faite  dans  le  but  de  découvrir  la  véritable  loi  fonda- 
mentale de  la  monarchie  française,  tentative  qui  eut  cela  de  singulier, 
entre  toutes  les  autres,  qu'elle  fut  l'œuvre  d'une  femme.  Il  y  avait,  eu 
1771,  dans  un  château  éloigné  de  Paris,  une  jeune  personne  éprise 
d'un  goût  invincible  pour  les  anciens  monumens  de  notre  histoire, 
et  qui,  selon  le  témoignage  d'un  contemporain,  s'occupait  avec  dé- 
lices des  formules  de  Marculphe,  des  capitulaires  et  des  lois  des  peu- 
ples barbares  (1).  Blâmée  d'abord  et  combattue  par  sa  famille  qui  ne 
voyait  dans  cette  passion  qu'un  travers  bizarre.  M"*  de  La  Lézardière, 
à  force  de  persévérance,  triompha  de  l'opposition  de  ses  parens  et 
obtint  d'eux  les  moyens  de  suivre  son  penchant  pour  l'étude  et  les 
travaux  historiques.  Elle  y  consacra  ses  plus  belles  années,  dans  une 
profonde  retraite,  ignorée  du  public,  mais  soutenue  par  le  suffrage 
de  quelques  hommes  de  science  et  d'esprit,  et  par  l'ambition ,  un  peu 
téméraire,  de  combler  une  lacune  laissée  par  Montesquieu  dans  le 
livre  de  Y  Esprit  des  lois.  Telle  fut  l'origine  de  l'ouvrage  anonyme 
imprimé,  en  1790,  sous  le  titre  de  Théorie  des  lois  poliliqves  de  la 
monarchie  française,  et  publié,  après  la  révolution,  sous  celui  de 
Théorie  des  lois  poliligucs  de  la  France  (2). 

Dans  cet  ouvrage,  dont  le  plan ,  à  ce  qu'on  présume,  fut  suggéré 
par  Bréquigny,  tout  semble  subordonné  à  l'idée  de  faire  un  livre  où 
les  textes  originaux  parlent  pour  l'auteur,  et  qui  soit ,  en  quelque 
sorte,  la  voix  des  monumens  eux-mêmes  :  intention  louable,  mais 
sujette  à  de  grands  mécomptes,  et  qui  donna  lieu  ici  au  mode  le  plus 
étrange  de  composition  littéraire.  Chaque  volume  est  divisé  en  trois 
sections  qui  doivent  être  lues,  non  pas  successivement,  mais  coUa- 
téralement ,  et  qui  se  répondent  article  par  article.  La  première,  ap- 
pelée discours,  expose,  sous  une  forme  dogmatique,  l'esprit  de  chaque 
époque  et  les  lois  que  l'auteur  y  a  découvertes  ou  cru  découvrir  ;  la 
seconde,  appelée  so?nmaire  des  preuves,  rapporte  ces  lois  réelles  ou 
prétendues  à  leurs  sources,  c'est-à-dire  aux  documens  législatifs 
et  historiques;  la  troisième  contient,  sous  le  nom  de ^jrcwiY'^,  des 


(1)  Journal  des  Sacans,  article  de  M.  Gaillard.  Avril  1791. 

(2)  «  M.  de  Montesquieu ,  après  avoir  donné  le  titre  de  théorie  à  son  ouvrage  sur  nos  an- 
«  ciennes  lois  civiles ,  a  exprimé  le  regret  de  ne  pouvoir  y  joindre  la  théorie  de  nos  lois  po- 
«  litiques.  Voilà  l'autorité  qui  m"a  donné  à  la  Tois  la  première  idée  du  litre  et  de  l'ouvrage.  » 
(  Thdoricde^  lois  politiques ,  etc.,  lom.  I,  avertissement  de  l'auteur.  ) 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  23 

fragmens  de  textes  latins  accompagnés  d'une  version  française. 
L'auteur  et  ses  savans  amis  croyaient  à  la  vertu  d'un  pareil  cadre 
pour  exclure  toute  hypothèse  et  n'admettre  rien  que  de  vrai;  mais 
c'était  de  leur  part  une  illusion.  Le  pur  témoignage  desmonumens 
historiques  ne  peut  sortir  que  de  ces  monumens  pris  dans  leur  en- 
semble et  dans  leur  intégrité;  dès  qu'il  y  a  choix  et  coupure,  c'est 
l'homme  qui  parle,  et  des  textes  compilés  disent,  avant  tout,  ce  que 
te  compilateur  a  voulu  dire.  La  vanité  de  ce  grand  appareil  de  sin- 
cérité historique  se  montre  à  nu  dès  l'épigraphe  du  livre  composée 
de  mots  pris  çà  et  là  dans  le  prologue  de  la  loi  salique  :  La  nation  des 
Francs,  illustre...  forte  sous  les  armes...  profonde  en  conseil...  car 
cette  nation  est  celle  qui,  tjrave  et  forte,  secoiia  de  sa  tête  le  dur  joug 
des  Romains....  Dans  ce  peu  de  lignes ,  élaguées  avec  intention ,  il  y 
a  tout  un  système  en  germe  ,  ou  en  puissance  comme  disent  les  ma- 
thématiciens (1). 

Le  fond  de  ce  système  n'est  pas  difficile  à  pénétrer;  il  consiste  à 
voir,  chez  la  nation  des  Franks,  avec  l'énergie  guerrière,  l'instinct 
politique  et  une  prudence  capables  de  lui  donner,  en  Gaule,  l'empire 
moral  en  même  temps  que  la  domination  matérielle,  à  faire,  de  la 
lutte  acharnée  entre  les  Franks  et  les  Romains,  une  guerre  de  principe 
où  la  liberté  germanique  et  le  despotisme  impérial  sont  aux  prises, 
et  où  la  liberté  triomphe.  C'est  là,  en  effet,  le  point  de  départ,  la 
base  première  de  la  Théorie  des  lois  politiques  de  la  monarchie  fran- 
çaise (2).  Dans  le  système  de  M"«  de  La  Lézardière,  la  conquête  de- 
vient, sinon  en  intention,  du  moins  par  le  fait,  une  délivrance  pour 
les  Gaulois  ;  et  cette  nouvelle  théorie,  construite  à  grands  frais  d'éru- 
dition, de  raisonnement  et  dé  preuves,  nous  ramène,  par  une  voie 
toute  savante  et  toute  philosophique,  à  l'hypothèse  puérile  du  vieux 

(1)  Les  suppressions  portent  sur  ce  qui  présente  un  caractère  d'étrangelé  sauvage,  et  rap- 
pelle ridée  de  la  barbarie.  Voici  le  passage  entier  :  Gens  Francorum  inclyta,  aiictore  deo 
cotidita,  forLis  in  armis ,  finna  pacis  fœdere,  profunda  in  consilio ,  corpore  nobilis  et  in- 

columis,  candore  et  forma  cgreyia  ,  audax ,  velox  et  aspera Ha;c  est  enini  gens,  quiB 

fortis  dùm  csset  et  robore  valida  ,  Romanorum  jugum  durissimum  de  suis  cervicibus  ex- 
cussit.  (  Prologus  ad  pacluni  legis  salicse,  apud  script,  rerum  Gallic.  et  Francic. ,  tom.  IV, 
pag.  1-22,  i23.  ) 

(2)  «  L'état  des  Gaulois ,  sous  le  gouvernement  impérial ,  fut  la  servitude  politique  la  plus 
«  avilissante  et  la  plus  cruelle.  Les  Germains  indépendans  et  vainqueurs  ne  coinuircnt  ce 
«  gouvernement  que  pour  le  détester  et  le  détruire.  Leur  législation  primitive  fut  le  triom- 
«  plie  des  principes  et  des  coutumes  germaniques  sur  les  principes  opposés  de  la  législation 

«  romaine Les  Francs,  en  établissant  leur  puissance  dans  les  Gaules,  substituèrent  un 

«  gouvernement  qui  leur  fut  exclusivement  propre,  au  gouvernement  que  les  Gaulois  avaient 
«  connu  sous  le  joug  des  empereurs  romains.  »  (  Théorie  des  lois  politiques,  etc.,  tom.  VIII, 
conclusion  ,  pag.  80.  ) 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

François  Hotman.  A  un  système  de  ce  genre,  il  faut  nécessairement, 
pour  support,  l'admission  des  (Îallo-Romains  au  partage  de  tous  les 
droits  de  la  nation  franke.  Mably  faisait  dériver  cette  admission  de 
la  prétendue  faculté  accordée  aux  Gaulois  de  renoncer  à  la  loi  romaine 
pour  vivre  sous  la  loi  saliquc,  et  de  s'incorporer  ainsi  à  la  société  des 
vainqueurs.  L'auteur  de  la  Théorie  des  lois  politiques,  ne  trouvant 
aucune  preuve  suffisante  de  cette  liberté  de  naturalisation,  l'aban- 
donne; mais,  par  une  conjecture  plus  étrange  encore,  elle  avance 
que  les  Gaulois,  restés  comme  vaincus ,  inférieurs  et  dégradés  quant 
aux  droits  civils ,  devinrent  les  égaux  des  Franks  en  droits  politiques, 
et  cela  par  un  trait  de  haute  prévoyance  de  ces  habiles  et  sages  con- 
quérans  (1).  Cette  thèse,  purement  logique,  a ,  sur  celle  de  Mably, 
l'avantage  d'être  plus  tranchante  et  de  n'admettre  aucune  exception. 
Selon  M"'' de  La  Lézardière,  tous  les  Gallo-Romains  de  condition 
libre  siègent  dans  les  assemblées  législatives;  ils  sont  membres  du 
souverain,  au  champ  de  mars  comme  au  champ  de  mai,  sous  Clovis 
comme  sous  Chailemagne;  Charlemagne  n'est  plus  le  restaurateur 
des  droits  du  peuple,  car  le  peuple,  depuis  la  conquête,  n'a  jamais 
cessé  de  jouir  de  ses  droits  dans  toute  leur  plénitude;  le  peuple,  c'est 
l'armée;  l'armée,  c'est  la  collection  de  tous  les  hommes  libres  vivant 
sous  la  monarchie  franke,  sans  distinction  de  race,  de  langue  et  de 
loi  (-2). 

Jamais  les  Franks,  qui  avaient  joué  de  si  singuliers  rôles  dans  nos 
histoires  systématiques,  n'en  avaient  reçu  un  plus  bizarre.  D'une 
main,  ils  frappent  sur  les  Gaulois,  ils  les  dépouillent  de  leurs  biens, 


(1)  «  Les  Francs  associèrent  toutes  les  nations  soumises  à  leur  empire  au  gouvernement 
«  qu'ils  avaient  adopté,  et  ne  laissèrent  subsister  aucune  différence  entre  li-  sort  politique 

«  des  vaincus  et  des  vainqueurs L'intérêt  le  plus  cher  des  Francs  avait  déterminé  cette 

«communication  du  droit  politique  national  aux  naiious  assujetties  et  même  aux  nialheureux 
«  Gai:lois.  Si  les  Francs  n'avaient  pas  associé  les  divers  citoyens  de  l'élal  aux  avantages  qu'ils 
«  avaient  stipules  pour  eux-mêmes  en  établii^sant  la  r.'yauté,  on  eût  vu  les  rois  se  servir  des 
«  nations  soumises  pour  asservir  les  conquérans  même,  et  la  monarchie  eût  péri  sous  le 
«  despotisme.  »  (  Théorie  fies  luis  politiques,  etc. ,  tom.  VIII,  conclusion,  pag.  «0.  ) 

(2)  «  L'assemblée  des  calendes  de  mai  fut  la  même  que  l'assemblée  des  calendes  de  mars  ; 
«  l'époque  seule  changea.  —  L'assemblée  générale  qui  était  appelée  champ  de  mai ,  synode 
«  ou  placitc ,  était  envisagée  comme  l'assemblée  des  Francs  ou  de  tous  les  Francs.  —  L'asscm-» 
«  blée  des  Francs  qui  était  appelée  champ  de  mai,  synode  ou  placitc,  était  encore  connue 
«  comme  assemblée  générale  du  peuple,  ce  qui  signifie  qu'elle  réunissait  les  diverses  na- 
<(  lions  qui  composaient  le  peuple  Tranc  —  Les  citoyens  des  diverses  nations  qui  formaient 
«  le  peuple  de  la  monarchie  avaient  séance  et  voix  délibérative  aussi  bien  que  les  Francs 
«aux  placiles  généraux.  »(  f&id.,  lom.  III ,  discours,  pag.  8,  9,  H.) —  «  La  réunion  des 
«  citoyens  formait  l'armée  générale,  et  cette  armée  partageait  le  pouvoir  polilique  dans  les 
«  placites  généraux.  {  Vfid.,  tom.  VIII ,  discours ,  pag.  57.  ) 


DES   SYSTÈMES  HISTORIQUES.  25 

ils  les  oppriment  civilement  (1);  de  l'autre,  ils  les  affranchissent  et 
les  élèvent  jusqu'à  eux-mêmes,  au  plus  haut  degré  de  la  liberté  po- 
litique, au  partage  de  la  souveraineté.  Ils  les  font  entrer  dans  une 
constitution  à  la  fois  libre  et  monarchique;  c'est  le  plus  bel  aligne- 
ment d'institutions  qu'on  puisse  voir,  c'est  quelque  chose  d'artiste-^ 
ment  conçu,  de  savamment  balancé,  de  parfaitement  homogène  (2). 
Quand  les  textes  manquent  à  l'auteur,  ou  refusent  de  lui  fournir  les 
preuves  de  cette  constitution  imaginaire,  de  prétendues  coutumes 
germaniques,  trouvées  ou  devinées  par  une  induction  plus  ou  moins 
arbitraire,  sont  les  sources  où  elle  va  puiser.  C'est  par  des  règles 
émanées  de  ces  coutumes  qu'elle  supplée  au  silence  des  documens 
originaux  ou  qu'elle  les  interprète  à  sa  guise  (3).  Les  règles  primi- 
tives, comme  elle  les  appelle,  sont  le  fondement  de  son  livre;  elle 
les  voit  toujours  subsistantes,  toujours  immuables  sous  les  deux 
races  frankes  dont  le  gouvernement  lui  apparaît  comme  identique. 
De  Clovis  à  Charles-le-Chauve,  elle  n'aperçoit  aucun  changement 
social  qui  soit  digne  d'èlre  noté;  il  n'y  a  pas,  selon  elle,  de  révolution 
dans  cet  interva  le  de  trois  siècles;  on  y  trouve  seulement  les  oscil- 
lations inévitables  d'une  constitution  mixte,  où  la  souveraineté,  le 
droit  de  paix  et  de  guerre,  la  puissance  législative  et  judiciaire,  se 
partagent  entre  le  prince  et  le  peuple.  Pour  former  cette  constitution, 
les  principes  de  la  liberté  germanique,  énoncés  d'après  Tacite,  s'en 
vont  refluant  jusqu'au-delà  du  règne  de  Charîemagne,  et  l'adminis- 
tration de  Charîemagne  reflue  Jusqu'au  règne  de  Clovis:  vue  chimé- 
rique à  l'égal  des  plus  grandes  chimères  de  Mably,  et  sous  un  rap- 
port plus  contraire  à  l'histoire;  car,  du  y"  au  x*"  siècle,  Mably  du 

(1)  «  Les  droits  de  guerre  et  de  conquête  turent  exercés  par  les  Francs  dans  toute  leur 
«  barbarie,  et  ils  s'approprièrent  tous  les  domaines  dont  ils  purent  se  saisir  pendant  leurs 
«  conquêtes  dans  les  |  rovinces  gauloises,  n  (  Théorie  des  lois  politiques ,  etc.,  toni.  H,  dis- 
«  cours  ,  pag.  9.  )  —  «  On  en  appelle  à  Tesprit  et  à  la  lettre  du  premier  code  salique  ;  on  y 
«  trouve  partout  le  Romain  traité  avec  infériorité  à  l'égard  du  Franc  ou  du  Barbare.  »  [  Ibid., 
tom.  H  ,  sommaire  des  preuves,  pag.  28.  ) 

(2)  «  On  remarque  dans  ces  lois  une  attention  égale  à  prévenir  les  entreprises  des  ron> 
«contre  la  liberté  du  peuple,  t-l  les  entreprises  du  peuple  contre  les  prérogatives  de  la 
«  royauté,  et  cette  balance  est  véritablement  le  caractère  distincliTdu  gouvernement  monar- 
«  chique.  »  (  Ibid.,  tom.  UI,  discours,  pag.  37.)  —  «  On  trouve,  dans  la  constitution  primi- 
«  tive,  l'alliance  de  la  liberté  politique  et  d'une  dépendance  réglée  On  retrouve  l'esprit  et  la 
«  lettre  des  coutumes  germaniques  dans  les  plus  grands  traits  cl  dans  les  moindres  détails 
«  des  lois  et  du  gouvernement.  »  (  Ibid.,  tom.  V|i|  ^  conclusion  ,  pag.  80.  ) 

(5)  «  Les  diverses  nations  qui  composèrent  avec  les  Francs  le  peuple  de  la  monarchie, 
«  passèrent  sous  le  même  gouverneniciit  que  les  Francs.  Ce  sera  donc  dans  les  règles  politi- 
«  ques  admises  par  les  Francs ,  à  l'époque  où  commença  la  conquête,  que  l'on  reconnaîtra 
«  les  lois  foi.damenial  s  d'où  dérivèrent  les  droits  respectifs  des  rois  et  des  divers  sujets  dans 
«  la  monarchie  franque.  »  (  ibid. ,  tom.  VUl ,  discours,  pag.  4.  ) 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  voit  des  révolutions;  il  les  définit  mal,  il  se  trompe  sur  leurs 
causes,  mais  cette  fabuleuse  immobilité  d'un  droit  public  imaginaire 
ne  se  trouve  pas  parmi  les  vices  de  son  système  (1).  Quoiqu'il  ait  en 
histoire  le  jugement  faux ,  il  observe  les  règles  de  la  méthode  his- 
torique, il  déduit  chronologiquement;  l'entier  oubli  de  ces  règles 
élémentaires  ne  pouvait  naître  que  d'une  étude  exclusive  des  docu- 
mens  législatifs  séparée  de  l'histoire  elle-même,  que  d^un  travail 
tout  spéculatif,  où  la  chronologie  ne  jouerait  aucun  rôle.  Et  cepen- 
dant, on  doit  le  reconnaître,  ce  travail,  chez  M"^  de  La  Lézardière, 
est  complet,  ingénieux  ,  souvent  plein  de  sagacité.  Elle  paraît  douée 
d'une  remarquable  puissance  d'analyse  ;  elle  cherche  et  pose  toutes 
les  questions  importantes,  et  ne  les  abandonne  qu'après  avoir  épuisé, 
en  grande  partie,  les  textes  qui  s'y  rapportent.  Il  ne  lui  arrive  guère 
de  se  tromper  grossièrement  sur  le  sens  et  la  portée  des  documens 
qu'elle  met  en  œuvre,  elle  ne  leur  fait  pas  violence  non  plus  d'une 
manière  apparente;  elle  les  détourne  peu  à  peu  de  leur  signification 
réelle  avec  beaucoup  de  subtilité.  En  un  mot,  il  n'y  a  pas  ici,  comme 
dans  les  systèmes  précédens,  un  triage  arbitraire  des  élémcns  primi- 
tifs de  notre  histoire;  ils  sont  tous  reconnus,  tous  admis,  et  c'est 
par  une  suite  de  flexions  graduelles  et  presque  insensibles,  qu'ils  se 
dénaturent  pour  entrer  et  s'ordonner,  au  gré  de  l'auteur,  dans  le  cadre 
de  ses  idées  systématiques. 

Soit  modestie,  soit  crainte  de  heurter  l'opinion  dominante,  M""  de 
La  Lézardière  s'abstient  de  toute  remarque  sur  l'ensemble  du  sys- 
tème de  Mably.  Sa  polémique,  dont  elle  est,  du  reste,  assez  sobre, 
est  presque  uniquement  dirigée  contre  l'historiographe  de  France 
Moreau,  écrivain  personnellement  nul,  mais  disciple  de  Dubos  et 
exagérateur  de  son  système.  Il  semble  que  l'entraînement  du  siècle 
vers  la  liberté  politique  conduisît  à  extirper  une  à  une  toutes  les 
racines  de  ce  système,  qui,  à  l'établissement  de  la  monarchie,  ne 
savait  montrer  que  deux  choses,  la  royauté  absolue  et  la  liberté  mu- 
nicipale. On  avait  contre  la  première  une  aversion  de  plus  en  plus 


(1)  C'est  à  la  fin  du  règne  de  Charles-le-Chauvc  que  s'arrêtent  les  deux  premières  parties 
de  l'ouvrage,  les  seules  qui  aient  été  publiées.  Dans  sa  prcf.  ce  ,  l'auteur  annonçait  comme 
achevée  et  prcle  pour  l'itiipression  la  troisième  partie,  qui  devait  exposer  les  nwdifirations 
et  la  tradition  du  droit  public  de  la  monarchie,  depuis  Ici  division  de  l'ancien  empire  fianc 
jusqu'au  règne  de  Philippc-le-Bel.  Il  serait  curieux  de  voir  comment,  avec  son  idée  d'une 
constitution  pi  imitive  exclusivement  germanique  ,  31i'f  de  La  Lézardière  envisageait ,  à  l'é- 
poque du  xue  siècle,  la  renaissance  du  droit  romain,  la  renaissance  des  villes  municipales 
sous  le  nom  de  communes,  et  l'établissement  de  la  puissance  royale  sur  une  nouvelle  base, 
d'après  des  maximes  toutcjs  romaines. 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  27 

décidée;  la  seconde  paraissait  mesquine  et  indigne  du  moindre  re- 
gard ,  auprès  de  la  souveraineté  nationale  que  le  tiers-état  ambition- 
nait pour  l'avenir,  et  dont  il  prétendait  avoir  au  moins  une  part  dans 
le  passé.  Son  exigence,  toute  puissante  alors,  devenait  une  loi  pour 
l'histoire,  et  l'histoire  y  obéissait;  elle  rejetait,  pour  la  France,  toute 
tradition  rattachant,  d'une  manière  quelconque,  les  origines  de  la 
société  moderne  à  la  société  des  derniers  temps  de  l'empire  romain. 
Marchant  comme  Mably  dans  cette  voie,  mais  d'une  allure  plus  ferme 
et  plus  scientifique ,  l'auteur  de  la  Théorie  des  lois  politiques  de  la 
monarehic  française  nie,  avec  de  long  développemens,  que  rien  de 
romain  ait  subsisté  en  Gaule  sous  la  domination  des  conquérans  ger- 
mains, ni  la  procédure  criminelle,  ni  les  magistratures,  ni  l'impôt, 
ni  le  gouvernement  municipal.  Les  justices  urbaines  et  les  justices  de 
canton  sont  pour  elle  une  seule  et  même  chose;  elle  attribue  aux 
comtes  de  l'époque  mérovingienne  toute  l'administration  des  villes, 
et  fait  ainsi  abstraction  de  tout  vestige  de  l'organisation  gallo-romaine 
des  municipes  et  des  châteaux.  Elle  ne  veut,  pour  la  Gaule  franke, 
qui,  selon  elle,  est  la  France  primitive,  aucune  institution  dérivant 
de  l'empire  romain  (1).  L'idée  même  de  cet  empire  lui  est  tellement 
odieuse,  qu'elle  la  poursuit  jusque  dans  la  personne  de  Charlemagne, 
à  qui  elle  ne  reconnaît  d'autre  titre  que  celui  de  roi  des  Franks,  et, 
chose  encore  plus  singulière,  elle  lui  prête,  à  cet  égard,  ses  propres 
sentimens,  une  forte  répugnance  pour  le  titre  d'empereur  et  l'auto- 
rité impériale  (*2). 

J'aurais  voulu  être  moins  sévère  en  jugeant  ce  livre,  car  sa  destinée 
eut  quelque  chose  de  triste.  Fruit  de  vingt-cinq  années  de  travail,  il 
fut,  duraLitce  temps,  l'objet  d'une  attente  flatteuse  de  la  part  d'hommes 
éminens  dans  la  science  et  dans  la  société;  M.  de  Malesherbes  en 
suivait  les  progrès  avec  une  sollicitude  mêlée  d'admiration;  tout 
semblait  promettre  à  l'auteur  un  grand  succès  et  de  la  gloire;  mais 
la  publication  fut  trop  tardive,  et  les  événemens  n'attendirent  pas. 

(1)  «  Des  noms  barbares,  des  noms  germains  viennent  remplacer  dans  la  Gaule  même  les 
M  noms  de  curies  cl  de  curiales,  dès  que  la  Gaule  passe  sous  le  gouvernement  franc,  pour 
«  anéantir  jusqu'aux  tract  s  du  despotisme  impérial,  el  pour  lier,  en  toutes  choses,  les  prin- 
M  cipes  monarchiques  el  les  idées  de  liberté.  »  (  Tlidorie  des  lois  politiques ,  etc.,  tom.  VII , 
sommaire  des  preuves ,  pag.  475  ) 

(2)  «  Comme  Charlemagne  n'était  empereur  que  des  Romains  ,  comme  les  deux  gouverne- 
H  mens  de  l'Italie  et  d  :  la  France ,  établis  sur  des  priiicipi's  différens ,  ne  pouvaient  s'idenli- 
«  fier...  Charlemagne  apprécia  ces  deux  litres;  il  dédaigna  ccl.ij  d'empereur,  et  eut  peine  à 
«  l'accepter.  Il  affecta  de  se  prévaloir  du  litre  de  roi  des  Francs.  .  Dans  la  charte  de  division 
M  de  son  empire,  il  n'attribua  le  tiire  d'empereur  à  aucun  de  S'S  Dis,  el  chercha  à  éteindre 
«  dans  sa  maison  ce  litre  étranger.  »  (  Ibid.,  tom.  VIll ,  discours ,  pag.  51.  ) 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Théorie  des  lois  politiques  de  In  monarchie  française  s'imprimait 
en  1791,  et  elle  était  sur  le  point  de  paraître ,  lorsque  la  moiarihie 
fut  détruite.  Séquestré,  par  prudence,  durant  la  terreur  et  les  troubles 
de  la  révolution,  l'ouvrage  promis  depuis  tant  d'armées  ne  vit  le 
jour  qu'en  1801,  au  milieu  d'un  monde  nouveau,  bien  loin  de  l'époque 
et  des  hommes  pour  lesquels  il  avait  été  composé.  S'il  eût  paru  dans 
son  temps,  peut-être  aurait-il  partagé  l'opinion  et  fait  secte  à  côté 
du  système  de  Mably;  peut-être,  comme  plus  complet,  plus  profond, 
et  en  apparence  plus  près  des  sources,  aurait-il  gagné  le  suffrage 
des  esprits  les  plus  sérieux.  Au  fond,  malgré  les  différences  qui  sé- 
parent ces  deux  théories,  leur  élément  intime  est  le  même  ;  c'est  le 
divorce  avec  la  tradition  romaine;  il  était  dans  le  hvre  de  Mably,  il 
est  dans  celui  de  M""  de  La  Lézardière  plus  fortement  marqué,  sur- 
tout motivé  plus  savamment.  Telle  était  l'ornière  où  le  courant  de 
l'opinion  publique  avait  fait  entrer  de  force  l'histoire  de  France, 
ornière  qui  se  creusait  de  plus  en  plus.  On  s'attachait  à  un  fantôme 
de  constitution  germanique;  on  répudiait  (out  contact  avec  les  véri- 
tables racines  de  notre  civilisation  moderne;  et  cela,  au  moment 
môme  où  l'inspiration  d'une  grande  assemblée,  investie  par  le  vœu 
national  d'une  mission  pareille  à  celle  des  anciens  législateurs,  allait 
reproduire  dans  le  droit  civil  de  la  France,  dans  son  système  de  divi- 
sions territoriales,  dans  son  administration  tout  entière,  la  puissante 
unité  du  gouvernement  romain. 

L'heure  marquée  arriva  pour  cette  révolution,  terme  actuel,  sinon 
défînitif,  du  grand  mouvement  de  renais  ance  sociale  qui  commence 
au  xii^  siècle.  Après  cent  soixante-quinze  ans  d'interruption,  les 
états-généraux  furent  convoqués  pour  le  5  mai  1789.  L'opinion  de  la 
majorité  nationale  demandait,  pour  le  tiers-état,  une  représentation 
double,  et  cette  question  ,  traitée  en  divers  sens,  du  point  de  vue  de 
l'histoire  et  de  celui  du  droit,  donna  lieu  à  de  grandes  controverses. 
Elle  fut  tranchée  par  un  homme  dont  les  idées  fortes  et  neuves  eurent 
plus  d'une  fois  le  privilège  de  fixer  les  esprits  et  de  devenir  la  loi  de 
tous,  parmi  les  incertitudes  sans  nombre  d'un  renouvellement  com- 
plet de  la  société.  Qu'est-ce  que  te  tiers-état?  Tout.  Qu'a-t-il  été 
jusqu'à  présent  dans  l'ordre  politique  ?  Rien.  Que  demande-t-il  ?  A 
être  quelque  chose  :  tels  furent  les  termes  énergiquement  concis  dans 
lesquels  l'abbé  Sieyes  formula  ce  premier  problème  de  la  révolution 
française.  Son  célèbre  pamphlet,  théorique  avant  tout,  suivant  les 
habitudes  d'esprit  de  l'auteur,  fut  le  développement  de  cette  proposi- 
tion hardie  :  le  tiers-état  est  une  nation  par  lui-même,  et  une  nation 


DES   SYSTÈMES   HISTORIQUES.  29 

coin-pJèto  (1).  Les  faits  actuels,  les  rapports  nouveaux  qu'il  s'apissait 
de  reconnaître  et  de  sanctionner  par  des  lois  constitutives.  Turent  la 
base  des  démonstrations  du  publicisle  logicien  ;  il  n'y  eut  que  peu  de 
mots  pour  l'histoire ,  mais  ces  mots  furent  décisifs;  les  voici  : 

«  Que  si  les  aristocrates  entreprennent,  au  prix  même  de  cette 
<-<  liberté  dont  ils  se  montreraient  indignes,  de  retenir  le  peuple  dans 
«  l'oppression  ,  il  osera  demander  à  quel  titre.  Si  l'on  répond  :  A  titre 
«  de  conquête,  il  faut  en  convenir,  ce  sera  vouloir  remonter  un  peu 
«  haut.  Mais  le  tiers-état  ne  doit  pas  craindre  de  remonter  dans  les 
«  temps  passés;  il  se  reportera  à  l'année  qui  a  précédé  la  conquête , 
i(  et,  puisqu'il  est  aujourd'hui  assez  fort  pour  ne  pas  se  laisser  con- 
«  quérir,  sa  résistance  sans  doute  sera  plus  elficace.  Pourquoi  ne  ren- 
«  verrait-il  pas  dans  les  forêts  de  la  Franconie  toutes  ces  familles  qui 
a  conservent  la  folle  prétention  d'être  issues  de  la  race  des  conqué- 
«  rans  et  d'avoir  succédé  à  des  droits  de  conquête?  La  nation,  épurée 
«  alors,  pourra  se  consoler,  je  pense,  d'être  réduite  à  ne  plus  se 
«  croire  composée  que  des  descendans  des  Gaulois  et  des  Romains. 
«  En  vérité,  si  l'on  tient  à  distinguer  naissance  et  naissance,  ne  pour- 
a  rait-on  pas  révéler  à  nos  pauvres  concitoyens  que  celle  qu'on  tire 
c(  des  Gaulois  et  des  Romains  vaut  au  moins  autant  que  celle  qui 
a  viendrait  des  Sicambres,  des  Welches  et  autres  sauvages  sortis  des 
«  bois  et  des  marais  de  l'ancienne  Germanie?  Oui ,  dira-t-on;  mais  la 
«  conquête  a  dérangé  tous  les  rapports,  et  la  noblesse  a  passé  du  côté 
a  des  conquérans.  Eh  bien  !  il  faut  la  faire  repasser  de  l'autre  côté;  le 
«  tiers  redeviendra  noble  en  devenant  conquérant  à  son  tour  (2).  » 

Les  Welches  sont  ici  de  trop,  et  le  sens  donné  à  ce  nom  accuse 
l'inexpérience  de  Sieyes  en  philologie  historique  (3);  mais  la  dédai- 
gneuse fierté  de  ses  paroles  peut  servir  à  mesurer  l'immensité  du 
changement  qui  avait  eu  lieu ,  depuis  soixante  ans,  dans  la  condition 
et  dans  l'esprit  du  tiers-état.  Soixante  ans  auparavant,  le  système 
de  Roulainviiliers  soulevait  d'ii;dignation  les  classes  roturières;  il  ef- 
frayait comme  une  menace,  contre  laquelle  on  n'était  pas  bien  sûr  de 
prévaloir,  et  qu'on  rcjjoussait,  en  s'abritant  d'un  contre-système  qui 
niait  la  conquête  (V).  La  théorie  qui ,  en  1730,  causait  tant  de  ru- 
meur, est  acceptée  avec  un  sang-froid  ironique  par  l'écrivain  de  1789, 

(<)  Qu'est-ce  que  le  tiers-état?  pag.  59  et  suiv.,  édilion  de  1820. 
(-2)  Ibid.,  pag.  70. 

(5)  C'est  le  110.11  des  Gaulois  et  des  Romains  eux-mêmes,  dans  l'idiome  des  nations  ger- 
oiaiiies. 
(4)  Voyez  plus  haut ,  chapitre  ii ,  pages  732  et  suivantes. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et,  de  cette  acceptation,  il  fait  sortir  un  défi  de  guerre  et  des  me- 
naces bien  autrement  significatives  que  toutes  celles  qu'on  eût  jamais 
faites,  au  nom  de  la  descendance  franke,  à  la  postérité  présumée  des 
vaincus  du  vi'  siècle. 

En  dépit  des  précédens  historiques ,  la  double  représentation  du 
tiers  fut  décrétée  et  les  états-généraux  s'assemblèrent;  ils  furent 
comme  un  pont  jeté  pour  le  passage  du  vieil  ordre  de  choses  à  un 
ordre  nouveau;  ce  passage  se  fit ,  et  aussitôt  le  pont  s'écroula.  A  la 
place  des  trois  états  de  la  monarchie  française ,  il  y  eut  une  assemblée 
nationale  où  dominait  l'élite  du  troisième  ordre,  préparé  à  la  vie  po- 
litique par  le  travail  intellectuel  de  tout  un  siècle.  Ces  représentans 
d'un  grand  peuple  qui,  selon  l'expression  vive  et  nette  d'un  historien, 
n'était  pas  à  sa  place  et  voulait  s'y  mettre  (1),  n'eurent  besoin  que  de 
trois  mois  pour  bouleverser  de  fond  en  comble  l'ancienne  société  et 
aplanir  le  terrain  où  devait  se  fonder  le  régime  nouveau.  Après  la 
fameuse  nuit  du  i  août  1789,  qui  vit  tomber  tous  les  privilèges ,  l'as- 
semblée nationale ,  changeant  de  rôle ,  cessa  de  détruire  et  devint 
constituante.  Alors  commença  pour  elle ,  avec  d'admirables  succès , 
le  travail  de  la  création  politique,  par  la  puissance  de  la  raison,  de  la 
parole  et  de  la  liberté.  Ce  travail,  dans  ses  diverses  branches,  fut  une 
synthèse  où  tout  partait  de  la  raison  pure ,  du  droit  absolu  et  de  la 
justice  éternelle;  car,  selon  la  conviction  du  siècle,  les  droits  naturels 
imprescriptibles  de  l'homme  étaient  le  principe  et  la  fin  ,  le  point  de 
départ  et  le  but  de  toute  société  légitime.  L'assemblée  constituante 
ne  manqua  pas  à  cette  foi  qui  faisait  sa  force  et  d'où  lui  venait  l'in- 
spiration créatrice;  elle  demanda  tout  à  la  raison ,  rien  à  l'histoire ,  et 
toutefois,  dans  son  œuvre,  purement  philosophique  en  apparence,  il 
y  eut  quelque  chose  d'historique.  En  établissant  l'unité  du  droit , 
l'égalité  devant  la  loi,  la  hiérarchie  régulière  des  fonctions  publiques, 
l'uniformité  de  l'administration,  la  délégation  sociale  du  gouverne- 
ment, elle  ne  fit  que  restaurer  sur  notre  sol,  en  accommodant  aux 
Conditions  de  la  vie  moderne,  le  vieux  type  d'ordre  civil  légué  par 
l'empire  romain  (*2):  et  ce  fut  la  partie  la  plus  solide  de  ses  travaux , 
celle  qui,  reprise  et  complétée,  dix  ans  plus  tard,  par  la  législation  du 

(1)  M.  Mignel,  Histoire  de  la  liévoliition  française. 

(2)  L'autorilé des  empereurs,  lout  absolue  qu'elle  était,  dérivait  d'un  principe  essentielle- 
ment populaire.  Si  la  volonté  du  prince  a  force  de  loi,  «  c'est,  disent  les  jurisconsultes  ro- 
M  mains,  que  le  peuple  lui  a  transmis  et  a  placé  en  lui  son  empire  et  toute  sa  puissance  : 

«  Qtiod  principi  placuit  legis  hubet  vigorem,  iiipotc  quiim popubts  ei  et  in  euin  ontne 

M  suum  imperium  et  poteslatein  conférât.  »  (  Dijest.  It.x  I ,  tit.  iv,  lib.  I.  Institut.,  lib.  I , 
lit.  II ,  §  VI.  )  —  Voy.  Digest.  leg.  XXXII ,  tit.  m ,  lib.  I ,  §  i ,  et  pra-fat.,  §  vu. 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  31 

consulat,  est  demeurée  inébranlable  au  milieu  des  secousses  et  des 
changemens  politiques.  Toutes  les  tentatives  faites,  durant  l'inter- 
valle, pour  se  rattacher  au  monde  des  républiques  anciennes,  à  ce 
monde  idéal  de  Mably  et  de  Jean-Jacques  Rousseau,  ont  avorté  et 
disparu ,  ne  laissant  après  elles  que  des  souvenirs  tristes  et  une  répu- 
gnance nationale  qui  va  jusqu'à  l'aversion.  Depuis  1791,  les  constitu- 
tions ont  passé  vite  et  changé  souvent;  elles  changeront  sans  doute 
encore,  elles  sont  le  vêtement  de  la  société  ;  mais ,  sous  cet  extérieur 
qui  varie,  quelque  chose  d'immuable  se  perpétuera,  l'unité  sociale, 
l'indivisibilité  du  territoire ,  l'égalité  civile  et  la  centralisation  admi- 
nistrative. 

Les  noms  des  grands  orateurs  de  l'assemblée  constituante  sont 
aujourd'hui  célèbres  et  leur  biographie  est  populaire  ;  mais  il  y  eut 
au-dessous  d'eux,  dans  cette  assemblée,  une  foule  d'hommes  d'une 
merveilleuse  activité  d'esprit,  dont  les  motions  devinrent  des  lois,  e( 
qui,  pour  récompense,  n'ont  guère  obtenu  qu'une  renommée  collec- 
tive. Au  premier  rang  de  ces  génies  pratiques,  il  faut  placer  Thouret, 
député  du  tiers-état  de  Rouen,  membre  du  comité  de  constitution, 
élu  quatre  fois  président  de  l'assemblée  nationale,  et,  après  1791, 
nommé  président  du  tribunal  de  cassation  qu'il  avait  proposé  d'éta- 
blir. Cet  homme,  à  qui  revient  une  grande  part  dans  les  travaux  les 
plus  glorieux  de  l'assemblée  constituante,  éprouva,  quand  il  eut  fini 
sa  tâche  de  législateur,  le  besoin  de  renouer  la  chaîne  des  souvenirs 
que  la  révolution  semblait  rompre,  et  de  rattacher  le  nouvel  œuvre 
social  aux  origines  même  de  notre  histoire.  Pour  satisfaire  ce  besoin 
d'un  esprit  éminemment  logique,  Thouret  ne  s'adressa  ni  aux  textes 
originaux,  ni  aux  œuvres  des  bénédictins,  il  était  trop  pressé  de  con- 
clure, et  ce  fut  dans  les  systèmes  faits  avant  lui  qu'il  chercha  les 
données  et  les  matériaux  du  sien.  Par  un  éclectisme  tout  nouveau, 
il  adopta  à  la  fois  deux  de  ces  systèmes  et  il  les  réunit  ensemble, 
dans  le  même  livre,  sans  s'inquiéter  de  les  concilier.  Son  Abrège  des 
révolutions  de  rancien  gouvernement  français  se  compose  d'un 
précis  pur  et  simple  de  l'ouvrage  de  Dubos  et  d'un  précis  raisonné 
de  l'ouvrage  de  Mably  (1). 

Ce  fut  pour  Dubos,  en  plein  discrédit  depuis  quarante  ans,  un 
commencement  de  réhabilitation,  et,  dans  cette  confiance  rendue 
à  un  écrivain  dédaigné ,  il  est  permis  de  voir  autre  chose  qu'un  ca- 


(1)  Abrérfé  des  révolalions  de.  Vancien  gouvernement  franr.avi,  ouvrage  élémentaire  ét- 
irait de  l'abbé  Dubos  et  de  l'abbé  Mably. 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

price  littéraire.  On  peut  croire  que  Thouret,  législateur  de  1791,  fut 
amené,  par  la  vue  même  du  renouvel.eraent  social  auquel  il  avait 
coopéré,  a  un  retour  d'intérêt  pour  les  derniers  temps  de  l'ancienne 
société  civile  et  d'estime  pour  le  mécanisme  uniforme  et  grandiose 
de  l'administration  gallo-romaine  (1).  Reprenant  pour  son  compte 
le  système  tout  romain  que  l'opinion  avait  délaissé,  il  le  remit  de  pair 
avec  la  théorie  en  faveur,  le  système  tout  germain  de  Mably,  et  c'est 
dans  ce  grossier  symptôme:  d'une  nouvelle  tendance  historique  que 
consiste  l'originalité  de  son  livre  qui,  du  reste,  est  d'une  mons- 
trueuse incohérence.  Après  avoir  décrit  l'administration  de  la  Gaule 
!îu  V*'  siècle  et  exposé,  seloîi  les  idées  de  Dubos,  que  le  gouverne- 
ment et  tout  le  système  administratif  restèrent,  sous  la  première 
race  des  rois  franks  et  en  partie  sous  la  seconde,  ce  qu'ils  étaient 
sous  l'empire  romain ,  Thouret ,  d'après  Mably,  fait  venir  de  Ger- 
manie la  démocratie  pure,  qui  s'altère,  sous  les  premiers  Mérovin- 
giens, par  la  coalition  des  rois ,  des  évêques  et  des  leudes  contre 
le  peuple,  se  transforme  en  despotisme  sous  les  maires  du  palais, 
puis  renaît  en  partie  sous  Charlcmagne,  pour  disparaître  sans  retour 
sous  ses  successeurs.  Quant  au  fond  du  système,  entre  l'auteur  des 
Observations  sur  l'hisfoire  de  France  et  son  abréviateur,  il  n'y  a  pas 
une  seule  variante;  mais,  dans  ses  conclusions  politiques,  Thouret  dé- 
passe de  beaucoup  l'écrivain  qu'il  abrège,  et,  pour  cela,  il  n'a  pas 
besoin  d'une  grande  hardiesse,  il  lui  suffît  de  s'accommoder  à  l'esprit 
de  son  temps  et  aux  évènemens  accomplis.  A  l'époque  où  il  s'avisa 
de  devenir  historien,  il  avait  vu  179-2  et  l'abolition  de  la  royauté;  il 
acceptait ,  comme  légitime,  cette  phase  extrême  de  la  révolution  ;  elle 
lui  semblait  motivée  et  amenée  de  loin  par  toute  la  série  des  faits 
antérieurs,  et,  pour  lui ,  notre  histoire,  du  vi''  siècle  à  la  fin  du  xyiii% 
n'était,  en  dernière  analyse,  que  le  passage  de  la  république  des 
Franks  à  la  république  française.  C'est  pour  l'instruction  d'un  fils 
alors  très  jeune  qu'il  composa  son  livre,  qui  fut  publié  avec  un  grand 

(1)  Celte  conjecture  peut  s'appuyer  d'une  opinion  émise  en  1799  par  François  de  Neuf- 
chàteau ,  ami  de  Tliouret  et  éditeur  de  la  première  partie  de  son  ouvrai;c- «  Le  précis  de 

«  l'ahbé  Dubos,  écivail-il  dans  le  Conservilew,  est  un  chef-d'œuvre  d'analyse L'extrait 

«  de  Thouret  donne  une  idée  très  nette  des  formes  du  gouvernement  que  les  Romains  avaient 
«  établi  dans  les  Gaules  ,  et  qui  fut  à  peu  près  suivi  par  Clovis  et  par  ses  successeurs.  La  divi» 
«  sion  du  pays,  les  magistrats  municipaux  ,  les  subsides,  etc. ,  sont  des  objets  d'autant  plus 
«  dignes  de  notre  attention,  qu'après  avoir  parcouru  un  long  cercle  d'aberrations  poliiiqnes, 
«  nous  semblons  revenir  à  beaucoup  de  parties  du  plan  adopté  par  les  Romains.  »  (  Le  Con- 
servateur, ou  recueil  de  morceaux  inédits  d'histoire,  de  politique,  de  littérature  et  de  phi- 
osophie,  tirés  du  portefeuille  de  N.  François  de  Neufchâleau,  de  l'Institut  national,  tom, I, 
préface,  pag.  16  et  2^.  ) 


DES  SYSTÈMES  HISTORIQUES.  33 

succès  en  1801,  et  dont  la  vogue,  affaiblie  sous  l'empire,  parut  se 
ranimer  dans  les  premières  années  de  la  restauration  (1).  En  voici 
quelques  fragmens  : 

a  Aujourd'hui  que  la  révolution  la  plus  pure  dans  ses  principes  et 
«  la  plus  complète  dans  ses  effets  a  fait  justice  de  toutes  les  usur- 
«  pations  et  de  toutes  les  tyrannies,  un  jour  nouveau  luit  sur  notro 
«  histoire.  Il  faut  donc,  mon  enfant,  l'approfondir  mieux  et  t'atta- 
«  cher  à  y  voir,  sans  déguisement,  1°  l'injustice  des  origines  de  tant 
«  d'autorités  et  de  privilèges  aristocratiques  que  la  révolution  a  anéan- 
«  tis,  2"  l'excès  des  maux  qu'ils  avaient  accumulés  sur  la  nation.  C'est 
«  par  là  que  tu  pourras  juger  sainement  de  la  nécessité  de  la  révolu- 
«  tion ,  de  son  importance  pour  la  prospérité  nationale ,  et  par  consé- 
«  quent  de  l'obligation  où  nous  sommes  tous  de  concourir  de  tous 
«  nos  efforts  à  sa  réussite  (2). 

«  La  révolution  a  aboli  la  royauté.  Nous  avons  vu  que  la  royauté 
«  avait  envahi  la  souveraineté  nationale;  cette  usurpation  fut  faite  par 
«  les  premiers  successeurs  de  Clov  is  qui  changèrent  leur  qualité  de  pre- 
«  miers  fonctionnaires  de  la  république  en  celle  de  monarques  sou- 
«  verains.  Mais  le  pouvoir  monarchique,  n'ayant  jamais  été  délégué 
«  aux  Mérovingiens  par  le  peuple ,  fut  une  véritable  tyrannie  ;  car  la 
«  tyrannie  est  proprement  l'usurpation  de  la  souveraineté  nationale. 
«  Le  peuple  a  eu  le  droit  incontestable  d'abolir  cette  royauté  dont 
«  l'origine  ne  peut  être  justifiée  (3). 

«  Tu  as  vu ,  mon  enfant ,  ce  que  firent  les  rois  des  deux  premières 

«  races Ils  furent  les  premiers  instrumens  de  l'oppression  du 

a  peuple.  Hugues  Capet  et  sa  race  eurent  aussi  les  mêmes  torts  envers 
«  la  nation,  tant  parce  qu'ils  perpétuèrent,  à  leur  profit,  l'usurpation 
«  de  la  souveraineté  nationale ,  que  parce  qu'ils  ne  s'occupèrent  jamais 

«  sincèrement  du  soulagement  du  peuple Louis  XVI  n'avait  pas 

a  d'autre  droit  au  trône  que  celui  dont  il  avait  hérité  de  Hugues  Ca- 
«  pet,  et  celui-ci  n'avait  aucun  droit.  Si  Charles,  duc  de  Lorraine, 
«  avait  été  le  plus  fort,  il  aurait  fait  condamner  Hugues  Capet  Comme 
«  un  sujet  rebelle  et  factieux  ;  si  le  peuple  français  avait  été  en  état 
a  de  défendre  ses  droits ,  il  aurait  puni  Hugues  Capet  comme  un 
a  tyran.  Le  temps  qui  s'est  écoulé  jusqu'à  Louis  XVI  n'avait  pas  pu 

(1)  Il  y  eut  une  édition  stéréotype;  la  dernière  est  de  1820. 

(2)  Abri'tjé  des  rcvolutions  de  Vancien  fjouvcrncment  français,  pag.  69,  édition  de  1820. 

(3)  Ibid.,  pag.  92. 

TOME  XVII.  3 


34-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  changer  en  droit  légitime   l'usurpation  qui  avait  mis  le  sceptre 

«  dans  la  ramille  des  Capets (1). 

«  Le  moment  marqué  pour  le  réveil  de  la  raison  et  du  courage  du 
«  peuple  français  n'est  arrivé  que  de  nos  jours.  La  nation  venge,  par 
«  une  révolution  à  jamais  mémorable,  les  maux  qu'elle  a  soufferts  pen- 
«  dant  douze  siècles  et  les  crimes  commis  contre  elle  pendant  une  si 
«  longue  oppression.  Elle  donne  un  grand  exemple  à  l'univers —  (2).» 

II  semble  que  rien  ne  puisse  accroître  l'étrange  effet  de  ces  pages 
empreintes,  à  la  fois,  de  la  douceur  du  sentiment  paternel  et  de 
l'âpreté  d'une  conviction  absolue  qui  transporte  sa  logique  dans  l'his- 
toire; et  pourtant,  les  circonslances  où  elles  furent  écrites  ajoutent  à 
leur  bizarrerie  quelque  chose  de  sombre.  L'auteur  alors  était  proscrit, 
emprisonné  au  Luxembourg ,  d'où  il  ne  sortit  que  pour  aller  à  l'écha- 
faud ,  avec  Dcspréménil  et  Chapelier,  ses  collègues  à  l'assemblée  con- 
stituante, et  Malesherbes,  le  défenseur  de  Louis  XVI  (3).  Il  avait  vu 
la  puissance  révolutionnaire,  s'égarant  et  se  dépravant  par  la  longueur 
de  la  lutte,  tomber,  de  classe  en  classe,  jusqu'à  la  }  lus  nombreuse, 
la  moins  éclairée  et  la  plus  violente  dans  ses  passions  politiques;  il 
avait  vu  trois  générations  d'hommes  de  parti  régner  et  périr  l'une 
après  l'autre  ;  lui-même  était  arrêté  comme  ennemi  de  la  cause  du 
peuple,  et  sa  foi  dans  l'œuvre  de  1789  et  dans  l'avenir  de  la  liberté 
n'était  pas  diminuée.  On  ne  peut  se  défendre  d'une  émotion  triste  et 
pieuse  quand  on  lit,  en  se  recueillant  et  en  faisant  abstraction  de 
l'absurdilé  des  vues  historiques,  ce  testament  de  mort  de  l'un  des 
pères  de  la  révolution  française,  ce  témoignage  d'adhésion  inébran- 
lable donné  par  lui  à  la  révolution,  au  pied  de  l'écliafaud,  et  sur 
le  point  d'y  monter  parce  qu'elle  le  veut  (4). 

Augustin  Thierry. 


(1)  Abrcçfô  des  rcvoliitions  de  l'ancien  gouvernement  français,  pag.  129-131. 

(2)  Ilnd.,  pag.  ZU. 

(3)  3  noréal  an  il ,  22  avril  1794. 

(4) «Mon  malheureux  père  les  composait  (ces  deux  résumés)  pour  mon  instruction  dans  la' 
prison  du  Luxembourg,  sous  les  yeux  du  citoyen  François  de  Neufcliàteau,  dont  il  partageait 
la  chambre,  escalier  de  la  liberté.  Il  s'attendait  à  la  mort,  qui  était  due  à  son  innocence,  et 
la  précipitation  avec  laquelle  il  écrivait  ne  lui  permit  pas  d'apercevoir,  ou  du  moins  d'eff.icer, 
quelques  fautes  de  langage.»  [Abrégé  des  révolutions  de  l'ancien  gouvernement  français, 
discours  préliminaire  de  G.-T.-A.  Thouret,  pag.  9.  ) 


SPIRIDION. 


QlTATRIEMi:   PARTIE.» 


Le  lendemain  ,  il  ne  me  restait  de  cette  nuit  affreuse  qu'une  las- 
situde profonde  et  un  souvenir  pénible.  Les  diverses  émotions  que 
j'avais  éprouvées  se  confondaient  dans  l'accablement  de  mon  cerveau. 
La  vision  hideuse  et  la  céleste  apparition  me  paraissaient  également 
fébriles  et  imaginaires;  je  répudiais  autant  l'une  que  l'autre ,  et  n'at- 
tribuais déjà  plus  la  douce  impression  de  la  dernière  qu'au  rasséré- 
nement  de  mes  facultés  et  à  la  fraîcheur  du  matin. 

A  partir  de  ce  moment,  je  n'eus  plus  qu'une  pensée  et  qu'un  but ,  ce 
fut  de  refroidir  mon  imagination ,  comme  j'avais  réussi  à  refroidir  mon 
cœur.  Je  pensai  que ,  comme  j'avais  dépouillé  le  catholicisme  pour  ou- 
vrir à  mon  intelligence  une  voie  plus  large,  je  devais  dépouiller  tout  en- 
thousiasme religieux  pour  retenir  ma  raison  dans  une  voie  plus  droite 
et  plus  ferme.  La  philosophie  du  siècle  avait  mal  combattu  en  moi 
l'élément  superstitieux  ;  je  résolus  de  me  prendre  aux  racines  de  cette 
philosophie;  et,  rétrogradant  d'un  siècle,  je  remontai  aux  causes  des 
doctrines  incomplètes  qui  m'avaient  séduit.  J'étudiai  Newton,  Leib- 
nitz,  Keppler, Malebranche ,  Descartes  surtout,  père  des  géomètres, 

{i)  Voyez  les  nos  des  13  octobre,  i"  et  15  novembre  1858. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  avaient  sapé  l'édifice  de  la  tradition  et  de  la  révélation.  Je  me 
persuadai  qu'en  cherchant  l'existence  de  Dieu  dans  les  problèmes  de 
la  science  et  dans  les  raisonnemens  de  la  métaphysique ,  je  saisirais 
enfin  l'idée  de  Dieu ,  telle  que  je  voulais  la  concevoir,  calme ,  invin- 
cible ,  immense. 

Alors  commença  pour  moi  une  nouvelle  série  de  travaux,  de  fa- 
tigues et  de  souffrances.  Je  m'étais  flatté  d'être  plus  robuste  que  les 
spéculateurs  auxquels  j'allais  demander  la  foi;  je  savais  bien  qu'ils 
l'avaient  perdue  en  voulant  la  démontrer;  j'attribuais  cette  erreur 
funeste  à  l'affaiblissement  inévitable  des  facultés  employées  à  de  trop 
fortes  études.  Je  me  promettais  de  ménager  mieux  mes  forces ,  d'é- 
"viter  les  puérilités  où  de  consciencieuses  recherches  les  avaient  par- 
fois égarés,  de  rejeter  avec  discernement  tout  ce  qui  était  entré  de 
force  dans  leurs  systèmes;  en  un  mot,  de  marcher  à  pas  de  géant 
dans  cette  carrière  où  ils  s'étaient  traînés  avec  peine.  Là,  comme 
partout ,  l'orgueil  me  poussait  à  ma  perte  ;  elle  fut  bientôt  consom- 
mée. Loin  d'être  plus  ferme  que  mes  maîtres ,  je  me  laissai  tomber 
plus  bas  sur  le  revers  des  sommets  que  je  voulais  atteindre  et  où  je 
me  targuais  vainement  de  rester.  Parvenu  à  ces  hauteurs  de  la  science , 
que  l'intelligence  escalade ,  mais  au  pied  desquelles  le  sentiment 
s'arrête,  je  fus  pris  du  vertige  de  l'athéisme;  fier  d'avoir  monté  si 
haut ,  je  ne  voulus  pas  comprendre  que  j'avais  à  peine  atteint  le  pre- 
mier degré  de  la  science  de  Dieu,  parce  que  je  pouvais  expliquer 
avec  une  certaine  logique  le  mécanisme  de  l'univers,  et  que  pourtant 
je  ne  pouvais  pénétrer  la  pensée  qui  avait  présidé  à  cette  création. 
Je  me  plus  à  ne  voir  dans  l'univers  qu'une  machine  et  à  supprimer 
la  pensée  divine  comme  un  élément  inutile  à  la  formation  et  à  la 
durée  des  mondes.  Je  m'habituai  à  rechercher  partout  l'évidence  et 
à  mépriser  le  sentiment,  comme  s'il  n'était  pas  une  des  principales 
conditions  de  la  certitude.  Je  me  fis  donc  une  manière  étroite  et 
grossière  de  voir,  d'analyser  et  de  définir  les  choses;  et  je  devins  le 
plus  obstiné ,  le  plus  vain  et  le  plus  borné  des  savans. 

Dix  ans  de  ma  vie  s'écoulèrent  dans  ces  travaux  ignorés ,  dix  ans 
qui  tombèrent  dans  l'abîme  sans  faire  croître  un  brin  d'herbe  sur  ses 
bords.  Je  me  débattis  long-temps  contre  le  froid  de  la  raison.  A  me- 
sure que  je  m'emparais  de  cette  triste  conquête ,  j'en  étais  effrayé ,  et 
je  me  demandais  ce  que  je  ferais  de  mon  cœur  si  jamais  il  venait  à 
se  réveiller.  Mais  peu  à  peu  les  plaisirs  de  la  vanité  satisfaite  étouf- 
faient cette  inquiétude.  On  ne  se  figure  pas  ce  que  l'homme  voué  en 
apparence  aux  occupations  les  plus  graves  y  porte  d'inconséquence 


SPIRIDION.  37 

et  de  légèreté.  Dans  les  sciences ,  la  difficulté  vaincue  est  si  enivrante, 
que  les  résolutions  consciencieuses ,  les  instincts  du  cœur,  la  morale 
de  l'anie,  sont  sacrifiés,  en  un  clin  d'œil,  aux  triomphes  frivoles  de 
l'intelligence.  Plus  je  courais  à  ces  triomphes,  plus  celui  que  j'avais 
rêvé  d'abord  me  paraissait  chimérique.  J'arrivai  enfin  à  le  croire 
inutile  autant  qu'impossible  ;  je  résolus  donc  de  ne  plus  chercher  des 
vérités  métaphysiques  sur  la  voie  desquelles  mes  études  physiques 
me  mettaient  de  moins  en  moins.  J'avais  étudié  les  mystères  de  la 
nature,  la  marche  et  le  repos  des  corps  célestes,  les  lois  invariables 
qui  régissent  l'univers  dans  ses  splendeurs  infinies  comme  dans  ses 
imperceptibles  détails  ;  partout  j'avais  senti  la  main  de  fer  d'une  puis- 
sance incommensurable,  profondément  insensible  aux  nobles  émo- 
tions de  l'homme ,  généreuse  jusqu'à  la  profusion ,  ingénieuse  jusqu'à 
la  minutie  en  tout  ce  qui  tend  à  ses  satisfactions  matérielles,  mais 
vouée  à  un  silence  inexorable  en  tout  ce  qui  tient  à  son  être  moral , 
à  ses  immenses  désirs,  fallait-il  dire  à  ses  immenses  besoins?  Cette 
avidité  avec  laquelle  quelques  hommes  d'exception  cherchent  à  com- 
muniquer intimement  avec  la  divinité,  n'était-elle  pas  une  maladie 
du  cerveau ,  que  l'on  pouvait  classer  à  côté  du  dérèglement  de  cer- 
taines croissances  anormales  dans  le  règne  végétal  et  de  certains 
instincts  exagérés  chez  les  animaux? N'était-ce  pas  l'orgueil,  cette 
autre  maladie  commune  au  grand  nombre  des  humains ,  qui  parait 
de  couleurs  sublimes  et  rehaussait  d'appellations  pompeuses  cette 
fièvre  de  l'esprit,  témoignage  de  faiblesse  et  de  lassitude,  bien  plus 
que  de  force  ef  de  santé?  Non ,  m'écriai-je ,  c'est  impudence  et  folie, 
et  misère  surtout,  que  de  vouloir  escalader  le  ciel.  Le  ciel  !  ce  mot 
sur  lequel  le  grand  homme  saint  Bernard  se  perdait  en  concetti  ridi- 
cules, et  qui  n'existe  nulle  part  pour  le  moindre  écolier  rompu  au 
mécanisme  de  la  sphère  !  le  ciel,  où  le  vulgaire  croit  voir,  au  milieu 
d'un  trône  de  nuées  formé  des  grossières  exhalaisons  de  la  terre ,  un 
fétiche  taillé  sur  le  modèle  de  l'homme ,  assis  sur  les  sphères  ainsi 
qu'un  ciron  sur  l'Atlas  !  le  ciel ,  féther  infini  parsemé  de  soleils  et 
de  mondes  infinis,  que  l'homme  s'imagine  devoir  traverser  après 
sa  mort  comme  les  pigeons  voyageurs  passent  d'un  champ  à  un  au- 
tre ,  et  où  de  pitoyables  rhéteurs  théologiques  choisissent  apparem- 
ment une  constellation  pour  domaine  et  les  rayons  d'un  astre  pour 
vêtement  !  le  ciel  et  l'homme ,  c'est-à-dire  l'infini  et  l'atome  !  quel 
étrange  rapprochement  d'idées!  quelle  ridicule  antithèse  !  Quel  est 
donc  le  premier  cerveau  humain  qui  est  tombé  dans  une  pareille  dé- 
mence ?  Et  aujourd'hui  un  pape ,  qui  s'intitule  le  roi  des  âmes ,  ouvre 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  une  clé  les  deux  battans  de  l'éternité  à  quiconque  plie  le  genou 
devant  sa  discipline,  en  disant:  Admettez-moi  ! 

C'est  ainsi  que  je  parlais,  et  alors  un  rire  amer  s'emparait  de  moi; 
et»  jetant  par  terre  les  sublimes  écrits  des  pères  de  l'église  et  ceux 
des  philosophes  spiritualistes  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les 
temps,  je  les  foulais  aux  pieds  dans  une  sorte  de  rage,  en  répétant 
ces  mots  favoris  d'Hébronius  où  je  croyais  trouver  la  solution  de  tous 
mes  problèmes  :0  ignorance,  ô  imposture! 

— Tu  pâlis,  enfant,  dit  Alexis  en  s'interrompant;  ta  main  tremble 
dans  la  mienne,  et  ton  œil  effaré  semble  interroger  le  mien  avec 
anxiété.  Calme-toi ,  et  ne  crains  pas  de  tomber  dans  de  pareilles  an- 
goisses: j'espère  que  ce  récit  t'en  préservera  pour  jamais. 

Heureusement  pour  l'homme,  cette  pensée  de  Dieu,  qu'il  ignore 
et  qu'il  nie  si  souvent,  a  présidé  à  la  création  de  son  être  avec  au- 
tant de  soin  et  d'amour  qu'à  celle  de  l'univers.  Elle  l'a  fait  perfec- 
tible dans  le  bien ,  corrigible  dans  le  mal.  Si ,  dans  la  société,  l'homme 
peut  se  considérer  souvent  comme  perdu  pour  la  société,  dans  la- 
solitude  l'homme  n'est  jamais  perdu  pour  Dieu  ;  car,  tant  qu'il  lui 
reste  un  souffle  de  vie,  ce  souffle  peut  faire  vibrer  une  corde  in- 
connue au  fond  de  son  ame,  et  quiconque  a  aimé  la  vérité  a  biea 
des  cordes  à  briser  avant  de  périr.  Souvent  les  sublimes  facultés 
dont  il  est  doué  sommeillent  pour  se  retremper  comme  le  germe  des 
plantes  au  sein  de  la  terre,  et,  au  sortir  d'un  long  repos,  elles  écla- 
tent avec  plus  de  puissance.  Si  j'estime  tant  la  retraite  et  la  solitude, 
si  je  persiste  à  croire  qu'il  faut  garder  les  vœux  monastiques,  c'est 
que  j'ai  connu  plus  qu'un  autre  les  dangers  et  les  victoires  de  ce  long 
tôte-à-lôte  avec  la  conscience,  où  ma  vie  s'est  consumée.  Si  j'avais 
vécu  dans  le  monde,  j'eusse  été  perdu  à  jamais.  Le  souffle  des  hommes 
eût  éteint  ce  que  le  souffle  de  Dieu  a  ranimé.  L'appât  d'une  vaine 
gloire  m'eût  enivré;  et,  mon  amour  pour  la  science  trouvant  toujours 
de  nouvelles  excitations  dans  le  suffrage  d'autrui ,  j'eusse  vécu  dans 
l'ivresse  d'une  fausse  joie  et  dans  l'oubli  du  vrai  bonheur.  Mais  ici, 
n'étant  compris  de  personne,  vivant  de  moi-même,  et  n'ayant  pour 
stimulant  que  mon  orgueil  et  ma  curiosité,  je  finis  par  apaiser  ma 
soif  et  par  me  lasser  de  ma  propre  estime.  Je  sentis  le  besoin  de  faire 
partager  mes  plaisirs  et  mes  peines  à  quelqu'un,  ù  défaut  de  l'ami 
céleste  que  je  m'étais  aliéné;  et  je  le  sentis  sans  m'en  rendre  compte, 
sans  vouloir  me  l'avouer  à  moi-môme.  Outre  les  habitudes  superbes 
que  l'orgueil  de  l'esprit  avait  données  à  mon  caractère,  je  n'étais  point 
entouré  d'êtres  avec  lesquels  je  pusse  sympathiser:  la  grossièreté  ou 


SPIRIDION.  'fHè 

la  méchanceté  se  dressait  de  toutes  parts  autour  de  moi  pour  re- 
pousser les  élans  de  mon  cœur.  Ce  fut  encore  un  bonheur  pour  moi. 
Je  sentais  que  la  société  d'hommes  intelligens  eût  allumé  en  moi  une 
fièvre  de  discussion ,  une  soif  de  controverses,  qui  m'eussent  de  plus 
en  plus  alTermi  dans  mes  négations  ;  au  Heu  que,  dans  mes  longues 
veillées  solitaires,  au  plus  fort  de  mon  athéisme,  je  sentais  encore 
parfois  des  aspirations  violentes  vers  ce  Dieu  que  j'appelais  la  fiction 
de  mes  jeunes  années;  et,  quoique  dans  ces  momens-là  j'eusse  du 
mépris  pour  moi-même,  il  est  certain  que  je  redevenais  bon  et  que 
mon  cœur  luttait  avec  courage  contre  sa  propre  destruction. 

Les  grandes  maladies  ont  des  phases  où  le  mal  amène  le  bien,  et 
c'est  après  la  crise  la  plus  effrayante  que  la  guérison  se  fait  tout  à 
coup,  comme  un  miracle.  Les  temps  qui  précédèrent  mon  retour  à 
la  foi  furent  ceux  où  je  crus  me  sentir  le  plus  robuste  adepte  de  la 
raisoti.  pure.  J'avais  réussi  à  étouffer  toute  révolte  du  cœur,  et  je 
triomphais  dans  mon  mépris  de  toute  croyance,  dans  mon  oubli  de 
toute  émotion  religieuse.  A  peine  arrivé  à  cet  apogée  de  ma  force 
philosophique,  je  fus  pris  de  désespoir.  Un  jour  que  j'avais  travaillé 
pendant  plusieurs  heures  à  je  ne  sais  quels  détails  d'observation 
scientifique  avec  une  lucidité  extraordinaire,  je  me  sentis  persuadé, 
plus  que  je  ne  l'avais  encore  été,  de  la  toute-puissance  de  la  matière 
et  de  l'impossibilité  d'un  esprit  créateur  et  vivifiant,  autre  que  ce 
que  j'appelais,  en  langage  de  naturaliste,  les  propriétés  vitales  de  la 
matière.  Alors  j'éprouvai  tout  à  coup,  dans  mon  être  physique,  la 
sensation  d'un  froid  glacial,  et  je  me  mis  au  lit  avec  la  fièvre. 

Je  n'avais  jamais  pris  aucun  soin  de  ma  santé.  Je  fis  une  maladie 
longue  et  douloureuse.  Ma  vie  ne  fut  point  en  danger,  mais  d'into- 
lérables souffrances  s'opposèrent  pendant  long-temps  à  toute  occu- 
pation de  mon  cerveau.  Un  ennui  profond  s'empara  de  moi;  l'inac- 
tion, l'isolement  et  la  souffrance  me  jetèrent  dans  une  tristesse 
mortelle.  Je  ne  voulais  recevoir  les  soins  de  personne;  mais  les 
instances  faussement  affectueuses  du  prieur,  et  celles  d'un  certain 
convers  infirmier,  nommé  Christophore,  me  forcèrent  d'accepter 
une  société  pendant  la  nuit.  J'avais  d'insupportables  insomnies,  et  ce 
Christophore,  sous  prétexte  de  m'en  alléger  l'eiuiui,  venait  dormir 
chaque  nuit,  d'un  lourd  et  profond  sommeil,  auprès  de  mon  lit. 
C'était  bien  la  plus  excellente  et  la  plus  bornée  des  créatures  hu- 
maines. Sa  stupidité  avait  trouvé  grâce  pour  sa  bonté  auprès  des  au- 
tres moines.  On  le  traitait  comme  une  sorte  d'animal  domestique, 
laborieux ,  souvent  nécessaire  et  toujours  inoffensif.  Sa  vie  n'était 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'une  suite  de  bienfaits  et  de  dévouemens.  Comme  on  en  tirait 
parti,  on  l'avait  habitué  à  compter  sur  l'elTicacité  de  ses  soins;  et 
cette  conûance  que  j'étais  loin  de  partager  me  le  rendait  importun  à 
l'excès.  Cependant  un  sentiment  de  justice,  que  l'athéisme  n'avait 
pu  détruire  en  moi ,  me  forçait  à  le  supporter  avec  patience  et  à  le 
traiter  avec  douceur.  Quelquefois,  dans  les  commencemens,  je  m'é- 
tais emporté  contre  lui,  et  je  l'avais  chassé  de  ma  cellule.  Au  lieu 
d'en  être  offensé,  il  s'affligeait  de  me  laisser  seul  en  proie  à  mon 
mal;  il  nasillait  une  longue  prière  à  ma  porte,  et,  au  lever  du  jour, 
je  le  trouvais  assis  sur  l'escalier,  la  tête  dans  ses  mains ,  dormant  à  la 
vérité,  mais  dormant  au  froid  et  sur  la  dure,  plutôt  que  de  se  rési- 
gner à  passer  dans  son  lit  les  heures  qu'il  avait  résolu  de  me  con- 
sacrer. Sa  patience  et  son  abnégation  me  vainquirent.  Je  supportai 
sa  compagnie  pour  lui  rendre  service;  car,  ù  mon  grand  regret, 
nul  autre  que  moi  n'était  malade  dans  le  couvent;  et ,  lorsque  Chris- 
tophore  n'avait  personne  à  soigner,  il  était  l'homme  le  plus  malheu- 
reux du  monde.  Peu  à  peu,  je  m'habituai  à  le  voir  lui  et  son  petit 
chien ,  qui  s'était  tellement  identifié  avec  lui ,  qu'il  avait  tout  son  ca- 
ractère, toutes  ses  habitudes ,  et  que ,  pour  un  peu ,  il  eût  préparé  la 
tisane  et  tâté  le  pouls  aux  malades.  Ces  deux  êtres  remuaient  et 
dormaient  de  compagnie.  Quand  le  moine  allait  et  venait  sur  la  pointe 
du  pied ,  autour  de  la  chambre,  le  chien  faisait  autant  de  pas  que  lui  ; 
et ,  dès  que  le  bonhomme  s'assoupissait,  l'animal  paisible  en  faisait 
autant.  Si  Christophore  faisait  sa  prière,  Bacco  s'asseyait  gravement 
devant  lui,  et  se  tenait  ainsi  fronçant  l'oreille,  et  suivant  de  l'œil  les 
moindres  mouvemens  de  bras  et  de  tête  dont  le  moine  accompagnait 
son  oraison.  Si  ce  dernier  m'encourageait  à  prendre  patience,  par 
de  niaises  consolations  et  de  banales  promesses  de  guérison  pro- 
chaine, Bacco  se  dressait  sur  ses  jambes  de  derrière,  et,  posant  ses 
petites  pattes  de  devant  sur  mon  lit  avec  beaucoup  de  discrétion  et 
de  propreté,  me  léchait  la  main  d'un  air  affectueux.  Je  m'accoutumai 
tellement  à  eux,  qu'ils  me  devinrent  nécessaires  autant  l'un  que 
l'autre.  Au  fond,  je  crois  que  j'avais  une  secrète  préférence  pour 
Bacco,  car  il  avait  beaucoup  plus  d'intelligence  que  son  maître;  son 
sommeil  était  plus  léger,  et  surtout  il  ne  parlait  pas. 

Mes  souffrances  devinrent  si  intolérables,  que  toutes  mes  forces 
furent  abattues.  Au  bout  d'une  année  de  ce  cruel  supplice ,  j'étais 
tellement  vaincu,  que  je  ne  désirais  plus  la  mort.  Je  craignais  d'avoir 
à  souffrir  encore  plus  pour  quitter  la  vie,  et  je  me  faisais,  d'une  vie 
sans  souffrance,  l'idéal  du  bonheur.  Mon  ennui  était  si  grand,  que  je 


SPIRIDION.  41 

ne  pouvais  plus  me  passer  un  instant  de  mon  gardien.  Je  le  forçais  à 
manger  en  ma  présence,  et  le  spectacle  de  son  robuste  appétit  était 
un  amusement  pour  moi.  Tout  ce  qui  m'avait  choqué  en  lui  me 
plaisait,  môme  son  pesant  sommeil,  ses  interminables  prières,  et  ses 
contes  de  bonne  femme.  J'en  étais  venu  au  point  de  prendre  plaisir  à 
être  tourmenté  par  lui,  et  chaque  soir  je  refusais  ma  potion,  afin 
de  me  divertir,  pendant  un  quart  d'heure,  de  ses  importunités  infati- 
gables et  de  ses  insinuations  naïves  ,  qu'il  croyait  ingénieuses  pour 
m'amener  à  ses  fins.  C'étaient  lames  seules  distractions,  et  j'y  trou- 
vais une  sorte  de  gaieté  intérieure  que  le  bonhomme  semblait  devi- 
ner, quoique  mes  traits  flétris  et  contractés  ne  pussent  pas  l'expri- 
mer, même  par  un  sourire. 

Lorsque  je  commençais  à  guérir,  une  maladie  épidémique  se  dé- 
clara dans  le  couvent.  Le  mal  éiait  subit,  terrible,  inévitable.  On 
était  comme  foudroyé.  Mon  pauvre  Christophore  en  fut  atteint  un 
des  premiers.  J'oubliai  ma  faiblesse  et  le  danger,  je  quittai  ma  cel- 
lule, et  passai  trois  jours  et  trois  nuits  au  pied  de  son  lit.  Le  quatrième 
Jour,  il  expira  dans  mes  bras.  Cette  perte  me  fut  si  douloureuse,  que 
je  faillis  ne  pas  y  survivre.  Alors  une  crise  étrange  s'opéra  en  moi. 
Je  fus  promptement  et  complètement  guéri;  mon  être  moral  se  ré- 
veilla comme  à  la  suite  d'un  long  sommeil,  et,  pour  la  première 
fois  depuis  bien  des  années,  je  compris,  par  le  cœur,  les  douleurs 
de  l'humanité.  Christophore  était  le  seul  homme  que  j'eusse  aimé 
depuis  la  mort  de  Fulgence.  Une  si  prompte  et  si  amère  séparation 
me  remit  en  mémoire  mon  premier  ami,  ma  jeunesse,  ma  piété, 
ma  sensibilité,  tous  mes  bonheurs  à  jamais  perdus.  Je  rentrai  dans 
ma  solitude  avec  désespoir.  Bacco  m'y  suivit;  j'étais  le  dernier  ma- 
lade que  son  maître  eût  soigné;  il  s'était  habitué  à  vivre  dans  ma 
cellule,  et  il  semblait  vouloir  reporter  son  affection  sur  moi;  mais  il 
ne  put  y  réussir,  le  chagrin  le  consuma.  Il  ne  dormait  plus ,  il  flairait 
sans  cesse  le  fauteuil  où  Christophore  avait  coutume  de  dormir,  et 
que  je  plaçais  toutes  les  nuits  auprès  de  mon  chevet ,  pour  me  repré- 
senter quelque  chose  de  la  présence  de  mon  pauvre  ami.  Bacco  n'était 
point  ingrat  à  mes  caresses,  mais  rien  ne  pouvait  calmer  son  inquié- 
tude. Au  moindre  bruit,  il  se  dressait  et  regardait  la  porte  avec  un 
mélange  d'espoir  et  de  découragement.  Alors  j'éprouvais  le  besoin 
de  lui  parler  comme  à  un  être  sympathique  :  «  Il  ne  viendra  plus,  lui 
disais-je,  c'est  moi  seul  que  tu  dois  aimer  maintenant.  »  Il  me  com- 
prenait, j'en  suis  certain,  car  il  venait  à  moi  et  me  léchait  la  main 
d'un  air  triste  et  résigné.  Puis  il  se  couchait  et  tâchait  de  s'endormir  ; 


kS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  c'était  un  assoupissement  douloureux ,  entrecoupé  de  faibles 
plaintes  qui  me  déchiraient  l'ame.  Quand  il  eut  perdu  tout  espoir  de 
retrouver  celui  qu'il  attendait  toujours,  il  résolut  de  se  laisser  mourir. 
Il  refusa  de  manger,  et  je  le  vis  expirer  sur  le  fauteuil  de  son  maître, 
en  me  regardant  d'un  air  de  reproche,  comme  si  j'étais  la  cause  de 
ses  fatigues  et  de  sa  mort.  Quand  je  vis  ses  yeux  éteints  et  ses  mem- 
bres glacés,  je  ne  pus  retenir  des  torrens  de  larmes;  je  le  pleurai 
encore  plus  amèrement  que  je  n'avais  pleuré  Christophore.  Il  me 
sembla  que  je  perdais  celui-ci  une  seconde  fois. 

Cet  événement,  si  puéril  en  apparence,  acheva  de  me  précipiter 
du  haut  de  mon  orgueil  dans  un  abîme  de  douleur.  A  quoi  m'avait 
servi  cet  orgueil?  à  quoi  m'avait  servi  mon  intelligence?  La  maladie 
avait  frappé  l'une  d'impuissance;  l'humilité  d'un  homme  charitable, 
l'affection  fidèle  d'un  pauvre  animal,  m'avaient  plus  secouru  que 
l'autre.  Maintenant  que  la  mort  m'enlevait  les  seuls  objets  de  ma 
sympathie,  la  raison,  dont  j'avais  fait  mon  dieu,  m'enseignait,  pour 
toute  consolation  ,  qu'il  ne  restait  plus  rien  d'eux  ,  et  qu'ils  devaient 
être  pour  moi  comme  s'ils  n'eussent  jamais  été.  Je  ne  pouvais  me 
faire  à  cette  idée  de  destruction  absolue,  et  pourtant  ma  science  me 
défendait  d'en  douter.  J'essayai  de  reprendre  mes  études,  espérant 
chasser  l'en  nui  qui  me  dévorait  :  cela  ne  servit  qu'à  absorber  quelques 
heures  de  ma  journée.  Dès  que  je  rentrais  dans  ma  cellule ,  dès  que 
je  m'étendais  sur  mon  lit  pour  dormir,  l'horreur  de  l'isolement  se 
faisait  sentir  chaque  jour  davantage;  je  devenais  faible  comme  un 
enfant,  et  je  baignais  mon  chevet  de  mes  larmes;  je  regrettais  ces 
souffrances  physiques  qui  m'avaient  semblé  insupportables  et  qui 
maintenant  m'eussent  été  douces,  si  elles  eussent  pu  ramener  près 
de  moi  Christophore  et  Bacco. 

Je  sentis  alors  profondément  que  la  plus  humble  amitié  est  un  plus 
précieux  trésor  que  toutes  les  conquêtes  du  génie;  que  la  plus  naïve 
émotion  du  cœur  est  plus  douce  et  plus  nécessaire  que  toutes  les 
satisfactions  de  la  vanité.  Je  compris,  par  le  témoignage  de  mes  en- 
trailles, que  l'homme  est  fait  pour  aimer,  et  que  la  solitude,  sans  la 
foi  et  l'amour  divin,  est  un  tombeau,  moins  le  repos  de  la  mort!  Je 
ne  pouvais  espérer  de  retrouver  la  foi;  c'était  un  beau  rêve  éva- 
noui, qui  me  laissait  plein  de  regrets;  ce  que  j'appelais  ma  raison  et 
mes  lumières  l'avaient  bannie  sans  retour  de  mon  ame.  Ma  vie  ne 
pouvait  plus  être  qu'une  veille  aride ,  une  réalité  desséchante.  Mille 
pensées  de  désespoir  s'agitèrent  dans  mon  cerveau.  Je  songeai  à 
quitter  le  cloître,  à  me  lancer  dans  le  tourbillon  du  monde,  à 


SPIRIDION.  $'3 

m'abandonneraux  passions,  aux  vices  même,  pour  tâcher  d'échapper 
à  moi-même  par  l'ivresse  ou  l'abrutissement.  Ces  désirs  s'effacèrent 
promptcment;  j'avais  étouffé  mes  passions  de  trop  bonne  heure» 
pour  qu'il  me  fût  possible  de  les  faire  revivre.  L'athéisme  même 
n'avait  fait  qu'affermir,  par  l'étude  et  la  réflexion ,  mes  habitudes 
d'austérité.  D'ailleurs,  à  travers  toutes  mes  transformations,  j'avais 
conservé  un  sentiment  du  beau,  un  désir  de  l'idéal  que  ne  répudient 
point  à  leur  gré  les  intelligences  tant  soit  peu  élevées.  Je  ne  me  ber- 
çais plus  du  rêve  de  la  perfection  divine;  mais,  à  voir  seulement  l'uni- 
vers matériel ,  à  ne  contempler  que  la  splendeur  des  étoiles  et  la 
régularité  des  lois  qui  régissent  la  matière,  j'avais  pris  tant  d'amour 
-pour  l'ordre,  la  durée  et  la  beauté  extérieure  des  choses ,  que  je 
n'eusse  jamais  pu  vaincre  mon  horreur  pour  tout  ce  qui  eût  troublé 
ces  idées  de  grandeur  et  d'harmonie. 

J'essayai  de  me  créer  de  nouvelles  sympathies  ;  je  n'en  pus  trouver 
dans  le  cloître.  Je  rencontrais  partout  la  malice  et  la  fausseté;  et, 
quand  j'avais  affaire  aux  simples  d'esprit,  j'apercevais  la  lâcheté  sous 
la  douceur.  Je  tâchai  de  nouer  quelques  relations  avec  le  monde. 
Du  temps  de  l'abbé  Spiridion,  tout  ce  qu'il  y  avait  d'hommes  distin- 
gués dans  le  pays  et  de  voyageurs  instruits  sur  les  chemins  venaient 
visiter  le  couvent,  malgré  sa  position  sauvage  et  la  difficulté  des 
routes  qui  y  conduisent.  Mais,  depuis  qu'il  était  devenu  un  repaire 
de  paresse,  d'ignorance  et  d'ivrognerie,  le  hasard  seul  nous  amenait, 
comme  aujourd'hui ,  à  de  rares  intervalles,  quelques  passans  indif- 
férens  ou  quelques  curieux  désœuvrés.  Je  ne  trouvai  personne  à  qui 
ouvrir  mon  cœur,  et  je  restai  seul  livré  à  un  sombre  abattement. 

Pendant  des  semaines  et  des  mois,  je  vécus  ainsi  sans  plaisir  et 
presque  sans  peine,  tant  mon  ame  était  brisée  et  accablée  sous  le 
poids  de  l'ennui.  L'étude  avait  perdu  tout  attrait  pour  moi  ;  elle  me 
devint  peu  à  peu  odieuse  :  elle  ne  servait  qu'à  me  remettre  sous  les 
yeux  ce  sinistre  problème  de  la  destinée  de  l'homme.  Abandonné 
sur  la  terre  à  tous  les  élémcns  de  souffrance  et  de  destruction,  sans 
avenir,  sans  promesse  et  sans  récompense,  je  me  demandais  alors  à 
quoi  bon  vivre,  mais  aussi  à  quoi  bon  mourir;  néant  pour  néant,  je 
laissais  le  temps  couler  et  mon  front  se  dégarnir,  sans  opposer  de 
résistance  à  ce  dépérissement  de  l'ame  et  du  corps,  qui  meconduisai 
lentement  à  un  repos  plus  triste  encore. 

L'automne  arriva ,  et  la  mélancolie  du  ciel  adoucit  un  peu  l'amer- 
tume de  mes  idées.  J'aimais  à  marcher  sur  les  feuilles  sèches  et  à 
voir  passer  ces  grandes  troupes  d'oiseaux  voyageurs  qui  voleut  dans 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  ordre  symétrique,  et  dont  le  cri  sauvage  se  perd  dans  les  nuées. 
J'enviais  le  sort  de  ces  créatures  qui  obéissent  à  des  instincts  toujours 
satisfaits,  et  que  la  réflexion  ne  tourmente  pas.  Dans  un  sens,  je  les 
trouvais  bien  plus  complets  que  l'homme ,  car  ils  ne  désirent  que  ce 
qu'ils  peuventjposséder;  et ,  si  le  soin  de  leur  conservation  est  un  tra- 
vail continuel,  du  moins  ils  ne  connaissent  pas  l'ennui,  qui  est  la 
pire  des  fatigues.  J'aimais  aussi  à  voir  s'épanouir  les  dernières  fleurs 
de  l'année.  Tout  me  semblait  préférable  au  sort  de  l'homme,  môme 
celui  des  plantes;  et,  portant  ma  sympathie  sur  ces  existences  éphé- 
mères, je  n'avais  d'autre  plaisir  que  de  cultiver  un  petit  coin  du 
jardin  et  de  l'entourer  de  palissades,  pour  empêcher  les  pieds  pro- 
fanes de  fouler  mes  gazons  et  les  mains  sacrilèges  de  cueillir  mes 
fleurs.  Lorsqu'on  en  approchait,  je  repoussais  les  curieux  avec  tant 
d'humeur,  qu'on  me  crut  fou ,  et  que  le  prieur  se  réjouit  de  me  voir 
tombé  dans  un  tel  abrutissement. 

Les  soirées  étaient  fraîches,  mais  douces;  il  m'arrivait  souvent, 
après  avoir  cherché ,  dans  la  fatigue  de  mon  travail  manuel ,  l'espoir 
d'un  peu  de  repos  pour  la  nuit,  de  me  coucher  sur  un  banc  de  gazon 
que  j'avais  élevé  moi-même,  et  de  rester  plongé  dans  une  vague 
rêverie  long-temps  après  le  coucher  du  soleil.  Je  laissais  flotter  mes 
esprits,  comme  les  feuilles  que  le  vent  enlevait  aux  arbres;  je  m'étu- 
diais à  végéter;  j'eusse  voulu  désapprendre  l'exercice  de  la  pen- 
sée. J'arrivais  ainsi  à  une  sorte  d'assoupissement  qui  n'était  ni  la 
veille  ni  le  sommeil,  ni  la  souffrance  ni  le  bien-être,  et  ce  pâle 
plaisir  était  encore  le  plus  vif  qui  me  restât.  Peu  à  peu  cette  lan- 
gueur devint  plus  douce,  et  le  travail  de  ma  volonté  pour  y  arri- 
ver devint  plus  facile.  Ma  béatitude  alors  consistait  surtout  à  perdre 
la  mémoire  du  passé  et  l'appréhension  de  l'avenir.  J'étais  tout  au 
présent.  Je  comprenais  la  vie  de  la  nature,  j'observais  tous  ses  petits 
phénomènes,  je  pénétrais  dans  ses  moindres  secrets.  J'écoutais  ses 
capricieuses  harmonies,  et  le  sentiment  de  toutes  ces  choses  inap- 
préciables aux  esprits  agités  réussissait  à  me  distraire  de  moi-même. 
Je  soulageais  à  mon  insu ,  par  cette  douce  admiration ,  mon  cœur 
rempli  d'un  amour  sans  but  et  d'un  enthousiasme  sans  aliment.  Je 
contemplais  la  grâce  d'une  branche  mollement  bercée  par  le  vent; 
j'étais  attendri  par  le  chant  faible  et  mélancolique  d'un  insecte.  Les 
parfums  de  mes  fleurs  me  portaient  à  la  reconnaissance  ;  leur  beauté, 
préservée  de  toute  altération  par  mes  soins,  m'inspirait  un  naïf  or- 
gueil. Pour  la  première  fois,  depuis  bien  des  années,  je  redevenais 
sensible  à  la  poésie  du  cloître,  sanctuaire  placé  sur  les  lieux  élevés, 


SPIRIDION.  45 

pour  que  l'homme  y  vive  au-dessus  des  bruits  du  monde ,  recueilli 
dais  la  contemplation  du  ciel.  ïu  connais  cet  angle  que  forme  la 
terrasse  du  Jardin  du  côté  de  la  mer,  au  bout  du  berceau  de  vigne 
que  supportent  des  piliers  quadrangulaires  en  marbre  blanc.  Là 
s'élèvent  quatre  palmiers  ;  c'est  moi  qui  les  ai  plantés ,  et  c'est  là  que  - 
j'avais  disposé  mon  parterre,  aujourd'hui  effacé  et  confondu  dans 
le  potager,  qui  a  pris  la  place  du  beau  jardin  créé  par  liébronius.  Ce 
lieu  était  encore,  à  l'époque  dont  je  te  parle,  un  des  plus  pittoresques 
de  la  terre,  au  dire  des  rares  voyageurs  qui  le  visitaient.  Les  riches 
fontaines  de  marbre,  qui  ne  sont  plus  consacrées  aujourd'hui  qu'à  de 
vils  usages ,  y  murmuraient  alors  pour  les  seules  délices  des  oreilles- 
musicales.  L'eau  pure  de  la  source  tombait  dans  des  conques  de 
marbre  rouge  qui  la  déversaient  l'une  dans  l'autre,  et  fuyait  mysté- 
rieusement sous  l'ombrage  des  cyprès  et  des  figuiers.  Les  rameaux 
des  citronniers  et  des  caroubiers  se  pressaient  et  s'enlaçaient  étroite- 
ment autour  de  ma  retraite,  et  l'isolaient  selon  mon  goût.  Mais,  du 
côté  du  glacis  perpendiculaire  qui  domine  le  rivage ,  j'avais  ménagé 
une  ouverture  dans  mes  berceaux;  et  je  pouvais  admirer  à  loisir,  à 
travers  un  cadre  de  fleurs  et  de  verdure,  le  spectacle  sublime  de  la 
mer  brisant  sur  les  rochers  et  se  teignant  à  l'horizon  des  feux  du 
couchant  ou  de  ceux  de  l'aurore.  Là,  perdu  dans  des  rêveries  sans 
fin ,  il  me  semblait  saisir  des  harmonies  inappréciables  aux  sens  gros- 
siers des  autres  hommes,  quelque  chant  plaintif,  exhalé  sur  la  rive 
maure,  et  porté  sur  les  mers  par  les  vents  du  sud,  ou  le  cantique 
de  quelque  derviche ,  saint  ignoré ,  perdu  dans  les  âpres  solitudes  de 
l'Atlas,  et  plus  heureux  dans  sa  misère  cénobitique  avec  la  foi,  que 
moi  au  sein  de  mon  opulence  monacale  avec  le  doute. 

Peu  à  peu ,  j'en  vins  à  découvrir  un  sens  profond  dans  les  moindres 
faits  de  la  nature.  En  m'abandonnant  au  charme  de  mes  impressions 
avec  la  naïveté  qu'amène  le  découragement,  je  reculai  insensible- 
ment les  bornes  étroites  du  certain  jusqu'à  celles  du  possible;  et 
bientôt  le  possible,  vu  avec  une  certaine  émotion  du  cœur,  ouvrit 
autour  de  moi  des  horizons  plus  vastes  que  ma  raison  n'eût  osé  les 
pressentir.  Il  me  sembla  trouver  des  motifs  de  mystérieuse  pré- 
voyance dans  tout  ce  qui  m'avait  paru  hvré  à  la  fatalité  aveugle.  Je 
recouvrai  le  sens  du  bonheur  que  j'avais  si  déplorablement  perdu. 
Je  cherchai  les  jouissances  relatives  de  tous  les  êtres ,  comme  j'avais 
cherché  leurs  souffrances,  et  je  m'étonnai  de  les  trouver  si  équita- 
blement  réparties.  Chaque  être  prit  une  forme  et  une  voix  nouvelles 
pour  me  révéler  des  facultés  inconnues  à  la  froide  et  superficielle 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

observation  que  j'avais  prise  pour  la  science.  Des  mystères  infinis  se 
déroulèrent  autour  de  moi,  contredisant  toutes  les  sentences  d'un 
savoir  incomplet  et  d'un  jugement  précipité.  En  un  mot,  la  vie  prit 
à  mes  yeux  un  caractère  sacré  et  un  but  immense,  que  je  n'avais  en- 
trevu ni  dans  les  religions,  ni  dans  les  sciences,  et  que  mon  cœur 
enseigna  sur  nouveaux  frais  à  mon  intelligence  égarée. 

Un  soir,  j'écoutais  avec  recueillement  le  bruit  de  la  mer  calme  bri- 
sant sur  le  sable;  je  cherchais  le  sens  de  ces  trois  lames,  plus  fortes 
que  les  autres,  qui  reviennent  toujours  ensemble,  à  des  intervalles 
réguliers,  comme  un  rhythme  marqué  dans  l'harmonie  éternelle; 
j'entendis  un  pêcheur  qui  chantait  aux  étoiles ,  étendu  sur  le  dos  dans 
sa  barque.  Sans  doute,  j'avais  entendu  bien  souvent  le  chant  des  pê- 
cheurs de  la  côte,  et  celui-là  peut-être  aussi  souvent  que  les  autres. 
Mes  oreilles  avaient  toujours  été  fermées  à  la  musique,  comme  mon 
cerveau  à  la  poésie.  Je  n'avais  vu  dans  les  chants  du  peuple  que  l'ex- 
pression des  passions  grossières,  et  j'en  avais  détourné  mon  attention 
avec  mépris.  Ce  soir-là,  comme  les  autres  soirs,  je  fus  d'abord  blessé 
d'entendre  cette  voix ,  qui  couvrait  celle  des  flots ,  et  qui  troublait 
mon  audition.  Mais,  au  bout  de  quelques  instans,  je  remarquai  que  le 
chant  du  pêcheur  suivait  instinctivement  le  rhythme  de  la  mer;  et  je 
pensai  que  c'était  là  peut-être  un  de  ces  grands  et  vrais  artistes  que 
la  nature  elle-même  prend  soin  d'instruire,  et  qui,  pour  la  plupart, 
meurent  ignorés  comme  ils  ont  vécu.  Cette  pensée  répondant  aux 
habitudes  de  suppositions  dans  lesquelles  je  me  complaisais  désor- 
mais, j'écoutai  sans  impatience  le  chant  à  demi  sauvage  de  cet 
homme  à  demi  sauvage  aussi,  qui  célébrait  d'une  voix  lente  et  mé- 
lancolique les  mystères  de  la  nuit  et  la  douceur  de  la  brise.  Ses  vers 
avaient  peu  de  rime  et  peu  de  mesure,  ses  paroles  encore  moins  de 
sens  et  de  poésie  ;  mais  le  charme  de  sa  voix ,  l'habileté  naïve  de  son 
rhythme ,  et  l'étonnante  beauté  de  sa  mélodie,  triste,  large  et  mono- 
tone comme  celle  des  vagues,  me  frappèrent  si  vivement,  que  tout  à 
coup  la  musique  me  fut  révélée.  La  musique  me  sembla  devoir  être 
la  véritable  langue  poétique  de  l'homme,  indépendante  de  toute  pa- 
role et  de  toute  poésie  écrite,  soumise  à  une  logique  particulière,  et 
pouvant  exprimer  des  idées  de  l'ordre  le  plus  élevé,  des  idées  trop 
vastes  même  pour  être  bien  rendues  dans  toute  autre  langue.  Je  ré- 
solus d'étudier  la  musique,  afin  de  poursuivre  cet  aperçu;  et  je  l'étu- 
diai  en  effet  avec  quelque  succès,  comme  on  a  pu  te  le  dire.  Mais 
une  chose  me  gêna  toujours  :  c'est  d'avoir  trop  fait  usage  de  la  logi- 
que appliquée  à  un  autre  ordre  de  facultés.  Je  ne  pus  jamais  com- 


SPIRIDION.  47 

poser,  et  c'était  Ih  pourtant  ce  que  j'eusse  ambitionné  par-dessus 
tout  en  musique.  Quand  je  vis  que  je  ne  pouvais  rendre  ma  pensée 
dans  cette  langue  trop  sublime  sans  doute  pour  mon  organisation, 
je  m'adonnai  ù  la  poésie,  et  je  fis  des  vers.  Gela  ne  me  réussit  pas 
beaucoup  mieux  ;  mais  j'avais  un  besoin  de  poésie  qui  cherchait  une 
issue  avant  de  songer  à  posséder  un  aliment ,  et  ma  poésie  était  faible, 
parce  que  la  poésie  veut  être  alimentée  d'un  sentiment  profond  dont 
je  n'avais  que  le  vague  pressentiment. 

Mécontent  de  mes  vers,  je  lis  de  la  prose  à  laquelle  je  tâchai  de 
conserver  une  forme  lyrique.  Le  seul  sujet  sur  lequel  je  pusse 
m'exercer  avec  un  peu  de  facilité,  c'était  ma  tristesse  et  les  maux 
que  j'avais  soufferts  en  cherchant  la  vérité.  Je  t'en  réciterai  un  échan- 
tillon : 

«  0  ma  grandeur  !  ô  ma  force  !  vous  avez  passé  comme  une  nuée 
d'orage,  et  vous  êtes  tombées  sur  la  terre  pour  ravager  comme  la 
foudre.  Vous  avez  frappé  de  mort  et  de  stérilité  tous  les  fruits  et 
toutes  les  fleurs  de  mon  champ.  Vous  en  avez  fait  une  arène  désolée, 
et  je  me  suis  assis  tout  seul  au  milieu  de  mes  ruines.  0  ma  grandeur! 
ô  ma  force!  étiez-vous  de  bons  ou  de  mauvais  anges? 

«  0  ma  fierté!  ô  ma  science!  vous  vous  êtes  levées  comme  les 
tourbillons  brûlans  que  le  simoun  répand  sur  le  désert.  Comme  le 
gravier,  comme  la  poussière,  vous  avez  enseveli  les  palmiers,  vous 
avez  troublé  ou  tari  les  fontaines.  Et  j'ai  cherché  l'onde  où  l'on  se 
désaltère,  et  je  ne  l'ai  plus  trouvée ,  car  l'insensé  qui  veut  frayer  sa 
route  vers  les  cimes  orgueilleuses  de  l'Horeb ,  oublie  l'humble  sen- 
tier qui  mène  à  la  source  ombragée.  0  ma  science!  ô  ma  fierté! 
étiez-vous  les  envoyés  du  Seigneur»  étiez-vous  des  esprits  de  té- 
nèbres? 

«  0  ma  vertu!  ô  mon  abstinence!  vous  vous  êtes  dressées  comme 
des  tours ,  vous  vous  êtes  étendues  comme  des  remparts  de  marbre, 
comme  des  murailles  d'airain.  Vous  m'avez  abrité  sous  des  voûtes 
glacées,  vous  m'avez  enseveli  dans  des  caves  funèbres  remplies  d'an- 
goisses et  de  terreur  ;  et  j'ai  dormi  sur  une  couche  dure  et  froide,  où 
j'ai  rêvé  souvent  qu'il  y  avait  un  ciel  propice  et  des  mondes  féconds. 
Et  quand  j'ai  cherché  la  lumière  du  soleil,  je  ne  l'ai  plus  trouvée, 
car  j'avais  perdu  la  vue  dans  les  ténèbres,  et  mes  pieds  débiles  ne 
pouvaient  plus  me  porter  sur  le  bord  de  l'abîme.  0  ma  vertu!  ô  mon 
abstinence!  étiez-vous  les  suppôts  de  l'orgueil,  ou  les  conseils  de  la 
sagesse? 

«  0  ma  religion  l  ô  mon  espérance  !  vous  m'avez  porté  comme  une 


i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barque  incertaine  et  fragile  sur  des  mers  sans  rivages,  au  milieu  des 
brumes  décevantes,  vagues  illusions,  informes  images  d'une  patrie 
inconnue.  Et  quand,  lassé  de  lutter  contre  le  vent  et  de  gémir 
courbé  sous  la  tempête,  je  vous  ai  demandé  où  vous  me  conduisiez, 
vous  avez  allumé  des  phares  sur  des  écueils,  pour  me  montrer  ce 
qu'il  fallait  fuir ,  et  non  ce  qu'il  fallait  atteindre.  0  ma  religion  !  ô 
mon  espérance!  étiez-vous  le  rêve  de  la  folie,  ou  la  voix  mystérieuse 
du  Dieu  vivant?  » 

Au  milieu  de  ces  occupations  innocentes,  mon  ame  avait  repris  du 
calme  et  mon  corps  de  la  vigueur  ;  je  fus  tiré  de  mon  repos  par  l'ir- 
ruption d'un  fléau  imprévu,  A  la  contagion  qu'avaient  éprouvée  le  mo- 
nastère et  les  environs,  succéda  la  peste,  qui  désola  le  pays  tout 
entier.  J'avais  eu  l'occasion  de  faire  quelques  observations  sur  la 
possibilité  de  se  préserver  des  maladies  épidémiques  par  un  système 
hygiénique  fort  simple.  Je  fis  part  de  mes  idées  à  quelques  personnes , 
et,  comme  elles  eurent  à  se  louer  d'y  avoir  ajouté  foi,  on  me  fit  la 
réputation  d'avoir  des  remèdes  merveilleux  contre  la  peste.  Tout  en 
niant  la  science  qu'on  m'attribuait,  je  me  prêtai  de  grand  cœur  à 
communiquer  mes  humbles  découvertes.  Alors  on  vint  me  chercher 
de  tous  côtés,  et  bientôt  mon  temps  et  mes  forces  purent  à  peine 
suffire  au  nombre  de  consultations  qu'on  venait  me  demander;  il 
fallut  même  que  le  prieur  m'accordât  la  permission  extraordinaire 
de  sortir  du  monastère  et  d'aller  visiter  les  malades.  Mais,  à  mesure 
que  la  peste  étendait  ses  ravages ,  les  sentimens  de  piété  et  d'huma- 
nité ,  qui  d'abord  avaient  porté  les  moines  à  se  montrer  accessibles  et 
compatissans ,  s'effacèrent  de  leurs  âmes.  Une  peur  égoïste  et  lâche 
glaça  tout  esprit  de  charité.  Défense  me  fut  faite  de  communiquer 
avec  les  pestiférés ,  et  les  portes  du  monastère  furent  fermées  à  ceux 
qui  venaient  implorer  des  secours.  Je  ne  pus  m'empêcher  d'en  té- 
moigner mon  indignation  au  prieur.  Dans  un  autre  temps ,  il  m'eût 
envoyé  au  cachot  ;  mais  les  esprits  étaient  tellement  abattus  par  la 
crainte  de  la  mort ,  qu'il  m'écouta  avec  calme.  Alors  il  me  proposa 
un  terme  moyen  :  c'était  d'aller  m'établir  à  deux  lieues  d'ici ,  dans 
l'ermitage  de  Saint-Hyacinthe,  et  d'y  demeurer  avec  l'ermite  jusqu'à 
ce  que  la  fin  de  la  contagion  et  l'absence  de  tout  danger  pour  7ios 
frères  me  permissent  de  rentrer  dans  le  couvent.  Il  s'agissait  de  savoir 
si  l'ermite  consentirait  à  me  laisser  vaquer  aux  devoirs  de  ma  nouvelle 
charge  de  médecin,  et  à  partager  avec  moi  sa  natte  et  son  pain  noir. 
Je  fus  autorisé  à  l'aller  voir  pour  sonder  ses  intentions ,  et  je  m'y 
rendis  à  l'instant  même.  Je  n'avais  pas  grand  espoir  de  le  trouver 


SPIRIDION.  49 

favorable  :  cet  homme,  qui  venait  une  fois  par  mois  demander  l'au- 
mône à  la  porte  du  couvent,  m'avait  toujours  inspiré  de  l'éloigne- 
ment.  Quoique  la  piété  des  amcs  simples  ne  le  laissât  pas  manquer 
du  nécessaire ,  il  était  obligé  par  ses  vœux  à  mendier  de  porte  en 
porte  à  des  intervalles  périodiques ,  plutôt  pour  faire  acte  d'abjection 
que  pour  assurer  son  existence.  J'avais  un  grand  mépris  pour  cette 
pratique  ;  et  cet  ermite ,  avec  son  grand  crâne  conique ,  ses  yeux  pâles 
et  enfoncés  qui  ne  semblaient  pas  capables  de  supporter  la  lumière  du 
soleil ,  son  dos  voûté ,  son  silence  farouche ,  sa  barbe  blanche ,  jaunie 
à  toutes  les  intempéries  de  l'air,  et  sa  grande  main  décharnée ,  qu'il 
tirait  de  dessous  son  manteau  plutôt  avec  un  geste  de  commande- 
ment qu'avec  l'apparence  de  l'humilité ,  était  devenu  pour  moi  un 
type  de  fanatisme  et  d'orgueil  hypocrite. 

Quand  j'eus  gravi  la  montagne ,  je  fus  ravi  de  l'aspect  de  la  mer. 
Vue  ainsi  en  plongeant  de  haut  sur  ses  abîmes ,  elle  semblait  une 
immense  plaine  d'azur  fortement  inclinée  vers  les  rocs  énormes  qui 
la  surplombaient ,  et  ses  flots  réguliers ,  dont  le  mouvement  n'était  plus 
sensible ,  présentaient  l'apparence  de  sillons  égaux  tracés  par  la 
charrue.  Cette  masse  bleue,  qui  se  dressait  comme  une  colline  et 
qui  semblait  compacte  et  solide  comme  le  saphyr,  me  saisit  d'un  tel 
vertige  d'enthousiasme,  que  je  me  retins  aux  oliviers  de  la  montagne 
pour  ne  pas  me  précipiter  dans  l'espace.  Il  me  semblait  qu'en  face 
de  ce  magnifique  élément  le  corps  devait  prendre  les  forces  de  l'es- 
prit et  parcourir  l'immensité  dans  un  vol  sublime.  Je  pensai  alors  à 
Jésus  marchant  sur  les  flots,  et  je  me  représentai  cet  homme  divin, 
grand  comme  les  montagnes,  resplendissant  comme  le  soleil.  Allé- 
gorie de  la  métaphysique,  ou  rêve  dune  confiance  exaltée ,  m'écriai- 
ie ,  tu  es  plus  grand  et  plus  poétique  que  toutes  nos  certitudes  me- 
surées au  compas  et  tous  nos  raisonnemens  alignés  au  cordeau!... 

Comme  je  disais  ces  paroles ,  une  sorte  de  plainte  psalmodiée ,  fai- 
ble et  lugubre  prière  qui  semblait  sortir  des  entrailles  de  la  monta- 
gne, me  força  de  me  retourner.  Je  cherchai  quelque  temps  des  yeux 
et  de  l'oreille  d'où  pouvaient  partir  ces  sons  étranges  ;  et,  enfin, 
étant  monté  sur  une  roche  voisine,  je  vis  sous  mes  pieds,  à  quelque 
distance,  dans  un  écartement  du  rocher,  l'ermite  nu  jusqu'à  la 
ceinture,  occupé  à  creuser  une  fosse  dans  le  sable.  A  ses  pieds  était 
étendu  un  cadavre  roulé  dans  une  natte  et  dont  les  pieds  bleuâtres, 
maculés  par  les  traces  de  la  peste ,  sortaient  de  ce  linceul  rusti- 
que. Une  odeur  fétide  s'exhalait  de  la  fosse  entr'ouverte,  à  peine 

TOME   XVII.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

refermée  la  veille  sur  d'autres  cadavres  ensevelis  à  la  liùte.  Auprès 
du  nouveau  mort  il  y  avait  une  petite  croix  de  bois  d'olivier  çrossiè- 
rement  taillée,  ornement  unique  du  mausolée  commun,  une  jatte  de 
grès  avec  un  rameau  d'iiysope  pour  l'ablution  lustrale,  et  un  petit 
bûcher  de  genièvre  fumant  pour  épurer  l'air.  Un  soleil  dévorant 
tombait  d'aplomb  sur  la  tète  chauve  et  sur  les  maigres  épaules  du 
solitaire.  La  sueur  collait  à  sa  poitrine  les  longues  mèches  de  sa 
barbe  couleur  d'ambre.  Saisi  de  respect  et  de  pitié,  je  m'élançai  vers 
lui.  Il  ne  témoigna  aucune  surprise;  et,  jetant  sa  bêche,  il  me  fit  si- 
gne de  prendre  les  pieds  du  cadavre,  en  même  temps  qu'il  le  pre- 
nait par  les  épaules.  Quand  nous  l'eûmes  enseveli,  il  replanta  la 
croix,  fit  l'immersion  d'eau  bénite;  et,  me  priant  de  ranimer  le  bû- 
cher, il  s'agenouilla ,  murmura  une  courte  prière  et  s'éloigna  sans 
s'occuper  de  moi  davantage.  Quand  nous  eûmes  gagné  son  ermi- 
tage, il  s'aperçut  seulement  que  je  marchais  près  de  lui;  et,  me  re- 
gardant alors  avec  quelque  étonnement,  il  me  demanda  si  j'avais 
besoin  de  me  reposer.  Je  lui  expliquai  en  peu  de  mots  le  but  de  ma 
visite.  Il  ne  me  répondit  que  par  un  serrement  de  main  ;  puis,  ouvrant 
la  porte  de  l'ermitage,  il  me  montra,  dans  une  salle  creusée  au  sein  du 
roc,  quatre  ou  cinq  malheureux  pestiférés  agonisant  sur  des  nattes. 
—  Ce  sont,  me  dit-il,  des  pêcheurs  de  la  côte  et  des  contreban- 
diers, que  leurs  parens,  saisis  de  terreur,  ont  jetés  hors  des  huttes. 
Je  ne  puis  rien  faire  pour  eux  que  de  combattre  le  désespoir  de  leur 
agonie  par  des  paroles  de  foi  et  de  charité  ;  et  puis  je  les  ensevelis 
quand  ils  ont  cessé  de  souffrir.  N'entrez  pas,  mon  frère,  ajoutaî- 
t-il  en  voyant  que  je  m'avançais  sur  le  seuil,  ces  gens-là  sont  sans 
ressources,  et  ce  lieu  est  infecté;  conservez  vos  jours  pour  ceux 
que  vous  pouvez  sauver  encore.  — Et  vous,  mon  père,  lui  dis-je, 
ne  craignez-vous  donc  rien  pour  vous-même?  —  Rien,  répondit-il 
en  souriant,  j'ai  un  préservatif  certain,  —  Et  quel  est-il? — C'est, 
dit-il  d'un  air  inspiré,  la  tâche  que  j'ai  à  remplir  qui  me  rend  invul- 
nérable. Quand  je  ne  serai  plus  nécessaire,  je  redeviendrai  un 
homme  comme  les  autres,  et,  quand  je  tomberai ,  je  dirai  :  Seigneur, 
ta  volonté  soit  faite;  puisque  tu  me  rappelles,  c'est  que  tu  n'as  plus 
rien  à  me  commander.  Comme  il  disait  cela  ,  ses  yeux  éteints  se  ra- 
nimèrent,  et  semblèrent  renvoyer  les  rayons  du  soleil  qu'ils  avaient 
absorbés.  Leur  éclat  fut  tel,  que  j'en  détournai  les  miens  et  les  re^ 
portai  involontairement  sur  la  mer  qui  étincelait  sous  nos  pieds.  —  A 
quoi  songez-vous?  me  dit-il.  —  Je  songe,  répondis-je,  que  Jésus  a 


SPIRIDION.  §1 

marché  sur  les  eaux.  —  Quoi  d'étonnant?  reprit  le  digne  homme 
qui  ne  me  comprenait  pas  ;  la  seule  chose  étonnante,  c'est  que  saint 
Pierre  ait  douté,  lui  qui  voyait  le  Sauveur  face  à  face. 

Je  revins  tout  de  suite  au  monastère,  pour  rendre  compte  à  l'abbé 
de  mon  message.  J'aurais  dû  m'épargner  cette  peine ,  et  me  souve- 
nir que  les  moines  se  soucient  fort  peu  de  la  règle,  surtout  quand  la 
peur  les  gouverne.  Je  trouvai  toutes  les  portes  closes;  et,  quand  je 
présentai  ma  tête  au  guichet,  on  me  le  referma  au  visage,  en  me 
criant  que  ,  quel  que  fût  le  résultat  de  ma  démarche ,  je  ne  pouvais 
plus  rentrer  au  couvent.  J'allai  donc  coucher  à  l'ermitage. 

J'y  passai  trois  mois  dans  la  société  de  l'ermite.  C'était  vraiment 
un  homme  des  anciens  jours,  un  saint  digne  des  plus  beaux  temps 
du  christianisme.  Hors  de  l'exercice  des  bonnes  œuvres,  c'était  peut- 
être  un  esprit  vulgaire;  mais  sa  piété  était  si  grande,  qu'elle  lui 
donnait  le  génie  au  besoin.  C'était  surtout  dans  ses  exhortations 
aux  mourans  que  je  le  trouvais  admirable.  11  était  alors  vraiment 
inspiré  ;  l'éloquence  débordait  en  lui  comme  un  torrent  des  mon- 
tagnes. Des  larmes  de  componction  inondaient  son  visage  sillonné 
par  la  fatigue.  Il  connaissait  vraiment  le  chemin  des  cœurs.  Il 
combattait  les  angoisses  et  les  terreurs  de  la  mort,  comme  George 
le  guerrier  céleste  terrassait  les  dragons.  Il  avait  une  intelligence 
merveilleuse  des  diverses  passions  qui  avaient  pu  remplir  l'existence 
de  ces  moribonds,  et  il  avait  un  langage  et  des  promesses  appropriés 
à  chacun  d'eux.  Je  remarquais  avec  satisfaction  qu'il  était  possédé  du 
désir  sincère  de  leur  donner  un  instant  de  soulagement  moral ,  à  leur 
pénible  départ  de  ce  monde,  et  non  trop  préoccupé  des  vaincs  forma- 
lités du  dogme.  En  cela,  il  s'élevait  au-dessus  de  lui-même;  car  sa 
foi  avait  dans  l'application  personnelle  toutes  les  minuties  du  catholi- 
cisme le  plus  étroit  et  le  plus  rigide  :  mais  la  bonté  est  un  don  de 
Dieu,  au-dessus  des  pouvoirs  et  des  menaces  de  l'église.  Une  larme 
de  ses  mourans  lui  paraissait  plus  importante  que  les  cérémonies  de 
l'extrême-onction ,  et  un  jour  je  l'entendis  prononcer  une  grande  pa- 
role pour  un  catholique.  Il  avait  présenté  le  crucifix  aux  lèvres  d'un 
agonisant;  celui-ci  détourna  la  tête,  et,  prenant  l'autre  main  de  i'er- 
mite,  il  la  baisa  en  rendant  l'esprit.  — Eh  bien'  dit  l'ermite  en  lui 
fermant  les  yeux  ,  il  te  sera  pardonné;  car  tu  as  senti  la  reconnais- 
sance, et,  si  tu  as  compris  le  dévouement  d'un  homme  en  ce  monde, 
tu  sentiras  la  bonté  de  Dieu  dans  l'autre. 

Avec  les  chaleurs  de  l'été  cessa  la  contagion.  Je  passai  encore  quel- 
que temps  avec  l'ermite  avant  que  l'on  osât  me  rappeler  au  cou- 


52  REVÎJE  DES  DEUX  MONDES. 

vent.  Le  repos  nous  était  bien  nécessaire  à  l'un  et  à  l'autre  ;  et  je  dois 
dire  que  ces  derniers  jours  de  l'année,  pleins  de  calme,  de  fraîcheur 
et  de  suavité,  dans  un  des  sites  les  plus  magnifiques  qu'il  soit  possi- 
ble d'imaginer,  loin  de  toute  contrainte,  et  dans  la  société  d'un 
homme  vraiment  respectable,  furent  au  nombre  des  rares  beaux 
jours  de  ma  vie.  Cette  existence  rude  et  frugale  me  plaisait,  et  puis 
je  me  sentais  un  autre  homme  qu'en  arrivant  à  l'ermitage;  un  tra- 
vail utile  ,  un  dévouement  sincère,  m'avaient  retrempé.  Mon  cœur* 
s'épanouissait  comme  une  fleur  aux  brises  du  printemps.  Je  compre- 
nais l'amour  fraternel  sur  un  vaste  plan,  le  dévouement  pour  tous 
les  hommes,  la  charité,  l'abnégation ,  la  vie  de  l'ame  en  un  mot.  Je 
remarquais  bien  quelque  puérilité  dans  les  idées  de  mon  compagnon 
rendu  au  calme  de  sa  vie  habituelle.  Lorsque  l'enthousiasme  ne  le 
soutenait  plus,  il  redevenait  capucin  jusqu'à  un  certain  point;  mais 
je  n'essayais  pas  de  combattre  ses  scrupules,  et  j'étais  pénétré  de  res- 
pect pour  la  foi  épurée  au  creuset  d'une  telle  vertu. 

Lorsque  l'ordre  me  vint  de  retourner  au  monastère,  j'étais  un 
peu  malade  ;  la  peur  de  me  voir  rapporter  un  germe  de  contagion 
fit  attendre  très  patiemment  mon  retour.  Je  reçus  immédiatement 
une  licence  pour  rester  dehors  le  temps  nécessaire  à  mon  rétabhs- 
sement,  temps  qu'on  ne  limitait  pas  et  dont  je  résolus  de  faire  le 
meilleur  emploi  possible. 

Jusque-là  une  des  principales  idées  qui  m'avaient  empêché  de 
rompre  mon  vœu  sous  le  rapport  de  la  claustration ,  c'était  la  crainte 
du  scandale  :  non  que  j'eusse  aucun  souci  personnel  de  l'opinion 
d'un  monde  avec  lequel  je  ne  désirais  établir  aucun  rapport,  ni  que 
je  conservasse  aucun  respect  pour  ces  moines  que  je  ne  pouvais 
estimer  ;  mais  une  rigidité  naturelle ,  un  instinct  profond  de  la  di- 
gnité du  serment ,  et ,  plus  que  tout  cela  peut-être ,  un  respect  in- 
vincible pour  la  mémoire  d'Hébronius,  m'avaient  retenu.  Mainte- 
nant que  le  couvent  me  rejetait,  pour  ainsi  dire,  de  son  enceinte,  il 
me  semblait  que  je  pouvais  l'abandonner  pour  quelque  temps  sans 
faire  un  éclat  de  mauvais  exemple  et  sans  violer  mes  résolutions. 
J'examinai  la  vie  que  j'avais  menée  dans  le  cloître  et  celle  que  j'y 
pouvais  mener  encore.  Je  me  demandai  si  elle  pouvait  produire  ce 
qu'elle  n'avait  pas  encore  produit,  quelque  chose  de  grand  ou  d'utile. 
Cette  vie  de  bénédictin  que  Spiridion  avait  pratiquée  et  rêvée  sans 
doute  pour  ses  successeurs  était  devenue  impossible  ;  car,  bien  que 
des  raisons  de  convenance  temporaire,  dont  le  détail  t'intéresserait 
peu,  et  que  j'ai  omis  à  dessein  de  te  raconter,  eussent  obligé  lïébro- 


SPIRIDION.  53 

nius  à  enrôler  sa  communauté  sous  les  insignes  de  saint  François, 
les  statuts  particuliers  qu'en  sa  qualité  d'abbé  il  avait  eu  le  droit 
d'établir  avaient  fait  de  nous,  dans  le  principe,  de  véritables  béné- 
dictins. Réputés  mendians,  seulement  pour  la  forme,  et  soumis  à 
des  règlemens  sages  et  modérés ,  voués  à  l'étude ,  et  surtout  dégagés 
de  l'esprit  remuant  et  fanatique  des  franciscains  ordinaires ,  les  pre- 
miers compagnons  de  la  savante  retraite  de  Spiridion  durent  lui 
faire  rêver  les  beaux  jours  du  cloître  et  les  grands  travaux  accomplis 
sous  ces  voûtes  antiques ,  sanctuaire  de  l'érudition  et  de  la  persévé- 
rance. Mais  Spiridion,  contemporain  des  derniers  hommes  remar- 
quables que  le  cloître  ait  produits ,  mourut  pourtant  dégoûté  de  son 
œuvre,  à  ce  qu'on  assure,  et  désillusionné  sur  l'avenir  de  la  vie  mo- 
nastique. Quant  à  moi,  qui  puis  sans  orgueil,  puisqu'il  s'agit  de  pé- 
nibles travaux  entrepris  et  non  de  glorieuses  œuvres  accomplies,  dire 
que  j'ai  été  le  dernier  des  bénédictins  en  ce  siècle ,  je  voyais  bien 
que  même  mon  rôle  de  paisible  érudit  n'était  plus  tenable.  Pour  des 
études  calmes,  il  faut  un  esprit  calme;  et  comment  le  mien  eût-il 
pu  l'être  au  sein  de  la  tourmente  qui  grondait  sur  l'humanité?  Je 
voyais  les  sociétés  prêtes  à  se  dissoudre  ;  les  trônes  trembler  commis 
des  roseaux  que  la  vague  va  couvrir;  les  peuples  se  réveiller  d'un 
long  sommeil  et  menacer  tout  ce  qui  les  avait  enchaînés;  le  bon  et 
le  mauvais  confondus  dans  la  même  lassitude  du  joug,  dans  la  même 
haine  du  passé.  Je  voyais  le  rideau  du  temple  se  fendre  du  haut  en 
bas  comme  à  l'heure  de  la  résurrection  du  crucifié  dont  ces  peuples 
étaient  l'image,  et  les  turpitudes  du  sanctuaire  allaient  être  mises 
à  nu  devant  l'œil  de  la  vengeance.  Comment  mon  ame  eût-elle  pu 
être  indifférente  aux  approches  de  ce  vaste  déchirement  qui  allait 
s'opérer?  Comment  mon  oreille  eût-elle  pu  être  sourde  au  rugisse- 
ment de  la  grande  mer  qui  montait ,  impatiente  de  briser  ses  digues 
et  de  submerger  les  empires?  A  la  veille  des  catastrophes  dont  nous 
sentirons  bientôt  l'effet ,  les  derniers  moines  peuvent  bien  achever 
à  la  hâte  de  vider  leurs  cuves,  et,  gorgés  de  vin  et  de  nourriture, 
s'étendre  sur  leur  couche  souillée ,  pour  y  attendre ,  sans  souci ,  la 
mort  au  milieu  des  fumées  de  l'ivresse.  Mais  je  ne  suis  pas  de  ceux- 
là;  je  m'inquiète  de  savoir  comment  et  pourquoi  j'ai  vécu,  pourquoi 
et  comment  je  dois  mourir. 

Ayant  mûrement  examiné  quel  usage  je  pourrais  faire  de  la  li- 
berté que  je  m'arrogeais,  je  ne  vis  hors  des  travaux  de  l'esprit  rien 
qui  me  convînt  en  ce  monde.  Aux  premiers  temps  de  mon  détache- 
ment du  catholicisme ,  j'avais  été  travaillé  sans  doute  par  de  vastes 


54.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ambitions;  j'avais  fait  des  projets  gigantesques;  j'avais  médité  la  ré- 
forme de  l'église  sur  un  pian  plus  vaste  que  celui  de  Luther;  j'avais 
rêvé  le  développement  du  protestantisme.  C'est  que,  comme  Luther, 
j'étais  chrétien  ;  et,  conçu  dans  le  sein  de  l'église,  je  ne  pouvais  ima- 
giner une  religion,  si  émancipée  qu'elle  se  fît ,  qui  ne  fût  d'abord  en- 
-gendrée  par  l'église.  Mais,  en  cessant  de  croire  au  Christ,  en  deve- 
nant philosophe  comme  mon  siècle,  je  ne  voyais  plus  le  moyen  d'être 
un  novateur;  on  avait  tout  osé.  En  fait  de  liberté  de  principes,  j'avais 
été  aussi  loin  que  les  autres,  et  je  voyais  bien  que,  pour  élever  un  avis 
nouveau  au  milieu  de  tous  ces  destructeurs,  il  eût  fallu  avoir  à  leur 
proposer  un  plan  de  réédification  quelconque.  J'eusse  pu  faire  quel- 
que chose  pour  les  sciences,  et  je  l'eusse  dû  peut-être;  mais,  outre 
que  je  n'avais  nul  souci  de  me  faire  un  nom  dans  cette  branche  des 
connaissances  humaines,  je  ne  me  sentais  vraiment  de  désirs  et  d'é- 
nergie que  pour  les  questions  philosophiques.  Je  n'avais  étudié  les 
sciences  que  pour  me  guider  dans  le  labyrinthe  de  la  métaphysique, 
et  pour  arriver  à  la  connaissance  de  l'Être  suprême.  Ce  but  manqué, 
je  n'aimai  plus  ces  études  qui  ne  m'avaient  passionné  qu'indirecte- 
ment; et  la  perte  de  toute  croyance  me  paraissait  une  chose  si  triste 
à  éprouver,  qu'il  m'eût  paru  également  pénible  de  l'annoncer  aux 
hommes.  Qu'eût  été,  d'ailleurs,  une  voix  de  plus  dans  ce  grand  con- 
cert de  malédictions  qui  s'élevait  contre  l'église  expirante?  Il  y  au- 
rait eu  de  la  lâcheté  à  lancer  la  pierre  contre  ce  moribond ,  déjà  aux 
prises  avec  la  révolution  française  qui  commençait  à  éclater,  et  qui, 
n'en  doute  pas,  Angel,  aura  dans  nos  contrées  un  retentissement 
plus  fort  et  plus  prochain  qu'on  ne  se  plaît  ici  à  le  croire.  Voilà  pour- 
quoi je  t'ai  conseillé  souvent  de  ne  pas  déserter  le  poste  où  peut-être 
d'honorables  périls  viendront  bientôt  nous  chercher.  Quant  à  moi , 
si  je  ne  suis  plus  moine  par  l'esprit,  je  le  suis  et  le  serai  toujours  par 
la  robe.  C'est  une  condition  sociale,  je  ne  dirai  pas  comme  une  autre, 
mais  c'en  est  une  ;  et  plus  elle  est  déconsidérée ,  plus  il  importe  de 
s'y  comporter  en  homme.  Si  nous  sommes  appelés  à  vivre  dans  le 
monde ,  sois  sûr  que  plus  d'un  regard  d'ironie  et  de  mépris  viendra 
scruter  la  contenance  de  ces  tristes  oiseaux  de  nuit  dont  la  race  ha- 
bite depuis  quinze  cents  ans  les  ténèbres  et  la  poussière  des  vieux 
murs.  Ceux  qui  se  présenteront  alors  au  grand  jour  avec  l'opprobre 
de  la  tonsure  doivent  lever  la  tête  plus  haut  que  les  autres;  car  la 
tonsure  est  ineffaçable,  et  les  cheveux  repoussent  en  vain  sur  le  crâne  : 
rien  ne  cache  ce  stigmate  jadis  vénéré,  aujourd'hui  abhorré  des 
peuples.  Sans  doute,  Angel,  nous  porterons  la  peine  des  crimes  que 


spiRïmox.  55 

nous  n'avons  pas  commis,  et  des  vices  que  nous  n'avons  pas  connus* 
Que  ceux  qui  auront  mérité  les  supplices  prennent  donc  la  fuite; 
que  ceux  qui  auront  mérité  dos  soufflets  se  cachent  donc  le  visage. 
Mais  nous,  nous  pouvons  tendre  la  joue  aux  insultes  et  les  mains  à 
la  corde,  et  porter  en  esprit  et  en  vérité  la  croix  du  Christ,  ce  phi- 
losophe sublime  que  tu  m'entends  rarement  nommer,  parce  que  son 
nom  illustre,  prononcé  sans  cesse  autour  de  moi  par  tant  de  bouches 
impures ,  ne  peut  sortir  de  mes  lèvres  qu'à  propos  des  choses  les 
plus  sérieuses  de  la  vie  et  des  sentimens  les  plus  profonds  de  l'ame. 

Que  pouvais-je  donc  faire  de  ma  liberté?  rien  qui  me  satisfît.  Si  je 
n'eusse  écouté  qu'une  vaine  avidité  de  bruit,  de  changement  et  de 
spectacles,  je  serais  certainement  parti  pour  long-temps,  pour  tou- 
jours peut-être.  J'eusse  exploré  des  contrées  lointaines,  traversé  les 
vastes  mers,  et  visité  les  nations  sauvages  du  globe.  .Te  vainquis  plus 
d'une  vive  tentation  de  ce  genre.  Tantôt  j'avais  envie  de  me  joindre 
à  quelque  savant  missionnaire,  et  d'aller  chercher,  loin  du  bruit  des 
nations  nouvelles,  le  calme  du  passé  chez  des  peuples  conservateurs 
religieux  des  lois  et  des  croyances  de  l'antiquité.  La  Chine,  l'Inde 
surtout,  m'offraient  un  vaste  champ  de  recherches  et  d'observations. 
Mais  j'éprouvai  presque  aussitôt  une  répugnance  insurmontable  pour 
ce  repos  de  la  tombe  auquel  je  ne  risquais  certainement  pas  d'échap- 
per, et  que  j'allais,  tout  vivant,  me  mettre  sous  les  yeux.  Je  ne 
voulus  point  voir  des  peuples  morts  intellectuellement,  attachés 
comme  des  animaux  stupides  au  joug  façonné  par  l'intelligence  de 
leurs  aïeux ,  et  marchant  tout  d'une  pièce  comme  des  momies  dans 
leur  suaire  couvert  d'hiéroglyphes.  Quelque  violent,  quelqueterrible, 
quelque  sanglant  que  put  être  le  dénoùmcnt  du  drame  qui  se  pré- 
parait autour  de  moi,  c'était  l'histoire,  c'était  le  mouvement  éternel 
des  choses,  c'était  l'action  fatale  ou  providentielle  du  destin,  c'était 
la  vie,  en  un  mot,  qui  bouillonnait  sous  mes  pieds  comme  la  lave. 
J'aimai  mieux  être  emporté  par  elle  comme  un  brin  d'herbe,  que 
d'aller  chercher  les  vestiges  d'une  végétation  pétrifiée  sur  des  cendres 
à  jamais  refroidies. 

En  môme  temps  que  mes  idées  prirent  ce  cours ,  une  autre  tenta- 
tion vint  m'assaillir;  ce  fut  d'aller  précisément  me  jeter  au  milieu  du 
mouvement  des  choses,  et  de  quitter  cette  terre  où  le  réveil  ne  se 
faisait  pas  sentir  encore,  pour  voir  l'orage  éclater.  Oubliant  alors  que 
j'étais  moine  et  que  j'avais  résolu  de  rester  moine,  je  me  sentais 
homme,  et  un  homme  plein  d'énergie  et  de  passions;  je  songeais 
alors  à  ce  que  peut  être  la  vie  d'action ,  et ,  lassé  de  la  réflexion ,  je  me 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentais  emporté,  comme  un  jeune  écolier  (  je  devrais  plutôt  dire 
comme  un  jeune  animal  ) ,  par  le  besoin  de  remuer  et  de  dépenser 
mes  forces.  Ma  vanité  me  berçait  alors  de  menteuses  promesses.  Elle 
me  disait  que  là  un  rôle  utile  m'attendait  peut-être,  que  les  idées 
philosophiques  avaient  accompli  leur  tâche,  que  le  moment  d'appli- 
quer ces  idées  était  venu,  qu'il  s'agissait  désormais  d'avoir  de  grands 
sentimens,  que  les  caractères  allaient  être  mis  à  l'épreuve,  et  que  les 
grands  cœurs  seraient  aussi  nécessaires  qu'ils  seraient  rares.  Je  me 
trompais.  Les  grandes  époques  engendrent  les  grands  hommes,  et  ré- 
ciproquement; les  grandes  actions  naissent  les  unes  des  autres.  La 
révolution  française,  tant  calomniée  à  tes  oreilles  par  tous  ces  imbé- 
ciles qu'elle  épouvante  et  tous  ces  caffards  qu'elle  menace ,  enfante 
tous  les  jours,  sans  que  tu  t'en  doutes,  Angel,  des  phalanges  de 
héros ,  dont  les  noms  n'arrivent  ici  qu'accompagnés  de  malédictions, 
mais  dont  tu  chercheras  un  jour  avidement  la  trace  dans  l'histoire 
contemporaine. 

Quant  à  moi ,  je  quitterai  ce  monde  sans  savoir  clairement  le  mot 
de  la  grande  énigme  révolutionnaire,  devant  laquelle  viennent  se 
briser  tant  d'orgueils  étroits  ou  d'intelligences  téméraires.  Je  ne  suis 
pas  né  pour  savoir;  j'aurai  passé  dans  cette  vie  comme  sur  une  pente 
rapide,  conduisant  à  des  abîmes  où  je  serai  lancé  sans  avoir  le  temps 
de  regarder  autour  de  moi,  et  sans  avoir  servi  à  autre  chose  qu'à 
marquer  par  mes  souffrances  une  heure  d'attente  au  cadran  de  l'é- 
ternité. Pourtant,  comme  je  vois  les  hommes  du  présent  se  faire  de 
plus  grands  maux  encore  en  vue  de  l'avenir  que  nous  ne  nous  en 
sommes  fait  en  vue  du  passé,  je  me  dis  que  tout  ce  mal  doit  amener 
de  grands  biens;  car  aujourd'hui  je  crois  qu'il  y  a  une  action  provi- 
dentielle, et  que  l'humanité  obéit  instinctivement  et  sympathique- 
ment  aux  grands  et  profonds  desseins  de  la  pensée  divine. 

J'étais  aux  prises  avec  ce  nouvel  élan  d'ambition ,  dernier  éclair 
d'une  jeunesse  de  cœur  mal  étouffée ,  et  prolongée  par  cela  même 
au-delà  des  temps  marqués  pour  la  candeur  et  l'inexpérience.  La  ré- 
volution américaine  m'avait  tenté  vivement,  celle  de  France  me  ten- 
tait plus  encore.  Un  navire  faisant  voile  pour  la  France  fut  jeté  sur 
nos  côtes  par  des  vents  contraires.  Quelques  passagers  vinrent  visiter 
l'ermitage  et  s'y  reposer,  tandis  que  le  navire  se  préparait  à  reprendre 
sa  route.  C'étaient  des  personnes  distinguées;  du  moins  elles  me  pa- 
rurent telles,  à  moi  qui  éprouvais  un  si  grand  besoin  d'entendre 
parler  avec  liberté  des  événemens  politiques  et  du  mouvement  phi- 
losophique qui  les  produisait.  Ces  hommes  étaient  pleins  de  foi  dans 


SPIRIDION.  57 

l'avenir,  pleins  de  confiance  en  eux-mêmes.  Ils  ne  s'entendaient  pas 
beaucoup  entre  eux  sur  les  moyens  ;  mais  il  était  aisé  de  voir  que  tous 
les  moyens  leur  sembleraient  bons  dans  le  danger.  Cette  manière 
d'envisager  les  questions  les  plus  délicates  de  l'équité  sociale  me  plai- 
sait et  m'effrayait  en  même  temps  ;  tout  ce  qui  était  courage  et  dé- 
vouement éveillait  des  écbos  endormis  dans  mon  sein  ;  pourtant  les 
idées  de  violence  et  de  destruction  aveugle  troublaient  mes  sentimens 
de  justice  et  mes  habitudes  de  patience. 

Parmi  ces  gens-là  il  y  avait  un  jeune  Corse  dont  les  traits  austères 
et  le  regard  profond  ne  sont  jamais  sortis  de  ma  mémoire.  Son  atti- 
tude négligée,  jointe  à  une  grande  réserve,  ses  paroles  énergiques  et 
concises ,  ses  yeux  clairs  et  pénétrans ,  son  profil  romain ,  une  cer- 
taine gaucherie  gracieuse  qui  semblait  une  méfiance  de  lui-même 
prête  à  se  changer  en  audace  emportée  au  moindre  défi ,  tout  me 
frappa  dans  ce  jeune  homme;  et,  quoiqu'il  affectât  de  mépriser  toutes 
les  choses  présentes  et  de  n'estimer  qu'un  certain  idéal  d'austérité 
Spartiate,  je  crus  deviner  qu'il  brûlait  de  s'élancer  dans  la  vie,  je  crus 
pressentir  qu'il  y  ferait  des  choses  éclatantes.  J'ignore  si  je  me  suis 
trompé.  Peut-être  n'a-t-il  pu  percer  encore,  peut-être  son  nom  est-il 
un  de  ceux  qui  remplissent  aujourd'hui  le  monde ,  ou  peut-être  en- 
core est-il  tombé  sur  un  champ  de  bataille,  tranché  comme  un  jeune 
épi  avant  le  temps  de  la  moisson.  S'il  vit  et  s'il  prospère,  fasse  le  ciel 
que  sa  puissante  énergie  ait  servi  le  développement  de  ses  principes 
rigides,  et  non  celui  des  passions  ambitieuses!  Il  fît  peu  d'attention 
au  vieux  ermite,  et,  quoique  j'en  fusse  bien  moins  digne,  il  la  con- 
centra toute  sur  moi ,  durant  le  peu  d'heures  que  nous  passâmes  à 
marcher  de  long  en  large  sur  la  terrasse  de  rochers  qui  entoure  l'er- 
mitage. Sa  démarche  était  saccadée,  toujours  rapide,  à  chaque  instant 
brisée  brusquement,  comme  le  mouvement  de  la  mer  qu'il  s'arrêtait 
pour  écouter  avec  admiration ,  car  il  avait  le  sentiment  de  la  poésie 
mêlé  à  un  degré  extraordinaire  à  celui  de  la  réalité.  Sa  pensée  sem- 
blait embrasser  le  ciel  et  la  terre  ;  mais  elle  était  sur  la  terre  plus 
qu'au  ciel ,  et  les  choses  divines  ne  lui  semblaient  que  des  institutions 
protectrices  des  grandes  destinées  humaines.  Son  dieu  était  la  vo- 
lonté, la  puissance  son  idéal,  la  force  son  élément  de  vie.  Je  me  rap- 
pelle assez  distinctement  l'élan  d'enthousiasme  qui  le  saisit  lorsque 
j'essayai  de  connaître  ses  idées  religieuses. — Oh  !  s'écria-t-il  vivement, 
je  ne  connais  que  Jéhovah ,  parce  que  c'est  le  Dieu  de  la  force.  — 
Oh!  oui,  la  force!  c'est  là  le  devoir,  c'est  là  la  révélation  du  Sinaï, 
c'est  là  le  secret  des  prophètes!  —  L'appétition  de  la  force ,  c'est  le 


08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

besoin  de  développement  que  la  nécessité  inflige  à  tous  les  êtres. 
Chaque  chose  veut  être  parce  qu'elle  doit  être.  Ce  qui  n'a  pas  la  force 
de  vouloir  est  destiné  à  périr,  depuis  l'homme  sans  cœur  jusqu'au 
brin  d'herbe  privé  des  sucs  nourriciers.  0  mon  père!  toi  qui  étudies 
les  secrets  de  la  nature,  incliiîe-toi  devant  la  force!  Vois,  dans  tout 
quelle  àpreté  d'envahissement,  quelle  opiniâtreté  de  résistance! 
comme  le  lichen  cherche  à  dévorer  la  pierre  !  comme  le  lierre  étreint 
les  arbres,  et,  impuissant  à  percer  leur  écorce,  se  roule  à  l'entour 
comme  un  aspic  en  fureur!  Vois  le  loup  gratter  la  terre  et  l'ours 
creuser  la  neige  avant  de  s'y  coucher.  Hélas!  comment  les  hommes 
ne  se  feraient-ils  pas  la  guerre,  nation  contre  nation ,  individu  contre 
individu,  comment  la  société  ne  serait-elle  pas  un  conflit  perpétué! 
de  volontés  et  de  besoins  contraires,  lorsque  tout  est  travail  dans  la 
nature,  lorsque  les  flots  de  la  mer  se  soulèvent  les  uns  contre  les  au- 
tres, lorsque  l'aigle  déchire  le  lièvre,  et  l'hirondelle  le  vermisseau, 
lorsque  la  gelée  fend  les  blocs  de  marbre  et  que  la  neige  résiste  au 
soleil?  Lève  la  tète;  vois  ces  masses  granitiques  qui  se  dressent  sur 
nous  comme  des  géans,  et  qui,  depuis  des  siècles,  soutiennent  les 
assauts  des  vents  déchaînés!  Que  veulent  ces  dieux  de  pierre  qui 
lassent  l'haleine  d'Éole?  pourquoi  la  résistance  d'Atlas  sous  le  far- 
deau de  la  matière?  pourquoi  les  terribles  travaux  du  cyclope  aux 
entrailles  du  géant  et  les  laves  qui  jaillissent  de  sa  bouche?  C'est  que 
chaque  chose  veut  avoir  sa  place  et  remplir  l'espace  autant  que  sa 
puissance  d'extension  le  comporte;  c'est  que,  pour  détacher  une 
parcelle  de  ces  granits,  il  faut  l'action  d'une  force  extérieure  for- 
midable; c'est  que  chaque  être  et  chaque  chose  porte  en  soi  les 
élémens  de  la  production  et  de  la  destruction;  c'est  que  la  créa- 
tion eiîtière  offre  le  spectacle  d'un  grand  combat,  où  l'ordre  et 
la  durée  ne  reposent  que  sur  la  lutte  incessante  et  universelle.  Tra- 
vaillons donc,  créatures  mortelles,  travaillons  à  notre  propre  exis- 
tence! 0  homme!  travaille  à  refaire  ta  société,  si  elle  est  mau- 
vaise ;  en  cela  tu  imiteras  le  castor  industrieux  qui  bâtit  sa  maison. 
Travaille  à  la  maintenir,  si  elle  est  bonne;  en  cela  tu  seras  semblable 
au  récif  qui  se  défend  contre  les  flots  rongeurs.  Si  tu  t'abandonnes, 
si  tu  laisses  à  la  chimère  du  hasard  le  soin  de  ton  avenir,  si  tu  subis 
l'oppression,  si  tu  négliges  l'œuvre  de  ta  délivrance,  tu  mourras  dans 
le  désert  comme  la  race  incrédule  d'Israël.  Si  tu  t'endors  dans  la  lâ- 
cheté, si  tu  souffres  les  maux  que  l'habitude  t'a  rendus  familiers, 
afin  d'éviler  ceux  que  tu  crois  éloignés,  si  tu  endures  la  soif  par  mé- 
fiance de  l'eau  du  rocher  et  de  la  verge  du  prophète ,  tu  mérites  que 


SPIRIDION.  59^ 

le  ciel  t'abandonne  et  que  la  mer  roule  sur  toi  ses  flots  indifférens. 
Oui,  oui,  le  plus  grand  crime  que  l'homme  puisse  commettre,  la 
plus  grande  impiété  dont  il  puisse  souiller  sa  vie ,  c'est  la  paresse  et 
rindifl'érence.  Ceux  qui  ont  appliqué  la  sainte  parole  de  résignation 
à  cette  soumission  couarde  et  nonchalante,  ceux  qui  ont  fait  un  mé- 
rite aux  hommes  de  subir  l'insolence  et  le  despotisme  d'autres 
hommes,  ceux-là  ,  dis-je ,  ont  péché;  ce  sont  de  taux  prophètes,  et 
ils  ont  égaré  la  race  humaine  dans  des  voies  de  malédiction! 

C'est  ainsi  qu'il  parlait  tandis  que  la  brise  de  mer  soufflait  dans  ses 
longs  cheveux  noirs.  Je  n'essaie  pas  ici  de  te  rendre  la  force  et  la  con- 
cision de  sa  parole  ,  je  ne  saurais  y  atteindre;  le  souvenir  de  ses  idées 
m'est  seul  resté,  et  sa  figure  a  été  long-temps  devant  mes  yeux  après 
son  départ.  Je  l'accompagnai  sur  la  barque  qui  le  reconduisait  à  bord 
du  navire.  Il  me  serra  la  main  avec  force  en  me  quittant ,  et  ses  derniè- 
res paroles  furent  :  —  Eh  bien  !  vous  ne  voulez  pas  nous  suivre? 
— 'vîon  cœur  tressaillit  en  cet  instant,  comme  s'il  eut  voulu  s'échapper 
de  ma  poitrine;  je  sentis  pour  ce  jeune  homme  un  élan  de  sympa- 
thie extraordinaire,  comme  si  son  énergie  avait  en  moi  un  reflet 
ignoré.  Mais ,  en  même  temps ,  cette  face  inconnue  de  son  être  qui 
échappait  à  ma  pénétration  me  glaça  de  crainte,  et  je  laissai  retomber 
sa  main  blanche  et  froide  comme  le  marbre.  Long-temps  je  le  suivis 
des  yeux ,  du  haut  des  rochers ,  d'où  je  l'apercevais  debout  sur  le 
tillac ,  une  longue  vue  à  la  main ,  observant  les  récifs  de  la  côte  :  déjà 
il  ne  songeait  plus  à  moi.  Quand  la  voile  eut  disparu  à  l'horizon ,  je. 
regrettai  de  ne  pas  lui  avoir  demandé  son  nom.  Je  n'y  avais  pas 
songé. 

Quand  je  me  retrouvai  seul  sur  le  rivage ,  il  me  sembla  que  la  der- 
nière lueur  de  vie  venait  de  s'éteindre  en  moi  et  que  je  rentrais  dans 
la  nuit  éternelle.  Mon  cœur  se  serra  étroitement;  et,  quoique  le  so- 
leil fût  ardent  sur  ma  tête,  je  me  trouvai  tout  à  coup  comme  envi- 
ronné de  ténèbres.  Alors  les  paroles  de  mon  rêve  me  revinrent  à  la 
mémoire ,  et  je  les  prononçai  tout  haut  dans  une  sorte  de  désespoir: 
Que  ce  qui  appartient  à  la  tombe  soit  rendu  à  la  tombe! 

Je  passai  le  reste  de  cette  journée  dans  une  grande  agitation.  Tant 
que  ces  voyageurs  m'avaient  encouragé  à  les  suivre ,  je  m'étais  senti 
plus  fort  que  leurs  suggestions;  maintenant  qu'il  n'était  plus  temps 
de  me  raviser,  je  n'étais  pas  sur  que  mon  refus  ne  fût  pas  bien  plutôt 
un  trait  de  lâcheté  qu'un  acte  de  sagesse.  J'étais  abattu,  incertain; 
je  jetais  des  regards  sombres  autour  de  moi;  ma  robe  noire  me  sem- 
blait une  chappe  de  plomb;  j'étais  accablé  de  moi-même.  Je  me  traî» 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nai  jusqu'à  mon  lit  de  joncs ,  et  je  m'endormis  en  formant  le  souhait 
de  ne  plus  me  réveiller. 

Je  revis  en  rêve  l'abbé  Spiridion,  pour  la  première  fois  depuis  douze 
ans.  Il  me  sembla  qu'il  entrait  dans  la  cellule ,  qu'il  passait  auprès 
de  l'ermite  sans  l'éveiller,  et  qu'il  venait  s'asseoir  familièrement  près 
de  moi.  Je  ne  le  voyais  pas  distinctement,  et  pourtant  je  le  recon- 
naissais; j'étais  assuré  qu'il  était  là ,  qu'il  me  parlait,  et  je  lui  retrou- 
vais le  même  son  de  voix  qu'il  avait  eu  dans  mes  rêves  précédens, 
malgré  le  temps  qui  s'était  écoulé  depuis  le  dernier.  Il  me  parla  lon- 
guement, vivement,  et  je  m'éveillai  fort  ému;  mais  il  me  fut  impos- 
sible de  me  rappeler  un  mot  de  ce  qu'il  m'avait  dit.  Pourtant  j'étais 
sous  l'impression  de  ses  remontrances,  et  tout  le  jour  je  me  trouvai 
languissant  et  rêveur  comme  un  enfant  repris  d'une  faute  dont  il  ne 
connaît  pas  la  gravité.  Je  me  promenai  poursuivi  de  l'idée  de  Spiridion, 
et  ne  songeant  d'ailleurs  plus  à  la  chasser;  elle  ne  me  causait  plus 
d'effroi,  quoiqu'elle  se  liât  toujours  dans  ma  pensée  à  une  menace 
d'aliénation  mentale;  il  m'importait  assez  peu  désormais  de  perdre 
la  raison,  pourvu  que  ma  folie  fût  douce;  et,  comme  je  me  sentais 
porté  à  la  mélancolie ,  je  préférais  de  beaucoup  cet  état  à  la  lucidité 
du  désespoir. 

La  nuit  suivante ,  je  reçus  la  même  visite ,  je  fis  le  même  songe,  et 
le  surlendemain  aussi.  Je  commençai  à  ne  plus  me  demander  si  c'était 
là  une  de  ces  idées  fixes  qui  s'emparent  des  cerveaux  troublés,  ou 
s'il  y  avait  véritablement  un  commerce  possible  entre  l'ame  des  vivans 
et  celle  des  morts.  J'avais,  sinon  l'esprit,  du  moins  le  cœur  assez 
tranquille;  car,  depuis  un  certain  temps,  je  m'appliquais  sérieuse- 
ment à  la  pratique  du  bien.  J'avais  quitté  le  désir  de  me  rendre  plus 
éclairé  et  plus  habile,  pour  celui  de  me  rendre  plus  pur  et  plus  juste.  Je 
me  laissais  donc  aller  au  destin.  Mon  dernier  sacrifice,  quoiqu'il  m'eût 
bien  coûté ,  était  consommé:  j'avais  fait  pour  le  mieux.  J'ignorais  si 
cette  ombre  assidue  à  me  visiter  était  mécontente  de  mon  regret; 
mais  je  n'avais  plus  peur  d'elle ,  je  me  sentais  assez  fort  pour  ne  pas 
me  soucier  des  morts ,  moi  qui  avais  pu  rompre ,  à  tout  jamais ,  avec 
les  vivans. 

Le  quatrième  jour,  l'ordre  formel  me  vint  du  haut  clergé  de  re- 
tourner à  mon  couvent.  L'évêque  de  la  province  avait  déjà  entendu 
parler  de  ma  conférence  avec  des  voyageurs  dont  le  rapide  passage 
avait  échappé  au  contrôle  de  sa  police.  On  craignait  que  je  n'eusse 
quelques  rapports  secrets  avec  des  moteurs  d'insurrection ,  ou  des 
étrangers  imbus  de  mauvais  principes  ;  on  m'enjoignait  de  rentrer 


SPIRIDION.  61 

sur  l'heure  au  monastère.  Je  cédai  à  cette  injonction  avec  la  plus 
complète  indifférence.  Le  regret  du  bon  ermite  me  toucha  cepen- 
dant ,  quoique  son  respect  pour  les  ordres  supérieurs  l'eût  empêché 
d'élever  aucune  objection  contre  mon  départ,  ni  de  laisser  voir 
aucun  mécontentement.  Au  moment  de  me  voir  disparaître  parmi  les 
arbres,  il  me  rappela,  se  jeta  dans  mes  bras ,  et  s'en  arracha  tout  en 
pleurs  pour  se  précipiter  dans  son  oratoire.  Alors  je  courus  après  lui 
à  mon  tour,  et,  pour  la  première  fois  depuis  bien  des  années,  m'age- 
iiouillant  devant  un  homme  et  devant  un  prêtre  ,  je  lui  demandai  sa 
bénédiction.  Ce  fut  un  éternel  adieu;  il  mourut  l'hiver  suivant,  dans 
sa  quatre-vingt-dixième  année  :  c'était  un  homme  trop  obscur  pour 
que  l'on  songeât  à  Rome  à  le  canoniser.  Pourtant  jamais  chrétien 
ne  mérita  mieux  le  patriciat  céleste.  Les  paysans  de  la  contrée  se  parta- 
gèrent sa  robe  de  bure,  et  en  portent  encore  de  petits  morceaux,  com- 
me des  reliques.  Les  bandits  des  montagnes,  pour  lesquels  sa  porte 
n'avait  jamais  été  fermée ,  payèrent  un  magnifique  service  funèbre  à 
l'église  de  sa  paroisse  pour  faire  honneur  à  sa  mémoire. 

Je  le  quittai  vers  midi,  et,  prenant  le  plus  long  chemin  pour  re- 
tourner au  couvent,  je  suivis  les  grèves  de  la  mer,  jusqu'à  la  plaine, 
faisant  pour  la  dernière  fois  de  ma  vie  l'école  buissonnière  avec  des 
épaules  courbées  par  l'âge  et  un  cœur  usé  par  la  tristesse. 

La  journée  était  chaude,  car  déjà  le  printemps  s'épanouissait  au 
flanc  des  rochers.  Le  chemin  que  je  suivais  n'était  pas  tracé;  la  mer 
seule  l'avait  creusé  à  la  base  des  montagnes.  Mille  aspérités  du  roc 
semblaient  encore  disputer  la  rive  à  l'action  envahissante  des  flots. 
Au  bout  de  deux  heures  de  marche  sur  ces  grèves  ardentes ,  je  m'as- 
sis épuisé  de  fatigue  sur  un  bloc  de  granit  noir  au  milieu  de  l'écume 
blanche  des  vagues.  C'était  un  endroit  sauvage,  et  la  mer  le  remplis- 
sait d'harmonies  lugubres.  Une  vieille  tour  ruinée ,  asile  des  pétrels 
et  des  goélands,  semblait  prête  à  crouler  sur  ma  tête.  Rongées  par 
l'air  salin,  ses  pierres  avaient  pris  le  grain  et  la  couleur  des  rochers 
voisins,  et  l'œil  ne  pouvait  plus  distinguer,  en  beaucoup  d'endroits, 
où  finissait  le  travail  de  la  nature  et  où  commençait  celui  de  l'homme. 
Je  me  comparai  à  cette  ruine  abandonnée  que  les  orages  emportaient 
pierre  à  pierre,  et  je  me  demandai  si  l'homme  était  forcé  d'attendre 
ainsi  sa  destruction  du  temps  et  du  ha?ard  ;  si ,  après  avoir  accompli 
sa  tâche ,  ou  consommé  son  sacrifice,  il  n'avait  pas  droit  de  hâter  le 
repos  de  la  tombe  :  et  des  pensées  de  suicide  s'agitèrent  dans  mon 
cerveau.  Alors  je  me  levai ,  et  me  mis  à  marcher  sur  le  bord  du  rocher, 
si  rapidement  et  si  près  de  l'abîme ,  que  j'ignore  comment  je  n'y 


62  REVUE  DES  DEUX  JHONDES. 

tombai  pas.  Mais  en  cet  instant  j'entendis  derrière  moi  comme  le 
bruit  d'un  vêtement  qui  froissait  la  mousse  et  les  broussailles.  Je  me 
retournai  sans  voir  personne,  et  repris  ma  course.  Mais  par  trois  fois 
des  pas  se  firent  entendre  derrière  les  miens,  et,  à  la  troisième  fois, 
une  main  froide  comme  la  glace  se  posa  sur  ma  tête  brûlante.  Je  re- 
connus alors  l'Esprit,  et,  saisi  de  crainte,  je  m'arrêtai  en  disant: 
—  Manifeste  ta  volonté,  et  je  suis  à  toi.  Mais  que  ce  soit  la  volonté 
paternelle  d'un  ami,  et  non  la  fantaisie  d'un  spectre  capricieux  ;  car 
je  puis  échapper  à  tout  et  à  toi-même  par  la  mort,  —  Je  ne  reçus  point 
de  réponse ,  et  je  cessai  de  sentir  la  main  qui  m'avait  arrêté;  mais,  en 
cherchant  des  yeux,  je  vis  devant  moi ,  à  quelque  distance,  l'abbé 
Spiridion  dans  son  ancien  costume ,  tel  qu'il  m'était  apparu  au  lit  de 
mort  de  Fulgence.  Il  marchait  rapidement  sur  la  mer,  en  suivant  la 
longue  traînée  de  feu  que  le  soleil  y  projette.  Quand  il  eut  atteint 
l'horizon,  il  se  retourna,  et  me  parut  étincelant  comme  un  astre; 
d'une  main  il  me  montrait  le  ciel ,  de  l'autre  le  chemin  du  monas- 
tère. Puis,  tout  à  coup,  il  disparut,  et  je  repris  ma  route,  transporté 
de  joie,  rempli  d'enthousiasme.  Que  m'importait  d'être  fou?  j'avais 
eu  une  vision  sublime. 

George  Sand. 
(La  fin  à  im  prochain  numéro.) 


LETTRES 

SUR  L'EGYPTE. 


(S(D^Sa3a(2^3« 


L'Egypte  semble  appelée  à  être  l'entrepôt  du  commerce  entre  l'Afrique , 
l'Asie  et  l'Europe;  elle  est  baignée  d'un  coté  par  la  Méditerranée,  de  l'autre 
par  un  prolongement  de  l'Océan  ;  elle  est  sillonnée  intérieurement  par  des 
cours  d'eau  naturels  ou  artificiels ,  qui  permettent  des  communications  faciles. 
On  dirait  que  sa  mission  providentielle  est  de  recevoir  et  de  répartir  les  pro- 
duits des  trois  continens,  dëtre  le  théâtre  des  échanges  de  la  richesse  du 
Midi  et  de  celle  du  INord,  de  relier  ainsi  la  société  occidentale  à  laquelle  se 
rattache  l'Amérique,  avec  la  société  orientale,  indienne  et  chinoise,  qui  a 
pour  appendice  la  Nouvelle-Hollande  et  l'archipel  océanique. 

Tous  les  conquérans  célèbres ,  tous  les  hommes  qui  ont  embrassé  d'un 
coup  d'oeil  d'aigle  les  intérêts  du  monde ,  ont  pressenti  ces  hautes  destinées  de 
l'Egypte,  et  se  sont  rendus  maîtres,  au  nom  de  la  victoire,  de  cette  terre 
dont  la  possession  semblait  leur  attribuer  la  domination  commerciale  du  globe. 
Ils  y  trouvaient  le  double  avantage  d'un  territoire  fertile  et  d'un  centre  poli- 
tique vers  lequel  ils  faisaient  converger  tout  le  mouvement  de  la  Méditer- 
ranée, pour  l'unir  à  la  civilisation  indienne  et  au  progrès  géographique 
dont  le  détroit  de  Bab-el-Blandeb  était  alors  l'unique  issue.  Le  représentant 
de  la  puissance  hellénique,  Alexandre,  fut  un  de  ceux  qui  travaillèrent  le 
plus  activement  à  cette  œuvre,  en  fondant  la  ville  qui  porte  son  nom,  et 
qui,  durant  plusieurs  siècles,  servit  d'entrepôt  aux  marchandises  et  aux 
idées  de  l'Orient  et  de  l'Occident.  Les  Romains  continuèrent  le  système 
d'Alexandre,  d'abord  en  construisant  une  forteresse  sur  le  Mokatan,  pour 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proléger  le  trajet  du  Nil  à  Suez ,  par  le  désert  ;  ensuite ,  en  restaurant,  sous 
Ti-ajan,  le  canal  de  jonction  du  Nil  et  de  la  mer  Rouge.  Dans  le  moyen-âge , 
le  grand  Kaire ,  fondé  par  les  successeurs  du  prophète ,  devint  bientôt  le 
rendez-vous  général  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  produits  des  trois 
continens,  et  fut  appelé  par  les  Arabes  la  Mère  du  Monde ,  nom  que  les 
Égyptiens  d'aujourd'hui  sont  encore  fiers  de  lui  donner.  Onze  cents  ohels, 
constructions  élégantes  et  vastes,  sortes  d'hotels-bazars  servant  à  loger  à  la 
fois  les  négocians  et  leurs  marchandises,  attestent  encore,  malgré  leur  état 
de  délabrement  et  d'abandon ,  la  grandeur  commerciale  de  l'Egypte  musul- 
mane. Mais,  vers  la  fin  du  xv"  siècle,  la  découverte  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, qui  déplaça  le  mouvement  du  commerce,  fut  le  prélude  de  la  chute 
rapide  de  l'islamisme,  et  sembla  paralyser  le  développement  des  destinées 
égyptiennes. 

Au  début  de  sa  carrière,  Bonaparte  fut  également  préoccupé  de  l'importance 
de  l'Egypte.  Après  s'être  emparé  de  Toulon  et  avoir  conquis  l'Italie,  double 
possession  qui  semblait  devoir  protéger  ses  opérations  dans  la  Méditerranée, 
il  voulut,  par  la  conquête  de  l'Egypte,  investir  la  France  de  la  suprématie  com- 
merciale. Il  avait  compris  que  l'Inde  ne  tarderait  pas  à  devenir  l'objet  d'une 
haute  jalousie  politique  entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  Or,  l'Egypte  était,  à  ses 
yeux,  la  clé  géographique  du  monde  indien;  la  possession  de  ce  pays  le 
mettait  donc  en  position  de  donner  la  loi  aux  deux  puissances  rivales ,  et 
rentrait  ainsi  dans  les  plus  larges  plans  de  son  auibition.  On  voit  que  la  ques- 
tion égyptienne  avait  acquis  alors  des  proportions  encore  plus  colossales 
qu'au  temps  des  kalifes,  de  César,  d'Alexandre  ou  de  Cambyse. 

En  faisant  de  l'Egypte  une  province  de  la  république  française,  Bonaparte 
aspirait  à  y  rétablir  l'ancienne  ligne  commerciale  de  l'Inde,  à  épargner 
ainsi  au  commerce  les  frais  et  les  périls  d'une  navigation  plus  longue  et  plus 
coûteuse;  il  était  donc  dans  la  véritable  voie  économique.  Si  ses  projets  res- 
tèrent sans  résultat,  il  faut  chercher  la  cause  de  cet  insuccès,  moins  dans  le 
but  qu'il  voulait  atteindre,  que  dans  les  obstacles  que  lui  suscitèrent  les  puis- 
sances intéressées  à  faire  échouer  ses  plans. 

Mohammed-Ali  a  essayé,  un  moment,  de  réveiller  la  question,  par  son 
projet  de  chemin  de  fer  du  Kaire  à  Suez;  mais,  outre  que  ce  travail  n'est 
point  la  solution  matérielle  du  problème ,  le  pacha  a  senti  bien  vite  qu'il 
n'avait  pas  assez  d'influence  sur  les  affaires  d'Occident  pour  espérer  at- 
teindre à  quelque  combinaison  durable.  Certes,  par  sa  situation  géographique, 
par  son  cosmopolitisme,  l'Egypte  est  très  apte  à  remplir  une  haute  mission 
commerciale;  elle  est  redevable  de  ces  dispositions  à  ses  destinées  historiques 
qui  ont  appelé  chez  elle  tous  les  conquérans  et  toutes  les  civihsations  de  la 
terre ,  et  surtout  à  son  éducation  musulmane  ;  mais  elle  manque  des  lumières 
de  la  science  ,  des  ressources  de  l'industrie ,  et  d'une  conception  d'ensemble. 

Quand  on  jette  un  coup  d'œil  sur  l'état  actuel  du  commerce  en  Egypte,  le 
fait  le  plus  saillant  et  qui  frappe  le  plus  l'attention  de  l'observateur,  c'est 
que  toutes  les  opérations  tendent  à  passer  entre  les  mains  des  Européens , 


LETTRES  SUR  L'ÉGYPTE.  65 

qui  deviennent  peu  à  peu  les  directeurs  de  tout  le  mouvement  commercial: 
Les  Européens  ne  paient  aucune  patente,  aucune  cote  personnelle;  ils  n'ont 
point  à  craindre  que  le  gouvernement  porte  atteinte  à  leur  propriété;  en 
un  mot,  ils  sont  plus  libres,  plus  favorisés,  que  les  nationaux  eux-mêmes. 
Aussi,  beaucoup  de  Juifs,  de  Coplites,  et  même  de  Turcs,  cherchent  à  se 
mettre  sous  la  protection  d'un  pavillon  européen ,  afin  de  se  trouver  dans 
les  mêmes  conditions  que  les  négocians  qu'on  appelle  francs.  Quelques-uns 
ne  se  contentent  pas  d'être  placés  dans  la  catégorie  des  protèges,  et  veulent 
même  acquérir  une  nationalité  européenne.  Ces  nationalités  diverses  compo- 
sent un  grand  corps  qui  n'a  ni  nom  ni  bannière,  le  corps  du  commerce,  à  la 
tête  duquel  se  trouvent  les  consuls,  représentans  et  défenseurs  des  intérêts 
individuels  et  collectifs ,  des  franchises  et  des  libertés  commerciales.  On  peut 
dire  que  la  réunion  des  consuls  gouverne  conjointement  avec  le  pacha.  Celui-ci 
est  le  pouvoir  royal  et  exécutif,  ceux-là  le  pouvoir  représentatif,  quelquefois 
même  l'opposition.  C'est  ainsi  que  se  forme  en  Egypte  un  monde  commer- 
cial qui  n'est  ni  anglais,  ni  français,  ni  russe,  ni  autrichien,  ni  grec,  ni 
italien ,  ni  américain ,  ni  égyptien ,  mais  qui  est  un  composé  de  tous  ces  élé- 
mens  divers.  Dans  la  ville  d'Alexandrie,  aux  jours  de  solennités,  douze  ou 
quinze  pavillons  nationaux  flottent  à  la  même  brise,  brillent  au  même  soleil; 
et,  autour  de  ces  pavillons,  se  groupent  quatre  ou  cinq  mille  individus  de 
tous  les  pays  de  la  terre,  et  même  des  indigènes,  la  plupart  adonnés  au  com^ 
merce,  quelques-uns  à  la  petite  industrie.  On  ne  saurait  voir  un  symbole  plus 
frappant  de  la  sociabilité  du  commerce.  C'est  cet  élément  cosmopolite  qu'il 
s'agit  de  développer  en  Egypte ,  sans  chercher  à  y  implanter  une  nationalité 
particulière,  comme  ont  essayé  de  le  faire  Bonaparte  et  les  autres  conquérant. 
Cette  association  libre  de  toutes  les  nationalités  sur  la  terre  d'Egypte  paraît 
devoir  amener  la  réalisation  de  la  pensée  commerciale,  qui,  depuis  les  temps 
historiques ,  a  préoccupé  tant  d'illustres  génies,  et  favoriser  le  rétablissement 
de  la  grande  ligne  du  commerce  indien. 

Il  faut  reconnaître  pourtant  que ,  malgré  la  présence  des  Européens  en 
Egypte,  les  Égyptiens  ne  sauraient  être  entièrement  exclus  du  maniemeiït 
des  affaires  commerciales;  il  convient  au  contraire  de  les  y  appeler  de  plus 
en  plus,  et  de  les  initier  aux  méthodes  d'Occident,  en  leur  laissant  ce  qu'il 
y  a  d'utile  et  d'original  dans  leurs  principes.  Pour  la  distribution  des  produits 
à  l'intérieur,  et  pour  le  commerce  de  l'Afrique,  les  Arabes  sont  en  position 
d'opérer  bien  mieux  que  les  Européens.  En  effet,  dans  le  système  musulman, 
le  commerçant  voyage  presque  toujours  avec  sa  marchandise;  c'est  l'exempte 
que  le  prophète  lui-même  a  donné  dans  les  premiers  temps  de  sa  vie.  Or, 
quand  il  s'agit  de  traverser  d'immenses  déserts  où  l'on  ne  trouve  ni  hôtelle- 
ries, ni  municipalités,  comment  employer  notre  système  de  lettres  de  voi- 
ture? Mais  les  Arabes  sont  généralement  fidèles,  et  l'on  peut  tirer  un  grand 
parti  de  cette  qualité.  Privé  de  postes  et  de  roulage ,  le  commerce  musulman 
n'a  pas  la  régularité  et  la  promptitude  du  notre;  en  général,  les  opérations 
n'y  sont  pas  multipliées  et  périodiquement  renouvelées  ;  chaque  maison  n'a 

TOME  X\II.  s 


66  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ordinairement  qu'une  affaire.  Les  conimerçans  n'entretiennent  pas  de  corres- 
pondance ,  et  ne  reçoivent  leurs  avis  que  par  les  voyageurs.  C'est  pourquoi 
ils  se  passent  aisément  de  comptabilité  et  de  cet  attirail  de  bureaucratie, 
accompagnement  obligé  de  toute  entreprise  commerciale  en  Europe.  Si,  par 
amour  de  la  régularité,  les  Européens  sont  tombés  quelquefois  dans  la  mi- 
nutie, on  peut  dire  que  les  Arabes  ont  donné  dans  l'excès  contraire;  tout 
le  commerce  chez  eux  est  écrit  dans  les  plis  du  cerveau,  et  ils  font  même  de 
tête  tous  leurs  calculs  arithmétiques.  Le  commerçant  arabe  a  une  allure  en- 
tièrement libre;  il  suit  sa  marchandise  dans  l'espace,  plus  encore  que  dans 
le  temps;  mais  aussi  il  ne  peut  embrasser  un  vaste  ensemble  d'opérations;  il 
sait  mieux  exécuter  que  concevoir;  il  est  plutôt  facteur  que  négociant. 

Le  pacha  a  essayé  d'introduire  chez  les  commerçans  égyptiens  la  lettre  de 
change ,  et  la  faillite  qui  en  est  le  corollaire  légal.  Il  a  installé  au  Kaire  un  tri- 
bunal composé  de  négocians  européens  et  égyptiens,  dont  la  compétence 
s'étend  à  tous  les  litiges  entre  nationaux  et  étrangers.  Placé  sur  la  limite  d,«s 
deux  mondes  et  des  deux  droits  commerciaux,  ce  tribunal  applique  tour  à 
tour  l'un  et  l'autre,  inclinant  cependant  vers  le  droit  européen;  mais,  malgré 
la  latitude  de  ses  pouvoirs  et  l'éclectisme  qui  lui  sert  de  boussole,  la  com- 
binaison de  ces  deux  élémens  de  jurisprudence  commerciale  n'est  pas  toujours 
sans  difficultés.  Les  Égyptiens,  qui  ne  connaissaient  ni  la  lettre  de  change 
ni  la  faillite,  éprouvent  quelque  peine  à  se  plier  à  cette  régularité  et  à  cette 
précision  absolue,  qui  leur  semblent  un  lit  de  Procuste,  un  instrument  de 
persécution  et  de  mort,  plutôt  qu'un  secours  dans  leurs  embarras  financiers. 
Il  en  résulte  même  de  graves  inconvéniens,  et  c'est  sur  cette  limite  des 
deux  mondes  que  l'on  aperçoit  combien  la  lettre  de  change,  et  en  général 
nos  institutions  commerciales,  ont  encore  besoin  d'importantes  modifica- 
tions. Comment  appliquer  le  principe  de  la  faillite  chez  un  peuple  où  le  sen- 
timent de  l'honneur  n'existe  pas,  et  dont  la  langue,  si  riche  d'ailleurs  et 
si' étendue,  n'a  pas  même  de  mot  pour  exprimer  ce  sentiment.^  Y  a-t-il  d'ail- 
leurs un  commerçant  ou  marchand  en  Orient  qui  tienne  un  livre -jour 
nal.^  Aujourd'hui  les  négocians  européens  se  plaignent  que ,  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  Orientaux,  ils  éprouvent  souvent  des  faillites  dans  lesquelles  il 
n'y  a  pas  le  plus  petit  dividende,  tandis  qu'autrefois  ce  fléau  était  entièrement 
inconnu  dans  le  commerce  du  Levant.  Il  est  vrai  que  les  créanciers  étaient 
exposés  à  attendre,  mais  ils  étaient  toujours  payés  intégralement.  C'est  peut- 
être  en  Orient ,  c'est  en  face  de  l'islamisme  qui  n'admet  pas  le  prêt  à  intérêt, 
que  la  lettre  de  change,  la  faillite  et  la  société  commerciale  recevront  les 
améliorations  dont  le  besoin  se  fait  si  vivement  sentir  en  Europe. 

Le  commerce  forme ,  en  Egypte ,  trois  grands  dépôts  :  1"  le  dépôt  des  mar- 
chandises venant  d'Europe;  2"  le  dépôt  des  denrées  orientales;  3"  le  dépôt 
des  productions  même  du  pays.  Il  y  a  ordinairement  deux  degrés  dans  le  dé- 
pôt :  le  dépôt  du  négociant  et  du  marchand ,  le  dépôt  du  magasin  et  le  dépôt 
de  la  boutique,  le  dépôt  en  gros  et  le  dépôt  en  détail. 

Le  premier  degré  du  dépôt  des  marchandises  venant  d'Europe  se  trouve 


LETTRES  SUR   L'ÉGYPTE.  67 

aux  mains  des  négocians  européens,  et  de  quelques  négocians  levantins  qui 
achètent  de  ceux-ci  pour  vendre  aux  inarcliands  des  liazars,  ou  aux  dje'.labs 
qui  vont  trafiquer  dans  le  Sennaar.  Le  second  degré  du  dépôt,  c'est-à-dire  le 
dépôt  de  détail,  est  plus  spécialement  dévolu  aux  marchands  musulmans, 
cophtes  ou  juifs,  qui  ont  des  boutiques  dans  les  bazars.  Le  premier  et  le 
second  degré  du  dépôt  des  marchandises  d'Orient  sont  en  la  possession  des 
négocians  et  marchands  du  pays,  à  l'exception  du  café  d'Yémen,  connu  sous 
le  nom  de  café  moka  ,  dont  le  gouvernement  a  le  monopole.  Enfin,  le  dépôt 
des  produits  égyptiens  appartient  au  gouvernement  pour  les  grands  produits 
exportés ,  et  le  dépôt  des  petits  produits  servant  à  la  consommation  journa- 
lière est,  comme  partout  ailleurs,  entre  les  mains  du  peuple  des  halles, 
sauf  toutefois  les  approvisionnemens  de  comestibles ,  dont  le  gouvernement 
dispose  depuis  un  temps  immémorial. 

Le  dépôt  des  marchandises  tirées  d'Europe  se  compose  de  : 

r  Zinc,  alun,  étain,  fer-blanc,  venant  d'Angleterre; 

2"  Plomb,  alquifoux,  venant  d'Angleterre  et  d'Espagne; 

3°  Bonnets,  cartes  à  jouer,  venant  de  France  et  d'Italie; 

4"  Céruse,  venant  de  Venise,  de  Gênes  et  de  Hollande; 

5"  Acier,  couteaux,  clous,  limes,  venant  d'Allemagne; 

6"  Rasoirs,  laiton,  fers,  venant  de  Russie,  de  Suède  et  d'Angleterre; 

7"  Vitres,  minium,  venant  de  Venise; 

8"  Tissus  de  coton,  venant  d'Angleterre,  de  France  et  de  Suise; 

9  '  Tissus  de  soie,  venant  de  Toscane,  d'Allemagne  et  de  France; 

10"  Bois  de  construction,  venant  de  Trieste  et  de  Turquie; 

11"  Cochenille,  campéche,  poivre,  girofle,  venant  des  dépôts  de  Mar- 
seille, Livourne  et  Trieste; 

12"  Souffre,  venant  de  Sicile; 

13"  Draps,  sucre  raffiné,  poterie,  meubles,  petite  quincaillerie,  objets  de 
pacotille,  venant  de  France  et  d'Allemagne; 

14"  Vins  et  liqueurs,  venant  de  France,  de  Trieste  et  de  l'Archipel; 

15"  Huile,  fruits  frais  et  secs,  venant  de  Malte,  de  Grèce  et  de  Turquie; 

16°  Charbon  de  terre ,  venant  de  France  et  d'Angleterre. 

Voici ,  pour  les  principaux  articles ,  les  valeurs  entrées  dans  le  dépôt  pen- 
dant Tannée  1836  : 

Francs.  Franc». 

/  coton 16,263,000   ) 

\  (  Bonnets.     .     .     1,810,000  ) 

Tissus  de  '  laine.      Draps.  .     .     .     3,528,000        7,258,000  -  25,844,000 

j  (  Autres.       .     .     1,920,000  )  \ 

\   soie 2,323,000  J 

Bois  de  construction 9,242,000 

F'er  en  barres  et  fil  de  fer 3,822,000 

Quincaillerie  et  coutellerie 2,553,000 

Papier 1,166,000 

Fruits  frais  et  secs 1,165,000 

43,792,000 
5. 


€8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Report.     .     .  43,792,000 

Vins  et  liqueurs 712,000 

Drogues  et  épices 1 ,486,000 

Charbon  de  terre  et  de  bois.     . 1,344,000 

Sucre 666,000 

Verreries  et  glaces 643,000 

Armes 258,000 

Cochenille 1,112,000 

Huile 769,000 

50,782,000 

Dans  son  état  normal,  ce  dépôt  s'élève  à  la  valeur  de  7  à  8  millions  de  francs. 
Comme  tous  les  dépôts  commerciaux  actuels,  il  a  ses  variations;  car,  en 
Egypte  pas  plus  qu'ailleurs,  le  grand  problème  de  la  balance  progressive  de 
la  production  et  de  la  consommation  n'a  été  résolu.  Ces  variations  portent , 
soit  sur  la  quantité,  soit  sur  le  manque  de  certains  objets;  et,  bien  que  les 
négocians  européens  ne  forment  qu'un  seul  noyau  à  Alexandrie,  bien  qu'ils  se 
tiennent  constamment  à  l'affût  de  toutes  les  chances  de  bénéfice ,  la  concur- 
rence mal  entendue,  les  distances,  l'irrégularité  des  traversées  et  de  la  ma- 
nufacture européenne ,  empêchent  assez  souvent  le  dépôt  d'être  complet ,  ou 
y  produisent  un  engorgement  anormal.  C'est  ce  qui  fait  que  le  marché  égyp- 
tien est  très  inconstant ,  que  les  bénéGces  y  sont  quelquefois  très  grands,  et 
d'autres  fois  nuls;  c'est  ce  qui  amène  fréquemment  des  faillites  chez  les  pe- 
tits négocians  européens  et  levantins.  Une  administration  unitaire,  qui  ré- 
gulariserait le  dépôt,  est-elle  possible?  Les  Français  avaient  cherché  à  l'éta- 
hlir,  lorsqu'ils  étaient  maîtres  de  l'Egypte;  ils  avaient  nommé  deux  négocians 
pour  administrer  le  commerce.  Mohammed-Ali  désirerait  bien  monopoliser 
tous  les  articles  du  dépôt;  il  l'a  déjà  fait  pour  les  vins,  en  établissant  une 
apalte;  de  même  qu'il  est  le  seul  propriétaire  de  l'Egypte ,  il  voudrait  en  être 
le  seul  négociant  :  mais  il  est  retenu  par  la  crainte  d'effrayer  les  commerçans 
européens;  imbus  des  idées  de  liberté  industrielle  et  de  concurrence;  il  sent 
que  l'Egypte  ne  peut  se  passer  d'eux ,  surtout  pour  le  commerce  d'importa- 
tion. D'ailleurs,  le  monopole  du  gouvernement  égyptien ,  tel  qu'il  le  pratique 
du  moins  pour  les  vins ,  aurait  un  caractère  purement  fiscal ,  et  ne  serait 
point  une  amélioration  commerciale.  L'établissement  des  paquebots  à  vapeur 
a  rendu  plus  facile  la  régularisation  du  dépôt.  Aujourd'hui ,  les  demandes 
peuvent  être  dirigées  sur  le  marché  européen  au  fur  et  à  mesure  des  besoins. 
Le  négociant  peut  même  se  borner  au  rôle  de  commissionnaire  des  mar- 
chands, colporteurs  ou  consommateurs  du  pays,  qui  paient  la  marchan- 
dise au  moment  où  elle  leur  est  consignée.  Ce  système  simplifie  les  opéra- 
tions; il  est  déjà  pratiqué  par  plusieurs  maisons  qui  en  reconnaissent  chaque 
jour  la  convenance. 

Les  articles  de  ce  dépôt  ne  se  consomment  pas  tous  en  Egypte  ;  ils  y  su- 
bissent un  travail  de  division,  et  sont  réexportés  en  Syrie,  dans  l'Hedjaz  et 
sur  les  côtes  de  la  mer  Rouge.  Cette  réexportation  est  d'environ  un  tiers  des 


LETTRES  SUR  L' EGYPTE.  69 

quantités  importées.  Il  y  a  plusieurs  foires ,  entre  autres  celle  de  Tantah,  où 
l'on  vient  de  tous  les  pays  pour  acheter  les  articles  de  ce  dépôt.  Les  djellabs 
les  transportent  aussi  dans  le  Sennaar  et  le  Darfour,  où  ils  les  échangent  contre 
des  esclaves,  de  la  poudre  d'or,  des  plumes  d'autruche,  des  kourbachs.  Les 
envois  en  Syrie  et  dans  l'Hedjaz  sont  faits  ordinairement  par  des  négocians 
c^phtes  ou  arabes. 

Le  dépôt  des  denrées  orientales  était  très  considérable ,  soit  pour  la  quan- 
tité, soit  pour  la  variété  des  articles,  alors  que  tout  le  commerce  de  l'Inde 
passait  par  l'Egypte.  Il  est  aujourd'hui  bien  réduit ,  surtout  pour  la  quan- 
tité. Il  se  compose  de  : 

r  Myrrhe,  encens,  benjoin,  baume  de  la  Mekke,  gomme  djedda,  co- 
pale ,  adragante ,  turrique ,  iambo ,  venant  de  l'Arabie  ; 

2°  Assa-fœtida ,  cardamome ,  curcuma ,  coques ,  cassia-lignea ,  venant  de 
l'Yemen; 

3°  Galanga,  zédoaire,  turbith,  gingembre,  cannelle,  noix  muscades,  noix 
vomiques,  venant  de  l'Inde; 

4"  Écailles  de  tortue ,  nacre ,  venant  de  la  mer  Rouge; 

5°  Musc,  venant  de  l'Inde  et  de  l'Abyssinie; 

6°  Schals,  tapis,  étoffes  soie  et  or,  venant  de  l'Inde  et  de  l'Hedjaz; 

7°  Plumes  d'autruche,  poudre  d'or,  tamarin,  coloquintes,  cire,  kourbachs, 
natron  de  montagne ,  grandes  outres ,  racine  de  chichen ,  venant  de  l'inté- 
rieur de  l'Afrique. 

Toutes  les  marchandises  venant  de  l'Inde  entrent  aujourd'hui  dans  ee  dé- 
pôt pour  des  quantités  fort  minimes.  Quant  aux  produits  de  l'Arabie  et  de 
l'intérieur  de  l'Afrique,  leur  chiffre  est  à  peu  près  ce  qu'il  était  autrefois.  Quel- 
ques articles  de  ce  dépôt  s'exportent  pour  Constantinople,  la  Grèce  et  la  côte 
d'Afrique,  conjointement  avec  les  produits  égyptiens.  Constantinople  en- 
voie ,  en  échange ,  des  tissus  brodés ,  des  babouchs ,  des  objets  de  luxe  pour 
les  femmes;  la  Grèce,  ses  huiles  et  ses  fruits;  la  côte  d'Afrique,  ses  tarbouchs 
et  ses  couvertures  de  laine. 

Il  est  difficile  de  connaître,  dans  tous  ses  détails,  la  valeur  précise  du 
mouvement  annuel  de  ce  dépôt.  On  peut  l'estimer  d'une  manière  générale 
par  le  revenu  des  douanes  de  la  mer  Rouge  et  de  la  Haute-Egypte. 

Douane  de  Suez 2,500,000  piastres. 

—  Kosséir.  .     .    .  1,500,000      — 

—  Déraoui.  .     .     .  150,000      — 

—  Siouth.    .    .     .  35,000      — 


4,185,000  piastres. 


Les  droits  perçus  dans  ces  différentes  localités  ne  sont  pas  fixes;  mais,  en 
estimant  à  10  pour  100  le  revenu  total  de  la  douane,  on  aura  une  approxi- 
mation assez  exacte.  La  valeur  des  marchandises  serait  donc  de  41,850,000 
piastres,  ou  11,000,000  de  francs  environ.  On  peut  prendre  les  deux  tiers  de 
cette  somme  pour  les  importations ,  la  balance  s'établissant  ordinairement 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  des  talaris.  Le  mouvement  annuel  du  dépôt  serait  donc  de  3  à  4,000,000 
de  francs;  sa  valeur  constante  n'est  guère  que  de  1  à  2,000,000;  il  est  d'ail- 
leurs extrêmement  irrégulier  et  variable  :  c'est  un  champ  où  quelques  décou- 
vertes fructueuses  remplacent  les  récoltes  régulières.  Lorsque  le  commerce 
de  l'Inde  avec  l'Europe  suivra  de  nouveau  sa  ligne  naturelle  de  Suez,  le  dépôt 
des  denrées  orientales  en  Egypte  reprendra  une  partie  de  l'importance  qu'il  a 
eue  dans  l'antiquité  et  dans  le  moyen-àge. 

Si  l'on  considère  combien  il  est  dispendieux  et  irrationnel  que  tous  les  pro- 
duits de  l'Asie  aillent  remonter  dans  les  ports  du  nord  de  l'Europe,  en  fai- 
sant le  circuit  du  cap  de  Bonne-Espérance,  pour  descendre  ensuite  et  se 
répartir  jusque  sur  le  littoral  méditerranéen,  on  ne  pourra  s'empêcher  de 
reconnaître  que,  depuis  trois  siècles,  le  commerce  a  suivi,  comme  on  dit, 
le  chemin  de  l'école,  et  que  le  temps  de  reprendre  sa  voie  la  plus  courte 
et  la  plus  économique  est  enfin  venu;  car  l'Orient,  qui  repoussait  la  civi- 
lisation européenne  parce  qu'elle  s'était  montrée  hostile  et  conquérante 
pendant  les  croisades,  l'appelle  aujourd'hui  parce  qu'elle  est  industrielle  et 
pacifique.  Cette  tendance,  qui  existe  déjà  dans  les  esprits,  passera  bientôt 
dans  la  pratique;  les  grands  travaux  pour  le  rétablissement  de  la  ligne  de  Suez 
seront  faits  par  les  nations  européennes  associées.  L'Angleterre  en  recon- 
naîtra la  nécessité ,  et  y  apportera  sa  coopération  puissante  ;  et  cette  grande 
restauration  commerciale,  en  achevant  la  résurrection  de  l'Egypte  com- 
mencée par  Mohammed-Ali,  pourra  devenir  la  solution  matérielle  de  la 
question  d'Orient ,  et  le  gage  de  la  paix  du  monde. 

Le  dépôt  des  denrées  égyptiennes  se  compose  des  produits  de  la  Basse, 
de  la  Moyenne  et  de  la  Haute-Egypte,  et  de  quelques  articles  de  l'Yemen, 
du  Sennaar  et  du  Kordofan.  Ce  sont  : 

1°  Les  cotons  en  laine,  céréales,  riz,  safranum,  indigo,  opium,  tabac, 
soies,  légumes  secs,  graines  de  lin,  lin,  dattes,  sucre,  etc.,  produits  agri-- 
coles  de  l'Egypte  ; 

2°  Les  tissus  de  lin,  de  coton  ,  cuirs  et  peaux,  sel  nitre,  ammoniaque,  nat- 
tes, etc.,  produits  manufacturés  de  l'Egypte; 

3"  La  gomme,  les  dents  d'éléphant,  du  Sennaar  et  du  Kordofan; 

4°  Le  café  d'Yemen. 

Le  chiffre  annuel  des  différens  produits  qui  entrent  dans  ce  dépôt  est  va- 
riable, surtout  pour  les  produits  agricoles.  Les  céréales  et  légumes  secs,  blés, 
fèves,  lentilles,  orge,  maïs,  s'élèvent  ordinairement  à  3  millions  d'ardebs; 
le  riz  de  Damiette  donne  80  mille  ardebs,  et  celui  de  Rosette  60  mille;  le 
sucre,  32  mille  quintaux;  le  coton,  300  mille  quintaux;  le  safranum,  3,500 
quintaux;  l'indigo,  175,000  mille  okes;  la  soie,  65,000  okes;  l'opium,  15,000 
okes;  le  tabac,  100,000  quintaux;  le  lin,  50,000  quintaux;  la  graine  de  lin, 
60,000  ardebs.  Les  principaux  produits  manufacturés  sont  25,000  pièces 
d'indienne,  12,000  mouchoirs  imprimés,  2,000,000  pièces  de  toile  déco- 


LETTRES  SUR  L'ÉGYPTE.  71 

ton,  3,000,000  pièces  de  toile  de  lin,  15,000  pièces  d'étoffes  de  coton,  soie 
et  or;  4,800  pièces  de  drap  grossier  pour  les  troupes,  100,000  cuirs  de  vache, 
chèvre,  brebis;  160,000  quintaux  de  nitre.  Enfin,  les  trois  produits  exotiques 
que  nous  avons  compris  dans  ce  dépôt,  parce  qu'ils  dépendent  du  monopole 
égyptien,  sont  :  les  dents  d'éléphant,  dont  le  chiffre  annuel  ne  dépasse  pas 
300  à  350  quintaux;  la  gomme,  dont  il  arrive,  année  commune,  5  à  6,000 
quintaux;  et  le  café  d'Yemen,  s'élevant  environ  à  70,000  quintaux.  Un  tiers 
du  dépôt  est  destiné  à  la  consommation  locale ,  les  deux  autres  tiers  sont 
exportés.  Voici  le  chiffre  de  cette  exportation  dans  l'année  1836  : 

Cotons 24,289,000  francs. 

Riz 3,749,000  — 

Gommes 3,112,000  ~ 

Tissus  de  lin.     .     .     .  1,641,000  — 

Céréales 1,625,000  — 

Indigo 1,591,000  — 

Soude 1,298,000  — 

Dattes 1,259,000  — 

Légumes  secs.    .    .     .  900,000  — 

Opium 884,000  — 

Henneh 652,000  — 

Ps^attes 562,000  — 

Peaux 374,000  — 

Café 126,000  — 

42,062,000  francs. 

Ce  dépôt  a  cela  de  particulier  qu'il  est  tout  entier  entre  les  mains  du  gou- 
vernement, qui,  étant  unique  propriétaire  de  la  terre  et  des  fabriques,  est 
par  cela  même  unique  propriétaire  et  vendeur  de  leurs  produits.  Il  semble,  au 
premier  aperçu,  que  le  gouvernement  égyptien  soit  commerçant,  car  il  reçoit 
Jes  produits  des  mains  des  fellahs,  moyennant  une  somme  d'argent;  mais  on 
ne  peut,  en  effet,  qualifler  cet  acte  de  vente,  puisqu'il  n'y  a  pas  débat  et 
préférence,  que  le  fellah  est  obligé  de  livrer  les  produits,  que  le  prix  en  est 
fixé  par  le  gouvernement,  et  que  ce  prix  est  payé  en  grande  partie  avec  l'im- 
pôt foncier  du  par  le  fellah.  Le  surplus  n'est  donc  vraiment  que  le  prix  du 
travail  de  la  terre ,  le  salaire  du  cultivateur  ;  d'où  l'on  voit  qu'à  l'inverse  de 
l'Europe,  c'est  ici  le  propriétaire  qui  paie  le  fermier  et  lui  fait  sa  part.  Le  gou- 
vernement agit  donc  entièrement  en  propriétaire ,  quant  à  la  perception  des 
produits  ;  il  ne  vend  pas  ce  qu'il  a  acheté,  mais  ce  qu'il  a  récolté  ;  il  ne  fait  point 
acte  de  commerce  dans  le  sens  de  la  loi  française. 

Les  produits  égyptiens  subissent  une  première  division  par  la  vente  aux 
négocians  européens,  juifs  et  levantins.  Ceux-ci  les  subdivisent  encore  et  les 
dirigent  sur  les  divers  points  de  l'Europe,  de  l'Afrique  et  de  l'Asie.  Il  n'est 
donc  pas  rare  de  trouver,  en  Egypte  même,  des  produits  égyptiens  en  se- 
condes mains;  il  y  a  même  quelquefois  avantage  à  les  acheter  alors ,  surtout 
quand  ils  ont  éprouvé  une  baisse  depuis  la  vente  générale.  Autrefois  le  gouver- 


72  REVUE  DES  DEDX  MONDES, 

nement  vendait  partiellement  et  isolément,  et  la  faveur  ne  manquait  pas  d'avoir 
quelque  influence  dans  ces  opérations.  Il  arrivait  aussi  que  le  ^gouvernement 
délivrait  des  firmans  pour  des  quantités  supérieures  à  la  récolte,  et  qu'il  était 
obligé  de  les  solder  avec  la  récolte  à  venir.  ]Mais ,  depuis  que  le  nombre 
des  négocians  européens  s'est  multiplié  en  Egypte,  Mohammed-Ali  a  adopté 
le  système  des  ventes  publiques,  soit  à  prix  fixe,  soit  aux  enclières.  Ce  der- 
nier mode,  employé  d'abord  pour  les  cotons,  a  été  appliqué  aux  indigos,  aux 
gommes  et  aux  riz,  et  s'étend  de  jour  en  jour  à  tous  les  articles  du  dépôt. 
Il  permet  à  tous  les  négocians  d'acheter,  quelque  modiques  que  soient  leurs 
capitaux.  Il  offre  aussi  l'avantage  de  la  publicité,  qui  écarte  tout  soupçon  de 
faveur,  et  qui  habitue  le  commerçant  à  opérer  au  grand  jour  et  à  se  dé- 
pouiller de  tous  ces  préjugés  de  mystères  et  d'arcanes  que  l'on  regardait  au- 
trefois comme  la  condition  suprême  du  succès  et  de  la  fortune.  Le  négociant 
doit  aujourd'hui  se  familiariser  avec  les  découvertes  de  l'économie  politique; 
il  doit  songer  à  la  fortune  publique  sans  cesser  de  songer  à  sa  fortune  parti- 
culière. C'est  à  la  science  qu'il  appartient  désormais  d'éclairer  l'industrie  et  de 
la  guider  dans  une  route  plus  large  et  plus  productive.  La  publicité  donnée 
par  la  presse  à  tous  les  faits  industriels ,  la  vulgarisation  des  saines  notions  de 
statistique  et  d'économie  politique,  la  généralisation  des  opérations  com- 
merciales par  les  ventes  publiques  et  les  enchères,  l'installation  des  bourses, 
chambres,  conseils  de  commerce,  et  l'extension  de  leurs  pouvoirs;  les  res- 
sources du  système  administratif  actuellement  existant,  appliquées  aux  tra- 
vaux industriels  :  tels  sont  les  principaux  moyens  par  lesquels  la  science  con- 
duira l'industrie  vers  cet  avenir  qu'elle  cherche  à  travers  des  luttes  pénibles. 

Le  dépôt  des  produits  égyptiens  est  naturellement  transitoire ,  les  den- 
rées sont  vendues  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  sont  récoltées;  on  ne  garde 
dans  les  schounas  que  les  céréales,  pour  les  besoins  du  pays  et  de  l'armée.  La 
valeur  du  dépôt  ne  peut  donc  jamais  être  bien  considérable;  elle  ne  s'élève 
pas ,  terme  moyen ,  au-delà  de  8  à  9  millions  de  francs.  Pourtant  il  arrive  quel- 
quefois que  certains  produits  séjournent  dans  les  magasins  du  gouvernement; 
on  y  a  vu  jusqu'à  2,500  caisses  d'indigo ,  que  personne  ne  voulait  acheter  à 
cause  de  leur  impureté;  récemment  une  grande  quantité  de  cotons  s'y  est 
accumulée  d'une  manière  anormale  par  l'effet  de  circonstances  extérieures. 

Les  plantations  de  cotonniers  sur  divers  points  du  globe,  et  le  chiffre  tou- 
jours croissant  de  la  récolte  en  Amérique,  devaient  rompre  l'équilibre 
entre  la  production  et  la  consommation.  L'encombrement  sur  le  marché  gé- 
néral ,  et  l'abaissement  des  prix ,  plus  funeste  encore  aux  filateurs  qu'aux  plan- 
teurs, produisirent  une  crise  dans  l'industrie  cotonnière.  Cette  crise  fit  sentir 
son  contre-coup  en  Egypte.  Dans  les  années  1836  et  1837,  plus  de  la  moitié  des 
maisons  européennes  d'Alexandrie  se  trouvèrent  en  état  de  faillite.  Chose  sin- 
gulière, ces  désastres  doivent  être  attribués  en  partie  au  système  des  en- 
chères. En  effet,  depuis  l'établissement  de  ce  système,  les  maisons  secon- 
daires, se  contentant  de  bénéfices  plus  modiques,  ne  craignaient  pas  de  pous- 
ser les  lots;  par  l'effet  de  la  concurrence,  elles  avaient  fait  monter  les  cotons 


LETTRES  SUR  L'ÉGYPTE.  73 

à  des  prix  excessifs,  qui  donnaient  à  peine  le  pair  avec  les  prix  d'Europe.  Plus 
difficiles  sur  le  taux  du  gain ,  les  premières  maisons  n'achetaient  plus  et  pré- 
féraient escompter  les  traites  des  maisons  secondaires.  Cette  opération  pré-» 
sentait  un  bénéfice  plus  élevé  et  plus  certain  :  les  premières  maisons  s'étaient 
ainsi  réduites  au  rôle  de  banquiers.  Trois  établissemens  de  banque,  fondés 
à  Alexandrie,  s'alimentaient  de  ces  opérations,  de  quelques  escomptes  sur 
place  et  de  quelques  changes  de  monnaies.  Mais,  lorsque  la  crise  européenne 
arriva ,  les  failhtes  des  maisons  secondaires  d'Alexandrie  compromirent  les 
grandes  maisons  qui  leur  avaient  engagé  leurs  capitaux.  Ainsi  le  système 
des  enchères,  très  avantageux  pour  le  gouvernement  et  très  équitable  en  lui- 
même  ,  comme  nous  l'avons  montré  plus  haut ,  devait  être  funeste  au  com- 
merce: c'était  la  conséquence  inévitable  de  la  concurrence,  plus  Apre  encore 
sous  le  soleil  d'Egypte,  et  entre  des  hommes  qui  se  sont  expatriés  pour  faire 
fortune,  qu'elle  ne  peut  l'être  dans  nos  villes  d'Europe.  Les  grandes  maisons 
avaient  pressenti  ce  résultat  ;  elles  se  plaignaient  du  système  des  enchères , 
qui  ne  semblait  introduit  qu'en  faveur  du  petit  commerce.  Elles  avaient  cru 
échapper  à  la  crise  en  s'abstenant  d'acheter;  mais,  séduites  par  l'appât  d'un 
change  avantageux,  elles  ont  appris  à  leurs  dépens  l'intime  solidarité  qui 
unit  tous  les  élémens  du  monde  commercial.  Il  est  vrai  que,  sans  le  contre- 
coup de  la  crise  d'Occident,  il  y  aurait  eu  moins  de  faillites,  et,  par  consé- 
quent, les  grandes  maisons  eussent  été  moins  compromises;  mais,  même  en 
supposant  que  les  cotons  n'eussent  pas  éprouvé  une  forte  baisse  sur  le  marché 
européen ,  les  maisons  secondaires ,  achetant  en  Egypte  à  des  prix  qui  ne  leur 
laissaient  aucun  bénéfice ,  auraient  fini  par  succomber.  Les  grandes  maisons 
pensaient  qu'elles  disparaîtraient  ainsi  peu  à  peu,  sans  causer  de  trop  grands 
désastres.  Au  milieu  de  ces  ruines  successives ,  elles  espéraient  pouvoir  sauver 
ieurs  capitaux  engagés  par  l'escompte,  et  tirer,  comme  on  dit,  leur  épingle 
du  jeu.  Apvès  la  chute  de  toutes  les  maisons  secondaires,  les  grandes  mai- 
sons comptaient  pouvoir  faire  la  loi  au  gouvernement  dans  les  enchères;  mais 
la  crise  européenne  est  venue  déranger  tous  ces  calculs. 

Mc^lgré  la  cessation  de  la  petite  concurrence,  les  marchandises  du  dépôt 
égyptien  n'ont  pu  trouver  d'enchérisseurs  chez  les  grands  négocians;  toutes  les 
schounas ont  été  encombrées  de  cotons,  d'indigos  et  d'autres  produits.  Le 
gouvernement  essayait  quelques  enchères,  mais  personne  ne  se  présentait 
pour  enchérir;  il  faisait  quelques  ventes  tractatives,  mais  à  des  prix  extrê- 
mement bas.  Malgré  l'enconibi'ement  de  ses  magasins ,  malgré  l'espérance 
d'une  abondante  récolte  et  les  besoins  d'argent,  le  gouvernement  n'osait  plus 
annoncer  des  enchères  de  cotons,  et  disait  qu'il  fallait  attendre.  Frappé  de 
ces  circonstances  critiques ,  nous  proposâmes  au  ministre  du  commerce  de 
transporter  les  enchères  en  Europe,  par  le  moyen  de  firmans.  Le  ministre  ac- 
cueillit avec  bienveillance  notre  proposition ,  en  comprit  toute  la  portée ,  et 
nous  demanda  un  rapport  détaillé. 

Dans  ce  travail ,  nous  démontrions  que  les  bénéfices  provenant,  1°  du  plus 
bas  prix  du  capital  employé  à  l'opération  du  transport  des  cotons,  et  de  la 


^%  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inoindre  durée  de  temps  de  son  emploi  ;  2"  de  la  diminution  du  nolis,  par  la 
facilité  qu'auraient  les  navires  de  charger  immédiatement;  3°  de  la  suppres- 
sion du  profit  que  doit  faire  le  négociant  en  Egypte ,  soit  comme  commission- 
naire, soit  comme  spéculateur;  que  tous  ces  bénéfices,  dégrevant  la  mar- 
chandise ,  passeraient ,  par  Teffet  de  la  concurrence ,  en  partie  aux  mains  du 
gouvernement  égyptien ,  en  partie  aux  mains  du  fabricant ,  qui  pourrait 
acheter  directement  du  propriétaire-producteur,  et  par  conséquent  obtenir  le 
coton  à  meilleur  marché.  Nous  faisions  remarquer  en  même  temps  que  ce 
système  offrirait  un  grand  avantage  au  spéculateur  et  au  négociant,  qui  opé- 
reraient avec  plus  de  sécurité,  puisque,  s'ils  le  jugeaient  convenable,  ils 
pourraient  revendre  le  lendemain  ce  qu'ils  auraient  acheté  la  veille.  La 
schouna  d'Alexandrie  serait  comme  un  dock,  dont  les  billets  circuleraient 
dans  tout  le  monde  commercial.  «  Par  ce  système,  disions-nous,  les  cotons 
d'Egypte  acquerront  un  grand  avantage  sur  les  cotons  des  États-Unis.  L'Amé- 
rique ne  peut  pas  adopter  une  pareille  combinaison ,  parce  que  la  propriété 
du  sol  et  des  produits  y  est  morcelée ,  et  que  par  conséquent  les  planteurs 
américains  se  feraient  concurrence  entre  eux.  » 

Quant  au  mode  d'exécution  du  projet,  nous  pensâmes  qu'il  était  indispen- 
sable d'émettre  un  double  firman  pour  la  même  marchandise,  le  firman  de 
livraison  et  le  firman  de  circulaiion.  Nous  remîmes  au  ministre  le  modèle 
de  ces  deux  titres ,  et  nous  en  indiquâmes  l'usage.  Après  leur  vente  aux  en- 
chères publiques  et  leur  consignation  à  l'acheteur,  celui-ci,  ou  son  cession- 
naire,  pourrait  remettre  le  firman  de  livraison  à  un  capitaine  de  navire.  Le 
négociant  ou  fabricant,  séparant  les  deux  titres,  indiquerait  au  dos  du 
firman  de  livraison,  par  sa  déclaration  signée,  le  capitaine  auquel  il  la 
cédé ,  la  date  et  le  lieu  de  la  cession ,  et  le  port  où  doit  rentrer  le  navire,  Ce  ca- 
pitaine ne  pourrait  le  céder  à  un  autre ,  et  devrait  lui-même  se  présenter  au 
directeur  de  la  schouna  d'Alexandrie.  Le  gouvernement  égyptien,  sur  la  re- 
mise du  firman  de  livraison,  consignerait  la  marchandise  désignée,  et  remet- 
trait en  même  temps  au  capitaine  la  souche  du  firman  de  circulation,  afin 
que  le  capitaine  pût  s'assurer  de  sa  sincérité ,  lorsqu'il  lui  serait  présenté  par 
le  porteur  au  lieu  de  débarquement.  Et  d'ailleurs ,  lors  de  la  séparation  des 
deux  titres,  le  capitaine  aurait  signé  la  déclaration  contenue  dans  le  firman 
de  circulation ,  ce  qui  constituerait  son  obligation  envers  le  porteur  de  ce 
firman.  Quant  au  firman  de  circulation,  il  devait  être  transmissible  par  la 
voie  de  l'endossement ,  et  passer  de  mains  en  mains  jusqu'à  ce  que  le  porteur, 
instruit  de  l'arrivée  du  capitaine  auquel  avait  été  remis  le  firman  de  livraison 
correspondant ,  se  présentât  pour  retirer  la  marchandise.  Les  spéculateurs 
devaient  opérer  principalement  sur  les  firmans  de  circulation. 

Nous  proposâmes  d'établir  les  enchères  sur  la  place  de  Marseille ,  d'y  em- 
ployer le  ministère  d'un  courtier  de  commerce ,  et  de  faire  verser  les  paiemeiis 
par  les  acheteurs  à  la  banque  de  cette  ville,  qui  ouvrirait  un  compte-courant 
avec  le  gouvernement  égyptien ,  et  qui,  selon  les  ordres  qu'elle  recevrait  du 
ministre  du  commerce  ou  du  délégué  de  ce  gouvernement,  ferait  des  envois, 


LETTRES  SUR  L'ÉGYPTE.  :^5 

par  les  bateaux  à  vapeur  français,  de  groupes  et  lingots,  ou  effectuerait  dçs 
paiemens,  pour  le  compte  du  pacha,  aux  négocians  d'Kurope. 

«  Les  circonstances,  disions-nous  en  terminant,  ne  sauraient  être  plus  fa- 
vorables :  le  bas  prix  des  enchères  à  Alexandrie  ;  le  séjour  prolongé  que 
sont  obligés  de  faire  les  navires  qui  viennent  charger  les  cotons;  la  baisse  de 
l'intérêt  de  l'argent  sur  la  place  de  Marseille;  la  prochaine  installation  des 
bateaux  à  vapeur  français ,  qui ,  en  douze  jours ,  pourront  apporter  au  gou- 
vernement égyptien  les  fonds  provenant  des  enchères  ;  enfin  le  désir  que 
nous  a  témoigné  le  ministre  d'essayer  l'effet  de  la  concurrence  entre  les  en- 
chères de  Marseille  et  celles  d'Alexandrie,  et  déjuger  ainsi  de  la  supériorité 
des  unes  ou  des  autres;  tout  doit  engager  à  tenter  immédiatement  un  essai,  >- 

L'opinion  que  nous  avons  émise  sur  les  lieux ,  nous  paraît  encore  plus  vraie 
à  distance.  Ce  projet  est  dans  la  ligne  du  progrès  égyptien  ;  il  est  la  consé- 
quence économique  de  l'unité  agricole ,  et  se  réalisera  tôt  ou  tard  si  cette 
unité  elle-même  n'est  pas  brisée.  On  a  dit  qu'il  rendait  inutile  la  présence  des 
commerçans  européens  en  Egypte,  et  qu'il  tendait  ainsi  à  relâcher  les  liens 
qui  unissent  l'Occident  à  l'Orient.  D'abord,  il  est  certain  que  les  commer- 
çans européens  n'apportent  point  de  capitaux  en  Egypte,  et  que  les  fortunes 
qu'ils  possèdent  ont  été  amassées  dans  le  pays.  Leur  richesse  consiste  en  na- 
vires et  en  produits  égyptiens  exportés  :  leur  retraite  n'appauvrirait  donc 
point  l'Egypte.  Ensuite,  ceux  qui  importent  et  répartissent  les  produits  eu- 
ropéens, et  qui  ont  en  Egypte  quelques  capitaux,  resteraient.  En  supposant 
que  quelques  grandes  maisons  quittent  Alexandrie ,  il  y  aurait  toujours  un 
assez  grand  nombre  d'Européens  (les  petits  marchands,  les  industriels,  les 
employés  du  gouvernement),  pour  que  le  lien  noué  par  Mohammed- Ali 
entre  la  civilisation  occidentale  et  la  civilisation  égyptienne  ne  fut  ni  détruit, 
ni  même  relâché. 

Dans  le  principe,  Mohammed-Ali  a  accordé  de  grands  avantages  aux  né- 
gocians pour  les  attirer  et  les  engager  à  se  fixer  en  Egypte.  C'est  surtout 
à  cette  époque  que  les  grandes  fortunes  commerciales  ont  été  faites,  soit 
par  les  fournitures  aux  arsenaux  de  terre  ou  de  mer,  soit  par  la  cession  di- 
recte des  produits  égyptiens.  Que  Mohammed-Ali  accorde  aujourd'hui  les 
mêmes  faveurs  à  l'industrie,  et  Ton  verra  une  foule  d'artisans  accourir 
en  Egypte  et  s'y  établir  pour  exploiter  des  industries  locales ,  et  exercer 
un  grand  nombre  de  métiers  dans  lesquels  les  Égyptiens  sont  moins  habiles 
que  les  Européens.  Ainsi,  pour  un  négociant  que  Mohammed-Ali  perdra, 
il  gagnera  dix  industriels.  Les  négocians  capitalisent  en  Egypte,  en  em- 
ployant le  travail  des  prolétaires  arabes;  puis,  ils  envoient  leurs  capitaux 
en  Europe ,  et  ne  laissent  rien  en  échange  dans  le  pays.  Le  gain  qu'ils  ont 
fait  n'est  que  la  récompense  d'une  opération  intellectuelle,  récompense  qui 
est  presque  toujours  en  disproportion  avec  le  travail ,  et  qui  atteint  mémr 
quelquefois  à  une  exagération  peu  morale,  puisqu'elle  est  due  plutôt  à  des 
circonstances  fortuites  qu'au  talent  et  au  génie.  Les  industriels  au  contraire, 
en  supposant  qu'ils  voulussent  quitter  l'Egypte  après  avoir  fait  leur  fortune 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  laisseraient  en  contre-valeur  les  produits  de  leur  industrie.  Ces  produits 
matériels  et  susceptibles  d'être  consommés  seraient  bien  plus  utiles  que  des 
spéculations  commerciales ,  qui  ne  sont  bien  souvent  qu'un  jeu  ou  une  ex- 
ploitation de  banque.  D'ailleurs,  la  tendance  actuelle  de  IMohammed-Ali 
n' est-elle  pas  de  diminuer  sans  cesse  les  profits  du  commerce  ?  Les  enchères, 
les  adjudications  de  fournitures,  n'ont-elles  pas  eu  pour  effet  de  réduire  les 
grandes  maisons  à  la  banque  et  à  l'escompte  ?  D'un  autre  côté ,  Mohammed- 
Ali,  tout  en  désirant  conserver  la  haute  main  sur  la  grande  industrie,  n'a-t-il 
pas  associé  ou  offert  d'associer  plusieurs  Européens  aux  bénéfices  des  fabri- 
ques .^  Il  fournit  le  capital  et  les  bras,  et  donne  au  talent  la  moitié  des  pro- 
fits. Cette  combinaison  paraît  avantageuse;  pourtant  plusieurs  Européens  l'ont 
refusée ,  parce  qu'ils  ne  se  sentaient  pas  entièrement  libres. 

Il  est  donc  dans  l'intérêt  de  l'Egypte  que  l'industrie  européenne  rem- 
place de  plus  en  plus  le  commerce  des  produits  indigènes,  qui  peut  être  fait 
plus  économiquement  par  l'administration.  Cette  prépondérance  industrielle 
ne  fera  qu'augmenter  le  nombre  des  Européens.  Aussi  sommes-nous  plus 
que  jamais  convaincu  que  le  projet  des  enchères  de  firmans,  considéré 
même  sous  un  point  de  vue  politique  plus  général ,  est  loin  de  contrarier  les 
tendances  progressives  de  l'Egypte. 

Ce  projet  fonde  le  crédit  du  gouvernement  égyptien  en  Europe,  et  ce 
crédit  lui  serait  facilement  acquis  par  l'observation  rigoureuse  de  ces  deux 
conditions  :  1°  n'émettre  de  firmans  que  sur  des  marchandises  existantes; 
2"  fournir  des  qualités  conformes  aux  énonciations  des  firmans.  L'intérêt  du 
gouvernement  égyptien ,  bien  entendu ,  devrait  naturellement  lui  faire  remplir 
ces  deux  conditions,  et  lui  imposer  la  plus  scrupuleuse  bonne  foi;  car  ce 
n'est  point  ici  une  opération  isolée ,  mais  une  série  de  ventes  annuellement 
renouvelées,  et  dans  lesquelles  par  conséquent  on  ne  saurait  espérer  de  trom- 
per long-temps  les  acheteurs. 

La  réalisation  de  ce  projet  activerait  le  mouvement  maritime,  par  la  cer- 
titude qu'auraient  les  navires  d'un  chargement  immédiat;  et ,  si  le  gouverne- 
ment employait  les  bénéfices  de  cette  réalisation  à  améliorer  l'agriculture 
et  à  encourager  l'industrie  (ce  qui  est  bien  plus  rationnel  que  de  laisser  ca- 
pitaliser ces  bénéfices  par  les  commerçans  européens),  il  en  résulterait  une 
augmentation  de  production  qui  rejaillirait  à  son  tour  sur  le  mouvement  ma- 
ritime et  commercial  :  le  port  d'Alexandrie  pourrait  alors  rivaliser  avec  celui 
de  Constantinople. 

Voici  l'état  comparatif  de  la  navigation  de  ces  deux  ports  pendant  l'année 
1836: 


LETTRES   SUR  L EGYPTE. 


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78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  les  relations  commerciales  avec  l'empire  de  Mahmoud  et  avec  celui 
de  Mohammed-Ali,  l'Autriche  occupe  le  premier  rang  parmi  les  nations  eu- 
ropéennes. L'Angleterre  et  la  Sardaigne  ont  plus  de  relations  avec  l'empire 
de  Mahmoud  qu'avec  celui  de  Mohammed-Ali.  A  l'inverse,  la  France  et  la 
Toscane  font  plus  d'affaires  avec  l'empire  de  Mohammed-Ali  qu'avec  ce- 
lui de  Mahmoud.  La  Russie  a  une  prépondérance  marquée  à  Constanti- 
nople,  et  elle  atteint  presque  le  chiffre  des  relations  de  l'Angleterre  avec 
cette  capitale.  Dans  le  commerce  avec  Constantinople,  la  France  n'est  qu'au 
septième  rang.  Ses  importations  et  exportations  ,  pour  l'année  1836,  ont  été 
seulement  de  :  ;; 

L^PORTATIONS.  i 

Sucre  raffiné 300,000  fr. 

Café 259,900 

(  Draps.       .     .      157,.500fr.  ) 
laine.      Bonnets.  .     .     .  27,000  18.'),700fr. 

Tissus  de;      .       (Châles.     .     .    .     1,200      )  \  254  400 

iissusae  ;  g^jp ^^^^^^       j  Jo4,40o     ^ 

/  coton 1,500 

1  autres 2,200 

Quincailleries 55,000 

Peaux  tannées 50,000 

Meubles 33,ooo 

952,300  fr. 

EXPORTATIONS.  1 

Soie.  .    .         2,010,000  frj 

Matières    |  d'or 671,000   j  ,  iooonn 

et  espèces  (  d'argent.  - 467,800   j  ï'^-*»'^"" 

Cuivre  en  pains 723,500 

Laine  en  suint  et  pelade 391,600 

Cire  jaune 69,500 

Noix  de  galles 68,300 

Coton 37,000 

4,444,700  fr. 

Tandis  que  les  importations  et  exportations  du  commerce  français  avec 
l'Egypte  se  sont  élevées  à  :  ij 

ISIPORTATIONS. 

j  I  Draps  .      2,277,000 fr.  I 

\  laine.  I  Bonnets.  .      22,000       [  2,385,000  fr.   i 

Tissus  de  (             1  Autres.     .      86,000      )                        (  ^..annne 

coton ,     .     .             37,000  ^,746,000  11. 

1  soie 324,000        J 

Sucre 564,000 

Vins  et  liqueurs 208,000 

Plomb 147  000 

Cochenille 310,000 

Drogueries 313,000 

Quincaillerie  et  coutellerie 308,000 

Armes 210,000 

Cuivre 184,000 

Charbon  de  terre 746,000 

5,736,000  fr. 


LETTRES   SUR   l'ÉGYPTE.  '^ 

EXPORTATIONS. 

Coton  en  laine 9,761,000  fr. 

Indigo 494,000 

Gomme 475,000 

Nacre  de  perles 74,000 

10,804,000  fr. 

La  différence  entre  les  importations  et  les  exportations  est  un  peu  plus 
forte  pour  Constantinople  que  pour  TÉgypte.  Cette  différence  est  soldée  avec 
du  numéraire  ou  avec  du  papier  sur  l'Angleterre,  qui  importe  plus  qu'elle 
n'exporte. 

Le  commerce  intérieur  de  l'Egypte  s'opère  par  le  Nil  et  les  canaux.  Les 
bateaux  qui  remontent  le  fleuve  sont  chargés  de  marchandises  d'Europe; 
ceux  qui  le  descendent,  transportent  des  produits  d'Egypte.  On  compte 
3,500  barques  ou  kanges  de  différentes  grandeurs,  servant  à  la  navigation 
du  Nil  ;  350  à  Damiette  et  Rosette ,  faisant  le  cabotage  de  la  côte  d'Egypte  et 
de  Syrie;  200  Rayasses  ou  grosses  barques  rondes  dans  le  port  de  Suez,  et 
250  dans  celui  de  Kosséir,  naviguant  sur  le  littoral  de  la  mer  Rouge. 

La  navigation,  dite  de  caravane,  du  port  d'Alexandrie,  c'est-à-dire  ses  re- 
lations maritimes  avec  l'Albanie,  l'archipel  grec,  la  Barbarie,  l'archipel  turc 
et  l'Asie  mineure,  a  occupé,  en  1836,  2,033  navires  jaugeant  210,176 
tonneaux. 

Le  commerce  général  d'Alexandrie  (1)  a  présenté,  pour  la  même  année,  les 
résultats  suivans  : 


PROVENANCES 

et 

DESTINATIONS. 

Autriche 

Turquie 

Angleterre 

France 

Toscane 

Syrie 

Barbarie 

Grèce 

Belgique  et  Hollande. 
Autres  contrées.  .  . 
Suède 


IMPORTATIONS.       EXPORTATIONS 


Francs. 

13,858,000 

12.661,000 

15,1.58,000 

5,7,36,000 

10,257,000 

2,799,000 

4,434,000 

1,3.59,000 

326,000 

146,000 

117,000 

66,851,000 


Francs. 

14,532,000 

12,150,000 

5,404,000 

10,800,000 

3,130,000 

6,220,000 

1,514,000 

824,000 

301,000 

149,000 

55,024,000 


COMMERCE 
TOTAL. 

Francs. 

28,390,000 

24,811,000 

20,562,000 

16,536,000 

13,387,000 

9,019,000 

5,048,000 

2,183,000 

627,000 

295,000 

117,000 

121,875,000 


(I)  Depuis  quelque  temps,  le  pacha  a  suspendu  les  enchères  d'Alexandrie,  principalement 
pour  les  cotons.  Il  traite  directement  avec  quelques  grandes  maisons.  Il  a  même  expi^dié 
pour  son  compte  60,000  balles  à  Trieste.  De  fait,  cette  suspension  était  nécessitée  par  l'ab- 
sence d'enchérisseurs  cl  la  diminution  des  maisons  secondaires.  L'expérience  a  ainsi  démon- 
tré que  l'extrême  concurrence  est  ruineuse  et  impossible,  surtout  à  cùlé  de  l'extrême  mo- 
nopole. Puisque  Muhammed-Ali  prétend  que  c'est  en  sa  qualité  de  propriétaire  de  riiivpie 
qu'il  en  vend  les  produits,  pourquoi  n'enverrait-il  pas  des  warrants  de  cotons  aux  enchères 
d'Europe ,  là  où  la  concurrence  est  moins  funeste ,  parce  'pr»'!!!'  y  a  une  soric  d'organisation  ? 


S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  voit ,  d'après  ce  tableau ,  que  rAutriche  est  la  puissance  européenne 
qui  entretient  les  relations  commerciales  les  plus  étendues  avec  l'Egypte , 
puisqu'elles  s'élèvent  presque  au  quart  du  commerce  total.  La  Turquie  figure 
aussi  pour  un  chiffre  assez  important ,  et  elle  serait  au  premier  rang ,  si  on 
y  comprenait  le  chiffre  de  la  Syrie.  L'Angleterre  et  la  France  ne  viennent 
qu'en  troisième  et  quatrième  ligne.  La  France  exporte  le  double  de  ce  qu'elle 
importe;  à  l'inverse,  l'Angleterre  importe  trois  fois  plus  qu'elle  n'exporte. 
Proportionnellement  à  la  population ,  c'est  la  Toscane  qui  fait  le  plus  grand 
commerce  avec  l'Egypte ,  et  qui  devrait  être  placée  en  tête  du  tableau.  Si  l'on 
prenait  l'intérêt  commercial  pour  mesure  de  l'influence  politique,  il  faudrait 
^conclure  que  l'Autriche  est  la  puissance  qui  doit  exercer  la  plus  grande  pré- 
pondérance en  Egypte.  Mais,  malgré  leur  infériorité  commerciale,  on  n'ignore 
pas  que  c'est  la  France  et  l'Angleterre  qui  ont  le  plus  d'influence  sur  les  des- 
tinées générales  de  l'Egypte  :  la  France,  par  les  souvenirs  glorieux  qu'elle  y  a 
laissés-,  l'Angleterre,  par  son  active  vigilance  sur  tout  ce  qui  se  rattache  à 
la  question  du  passage  dans  l'Inde. 

Si  nous  nous  plaçons  maintenant  à  un  point  de  vue  d'ensemble,  nous  arri- 
vons à  ce  résultat  général,  savoir  :  que  les  deux  faces  du  commerce  égyptien, 
considéré  dans  un  double  rapport  avec  la  Méditerranée  et  avec  l'Océan,  sont 
aujourd'hui  statistiquement  réprésentées  par  les  chiffres  suivans  : 

1°  Commerce  général  de  la  IMéditerranée ,    121,875,000  fr. 
2"  Commerce  du  midi  et  de  la  mer  Rouge,    11,000,000 

Le  rapprochement  de  ces  deux  chiffres  montre  assez  que  l'une  des  faces 
<iu  commerce  de  l'Egypte  est  presque  entièrement  annihilée.  Au  lieu  d'être  le 
Sien  commercial  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  l'Egypte  se  borne  à  échanger  ses 
produits  contre  ceux  de  l'Europe  et  de  l'Amérique.  L'Egypte  ne  se  rattache 
plus  au  mouvement  commercial  de  l'Inde;  elle  gravite  presque  exclusivement 
dans  la  sphère  de  l'Occident.  Aussi  elle  ne  vit  qu'à  moitié  ;  car  la  circulation 
ne  s'opère  chez  elle  que  d'un  côté.  L'Egypte  ne  parviendra  à  sa  plénitude 
dévie,  à  son  état  normal  de  santé  et  de  richesse,  que  lorsqu'elle  deviendra 
la  route  du  grand  commerce  de  l'Europe  et  de  l'Inde,  soit  que  les  échanges 
s'opèrent  dans  son  sein ,  soit  que  les  produits  n'y  fassent  que  passer.  On 
ne  saurait  évaluer  à  moins  de  huit  à  neuf  cents  millions  de  francs  le  com- 
merce annuel  de  l'Europe  et  de  l'Amérique  avec  les  pays  situés  au-delà  du 
«ap  de  Bonne-Espérance.  Il  est  évident  que  le  passage  permanent  d'une  si 
grande  quantité  de  marchandises,  de  quelque  manière  qu'on  le  conçoive, 
laisserait  en  Egypte  des  traces  fécondes.  Ce  rétablissement  de  la  ligne  com- 
merciale de  l'Inde  est  dans  les  vœux  et  les  besoins  de  toutes  les  nations 
occidentales;  on  peut  dire  qu'il  n'est  retardé  que  par  un  reste  de  méfiance  peu 
fondée,  et  parce  que  les  principales  puissances  européennes  ne  cherchent  pas  à 
s'entendre  sur  cette  importante  question.  L'Egypte  souffre  de  ce  défaut  d'ac- 
cord, et  elle  serait  bien  loin  d'élever  des  difficultés  locales.  Quand  il  s'est  agi 
4'établir  une  ligne  pour  les  lettres  et  les  passagers,  au  moyen  des  paquebots 


LETTRES   SUR  L'ÉGYPTE.  81 

de  la  Méditerranée  et  delà  mer  Rouge ,  le  gouvernement  égyptien  n'a  fait  au- 
cune opposition.  11  n'en  a  fait  aucune  quand  M.  Waghorn  a  voulu  organiser 
un  service  régulier  de  voitures  entre  le  Kaire  et  Suez.  Ainsi  les  difficultés  ne 
viendront  pas  de  l'Egypte,  pourvu  toutefois  qu'on  ne  prétende  point  lui  impo- 
ser une  sorte  de  suzeraineté  européenne,  et  l'absorber  ainsi  complètement. 

Nous  résumerons  cette  lettre  en  trois  points  principaux  :  1°  le  commerce 
d'importation  et  de  distribution  des  produits  d'Occident;  2"  les  relations 
avec  l'Europe  et  le  bassin  de  la  Méditerranée ,  pour  l'exportation  des  denrées 
égyptiennes;  3"  les  relations  générales  avec  l'Orient,  et  la  question  du  transit 
des  marchandises  de  l'Inde.  Dans  ces  trois  ordres  de  faits,  on  peut  formuler 
ainsi  les  améliorations  désirables  : 

1°  Il  convient  de  maintenir  le  commçrce  des  produits  de  l'Occident  en 
Egypte  aux  mains  des  négocians  européens,  car  c'est  le  principe  de  la  liberté 
qui  s'est  implanté  en  Orient ,  et  qui  tend  à  faire  contrepoids  à  ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  despotique  et  de  confus  dans  le  monopole  industriel  des  souverains 
orientaux.  Ces  divers  élémens  de  liberté  commerciale  et  de  concurrence  gra- 
vitent d'ailleurs  vers  la  même  harmonie  qu'en  Europe ,  et  deviennent  beau- 
coup moins  dangereux  depuis  le  rapprochement  de  l'Europe  et  de  l'Egypte, 
opéré  par  les  bateaux  à  vapeur. 

2°  Puisque  le  monopole  agricole  et  manufacturier  existe  en  vertu  du  droit  de 
propriété ,  le  gouvernement  doit  en  profiter  pour  transporter  lui-même,  par 
une  simple  opération  graphique,  tous  ses  produits  sur  le  marché  européen , 
où  il  les  vendra  beaucoup  plus  avantageusement  qu'en  Egypte.  Il  peut  ainsi  se 
mettre  en  rapport  direct  avec  le  consommateur.  Ce  qui  importe,  c'est  que, 
dans  cette  transaction  à  distance,  le  vendeur  remplisse  fidèlement  sa  pro- 
messe, et  ne  trompe  jamais  son  acheteur  inconnu,  ni  sur  la  quantité,  ni  sur 
la  qualité.  Le  vendeur  a  ici  le  plus  grand  intérêt  à  agir  avec  bonne  foi  et  à 
inspirer  à  l'acheteur  une  confiance  constamment  justifiée. 

3°  La  première  impulsion  pour  le  rétablissement  de  l'ancienne  route  du 
commerce  de  l'Inde  doit  partir  de  l'Europe ,  et  doit  être  le  fruit  des  combi- 
naisons d'une  politique  sociale ,  d'une  diplomatie  loyale  et  sincère.  Ce  bien- 
fait rattachera  encore  plus  étroitement  l'Egypte  à  l'Europe  et  l'Europe  à 
l'Egypte.  De  même  que,  dans  le  sein  d'une  nation ,  les  routes  sont  la  voie  pu- 
blique de  tous  les  citoyens  ;  de  même ,  dans  le  sein  de  l'humanité ,  la  grande 
route  de  l'Inde  sera  la  voie  commune  de  toutes  les  nations.  On  ne  saurait  trop 
hâter  le  moment  où  la  diplomatie  européenne  s'occupera  de  cette  haute 
question ,  et  y  cherchera  la  solution  des  difficultés  que  l'Orient  voit  renaître 
sans  cesse.  L'épée  est  inhabile  à  couper  ce  nœud  gordien  où  sont  liés  tous 
les  intérêts  de  l'Europe  ;  mais  l'harmonie  du  commerce  doit  en  triompher. 

AUG.  COLIIV. 


TOME  XVII. 


THE  EiAniï  OE  Mj1[OIV& 


BY  E.  L.   BULWER. 


»a8n»      — 


Nous  n'avons  rien  dit  A' Alice,  seconde  partie  et  complément 
H' Ernest  Maltravers;  car  nous  aurions  été  forcé  de  répéter  à  propos 
(\ Alice  tout  ce  que  nous  avions  dit  d'Ernest  Mallravers.  Résolu  à 
demeurer  dans  le  vrai,  peu  soucieux  de  varier  les  formules  de  notre 
pensée  pour  le  seul  plaisir  d'éviter  la  monotonie,  nous  aurions  cédé 
à  la  nécessité  de  reproduire  littéralement  toutes  les  idées  que  nous 
avions  précédemment  exposées ,  et  c'eût  été  pour  le  public  et  pour 
nous  une  tâche  parfaitement  inutile.  Mais  le  nouveau  drame  de 
M.  Bulwer  mérite  d'être  raconté,  car  il  ne  ressemble,  ni  par  le  sujet, 
ni  par  les  développemens,  à  la  Duchesse  de  La  Vallière.  The  Ladij 
of  Lyons,  que  j'appellerai  la  Dame  de  Lyon,  ne  trouvant  dans 
notre  langue  aucune  expression  plus  précise  et  plus  fidèle,  est 
précédée  d'une  préface  où  M.  Bulwer  explique  ses  prétentions 
littéraires  et  se  plaint  de  ses  ennemis  politiques.  Il  faut  avouer  que 
les  poètes  d'aujourd'hui  abusent  singulièrement  du  droit  d'écrire 
des  préfaces.  S'ils  se  contentaient  de  raconter,  dans  une  causerie 
familière,  comme  l'auteur  d'Ivanhoc,  comme  l'auteur  de  Cinna, 
ce  qu'ils  ont  voulu  faire,  ce  qu'ils  espèrent  avoir  fait,  d'indiquer 
modestement  les  fautes  qu'ils  ont  commises,  les  mérites  qu'ils  s'at- 
tribuent ,  nous  serions  certes  mal  venu  à  nous  plaindre.  Mais  nous 


THE  LADY  OF   LYONS.  83 

professons  un  respect  assez  tiède  pour  les  ouvrages  qui  ne  s'expli- 
quent pas  d'eux-mêmes  et  ne  se  laissent  pénétrer  qu'à  l'aide  d'un 
commentaire;  et  nous  ne  lisons  qu'avec  répugnance  les  dissertations 
où  les  poètes  essaient  de  prouver  au  public  qu'il  ne  les  comprend 
pas,  à  la  critique  qui  les  désapprouve  qu'elle  s'est  rendue  coupable 
d'injustice.  Malheureusement  la  préface  de  la  Dame  de  Lyon  n'est 
qu'une  apologie  très  maladroite.  Il  paraît  que  la  presse  anglaise  n'a 
pas  témoigné  pour  la  Duchesse  de  La  VallUre  une  admiration  suffi- 
sante, et  qu'elle  a  même  poussé  la  hardiesse  jusqu'à  se  demander  si 
M.  Buhver  faisait  bien  d'abandonner  le  roman  pour  le  drame.  Sans 
s'abuser  sur  les  défauts  de  Pelham  et  (ï Eugène  Aram,  nos  voisins  se 
plaisent  comme  nous  à  proclamer  l'intérêt  qui  recommande  ces  deux 
récits,  et,  après  avoir  jugé  librement  Rienzi  et  les  Derniers  jours  de 
Pompei,  séparés  de  Pelham  et  d' Eugène  Aram  par  un  assez  grand 
intervalle ,  ils  se  permettent  d'appeler  imprudentes  les  nouvelles  ten- 
tatives de  M.  Bulwer.  Pour  répondre  à  ces  censeurs  envieux ,  à  ces 
juges  myopes,  l'auteur  de  la  Duchesse  de  La  Vallière  vient  d'écrire 
la  Daine  de  Lyon.  On  lui  conteste  le  génie  dramatique ,  et,  pour  fer- 
mer la  bouche  à  ses  détracteurs,  pour  imposer  silence  à  ces  doutes 
injurieux,  il  se  hâte  de  construire  un  ouvrage  destiné,  comme  la  Du- 
chesse de  La  Vallière,  à  la  régénération  du  drame  anglais.  Il  est  vrai 
que  l'auteur  met  cette  espérance  sur  le  compte  de  M,  jMacready  ;  mais 
nous  ne  pouvons  prendre  au  sérieux  cette  affirmation.  Si  M.  Buhver 
ne  partageait  pas  l'espérance  de  M.  Macready,  s'il  ne  se  croyait  pas 
appelé  à  régénérer  la  scène  anglaise,  à  ressusciter  Shakespeare,  il 
aurait  résisté  à  toutes  les  prières,  à  toutes  les  instances,  et,  prenant 
pour  vraie  l'opinion  de  la  presse  anglaise ,  il  ne  se  fût  pas  exposé  une 
seconde  foisàl'indifférence  du  parterre.  Personne  ne  voudra  croire  que 
M.  Buhver  se  soit  résigné  à  écrire  la  Dame  de  Lyon  par  pure  géné- 
rosité. Quelle  que  soit  son  admiration ,  son  amitié  pour  M.  Macready, 
il  n'aurait  pas  compromis  sa  réputation  de  romancier  dans  une  se- 
conde tentative  dramatique,  s'il  ne  prétendait  à  l'héritage  de  Shakes- 
peare. C'est  pourquoi  nous  trouvons  qu'il  a  mauvaise  grâce  à  dire 
qu'il  n'attache  aucune  importance  à  la  Dame  de  Lyon.  Que  cette 
pièce  réussisse  ou  échoue,  qu'elle  soit  applaudie  ou  sifilée,  la  sérénité 
de  l'auteur  n'en  sera  pas  troublée  ;  car  il  est  bien  décidé  à  ne  plus 
rien  écrire  pour  la  scène.  Il  a  touché  le  but  qu'il  se  proposait;  il  a 
prouvé  à  ses  détracteurs  son  aptitude  dramatique;  sa  tâche  est  accom- 
plie. Toutefois  il  ne  dissimule  pas  la  cause  réelle  de  sa  résolution. 
Malgré  l'évidence  de  la  démonstration  entamée  par  la  Duchesse  de 

6. 


84.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Vallière  et  complétée  par  la  Dame  de  Lyon,  il  se  résignerait  à 
multiplier  des  preuves  désormais  inutiles,  s'il  n'avait  aperçu,  dans  les 
critiques  dirigées  contre  ses  ouvrages  dramatiques ,  un  levain  d'ini- 
mitié politique.  Ceux  qui  n'admirent  pas  les  pièces  de  M.  Bulwer  sont 
tout  simplement  mécontens  de  ses  discours  au  parlement.  Jusqu'à 
présent,  les  débats  de  la  chambre  des  communes  n'avaient  jeté  aucun 
jour  sur  l'importance  politique  de  M.  Bulwer;  personne  en  France 
ni  de  l'autre  côté  du  détroit  ne  songeait  à  lui  donner  une  part  dans 
les  destinées  de  la  Grande-Bretagne,  et  voici  que  dans  une  préface 
il  nous  révèle  toute  la  grandeur  de  son  rôle  public.  Nous  ne  voyions 
en  lui  qu'un  faiseur  de  contes,  et  nous  ignorions  l'action  qu'il  exerce 
sur  le  gouvernement  de  son  pays  ;  il  a  fallu  que  la  Dame  de  Lyon 
fût  rangée  parmi  les  ouvrages  médiocres  pour  que  31.  Bulwer  nous 
donnât  le  secret  de  son  importance  politique.  Littérairement,  l'argu- 
ment n'a  pas  grande  valeur,  mais  il  a  du  moins  le  mérite  de  la  nou- 
veauté, et  nous  le  recommandons  aux  poètes  mécontens  et  méconnus 
comme  une  consolation  toute  trouvée  pour  les  blessures  faites  à  leur 
amour-propre.  Désormais  un  auteur  sifflé,  ou  dont  la  pièce  aura  été 
jouée  devant  les  banquettes,  se  réfugiera  dans  son  importance  poli- 
tique. Il  n'aura  pas  môme  besoin ,  pour  invoquer  l'argument  inventé 
par  M.  Bulwer,  de  siéger  sur  les  bancs  de  la  chambre;  il  lui  suffira 
d'être  électeur,  ou  d'avoir  écrit  une  douzaine  de  pages  sur  les  discus- 
sions parlementaires.  Nous  espérons  que  cette  recette  ne  passera  pas 
inaperçue  et  trouvera  de  nombreuses  applications. 

Quant  à  nous,  qui  n'avons  jamais  compté  M.  Bulwer  parmi  les  ora- 
teurs de  la  chambre  des  communes,  nous  pouvons  juger  la  Dame  de 
Lyon  en  toute  liberté.  Pour  être  juste  envers  lui,  nous  n'avons  be- 
soin de  réprimer  aucune  rancune.  Le  sujet  de  cette  pièce  est  em- 
prunté à  un  recueil  de  contes  que  nous  ne  connaissons  pas;  il  nous 
est  donc  impossible  de  juger  si  M.  Bulwer  a  enrichi  ou  appauvri  la 
donnée  qu'il  avait  choisie.  L'action  se  noue  et  se  dénoue  entre  trois 
personnages  :  Pauline  Deschapelles,  Beauséant  et  Claude  Melnotte. 
Les  autres  acteurs,  tels  que  le  père  et  la  mère  de  Pauline,  Glavis, 
ami  de  Beauséant,  et  la  mère  de  Claude  Melnotte,  jouent  un  rôle 
tellement  secondaire,  qu'il  suffit  de  les  nommer.  La  pièce  embrasse 
un  espace  de  deux  ans  et  demi ,  de  1795  à  1798.  Le  second  titre  : 
Amour  et  Orgueil,  résume  d'une  façon  vulgaire,  mais  assez  nette- 
ment, les  ressorts  que  M.  Bulwer  a  mis  en  jeu.  On  a  voulu  trouver 
une  ressemblance  frappante  entre  la  Dame  de  Ljjon  et  liuy  Blas; 
cette  ressemblance  purement  fortuite ,   nous   n'en  doutons  pas , 


THE  LADY  OF  LYO>S.  85 

ne  résiste  pas  à  l'examen.  Il  s'agit,  dans  la  pièce  anglaise,  d'un 
paysan  qui  épouse  la  fille  d'un  riche  marchand  en  se  faisant  passer 
pour  grand  seigneur,  et  ce  paysan  se  prête  à  cette  supercherie, 
comme  Ruy  Blas ,  pour  servir  une  vengeance  qui  n'est  pas  la  sienne. 
Mais  là  s'arrête  la  ressemblance,  et  M.  Hugo,  pour  construire  son 
ouvrage ,  n'avait  pas  besoin  de  connaître  la  Dame  de  Lyon.  D'ail- 
leurs, la  biographie  réelle  d'Angelica  Kauffmann  vide  le  procès  d'une 
façon  décisive.  L'invention  de  ce  ressort,  auquel  on  paraît  atta- 
cher une  si  grande  importance,  n'appartient  ni  à  M.  Hugo,  ni  à 
M.  Bulwer,  nia  M.  Léon  de  Wailly.  Il  s'est  rencontré,  en  Angleterre, 
au  xviii"  siècle ,  un  aventurier  qui  s'est  donné  pour  le  comte  de 
Horn,  et  qui,  à  l'aide  de  ce  mensonge,  a  réellement  épousé  Ange- 
lica  Kauffmann.  Ce  ressort  diversement  employé  par  trois  écrivains 
est  tombé  depuis  long-temps  dans  le  domaine  public.  Mais,  lors  même 
que  M.  Hugo  eût  emprunté  cette  donnée  à  M.  Bulwer,  il  resterait 
toujours  entre  la  Dame  de  Lyon  et  Ruy  Blas  une  profonde  diffé- 
rence. L'ouvrage  anglais  est  un  drame  bourgeois  qui  ne  prétend  nous 
offrir  ni  l'aurore ,  ni  le  déclin  d'une  monarchie.  Le  caractère  et  la 
condition  des  personnages  suffiraient  pour  absoudre  M.  Hugo  de  tout 
soupçon  de  plagiat,  et  les développemens  de  l'action  ne  permettent 
d'établir  aucune  comparaison  entre  les  deux  ouvrages. 

Pauline  Deschapelles  est  fille  d'un  riche  marchand  de  Lyon.  Pour 
retrouver  dans  Pauline  Marie-Anne  de  Neubourg,  il  faut  plus  que 
de  la  complaisance.  La  reine  d'Espagne  arrive  à  l'amour  par  l'a- 
bandon ;  c'est  l'ennui  qui  la  pousse  dans  les  bras  de  Ruy  Blas.  Si 
Charles  II,  au  lieu  de  chasser  les  loups,  s'occupait  de  sa  femme, 
Ruy  Blas  n'entrerait  pas  dans  le  lit  de  la  reine.  Pauline  Deschapelles 
est  tout  simplement  belle ,  fîère  de  sa  beauté ,  coquette ,  gâtée  par 
sa  mère;  elle  reçoit  les  hommages  de  tous  les  jeunes  gens  de  Lyon 
comme  un  tribut  qui  lui  est  dû ,  et  ne  songe  pas  à  les  remercier  de 
leur  admiration.  Elle  croit  que  sa  beauté  lui  permet  de  prétendre 
aux  premiers  partis ,  et,  comme  elle  est  riche,  fille  unique,  elle  désire 
devenir  comtesse,  marquise  ou  duchesse.  Assurément  un  tel  person- 
nage n'a  rien  de  commun  avec  Marie-Anne  de  Neubourg.  Nous  l'avons 
vu  cent  fois  figurer  à  f  Opéra-Comique;  c'est  un  type  de  coquetterie 
vulgaire  qui  appartient  depuis  long-temps  aux  théâtres  de  toutes  les 
nations.  Pauline  éconduit  tous  les  prétendans  qui  se  présentent,  et 
ne  veut  donner  sa  main  qu'à  un  homme  titré.  Malheureusement, 
dans  les  dernières  années  du  xviii''  siècle,  ce  désir  était ,  en  France, 
difficile  à  satisfaire.  La  noblesse  étant  abolie  par  une  loi ,  Pauline  est 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

condamnée  au  célibat ,  à  moins  qu'elle  ne  passe  la  frontière  powr 
choisir  un  mari  dans  une  famille  d'émigrés  ;  et ,  comme  une  pareille 
tentative  aurait  pour  conséquence  la  confiscation  des  biens  de  son 
père,  elle  se  contente  d'humilier  par  ses  refus  tous  les  hommes  qui 
essaient  de  la  fléchir  sans  tenir  compte  du  sort  des  candidats  qui  se 
sont  déjà  mis  sur  les  rangs.  S'il  y  a  entre  ce  personnage  et  Marie  de 
Neubourg  la  moindre  analogie,  nous  avouons  sincèrement  qu'elle 
échappe  à  notre  pénétration. 

Beauséant ,  dans  lequel  on  a  voulu  retrouver  don  Salluste,  se  sert , 
il  est  vrai,  de  Claude  Melnotto  pour  humilier  Pauline  Dcschapelles, 
comme  le  chef  des  alcades  de  cour  se  sert  de  Ruy  Blas  pour  humilier 
la  reine  d'Espagne.  Mais  il  procède  à  sa  vengeance  bien  plus  simplement 
que  l'homme  d'état  disgracié.  Il  sait  qu'un  jeune  paysan  est  amoureux 
de  Pauline,  et  il  lui  propose  d'épouser  celle  qu'il  aime.  Il  conclut  avec 
lui  un  marché  en  bonne  forme  et  s'engage  à  lui  fournir  tout  l'argent 
nécessaire  pour  mener  un  train  de  prince.  Il  ne  perd  pas  son  temps, 
comme  don  Salluste,  à  dicter  deux  billets  dont  l'un  est  une  énigme 
et  l'autre  une  injure  pour  son  secrétaire.  Il  dit  à  Claude  Melnotte  : 
V  ous  aimez  Pauline ,  vous  êtes  pauvre  et  roturier  ;  elle  est  riche  et  ne 
veut  donner  sa  main  qu'à  un  homme  titré.  Je  vous  offre  le  moyen  de 
l'épouser.  Elle  ne  vous  connaît  pas,  soyez  prince,  et  sa  main  est  à 
vous.  Jurez  de  vous  prêter  à  ma  vengeance  et  de  mentir  jusqu'à  la 
conclusion  du  mariage.  Voici  de  l'or,  et  mettons-nous  à  l'œuvre. 
Certes,  un  pareil  langage  ne  ressemble  en  rien  aux  paroles  adressées 
par  don  Salluste  à  Ruy  Blas. 

Quant  à  Claude  Melnotte ,  principal  personnage  de  la  pièce ,  il  est, 
je  l'avoue,  dessiné  d'une  façon  très  vulgaire;  mais  il  est  à  peu  près 
impossible  qu'un  tel  personnage  ne  réussisse  pas  au  théâtre  ;  car  il 
résume  tous  les  sentimens  avec  lesquels  la  foule  est  familiarisée  de- 
puis long-temps.  Il  aime  ardemment  Pauline  Deschapelles;  et  pour 
lui  plaire ,  pour  l'attendrir,  il  se  voue  à  l'étude,  il  se  transforme.  Fils 
du  jardinier  de  M.  Deschapelles,  resté  seul  avec  sa  mère,  il  se  livre 
à  tous  les  exercices  de  corps  et  d'esprit  qui  doivent  faire  de  lui  un 
homme  accompli.  Depuis  l'escrime  et  la  danse  jusqu'à  la  musique, 
jusqu'à  la  pciiiture;  depuis  l'histoire  jusqu'aux  mathématiques, 
jusqu'aux  sciences  naturelles ,  il  veut  tout  connaître ,  afin  de  devenir 
digne  de  l'amour  et  do  la  main  de  Pauline.  Grâce  à  la  volonté  ferme 
qui  le  soutient ,  grâce  à  l'espérance  qu'il  a  conçue ,  il  devient  en  peu 
d'années  capable  de  remplir  les  fonctions  les  plus  élevées  et  les  plus 
diverses.  Je  me  défie  généralement  des  hommes  doués  d'une  apti- 


THE   LADY  OF   LYONS.  87 

tude  encyclopédique;  je  ne  crois  guère  aux  génies  capables  de  se 
placer  entre  Pitt  et  INewton,  entre  Mozart  et  Raphaël  ;  mais  la  foule 
est  rarement  du  même  avis,  et  ajoute  volontiers  foi  aux  miracles 
opérés  par  l'amour.  Il  me  paraît  donc  naturel  qu'elle  applaudisse 
aux  efforts  de  Claude  Melnolte  et  qu'elle  voie  dans  sa  passion  pour 
Pauline  un  talisman  tout  puissant.  Il  semble  que  tous  ces  ressorts 
soient  depuis  long-temps  hors  de  service,  et  pourtant  il  est  bien  rare 
que  ces  ressorts  manquent  leur  effet;  car  la  foule  réunie  dans  une 
salle  de  spectacle  accepte  facilement  ce  qu'elle  dédaignerait  dans  un 
livre.  Les  pensées  les  plus  vulgaires,  pourvu  qu'elles  aient  un  fonds 
de  vérité ,  ne  manquent  jamais  de  l'émouvoir.  Si  ces  pensées  sont 
confiées  à  un  acteur  éminent,  elles  prennent  dans  sa  bouche  tout  le 
charme  de  la  nouveauté.  Or,  M.  Macready  a  prouvé  aux  juges  les 
plus  sévères  qu'il  est  en  mesure  de  faire  valoir  les  idées  les  plus  ba- 
nales, de  rajeunir  les  paroles  les  plus  décrépites.  Il  y  a  dix  ans,  il 
trouvait  moyen  d'animer  les  pèles  tragédies  de  Sheridan  Knowles; 
J'apprendrais  sans  étonnement  que  le  rôle  de  Claude  Melnotte  est 
devenu  entre  ses  mains  une  création  vraiment  poétique. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  de  M.  ni  de  M""  Deschapelles.  INiaiserie  et  cré- 
dulité, tels  sont  les  deux  mots  qui  résument  ces  deux  caractères.  Le 
colonel  Damas  est  un  brave  militaire  qui,  depuis  vingt  ans,  a  figuré 
dans  quelques  centaines  de  vaudevilles.  C'est  une  vieille  connaissance 
que  nous  n'avons  pas  le  courage  de  critiquer.  La  mère  de  Claude 
Melnotte  a  pour  son  fils  une  admiration  sans  bornes:  elle  le  prend 
pour  un  prodige,  et  conçoit  à  peine  le  dédain  de  Pauline. 

Ainsi ,  tous  les  personnages  de  la  Dame  de  Ujon  se  séparent  pro- 
fondément des  personnages  de  Ruy  B/as.  Il  n'y  a  pas  un  des  acteurs 
du  drame  français  qui  soit  possible,  et  tous  les  acteurs  de  la  pièce 
anglaise  sont  d'une  trivialité  qui  échappe  à  la  discussion.  La  construc- 
tion générale  de  la  pièce  répond  à  la  conception  des  acteurs.  L'ana- 
lyse individuelle  des  caractères  rais  en  jeu  par  M.  Bulwer  a  dû  faire 
pressentir  l'action  dramatique  ;  aussi  nous  suffira-t-il  de  la  résumer 
rapidement. 

Au  premier  acte,  nous  assistons  à  la  toilette  de  Pauline  Descha- 
pelles. Tandis  qu'une  femme  de  chambre  est  occupée  à  la  coiffer,  à 
placer  des  fleurs  dans  ses  cheveux,  M.  Beauséant,  ci-devant  marquis, 
vient  la  demander  en  mariage.  Le  père,  la  mère  et  la  fille  refusent 
à  l'unanimité  l'alliance  de  Beauséant.  C'est  un  riche  parti ,  toute  la 
ville  de  Lyon  connaît  sa  fortune  ;  mais  il  n'a  plus  de  blason ,  et  Pau- 
line ,  fidèle  aux  leçons  de  sa  mère ,  a  résolu  de  n'épouser  qu'un 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme  revêtu  d'un  titre  éclatant.  Elle  veut  être  marquise  ou  du- 
chesse ,  et,  tant  qu'elle  n'aura  pas  trouvé  l'occasion  de  satisfaire  ce 
vœu  impérieux ,  rien  ne  pourra  la  décider  à  l'abandon  de  sa  liberté. 
Après  de  nombreuses  et  ferventes  prières ,  Beauséant  se  retire  con- 
fus et  humilié.  A  peine  a-t-il  quitté  le  seuil  de  la  maison  où  son  or- 
gueil a  été  si  rudement  éprouvé ,  qu'il  rencontre  un  de  ses  amis 
nommé  Glavis.  Il  lui  confie  son  chagrin,  et  Glavis  lui  apprend  qu'il  a 
comme  lui  demandé  la  main  de  Pauline  et  obtenu  la  môme  réponse. 
Dès  ce  moment,  Beauséant  et  Glavis  forment  le  projet  de  se  venger. 
On  entend  des  cris  de  joie  ;  les  deux  amis  interrogent  le  maître  de 
l'auberge  devant  laquelle  ilsse  trouvent,  etapprennent  qu'on  célèbre  le 
triomphe  de  Claude  Melnotte ,  proclamé  prince  delà  fête,  comme 
le  tireur  le  plus  adroit  ;  car  nous  avons  omis  de  dire  que  Beauséant  et 
Glavis  se  soiit  rencontrés  aux  environs  de  Lyon.  Le  prince  de  la  fête 
sera  prince  de  Côme,  et  Pauline  s'appellera ,  pendant  un  jour,  prin- 
cesse de  Côme.  Beauséant  décide  Claude  Melnotte  à  le  venger  par  un 
mensonge  qui  doit  mettre  entre  les  bras  du  jardinier  poète  la  lille  de 
son  ancien  maître. 

Au  second  acte,  nous  assistons  au  mariage  de  Pauline  et  de  Claude. 
Beauséant  et  Giavis  tremblent  à  chaque  instant  que  leur  vengeance 
n'échoue ,  car  ils  ont  dans  le  colonel  Damas  un  surveillant  très  in- 
commode. Le  colonel  Damas  veut  parler  italien  au  prince  de  Côme, 
et  Claude  Melnotte  ne  sait  que  répondre,  car  il  n'entend  pas  la  langue 
de  ses  états.  Cependant,  après  quelques  secondes  d'hésitation,  il 
répond  effrontément  que  l'italien  prononcé  par  le  colonel  Damas  n'a 
jamais  été  la  langue  des  hommes  bien  élevés ,  des  hommes  de  qua- 
lité, et  M"*  Deschapelles  demande  grâce  à  son  altesse  pour  la  gros- 
sièreté du  colonel  Damas.  Claude  Melnotte,  pour  se  dédommager  du 
rôle  misérable  qu'il  a  consenti  à  jouer,  se  permet  plusieurs  espiègle- 
ries très  vulgaires,  mais  qui  seraient  sans  doute  applaudies  au  boule- 
vard comme  des  tours  du  goût  le  plus  fin.  Il  offre  à  M"""  Deschapelles 
la  tabatière  d'or  que  lui  a  prêtée  Beauséant,  à  Pauline  un  jonc  de 
diamans  que  Glavis  lui  a  confié  comme  complément  de  son  costume 
de  prince,  et  les  deux  amis  se  consolent  en  songeant  que  la  ven- 
geance est  le  plaisir  des  dieux ,  et  que,  pour  goûter  ce  plaisir,  on  ne 
doit  pas  lésiner.  Pour  échapper  à  la  surveillance  du  colonel  Damas, 
Beauséant  fabrique  une  lettre  datée  de  Paris,  par  laquelle  un  membre 
du  gouvernement  français  le  prévient  que  son  ami  le  prince  de  Côme 
a  été  dénoncé ,  et  qu'il  ne  peut  demeurer  plus  long-temps  à  Lyon 
sans  risquer  d'être  emprisonné.  M"'=  Deschapelles ,  plutôt  que  de 


THE  LADY  OF  LYONS.  89 

renoncer  à  nommer  sa  fille  princesse,  presse  la  signature  du  contrat, 
et  consent ,  sur  les  instances  de  Beauséant ,  à  la  célébration  immé- 
diate du  mariage.  Leurs  altesses  monteront  en  voiture  dès  qu'elles 
auront  reçu  la  bénédiction  nuptiale.  C'est  Beauséant  qui  se  charge 
de  préparer  leur  fuite.  Resté  seul  avec  Pauline,  Claude  Melnotte  lui 
parle  de  son  amour  en  termes  très  fleuris ,  et  lui  demande  si  elle  le 
suivra  sans  regret,  si  c'est  lui  ou  son  titre  qu'elle  aime.  Pauline 
avoue  qu'elle  a  d'abord  aimé  le  prince,  mais  qu'à  ses  yeux  le  prince 
et  l'homme  sont  aujourd'hui  confondus.  Riche  ou  pauvre,  dans  un 
palais  ou  dans  une  chaumière,  elle  ne  cessera  jamais  de  le  chérir. 
Rassuré  par  ces  paroles,  Claude  Melnotte  se  pardonne  le  mensonge 
auquel  il  s'est  résigné  pour  obtenir  la  main  de  Pauline ,  et  le  mariage 
est  conclu.  Cependant,  avant  la  signature  du  contrat,  le  colonel  Damas 
trouve  moyen  de  rencontrer  le  prince  de  Côme  et  de  le  provoquer. 
Brave  et  habile ,  Claude  Melnotte  désarme  son  adversaire ,  et  dès  ce 
moment  ils  deviennent  les  meilleurs  amis  du  monde. 

Au  troisième  acte,  nous  retrouvons  Pauline  et  son  maria  l'auberge 
où  s'est  tramé  le  complot  de  Beauséant  et  de  Glavis.  Pour  échapper 
aux  railleries  de  ses  laquais  que  Beauséant  a  détrompés,  Claude 
emmène  Pauline  chez  sa  mère.  Effrayée  par  quelques  paroles  échan- 
gées entre  la  mère  et  le  fils,  Pauline  interroge  son  mari,  et  lui  ar- 
rache l'aveu  du  mensonge  auquel  il  s'est  prêté.  Mais  Claude  est 
désormais  dégagé  du  serment  qu'il  a  fait  à  Beauséant.  Il  a  promis 
d'épouser  Pauline;  sa  promesse  une  fois  accomplie,  il  redevient  maître 
de  lui-même ,  et  il  rend  à  Pauline  sa  liberté ,  qu'elle  croyait  avoir 
perdue  sans  retour.  Il  écrit  à  M.  Deschapelles  le  récit  complet  de 
l'intrigue  qui  lui  a  livré  sa  fille ,  et  il  confie  Pauline  aux  soins  de  sa 
mère.  Quant  à  lui,  il  ne  rentrera  dans  la  chaumière  où  il  a  conduit 
la  femme  qu'il  aime  que  pour  la  rendre  à  son  père.  A  peine  Claude 
est-il  sorti  que  Beauséant  paraît  et  réussit  à  éloigner  la  mère  de 
Claude,  en  lui  disant  que  son  fils  l'attend  dans  le  village.  Alors  com- 
mence entre  Beauséant  et  Pauline  une  lutte  grossière ,  qui  serait  dé- 
placée dans  un  livre,  et  qui  doit,  au  théâtre,  exciter  l'impatience  et 
le  dégoût.  Beauséant  dit  effrontément  à  Pauline  :  Je  vous  ai  perdue, 
vous  êtes  la  femme  d'un  paysan,  mais  je  vous  aime;  et  si  je  ne  peux 
plus  vous  donner  mon  nom ,  je  peux  encore  vous  soustraire  au  mari 
que  je  vous  ai  donné.  Et,  comme  Pauline  ne  répond  à  cette  propo- 
sition que  par  le  mépris ,  il  essaie  d'obtenir  par  la  force  ce  qu'il  n'a 
pu  obtenir  de  l'orgueil  humilié.  Claude  Melnotte  arrive  à  temps  pour 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauver  l'honneur  de  la  femme  qu'il  aime.  Beauséant  s'éloigne  en 
jurant  de  se  venger;  Pauline  commence  à  aimer  son  mari. 

Au  quatrième  acte,  Claude  remet  Pauline  entre  les  mains  de  son 
père,  et  part  avec  le  colonel  Damas,  dans  l'espérance  de  s'illustrer 
i^ur  le  chsmp  de  bataille,  et  de  mériter  la  main  de  Pauline.  Mais ,  avant 
de  partir,  il  l'autorise  à  faire  annuler  leur  mariage.  Ici  M.  Bulwer  a 
placé  une  scène  qui  n'a  rien  de  neuf  ni  d'élevé,  mais  qui  doit  émou- 
voir. Pauline  s'efforce  de  retenir  par  ses  larmes  l'homme  qui  l'a  hu- 
miliée; et,  lorsqu'enfin  elle  le  voit  résolu  à  partir,  elle  lui  promet  de 
l'attendre  et  de  ne  pas  briser  le  lien  qui  les  unit. 

Au  cinquième  acte,  Claude  Melnotte  reparaît  sous  le  nom  du  colonel 
Morier.  Le  colonel  Damas,  devenu  général,  en  annonçant  à  son  ca- 
marade de  bivouac  que  Pauline  va  épouser  Beauséant,  essaie  de  le 
consoler  et  de  lui  persuader  qu'il  trouvera  facilement  cent  femmes 
aussi  belles,  aussi  dignes  d'amour  que  Pauline.  Cependant  la  partie 
n'est  pas  encore  perdue;  le  contrat  n'est  pas  signé;  le  divorce  n'est 
pas  même  prononcé.  Le  général  et  le  colonel  se  rendent  chez  M.  Des- 
chapelles et  apprennent  bientôt  que  Pauline,  en  promettant  sa  main  à 
Beauséant,  n'a  pas  oublié  Claude  Melnotte.  M.  Deschapelles  est  ruiné, 
et  c'est  pour  le  sauver,  pour  relever  son  crédit ,  que  PauUne  consent  à 
épouser  Beauséant.  En  recevant  la  main  de  Pauline,  Beauséant  doit 
donner  à  M.  Deschapellos  une  somme  considérable.  Cette  somme ,  le 
colonel  Morier  la  fournira,  car  il  s'est  enrichi  au  service  de  la  répu- 
blique française.  Pauline  reconnaît  dans  le  colonel  Morier  son  mari 
qu'elle  a  fidèlement  attendu  pendant  deux  ans,  et  qu'elle  ne  trahis- 
sait que  pour  sauver  son  père.  Claude  et  Pauline  sont  unis,  M.  Des- 
chapelles retrouve  son  crédit,  et  Beauséant  est  livré  à  ses  remords. 

A  coup  sûr,  il  serait  impossible  de  discuter  sérieusement  le  mérite 
de  cette  pièce.  Il  suffit  de  la  raconter,  et  chacun ,  en  parcourant  ce 
rapide  sommaire,  pourra  se  former  une  opinion  précise  sur  l'œuvre 
de  M.  Buhver.  La  Dame  de  Lyon  est  aussi  pauvre  de  conception  que 
la  Duchesse  de  J^a  Vallièrc,  et,  si  l'auteur  a  voulu,  par  cette  seconde 
tentative,  démontrer  l'étendue  de  ses  facultés  dramatiques,  nous 
croyons  qu'il  n'a  pas  réussi  dans  son  projet.  Il  fera  donc  bien  de  s'en 
tenir  là,  et  de  ne  pas  entamer  une  troisième  démonstration.  Le  style 
de  la  Dame  de  Lyon  n'est  ni  pire ,  ni  meilleur,  que  le  style  de  la 
Duchesse  de  La  Vallière;  seulement  nous  devons  dire  que  le  mélange 
des  vers  et  de  la  prose,  tenté  par  M.  Bulwer  dans  sa  seconde  pièce  , 
<^st  d'un  effet  malheureux,  et  nous  croyons  que  l'exemple  de  Sha- 


THE  LAD  Y   OF   LYONS.  M 

kespeare  ne  saurait  justifier  ce  mélange.  Poète,  acteur  et  direc- 
teur, a-t-il  mêlé  volontairement  les  vers  et  la  prose  dans  la  même 
pièce?  Il  est  permis  d'en  douter.  Quant  à  l'exemple  des  tragiques 
grecs,  il  est  encore  moins  concluant;  car,  si  les  personnages  et  le 
chœur  ne  parlent  pas  dans  un  rliythme  uniforme,  du  moins  ils  par- 
lent toujours  en  vers,  et  la  déclamation  notée  des  acteurs  d'Athènes 
donnait,  sans  doute,  à  cette  variété  de  rhythmes  un  charme  dont 
le  dialogue  parlé  ne  peut  nous  donner  l'idée.  Si  donc  M.  Bulwer  veut 
imiter  Shakespeare ,  il  faut  qu'il  renonce  au  mélange  des  vers  et  de 
la  prose,  et  qu'il  s'efforce  de  reproduire  la  grandeur  et  la  beauté 
idéale  de  son  modèle.  Qu'il  relise  Othello  et  qu'il  juge  la  Dame,  de 
Lyon,  il  sera  plus  sévère  que  nous  pour  son  œuvre. 

Gustave  Planche. 


LES 


CHEMINS  DE  FER. 

LES  COMPAGNIES. 


Il  est  temps  de  sortir  enfin  de  toute  cette  poésie  des  chemins  de 
fer  qu'on  avait  su,  il  est  vrai,  nous  rendre  si  attrayante  et  dont  on  a 
enivré  le  public  pendant  plusieurs  années ,  sans  y  mêler  assez  de  vues 
positives  d'administration  et  sans  rien  produire.  On  nous  a  assez  ra- 
conté les  merveilles  accomplies  chez  plusieurs  nations  étrangères,  au 
profit  de  la  circulation  rapide  des  personnes  et  des  choses  ;  on  nous 
a  assez  présagé,  pour  la  France,  des  prodiges  plus  grands  encore, 
si  elle  voulait  se  mettre  à  l'œuvre.  Mais  on  s'est  moins  inquiété  de 
nous  apprendre  comment  elle  devrait  se  mettre  à  l'œuvre ,  et  quelles 
seraient  les  conditions  particulières  de  son  activité  dans  cette  voie 
d'industrie  si  nouvelle.  Quand  on  a  essayé  de  nous  en  dire  quelque 
chose ,  on  s'est  trompé  :  aussi  la  France  cherche-t-elle  encore ,  à 
l'heure  qu'il  est ,  pour  les  chemins  de  fer  qu'elle  veut  et  doit  se  don- 
ner ,  et  dont  on  l'a  chargée  aventureusement  l'an  dernier ,  quel  sera 
le  mode  d'exécution ,  non  pas  le  meilleur ,  peut-être ,  mais  le  plus 
conformée  son  peu  d'expérience  de  la  grande  spéculation,  à  la  di- 
vision extrême  de  ses  fortunes  privées ,  et  à  cette  habitude  enfin  de 


LES  CHEMINS  DE  FER,  l'ÉTAT,  LES  COMPAGNIES.      93 

compter  toujours  beaucoup  sur  son  gouvernement,  tout  en  médisant 
de  lui  sans  mesure  ni  pitié. 

A  la  dernière  session ,  le  ministère  et  la  chambre  élective  se  trou- 
vèrent en  présence ,  sur  ce  terrain  mal  exploré  des  chemins  de  fer, 
avec  la  résolution  de  soutenir  l'un  contre  l'autre  une  idée  également 
absolue.  Le  ministère  les  voulait  tous ,  ou  du  moins  toutes  les  grandes 
lignes ,  pour  le  coprs  privilégié  des  ponts  et  chaussées  ;  la  chambre 
les  voulait  réserver  exclusivement  aux  compagnies,  pour  aider  au 
développement  de  l'esprit  d'association,  qui  ne  venait  que  de  naître 
et  allait,  disait-on,  faire  des  miracles  s'il  trouvait  un  aliment  digne 
de  lui. 

C'était  bien  un  peu  par  préjugé  de  corps,  et  pour  obéir  aux  in- 
fluences naturelles  de  leur  position  respective,  que  les  deux  pouvoirs 
appelés  à  prendre  une  décision  prépondérante  sur  cette  question , 
s'attachèrent  tout  d'abord  à  soutenir  deux  thèses  si  contradictoires,  le 
ministère  se  croyant  obligé ,  comme  tout  ministère  le  croira  toujours 
volontiers ,  à  protéger  les  droits  acquis  de  tout  ce  qui  appartient  à 
l'administration ,  la  chambre  des  députés  se  persuadant  qu'elle  man- 
querait à  sa  mission  si  elle  n'enlevait  à  l'état  tout  ce  que  l'industrie 
privée  réclamait. 

On  voit  que  nous  n'attribuons  nullement  le  premier  vote  de  la 
chambre  sur  les  chemins  de  fer,  dans  la  dernière  session,  à  cet  es- 
prit d'hostilité  systématique  dont  on  a  accusé  dès-lors  la  coalition 
naissante,  qui  avait  bien  d'autres  questions  à  choisir  et  en  avait 
choisi  d'autres ,  en  effet ,  pour  éprouver  ses  forces.  Certes ,  parmi  la 
majorité  qui  se  déclara  contre  les  idées  du  ministère  dans  cette  dis- 
cussion spéciale,  il  y  eut  beaucoup  de  gens  qui  furent  heureux  de 
trouver,  en  passant,  cette  occasion  de  lui  nuire;  mais,  avant  tout, 
ils  cédaient  à  une  conviction  véritable  qui  leur  disait  de  ne  point 
grever  la  fortune  publique  d'une  dépense  inconnue,  sans  avoir  expé- 
rimenté d'abord  la  force  des  associations  particulières  en  France. 

D'ailleurs,  pour  tout  dire,  les  deux  partis,  dans  ce  grand  débat 
sur  les  moyens  d'exécution  des  chemins  de  fer,  n'étaient  pas  en- 
traînés seulement  par  l'instinct  aveugle  de  leur  position  et  le  devoir 
mesquin  de  défendre  leur  clientelle.  Ils  pouvaient  invoquer,  chacun 
pour  sa  part  et  à  l'appui  de  son  opinion,  d'éclatans  exemples  em- 
pruntés à  l'étranger.  Les  partisans  des  compagnies  avaient  à  se  pré- 
valoir de  ce  qui  a  été  produit ,  en  Angleterre  et  en  Amérique ,  par 
l'industrie  particulière,  et  ils  n'y  ont  pas  manqué.  Les  protecteurs 
du  privilège  des  ponts  et  chaussées  s'autorisaient  de  ce  qui  a  été 


91  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  avec  succès  et  promptitude  par  l'état  lui-même  dans  un  pays 
voisin,  la  Belgique,  qui  a  bien  plus  d'aflinités  de  tout  genre  avec  la 
France.  Mais,  dans  les  deux  camps ,  à  force  d'observer  et  de  citer  les 
expériences  étrangères,  on  en  était  venu  à  négliger  un  peu  trop  l'ob- 
servation de  notre  propre  pays.  Si  l'on  s'était  doiuié  ce  soin,  on  aurait 
abouti  peut-être  à  l'idée  d'un  système  mixte ,  où  la  puissance  du  gou- 
vernement et  les  ressources  de  la  spéculation  se  seraient  trouvées 
combinées,  autrement  et  mieux  qu'elles  ne  l'ont  été  jusqu'ici,  pour 
marcher  de  concert  vers  un  but  commun.  Il  est  vrai  qu'on  a  imaginé, 
il  y  a  un  an ,  une  sorte  de  système  mixte  ,  qui  consistait  à  partager 
entre  l'état  et  les  compagnies,  par  égales  moitiés,  tous  les  chemins 
de  fer  susceptibles  d'être  classés  dans  la  catégorie  des  grandes  lignes. 
Malheureusement,  comme  nous  l'avons  déjà  dit  ailleurs  (1),  ce  n'était 
pas  là  le  meilleur  moyen  de  faire  concourir  ensemble  l'association  pu- 
blique et  les  diverses  associations  privées  dont  on  espérait  alors 
quelque  secours  efficace.  C'était  créer  entre  les  deux  forces,  qu'on 
prétendait  utiliser  à  côté  l'une  de  l'autre ,  non  pas  une  émulation  sa- 
lutaire, mais  une  rivalité  discordante  qui  aurait  laissé  chacune 
d'elles  avec  ses  défauts  propres,  sans  aucun  contre-poids.  En  effet, 
d'après  les  bases  indiquées  pour  ce  concours  anarchique  des  deux 
modes  d'exécution,  chaque  ligne,  exclusivement  livrée  à  un  seul  sys- 
tème, en  aurait  supporté  tous  les  inconvéniens  reconnus,  parfois  même 
toutes  les  impossibilités,  comme  on  le  voit  déjà  aujourd'hui ,  et  n'aurait 
joui  nullement  des  compensations  offertes  par  l'autre  système.  Autant 
valait  proclamer  à  la  fois  ces  deux  affirmations  contradictoires  :  que 
la  France  est  dans  les  mêmes  conditions  que  les  États-Unis  et 
l'Angleterre,  où  l'industrie  privée  est  seule  chargée  de  l'exécution, 
et  que  la  Belgique ,  où  le  gouvernement  a  été  jugé  le  plus  habile ,  le 
plus  sûr  entrepreneur ,  et  même  le  seul  possible.  En  vérité ,  on  ne  fai- 
sait pas  une  chose  plus  étrange,  en  coupant  notre  pays  en  deux  parts, 
pour  en  livrer  une  à  la  théorie  de  l'industrialisme ,  avec  plein  pouvoir 
d'y  faire  régner  exclusivement  ses  principes  dans  toute  leur  pureté, 
et  l'autre  au  corps  des  ponts  et  chaussées,  investi  d'un  droit  égal, 
non  moins  pur  de  tout  aUiage,  non  moins  absolu,  sur  cette  espèce 
de  domaine  régalien. 

Quelle  est  donc  la  valeur  réelle  et  pratique  des  exemples  ainsi  re- 
cueillis à  l'étranger,  et  jusqu'à  quel  point  la  situation  de  notre  pays 


(1)  Voir  la  nevne  de  Pans  du  4  novembre  dernier,  article  sur  la  Situation  des  Compa- 
gnies de  Chemins  de  Fer. 


LES  CHEMINS  DE  FER,    l/ÉTAT,    LES  C03IPAGMES,  95 

peut-elle  être  assimilée  à  celle  de  l'Amérique,  de  l'Angleterre  ou  de 
la  Belgique,  pour  qu'on  vienne  si  rigoureusement  nous  tailler  notre 
besogne  de  chemins  de  fer  sur  le  double  patron  adopté  par  ces  trois 
peuples  travailleurs,  et  cela  sans  introduire  aucune  modification 
dans  le  système  qu'on  emprunte  à  l'étranger  pour  l'appliquer  à  la 
France  ? 

Il  y  aurait  d'abord  à  répondre  que,  si  l'un  de  ces  peuples  avait  assez 
de  ressemblance  avec  nous  pour  mériter  d'être  copié  servilement  dans 
les  procédés  qu'il  a  suivis,  par  cela  môme  ,  l'assimilation  complète 
serait  impossible  entre  la  France  et  ces  trois  modèles,  si  dissembla- 
bles entre  eu\.  C'est  pourtant  ce  résultat,  qui  impliquait  une  con- 
tradiction frappante ,  qu'on  semble  avoir  voulu  réaliser  par  l'imita- 
tion des  deux  méthodes  contraires  adoptées,  en  Belgique  d'une  part, 
aux  États-Unis  et  en  Angleterre  de  l'autre,  pour  les  voies  et  moyens 
des  chemins  de  fer.  Mais  si  l'on  veut  examiner  de  plus  près,  et  l'un 
après  l'autre ,  ces  trois  peuples  par  lesquels  nous  avons  été  précédés 
dans  la  carrière  des  travaux  merveilleux  qui  assurent  la  circulation 
rapide,  on  est  frappé  des  différences  essentielles  qui  existent  entre 
nous  et  chacun  d'eux,  sous  ces  divers  rapports  dont  il  faut  tenir  un 
compte  sérieux  :  la  richesse  relative,  l'étendue  des  territoires,  la 
concentration  des  populations,  l'habitude  des  déplacemens,  et  les 
nécessités  enfin  de  commerce,  de  colonisation  ou  de  politique  à  sa- 
tisfaire au  moyen  d'une  locomotion  rapide. 

Pour  commencer  par  l'Angleterre,  est-il  étonnant  qu'elle  trouve, 
dans  l'association  des  capitaux  particuliers,  les  ressources  exigées 
pour  un  grand  réseau  de  chemins,  tandis  que  cette  force,  si  efficace 
chez  elle  ,  reste  impuissante  ailleurs,  et  particulièrement  dans  notre 
pays?  L'Angleterre  proprement  dite,  y  compris  le  pays  de  Galles,  c'est- 
à-dire  les  seules  parties  des  îles  Britanniques  qu'on  ait  à  prendre  pour 
terme  de  comparaison  ,  quand  il  s'agit  de  chemins  de  fer,  présentent 
une  superficie  de  neuf  mille  neuf  cent  vingt-une  lieues  carrées.  On 
en  compte  trente-quatre  mille  cinq  cent  douze  pour  la  France.  Par 
là,  on  peut  juger  déjà  combien  il  a  été  plus  facile  pour  nos  voisins 
que  pour  nous  de  se  tracer  un  ensemble  de  rail-ways  et  de  l'exé- 
cuter. De  Londres  à  Liverpool ,  aujourd'hui ,  sur  une  suite  de  rail- 
îcaijs  entièrement  achevée,  il  y  a  un  parcours  à  peu  près  équivalent  à 
celui  qui  doit  résulter  de  notre  tracé  des  Plateaux,  avec  ses  principaux 
embranchemens  projetés.  Mais  de  Londres  à  Liverpool,  c'est  une 
jonction  complète  entre  les  deux  mers  qui  baignent  à  l'est  et  à  l'ouest 
la  plus  puissante  île  de  l'univers.  Le  moindre  chemin  qui  s'embran- 


96  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

chera  désormais  à  la  grande  artère ,  celui  de  Brighton ,  celui  de  Dou- 
vres, je  ne  sais  quel  autre  encore,  participera,  sans  prolongement 
trop  onéreux ,  à  cet  avantage  d'une  communication  établie  avec  la 
mer  du  INord  et  îa  Manche  d'une  part ,  la  mer  d'Irlande ,  le  canal 
Saint-George ,  de  l'autre.  Pour  se  faire  une  idée  juste  de  la  situation 
privilégiée  de  l'Angleterre  et  des  encouragemens  qu'elle  offre  natu- 
rellement aux  entrepreneurs  des  voies  nouvelles,  il  faut  \jir,  dans 
ces  mers  dont  elle  est  partout  environnée,  son  principal  moyen 
de  communication,  sa  grande  route  marchande,  dont  les  rail-ivaijs 
à  l'intérieur  ne  sont  que  les  embranchemens.  Quelle  excitation  dès- 
lors  pour  les  capitaux  isolés  qui  n'ont  plus  qu'à  compléter  l'œuvre 
si  largement  commencée  par  la  nature!  Chez  nous,  au  contraire, 
l'art  a  tout  à  faire  ,  et  sa  tâche  est  immense  ;  le  tracé  des  Plateaux, 
dont  nous  venons  d'indiqner  le  rapport  d'étendue  avec  la  com- 
munication de  Londres  à  Liverpool,  n'est  encore  que  la  première 
section  ,  et  la  plus  courte ,  d'un  rail-way  de  jonction  entre  nos  deux 
mers;  il  resterait  à  le  continuer  de  Paris  à  Marseille;  et  à  travers  com- 
bien de  difficultés  et  de  dépenses,  inabordables  à  une  compagnie 
abandonnée  à  son  seul  crédit  ! 

Ajoutez  que  l'Angleterre  est,  proportionnellement  à  son  étendue, 
beaucoup  plus  peuplée  que  la  France ,  et  que  les  Anglais  ont ,  dans 
toutes  les  classes,  le  goût  inné  de  changer  de  place,  un  besoin  réel  de 
parcourir  en  tous  sens  l'intérieur  de  leur  petit  territoire  pour  leurs 
affaires  si  actives;  d'où  il  résulte  que  la  proportion  supérieure  de  leur 
population  est  doublée,  ou  triplée,  à  l'avantage  des  voies  rapides, 
auxquelles  se  trouve  ainsi  assurée  une  prime  considérable ,  qui  man- 
que à  nos  spéculateurs.  Connaît-on ,  sur  notre  sol ,  un  tracé  qui ,  dans 
les  prévisions  les  plus  favorables,  puisse  donner  l'espérance  d'un  re- 
venu net  de  9  pour  1 00 ,  comme  le  chemin  de  Londres  à  Birmin- 
gham ,  s'il  devait  coûter ,  comme  celui-ci ,  2,500,000 ,  ou  même 
3,000,000  fr.  par  lieue? 

Les  beaux  produits  déjà  obtenus  sur  ce  grand  travail  si  dispendieux 
et  si  hardi  dans  ses  innovations ,  sont  bien  faits  pour  attirer  les  capi- 
taux anglais  dans  des  entreprises  semblables ,  en  même  temps  que  nos 
capitalistes  doivent  craindre  de  s'exposer  à  des  sacrifices  presque  aussi 
démesurés,  sans  espoir  d'une  égale  compensation.  Mais  ce  n'est  pas 
tout;  les  capitaux,  chez  nos  voisins,  sont  plus  abondans;  ils  ont, 
pour  se  renouveler,  mille  sources  au  dedans  et  au  dehors ,  dont  nous 
avons  à  peine  l'idée;  c'est  ce  qui  fait  leur  hardiesse;  c'est  ce  qui  les 
porte  journellement  à  des  expériences  hasardeuses,  dont  s'alarmerait 


LES  CHEMINS  DE  FER,  L'ÉTAT,   LES  C03IPAGN1ES.  97 

à  bon  droit  notre  timidité ,  que  justifient  malheureusement  la  médio- 
crité de  nos  fortunes  et  le  peu  de  développement  de  nos  relations 
d'affaires. 

On  voit ,  par  ce  qui  précède ,  que  nous  passons  sous  silence  les 
subsides  accordés  quelquefois  par  le  parlement  aux  compagnies  de 
chemins  de  fer  qui  les  réclament  pour  achever  leurs  travaux.  C'est 
qu'il  ne  s'agit  pas  là  de  secours  comme  on  l'entendrait  en  France 
dans  les  cas  les  plus  ordinaires;  car  le  parlement  alloue  des  subsides, 
pour  lesquels  on  doit  lui  payer  un  intérêt  prévu  par  une  législation 
spéciale;  et  si  la  spéculation  ne  se  dirigeait  pas  d'elle-même  vers 
des  essais ,  déjà  heureux ,  ce  n'est  pas  un  concours  ainsi  marchandé 
et  payé  qui  pourrait  lui  donner  l'éveil  et  lui  inspirer  courage.  Un 
prêt  de  l'état ,  c'est  une  charge  de  plus ,  une  preuve  que  les  devis 
sont  dépassés,  un  préjugé  défavorable  en  un  mot.  Il  est  donc  permis 
de  dire  toujours,  sans  tenir  compte  de  ces  subsides  éventuels,  que 
les  capitaux ,  en  Angleterre ,  sont  attirés  dans  l'industrie  des  chemins 
de  fer  par  une  force  qui  leur  est  propre  et  qui  se  passerait  volontiers 
de  la  tutelle  imparfaite  et  intéressée  dont  on  les  voit  s'accommoder 
parfois. 

Aux  États-Unis,  l'argent,  voué  à  la  spéculation ,  n'appartient  pas, 
certes ,  à  des  capitalistes  plus  ombrageux  que  ceux  de  la  Grande- 
Bretagne  ;  mais  l'argent  disponible ,  en  général ,  et  à  quelque  usage 
qu'on  le  destine ,  y  est  plus  rare.  La  richesse  mobilière ,  celle  qui , 
dans  notre  vieille  Europe ,  circule  incessamment  des  fonds  publics 
aux  emplois  industriels,  et  des  innovations  de  l'industrie  aux  fonds 
publics,  est  peu  développée  encore  chez  cette  nation  si  jeune,  ou  du 
moins,  elle  n'y  a  jamais  eu  qu'une  grandeur  factice,  à  l'aide  d'un 
crédit  exagéré ,  dont  les  trompeuses  promesses  se  sont  récemment 
évanouies  au  premier  accident,  comme  tant  d'autres  hallucinations 
poétiques  de  je  ne  sais  quelle  économie  sociale.  Il  n'y  aurait  pas ,  aux 
États-Unis ,  de  suffisantes  ressources  dans  l'association  des  capitaux 
libres  pour  l'établissement  des  chemins  de  fer,  si  cet  établissement 
devait  absorber  les  sommes  qui  sont  consacrées  à  une  pareille  appli- 
cation par  la  Grande-Bretagne.  La  population  anglo-américaine , 
d'ailleurs,  est  beaucoup  moins  dense  que  celle  des  îles  Britanniques, 
et  le  territoire  qu'elle  doit  couvrir  de  routes  en  fer,  si  l'on  y  com- 
prend les  parties  incultes  et  inhabitées  qu'elle  prétend  bien  explorer 
et  réunir  à  son  domaine ,  est  d'une  étendue  qui  réduit  encore  davan- 
tage le  chiffre  de  cette  population  si  faible.  Puisque ,  malgré  tant  de 
différences  fondamentales ,  l'exécution  des  voies  rapides  de  commu- 

TOME  XVII.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nication  s'y  est  trouvée  possible,  comme  en  Angleterre,  sans  que 
l'intervention  de  la  force  gouvernementale  s'exerçât  autrement  que 
çà  et  là  d'une  manière  indirecte  et  très  incomplètement,  il  est  hors 
de  doute  que  la  spéculation  a  dû  y  rencontrer,  dans  les  circonstances 
locales  et  les  nécessités  inouïes  d'une  nation  géante  au  berceau,  une 
certaine  nature  d'encouragemens ,  incormus  des  états  civilisés  de 
notre  Europe. 

En  effet,  les  divers  états  de  l'Union,  disséminés  comme  ils  le  sont 
à  d'énormes  distances  les  uns  des  autres ,  n'auraient  pu  communi- 
quer entre  eux  et  échanger  mutuellement  leurs  produits,  leurs  be- 
soins, leurs  lumières,  sans  recourir  aux  chemins  de  fer,  partout 
où  leurs  fleuves  et  leurs  lacs  cessent  de  permettre  une  navigation 
facile.  C'est  en  vain  que  cette  terre  vierge  offrirait  aux  colons  tant 
de  productions  variées  avec  une  fécondité  extraordinaire ,  si  le  su- 
perflu des  richesses  obtenues  par  le  travail  agricole  n'avait  pas  une 
issue  pour  s'écouler  vers  une  consommation  certaine.  Sans  les  dé- 
bouchés, qu'on  est  obligé  d'aller  chercher  au  loin  à  travers  une  ré- 
gion si  vaste,  le  cultivateur  américain  aurait,  pendant  long-temps 
encore,  hésité  à  s'enfoncer  dans  les  profondes  solitudes  de  l'ouest. 
11  se  serait  maintenu  dans  le  voisinage  des  états  où  la  population 
s'est  agglomérée  anciennement;  enfin,  il  eût  manqué  à  sa  mission, 
qui  est  de  reconnaître ,  de  marquer  du  signe  de  la  civilisation  pour 
l'avenir,  l'immense  domaine  que  Dieu  lui  a  assigné,  ou  bien  il  n'eût 
accompli  qu'au  bout  de  plusieurs  siècles  cette  œuvre  dont  il  est 
près  aujourd'hui  de  voir  la  fin.  Ouvrir  des  routes  était  la  première 
condition  à  remplir;  aucune  espèce  de  route  n'existait  dans  le  pays;  le 
colon  a  dû  y  établir  tout  d'abord  celles  qui  appartiennent  à  un  mode 
perfectionné.  Et  cependant,  il  lésa  faites  économiquement ,  avec  des 
rails  grossiers ,  de  fortes  pentes,  des  courbes  à  petits  rayons,  toutes 
les  fois  que  les  difficultés  du  sol  et  un  calcul  d'intérêt  bien  entendu 
lui  ont  conseillé  de  se  soumettre  à  ces  imperfections.  Même  dans 
notre  Europe  où  l'art  est  souverain,  on  n'y  regarde  pas  de  trop 
près  quand  il  s'agit  d'un  rail-waij  pour  le  service  d'une  usine,  d'une 
forge,  ou  d'une  exploitation  de  houille.  Les  États-Unis  ne  sont  dans 
leur  ensemble  qu'une  exploitation  plus  variée  sans  doute ,  mais  en- 
core assez  simple  :  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'ils  ont  traité  leurs  voies 
en  fer,  qui  n'ont  de  remarquable  que  la  longueur  nécessaire  de  leur 
parcours.  Ainsi,  on  n'a  pas  de  peine  à  s'expliquer  que  les  épargnes 
individuelles  les  plus  modestes  s'associent  pour  l'installation  de  che- 
mins de  fer  qui  se  présentent  sous  cette  forme  économique  et  avec 


LES  CHEMINS  DE  FER,   L'ÉTAT,   LES  COMPAGNIES.  99 

ce  caractère  d'utilité  essentielle,  même  quand  ils  ne  devraient  pas 
assurer  par  eux-mêmes  de  notables  bénéfices  aux  intéressés.  On  com- 
prend de  même  que  les  assemblées  des  états  qui  sont  les  riverains  ou 
les  aboutissans  d'une  communication  de  ce  genre,  aient  un  motif  grave 
pour  se  faire  les  auxiliaires  d'une  entreprise  qu'on  ne  saurait  ni  con- 
fondre avec  une  spéculation  ordinaire,  ni  juger  d'après  les  mêmes 
principes.  Le  plus  grand  intérêt,  c'est  de  mettre  en  valeur  des  pro- 
duits qui  n'en  auraient  aucune  s'ils  ne  pouvaient  circuler  :  le  rail- 
way  est  l'accessoire;  l'utilisation  de  tout  un  territoire  et  de  tout  un 
peuple  par  l'agriculture,  les  manufactures  et  le  commerce,  voilà  le 
principal.  Les  actionnaires  eux-mêmes  songent  moins  au  revenu  di- 
rect qui  peut  être  produit  par  leur  chemin  de  fer  qu'à  la  prospérité 
générale  qu'il  développera. 

Est-il  besoin  de  dire  qu'aucun  de  ces  stimulans ,  dont  la  vertu  est 
de  pousser  à  la  confection  des  chemins  de  fer  sans  hésitation  et  avant 
tout  calcul ,  n'existe  au  même  degré  en  France?  On  n'aurait  jamais 
fini  si  l'on  entreprenait  d'énumérer  tous  les  traits  distinctifs  du  génie 
industriel  et  de  la  situation  nationale ,  qui  déterminent,  chez  les  An- 
glais et  les  Anglo-Américains,  la  formation  de  nombreuses  com- 
pagnies pour  l'ouverture  des  voies  nouvelles.  Et  il  serait  trop  clair 
alors  pour  tout  le  monde,  même  pour  ceux  qui  jugent  toujours 
un  pays  capable  de  faire  ce  que  d'autres  ont  fait  avant  lui ,  que 
nous  n'avons  ni  les  mêmes  raisons,  ni  les  mêmes  besoins,  ni  les 
mêmes  espérances,  pour  donner  l'essor  parmi  nous  à  l'esprit  d'as- 
sociation. Un  mobile  est  à  trouver  qui  remplace  tous  ceux  qu'on 
voit  agir  si  puissamment  en  Angleterre  et  en  Amérique;  car  jusqu'ici 
rien  n'agit  sur  nos  spéculateurs.  Il  convient  à  la  France  d'avoir  son 
mode  particulier  d'encouragement,  si  elle  veut  que  les  compagnies 
se  mettent  à  l'œuvre;  celles-ci  ne  sont  nullement  excitées  par  ce  qui 
se  passe  à  l'étranger,  elles  comparent  et  découvrent  mille  disparates 
là  où  les  théoriciens  s'imaginent  voir  des  similitudes  assez  rassuran- 
tes. Aussi  voyez  ,  sans  tant  raisonner  sur  ce  point ,  dans  quelle  tor- 
peur elles  languissent,  et  comme  elles  dédaignent  les  exemples  du 
dehors  qui  leur  sont  proposés  !  elles  attendent ,  et  si,  pour  les  stimuler, 
on  n'imagine  rien  de  plus  neuf  que  des  prédications  sur  l'heureuse 
activité  des  Anglais  et  des  citoyens  de  l'Union ,  elles  sont  prêtes  à  se 
dissoudre  sans  avoir  rien  fait. 

Avant  de  dire  quel  est  l'aiguillon  qui  peut  seul  ranimer  leur  cou- 
rage, et  on  le  devine  d'ailleurs  assez  bien  sans  que  nous  l'ayons 
nommé ,  cette  perspective  de  la  dissolution  des  compagnies ,  aban- 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

données  à  elles-mêmes,  nous  commande  d'apprécier  d'abord  la  va- 
leur d'un  exemple  tout  différent  que  vient  de  donner  la  Belgique,  en 
exécutant  les  chemins  de  fer  avec  les  fonds  de  l'état.  Il  y  a  à  voir  si 
la  France  doit  se  régler  sur  la  Belgique  plutôt  que  sur  l'Angleterre  et 
les  États-Unis. 

Avant  toute  chose ,  nous  avouerons  sincèrement  que  nous  pen- 
chons vers  le  système  qui  voudrait  confier  à  l'état  les  travaux  de  la 
nouvelle  viabilité.  Il  y  a  pour  cela  plusieurs  motifs  considérables,  que 
nous  ne  serions  pas  embarrassé  de  défendre  théoriquement.  Mais  il 
nous  faut  convenir  que  le  succès  de  la  Belgique  est  le  seul  jusqu'à 
présent,  dans  la  pratique,  dont  on  puisse  faire  un  argument  en  fa- 
veur de  cette  thèse.  En  bonne  conscience ,  ce  n'est  pas  notre  triste 
opération  des  canaux  qu'il  faudrait  mettre  en  avant,  n'en  déplaise  à 
certaines  apologies  récemment  échappées  à  des  écrivains  trop  amou- 
reux du  paradoxe. 

La  Belgique ,  donc ,  dans  ce  système ,  est  notre  unique  modèle 
vivant,  agissant  et  palpable.  Par  malheur,  il  agit  encore,  et  les  ré- 
sultats définitifs  de  son  action  unitaire ,  sous  l'impulsion  de  son  gou- 
vernement, ne  peuvent  être  qu'imparfaitement  jugés.  Toutefois  ce 
qu'on  en  connaît  déjà  est  de  nature  à  satisfaire  l'observateur;  aussi 
ne  nous  reste-t-il  qu'à  insister  sur  quelques-unes  des  différences  qui 
s'interposent  entre  la  Belgique  et  la  France ,  et  réduisent  la  seconde 
à  n'imiter  la  première,  si  môme  elle  s'y  décide,  qu'avec  choix  et 
discrétion. 

Inutile  de  rappeler  ici  l'incomparable  concentration  de  la  popu- 
lation dans  ce  petit  royaume  belge ,  qui  compte  quatre  millions  d'ha- 
bitans,  c'est-à-dire  le  huitième  environ  de  la  population  française, 
sur  un  sol  qui  n'est  que  le  seizième  du  nôtre  :  c'est  là  un  de  ces  avan- 
tages qui  restent  long-temps  le  privilège  du  peuple  qui  les  possède  ; 
les  imiter,  se  les  approprier,  c'est  l'ouvrage  des  siècles. 

Mais  la  Belgique  a  apporté  en  aide  à  son  gouvernement ,  pour 
l'exécution  des  voies  nouvelles ,  d'autres  facilités  et  d'autres  moyens 
de  succès.  Ainsi,  comme  elle  ne  comprend,  indépendamment  des  par- 
celles qu'elle  tient  à  conserver  dans  le  Limbourget  le  Luxembourg,  que 
la  valeur  de  neuf  départemens  de  l'ancien  empire  français  (1) ,  son  peu 
d'étendue  a  permis  de  remettre  la  confection  de  son  réseau  de  chemins 
de  fer  et  la  responsabilité  de  tous  les  soins  multipliés  qui  s'y  rattachent. 


(1)  Les  départemens  de  !a  Lys,  de  l'Escaut,  de  Jemmapes ,  de  la  Dyle  ,  des  Deux-Nèthes, 
de  Sambre-et-Meuse ,  de  l'Ourte,  de  la  Meuse-Inférieure,  des  Forêts. 


LES  CHEMINS  DE  FER,   L'ÉTAT,   LES  COMPAGNIES.  101 

entre  les  mains  d'un  administrateur  suprême  qui  en  a  fait  son  affaire 
propre  et  l'a  conduite  avec  la  rapidité  d'une  concession  remise  à  une 
société  commerciale.  Cet  administrateur,  chose  digne  de  remarque  l 
n'a  guère  eu  d'autre  occupation  sérieuse  qui  ait  pris  son  temps,  ou 
fatigué  sa  pensée.  M.  Nothomb,  ministre  dans  un  petit  état,  a  pu 
consacrer  presque  entièrement  ses  facultés ,  qui  ne  sont  pas  ordi- 
naires, à  l'accomplissement  d'une  œuvre  spéciale;  aussi  est-elle  fort 
avancée.  Veut-on  prendre  le  même  parti  en  France?  Y  est-on  pré- 
paré? C'est  douteux.  Et  cependant  l'isolement  du  travail  des  che- 
mins de  fer,  en  France ,  serait  plus  indispensable  que  partout  ail- 
leurs, si  l'administration  publique  en  demeurait  chargée. 

D'abord ,  le  réseau  dont  il  s'agit  pour  la  France  est  autrement  vaste 
et  compliqué  que  celui  qui  suffit  aux  Belges.  Le  corps  des  ponts  et 
chaussées,  tel  qu'il  est  constitué  en  ce  moment,  a  plus  de  travaux 
en  perspective  qu'il  n'en  pourra  faire ,  sans  sortir  des  améliorations 
qu'on  médite  avec  raison  pour  les  canaux,  la  navigation  fluviale,  les 
ports,  les  routes  ordinaires,  enfin  pour  tout  ce  qui  est  dans  le  cercle 
habituel  de  ses  études  et  de  sa  pratique.  Il  faudrait  augmenter  le 
nombre  des  ingénieurs ,  et  déjà  on  y  a  pensé  ;  mais  on  ne  connaît  pas 
l'avis  de  la  chambre .  Cet  accroissement  projeté  dans  le  personnel , 
devrait,  selon  nous,  amener  une  division  nouvelle  dans  le  corps  des 
ponts-et-chaussées ,  la  création  d'une  spécialité  d'ingénieurs  exclu- 
sivement préposés  aux  chemins  de  fer.  Un  démembrement  corrélatif 
serait  encore  plus  nécessaire  dans  le  conseil-général  (1)  ;  le  conseil 
vient  de  prouver  que  sa  composition  actuelle  ne  lui  permet  pas  de 
résoudre,  avec  l'approbation  générale,  des  questions  si  neuves  pour 
la  plupart  de  ses  membres,  peu  disposés  d'ailleurs  à  prendre  de  nou- 
yelles  habitudes  d'esprit.  L'insuffisance  de  cette  institution  dans  les 
circonstances  présentes  a  été  révélée  par  deux  fautes  dont  elle  ne  se 
relèvera  pas  aisément;  on  ne  lui  pardonnera  ni  la  rigueur  inutile  des 
conditions  imposées  aux  compagnies  pour  les  pentes,  les  courbes, 
les  ouvrages  d'art ,  ni  les  inconcevables  erreurs  de  ces  devis  qui  ont 
dépassé  la  limite  ordinaire  de  l'inexactitude. 

Qu'on  réforme  tout  cela  et  encore  d'autres  causes  d'abus,  pour  ar- 
river à  la  simplicité  des  rouages  administratifs  de  nos  voisins,  l'on 
n'aura  rien  fait  néanmoins,  si  l'on  n'investit  de  la  direction  supé- 
rieure des  chemins  de  fer  un  ministre  qui  soit  sûr,  comme  M.  Nothomb 


(4)  Nous  ne  pouvions,  au  moment  où  était  écrit  cet  article ,  avoir  connaissance  de  l'or- 
donnance du  23  décembre,  qui  n*a  paru  au  Moniteur  que  le  27,  et  qui  introduit  dans  le  con- 
seil général  des  ponts-et-chaussées  une  section  spéciale  pour  les  chemins  de  fer. 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'est  en  Belgique,  qu'on  lui  laissera  le  temps  d'avancer  beaucoup  sa 
tâche,  sinon  de  l'achever  tout-à-fait.  Dans  notre  pays,  l'influence  d'un 
directeur-général  des  ponts-et-chaussées,  même  quand  c'est  un 
homme  d'autant  de  capacité  et  de  lumières  que  l'honorable  député 
de  la  Manche,  actuellement  titulaire  de  ces  fonctions,  est  insuffisante 
à  surmonter  bien  des  obstacles  qui  naissent  chaque  jour  sous  ses  pas. 
Il  faut,  au-dessus  de  lui  et  pour  le  soutenir,  une  autorité  plus  impo- 
sante, telle  qu'il  ne  s'en  forme  aujourd'hui  qu'à  la  tribune.  Mais  les 
puissances  de  cet  ordre  sont  soumises  à  toutes  les  variations  politi- 
ques et  ne  répondraient  pas  d'un  avenir  de  six  mois.  Trouvez  une 
grande  influence  parlementaire  qui  veuille  se  séquestrer  de  tous  les 
partis,  se  sevrer  des  discussions  brillantes  et  faire  beaucoup  de  bien, 
modestement  enfermée  pendant  longues  années  dans  la  haute  surveil- 
lance des  chemins  de  fer.  Les  passions  l'y  laisseraient  peut-être  puis- 
sante et  tranquille,  parce  qu'elles  sont  enchantées  de  tout  ce  qui  leur 
laisse  libre  le  champ  de  la  politique.  Seulement,  connaissez-vous  un 
homme  considérable  qui  veuille  de  la  tranquillité  à  ce  prix,  et  qui  ne 
préfère  à  une  gloire  utile,  lentement  acquise,  la  petite  guerre  d'in- 
trigues de  la  salle  des  conférences?  Cela  nous  fait  souvenir  du  vœu  de 
quelques  bonnes  âmes  qui  souhaitaient  à  M.  duizot  de  faire  rétablir 
pour  lui ,  à  part  du  ministère,  la  grande  maîtrise  de  l'Université,  et  de 
s'y  retirer,  comme  un  autre  Fontanes  quasi-inamovible ,  sans  plus 
se  mêler  jamais  aux  affaires  générales  du  pays. 

En  attendant  des  jours  meilleurs,  on  sera  bien  forcé,  nous  le  croyons, 
de  revenir  aux  compagnies;  mais,  d'après  ce  qui  a  été  dit  précédem- 
ment, le  système  suivant  lequel  on  emploiera  leurs  forces  ne  peut 
être  aussi  simple  qu'en  Amérique  et  en  Angleterre.  Leur  isolement 
ne  leur  a  procuré  qu'une  liberté  funeste;  libres  comme  le  voulait 
la  doctrine  trop  absolue  du  laissez-faire  /  elles  ont  eu  un  grand 
malheur,  dès  leur  naissance,  c'est  qu'elles  n'ont  pu  faire  un  seul 
mouvement,  par  la  raison  que  la  vie  leur  manquait.  Cela  est  vrai,  du 
moins,  des  grandes  compagnies  telles  que  celles  d'Orléans  et  du 
Havre;  nous  n'osons  en  nommer  d'autres  de  cette  catégorie  élevée, 
qui  font  plus  de  bruit,  se  donnent  l'air  d'exister  et  pourraient  se  fâ- 
cher de  nos  indiscrétions. 

L'idée  de  faire  concourir  l'état  au  développement  des  grandes  com- 
pagnies par  une  alliance  intime  avec  elles,  s'accrédite  de  jour  en 
jour,  et  l'on  condamne  la  malheureuse  combinaison  qui  aurait  con- 
sisté à  partager  entre  elles  et  lui  fraternellement  toutes  les  grandes 
lignes.  Les  faits  démontrent  déjà  que  la  part  des  compagnies  serait 
demeurée  stérile,  et  il  y  a  lieu  de  craindre  que  celle  de  l'état  ne  fût 


LES  CHEMINS  DE  FER,   L'ÉTAT,   LES  COMPAGNIES.  103 

devenue  ruineuse,  dans  l'organisation  présente  des  travaux  publics 
en  France,  qu'il  est  si  difficile  de  changer. 

Cette  alliance  du  crédit  public  et  du  crédit  privé  serait  fondée  sur 
la  base  de  la  garantie  d'intérêt,  long-temps  repoussée,  tournée  en 
dérision,  puis  mise  en  oubli,  et  en  faveur  de  laquelle  nous  avons  des 
premiers,  dans  un  autre  recueil,  demandé  un  examen  plus  attentif. 
Une  preuve  que  ce  système  mixte ,  le  seul  qui  nous  ait  semblé  con- 
venir à  la  position  exceptionnelle  des  capitaux  français,  des  habitudes 
françaises ,  commence  à  faire  son  chemin  dans  les  esprits,  c'est  que 
le  Journal  des  Débats  l'a  pris  enfin  sous  sa  protection,  dont  nous  re- 
connaissons toute  l'importance.  Dans  un  article  publié  le  16  décembre 
dernier,  après  avoir  affirmé  que  le  ministère  pourrait  mettre  les  deux 
grandes  sociétés  expectantes ,  celles  du  Havre  et  d'Orléans,  en  de- 
meure de  commencer  leurs  travaux  (ce  qui  n'est  pas  encore  vrai, 
puisqu'elles  ont  jusqu'au  G  et  7  juillet  1839  pour  se  décider  sans  con- 
trainte); après  avoir  défié  les  chefs  de  ces  entreprises  d'accuser  le 
gouvernement,  en  se  sujnalant  eux-mêmes  au  public,  ces  hommes 
graves,  comme  des  étourdis  à  la  naïveté  desquels  on  a  tendu  des  em- 
bûches (et  en  effet  on  leur  a  donné  des  devis  menteurs),  le  Journal  des 
Débats  se  résigne  à  indiquer  la  garantie  d'intérêt  comme  le  remède 
souverain  à  la  maladie  de  langueur  dont  sont  atteintes  les  compagnies. 

Cela  est  d'autant  plus  méritoire  que,  le  7  novembre  précédent, 
trois  jours  après  le  cri  de  détresse  que  nous  avions  fait  entendre  pour 
elles,  mais  non  pas  en  leur  nom,  le  Journal  des  Débats  parlait  tout  à 
son  aise  de  l'état  de  leurs  affaires  qu'il  jugeait  encore  très  rassurant  : 
—  «  Pour  nous,  disait-il,  qui  sommes  profondément  convaincus  des 
avantages  matériels  que  l'esprit  d'association  doit  valoir  au  pays ,  et 
qui  sommes  même  disposés  à  lui  attribuer  une  influence  politique 
salutaire,  nous  ne  sommes  ni  aussi  alarmés  du  mal ,  ni  aussi  impatiens 
du  remède....  TS'ousne  craignons  pas  d'être  pris  pour  des  adversaires 
des  compagnies  en  disant  que  le  mal  nous  paraît  être  autre  que  celui 
quia  été  fréquemment  signalé,  qu'il  est  beaucoup  moins  grave  qu'on 
ne  l'a  prétendu,  et  que  nous  ne  concevrions  pas,  dans  l'état  présent  des 
choses,  l'intervention  immédiate  du  gouvernement  et  des  chambres. 
Une  crise  a  eu  lieu  dans  l'enceinte  de  la  Bourse;  cette  crise  a  un  in- 
stant paru  compromettre  l'avenir  de  toutes  les  compagnies,  nous  ne 
le  contestons  pas;  mais  cet  avenir  a-t-il  été  sérieusement  en  question 

un  seul  instant?  C'est  ce  qu'il  nous  est  impossible  d'admettre La 

construction  d'un  seul  chemin  de  fer  important  à  la  prospérité  du 
pays  n'en  sera  point  suspendue;  car  le  capital  entier  des  compagnies 
sera  fourni ^  la  valeur  totale  des  actions  sera  versée!  » 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Heureusement,  cette  confiance  prophétique  n'était  point  partagée 
par  tout  le  monde,  et  des  esprits  prévoyans,  des  députés  que  la  cham- 
bre écoute  avec  une  juste  faveur  dans  toutes  les  questions  financières, 
s'occupaient  en  silence ,  nous  le  savons,  de  rechercher  les  moyens 
législatifs  qui  pourront  le  mieux  concilier  la  garantie  d'intérêt  avec 
l'économie  convenable  des  deniers  publics ,  et  aussi  avec  les  avan- 
tages qu'on  doit  assurer,  ce  nous  semble,  aux  vrais  et  définitifs  ac- 
tionnaires, mais  le  moins  possible  aux  promoteurs  des  spéculations 
de  Bourse.  N'est-il  pas  superflu  d'ajouter  que  M.  Duchâtel  est  un  de 
ceux  qui  se  sont  le  plus  sérieusement  occupés  de  ce  problème,  lequel 
ne  sera  pas  insoluble,  nous  l'espérons?  Quand  il  en  sera  temps,  nous 
dirons  à  quel  système  d'application  est  arrivé  cet  esprit  méditatif,  et 
d'ailleurs  éprouvé  par  les  affaires.  Sur  le  principe  même,  sur  sa  né- 
cessité, son  urgence,  il  est  d'accord  avec  nous,  et  il  compte  bien  ne 
pas  entraîner  le  trésor  public  à  de  folles  prodigalités. 

Ce  suffrage  et  d'autres  encore  nous  laissent  croire  que  le  principe 
de  la  garantie  d'intérêt  prévaudra.  Nous  voyons  que  la  préoccupation 
actuelle  est  surtout  d'aviser  à  le  formuler  avec  prudence.  Cela  nous 
fortifie  un  peu  contre  la  menace  d'un  journal ,  grand  démolisseur, 
quoique  partisan  du  pouvoir,  qui  déclare  la  guerre  au  principe  même 
en  quelques  mots  et  qui  se  décidera  peut-être  un  jour  à  démontrer 
qu'une  telle  théorie  ne  supporte  pas  la  discussion. 

Jusque-là,  nous  la  regardons ,  cette  théorie,  comme  en  progrès ,  et 
si  bien  que  nous  allons  exposer,  sans  plus  de  retard,  quelques  objec- 
tions ou  seulement  nos  scrupules  touchant  le  mode  le  plus  naturel 
d'application  qui  devra  s'offrir  nécessairement  à  l'esprit.  Un  premier 
aperçu  nous  frappe ,  ainsi  que  tous  ceux  qui  réfléchissent  sur  cette 
matière  :  c'est  qu'une  action  de  chemin  de  fer,  une  fois  garan- 
tie par  l'état,  à  raison  de  4  pour  100,  dont  1  réservé  à  l'amor- 
tissement, je  suppose,  sera  bien  vite  assimilée  par  les  preneurs  à 
une  rente  ordinaire  consolidée,  avec  le  seul  désavantage  d'un  in- 
térêt plus  faible,  mais  aussi  avec  la  chance  d'un  accroissement  ulté- 
rieur de  bénéfices.  De  cette  manière  d'envisager  la  nouvelle  espèce 
de  fonds,  au  parti  pris  de  l'adjuger  aux  compagnies  concurrentes  sur 
soumissions  cachetées  et  publiquement ,  comme  le  5,  ou  le  k ,  ou  le 
3  pour  100  dans  un  cas  d'emprunt ,  il  n'y  a  qu'un  pas  facile  à  fran- 
chir. Les  financiers  se  complaisent  dans  l'uniformité  des  procédés  à 
leur  usage.  Ainsi ,  à  ce  point  de  vue,  on  donnerait  une  entreprise  de 
chemin  de  fer,  comme  on  donne  de  la  rente,  avec  cette  différence 
que  la  concession  aurait  lieu  au  profit  de  la  compagnie  qui  se  con- 
tenterait d'une  garantie  affectée  à  une  plus  faible  quotité  du  capital 


LES  CHEMINS  DE  FER,  L'ÉTAT,  LES  COMPAGNIES.     105 

d'exécution  :  ce  serait  une  adjudication  au  minimum^  tandis  que  la 
rente  s'adjuge  au  maximum  du  capital  offert  en  échange. 

Il  est  probable  que  le  montant  des  devis ,  dressés  par  la  direction 
des  ponts-et-chaussées ,  servirait  de  point  de  départ  pour  la  mise  à 
prix.  Cela  posé,  imagine-t-on  qu'une  compagnie  se  rendrait  le  public 
favorable  et  lui  ferait  accepter  facilement  toutes  ses  actions ,  si  elle 
se  présentait  à  lui ,  après  avoir  emporté  la  concession  par  un  rabais 
considérable  sur  le  chiffre  officiel ,  connu  de  tous,  déclaré  indispen- 
sable pour  les  frais  de  l'entreprise,  et  qu'on  supposerait  toujours  in- 
férieur aux  dépenses  réelles,  comme  tant  de  devis  l'ont  prouvé?  Dans 
les  jours  d'engouement  de  la  spéculation,  et  même  il  y  a  un  an, 
lorsque  les  fondateurs  des  deux  plus  importantes  lignes,  Orléans  et 
les  Plateau.r,  n'avaient  pas  encore  donné  la  mesure  de  leur  impuis- 
sance, une  adjudication  au  rabais,  qui  serait  descendue  même  jusqu'à 
réduire  par  le  fait  la  garantie  de  l'état  de  h  pour  100  à  2,  aurait  attiré 
les  actionnaires  en  .foule.  Mais  ces  jours  de  folie  ne  reviendront  plus, 
et  la  cupidité  des  chefs  de  l'agiotage  ne  conserve  plus,  à  ce  sujet, 
aucune  illusion ,  môme  pour  le  plus  lointain  avenir.  Rapportons-nous- 
en  à  leur  sagacité.  Quand  ils  désespèrent,  ils  se  trompent  rarement. 

Maintenant,  supposons  que  le  rabais  fût  imperceptible  et  que  le 
privilège  d'un  tracé  fût  adjugé  presque  au  taux  de  la  mise  à  prix. 
Cela  prouverait  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  choses  :  ou  l'absence 
d'une  sérieuse  concurrence,  ou,  ce  qui  vaudrait  moins  encore,  la 
connivence  des  soumissionnaires  affectant  une  fausse  rivalité.  Dans 
ces  deux  cas,  il  serait  préférable  que  le  gouvernement,  avec  plus  de 
franchise  et  de  hardiesse,  prît  sur  lui  de  faire  une  concession  directe, 
d'après  les  prévisions  de  ses  ingénieurs  :  au  moins  de  cette  ma- 
nière, il  y  a  mille  considérations  de  solidité  financière,  d'habileté 
executive,  de  valeur  morale,  qui  seraient  discutées  dans  la  personne 
du  concessionnaire,  à  l'avantage  du  public.  Quand  on  préconise 
l'adjudication,  cette  aveugle  loterie,  cet  expédient  commode  pour 
décharger  le  pouvoir  de  toute  responsabilité,  on  oublie  trop  ce  qu'elle 
peut  prodiguer  d'occasions  de  profits  inaperçus  dans  les  marchés  à 
conclure ,  dans  les  fournitures  de  fer,  à  des  hommes  dont  on  n'aurait 
pas  d'avance  apprécié  la  position  et  le  caractère. 

Nous  allons  plus  loin.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  hypothèses , 
soit  l'adjudication  à  un  rabais  insignifiant,  soit  la  concession  di- 
recte à  quelques  spéculateurs  en  renom ,  ne  nous  paraît  être  ce  qui 
convient  le  mieux,  dès-lors  que  l'état  garantit  l'intérêt  d'une  somme 
convenue,  équivalente  ou  à  peu  près  au  taux  des  devis.  Cet  encou- 
ragement éventuel,  hypothéqué  sur  le  trésor  national ,  ne  doit  pas 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  la  dotation  de  l'agiotage,  mais  l'indemnité  des  actionnaires, 
s'ils  étaient  déçus  dans  leurs  espérances  que  l'état  est  censé  partager 
et  qu'il  stimule  par  le  seul  fait  de  son  intervention.  Or,  si  l'entreprise 
sourit  aux  actionnaires  et  s'ils  ont  à  solliciter,  des  chefs  de  la  con- 
cession, les  titres  dont  ceux-ci  disposent  souverainement,  il  y  aura 
hausse  avant  livraison;  le  trésor,  pour  constituer  une  prime  à  un  petit 
nombre  d'hommes  habiles,  se  sera  exposé  à  la  chance  d'un  découvert  ; 
voilà  le  premier  fait  et  la  conséquence  la  plus  claire  de  sa  garantie. 

Ceci  nous  mène  à  manifester  encore  une  fois  notre  préférence  pour 
un  système  de  concession  directe  qu'on  aurait  fait  précéder  d'une 
souscription  universellement  ouverte  à  quiconque  voudrait  y  prendre 
part.  Ainsi  la  prime  des  actions,  si  elles  en  obtenaient  une  dès  l'ori- 
gine, par  l'attrait  de  la  solidarité  de  l'état,  n'irait  pas  enrichir  une 
douzaine  de  détenteurs  primitifs  des  titres  aux  dépens  de  tous  leurs 
associés,  elle  parviendrait  entière  jusqu'aux  derniers  membres  de  la 
communauté.  Par  là  elle  ne  causerait  pas  le  désordre  qu'enfantent 
les  primes  sous  le  régime  qui  domine  à  présent;  et  si  l'on  veut  à 
toute  force  lui  attribuer  un  effet ,  ce  serait  plutôt  de  faire  surgir 
d'autres  associations  semblables.  Rien  de  mieux ,  si  ce  résultat  était 
obtenu.  Croyez  bien,  du  reste,  qu'une  telle  faculté  reproductive  de 
l'esprit  d'association  tiendrait  à  la  garantie  même  de  l'état  bien  plus 
qu'aux  primes  qui  en  pourraient  naître  occasionnellement;  car  elles 
n'iraient  point  très  haut  avant  l'inventaire  des  produits  réels;  il  y  a  un 
art  de  cultiver  les  primes  en  serre  chaude  qui  n'est  pas  à  la  portée  de 
la  multitude  et  dont  les  oligarchies  de  banquiers  gardent  le  secret. 

On  ne  nous  révélera  rien  en  nous  opposant  les  difficultés  et  les 
mécomptes  possibles  d'une  souscription  de  ce  genre.  La  première 
difficulté,  le  nœud  gordien,  c'est  la  répartition  du  fonds  social,  de 
telle  sorte  que  les  souscriptions  individuelles  soient  consultées,  mais 
non  pas  obéies  servilement;  car  elles  peuvent  cacher  des  pièges  de 
l'agiotage  adroit  à  se  coaliser  avec  des  prête-noms,  dans  le  but 
d'arracher  aux  répartiteurs  les  masses  d'actions  nécessaires  à  l'or- 
ganisation d'un  jeu  de  Bourse.  Nous  avons  proposé  dans  notre  article 
du  4  novembre  une  sauve-garde  dont  on  peut  faire  l'essai  contre 
cette  conspiration  assez  vraisemblable  des  accapareurs  de  titres  en 
vue  d'une  hausse  factice.  Personne  ne  nous  a  encore  démontré  qu'un 
syndicat  de  répartition,  dont  les  deux  chambres,  l'administration, 
le  conseil  d'état ,  fourniraient  le  personnel ,  serait  impuissant  et  inha- 
bile à  remplir  cette  tâche  délicate  sans  reproches  mérités ,  en  dé- 
jouant toutes  les  manœuvres  insidieuses.  Chacun  de  ces  corps  de- 
vrait, au  besoin,  s'armer,  lui  seul,  de  ce  courage. 


XES  CHEMINS  DE  FER,    L'ÉTAT,   LES  COMPAGNIES.  107 

Une  autre  objection  qu'on  entend  faire  souvent,  c'est  que  les  pe- 
tits souscripteurs  isolés,  si  on  leur  accorde  le  privilège,  jusqu'ici  ré- 
servé aux  banquiers,  d'être  servis  sans  intermédiaire,  agiront  comme 
les  banquiers,  et  viendront  jeter  en  bloc  sur  le  parquet  de  la  Bourse 
leurs  actions,  à  peine  souscrites,  pour  peu  qu'il  y  ait  un  léger  béné- 
fice à  réaliser.  La  comparaison  serait  exacte,  si  les  titres  industriels 
à  répartir  étaient  de  la  nature  de  ceux  qui  circulent  aujourd'hui. 
Mais  la  garantie  de  l'état  est  une  radicale  innovation;  il  s'agit,  grâce 
à  elle,  d'une  classe  particulière  d'actions,  que  les  spéculateurs  de 
l'ordre  le  plus  humble  conserveront,  la  plupart,  n'en  doutez  pas, 
comme  ils  conservent  leurs  rentes. 

On  objecte  encore,  en  prenant  à  la  lettre  le  parallèle  entre  les  ac- 
tions garanties  et  les  certificats  de  la  dette  publique ,  que ,  dans  le 
peu  d'occasions  où  le  gouvernement  a  essayé  de  faire  un  emprunt 
par  une  souscription  directe  au  pair,  reçue  de  toutes  mains  et  pour 
les  plus  faibles  sommes,  il  n'a  jamais  réussi.  Les  combinaisons  basées 
sur  cette  idée  populaire,  qui,  du  reste,  n'était  pas  de  son  choix, 
se  sont  arrêtées  tout  court,  après  un  certain  élan,  dont  la  portée 
était  d'avance  prévue.  On  cite  l'exemple  de  l'emprunt  national, 
dont  l'initiative  fut  prise  par  l'honorable  M.  Rodrigues,  dans  les 
premières  crises  de  la  révolution  de  juillet,  et  qui  n'a  pas  fourni 
une  brillante  carrière.  Ici  encore  il  n'y  a  point  parité.  L'emprunt 
national  laissait  ses  souscripteurs  avec  tous  les  risques  de  baisse, 
et  avec  peu  de  chances  de  hausse,  étant  pris  au  pair  dans  un  temps 
de  discrédit.  Pour  les  actions  garanties,  ce  serait  absolument  l'in- 
verse :  d'abord,  contre  la  baisse,  une  assurance  agissant  avec  la  force 
suffisante  de  4  pour  1 00  ;  ensuite,  pour  les  bénéfices  ultérieurs ,  toutes 
les  espérances  que  chacun  serait  libre  de  proportionner  à  la  richesse 
de  son  imagination.  Il  est  à  croire  qu'il  ne  sortirait  pas  de  ces  espé- 
rances confuses  une  forte  hausse  anticipée,  et  c'est  tant  mieux  ;  mais 
la  liste  d'actionnaires  se  remplirait,  et  c'est  tout  ce  qu'on  désire.  Nous 
n'insisterons  pas  davantage. 

Quel  que  soit  le  mode  auquel  on  s'attache,  une  fois  dans  la  voie  de 
la  garantie  d'intérêt,  on  distinguerait  forcément  trois  divisions  de 
chemins  de  fer  :  1"  ceux  à  concéder  ultérieurement;  2°  ceux  qui  l'ont 
été,  mais  qui  n'ont  rien  fait  encore  et  se  maintiennent  dans  une  atti- 
tude d'observation  ;  3"  enfin  ceux  qui  sont  en  cours  d'exécution  plus 
ou  moins  facile  ou  qui  ont  été  achevés  dans  les  dernières  années. 

Pour  la  première  division,  le  système  étant  trouvé,  il  n'y  aurait 
point  d'embarras;  car  il  s'appliquerait  à  elle  sans  réserve. 

Avec  les  compagnies  de  la  seconde  catégorie ,  il  y  aurait  lieu  de 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

négocier  sur  les  conditions  particulières  qui  devraient  précéder  l'oc- 
troi de  la  garantie  d'intérêt.  En  effet,  il  ne  faut  pas  que  la  faveur  su- 
bite de  cette  mesure  capitale ,  ajoutée  gratuitement  au  contrat  pri- 
mitif, aille  écheoir  exclusivement  aux  principaux  fondateurs,  et 
tourner  à  leur  seul  profit.  Et  c'est  ce  qui  arriverait  si,  avant  tout,  on 
ne  réglait  leurs  relations  futures  et  leurs  devoirs  vis-à-vis  des  pre- 
neurs d'actions  de  seconde  main ,  infailliblement  destinés  à  accourir 
sous  la  protection  financière  ainsi  promise  de  haut.  Or,  nous  décla- 
rons qu'à  l'heure  qu'il  est,  les  fondateurs  et  concessionnaires  du  Havre 
et  des  Plateaux,  par  exemple,  sont  détenteurs  de  la  majeure  partie 
des  actions,  soit  qu'ils  ne  les  aient  pas  placées,  soit  qu'ils  en  aient 
retiré  à  bas  prix  un  grand  nombre  de  la  circulation ,  pour  être  pré- 
parés à  cette  alternative  inévitable,  ou  d'un  secours  public,  ou  d'une 
liquidation  prochaine.  Le  ministère,  et  les  chambres  surtout,  ne 
peuvent  vouloir  qu'une  mesure,  prise  dans  l'intérêt  général,  comme 
la  dernière  ressource  du  système  d'exécution  des  chemins  de  fer 
par  l'industrie  privée,  s'égare  en  chemin  et  procure  une  liste  civile  à 
un  essaim  de  puissans  capitalistes,  qui  seraient  ainsi  à  l'improviste 
récompensés  largement  de  leur  inconcevable  erreur. 

Quand  on  en  viendra  aux  chemins  de  la  troisième  classe ,  on  ren- 
contrera la  question  la  plus  scabreuse  et  aussi  la  plus  urgente  qu'il  y 
ait  à  traiter,  et  il  sera  impossible  de  l'éluder.  Il  est  vrai  que  la  plupart 
des  chemins  achevés ,  ou  près  de  l'être ,  comptent  plus  ou  moins  sur 
une  prospérité  continue ,  et  dédaigneront  tout  secours.  Mais  il  en  est 
un  parmi  eux ,  et  tout  le  monde  a  déjà  nommé  le  chemin  de  fer  de 
Versailles,  rive  gauche,  qui  n'affectera  pas  le  même  dédain. 

Veut-on  en  faire  une  ruine?  Cette  question  a  été  posée,  mais  un 
seul  instant  et  par  des  adversaires  impitoyables.  Il  n'est  pas  croyable 
qu'aucun  ministre  des  travaux  publics  eût  permis  à  la  discussion,  en 
sa  présence,  de  se  traîner  sur  ce  terrain.  Avoir  autorisé  deux  che- 
mins de  fer  de  Paris  à  Versailles,  faute  grave  sans  contredit!  Mais 
en  détruire  un ,  déjà  si  avancé,  quelle  barbarie  !  cela  est  impossible. 

Il  faut  que  le  chemin  de  la  rive  gauche  s'achève.  Mais  comment? 
On  sait  qu'il  a  recours,  en  ce  moment,  à  un  emprunt  de  5  millions 
et  que,  si  cet  emprunt  est  réalisé  dans  un  délai  fixé,  MM.  Fould  et 
compagnie  ont  promis  de  prendre  au  pair  les  2  millions  en  actions 
restant  à  émettre.  Le  point  important,  c'est  donc  de  faciliter  la  né- 
gociation de  l'emprunt.  Que  peut  faire,  dans  ce  but,  le  gouverne- 
ment? Si  une  législation  générale  sur  la  garantie  d'intérêt  l'investis- 
sait d'un  pouvoir  nouveau ,  il  est  clair  qu'on  ne  s'aviserait  pas ,  en  lui 
demandant  sa  caution,  de  la  calculer  sur  toute  cette  somme  énorme , 


LES  CHEMINS  DE  FER,   L'ÉTAT,   LES  COMPAGNIES.  109 

dépensée  ou  à  dépenser,  15  millions!  Les  ingénieurs  de  la  rive  gau- 
che ont  à  se  reprocher  plus  d'une  faute  que  l'état  ne  doit  pas  expier. 
Mais  sur  les  8  millions  absorbés  présentement,  ou  tout  au  moins  sur 
les  5  millions ,  équivalens  à  l'emprunt  projeté ,  et  à  coup  sûr  bien 
inférieurs  à  ce  qu'aurait  été  un  devis  exact ,  ne  serait-il  pas  légitime 
d'espérer  une  promesse  d'intérêt  à  4  pour  100? 

Cela  aiderait  beaucoup  à  la  conclusion  de  l'emprunt,  par  là  presque 
assuré  de  son  service  d'intérêts ,  même  avant  aucun  prélèvement 
sur  les  produits  à  venir  du  chemin. 

Toutefois  il  reste  un  doute  à  dissiper.  Sept  millions  de  plus  mène- 
ront-ils à  fin  le  tracé  de  la  rive  gauche?  Oui,  positivement,  si  les  in- 
génieurs le  veulent ,  même  en  continuant  leur  travail  dans  les  sévères 
conditions  qui  les  ont  dominés  jusqu'à  ce  jour.  Mais  que  l'adminis- 
tration des  ponts-et-chaussées  daigne ,  en  un  seul  point ,  se  relâcher 
de  son  rigorisme  plus  qu'inutile ,  et  l'achèvement  du  chemin  avec 
cette  somme  deviendra  encore  plus  infaillible,  et  les  plus  méticuleux 
capitalistes  prendront,  sans  hésiter,  leur  part  d'un  emprunt  qui  les 
substitue  par  privilège  à  tous  les  droits  des  actionnaires.  Ce  qu'on 
demande  aux  ponts-et-chaussées ,  c'est  qu'ils  permettent  au  tracé  de 
la  rive  gauche  de  se  terminer,  à  son  entrée  dans  Versailles,  par  un 
double  plan  incliné.  Sans  cela ,  il  aura  à  trouver  sa  pente  continue  de 
quatre  millimètres ,  dans  un  déblai  qui ,  pénétrant  au-dessous  de  la 
nappe  d'eau  des  puits,  nécessitera  des  constructions  de  maçonnerie, 
c'est-à-dire  un  surcroît  de  dépense  impossible  à  évaluer  avec  certitude. 
On  porte ,  sans  exagération,  à  plus  de  1,500,000  fr.  les  frais  de  cette 
arrivée  dans  Versailles.  Avec  la  rampe  et  la  contrepente  dont  nous 
parlions,  et  une  machine  fixe  au  point  de  partage ,  on  économiserait 
un  million  sur  l'établissement  de  cette  seule  parcelle  du  chemin. 

La  direction  des  ponts-et-chaussées  doit  quelque  indulgence  à  ce 
tracé.  Elle  a  eu  envers  lui  un  premier  tort,  c'est  de  l'avoir  laissé 
naître  ;  elle  en  a  eu  un  second ,  c'est  de  lui  avoir  promis  une  dot 
qu'elle  lui  refuse  maintenant.  Nous  comprenons  qu'on  eût  mieux  fait 
de  ne  pas  la  lui  promettre,  mais  on  ne  peut  nier  qu'on  lui  ait  dit ,  il 
y  a  deux  ans  :  «  Tu  seras  la  tête  du  chemin  de  Tours  par  Chartres.  » 

Qu'on  l'aide  du  moins  à  être  un  chemin  de  Versailles ,  et  que  le 
premier  soin  de  l'administration  soit  de  déblayer  la  question  des  che- 
mins de  fer  de  ce  malheureux  exemple ,  fait  pour  décourager  les 
compagnies ,  à  la  veille  du  jour  où  l'on  va ,  selon  toute  vraisemblance, 
les  mettre  encore  à  l'essai  sous  le  patronage  d'un  nouveau  système. 
Ne  commençons  pas  par  des  ruines. 

Victor  Cuarlier. 


CONCERT 


DE 


MADEMOISELLE   GARCIA. 


Je  ne  sais  pourquoi  l'apparition  des  morts  est  regardée  en  général  comme 
une  chose  si  horrible  et  si  effrayante;  les  esprits  les  plus  fermes  sont,  à 
cet  égard,  aussi  faibles  que  les  enfans.  Nous  frémissons  à  l'idée  de  voir  re- 
paraître un  seul  moment  les  êtres  que  nous  avons  le  plus  aimés,  ceux  dont 
la  mémoire  nous  est  la  plus  chère.  Au  lieu  de  cette  belle  coutume  des  anciens 
«  de  séparer  par  l'action  d'un  feu  pur  cet  ensemble  parfait  formé  par  la  na- 
ture avec  tant  de  lenteur  et  de  sagesse.  »  nous  ensevelissons  à  la  hâte,  en  dé- 
tournant les  yeux,  le  corps  de  nos  meilleurs  amis,  et  une  pelletée  de  terre 
n'est  pas  plutôt  tombée  sur  ces  corps,  que  tout  le  monde  évite  d'en  parler. 
Il  semble  que  ce  soit  manquer  aux  convenances  que  de  rappeler  à  un  fils ,  à 
un  frère,  une  mère,  une  sœur  morte;  au  lieu  de  ces  urnes  qui  renfermaient 
jadis  la  cendre  des  familles,  et  qui  restaient  près  du  foyer,  nous  avons  ima- 
giné ces  affreux  déserts  qu'on  appelle  des  cimetières,  et  nous  avons  remplacé 
les  évocations  antiques  par  la  peur  des  revenans. 

Depuis  que  M"''  Garcia  commence  à  se  faire  connaître ,  tous  ceux  qui  l'ont 
vue  ont  remarqué  sa  ressemblance  avec  la  Malibran,  et,  le  croirait-on?  il 
paraît  certain  que  plusieurs  des  anciens  amis  de  la  grande  cantatrice  ont  été 
presque  épouvantés  de  cette  ressemblance.  On  cite,  là-dessus,  de  nombreux 
exemples,  parmi  lesquels  j'en  choisirai  un.  Il  y  a  à  peu  près  un  an,  une 
demoiselle  anglaise  prenait ,  à  Londres,  des  leçons  de  Lablache ,  qui  habitait 
la  même  maison  que  M™'=  Garcia  ;  la  jeune  personne  se  disposait  à  chanter 
un  air  de  Norma ,  et  son  maître,  tout  en  la  conseillant,  lui  parlait  de  la  ma- 
nière dont  la  Malibran  comprenait  cet  air;  au  moment  oh  l'écolière  va  se 


CONCERT  DE  MADEMOISELLE   GARCIA.  Hl 

mettre  au  piano,  une  voix  se  fait  entendre  dans  la  chambre  voisine  (c'était 
M"''  Garcia  qui  chantait  précisément,  dit-on,  la  cavatine  de  ISorma);  l'An- 
glaise croit  reconnaître  la  voix  de  la  Malibran  elle-même,  elle  s'arrête,  frap- 
pée de  surprise;  elle  s'imagine  qu'un  fantôme  vient  lui  donner  leçon;  la  ter- 
reur s'empare  d'elle,  elle  s'évanouit. 

Il  me  semble  qu'en  pareil  cas  j'aurais  été  ouvrir  la  porte  au  fantôme.  La 
première  fois  que  j'ai  entendu  M"*  Garcia,  j'ai  cru  aussi  un  peu  voir  un  re- 
venant ,  mais  j'avoue  que  ce  revenant  de  dix-sept  ans  m'a  inspiré  toute  autre 
chose  que  l'envie  de  me  trouver  mal.  Il  est  certain  qu'aux  premiers  accens, 
pour  quiconque  a  aimé  la  sœur  aînée,  il  est  impossible  de  ne  pas  être  ému. 
La  ressemblance,  qui  consiste,  du  reste,  plutôt  dans  la  voix  que  dans  les 
traits,  est  tellement  frappante  qu'elle  paraîtrait  surnaturelle,  s'il  n'était  pas 
tout  simple  que  deux  sœurs  se  ressemblent.  C'est  le  même  timbre,  clair,  so- 
nore ,  hardi ,  ce  fotip  de  gosier  espagnol  qui  a  quelque  chose  de  si  rude  et  de 
si  doux  à  la  fois,  et  qui  produit  sur  nous  une  impression  à  peu  près  analogue 
à  la  saveur  d'un  fruit  sauvage.  IMais ,  si  le  timbre  seul  était  pareil ,  ce  serait  un 
hasard  de  peu  d'importance,  bon ,  en  effet,  tout  au  plus,  à  donner  des  at- 
taques de  nerfs;  heureusement  pour  nous,  si  Pauline  Garcia  a  la  voix  de  sa 
sœur,  elle  en  a  l'ame  en  même  temps,  et,  sans  la  moindre  imitation ,  c'est  le 
même  génie;  je  ne  crois,  en  le  disant,  ni  exagérer,  ni  me  tromper. 

Je  n'ai  pas  la  prétention  de  rendre  compte  en  détail  du  concert  qui  a  été 
donné  au  théâtre  de  la  Renaissance;  je  ne  vous  dirai  pas  si  M""  Garcia  va  de 
sol  en  mi  et  de  fa  en  ré,  si  sa  voix  est  un  mezzo  soprano  ou  un  contralto,  par 
la  très  bonne  raison  que  je  ne  me  connais  pas  à  ces  sortes  de  choses ,  et  que 
je  me  tromperais  probablement.  Je  ne  suis  pas  musicien,  et  je  puis  dire,  à 
peu  près  conuue  M.  de  Maistre  :  J'en  atteste  le  ciel ,  et  tous  ceux  qui  m'ont 
entendu  jouer  du  piano.  La  jeune  artiste  a  chanté  trois  airs:  voici  le  juge- 
ment qu'en  portait  une  personne  d'esprit ,  dans  une  lettre  écrite  le  lendemain, 
qui  vaut  mieux  que  ce  que  je  pourrais  dire  :  «  Elle  a  chanté  d'abord  un  air  de 
Costa  fait  pour  la  Malibran ,  qui  est  une  sorte  de  vocalise  très  favorable  au 
développement  de  toutes  les  belles  cordes;  grands  applaudissemens,  mais  pas 
d'émotion;  ensuite  l'air  de  M.  de  Bériot,  mais  l'orchestre  a  mal  accom- 
pagné; elle  tient  sa  musique  à  la  main  avec  une  grâce  particulière,  et  elle  est 
décidément  jolie  à  la  scène.  Elle  était  tout  en  blanc,  une  chaîne  noire  avec 
un  petit  diamant  sur  le  haut  du  front  ;  elle  avait  l'air  plein  de  distinction  ; 
elle  salue  aussi  en  se  pliant  un  peu ,  et  ce  salut  plein  de  modestie  frappe  par 
sa  dignité  ;  sans  séparation  avec  le  trémolo  qui  avait  enlevé  le  parterre,  elle  a 
chanté  la  cadence  du  diable;  mauvaise  musique,  tour  de  force  à  deux  qui 
vous  laisse  étonné,  et  voilà  tout.  Vous  voyez  qu'el'e  n'a  pu  développer  ni  son 
talent  dramatique,  ni  son  vrai  chant;  on  l'avait  un  peu  sacrifiée.  » 

M"''  Garcia  sait  cinq  langues;  elle  peut  jouer  sur  un  théâtre  allemand, 
anglais,  français,  espagnol  ou  italien,  et  elle  serait  aussi  à  son  aise  à  New- 
York  ou  à  Vienne  qu'à  la  Scala  ou  à  l'Odéon.  Elle  s'accompagne  elle-même 
avec  la  plus  grande  facilité;  lorsqu'elle  chante,  elle  ne  semble  éprouver  au- 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cun  embarras,  ni  mettre  aucune  application;  que  ce  soit  une  cavatine  ou  un 
boléro ,  un  air  de  Mozart  ou  une  romance  d'Amédée  de  Beauplan ,  elle  se  livre 
à  l'inspiration  avec  cette  simplicité  pleine  d'aisance  qui  donne  à  tout  un  air 
de  grandeur.  Bien  qu'elle  ait  fait  de  longues  études ,  et  que  cette  facilité  cache 
une  science  profonde,  il  semble  qu'elle  soit  comme  les  gens  de  qualité  qui 
savent  tout  sans  avoir  jamais  rien  appris.  On  ne  sent  pas,  en  l'écoutant,  ce 
plaisir  pénible  que  nous  causent  toujours  des  efforts  calculés ,  quand  même 
le  résultat  serait  la  perfection;  elle  n'est  pas  de  ces  artistes  travailleurs  qu'on 
admire  en  fronçant  le  sourcil  et  dont  le  talent  donne  des  maux  de  tête.  Elle 
chante  comme  elle  respire;  quoiqu'on  sache  qu'elle  n'a  que  di.x-sept  ans,  son 
talent  est  si  naturel ,  qu'on  ne  pense  même  pas  à  s'en  étonner.  Sa  physiono- 
mie, pleine  d'expression,  change  avec  une  rapidité  prodigieuse,  avec  une  li- 
berté extrême ,  non-seulement  selon  le  morceau ,  mais  selon  la  phrase  qu'elle 
exécute.  Elle  possède ,  en  un  mot ,  le  grand  secret  des  artistes;  avant  d'expri- 
mer,  elle  sent.  Ce  n'est  pas  sa  voix  qu'elle  écoute,  c'est  son  cœur,  et  si  Boi- 
leau  a  eu  raison  de  dire  : 

Ce  que  l'on  conçoit  bien  s'exprime  clairement , 

on  peut  dire  avec  assurance  :  Ce  que  l'on  sent  bien  s'exprime  mieux  encore. 

Je  n'ai  jamais  compris  par  quelle  raison  on  est,  pour  ainsi  dire,  convenu 
de  ne  parler  franchement  avec  éloge  que  des  morts ,  à  moins  que  ce  ne  soit 
pour  réserver  les  injures  aux  vivans.  L'esprit  humain  est  si  misérable,  que  la 
louange  la  plus  sincère  passe  presque  toujours  pour  un  compliment,  dès 
qu'elle  s'adresse  à  une  personne  qui  n'est  pas  aux  antipodes  ou  en  terre. 
«  J'ose  dire  ce  que  j'ose  faire ,  »  disait  Montaigne.  On  devrait  oser  dire  ce 
qu'on  ose  penser.  Je  pense  donc  que  M"''  Garcia,  qui  doit,  je  crois,  débuter 
dans  deux  ans,  a  devant  elle  un  avenir  aussi  glorieux  que  celui  de  sa  sœur. 
Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  qu'elle  ne  débute  pas  ce  soir,  afin  de  nous  délivrer 
d'un  genre  faux,  affecté,  ridicule,  qui  est  à  la  mode  aujourd'hui. 

Je  suis  loin ,  en  parlant  ainsi ,  de  vouloir  nier  que  nous  ayons  d'excellens 
artistes;  ils  sont  même  si  bien  connus,  qu'il  est  inutile  de  les  citer:  il  ne 
m'entre  d'ailleurs  dans  l'esprit  d'attaquer  personne ,  c'est  un  métier  que  je 
n'aime  pas.  Je  veux  parler,  non  d'un  acteur,  ni  d'un  théâtre,  mais  d'un  genre, 
lequel  est  une  exagération  perpétuelle.  Cette  maladie  règne  partout,  envahit 
tout;  on  s'en  fait  gloire.  C'est  l'affectation  du  naturel,  parodie  plus  fatigante, 
plus  désagréable  à  voir  que  toutes  les  froideurs  de  la  tradition  ancienne.  La 
tradition  est  très  ennuyeuse ,  je  le  sais  ;  elle  a  un  défaut  insupportable ,  c'est 
de  faire  des  mannequins  qui  semblent  tenir  tous  à  un  même  fil,  et  qui  ne 
remuent  que  lorsqu'on  tire  ce  fil;  l'acteur  devient  une  marionnette.  Mais 
l'exagération  du  naturel  est  encore  pire.  Si,  du  moins,  puisque  maintenant 
le  joug  de  la  tradition  est  brisé,  le  comédien,  livré  à  lui-même,  suivait  réel- 
lement son  inspiration,  bonne  ou  mauvaise,  il  n'y  aurait  que  demi-mal.  On 
verrait  sur  la  scène  des  personnages  vrais,  les  uns  ridicules,  les  autres 
sérieux ,  les  uns  froids ,  les  autres  passionnés.  Il  n'y  a  pas  deux  honunes  qui 


CONCERT   DE  MADEMOISELLE  GARCIA.  113 

senleiit  de  même;  chacun  exprimerait  donc  a  sa  façon.  Au  lien  de  cela,  qu'ar- 
rive-t-il?  La  Malibran,  il  faut  en  convenir,  a  contribué  à  amener  le  genre  à 
la  mode;  elle  s'abandonnait  à  tous  les  mouvemens,  à  tous  les  gestes,  à  tous 
les  moyens  possibles  de  rendre  sa  pensée;  elle  marchait  brusquement,  elle 
courait,  elle  riait,  elle  pleurait,  se  frappait  le  front,  se  décoiffait,  tout  cela 
sans  songer  au  parterre  ;  mais  du  moins  elle  était  vraie  dans  son  désordre. 
Ces  pleurs,  ces  rires,  ces  cheveux  déroulés,  étaient  à  elle,  et  ce  n'était  pas 
pour  imiter  telle  ou  telle  actrice  qu'elle  se  jetait  par  terre  dans  Othello.  Quelle 
impression  voulez-vous  produire  sur  moi ,  quand  vous  vous  arracheriez  réel- 
lement les  cheveux  et  quand  vous  en  feriez  cent  fois  plus  que  la  Malibran, 
si  je  m'aperçois  que  vous  ne  sentez  rien?  Quel  intérêt  voulez-vous  que  je 
prenne  à  vos  cris  de  désespoir,  à  vos  contorsions?  Je  n'en  comprends  même 
pas  le  motif,  je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  vous  démenez  ainsi.  Lorsque  les 
chanteurs  allemands  sont  venus  à  Paris,  il  y  avait  une  certaine  actrice  qui 
.s'appelait,  je  crois.  M"""  Fischer;  c'était  une  jolie  personne ,  grande,  blonde, 
avec  une  voix  très  fraîche;  elle  se  posait  sur  le  bord  de  la  rampe,  près  du 
trou  du  souffleur;  elle  joignait  les  mains  comme  quelqu'un  qui  fait  sa  prière, 
et  là ,  elle  chantait  de  son  mieux.  .Jamais  elle  ne  bougeait  autrement,  son  air 
durât-il  une  demi-heure;  si  on  lui  criait  bis,  elle  revenait  à  la  même  place, 
rapprochait  ses  mains  et  recommençait.  Ce  n'était  certainement  pas  une  Ma- 
libran ,  c'était  M"""  Fischer,  chantant  à  sa  manière  et  ne  cherchant  à  imiter 
personne;  elle  n'en  faisait  pas  beaucoup,  il  est  vrai ,  mais  pourquoi  en  aurait- 
elle  fait  plus  si  elle  n'en  sentait  pas  davantage?  Voilà  une  question  qu'on 
pourrait  aujourd'hui  adresser  à  bien  des  gens  :  pourquoi  en  faites-vous  tant? 
Vous  vous  croyez  sublime ,  et  vous  seriez  peut-être  passable  si  vous  en  faisiez 
moitié  moins. 

L'exagération  des  acteurs  vient  de  la  manie ,  ou  plutôt  de  la  rage  de  faire 
de  l'effet,  qui  semble  aujourd'hui  s'être  emparée  de  tout  le  monde.  Je  veux 
bien  supposer  que  cette  manie  a  existé  dans  tous  les  temps,  mais  je  ne  puis 
croire  qu'elle  ait  jamais  été  poussée  si  loin.  On  dirait  que  nous  avons  la  sim- 
plicité en  horreur.  Auteurs,  acteurs,  musiciens,  tous  ont  le  même  but,  l'ef- 
fet, et  rien  de  plus;  tout  est  bon  pour  y  parvenir,  et  dès  qu'on  l'atteint,  tout 
est  dit;  l'orchestre  tâche  de  faire  le  plus  de  bruit  possible  pour  qu'on  l'en- 
tende; le  chanteur,  qui  veut  couvrir  le  fracas  de  l'orchestre,  crie  à  tue-tête; 
le  peintre  et  le  machiniste  entassent  dans  les  décorations  des  charpentes 
énormes,  afin  qu'on  regarde  leur  nom  sur  l'affiche;  l'auteur  ajoute  à  l'or- 
chestre quarante  trompettes,  afin  que  son  opéra  fasse  plus  de  tapage  que  le 
précédent,  et  ainsi  de  suite,  les  uns  renchérissant  sur  les  autres. Le  public 
ébahi ,  assourdi,  ouvre  les  yeux  et  les  oreilles  dans  une  stupeur  muette;  le 
directeur  ne  pense  qu'à  la  recette  et  fait  mousser  la  pièce  dans  les  journaux; 
et,  au  milieu  de  tout  cela,  il  n'y  a  pas  une  honnête  créature  qui  se  demande 
si  autrefois  il  n'existait  pas  quelque  chose  qu'on  appelait  la  musique. 

Ce  qu'il  y  a  d'inoui  dans  ce  temps-ci ,  c'est  qu'on  nous  donne  Don  Jvan  et 
que  nous  y  allons.  'M""'  Persiani  nous  chante  :  Vcdmi  car'ino ,  l'air  le  plus 


114-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

simple  et  le  plus  naïf  du  monde,  et  nous  le  trouvons  charmant.  En  sortant 
de  là,  nous  allons  voir  l'opéra  à  la  mode;  nous  voilà  dans  une  tombe,  dans 
l'enfer,  quesais-je?  Voilà  des  bourreaux,  des  chevaux,  des  armures,  des  or- 
gies, des  coups  de  pistolet,  des  cloches,  pas  une  phrase  musicale;  un  bruit 
à  se  sauver,  ou  à  devenir  fou  ;  et  nous  trouvons  encore  cela  charmant ,  juste 
autant  que  Vedrai  carino.  Pauvre  petit  air,  que  Mozart  semble  avoir  écrit 
pour  une  fauvette  amoureuse,  que  deviendrait-il ,  grand  Dieu  !  si  on  le  mettait 
dans  un  opéra  à  cloches  et  à  trompettes? 

Ce  que  je  disais  tout  à  l'heure  de  ma  science  musicale ,  me  donne  sans 
doute  peu  d'autorité  en  cette  matière;  je  n'ai  pas  les  armes  nécessaires  pour 
attaquer  un  genre  que  je  crois  mauvais ,  et  tout  ce  que  je  puis  dire ,  c'est  qu'il 
est  mauvais.  De  plus  habiles  que  moi  sauraient  expliquer  pourquoi ,  et  de  plus 
habiles  le  pensent;  mais  on  ne  le  dit  pas  assez.  Je  me  souviens  d'avoir  lu 
quelque  part  une  excellente  question  d'Alphonse  Karr  .  «  Mais ,  monsieur, 
demande  un  spectateur  à  son  voisin  en  écoutant  un  opéra ,  croyez-vous  que 
ce  soit  réellement  de  la  musique  ?  »  Je  ne  sais  trop  ce  que  répond  le  voisin  ; 
mais  je  répondrais  en  pareil  cas  :  «  Non ,  monsieur,  ce  n'est  pas  précisément 
de  la  musique ,  et  cependant  on  ne  peut  pas  dire  non  plus  tout-à-fait  que  ce 
n'en  soit  pas.  »  C'est  un  terme-moyen  entre  de  la  musique  et  pas  de  musique  ; 
ce  sont  des  airs  qui  ne  sont  ni  des  airs  ni  des  récitatifs,  des  phrases  qui  ont 
une  velléité  d'être  des  phrases,  mais  qui,  au  fond,  n'en  sont  pas.  Quant  à 
des  chants,  à  de  la  mélodie,  ce  n'est  plus  de  cela  qu'il  s'agit;  on  ne  chante 
plus,  on  parle  ou  on  crie;  c'est  peut-être  une  sorte  de  déclamation  notée,  un 
cojn/)romi  s  entre  le  mélodrame,  la  tragédie,  l'opéra,  le  ballet  et  le  diorama. 
C'est  un  assemblage  de  choses  qui  remuent  les  sens  ;  la  musique  s'y  trouve 
peut-être,  mais  je  ne  saurais  dire  quel  est  le  rôle  qu'elle  y  joue.  Du  reste, 
demandez  à  tel  chanteur  italien  que  nous  connaissons  tous  s'il  admire  cet 
opéra,  il  vous  répondra  que  oui,  qu'il  y  a  dedans  des  choses  superbes,  de 
grands  effets,  de  belles  combinaisons  d'harmonie,  beaucoup  de  science  et 
de  travail  ;  mais  demandez-lui  s'il  voudrait  y  chanter  un  rôle,  il  vous  répondra 
qu'il  aimerait  mieux  être  aux  galères. 

Il  est  temps  qu'on  nous  débarrasse  de  la  maladie  des  effets.  Il  faut,  lors- 
que M"^  Garcia  débutera  ,  qu'elle  ait  le  courage  de  dire  à  l'orchestre  :  Mes- 
sieurs ,  pas  si  haut;  aux  acteurs:  Vous  criez  trop  fort;  et  à  l'auteur  :  Votre 
opéra  est  un  charivari.  Il  faut  du  courage  et  de  l'énergie  pour  oser  parler 
aussi  clairement;  mais,  quand  on  s'appelle  Garcia,  qu'on  est  sœur  de  Ninette 
et  fille  de  Don  Juan,  on  peut  tenir  un  pareil  langage,  ou  plutôt  on  n'a  pas 
besoin  d'y  penser;  la  vérité  est  une  force  invincible,  qui  a  son  cours  comme 
les  fleuves ,  et  le  génie  est  le  levier  dont  elle  se  sert.  On  parle  déjà  d'un 
opéra  nouveau  qu'on  ferait  pour  M"^  Garcia ,  on  dit  aussi  qu'elle  va  en  An- 
gleterre ;  ce  seraient  deux  torts;  il  ne  faut  pas  aller  en  Angleterre,  parce  que 
c'est  à  Paris  qu'est  le  vrai  public ,  et  il  ne  faut  pas  débuter  dans  un  opéra 
nouveau ,  parce  que  c'est  dans  les  maîtres  qu'est  la  vraie  musique.  De  ce  que 
toutes  les  cantatrices  du  monde  ont  joué  un  rôle,  ce  n'est  pas  une  raison  pour 


CONCERT  DE  MADEMOISELLE  GARCLi.  115 

qu'une  débutante  recule  devant  ce  rôle;  bien  au  contraire,  c'est  parce  niotil 
même  qu'il  faut  qvi'elle  le  joue  à  son  tour.  La  Malibran ,  la  Pasta ,  M""'  Fodor, 
qui  vous  voudrez  encore,  ont  chanté  tel  opéra;  chantez-le  donc  aussi,  et  que, 
par  vous  comme  par  elle,  cet  opéra  devienne  nouveau  pour  nous...  Mais  je 
m'aperçois  que ,  sans  y  penser,  je  donne  à  M""  Garcia  des  conseils  dont  elle 
n'a  pas  besoin.  J'aurais  dû  borner  cet  article  à  un  seul  mot:  la  Malibran  est 
revenue  au  monde ,  il  n'y  a  pas  d'inquiétude  à  avoir,  et  on  n'a  qu'à  la  laisser 
faire. 

Le  jour  même  où  j'ai  entendu  M""  Garcia ,  en  passant  le  matin  sur  le  Pont- 
Royal  j'ai  rencontré  M"""  Rachel.  Elle  était  dans  un  cabriolet  de  place  avec 
sa  mère,  et,  chemin  faisant,  elle  lisait;  probablement  elle  étudiait  un  rôle. 
Je  la  regardais  venir  de  loin,  son  livre  à  la  main ,  avec  sa  phj'sionomie  grave 
et  douce,  plongée  dans  une  préoccupation  profonde;  elle  jetait  un  coup  d'oeil 
sur  son  livre ,  puis  elle  semblait  réfléchir.  Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  com- 
parer en  moi-même  ces  deux  jeunes  filles,  qui  sont  du  même  âge,  destinées 
toutes  deux  à  faire  une  révolution  et  une  époque  dans  l'histoire  des  arts; 
l'une  sachant  cinq  langues ,  s'accompagnant  elle-même  avec  l'aisance  et  l'a- 
plomb d'un  maître,  pleine  de  feu  et  de  vivacité,  causant  comme  une  artiste  et 
comme  une  princesse,  dessinant  comme  Grandville,  chantant  comme  sa 
sœur;  l'autre,  ne  sachant  rien  que  lire  et  comprendre,  simple,  recueillie,  si- 
lencieuse, née  dans  la  pauvreté,  n'ayant  pour  tout  bien,  pour  toute  occupation 
et  pour  toute  gloire,  que  ce  petit  livre  qui  s'en  allait  vacillant  dans  sa  main. 
Elles  sont  pourtant  sœurs,  me  disais-je,  ces  deux  enfans  qui  ne  se  connaissent 
pas,  qui  ne  se  rencontreront  peut-être  jamais.  Il  y  a  entre  elles  une  parenté 
sacrée,  le  même  point  de  départ  el  deux  routes  si  diverses,  le  même  but 
et  deux  résultats  si  différens  !  Celle-là  n'a  qu'à  ouvrir  les  lèvres  pour  que  tout 
le  monde  l'aime  et  l'admire;  on  pourrait  dire  qu'elle  est  née  fleur,  et  que  la 
musique  est  son  parfum;  et  celle-ci,  quel  travail ,  quel  effort  ne  faut-il  pas  à 
cette  petite  tête  pour  comprendre  la  délicatesse  d'un  courtisan  de  Louis  XIV, 
la  noblesse  et  la  modestie  de  Monime,  l'ame  farouche  de  Roxane,  la  grâce 
des  muses,  la  poésie  des  passions!  quelle  difficulté  dans  sa  tâche,  et  quel 
prodige  qu'elle  y  réussisse  !  Oui ,  le  génie  est  un  don  du  ciel ,  c'est  lui  qui 
déborde  dans  Pauline  Garcia  comme  un  vin  généreux  dans  une  coupe  trop 
pleine;  c'est  lui  qui  brille  au  fond  des  yeux  distraits  de  Rachel  comme  une 
étincelle  sous  la  cendre.  Oui ,  il  y  a  dans  ce  moment-ci  un  coup  de  vent  dans 
le  monde  des  arts;  la  tradition  ancienne  était  une  admirable  convention, 
mais  c'était  une  convention  ;  le  débordement  romantique  a  été  un  déluge  ef- 
frayant, mais  une  importante  conquête.  Le  joug  est  brisé ,  la  fièvre  est  passée; 
il  est  temps  que  la  vérité  règne,  pure,  sans  nuages,  dégagée  de  l'exagération 
de  la  licence,  comme  des  entraves  de  la  convention.  Le  retour  à  la  vérité  est 
la  mission  de  ces  deux  jeunes  filles.  Qu'elles  l'accomplissent!  qu'elles  suivent 
leur  chemin!  Il  ne  m'appartient  malheureusement  pas  de  les  suivre,  mais  je 
puis  du  moins  les  regarder  partir,  et  boire  à  leur  santé  le  coup  de  l'étrier. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  en  rêvant  ainsi ,  je  suis  allé  au  concert,  et,  comme  il  faut  toujours 
qu'un  rimeur rime  ses  pensées,  j'ai  fait,  tant  bien  que  mal,  ces  strophes  : 

Ainsi  donc,  quoi  qu'on  dise,  elle  ne  tarit  pas 

La  source  immortelle  et  féconde 
Que  le  coursier  divin  lit  jaillir  sous  ses  pas. 
Elle  existe  toujours,  cette  sève  du  monde. 
Elle  coule,  et  les  dieux  sont  encore  ici-bas! 

A  quoi  nous  servent  donc  tant  de  luttes  frivoles , 
Tant  d'efforts  toujours  vains  et  toujours  renaissans  ? 
Un  chaos  si  pompeux  d'inutiles  paroles, 

Et  tant  de  marteaux  impuissans , 

Frappant  les  anciennes  idoles? 

Discourons  sur  les  arts,  faisons  les  connaisseurs; 

Nous  aurons  beau  changer  d'erreurs 

Comme  un  libertin  de  maîtresse; 
Les  lilas  au  printemps  seront  toujours  en  fleurs, 
Et  les  arts  immortels  rajeuniront  sans  cesse. 

Discutons  nos  travers ,  nos  rêves  et  nos  goûts , 
Comparons  à  loisir  le  moderne  et  l'antique, 

Et  ferraillons  sous  ces  drapeaux  jaloux. 
Quand  nous  serons  au  bout  de  notre  rhétorique , 
Deux  enfans  nés  d'hier  en  sauront  plus  que  nous. 

O  jeunes  cœurs  remplis  d'antique  poésie. 
Soyez  les  bienvenus,  enfans  aimés  des  dieux  ! 
Vous  avez  le  même  âge  et  le  même  génie. 

La  douce  clarté  soit  bénie 

Que  vous  ramenez  dans  nos  yeux  î 

Allez,  que  le  bonheur  vous  suive! 
Ce  n'est  pas  du  hasard  un  caprice  inconstant 

Qui  vous  lit  naître  au  même  instant. 
Votre  mère  ici-bas,  c'est  la  Muse  attentive 
Qui  sur  le  feu  sacré  veille  éternellement. 

Obéissez  sans  crainte  au  dieu  qui  vous  inspire. 

Ignorez ,  s'il  se  peut ,  que  nous  parlons  de  vous. 

Ces  plaintes,  ces  accords,  ces  pleurs,  ce  frais  sourire, 

Tous  vos  trésors,  donnez-les  nous  : 

Chantez ,  enfans ,  laissez-nous  dire. 

Alfred  de  Musset. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  décembre  4838. 

Après  une  discussion  du  plus  haut  intérêt ,  l'adresse  vient  d'être  votée  par 
la  chambre  des  pairs,  et,  hier,  M.  le  président  du  conseil  et  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  se  sont  rendus  auprès  de  la  commission  chargée,  par  la 
chambre  des  députés,  de  rédiger  son  projet  d'adresse.  On  sait  que  cette  com- 
mission renferme  six  des  adversaires  les  plus  hautement  déclarés  du  cabinet 
actuel.  Nous  ne  disons  pas  que  les  explications  et  les  réponses  du  ministère 
sont  condamnées  d'avance  par  les  membres  de  la  commission  que  nous  ve- 
nons de  désigner;  mais  on  peut,  sans  trop  s'avancer,  affirmer  qu'elles  se- 
ront mal  accueillies.  M.  Guizot,  M.  Duvergier  de  Hauranne,  qui  font  partie 
de  la  commission ,  n'entendent  pas,  sans  doute ,  y  tenir  un  langage  différent 
de  leurs  derniers  écrits;  et  si  la  pensée  de  M.  Thiers  diffère  beaucoup  de 
celle  du  Constitutionnel ,  nous  en  serions  agréablement  surpris.  Nous  ne 
parlons  que  des  opinions  livrées  déjà  à  la  publicité  ;  quant  aux  autres,  quelle 
que  soit  l'animosité  avec  laquelle  elles  s'expriment,  nous  devons  attendre 
leur  manifestation  dans  la  chambre  pour  les  constater. 

C'est  donc  devant  la  chambre  que  le  ministère  devra  porter  ses  meilleures 
explications.  Il  a  déjà  su  montrer,  à  la  chambre  des  pairs ,  devant  des  enne- 
mis moins  nombreux  il  est  vrai ,  mais  éloquens  et  habiles ,  que  la  discussion 
publique  ne  lui  est  pas  fatale.  Il  trouvera,  dans  la  chambre  des  députés,  des 
oreilles  attentives  et  des  esprits  désintéressés,  prêts  à  suivre  leur  conviction. 

On  parle  diversement  de  l'attitude  prise  par  les  différens  commissaires  de 
l'opposition  dans  la  discussion  du  projet  de  l'adresse  ;  mais  on  paraît  tomber 
d'accord  sur  ce  point  que  les  deux  membres  de  la  commission  qui  pourraient 
le  plus  prétendre  à  remplacer  les  ministres  actuels,  ont  affecté  une  modération 
qui  ne  se  retrouve  ni  dans  l'esprit  ni  dans  le  langage  de  leurs  amis  les  plus 
proches.  Quant  au  projet  d'adresse ,  on  s'efforce ,  dit-on ,  de  répandre  une 
grande  réserve  dans  ses  termes.  En  se  laissant  porter  dans  la  commission  de 
l'adresse,  les  anciens  ministres  et  ceux  qui  prétendent  l'être,  se  sont  placés 
dans  une  situation  qui  embarrasserait  peut-être  des  gens  de  moins  d'esprit. 
Après  les  épithètes  qu'ils  ont  attachées  au  ministère  et  à  ses  actes,  il  serait 

TOME  XVII.  8 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

singulier  de  les  voir  reculer  devant  leurs  propres  accusations.  Us  sont  bien 
à  l'aise  pour  blâmer  !  Ce  qu'ils  écrivaient  hier  dans  leurs  feuilles  quotidiennes 
et  périodi(iues ,  ils  peuvent  aujourd'hui  l'écrire  dans  l'adresse  !  S'ils  hési- 
taient maintenant,  que  dirait  la  chambre,  que  diraient  leurs  partisans,  qui 
ont  fait  de  ces  saintes  et  vigoureuses  attaques  leur  profession  de  foi  politique? 
Que  dirions  nous  nous-mêmes,  spectateurs  plus  calmes,  si,  par  exemple,  la 
conduite  du  gouvernement  à  l'égard  de  la  Belgique,  et  sa  manière  d'en- 
tendre le  traité  des  24  articles,  n'étaient  pas  blâmés  vertement  dans  le  projet 
d'adresse,  et  si  l'évacuation  d'Ancône,  cet  acte  qu'on  a  traité ,  dans  la  coa- 
lition ,  d'ineptie  et  de  lâcheté  ,  n'était  pas  rudement  fustigé  par  ceux  qui  ont 
articulé,  dicté,  écrit  ces  paroles?  En  conclurons-nous  qu'on  les  retire  ou 
qu'on  les  couvre  avec  prudence  au  moment  où,  si  elles  étaient  vraies,  elles 
seraient  le  plus  efficaces?  Ou  bien,  examinant  les  nuances  d'opinions  qui 
figurent  dans  la  commission ,  y  verrons-nous  le  triomphe  de  celles  qui  se 
rapprochent  des  vues  du  gouvernement  en  ce  qui  est  des  affaires  extérieures, 
et  l'abaissement  des  autres?  En  d'autres  termes,  sera-ce  pour  nous  la  preuve 
que  M.  Thiers  et  son  parti  n'ont  pas  la  majorité  dans  la  commission,  et  ne 
l'auront  pas,  en  conséquence,  dans  la  composition  du  cabinet  de  coalition 
qu'on  a  rêvé  et  qu'on  rêve  encore?  Il  y  a  long-temps  que  nous  disons 
que  les  doctrinaires  entreraient  seuls  aux  affaires,  si  le  cabinet  actuel  ve- 
nait à  être  renversé.  Serions-nous  destinés  à  voir  jouir  d'un  triomphe  plus 
grand  encore  ceux  que  les  dernières  élections  avaient  si  maltraités ,  et  qui 
ne  se  sont  relevés  qu'à  l'aide  de  l'alliance  du  centre  gauche  ?  Ce  serait  la  plus 
grande  des  victoires ,  en  effet ,  que  leur  entrée  aux  affaires  avec  quelques 
membres  du  tiers-parti,  et  peut-être  avec  M.  Thiers,  après  les  avoir  forcés 
d'effacer  la  devise  de  leur  bannière,  et  les  avoir  réduits  au  rôle  tout-à-fait 
secondaire  qu'il  est  toujours  donné  à  quelqu'un  de  jouer  dans  un  ministère 
de  coalition. 

On  dira  :  Ce  n'est  pas  dans  l'adresse,  c'est  dans  la  chambre  que  les  partis 
les  plus  séparés  du  gouvernement  veulent  faire  prévaloir  et  adopter  leurs 
opinions. —  L'adresse  est  le  résumé  des  opinions  de  la  chambre.  Chaque  para- 
graphe renferme  les  vues  qui  ont  réuni  la  majorité  dans  la  discussion.  Chaque 
mot  de  l'adresse  est,  en  quelque  sorte ,  le  reflet  des  discours  qui  ont  été  pro- 
noncés dans  cette  discussion ,  et  un  parti  qui  remettrait  ses  raisons  les  plus 
fortes  après  la  discussion  de  l'adresse  ressemblerait  à  un  général  qui  per- 
drait à  dessein  une  bataille  décisive,  dans  l'espoir  de  vaincre  plus  tard  dans 
une  rencontre.  L'objection  serait  donc  mauvaise ,  et  la  réserve  hors  de  pro- 
pos. Le  choix  des  commissaires  de  l'adresse  donne  toute  latitude  à  l'accusa- 
tion, et  jusqu'à  ce  moment,  l'accusation  a  été  trop  emportée,  trop  injurieuse, 
pour  avoir  pu  se  modérer  en  si  peu  de  jours.  Si  l'adresse  est  timide,  la  ma- 
jorité de  la  commission  sera  jugée.  Elle  aura  condamné  son  propre  lan- 
gage, fait  elle-même  justice  de  son  exagération.  Ce  sera  là  le  véritable  premier 
paragraphe  du  projet  d'adresse,  et  il  renfermera  une  désapprobation  de  ceux- 
là  même  qui  l'auront  rédigé.  Nous  ne  parlons  toutefois  que  sur  des  conjec- 


REVUE.  —  CnROMQUE.  119 

<tures;  et  il  se  peut  bien,  après  tout,  que  le  projet  d'adresse  soit  infiniment 
plus  énergique  que  nous  ne  le  désirons. 

On  parlait  de  deux  avis  qui  s'étaient  élevés  dans  la  commission.  Les  uns 
disaient,  nous  assure-t-on  :  «  Faisons  l'adresse  rude  et  forte.  Exprimons  notre 
pensée  tout  entière.  Il  en  restera  toujours  assez,  malgré  les  amendemens, 
pour  renverser  un  cabinet.  »  Les  autres,  au  contraire  :  «  Faites-la  modérée. 
N'effrayez  pas  la  chambre.  Ne  dites  pas  dans  l'adresse  ce  que  vous  avez  dit 
dans  les  bureaux, ce  que  vous  avez  écrit  dans  le  Conslituiionnel  ou  ailleurs. 
La  chambre  s'épouvantera  en  voyant  que  vous  ne  voulez  rien  de  moins  que 
le  renversement  des  24  articles,  que  vous  blâmez  ce  qu'on  fait  à  Ancône  et 
ce  qu'on  n'a  pas  fait  en  Espagne.  Il  faut  d'abord  gagner  l'adresse  à  tout  prix; 
c'est  le  début  de  la  campagne  de  la  coalition.  Elle  aura  tout  le  temps  de  se 
concerter  ensuite.  » 

Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que  c'est  le  parti  doctrinaire  qui  parlait  ainsi  : 
d'abord  parce  que  cette  marche  est  la  plus  habile;  puis  elle  amènerait,  en 
cas  de  réussite ,  à  ce  parti ,  la  majorité  pour  former  un  ministère.  On  ne 
manquerait  pas  de  dire  :  «  Voyez  comme  tout  le  monde  s'est  rallié  au  parti  des 
doctrinaires  !  ils  ont  fait  adopter  leurs  opinions  au  centre  ministériel  et  à  tous 
leurs  coalisés  de  l'opposition.  Quelle  force!  quels  hommes  que  ceux  qui  ont 
su  dominer  leurs  alliés  et  leurs  adversaires  à  ce  point!  »  Et  le  pouvoir,  bien 
malgré  eux,  nous  n'en  doutons  pas,  viendrait  s'offrir  aux  doctrinaires.  Nous 
savons  qu'on  aurait  beaucoup  de  peine  à  le  leur  faire  accepter,  eux  qui  ne  de- 
mandent qu'à  soutenir  un  ministère  du  centre  gauche;  mais,  fidèles  comme 
ils  sont  aux  lois  du  gouvernement  représentatif,  la  majorité  finirait  pourtant 
par  étouffer  leurs  scrupules  et  vaincre  leur  désintéressement  ! 

Le  tiers-parti  a-t-il  obéi  à  ces  ingénieuses  suirgestions  ?  Le  projet  de  l'adresse 
restera-t-il  muet  sur  tout  ce  que  réclame  cette  fraction  de  la  coalition? 
M.  Thiers  se  laissera-t-il  lier  par  le  silence  de  l'adresse?  L'orateur  brillant 
qui  a  si  généreusement  exposé  sa  pensée  sur  l'Espagne,  au  commencement 
de  la  dernière  session ,  quand  une  réticence  semblait  devoir  lui  ouvrir  les 
portes  du  ministère ,  accepterait-il  cette  année  une  chance  semblable ,  à  la 
condition  de  taire  à  la  tribune  la  pensée  qu'il  a  déjà  exprimée  ailleurs  sur  la 
Belgique.  De  deux  choses  l'une.  Nous  avons  le  gouvernement  représentatif 
dans  sa  réalité,  et  tel  que  le  demande  la  coalition,  ou  nous  ne  l'avons  pas. 
S'il  existe,  M.  Thiers  et  ses  amis  de  la  gauche  ne  peuvent  vouloir  entrer  aux 
affaires  en  dissimulant  à  la  chambre  leur  opinion  sur  une  question  aussi  im- 
portante que  celle  de  la  Belgique,  et  en  fuyant,  en  quelque  sorte,  le  vœu  de 
-la  majorité.  Si,  au  contraire,  le  gouvernement  représentatif  est  faussé,  connue 
ils  le  prétendent,  si  le  roi  règne  et  gouverne,  ce  que  nous  nions,  M.  ïhiers 
sera-t-il  plus  heureux  à  l'égard  de  la  Belgique  qu'il  ne  l'a  été  à  l'égard  de  l'Es- 
,pagne?  Sera-t-il  assez  puissant,  une  fois  ministre,  pour  faire  prévaloir  et 
mettre  en  pratique  ses  opinions?  Pourra-t-il  anéantir,  de  sa  volonté  de  mi- 
nistre ,  les  24  articles ,  surtout  s'il  n'a  pas  à  opposer  le  vote  d'une  majorité 

8, 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  chambre  à  la  volonté  que  la  coalition  représente  comme  dominante 
dans  le  conseil?  Et  alors  à  quoi  bon  prendre  le  ministère,  s'il  vous  plaît? 

D'ailleurs ,  ce  calcul  n'aurait  peut-être  pas  l'effet  qu'on  paraît  s'en  promet- 
tre. Qui  sait  si  la  chambre  n'est  pas  aussi  opposée  au  traité  des  24  articles, 
aussi  animée  contre  la  politique  extérieure  du  gouvernement,  que  l'est 
M.  Thiers,  que  le  sont  ses  amis?  La  chambre  ne  veut  pas  la  guerre.  Mais 
M.  Thiers  ne  la  veut  pas  non  plus,  sans  doute.  Éloigné  des  affaires  depuis 
deux  ans  et  plus,  il  n'a  pas  le  secret  des  négociations.  Son  opinion  se  base, 
sans  doute ,  sur  ce  qu'en  Espagne ,  en  Belgique  et  ailleurs,  les  puissances  re- 
culeront devant  la  France.  Il  y  a  deux  opinions  diverses.  M.  Mole  a  déclaré, 
au  nom  du  gouvernement ,  dans  la  discussion  de  la  chambre  des  pairs ,  que 
le  traité  des  24  articles  a  toute  la  force  d'un  traité  ratifié ,  car  c'est  l'acte  qui 
a  constitué  l'indépendance  de  la  Belgique  aux  yeux  des  puissances,  et  c'est  le 
seul.  La  Belgique  n'est  pas  une  de  ces  nations  qui  peuvent  se  soulever,  chan- 
ger de  souverain,  changer  leur  organisation  politique,  sans  s'inquiéter  de  ce 
qu'en  dira  l'Europe.  La  Belgique  n'est  pas  la  France ,  elle  n'a  pas  trente  mil- 
lions d'habitans ,  cent  lieues  de  côtes ,  et  une  renommée  militaire  de  huit  cents 
ans  qui  s'accroît  chaque  siècle ,  à  porter  en  réponse  aux  sommations  de  ceux 
qui  lui  demandent  qui  elle  est.  La  Belgique  n'est  pas  même  dans  les  condi- 
tions de  ces  petits  états  qui  assurent  leur  indépendance,  et  se  gouvernent  à 
leur  gré ,  en  se  mettant  à  l'abri  des  invasions  derrière  les  rochers  et  les  mon- 
tagnes ,  d'où  la  Suisse  a  long-temps  bravé  la  puissance  de  l'Autriche ,  et  d'où 
la  Grèce  a  jeté  son  premier  cri  de  liberté  contre  les  Turcs.  La  situation  de  la 
Belgique  rappelle  plutôt  celle  de  la  Pologne  que  M.  Thiers  regardait,  en  1830, 
comme  impropre  à  favoriser  une  nationalité  indépendante ,  à  cause  de  l'uni- 
formité de  son  territoire ,  et  de  la  facilité  avec  laquelle  une  armée  peut  tou- 
jours envahir  les  plaines  qui  le  composent.  La  Belgique  l'a  sagement  senti 
quand  elle  a  sollicité  à  Londres  les  24  articles  qu'elle  voudrait  écarter  au- 
jourd'hui ;  quand  ses  plénipotentiaires  demandaient  aux  cinq  puissances  que 
ces  24  articles  fussent  convertis  en  traité  garanti  par  elles,  indépendamment 
de  la  ratification  du  roi  de  Hollande ,  «  afin  que  la  Belgique  et  son  souverain 
prissent  immédiatement  leur  place  dans  le  cercle  commun  des  états  recon- 
nus. »  (  14  novembre  1831.  ) 

Depuis,  le  traité  accordé)  à  la  Belgique  a  constamment  été  reconnu  par 
elle  comme  son  droit  public.  En  possession  des  deux  demi-provinces  pla- 
cées par  ce  traité  hors  des  limites  de  la  Belgique,  le  gouvernement  belge 
semble  vouloir  les  regarder  comme  un  dédommagement  des  frais  d'arme- 
mens  que  lui  ont  causés  l'attitude  hostile  et  le  refus  de  ratification  dans  lequel 
a  persisté  pendant  huit  ans  le  roi  de  Hollande.  La  conférence ,  appelée  à  dé- 
cider sur  ce  point,  a  révisé  la  partie  financière  du  traité,  en  vertu  de  la  la- 
titude que  lui  laissait  le  protocole  48 ,  et  en  cela  elle  a  cédé  aux  demandes 
du  gouvernement  français.  De  notables  modifications  ont  été  établies  à  Londres 
en  faveur  de  la  Belgique;  mais  la  question  du  territoire  est  restée  intacte,  et  il 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  121 

paraît  que  le  plénipotentiaire  français  n'a  pu  encore  obtenir  la  modification  de 
ces  bases  du  traité ,  reconnues  d'ailleurs  par  la  Belgique  comme  par  la  France. 
Aux  yeux  du  gouvernement,  il  s'agit  donc  d'un  traité,  et  changer  les  choses, 
c'est ,  selon  lui ,  rompre  un  engagement  pris  par  la  France.  Un  journal ,  le 
Courrier  Fraiimis,  assure  que  M.  Guizot  a  pris  la  parole  dans  la  commission 
de  l'adresse,  pour  faire  observer  que,  constitutionneliement  parlant,  la 
chambre  n'a  pas  à  s'occuper  du  passage  du  discours  de  la  couronne  qui  fait 
allusion  à  cette  affaire,  attendu  que  la  chambre  ne  doit  connaître  que  des 
traités  conclus  et  non  de  ceux  qui  sont  encore  eh  projet.  Le  Courrier  Fran' 
rais  ajoute  que  se  taire  serait  approuver  le  gouvernement,  et  il  engage  ses 
amis  de  la  commission  à  se  tenir  en  garde  contre  ce  qu'il  nomme  «  la  tendance 
naturelle  de  M.  Guizot  vers  le  sophisme ,  et  son  goût  dominant  pour  le  pou- 
voir. »  Nous  sommes  de  l'avis  du  Courrier  Français ,  mais  non  par  les  mêmes 
motifs.  S'il  est  constitutionnel  que  la  chambre  ait  à  s'occuper  des  traités  con- 
clus, l'adresse  doit  se  prononcer  sur  le  traité  des  24  articles,  que  le  Cour- 
rier nomme  le  dernier  crime  lioliîtque  de  M.  de  Talleyrand,  et  qui  est  un 
traité  conclu  depuis  long-temps ,  M.  Guizot  le  sait  bien.  Ainsi,  pour  l'opposi- 
tion ,  il  est  question ,  en  venant  au  pouvoir,  non  pas  d'empêcher  la  conclusion 
d'un  traité ,  mais  de  déchirer  un  traité  signé  par  la  France ,  et  fait  à  la  grande 
approbation  des  anciens  ministres  qui  figurent  dans  la  coalition. 

M.  Thiers  et  ses  amis  de  la  gauche,  ou  du  moins  les  journaux  qui  préten- 
dent parler  en  leur  nom ,  et  notamment  le  Constitutionnel,  disent  que  ce  n'est 
plus  là  un  traité;  que  huit  ans  de  refus  de  la  part  du  roi  de  Hollande  l'ont 
suffisamment  annulé,  et  que,  dans  tous  les  cas,  puisqu'un  traité  de  18  ar- 
ticles ,  antérieur  à  celui-ci ,  avait  été  annulé  par  suite  de  l'agression  du  roi  de 
Hollande,  on  peut  bien  faire  pour  les  24  articles  ce  qui  a  été  fait  pour  les  18 
articles.  Enfin ,  ils  ajoutent  que  le  traité  ayant  été  modifié  en  ce  qui  concerne 
la  dette,  il  est  possible  de  le  modifier  en  ce  qui  concerne  le  territoire. 

Sur  ce  dernier  point,  M.  Mole  a  déjà  répondu  à  M.  Villemain,  qui  faisait  la 
même  objection  dans  la  chambre  des  pairs,  en  lui  citant  le  protocole  48  qui 
ouvrait  la  voie  à  ces  modifications.  Et  pour  ce  qui  est  des  18  articles  annulés 
après  l'agression  du  roi  de  Hollande,  ces  articles  n'avaient  pas  été  demandés 
par  le  plénipotentiaire  belge  avec  la  garantie  des  puissances  contre  le  roi  de 
Hollande ,  et  il  serait  étrange  d'arguer  contre  la  France  de  ce  qu'elle  a  fait 
pour  la  Belgique.  L'opposition  fera  bien  de  s'en  tenir  à  déclarer,  comme  elle 
le  fait,  que  le  traité  des  24  articles  n'existe  pas,  et  qu'en  conséquence,  il  ne 
doit  pas  être  exécuté.  Si  l'opposition  ajoute  que  le  gouvernement  n'a  pas  sou- 
tenu la  Belgique  dans  la  question  de  territoire ,  l'opposition  aura  tort,  et  tort 
doublement;  si  elle  prétend  que  le  gouvernement  a  eu  peur  d'aller  trop  loin, 
elle  aura  raison.  Le  gouvernement  a  eu  peur  de  violer  sa  garantie  et  sa  parole. 
Nous  ne  voyons  pas  qu'il  y  ait  à  rougir  de  cela. 

M.  Thiers  et  son  parti  sont  encore  ici  d'un  avis  différent.  A  en  juger  par 
laurs  organes,  ils  estiment  que  la  France  n'aurait  eu  rien  à  risquer  en  prenant 
une  attitude  plus  énergique ,  en  déclarant  qu'elle  s'opposera  de  vive  force  à 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'exécution  du  traité.  Cette  manière  de  voir  est  la  conséquence  forcée  et  loyale 
de  l'opinion  que  nous  venons  de  citer,  tout  comme  la  conduite  du  ministère 
est  la  conséquence  loyale  de  l'opinion  opposée.  Le  traité  se  trouvant  frappé 
de  déchéance,  partant  plus  d'exécution.  Quant  aux  risques  de  ce  défi  à  l'Europe, 
il  se  peut  que  IM.  Thiers  et  ses  amis  aient  raison.  Il  se  peut  aussi  qu'ils  se  trom- 
pent. La  chambre,  pas  plus  qu'eux ,  n'est  dans  le  secret  des  négociations;  et 
nous  ne  savons  pas  si  le  gouvernement  peut,  sansinconvéniens,  exhiber  ses 
dépêches.  Or,  la  chambre  qui  a  entendu  tant  de  déclamations  et  de  beaux 
discours  de  la  part  de  l'opposition,  peut  se  trouver  entraînée  à  croire  que 
l'honneur  et  la  sécurité  de  la  France  seraient  en  danger,  si  on  ne  donne  pas 
une  préfecture  de  plus  à  la  Belgique.  Il  y  a  donc  peut-être  quelque  chose  à 
recueillir  en  s'exprimant  franchement;  car,  si  le  ministère  était  convaincu 
d'avoir  négligé  le  soin  des  intérêts  et  de  la  dignité  de  la  France,  du  côté  de 
la  Belgique,  c'est  de  ce  coup  qu'il  serait  bien  renversé.  D'ailleurs,  tout  profit 
à  part,  M.  Thiers,  nous  nous  plaisons  à  le  dire,  est  homme  à  se  diriger  selon 
la  vieille  maxime  française,  qui  consiste  à  faire  ce  qu'on  doit,  quoi  qu'il  en 
puisse  advenir.  11  a  déjà  agi  de  la  sorte,  et,  qui  sait .^  L'honorable  franchise 
qui  a  causé  une  fois  sa  défaite,  pourrait  bien  le  faire  triompher. 

Il  nuus  semble,  à  nous,  que  si  les  principes  parlent  ici  très  haut,  les  inté- 
rêts du  tiers-parti  lui  recommandent  aussi  cette  marche  sincère.  Si  le  tiers- 
parti  se  tait,  si  l'adresse  n'exprime  pas  ses  vues,  elle  exprimera  par  ce  si- 
lence même  celles  des  doctrinaires,  qui  sont  toutes  différentes,  car  on  les  a 
entendus  dire,  en  mainte  occasion ,  que,  s'ils  ont  un  reproche  à  adresser  au 
ministère,  c'est  d'avoir  trop  tardé  à  faire  exécuter  les  24  articles.  M.  Thiers 
et  le  centre  gauche  seront  donc  perdus ,  absorbés  par  le  parti  doctrinaire.  Et 
voyez  un  peu  le  chemin  qu'auront  fait  les  doctrinaires!  Le  tiers- parti,  re- 
fusant leurs  avances,  leur  disait,  il  y  a  deux  ans,  par  la  bouche  de  M.  Thiers: 
Les  hommes  sans  les  choses .'  Il  y  a  un  an,  les  doctrinaires  sont  venus,  dépo- 
sant en  apparence  les  choses ,  c'est-à-dire  leurs  principes  et  leurs  projets  de 
gouvernement.  .Tusqu'au  moment  de  la  présente  session,  leurs  organes  ont 
gardé  un  silence  presque  approbatif  sur  la  réforme  électorale  et  sur  tout  ce 
qui  était  en  question  dans  le  parti  de  la  gauche.  Ils  ne  voulaient  que  le  con- 
tact avec  leurs  alliés,  il  leur  suffisait  de  les  compromettre  en  enlevant  leurs 
éloges  et  les  témoignages  apparens  de  leur  retour  d'estime.  Dès  la  session, 
les  doctrinaires  se  sont  hâtés  d'arborer  le  titre  de  conservateurs,  de  faire, 
quant  à  eux ,  des  réserves  sur  la  réforme  électorale ,  sur  les  lois  de  septembre, 
sur  les  questions  extérieures  ;  et  aujourd'hui ,  dans  la  commission  de  l'adresse, 
ils  proposent  à  leurs  alliés  de  cacher  leurs  principes,  de  les  dissimuler  dans 
l'intérêt  général  de  la  coalition.  En  sorte  qu'ils  ont  presque  réussi  à  changer 
de  rôles,  et  à  être,  en  réalité,  dans  l'alliance  acceptée  avec  hauteur  par  le 
tiers-parti,  ceux  qui  auront  pris  les  hommes  sans  les  choses!  Est-ce  là  de 
l'habileté? 

Les  doctrinaires  réussiront-ils  dans  la  commission  de  l'adresse  ?  Il  se  peut. 
Déjà  ils  ont  refusé  à  M.  Duvergier  de  liauranne  la  jouissance  d'auteur, 


liÈVtË.  —  CHRONIQUE.  128 

d'arracber  quelques  lambeaux  de  son  dernier  pamphlet  pour  en  fane  un  pas- 
sage de  la  réponse  de  la  cban)bre  au  discours  de  la  couronne.  Après  un 
tel  exemple  de  rigorisme  et  d'abnégation ,  le  tiers-parti  aurait  mauvaise  grâce 
à  faire  éclater  ses  principes  et  à  vouloir  les  faire  dominer  dans  l'adresse.  En 
attendant,  M.  de  Broglie  montait  à  la  tribune  de  la  cbambre  pour  y  jouer 
contre  M.  ]\Iolé  la  partie  du  portefeuille  des  affaires  étrangères,  qui  n'a  pas 
été  perdue  par  M.  Mole,  nous  ne  le  croyons  pas.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas 
l'avis  du  Journal  Général ,  organe  des  doctrinaires,  qui  s'est  écrié  le  lende- 
main que  le  discours  du  noble  pair  est  un  monument  qui  fera  époque,  à 
quoi  le  Consiitutionnel  répondait  aujourd'hui ,  avec  une  sorte  d'inquiétude 
que  le  ministère  sera  attaqué  à  la  chambre  des  députés  par  des  adversaires 
plus  redoutables  que  ceux  qu'il  a  trouvés  à  la  chambre  des  pairs.  jNous  vei'- 
rons  bien. 

Nous  sommes  habitués  à  ce  langage  de  la  part  de  l'opposition.  Le  lendemain 
du  jour  où  M.  de  Broglie  prononça  son  discours,  et  le  matin  du  jour  où 
M.  MoIé  devait  répondre,  le  Conslitutioimel  n'annonçait-il  pas  que  le  minis- 
tère, déjà  battu  sur  deux  questions,  serait  complètement  battu  ce  jour-là 
sur  la  troisième?  Et  remarquez  que  ces  questions  où  le  ministère  avait  été 
battu,  c'était  d'abord  la  question  de  Belgique,  si  poétiquement,  mais  si  peu 
politiquement  défendue  par  M.  de  Montalembert,  par  M.  Yillemain  qui  pla- 
çait les  forts  de  Lillo  et  de  Liefkenshoeck  aux  bouches  de  la  Meuse,  et  qui 
ignorait  l'existence  du  protocole  48,  par  lequel  il  était  convenu  que  la  con- 
férence s'occuperait  de  la  révision  de  la  partie  financière  du  traité  des  24  ar- 
ticles! C'était  la  question  du  refus  de  sépulture  de  M.  de  Montlosier  et 
subsidiairement  du  rétablissement  des  jésuites,  soutenue  contre  le  minis- 
tère par  M.  Cousin,  à  qui  M.  Barthe  s'était  contenté  de  répondre,  sur  le  pre- 
mier point,  que  l'affaire  était  déférée  au  conseil  d'état,  où  elle  a  été  jugée 
contre  l'évêque,  et,  sur  le  second,  que  le  ministère  actuel  a  trouvé  Saint- 
Acheul  ouvert  et  qu'il  l'a  fermé.  Quant  au  discours  de  M.  de  Broglie,  nous 
l'admirons  autant  que  peut  le  faire  l'opposition;  nous  reconnaissons  tout  le 
talent ,  toute  la  modération  qui  distinguent  ce  morceau ,  et ,  Dieu  merci  !  nous 
ne  refusons  pas  le  talent ,  comme  on  le  fait  du  côté  de  nos  adversaires ,  à  tous 
ceux  qui  ne  professent  pas  nos  opinions;  mais  nous  en  appelons  à  tous  les 
hommes  impartiaux ,  qu'est-il  resté  du  discours  de  M.  le  duc  de  Broglie  après 
la  réponse  si  claire,  si  droite  et  si  sensée  que  lui  a  faite  M.  Mole.'  H  y  a  une 
manière  très  simple  d'assurer  le  succès  de  ses  prophéties.  Elle  consiste  à 
les  accomplir  soi-même,  et  c'est  ce  que  fait  l'opposition.  Elle  avait  affirmé 
que  le  ministère  serait  battu  le  lendemain  du  discours  de  M.  le  duc  de  Bro- 
glie; le  lendemain  ,  elle  a  déclaré,  [avec  toute  sorte  d'assurance,  que  le  mi- 
nistère avait  été  battu.  M.  Mole  doit  se  le  tenir  pour  dit,  il  aura  beau  ren- 
verser les  argumens  de  ses  adversaires,  leur  opposer  la  politique  des  minis- 
tères qu'ils  ont  loués  ,  les  faits  publics ,  leurs  propres  actes,  leurs  discours;  il 
montrera  vainement  le  sens  le  plus  droit ,  une  simple  et  ferme  logique  qui  ne 
fait  grâce  de  rien  à  ses  adversaires,  et  oui  triomphe  avec  une  noble  mode- 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ration;  il  ne  sera  jamais,  à  leurs  yeux ,  qu'un  vaincu.  Ceci  est  une  des  clauses 
de  la  coalition. 

Reviendrons-nous  sur  ces  discours  que  toute  la  France  a  déjà  lus,  et 
qu'elle  a  peut-être  jugés  autrement  qu'on  ne  le  fait  dans  les  journaux  des 
doctrinaires  et  de  la  gauche.  IN'avions-nous  pas  répondu  dès  long-temps 
à  M.  de  Montalembert  sur  la  Belgique?  M.  Mole  a  terminé  la  discussion,  et 
replacé  la  question  déjà  résolue  pour  tous  les  hommes  qui  ont  étudié  sérieu- 
sement et  de  haut  les  affaires.  Un  traité,  sollicité  dans  les  termes  les  plus 
pressans  par  la  Belgique,  qui  ne  demandait  aux  cinq  puissances  que  de  la 
constituer  nation  en  Europe,  un  traité  que  les  plénipotentiaires  belges  à 
Londres  obtenaient  malgré  le  roi  de  Hollande  et  contre  lui ,  qu'ils  ratifiaient 
en  déclarant  qu'ils  le  concluaient  avec  les  puissances  représentées  à  la  con- 
férence, qui  s'en  portaient  garantes  nonobstant  l'opposition  du  roi  Guillaume, 
un  tel  traité  serait  déchiré  aujourd'hui  par  la  seule  volonté  de  la  Belgique! 
On  ne  demande  pas  à  la  France  de  plaider  pour  la  Belgique,  de  négocier 
pour  de  meilleures  conditions  de  territoire,  car  elle  le  fait  depuis  un  an  avec 
une  chaleur  et  une  persévérance  qui  mériteraient  plus  de  gratitude  ;  on  lui 
demande  de  biffer  sa  propre  signature  qui  figure  sur  le  traité  des  24  articles, 
près  de  celles  de  l'Angleterre ,  de  l'Autriche ,  de  la  Russie  et  de  la  Prusse.  On 
veut  que  la  France  fasse  la  guerre  à  l'Europe  pour  donner  de  vive  force  à  la 
Belgique  deux  demi-provinces  que  ne  lui  accorde  pas  ce  traité  !  Nous  n'avons 
pas  fait  la  guerre  en  1830  pour  déchirer  les  traités  de  181.5,  signés  sous  les 
baïonnettes  de  l'Europe  coalisée,  et  nous  la  ferions  en  1838  pour  anéantir  le 
traité  des  24  articles  que  nous  avons  signé  et  garanti  bénévolement,  à  la  de- 
mande même  de  ceux  qui  le  repoussent  !  S'il  s'agissait  de  reprendre  Cour- 
tray ,  Tournay,  Mons,  Charleroi,  Philippeville,  à  la  bonne  heure!  Mais  met- 
tre le  feu  à  l'Europe  pour  conserver  à  la  Belgique  une  petite  portion  de  la 
province  de  Limbourg  et  quelques  enclaves  du  duché  de  Luxembourg ,  c'est 
trop  présumer  du  désintéressement  et  de  l'esprit  chevaleresque  de  la  France, 
comme  c'est,  en  même  temps,  mal  apprécier  sa  loyauté  et  sa  fidélité  à  ses 
engagemens. 

Sur  l'affaire  d'Ancône,  M.  Mole  a  prouvé  que  la  politique  actuelle  du 
gouvernement,  loin  d'être  la  déviation  de  la  politique  suivie  depuis  six  ans, 
n'en  était  que  la  conséquence.  II  a  cité  les  dépêches  du  général  Sébastian! , 
alors  ministre  des  affaires  étrangères,  à  notre  ambassadeur  à  Rome,  les  or- 
dres du  maréchal  Soult,  alors  ministre  de  la  guerre,  au  général  Cubières. 
Ces  dépêches  commandaient  formellement  l'évacuation  d'Ancône,  dans  le 
seul  cas  où  les  troupes  autrichiennes  sortiraient  des  Marches;  et  elles  en  sont 
sorties.  L'opposition  répond  aujourd'hui,  dans  ses  journaux,  que  ce  ne  sont 
là  que  des  lambeaux  de  dépêches,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  la  politique  mentale, 
intentionnelle  des  cabinets  du  13  mars  et  du  11  octobre,  mais  de  sa  politique 
agissante  et  que  celle-là  n'a  pas  opéré  l'évacuation  d'Ancône.  La  politique 
mentale  est  une  invention  tout-à-fait  ingénieuse ,  en  vérité.  L'opposition  nous 
dira-t-elle  à  présent   que ,  si  les  Autrichiens  avaient  évacué  les  états  de 


REVCE.  —  CHRONIQUE.  125 

l'église  du  temps  des  cabinets  du  13  mars  et  11  octobre,  ce  qu'elle  appelle 
la  politique  mentale  ne  se  serait  pas  changée  en  politique  agissante  et  effec- 
tive ?  Nous  sommes  curieux  de  le  savoir.  Le  maréchal  Soult  et  le  géné- 
ral Sébastian! ,  qui  avaient  signé  ces  ordres  d'évacuer  sans  retard  Ancone  en 
pareil  cas ,  sont  intéressés  à  savoir  quel  degré  d'honneur,  de  loyauté  et  de 
bonne  foi,  leur  accorde  la  coalition. 

M.  le  duc  de  Broglie  voulait  encore  qu'on  n'évacuât  pas  Ancone  avant  que 
les  Russes  et  les  Autrichiens  n'eussent  évacué  Cracovie  et  Francfort.  Eh  quoi  ! 
le  cabinet  du  Vatican  est-il  pour  quelque  chose  dans  les  malheurs  de  la  Po- 
logne; les  troupes  pontificales  ont-elles  donc  contribué  à  la  violation  du  ter- 
ritoire de  la  république  cracouse  ?  C'est  au  saint-siége  qui  a  tant  souffert  dans 
ses  intérêts  comme  centre  de  l'église  catholique  romaine;  c'est  au  saint-père, 
qui  a  tant  pâti  dans  son  cœur  de  chrétien  du  système  suivi  par  la  Russie  à 
l'égard  de  la  Pologne,  que  M.  le  duc  de  Broglie  voudrait  que  nous  nous  en 
prissions  de  l'anéantissement  de  la  nationalité  polonaise?  Nous  ferions  payer 
au  gouvernement  pontifical  l'occupation  de  Varsovie  et  de  Francfort,  à  un 
gouvernement  de  qui  la  monarchie  de  juillet  n'a  qu'à  se  louer,  qui  s'est  efforcé 
de  modérer  l'hostilité  de  quelques  membres  du  clergé  français  contre  les 
institutions  de  1830 ,  et  qui ,  récemment  encore,  a  consacré  de  toute  son  au- 
torité sacerdotale  l'occupation  de  l'Algérie  par  nos  soldats,  en  donnant  un 
évéque  à  nos  possessions  d'Afrique?  Sont-ce  bien  là  les  principes  du  droit  et 
de  la  justice,  et  M.  Mole,  qui  s'est  éloquemment  opposé  à  ces  vues,  n'a-t-il 
pas  défendu  les  règles  de  la  politique  la  plus  saine  et  la  plus  haute,  en  même 
temps  que  le  texte  des  traités? 

Un  passage  du  discours  de  M.  le  duc  de  Broglie  a  fixé  particulièrement 
notre  attention.  Le  noble  pair  a  dit  que  la  prise  d'Ancône  n'a  pas  été  un  fait 
isolé,  que  ce  fait  se  rattache  à  un  plan  de  conduite  tout  entier,  à  un  ensemble 
politique  qui  dure  depuis  six  années,  et,  sans  doute,  auquel  ont  contribué 
successivement  les  ministères  du  13  mars,  du  11  octobre  et  peut-être  du  22 
février.  Or  la  coalition  a  dit  et  répète  chaque  jour  que  la  politique  du  1 3  mars 
est  le  système  particulier,  personnel  du  roi,  que  cette  pensée  a  dominé  im- 
périeusement tous  les  cabinets ,  que  la  présidence  réelle  et  toutes  les  réalités 
que  poursuit  la  coalition ,  ne  pourront  être  atteintes  que  lorsque  cette  poli- 
tique toute  personnelle  et  tyrannique  aura  cédé  devant  la  politique  des  mi- 
nistres. Et  voilà  que  vous  attaquez  le  ministère  pour  avoir  dévié  de  ce  plan 
et  de  ce  système  !  Bon  ou  mauvais,  c'est  donc  son  propre  avis  qu'il  a  suivi. 
Que  deviennent  alors  toutes  vos  précédentes  attaques?  C'est  justement  pour 
rompre  ce  long  système  uniforme,  pour  faire  cesser  cette  soumission  dont 
vous  avouez  vous  être  rendu  vous-mêmes  coupables,  que  vous  avez  cimenté 
une  coalition.  N'est-ce  pas  là  ce  que  M.  Duvergier  de  Hauranne  a  écrit  sous 
toutes  les  formes,  ce  que  M.  Guizot  a  écrit ,  ce  que  M.  de  Rémusat  a  écrit;  ce 
que  disent  tout  haut,  dans  les  bureaux,  tous  les  membres  de  la  coalition? Et 
aujourd'hui  le  plus  grave  des  orateurs  de  l'opposition  vient  nous  dire  que  le 
ministère  a  eu  une  mauvaise  inspiration ,  qu'il  fait  des  fautes ,  et  des  fautes 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

capitales,  de  son  propre  chef,  qu'il  s'écarte  du  système  du  13  mars  et  du 
Il  octobre,  en  un  mot,  qu'il  obéit  à  sa  conviction  et  à  sa  volonté. 

jNous  sonnnes  charmés  devons  l'entendre  dire.  L'affaire  suisse,  que  vous 
blâmez  aussi,  a  été  conduite  en  l'absence  du  roi.  C'est  alors  que  vous  avez 
eu,  même  niatériellement,  la  présidence  réelle!  Nous  savions  que  ces  né- 
gociations, bien  importantes  puisqu'il  s'agissait  de  la  paix  ou  de  la  guerre, 
avaient  été  menées  par  le  ministre  des  affaires  étrangères ,  sans  que  le  roi , 
éloigné  alors,  en  eût  pris  connaissance  avant  les  résultats.  Nous  savions  que 
la  responsabilité  que  M.  Mole  réclame  lui  appartient  légitimement,  et  que  s'il 
y  a  blâme  dans  l'adresse  qui  doit  être,  selon  les  promesses  de  la  coalition, 
im  acte  d'accusation  et  un  programme  politique  à  la  fois,  le  blâme  lui  re- 
viendra de  tout  droit.  Piien  de  mieux,  le  ministère  sera  blâmé,  accusé  s'il 
le  faut;  mais  on  ne  dira  plus,  au  moins ,  qu'une  pensée  immuable  dirige  les 
affaires,  et  que  les  ministres  ne  sont  rien.  Autrement  nous  dirions  ce  que 
M  MoIé  disait  à  M.  Cousin  :  «  Nos  adversaires  se  soucient  peu  de  se  mettre 
d'accord  avec  eux-mêmes  !  »  Mais  vous  verrez  que  l'opposition  soutiendra  les 
deux  thèmes  à  la  fois. 

L'esprit  de  dénégation  est  poussé  avec  une  telle  outrance  dans  la  coalition, 
qu'on  en  est  venu  presque  à  nier  qu'il  y  ait  eu  chez  M.  le  général  Jacque- 
minot  une  réunion  de  députés  favorables  au  gouvernement.  Après  avoir 
chicané  sur  le  chiffre,  on  chicane  sur  l'esprit  de  la  réunion.  D'abord,  on 
s'attaque,  comme  d'ordinaire,  à  la  moralité  de  ses  membres.  Il  y  a  là, 
dit-on,  des  députés  qui  parlent  d'une  façon  et  qui  votent  de  l'autre.  Il  y  a 
les  timorés,  les  timides,  qui  passeront  à  l'opposition  dès  la  première  vic- 
toire qu'elle  remportera.  Et  pour  le  petit  nombre  de  ceux  dont  la  position 
est  trop  en  vue  pour  qu'on  puisse  attaquer  leur  moralité  et  leur  caractère, 
on  dit  qu'ils  ont  constitué  cette  réunion,  non  pour  défendre  le  ministère, 
mais  pour  le  modifier.  Mais  une  réunion  qui  voudrait  modifier  un  cabinet, 
ne  serait  pas  encore  son  ennemie.  Nous  l'avons  vu  du  temps  de  la  réunion 
Fulchiron ,  que  M.  Thiers  et  ses  amis  du  tiers-parti  ne  regardaient  pas 
comme  une  assemblée  de  gens  hostiles.  Personne  ne  conteste  le  droit  de  la 
majorité,  du  côté  du  gouvernement,  du  moins.  Elle  a  nommé  une  commis- 
sion dont  la  majorité  est  hostile  au  ministère.  Si  cette  commission  a  le  cou- 
rage et  la  loyauté  d'exposer,  dans  son  projet  d'adresse,  les  griefs  qu'elle  a  si 
hautement  articulés  dans  les  feuilles  de  la  coalition  et  dans  les  bureaux,  si  la 
chambre  se  rend  au  vœu  de  la  commission ,  le  pouvoir  appartiendra  à  la  coa- 
lition, c'est-à-dire  à  deux  ou  trois  minorités  sourdement  ennemies.  L'une 
de  ces  minorités,  celle  des  doctrinaires ,  s'est  déjà  réunie.  Ils  étaient  trente! 
Et  cependant,  nous  le  répétons,  si  chacun  garde  ses  opinions  et  les  expose 
avec  conscience ,  les  doctrinaires  seuls  sont  en  position  d'entrer  au  pouvoir. 

Si,  au  contraire,  la  chambre  désapprouve  le  projet  d'adresse,  le  ministère 
restera.  C'est  ce  que  sait  encore  tout  le  monde.  L'opposition  dit  à  présent 
que  les  députés  qui  s'apprêtent  à  le  soutenir,  veulent  le  modifier.  Eh  bien! 
FÎ  ces  députés  forment  une  majorité  dans  la  chambre ,  il  faudra  bien  leur 


REVUE. — CHRONIOUE.  12T 

obéir.  Le  Constitutionnel  dit  que  le  ministère  doit  succomber.  Il  se  peut; 
mais  il  ne  le  fera  qu  en  obéissant  à  la  majorité  ,  de  même  qu'il  lui  obéira  en 
restant  En  tout  cas ,  il  doit  être  prêt  à  subir  les  lois  du  régime  représentatif. 
Quand  on  est  décidé  à  se  retirer  en  masse  pour  obéir  au  droit  de  la  chambre 
et  aux  conditions  de  notre  gouvernement ,  on  peut  bien  être  résigné  à  se  re- 
tirer en  détail.  Mais  ce  n'est  ni  dans  les  journaux ,  ni  dans  les  conversations 
de  couloir,  ni  dans  les  conciliabules  de  salon ,  que  s'expriment  les  majorités; 
et  ce  n'est  pas  là,  nous  en  sommes  bien  sûrs,  que  le  ministère  ira  prendre 
ses  décisions. 

L'opposition  avertit  aussi  très  charitablement  la  réunion  qui  a  lieu  chez 
M.  Jacqueminot  de  prendre  garde  de  faire  ce  qu'on  lit  du  temps  de  M.  de  Martî- 
gnac,  en  1S28.  Quand,  à  un  cabinet  de  cour,  dit  le  Constitutionnel,  succéda 
un  cabinet  parlementaire ,  on  fomenta  dans  la  chambre  une  opposition  de  cour. 
Voudrait-on  l'organiser  d'avance  ?  —  Nous  répondrons  que  l'opposition  de  cour 
qui  amena  le  ministère  de  M.  de  Polignac  savait  ce  qu'elle  faisait.  Elle  ne 
cachait  pas  ses  desseins.  Ses  feuilles  menaçaient  tout  haut  la  Charte;  elles 
annonçaient  les  coups  d'état  qui  eurent  lieu  plus  tard.  L'opposition  que  fe- 
raient M.  Jacqueminot  et  ses  deux  cents  amis,  aux  doctrinaires  par  exemple, 
mêlés  de  quelques  membres  du  tiers-parti,  cette  opposition  serait-elle  de 
même  nature  que  celle  du  parti  de  la  cour  contre  le  ministère  de  M.  de  IMar- 
tignac?  Travaillerait-elle  en  faveur  du  pouvoir  absolu,  de  l'aristocratie,  et 
contre  le  gouvernement  représentatif  et  la  démocratie,  défendus  par  les  doc- 
trinaires! Cela  sonne  étrangement.  Il  y  avait  un  temps,  peu  éloigné,  où 
M.  Thiers  et  ses  amis  avaient  une  meilleure  opinion  du  patriotisme  et  des 
principes  constitutionnels  de  ]MM.  Jacqueminot,  Fulchiron,  Bande,  Barbet, 
Debelleyme,  Cunin-Gridaine,  Delessert,  Saint-Marc-Girardin,  Las-Cases, 
et  des  honorables  députés  qui  se  sont  formés  en  réunion  avec  eux  ! 

La  discussion  de  l'adresse  éclairera  tout  ceci.  Nous  verrons  si  M.  Duver- 
gier  et  ses  amis,  à  qui  nous  présenterons ,  s'ils  le  veulent ,  la  liste  exacte  de 
toutes  les  places  et  de  toutes  les  faveurs  qu'ils  ont  accordées  à  leurs  électeurs 
et  à  leurs  amis  de  la  presse,  y  feront  prévaloir  le  reproche  de  corruption; 
nous  verrons  si  la  chambre  sera  de  l'avis  de  la  coalition  sur  la  Belgique  et  sur 
Ancône  Quant  à  l'adresse  modérée  qu'on  nous  annonce  depuis  la  nomination 
de  M.  Etienne  comme  rédacteur  du  projet,  nous  ne  saurions  le  croire.  Un 
projet  modéré,  sorti  d'une  opposition  violente,  qui  ne  procède  que  l'injure 
à  la  bouche  !  Quoi  !  vous  aurez  bouleversé  le  pays ,  alarmé  tous  les  esprits , 
troublé  la  sécurité  qui  le  rendait  prospère,  pour  ne  rien  dire  de  formel! 
Vous  aurez  tout  attaqué  ,  pour  laisser  tout  en  place  !  Vous  aurez  crié  depuis 
neuf  mois,  par-dessus  les  montagnes,  que  vos  efforts  enfanteront  tout  un  chan- 
gement social,  et  vous  accoucheriez  d'un  maigre  et  insignifiant  changement 
de  ministère!  Non,  il  ne  sera  pas  dit  que  vous  vous  esquiverez  au  moment 
décisif,  que  vous  avez  appelé  avec  tant  d'impatieuce.  Si  vous  êtes  |)our  l'in- 
tervention ,  pour  la  rupture  du  traité  des  24  articles,  pour  la  réforme  élec- 
torale, pour  l'abolition  des  lois  de  septembre,  vous  le  direz.  Autrement,  si 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

votre  projet  d'adresse  est  pâle,  timide,  sans  couleur,  nous  dirons,  nous, 
que  vous  avez  peur  les  uns  des  autres  ;  et  c'est  ce  que  nous  disons  déjà  depuis 
long-temps. 


PAUVRES  FLEURS,    POÉSIES  PAR  M""*  DESBORDES-VALMORE  (1). 

Il  y  a  quelques  années,  dans  ce  recueil,  à  propos  du  volume  intitulé  les 
Pleurs,  on  a  essayé  de  caractériser  le  genre  de  sensibilité  et  de  talent  par- 
ticulier à  M™^  Valmore.  Elle  n'est  pas  de  ces  âmes  pour  qui  la  poésie  n'a 
qu'un  âge ,  et  qui ,  en  avançant  dans  cette  lande  de  plus  en  plus  dépouillée 
qu'on  appelle  la  vie,  s'enferment,  se  dérobent  désormais,  se  taisent.  Elle 
est  née  une  lyre  harmonieuse ,  mais  une  lyre  brisée  :  qu'est-ce  donc  qui  la 
pourrait  briser  davantage  ?  Pour  elle  chaque  souffrance  est  un  chant  :  c'est 
dire  que ,  depuis  ces  cinq  années ,  dans  les  vicissitudes  de  sa  vie  errante,  elle 
n'a  pas  cessé  de  chanter.  Chaque  plainte  qui  lui  venait,  chaque  sourire  pas- 
sager, chaque  tendresse  de  mère ,  chaque  essai  de  mélodie  heureuse  et  bien- 
tôt interrompue ,  chaque  amer  regard  vers  un  passé  que  les  flammes  mal 
éteintes  éclairent  encore,  tout  cela  jeté  successivement,  à  la  hâte,  dans  un 
pêle-mêle  troublé,  tout  cela  cueilli,  amassé,  noué  à  peine,  compose  ce 
qu'elle  nomme  Pauvres  Fleurs  :  c'est  là  la  corbeille  de  glaneuse ,  bien  riche, 
bien  froissée,  bien  remuée,  plus  que  pleine  de  couleurs  et  de  parfums,  que 
l'humble  poète,  comme  par  lassitude,  vient  encore  moins  d'offrir  que  de 
laisser  tomber  à  nos  pieds.  Relevons-en  vite  tant  de  fleurs  charmantes  ou 
gravement  sombres. 

Il  y  a  des  souvenirs  d'enfance ,  la  Maison  de  ma  Mère  : 

Et  je  ne  savais  rien  à  dix  ans  qu'être  heureuse  ; 
Rien,  que  jeter  au  ciel  ma  voix  d'oiseau,  mes  fleurs; 
Rien,  durant  ma  croissance  aiguë  et  douloureuse. 
Que  plonger  dans  ses  bras  mon  sommeil  ou  mes  pleurs  : 
Je  n'avais  rien  appris,  rien  lu  que  ma  prière , 
Quand  mon  sein  se  gonfla  de  chants  mystérieux; 
J'écoutais  Notre-Dame  et  j'épelais  les  cieux , 
Et  la  vague  harmonie  inondait  ma  paupière; 
Les  mots  seuls  y  manquaient;  mais  je  croyais  qu'un  jour. 
On  m'entendrait  aimer  pour  me  répondre  :  amour! 

Et  ma  mère  disait  :  «  C'est  une  maladie; 
Un  mélange  de  jeux,  de  pleurs,  de  mélodie; 
C'est  le  cœur  de  mon  cœur  !  Oui ,  ma  fille ,  plus  tard 
Vous  trouverez  l'amour  et  la  vie....  autre  part.  » 

Dans  une  autre  pièce  qui  a  pour  titre  :  Avant  toi!  le  tendre  poète  nous  re- 
met sur  la  mort  de  sa  mère ,  sur  ce  legs  de  sensibilité  douloureuse  qui  lui 

(1)  Chez  Dumont,  Palais-Royal ,  88. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  129 

vient  d'elle ,  et  qui ,  d'abord  obscur,  puis  trop  tôt  révélé ,  n'a  cessé  de  possé- 
der son  cœur  : 

Comme  le  rossignol  qui  meurt  de  mélodie , 

Souffle  sur  son  enfant  sa  tendre  maladie , 

Morte  d'aimer,  ma  mère,  à  son  regard  d'adieu, 

Me  raconta  son  anie  et  me  souffla  son  Dieu  : 

Triste  de  me  quitter,  cette  mère  charmante , 

Me  léguant  à  regret  la  flamme  qui  tourmente , 

Jeune,  à  son  jeune  enfant  tendit  long-temps  sa  main , 

Comme  pour  le  sauver  par  le  même  chemin. 

Et  je  restai  long-temps ,  long-temps  sans  la  comprendre , 

Et  long-temps  à  pleurer  son  secret  sans  l'apprendre  ; 

A  pleurer  de  sa  mort  le  mystère  inconnu , 

Le  portant  tout  scellé  dans  mon  cœur  ingénu... 

Et  ce  cœur ,  d'avance  voué  en  proie  à  l'amour ,  où  pas  un  chant  mortel  n'éveil- 
lait une  joie ,  voilà  comme  elle  nous  le  peint  en  son  heure  d'innocente  et 
muette  angoisse  : 

On  eût  dit  à  sentir  ses  faibles  battemens , 

Une  montre  cachée  où  s'arrêtait  le  temps  ; 

On  eût  dit  qu'à  plaisir  il  se  retînt  de  vivre  ; 

Comme  un  enfant  dormeur  qui  n'ouvre  pas  son  livre , 

Je  ne  voulais  rien  lire  à  mon  sort  ;  j'attendais, 

Et  tous  les  jours  levés  sur  moi ,  je  les  perdais. 

Par  ma  ceinture  noire  à  la  terre  arrêtée , 

Ma  mère  était  partie  et  tout  m'avait  quittée  ; 

Le  monde  était  trop  grand ,  trop  défait ,  trop  désert  ; 

Une  voix  seule  éteinte  en  changeait  le  concert  ! 

En  lisant  de  tels  vers,  on  pardonne  les  défauts  qui  les  achètent.  En  effet,  le 
tourment  de  l'ame  a  passé  souvent  dans  l'accent  de  la  muse.  La  couleur  mi- 
roite. Un  rayon  de  soleil ,  tombant  dans  une  larme,  empêche  parfois  de  voir 
et  fait  tout  scintiller.  Plus  d'un  sens  reste  inarticulé  dans  l'habitude  du 
sanglot  (1). 

Tout  un  roman  de  cœur  traverse  ce  volume ,  une  passion  çà  et  là  voilée  , 
mais  bientôt  plus  forte  et  ne  se  contenant  pas.  Dans  sa  pièce  à  M"""  Tastu  , 
noble  sœur  qu'elle  envie ,  notre  élégiaque  éplorée  a  pu  dire  : 

Vous  dont  la  lampe  est  haute  et  calme  sous  l'autan; 
Que  ne  tourmentent  pas  deux  ailes  affaiblies 

(1)  Quelques  obscurités  pourtant  sont  dues  uniquement  à  des  inadvertances  typographi- 
ques, qui  deviennent  si  communes  dans  les  publications  le  plus  en  vogue,  et  dont  les  édi- 
teurs font  trop  bon  marché,  au  détriment  des  lecteurs  et  de  l'auteur.  Ainsi ,  page  281 ,  dans 
la  pièce  intitulée  les  Deux  Chiens ,  au  lieu  de  :  laissez-leur  ce  bazar,  il  faudrait  :  laissez- 
leur  ce  hasard;  et  page  32! ,  dans  l'Ame  en  peine,  au  lieu  de  :  je  ne  peux  m' étendre ,  il 
faudrait  :  je  ne  peux  m'éteindre. 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  égarer  l'essor  de  vos  mélancolies  : 

Si  votre  livre,  au  temps  porte  une  confidence, 
Vous  n'en  redoutez  pas  l'amère  pénitence; 
Votre  vers  pur  n"a  pas  comme  un  tocsin  tremblant; 
Votre  muse  est  sans  tache  et  votre  voile  est  blanc! 
Et  vous  avez  au  faible  une  douceur  charmante! 

Tout  à  coup,  dans  un  de  ces  élans  qui  ne  sont  qu'à  elle  entre  les  femmes- 
poètes  de  nos  jours,  elle  s'écrie  : 

J'ai  dit  ce  que  jamais  femme  ne  dit  qu'à  Dieu. 

Sapho  devait  avoir  de  ces  cris-là  :  ou  plutôt  on  sent  que  cette  enfant  de 
Douai,  cette  fille  de  la  Flandre  y  a  puisé  en  naissant  des  étincelles  delà 
flamme  espagnole,  en  même  temps  qu'elle  ne  cesse  de  croire  à  la  madone 
comme  la  religieuse  portugaise. 

Je  voudrais  qu'un  jour  on  tirât  de  ce  volume,  qu'on  dégageât  cette  suite 
d'élégies-romances  dont  la  forme  est  si  assortie  à  la  manière  de  M'"''  Valmore, 
et  dans  lesquelles  son  sentiment  soutenu  se  produit  quelquefois  jusqu'au 
bout  avec  un  parfait  bonheur,  sans  les  tourmens  plus  ordinaires  à  l'alexan- 
drin :  Croyance,  la  Femme  aimée.  Aveu  dune  Femme,  Ne  fuis  pas  encore, 
la  double Imaije ,  Fleur  d'Enfance.  Je  citerai,  comme  échantillon,  celle-ci  : 

RKVE  D'UNE  FEMME. 

Veux-tu  recommencer  la  vie.^ 
Femme!  dont  le  front  va  pâlir, 
Veux-tu  l'enfance,  encor  suivie 
D'anges  enfans  pour  l'embellir? 
Veux-tu  les  baisers  de  ta  mère , 
Échauffant  tes  jours  au  berceau  ? 

—  •'  Quoi,  mon  doux  Éden  éphémère  : 
Oh  !  oui ,  mon  Dieu  !  c'était  si  beau  !  » 

Sous  la  paternelle  puissance, 
Veux-tu  reprendre  un  calme  essor? 
Et  dans  des  parfums  d'innocence, 
Laisser  épanouir  ton  sort  ? 
Veux-tu  remonter  le  bel  âge, 
L'aile  au  vent  comme  un  jeune  oiseau  ? 

—  «  Pourvu  qu'il  dure  davantage. 
Oh!  oui ,  mon  Dieu!  c'était  si  beau!  » 

Veux-tu  rapprendre  l'ignorance , 
Dans  un  livre  à  peine  entr'ouvert . 
Veux-tu  ta  plus  vierjje  espérance. 
Oublieuse  aussi  de  Ihiver  : 
Tes  frais  chemins  et  tes  colombes 
Les  veux-tu  jeunes  comme  toi? 


REVUE.  — CHRONIQUE.  431 

—  «  Si  mes  chemins  n'ont  plus  de  tombes, 
Oh!  oui,  mon  Dieu!  rendez-les  moi!  » 

Reprends  donc  de  ta  destinée , 
L'encens,  la  musique,  les  fleurs! 
Et  reviens,  d'année  en  année. 
Au  temps  qui  change  tout  en  pleurs  : 
Va  retrouver  l'amour,  le  même  ! 
Lampe  orageuse,  allume-toi! 

—  «  Retourner  au  monde  où  l'on  aime... 
O  mon  Sauveur  !  éteignez-moi  !  » 

Voilà  bien  la  forme  charmante ,  mélange  de  la  chanson  et  de  l'élégie,  pé- 
trie de  Béranger  et  de  Boïeldieu ,  la  poétique  romance ,  le  cri  à  la  fois  har- 
monieux et  impétueux  : 

Lampe  orageuse ,  allume-toi  ! 

Voilà  le  cadre  à  la  fois  composé  et  vrai ,  où ,  depuis  qu'elle  a  laissé  sa  pre- 
mière manière  d'élégie  libre,  pour  se  soucier  de  plus  d'art,  M"'*'  Valmore 
nous  semble  réussir  le  mieux. 

On  pourrait  multiplier  avec  bonheur  les  citations  dans  cette  nuance;  mais 
il  est  des  tons  plus  graves  à  indiquer.  Témoin  des  troubles  civils  de  Lyon 
en  1834,  M"^*"  Valmore  a  pris  part  à  tous  ces  malheurs  avec  le  dévouement 
d'un  poète  et  d'une  femme  : 

Je  me  laisse  entraîner  où  l'on  entend  des  chaînes; 
Je  juge  avec  mes  pleurs,  j'absous  avec  mes  peines; 
J'élève  mon  cœur  veuf  au  Dieu  des  malheureux; 
C'est  mon  seul  droit  au  ciel ,  et  j'y  frappe  pour  eux  ! 

Elle  frappa  à  d'autres  portes  encore  :  et  son  humble  voix,  enhardie  dès  qu'il 
le  fallut,  rencontra  des  cœurs  dignes  de  l'entendre  quand  elle  parla  d'amnistie. 
Qu'on  lise  la  pièce  qui  porte  ce  titre,  et  celle  encore  qu'elle  a  adressée,  après 
la  guerre  civile ,  à  Adolphe  Nourrit  à  Lyon ,  à  ce  généreux  talent  dont  la  voix, 
née  du  cœur  aussi ,  répond  si  bien  à  la  sienne  :  cela  s'élève  tout-à-fait  au- 
dessus  des  inspirations  personnelles  de  l'élégie. 

j^jme  Valmore  (ce  recueil  l'attesterait,  quand  l'amitié  d'ailleurs  ne  le  sau- 
rait pas)  a  elle-même  connu  une  sorte  d'exil,  trop  peu  volontaire,  hélas! 
sous  le  ciel  d'Italie.  Sa  petite  pièce,  intitulée  MiUui,  nous  la  montre  plus  sen- 
sible encore  aux  maux  de  la  grande  famille  humaine  qu'aux  beautés  de 
l'éblouissante  nature.  Mais  rien  ne  nous  a  plus  touché,  comme  grandeur, 
élévation  et  bénédiction  au  sein  de  l'amertume,  que  l'hymne  que  voici  : 

AU  SOLEIL. 

ITALIE. 

Ami  de  la  paie  indigence  ! 
Sourire  éternel  au  malheur  ! 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'une  intarissable  indulgence, 
Aimante  et  visible  chaleur  : 
Ta  flamme ,  d'orage  trempée , 
Ne  s'éteint  jamais  sans  espoir  ; 
Toi  !  tu  ne  m'as  jamais  trompée 
Lorsque  tu  m'as  dit ,  au  revoir  ! 

Tu  nourris  le  jeune  platane , 

Sous  ma  fenêtre  sans  rideau , 

Et  de  sa  tête  diaphane 

A  mes  pleurs  tu  fais  un  bandeau  : 

Par  toute  la  grande  Italie , 

Où  je  passe  le  front  baissé , 

De  toi  seul ,  lorsque  tout  m'oublie , 

Notre  abandon  est  embrassé  ! 

Donne-nous  le  baiser  sublime 
Dardé  du  ciel  dans  tes  rayons , 
Phare  entre  l'abîme  et  l'abîme 
Qui  fait  qu'aveugles  nous  voyons  ! 
A  travers  les  monts  et  les  nues 
Où  l'exil  se  traîne  à  genoux , 
Dans  nos  épreuves  inconnues, 
Ame  de  feu ,  plane  sur  nous  ! 

Oh  !  lève-toi  pur  sur  la  France 
Où  m'attendent  de  chers  absens  ; 
A  mon  fils,  ma  jeune  espérance, 
Rappelle  mes  yeux  caressans  ! 
De  son  âge  éclaire  les  charmes; 
Et  s'il  me  pleure  devant  toi , 
Astre  aimé  !  recueille  ses  larmes , 
Pour  les  faire  tomber  sur  moi  ! 

Je  voudrais  insister  sur  cette  belle  pièce,  et  près  de  l'auteur  lui-même, 
parce  qu'à  la  profondeur  du  sentiment  elle  unit  la  largeur  et  la  pureté  de 
l'expression.  Ici  aucun  tourment.  11  n'y  a  d'image  un  peu  hasardée  que  celle 
de  ce  jeune  platane  qui ,  de  sa  télé  diaphane,  fait  un  bandeau  à  des  pleurs;  et 
encore  on  passe  cela  et  on  le  comprend  à  la  faveur  de  la  fenêtre  sans  rideau 
qui  vous  a  saisi.  Les  autres  métaphores,  si  hardies  qu'elles  soient,  y  sont 
vraies,  sensibles  à  la  pensée,  subsistantes  à  la  réflexion.  Oh!  que  le  poète, 
dût-il  beaucoup  souffrir,  fasse  souvent  ainsi!  quand  l'Italie  et  son  soleil  n'au- 
raient valu  à  la  chère  famille  errante  que  cette  fleur  sombre  au  parfum  profond, 
tant  de  douleur  ne  serait  pas  perdue  ! 

S.-B. 


V.  DE  Mars. 


EXPÉDITION 


DE 


LA  RECHERCHE 

AU  SPITZBERG. 


IV. 

HAM7IERFEST. 


Dans  une  des  baies  de  Hvalœ,  à  droite  en  venant  de  la  pleine  mer,  on 
aperçoit  cinq  à  six  maisons  bâties  au  bord  des  rochers,  surmontées  d'un  clo- 
cher en  bois  et  défendues  par  deux  pacifiques  canons  où  les  oiseaux  viennent 
nicher.  C'est  Hammerfest,  la  dernière  ville  du  nord.  Elle  est  plus  grande  qu'on 
ne  le  croirait  au  premier  abord.  Plus  de  la  moitié  de  ses  habitations  sont  ca- 
chées dans  un  ravin,  et  lorsque,  par  une  matinée  d'été,  on  gravit  la  montagne 
rocailleuse  qui  la  domine,  un  point  de  vue  imposant  se  déroule  aux  regards. 
Au  pied  de  la  montagne  est  la  ville  avec  ses  jolies  maisons  de  marchands,  ses 
magasins  rouges  et  ses  cabanes  de  pécheurs,  s'étendant  comme  une  ceinture 
au  bord  de  l'eau  ;  avec  son  port,  creusé  dans  une  enceinte  de  collines,  couvert  de 
barques  et  debàtimens  de  commerce.  Puis,  de  l'autre  côté  de  la  baie  Fugle- 

TOME  XVII.  —  15  JANVIER  1838.  9 


134.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nœs  (1),  langue  étroite  de  terre  où  s'élèvent  aussi  quelques  habitations,  on 
découvre  la  mer  où  flotte  la  grande  voile  carrée  du  bateau  norvégien ,  et,  dans 
le  lointain,  les  montagnes  de  Sorœ  aux  cimes  échancrées  et  couvertes  de  glaces 
éternelles. 

Dès  le  milieu  du  moyen-âge ,  le  nom  de  Hammerfest  apparaît  dans  les  an- 
nales du  commerce  de  Finmark.  Ce  n'était  alors  qu'un  groupe  de  cabanes; 
mais  le  port  sur  et  commode  était  déjà  connu  des  marchands  de  Bergen, 
et  des  pécheurs  russes  qui  tantôt  se  contentaient  de  jeter  leurs  filets  à  la  mer, 
et  tantôt  exerçaient  sur  les  côtes  le  métier  de  pirates.  Le  commerce  de  Fin- 
mark,  monopolisé  pendant  un  siècle ,  réduisit  la  population  de  cette  contrée 
à  une  espèce  de  servage  et  la  plongea  dans  une  profonde  misère.  En  1789,  le 
gouvernement  danois  comprit  enfin  les  funestes  résultats  du  pacte  qu'il  avait 
conclu  avec  une  société  avide  et  cruelle.  Le  commerce  redevint  libre,  et  Ham- 
merfest reçut  en  même  temps  ses  privilèges  de  ville  marchande.  Dans  la 
pensée  des  rédacteurs  de  l'ordonnance  de  1789,  cette  ville  devait  prendre  un 
rapide  accroissement.  On  la  croyait  destinée  à  devenir  le  point  central  du 
commerce  dans  le  nord,  l'entrepôt  du  Finmark  et  d'Archangel;  mais  ces 
espérances  ne  se  réalisèrent  pas;  Hammerfest  resta  long-temps  un  lieu  de 
passage  et  rien  de  plus.  M.  Léopold  de  Buch  qui  la  vit,  en  1801 ,  en  fait 
un  tableau  fort  triste:  «Toute  la  ville,  dit-il,  y  compris  la  demeure  du 
prêtre,  se  compose  de  neuf  habitations,  quatre  marchands,  une  maison  de 
douane,  une  école  et  un  cordonnier.  Sa  population  ne  s'élève  pas  à  plus  de 
quarante-quatre  personnes.  On  n'y  trouve  aucune  subsistance ,  pas  même  du 
bois  pour  se  chauffer  (2). 

Dans  l'espace  de  trente  ans,  cette  humble  cité  est  sortie  de  l'état  d'anéan- 
tissement auquel  M.  de  Buch  semblait  la  condamner.  Si  le  savant  voyageur 
y  revenait  aujourd'hui ,  il  y  trouverait  environ  quatre-vingts  maisons  et  quatre 
cents  habitans,  plusieurs  larges  magasins,  deux  auberges  portant  le  titre 
d'hôtel,  des  ouvriers,  des  fabriques,  voire  même  un  jeu  de  billard. 

C'est  par  l'industrie  des  marchands  que  ce  progrès  s'est  opéré,  et  les  mar- 
chands composent  toute  l'aristocratie  de  la  contrée.  Ceux  qui  ont  le  bonheur 
d'être  nommés  agens  consulaires  de  quelque  pays  étranger,  jouissent  d'un 
immense  privilège.  On  leur  donne  le  titre  de  consul,  et  leur  femme ,  au  lieu 
de  s'appeler  tout  simplement  madame,  s'appelle  frue.  Dans  les  circonstances 
habituelles  de  la  vie,  la  décoration  du  consul  est  une  broderie.  Dans  les  graves 
occasions  il  passe  avant  tous  les  autres  marchands.  Le  prêtre  est  trop  mo- 
deste pour  ne  pas  laisser  la  place  libre  à  ces  sommités  nobiliaires.  Le  chef 
de  la  douane  pourrait  seul  leur  disputer  la  prééminence  avec  son  pantalon 
à  bandes  d'or  et  sa  casquette  constamment  ornée  d'un  ambitieux  galon. 

L'été,  cette  petite  ville  de  Hammerfest  offre  un  tableau  riant  et  animé  : 


[4)  Promontoire  des  oiseaux. 

(2)  Reise  nach  yorwegen,  von  Leopol(]  von  Bucli ,  Ile  th. 


EXPÉDITION  AU   SPITZBERG.  135 

elle  voit  arriver  près  de  deux  cents  bàtimens ,  soit  norvégiens  ,  soit  étrangers , 
dans  l'espace  de  quelques  mois  (1).  Les  uns,  il  est  vrai ,  ne  font  que  traverser 
la  baie  pour  se  diriger  sur  Archangel  ou  Tromsœ;  d'autres  vont  d'île  en  île 
compléter  leur  cargaison  ;  mais  un  grand  nombre  s'arrêtent.  Ils  apportent 
de  la  farine,  du  chanvre  ,  des  étoffes,  et  prennent  en  échange  du  poisson  et 
de  l'huile  de  poisson,  des  peaux  de  rennes,  de  chèvres,  de  loutres,  de  re- 
nards, et  de  l'édredon.  Hammerfest  est  la  capitale  commerciale  de  tout  le 
West-Finmark.  Elle  attire  à  elle  la  plupart  des  produits  de  la  contrée,  c'est- 
à-dire  la  chasse,  la  pêche,  et  répand  en  détail,  dans  les  diverses  stations 
marchandes  du  district ,  les  denrées  étrangères  qu'elle  a  reçues. 

Les  Russes  arrivent  en  grand  nombre  dans  cette  ville.  Depuis  l'ordonnance 
de  1789,  ils  ont  conquis  tout  le  commerce  de  Finmark ,  affermé  jusqu'alors 
aux  négocians  de  Bergen.  A  peine  voit-on  par  année  deux  ou  trois  bricks  sué- 
dois, danois  ou  allemands;  mais  chaque  jour  de  bon  vent  amène  plusieurs  lo- 
die  russes.  Ce  sont  de  courts  navires  à  trois  mâts,  la  plupart  si  vieux  et  si  usés, 
qu'on  ne  les  croirait  pas  capables  de  résister  à  un  orage.  Les  plus  petits  ne  sont 
pas  même  cloués  ;  de  l'avant  à  l'arrière  les  planches  sont  cousues  avec  du 
chanvre.  On  raconte  que  l'empereur  de  Ptussie,  voyant  un  jour  un  de  ces  navi- 
res entrer  dans  le  port  de  Saint-Pétersbourg ,  en  fut  si  frappé,  qu'il  l'exempta 
à  l'avenir  de  tout  droit  de  douane.  Avec  ces  frêles  bàtimens  qui  effraie- 
raient un  matelot  de  Portsmouth,  les  Russes  doublent  le  cap  Nord  et  pénètrent 
dans  toutes  les  baies  de  l'Océan  glacial.  Tandis  que  les  uns  exploitent  ainsi 
le  commerce  de  Finmark,  d'autres  s'en  vont  stationner  près  des  bancs  de 
pêche.  Plus  habiles  et  plus  actifs  que  les  Norvégiens,  ils  remportent  souvent 
un  bateau  chargé  de  poisson  d'un  lieu  où  leurs  concurrens  ne  retirent  qu'un 
filet  à  moitié  vide.  Il  leur  est  défendu  de  pêcher  à  un  mille  de  la  cote,  mais 
ils  dépassent  chaque  jour  les  limites  qui  leur  sont  imposées.  Ils  fatiguent  par 
leur  persévérance  l'attention  de  ceux  qui  doivent  les  surveiller.  A  l'est,  à 
l'ouest,  au  nord,  ils  cernent  de  toutes  parts  la  côte  de  Finmark.  Ils  y  reviennent 
sans  cesse.  N'était  la  forteresse  de  Vardœhus  qui  les  force  à  rebrousser  che- 
min, ils  seraient  déjà  paisiblement  installés  sur  le  sol  norvégien. 

A  côté  du  navire  russe  apparaît  la  pauvre  barque  du  Finnois,  qui  vient 
apporter  au  marchand  le  poisson  qu'il  a  péniblement  péché  pendant  plusieurs 
mois  et  régler  une  partie  de  ses  vieilles  dettes.  Sur  la  plate-forme  en  bois  qui 
entoure  les  magasins,  on  aperçoit  toutes  sortes  de  costumes,  on  entend 
parler  toutes  les  langues  du  nord.  Et  le  marchand  est  là,  alerte  et  affairé ,  la 
casquette  de  peau  de  loutre  sur  la  tête,  la  plume  sur  l'oreille,  courant  de 
son  comptoir  à  son  entrepôt ,  tantôt  attiré  par  une  balle  de  farine  dont  il  faut 
mesurer  le  poids,  tantôt  par  une  addition ,  et  faisant  un  cours  de  philologie 
russe,  suédoise,  laponne,  allemande,  en  même  temps  qu'un  cours  d'es- 
compte. C'est  sa  saison  de  labeur.  C'est  de  ces  trois  ou  quatre  mois  de  corn- 

(1)  Bereimiiiger  om  den  œconomishc  Tilstand  i  Sorge ,  pag.  530. 

9. 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

binaîsons  et  d'écritures  que  dépendent  ses  succès  de  toute  une  année.  Alors 
il  expédie  des  bâtimens  de  pêclie  au  Spitzberg  et  des  charges  de  poisson  en 
Espagne  et  en  Portugal.  Toute  la  journée  s'écoule  ainsi  dans  un  perpétuel 
enchaînement  d'affaires ,  et ,  le  soir,  viennent  les  causeries  autour  du  bol  de 
punch.  Alors  tous  ces  honnêtes  marchands  s'abandonnent  avec  joie  à  leur  fran- 
chise de  cœur,  à  leurs  habitudes  hospitalières,  et,  s'il  y  a  un  étranger  parmi 
eux,  ils  sont  pour  lui  d'une  bonté  et  d'une  prévenance  sans  égales.  A  défaut 
des  grandes  questions  politiques  et  des  nouvelles  de  bourse,  qui  n'ont  ici  qu'un 
lointain  et  faible  retentissement,  on  s'occupe  beaucoup  des  nouvelles  du  dis- 
trict, et  chaque  anecdote,  tombant  au  milieu  de  cette  société  paisible,  produit 
une  commotion  qui  passe  en  quelques  heures  du  salon  du  consul  à  la  cabane 
du  pêcheur.  L'état  de  la  température  joue  surtout  un  grand  rôle  dans  les 
conversations,  et  le  baromètre  est  l'oracle  de  toute  la  maison.  Les  dames, 
qui  en  sont  encore  à  l'enfance  de  l'art,  s'abordent  en  se  disant  :  Nous  avons 
aujourd'hui  vent  d'est;  —et  les  hommes,  qui  sont  beaucoup  plus  avancés ,  di- 
sent :  Nous  aurons  demain  vent  du  nord.  —  Puis  l'été  est  une  merveilleuse 
époque  qui  apporte  chaque  jour  quelque  événement  inattendu.  C'est  un 
navire  étranger  qu'on  n'avait  pas  vu  depuis  deux  années  et  qui  tout  à  coup 
reparaît  dans  le  port;  c'est  un  pêcheur  qui  a  pris,  au  bout  de  sa  ligne,  un 
poisson  d'une  forme  singulière;  c'est  un  voyageur  qui  entre  avec  armes  et 
bagage  dans  l'hôtel  de  M.  Bangh;  et  jusqu'à  ce  qu'on  sache  au  juste  qui  il 
est,  à  quels  heureux  commentaires  ne  sera-t-il  pas  livré? 

Que  si ,  à  travers  les  brouillards  flottans  et  les  nuages  épais  qui  voilent  or- 
dinairement le  ciel  de  Hammerfest ,  on  voit  tout  à  coup  surgir  un  beau  soleil, 
si  les  montagnes  des  îles  apparaissent  au  loin  avec  leurs  flancs  bleuâtres  et 
leur  cime  étincelante ,  si  la  mer  que  nul  vent  n'agite  se  déroule  comme  un 
lac  d'argent  entre  la  ville  et  les  rochers,  oh!  c'est  un  beau  et  poétique 
spectacle;  et  l'étranger  qui,  pour  le  voir,  est  monté  au  sommet  du  Tyvefield , 
n'oubliera  pas  l'aspect  grandiose  de  cet  horizon  où  la  terre  et  les  eaux  sem- 
blent se  disputer  l'espace ,  et  cette  mer  orageuse  qu'une  heure  de  calme  apla- 
nit, qu'une  clarté  vermeille  colore,  et  cette  nature  sévère  qui  soudain 
se  déride  et  sourit  à  ceux  qui  la  contemplent.  Un  soir,  au  mois  d'août,  j'ai 
vu,  du  haut  de  ces  pics  élancés  comme  une  flèche  de  cathédrale ,  le  soleil ,  un 
instant  voilé  par  un  léger  nuage,  se  lever  à  minuit  dans  tout  son  éclat.  Alors 
la  mer  était  éblouissante  de  lumière  ;  les  montagnes  avaient  une  teinte  d'azur 
comme  les  horizons  lointains  des  contrées  méridionales,  et  les  lacs  posés  aux 
flancs  des  collines ,  endormis  dans  leur  bassin  de  granit,  ressemblaient  à  des 
coupes  de  cristal.  Lorsque  ces  beaux  jours  apparaissent ,  il  se  fait  dans  toute 
la  ville  un  grand  mouvement.  Chacun  veut  jouir  de  ce  tableau  si  rare ,  hélas  ! 
et  si  rapide.  Les  affaires  sont  suspendues;  les  femmes  sortent  pour  voir  si  les 
plantes  qu'elles  cultivent  avec  tant  de  soin  n'ont  pas  poussé  quelques  fleurs, 
et  les  hommes,  assis  sur  un  banc,  se  dilatent  au  soleil.  Mais  ces  jours  d'é- 
panouissement n'apparaissent  que  de  loin  en  loin  ;  un  brouillard  épais  voile 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  137 

l'azur  du  ciel;  le  froid  recommence  au  beau  milieu  de  l'été;  puis  bientôt  les 
bâtimens  étrangers  disparaissent  l'un  après  l'autre,  les  entrepôts  se  ferment, 
les  affaires  cessent,  tout  retombe  dans  un  profond  silence.  Voici  l'hiver.  Et 
quel  hiver!  des  nuits  sans  lin,  un  ciel  noir,  un  sol  glacé.  A  midi,  au  mois 
de  décembre,  il  faut  se  placer  bien  près  de  la  fenêtre  pour  pouvoir  lire  quel- 
ques pages.  Du  matin  au  soir  la  lampe  est  allumée  dans  toutes  les  maisons,  et 
plus  d'étrangers,  plus  de  mouvement,  plus  de  nouvelles.  La  poste, qui  arrive 
trois  fois  par  mois,  n'arrive  plus  qu'à  des  époques  indéterminées.  Celle  qui 
passe  à  travers  les  montagnes  de  Suède  est  souvent  arrêtée  par  la  nuit  et  les 
mauvais  chemins;  celle  qui  vient  de  Drontheim  par  mer  rencontre  encore 
plus  d'obstacles.  La  ville,  naguère  si  occupée  et  si  vivante,  est  maintenant 
comme  un  monde  à  part,  isolé  de  l'univers  entier.  Les  pauvres  gens  qui  l'ha- 
bitent cherchent  alors  tous  les  moyens  possibles  de  se  distraire.  Ils  ont  formé 
une  association  pour  se  procurer  des  livres  danois  et  allemands.  Ils  se  rassem- 
blent le  soir  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez  l'autre,  si  les  tourbillons  de  neige 
ne  les  empêchent  pas  de  sortir.  Ils  boivent  du  punch,  ils  fument,  ils  jouent 
aux  cartes.  Les  plus  lettrés  d'entre  eux  doivent  se  résigner  à  ces  distractions 
monotones;  car  lire  ou  écrire  long-temps  à  la  lueur  d'une  lampe  est  chose  im- 
possible. Un  de  leurs  grands  plaisirs,  lorsque  parfois  le  ciel  s'éclaircit,  est 
de  prendre  les  longs  patins  en  bois  norvégiens  et  de  s'en  aller  courir  à  tra- 
vers les  rocs  et  les  montagnes  dont  les  flots  de  neige  effacent  toutes  les  aspé- 
rités. 

Vers  la  fin  du  mois  de  janvier,  ils  commencent  à  chercher  à  l'horizon  les 
premières  lueurs  du  soleil  qui  les  a  fuis  pendant  si  long-temps.  D'abord  on 
ne  distingue  dans  la  brume  sombre  qu'une  teinte  rougeatre;  mais  c'est  le 
signe  que  chacun  connaît  et  dont  chacun  se  réjouit.  C'est  le  signe  précurseur 
de  ce  soleil  qui  va  raviver  la  terre  et  les  hommes.  Le  premier  qui  l'a  vu  sur- 
gir l'annonce  à  haute  voix,  et  tout  le  monde  accourt  sur  la  colline;  et,  ce 
jour-là,  c'est  fête  dans  toutes  les  familles.  Peu  à  peu  la  teinte  rouge  grandit. 
C'était  une  ligne  informe,  c'est  maintenant  un  large  disque  qui  traverse  les 
nuages,  et  qui,  de  semaine  en  semaine,  s'arrête  plus  long-temps  à  l'horizon  jus- 
qu'à ce  qu'il  y  reste  sans  relâche  des  mois  entiers. 

L'île  de  la  Baleine  (Hvalœ) ,  où  Hammerfest  est  bâtie,  est  une  terre  ro- 
cailleuse qui  ne  produit  ni  arbres  ni  fruits.  Je  l'ai  traversée  deux  fois,  et,  sur 
ses  huit  ou  dix  lieues  d'étendue,  je  n'ai  trouvé  que  des  crêtes  de  montagnes 
dépouillées  de  végétation,  cà  et  là  quelques  maigres  bouleaux,  de  la  mousse 
de  renne  dans  les  vallées,  et  des  masses  de  neige,  d'où  les  torrens  s'échappent 
en  mugissant.  Dans  la  baie  de  Hammerfest ,  toutes  les  peines  que  le  marchand 
s'est  données  pour  avoir  un  jardin  sous  sa  fenêtre ,  n'ont  abouti  qu'à  faire 
germer  un  peu  de  cerfeuil,  une  tige  de  salade.  Au  mois  d'octobre,  toute  vé- 
gétation cesse ,  tout  se  fane  ;  les  fleurs  même ,  que  l'on  garde  avec  les  plus 
grandes  précautions  dans  les  appartemens,  meurent  faute  d'air  et  de  lumière. 

Dans  l'intérieur  de  l'île,  il  n'existe  aucune  habitation;  mais  sur  la  côte,  au 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bord  des  golfes ,  le  pêcheur  est  venu  bâtir  sa  cabane  là  où  il  a  pu  trouver  un 
peu  d'herbe  et  de  gazon.  J'avais  grande  envie  de  voir  ces  habitations  si  pauvres 
et  si  isolées;  et  lorsqu'un  jour  M.  Aall,  le  digne  prêtre  de  Hamnierfest,  me 
proposa  de  nie  conduire  au-delà  de  l'île  dans  une  de  ses  trois  paroisses ,  j'ac- 
ceptai son  offre  avec  joie. 

Nous  partîmes  à  pied  un  samedi  matin  avec  un  jeune  Lapon  qui  devait 
nous  servir  de  guide  et  porter  nos  provisions.  Après  avoir  gravi  une  pre- 
mière crête  de  montagnes ,  nous  descendîmes  à  Ryppefiord  ,  jolie  petite  baie 
où  un  pêcheur  a  bâti  cinq  à  six  cabanes  en  bois  à  mesure  que  la  pêche  l'en- 
richissait. C'est  un  homme  intelligent  qui  a  lui-même  donné  des  leçons  à  son 
fils  et  l'a  mis  en  état  d'être  maître  d'école  de  la  paroisse.  11  nous  conduisit 
dans  une  île  appelée  Kiriiegaardœ  (l'île  du  Cimetière).  C'était  là  qu'on  en- 
terrait autrefois  les  malfaiteurs  et  les  suicidés.  La  justice  ecclésiastique  de 
cette  contrée  était  plus  sévère  que  la  nôtre;  elle  rejetait  ces  malheureux  hors 
de  la  communauté  chrétienne;  elle  les  isolait  au  milieu  d'une  île  déserte. 
Quelquefois  aussi  on  enterrait  là  ceux  qui  étaient  morts  victimes  d'une  tem- 
pête ou  d'un  accident.  Peu  importe,  disent  les  philosophes,  dans  quel  lieu 
repose  notre  corps  quand  l'ame  ne  l'habite  plus  ;  et  cependant ,  j'en  suis  sûr, 
bien  des  étrangers,  à  qui  l'on  parlait  de  cette  redoutable  île  du  Cimetière, 
ont  dû  frémir  à  l'idée  qu'en  faisant  naufrage  sur  la  côte,  ils  pouvaient  subir 
cet  ostracisme  de  la  mort,  et  être  enterrés  là,  loin  de  leur  pays,  au  sein  de 
l'Océan  glacial,  seuls  avec  des  hommes  marqués  pendant  leur  vie  d'une  tache 
honteuse.  Le  peuple  dit  qu'autrefois,  à  certaines  époques  de  l'année,  on 
voyait  ces  malheureux  se  lever  au  milieu  de  la  nuit.  Ils  erraient  sur  les  ro- 
chers au  bord  de  la  grève,  et  l'on  distinguait  dans  l'ombre  les  blancs  replis 
de  leur  linceul.  Les  uns  imploraient  une  barque  pour  pouvoir  s'en  aller  visi- 
ter leur  demeure  ;  d'autres  mêlaient  le  cri  de  leurs  remords  au  gémissement 
des  vagues ,  au  souffle  de  la  tempête.  L'un  d'eux,  un  jeune  homme  (son 
histoire  fut  long-temps  populaire  dans  le  Nord  )  avait  tué  un  officier 
danois  qui  tentait  de  séduire  sa  fiancée.  On  le  voyait  apparaître  à  certains 
jours,  probablement  le  jour  de  son  crime;  et  tout  seul  à  l'écart,  assis  sur 
une  pointe  de  terre ,  il  demandait  que  le  prêtre  vînt  bénir  la  tombe  où  il  ne 
pouvait  dormir,  et  que  sa  bien-aimée  vînt  y  jeter  quelques  fleurs. 

L'honnête  Norvégien  qui  nous  racontait  ces  traditions,  en  savait  encore 
plusieurs  autres.  Il  nous  dit  aussi  que,  pendant  l'hiver  de  1800,  à  la  pêcherie 
de  Lofodden,  une  nuit,  il  vit  apparaître  un  homme  armé  de  la  tête  aux  pieds, 
portant  l'étendard  anglais  d'une  main  et  de  l'autre  brandissant  une  épée  du 
côté  du  Danemark.  Il  prédit  alors  qu'il  y  aurait  bientôt  une  grande  bataille 
entre  les  Danois  et  les  Anglais.  Personne  ne  voulut  le  croire;  et,  l'année  sui- 
vante, l'amiral  Nelson  brûlait  la  flotte  danoise  dans  le  port  de  Copenhague. 

De  retour  sur  la  côte  de  Hvalœ,  nous  continuâmes  notre  route  à  travers 
les  rudes  aspérités  des  rocs,  les  ravins  humides  et  fangeux ,  les  broussailles 
tortueuses ,  la  neige  et  les  torrens.  Le  bateau  qui  devait  nous  conduire  à 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  139 

Hvalsund  nous  attendait  à  Sœholm.  A  quelque  distance  de  là,  nous  aperçûmes 
une  tente  de  Lapons.  Ils  avaient  abandonné  dans  une  île  voisine  leurs  rennes 
aux  soins  d'un  gardien,  et  ils  étaient  venus  s'installer  là  pour  pêcher.  Leur  tente 
se  composait  de  cinq  à  six  bandes  de  vadmel  vieilles  et  noircies,  posées  sur 
quatre  piquets  et  ouvertes  par  le  haut  pour  laisser  sortir  la  fumée.  Une  vieille 
femme  était  accroupie  auprès  d'un  foyer,  écrasant  du  sel  sur  une  planche. 
Les  hommes  étaient  dehors  avec  leurs  robes  en  peau  de  rennes,  immobiles  et 
apathiques.  Du  poisson  séchait  sur  des  perches  à  quelques  pas  d'eux,  et  des 
entraillesdepoisson  jonchaient  le  sol.  En  face  de  leur  demeure,  de  l'autre  côté 
de  l'eau,  on  voyait  s'élever  une  pyramide  en  pierre.  C'était  une  de  ces  pierres 
saintes,  une  de  ces  Passe-Vare  où  les  Lapons  allaient  autrefois  offrir  des  sacri- 
fices. Mais  autour  de  ce  lieu  vénéré,  dont  les  idolâtres  ne  s'approchaient  que 
la  tête  nue  et  le  front  incliné,  il  n'existe  plus  ni  cornes  de  béliers, ni  pieds  de 
rennes,  ni  rien  de  ce  qu'ils  avaient  coutume  d'immoler  au  dieu  de  la  chasse 
et  au  dieu  du  tonnerre,  à  Sarahha,  la  déesse  des  enfantemens,  et  à  Jabbe- 
Âlika,  la  mère  de  la  mort.  Les  missionnaires  duxviii"  siècle  les  ont  con- 
vertis, et  les  Passe-Vare  n'existent  plus  que  comme  des  nionumens  d'une  an- 
cienne superstition  qui  a  perdu  son  empire. 

Le  soir,  après  quatorze  heures  d'une  marche  pénible  et  d'une  navigation 
contrariée  par  le  vent,  nous  arrivâmes  à  Hvalsund,  dans  la  maison  du  mar- 
chand. Tous  ces  marchands  des  petites  îles  du  Tsord  sont  tenus  d'héberger 
les  voyageurs,  mais  ils  ont  en  même  temps  le  droit  de  se  faire  payer,  et  ja- 
mais ils  ne  veulent  rien  recevoir.  Ils  ouvrent  à  l'étranger  qui  vient  les  voir 
leurs  armoires  et  leurs  celliers.  La  maîtresse  de  maison  emploie  pour  lui  ses 
meilleures  recettes  de  cuisine,  la  jeune  lille  tire  du  buffet  la  plus  belle  nappe, 
et  le  père  de  famille  apporte  sur  la  table  avec  un  naïf  orgueil  la  vieille  bou- 
teille de  vin  de  Porto  qu'il  réserve  pour  les  grandes  occasions.  Chacun 
ainsi  s'empresse  autour  de  l'étranger, et,  quand  il  s'en  va, on  lui  tend  la  main 
et  on  le  remercie  d'être  venu. 

Hvalsund  est  une  de  ces  stations  de  commerce  où  abordent  chaque  année 
quelques  lodie  russes  et  quelques  bateaux,  oij  les  habitans  des  montagnes 
et  des  côtes  viennent  apporter  leurs  peaux  de  rennes,  leur  poisson,  et  faire 
leurs  approvisionnemens  de  l'année.  En  1763,  on  y  bâtit  une  chapelle.  C'est 
depuis  ce  temps  le  chef-lieu  d'une  paroisse  toute  peuplée  de  Lapons.  Le  prêtra 
de  Hammerfest  y  vient  trois  fois  par  an  célébrer  l'office  divin.  Il  envoie  uii 
exprès  au  marchand  pour  lui  annoncer  le  jour  de  son  arrivée;  le  marchand 
l'annonce  à  un  Lapon  qui  le  répète  à  un  autre,  et  la  nouvelle  court  ainsi  à 
quinze  lieues  à  la  ronde,  de  fiord  en  fiord ,  de  montagne  en  montagne,  et  le 
dimanche  toute  la  communauté  accourt. 

Elle  était  déjà  réunie  sous  nos  fenêtres,  le  matin,  quand  nous  nous  éveil- 
lâmes. Ceux-ci  étaient  venus  à  pied,  ceux-là  en  bateau,  et  leur  physionomie, 
leur  costume,  leur  attitude,  tout  dans  ces  groupes  étranges  m'offrait  un  sin- 
gulier et  curieux  tableau.  Le  caractère  distinctif  de  ces  assemblées  de  Lapons, 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  l'indolence.  Les  uns  se  tiennent  debout  au  soleil  ;  d'autres  restent  assis  sur 
le  gazon.  Ils  restent  là  des  heures  entières  muets  et  immobiles.  Les  plus  lieureux 
sont  ceux  qui  ont  une  vieille  pipe  et  un  peu  de  tabac.  En  hiver,  ils  portent  de 
lourdes  peaux  de  rennes  sur  le  corps;  en  été,  des  blouses  de  vadmel  (Ao/ïe) 
gris  ou  bleu ,  surmontées  d'un  collet  orné  de  broderies  en  fil  rouge,  serrées  au 
milieu  du  corps  par  une  ceinture  de  cuir  et  ornées  d'un  galon  de  drap  rouge  et 
quelquefois  d'une  lisière  à  la  partie  inférieure.  Leurs  longs  cheveux  flottent 
sur  leurs  épaules,  et  un  bonnet  en  drap  de  diverses  couleurs,  taillé  comme 
une  calotte,  leur  couvre  la  tête.  Ils  n'ont  ni  linge,  ni  bas;  un  pantalon  étroit 
descend  jusqu'à  leurs  souliers,  et  quelques-uns  portent  de  grandes  bottes  en 
cuir.  Sur  la  poitrine,  ils  ont  une  poche  en  toile  suspendue  au  cou  par  un  épais 
cordon,  et  cachée  sous  leur  blouse.  C'est  là  qu'ils  mettent  leur  bourse,  leur 
tabac,  leur  cuillère  en  corne  de  renne,  des  aiguilles  à  coudre,  du  fil,  un  bri- 
quet et  de  l'amadou.  Le  costume  des  femmes  ressemble  à  celui  des  hommes. 
C'est  la  même  blouse  sans  collet,  la  même  ceinture,  et  les  mêmes  souliers  en 
cuir,  terminés  en  pointe  et  garnis  de  foin  en  dedans.  Mais  leur  pantalon  ne 
descend  guère  que  jusqu'aux  genoux;  le  reste  de  la  jambe  est  caché  par  les 
cordons  de  souliers  qu'elles  tournent  et  retournent  de  manière  à  en  faire  une 
espèce  de  bas.  Leur  bonnet  est  en  étoffe  de  couleur,  surmonté,  comme  celui 
des  femmes  d'Islande  et  de  Normandie,  d'une  pointe  pareille  à  un  cimier  de 
casque.  Elles  portent  à  leur  ceinture  leur  bourse,  leur  tabac  et  tout  ce  dont 
elles  ont  besoin  pour  coudre.  Quelques-unes  ont  eu  la  singulière  idée  d'ad- 
joindre à  leur  antique  costume  lapon  un  fichu  d'indienne.  C'est  une  chose 
horrible  à  voir  que  cette  étoffe  de  Mulhouse  tombant  sur  une  peau  de  renne 
ou  sur  une  blouse  de  vadmel.  Elles  ont  une  prédilection  particulière  pour  tout 
ce  qui  ressemble  à  un  bijou.  Elles  portent  à  leurs  doigts  de  lourdes  bagues 
d'argent  ou  de  cuivre  grossièrement  travaillées,  et  sur  leur  ceinture  des  bou- 
tons d'argent.  La  plupart  sont  laides.  Leur  type  de  figure  est  celui  qui  a  été 
souvent  décrit  par  les  historiens  :  la  face  plate,  les  joues  creuses,  les  pommettes 
saillantes.  Mais  elles  ne  sont  ni  si  laides,  ni  si  petites,  ni  si  sales  qu'on  l'a  dit, 
et,  parmi  celles  que  j'ai  vues  à  Hvalsund ,  il  y  en  avait  plusieurs  remarquables 
par  la  finesse  de  leurs  traits  et  la  douce  expression  de  leur  visage. 

Quand  le  prêtre  parut  sur  le  seuil  de  l'habitation,  les  Lapons,  hommes  et 
femmes,  s'approchèrent  de  lui  et  vinrent  le  saluer  selon  leur  coutume  natio- 
nale, en  lui  passant  la  main  autour  de  la  taille  comme  pour  l'embrasser.  Ils 
ont  pour  leur  prêtre  un  véritable  attachement  et  un  profond  respect.  Quand 
ils  lui  parlent,  ils  l'appellent  toujours  cher  père ,  excellent  père.  Quand  il 
entre  dans  leur  demeure,  ils  se  lèvent  aussitôt,  le  prennent  par  la  main  et 
le  conduisent  au  fond  de  leur  cabane  à  la  place  d'honneur.  En  général ,  les 
pauvres  Lapons  ont  été  durement  calomniés.  Les  voyageurs  qui  n'ont  fait  que 
voir  de  loin  les  sombres  demeures  oii  ils  vivent ,  leur  ont  prêté  bien  des  vices 
dont  ils  sont,  pour  la  plupart  du  moins,  très  innocens.  Il  suffit  de  rester  quel- 
que temps  parmi  eux ,  de  causer  avec  eux ,  de  les  suivre  dans  les  diverses 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  14l 

situations  de  la  vie ,  pour  être  touché  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon ,  de  simple 
et  d'honnête  dans  leur  nature.  J'ai  souvent  interrogé  à  ce  sujet  les  hommes 
qui  ont  le  plus  de  rapports  avec  eux ,  les  prêtres,  les  marchands,  les  pêcheurs, 
et  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  m'ait  fait  l'éloge  de  leur  douceur  de  caractère  et 
de  leur  hospitalité.  On  les  accuse  seulement  quelquefois  de  s'abandonner 
avec  trop  peu  de  retenue  au  plaisir  de  boire ,  et  de  montrer  trop  de  méfiance 
dans  leurs  relations.  Le  premier  défaut  vient  de  la  pauvreté  de  leur  vie,  et, 
quant  au  second,  la  nature  qui  les  trompe  chaque  jour,  l'élément  rigoureux 
qui  les  poursuit  sans  cesse,  ne  leur  enseignent-ils  pas  la  méfiance,  et  la 
supériorité  pratique  des  hommes  avec  lesquels  ils  ont  un  compte  à  régler 
ne  leur  en  fait-elle  pas  une  loi.^ 

L'heure  de  l'office  sonna ,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  l'église.  En  un  in- 
stant la  nef  fut  pleine  de  Lapons.  Le  prêtre  prêchait  dans  leur  langue ,  et , 
quoique  son  sermon,  comme  il  avait  lui-même  l'humilité  de  l'avouer,  ne  fût 
ni  correctement  écrit,  ni  correctement  prononcé,  tous  l'écoutaient  avec  at- 
tention. Au  sermon  succéda  le  chant  des  psaumes,  et  la  plupart  des  La- 
pons avaient  leur  livre  à  la  main  et  joignaient  leur  voix  à  celles  du  chœur. 
Cependant  les  désirs  vulgaires  se  mêlaient  encore  à  cette  pieuse  cérémonie. 
Au  beau  milieu  du  chant,  je  vis  une  vieille  femme  traverser  la  foule  et  s'ap- 
procher d'un  homme  assis  près  de  la  chaire.  Elle  lui  dit  quelques  mots  à 
l'oreille;  alors  il  tira  gravement  de  sa  poche  une  pipe,  la  lui  donna,  et  la 
vieille  femme  sortit  avec  un  visage  radieux. 

Dans  l'après-midi ,  il  y  avait  une  joyeuse  assemblée  chez  le  marchand.  Plu- 
sieurs dames  étaient  venues  de  Hammerfest  visiter  Hvalsund ,  et  l'on  buvait 
du  punch  et  l'on  chantait.  Pendant  ce  temps,  les  Lapons  s'en  allaient  au 
liiagasin,  achetant  pour  quelques  sckellings  d'eau-de-vie  et  de  tabac,  ou  im- 
plorant un  crédit  que  le  prudent  caissier  ne  leur  accordait  pas  sans  de  longs 
préambules  et  de  nombreuses  restrictions.  L'un  d'eux,  attiré  par  notre  gaieté 
bruyante,  entra  dans  la  maison  du  marchand  et  entr'ouvrit  doucement  la 
porte  du  salon.  Nous  lui  fîmes  signe  de  s'approcher.  Il  vint  s'asseoir  par 
terre  à  nos  pieds  et  écouta.  Dans  ce  moment  on  entonnait  une  mélodie  tendre 
et  plaintive.  Le  Lapon  baissa  la  tête  et  essuya  une  larme  qui  coulait  sur  ses 
joues.  «  Oh!  me  dit-il ,  quand  il  s'aperçut  que  je  le  regardais,  nous  ne  chan- 
tons pas  ici,  nous,  mais  nous  chanterons  au  ciel.  »  Je  lui  donnai  quelques 
sckellings,  et  je  lui  demandai  s'il  avait  beaucoup  de  rennes  et  beaucoup  de 
moutons,  s'il  était  riche.  «Dieu  est  riche,  répondit-il,  mais  l'homme  est 
pauvre.  »  Et,  pendant  une  demi-heure,  il  entremêla  ainsi  à  sa  conversation 
des  paroles  bibliques.  C'était  un  Lapon  des  frontières  de  la  Paissie,  qui  vient 
à  Hvalsund  chaque  été  avec  son  troupeau  et  s'en  retourne  l'automne  dans  les 
montagnes.  —  Où  demeures-tu?  lui  dis-je  quand  il  nous  quitta.  —  Le  Lapon , 
me  répondit-il,  n'a  point  de  patrie  et  point  de  demeure.  II  porte  sa  tente  d'un 
lieu  à  l'autre;  mais,  si  tu  veux  venir  l'hiver  prochain  à  Kitell ,  tu  demanderas 
Ole  OIssen  ,  et  je  te  recevrai.  Le  lendemain  ,  au  moment  où  j'allais  partir,  ij 
vint  à  moi,  et  me  dit  en  me  présentant  une  vieille  pièce  de  monnaie  norvé- 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gienne  :  «  Tu  es  un  bon  étranger,  toi,  tu  ne  méprises  pas  le  pauvre  Lapon. 
Carde  cela  pour  souvenir  de  moi  et  viens  me  voira  Kitell.  Je  te  dirai  com- 
ment nous  vivons.  »  Puis  il  me  tendit  la  main  et  s'éloigna. 

Le  prêtre  exerce  sur  toute  cette  communauté  une  sorte  de  juridiction  pa- 
ternelle. C'est  lui  qui  règle  les  mariages,  qui  apaise  les  querelles,  qui  donne 
des  conseils  au  père  de  famille  et  des  encouragemens  à  l'enfant.  Si  deux  époux 
ne  peuvent  s'accorder,  ils  s'adressent  au  prêtre.  Si  deux  voisins  ont  à  traiter 
quelque  épineuse  question  d'intérêt ,  ils  prennent  pour  arbitre  le  prêtre  ;  et  si 
le  Lapon  et  le  marchand  sont  mécontens  l'un  de  l'autre,  c'est  encore  le 
prêtre  qui  s'interpose  entre  eux.  Le  soir,  il  y  avait  un  procès  à  juger.  Il  s'agis- 
sait de  deux  jeunes  fiancés  qui  demandaient  à  rompre  leur  contrat.  Le  jeune 
homme,  séduit  par  les  sept  cents  rennes  de  sa  future,  aurait  encore  volontiers 
consenti  à  ensevelir  dans  le  silence  ses  griefs  ;  mais  la  jeune  fille  avait  inva- 
riablement pris  sa  résolution.  Les  deux  partis,  accompagnés  de  leurs  témoins, 
comparurent  devant  le  prêtre ,  et,  quand  la  fiancée  eut  déclaré  qu'elle  voulait 
redevenir  libre,  le  jeune  homme  redemanda  les  présens  qu'il  lui  avait  faits. 
Elle  prit  une  clé  cachée  sous  sa  robe,  ouvrit  une  vieille  caisse  en  bois,  et  en 
tira  une  bague  d'argent,  une  ceinture  de  cuir,  ornée  de  quelques  plaques 
d'argent ,  et  trois  mouchoirs  d'indienne.  Le  jeune  homme  rassembla  ces 
objets,  les  retourna  de  tout  côté  pour  voir  s'ils  étaient  en  bon  état;  puis, 
quand  cet  examen  fut  fini ,  il  raconta  au  prêtre  que  ses  fiançailles  lui  avaient 
coûté  beaucoup  d'argent,  que  sa  fiancée  avait  bu  dix-huit  pots  d'eau-de-vie, 
et  il  demandait  10  dalers  (50  fr.  )  pour  s'indemniser  de  ses  dépenses,  de  ses 
voyages  et  de  ses  chagrins.  A  cette  déclaration  inattendue,  la  jeune  La- 
ponne jeta  sur  lui  un  regard  d'une  magnifique  fierté ,  puis  elle  en  appela 
aux  témoins,  et  il  se  trouva  qu'au  lieu  de  dix-huit  pots  d'eau-de-vie,  l'inno- 
cente fille  n'en  avait  bu  que  trois.  Le  prêtre  lui  dit  de  donner  5  francs  à  son 
rigoureux  fiancé.  Il  les  reçut  avec  autant  de  joie  que  s'il  n'avait  pas  osé  les 
espérer.  Puis,  tous  deux,  à  la  demande  de  leur  juge,  se  tendirent  la  main  en 
signe  d'oubli  du  passé  et  se  séparèrent. 

Le  lendemain,  tous  les  Lapons  étaient  retournés  dans  leurs  demeures.  Pour 
nous,  nous  avions  un  nouveau  voyage  à  faire.  Le  pêcheur  finnois  qui,  pendant 
sept  mois  de  l'année,  sert  de  maître  d'école  à  la  communauté,  était  venu  de 
Rœvsboten,  situé  à  douze  lieues  de  Hvalsund ,  chercher  le  prêtre  pour  admi- 
nistrer les  sacremens  à  sa  vieille  mère  malade.  Nous  partîmes  à  midi  dans 
une  petite  barque  montée  par  trois  hommes  ;  le  maître  d'école  nous  servait  lui- 
même  de  pilote.  Nous  longeâmes  la  côte  occidentale  de  Hvalœ,  et  je  vis  re- 
paraître autour  de  moi  les  sites  sombres  de  ces  mers  du  nord ,  les  grands 
rocs  aigus ,  isolés  et  debout  au  milieu  des  vagues ,  comme  des  pyramides  au 
milieu  du  désert,  les  montagnes  de  neige  ceignant  l'horizon,  de  temps  à 
autre  un  coin  de  terre  aride  oii  le  pétrel  s'arrête  dans  son  vol ,  comme  pour 
voir  de  quel  côté  soufflera  la  tempête ,  et  de  toutes  parts  une  solitude  pro- 
fonde, un  silence  de  mort. 

Le  soir,  des  nuages  épais  s'amoncelèrent  autour  de  nous,  l'azur  du  ciel 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  143 

disparut ,  et  nous  n'entrevîmes  plus  que  les  vagues  noires  et  les  masses  con- 
fuses des  montagnes  qui  présentaient  dans  l'ombre  toutes  sortes  de  formes 
étranges.  Il  était  deux  heures  du  matin  lorsque  nous  arrivâmes  à  Rœvsbo- 
ten  :  le  ciel  était  encore  chargé  de  nuages;  mais  une  clarté  rougeatre  se  mon- 
trait à  l'horizon.  A  la  lueur  de  cette  pâle  aurore,  nous  aperçûmes,  sur  une 
pointe  de  terre,  une  tente  de  Lapons  nomades  ;  près  de  nous,  un  torrent ,  et  au 
bord  du  torrent  la  cabane  de  gazon  habitée  par  la  vieille  femme.  — Irons- 
nous  maintenant  visiter  ta  mère  ?  demanda  le  prêtre  à  Per  Nilsson,  le  maître 
d'école.  —  Oui,  je  le  désirerais,  répondit-il  ;  je  sais  qu'elle  v>îut  te  voir  dès 
que  tu  arriveras.  Attends-moi  à  la  porte ,  je  vais  lui  dire  que  tu  es  venu. 

Nous  restâmes  à  la  porte ,  tandis  que  les  rameurs  tiraient  la  barque  sur  la 
grève.  Il  faisait  froid ,  humide,  et  nos  manteaux  mouillés  par  le  brouillard 
ne  pouvaient  nous  réchauffer;  Per  Nilsson  revint  un  instant  après  appeler  le 
prêtre.  Nous  le  suivîmes  en  nous  courbant  jusqu'à  terre  pour  franchir  le 
seuil  de  son  habitation.  C'était  une  pauvre  cabane  laponne ,  occupée  par 
deux  familles.  D'uii  côté,  étaient  les  peaux  de  rennes  servant  de  lit;  de  l'autre, 
un  métier  à  tisser,  quelques  sceaux  en  bois  posés  sur  des  planches ,  une  mar- 
mite suspendue  au-dessus  du  foyer,  rien  de  plus.  Deux  femmes,  qui  avaient 
revêtu  à  la  hâte  leur  tunique  de  vadmel,  étaient  assises  sur  leur  lit,  et,  dans 
un  coin  obscur,  la  malade  poussait  des  cris  de  douleur.  Une  lèpre  incurable 
lui  avait  dévoré  une  partie  du  palais,  et  sa  voix  inintelligible  pour  tout 
autre  que  pour  son  fils,  ressemblait  à  un  râlement  de  mort.  Le  prêtre  se 
posa  devant  son  lit  ,  et  Per  Nilsson  lui  servit  d'interprète.  La  malheu- 
reuse ,  sentant  qu'elle  n'avait  plus  guère  de  jours  à  vivre ,  voulait  recevoir 
aussitôt  la  dernière  communion.  Le  prêtre  prit  ses  vêtemens,  son  calice ,  et 
commença  les  prières  des  agonisans.  Comme  il  craignait  de  se  tromper  en 
parlant  une  langue  qui  ne  lui  était  pas  familière ,  il  priait  en  norvégien ,  et  le 
fils  de  la  malade,  la  tête  inclinée ,  les  mains  jointes,  traduisait  à  sa  mère 
mourante  les  saintes  paroles.  C'est  une  scène  que  je  n'oublierai  jamais  : 
cette  cabane  de  pêcheur  au  milieu  du  désert;  cette  malade,  consolée  par  la 
foi  dans  ses  douleurs  ;  ce  prêtre  avec  ses  vêtemens  sacerdotaux ,  debout  dans 
l'ombre  ;  un  fils  traduisant  à  sa  mère  les  exhortations  de  l'agonie  ;  deux 
femmes  silencieuses  et  comme  attérées  par  la  douloureuse  majesté  de  ce  ta- 
bleau; auprès  d'elles,  un  jeune  enfant  endormi  dans  son  ignorance  ;  nulle 
étoile  au  ciel;  nulle  autre  clarté  dans  cette  retraite  obscure  qu'un  rayon  pâle 
de  la  lune  descendant  par  le  toit;  le  vent  sifflant  sur  les  vagues  de  la  mer,  et 
le  torrent  aux  flots  orageux  grondant  à  côté  de  nous;  c'est  tout  ce  que  j'ai  vu 
dans  ma  vie  de  plus  terrible  et  de  plus  imposant. 

Quand  la  cérémonie  fut  achevée,  la  malade  remercia  Dieu  et  s'endormit. 
Per  Nilsson  nous  mena  dans  une  espèce  de  hangar  où  il  renfermait  ses  pro- 
visions. Il  étendit  quelques  peaux  de  rennes  sur  le  plancher;  nous  nous  cou- 
châmes là-dessus,  et  nous  dormîmes  d'un  profond  sommeil.  Quelques  heures 
plus  tard ,  quand  Per  Nilsson  ouvrit  la  porte ,  le  prêtre  lui  demanda  com- 


144.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  se  trouvait  sa  mère.  —  Elle  va  bien,  dit-il;  tes  prières  l'ont  fortiQée  et 
réjouie;  elle  est  assise  dans  son  lit  et  voudrait  te  voir.  —  Nous  rentrâmes  dans 
la  cabane,  et  tandis  que  le  digne  pasteur  portait  encore  une  consolation  dans 
le  cœur  de  la  malade,  les  deux  autres  femmes  préparaient  notre  déjeuner- 
La  première  faisait  bouillir  du  poisson  dans  la  marmite  qui  avait  servi  la 
veille  à  cuire  des  plantes  marines;  la  seconde  pétrissait  sur  une  planche 
des  galettes  de  farine  d'orge  qu'elle  rôtissait  ensuite  au  moyen  d'une  pierre 
plate  posée  sur  le  feu.  Un  enfant  nous  apporta  la  marmite  en  plein  air  et 
mit  une  douzaine  de  galettes  sur  le  gazon.  Nous  n'avions  ni  assiettes,  ni 
fourchettes,  nous  péchâmes  avec  la  pointe  d'un  canif  les  queues  de  poisson 
qui  flottaient  dans  l'eau,  et  puis  nous  allâmes  boire  au  torrent,  et  la  nou- 
veauté de  ce  déjeuner  nous  fit  oublier  ce  qu'il  avait  de  peu  confortable.  Pen- 
dant ce  temps,  nos  rameurs  mangeaient  une  espèce  de  gruau  composé 
d'huile  et  de  foie  de  poisson.  Quand  ils  eurent  achevé  ce  triste  repas ,  dont 
l'aspect  seul  me  causait  un  profond  dégoût,  nous  demandâmes  à  partir.  Mais 
le  bon  Per  Nilsson,  qui  devait  encore  être  notre  pilote,  était  retenu  tantôt 
par  sa  mère,  tantôt  par  sa  femme;  puis  il  allait  se  promener  sur  la  grève, 
tenant  un  enfant  de  chaque  main,  et,  lorsque  nous  regardions  du  côté  du 
bateau ,  il  regardait  sournoisement  d'un  autre  côté.  Enfin  il  s'arracha  à  son 
foyer  et  à  ses  affections;  il  dit  adieu  à  l'un,  à  l'autre,  et  rama  bravement 
pendant  huit  heures  pour  nous  reconduire  sur  le  sol  de  Hvalœ. 


V. 
liE  CAP-JVORD. 


De  Hammerfest  au  Cap-Nord  il  n'y  a  guère  qu'une  trentaine  de  lieues,  et 
de  tous  les  habitans  de  la  ville,  le  prêtre  est  le  seul  qui  ait  été  voir  cette 
dernière  limite  de  l'Europe.  Le  voyage  n'est  cependant  ni  aussi  pénible,  ni 
aussi  dangereux,  que  certains  touristes  l'ont  dépeint.  Nous  l'avons  fait  en 
trois  jours;  d'autres  l'ont  fait  en  moins  de  temps  encore.  Mais  il  est  vrai  de 
dire  qu'autour  de  ces  rochers  qui  forment  la  pointe  du  cap  la  mer  est  rare- 
ment calme.  Même  quand  le  vent  se  tait,  les  longues  vagues  de  l'Océan  gla- 
cial roulent  avec  fracas,  comme  si  elles  étaient  encore  soulevées  par  l'orage 
de  la  veille,  et  la  côte  est  hérissée  de  brisans,  où  les  flots  impétueux  se  pré- 
cipitent avec  un  rugissement  pareil  au  bruit  du  tonnerre.  Là,  si  l'on  est  sur- 
pris par  l'ouragan,  nul  asile  ne  s'offre  à  la  barque  fragile,  nulle  terre  ne  la 
protège,  et,  si  le  vent  contraire  persiste,  l'excursion  de  trente  lieues  peut 
durer  trente  jours. 


EXPÉDITION  AU   SPITZBERG.  145 

Pour  moi ,  dès  mon  arrivée  en  Finniark,  j'avais  regardé  ce  voyage  au  Cap 
comme  le  terme  obligé  d'un  séjour  dans  le  Nord.  Tandis  que  je  faisais  mes 
préparatifs,  un  de  mes  compatriotes  arriva  à  Hammerfest ,  et  nous  résolûmes 
de  partir  ensemble.  Le  bateau  était  amarré  dans  le  port ,  les  matelots  avaient 
déjà  revêtu  leurs  tuniques  de  cuir  et  leurs  longues  bottes  ;  mais  le  vent  du 
nord  soufflait  avec  violence.  Il  était  impossible  de  mettre  à  la  voile  ou  de 
ramer.  Nous  restâmes  ainsi  toute  une  semaine,  regardant  à  l'horizon  et  con- 
sultant les  nuages.  Enfin  il  s'éleva  une  légère  brise  d'ouest,  et  nous  nous 
embarquâmes. 

Toute  cette  mer  est  parsemée  d'îles  arides ,  habitées  seulement  par  quel- 
ques familles  de  pêcheurs,  visitées  par  les  Lapons,  qui  y  conduisent  leurs 
rennes  au  mois  de  mai,  et  s'en  retournent  au  mois  de  septembre.  Le  nom  de 
ces  îles  indique  leur  nature.  C'est  l'île  de  la  baleine,  de  l'ours,  du  renne ,  du 
goéland  :  Hvalœ,  Biccrnœ ,  Renuct ,  Maasœ.  De  longues  bandes  de  neige  les 
sillonnent  toute  l'année,  et  des  brouillards  épais  voilent  souvent  leurs 
sommités. 

Au-delà  de  Maasœ,  les  îles  cessent  du  côté  du  nord;  on  entre  dans  la  pleine 
mer,  et  bientôt  on  aperçoit  les  trois  pointes  de  Stappen,  qui  s'élèvent  comme 
trois  obélisques  au  milieu  de  l'Océan.  Celle  du  milieu,  plus  haute  et  plus 
large  que  les  deux  autres ,  avait  frappé  les  regards  des  Lapons  ;  ils  la  saluaient 
de  loin  comme  une  montagne  sainte ,  et  venaient  sur  sa  cime  offrir  des  sa- 
crifices. Autrefois  il  y  avait  là  quelques  habitations;  il  y  avait  aussi  une  église 
à  Maasœ.  Quand  Louis-Philippe  fît  le  voyage  du  Cap-Nord,  il  s'arrêta  une  nuit 
chez  le  sacristain  de  Maasœ,  une  autre  chez  un  pêcheur  de  Stappen.  Son 
voyage  dans  le  Nord  a  déjà  passé  à  l'état  de  tradition  populaire.  Les  pêcheurs 
se  le  sont  dit  l'un  à  l'autre ,  les  pères  l'ont  répété  à  leurs  enfans ,  et  les  naïfs 
chroniqueurs  de  cette  odyssée  royale  n'ont  pu  s'en  tenir  à  la  simple  réalité; 
ils  l'ont  agrandie  et  brodée  selon  leur  fantaisie.  On  raconte  donc  qu'une 
fois  il  arriva  ici  des  contrées  du  sud ,  de  ces  contrées  merveilleuses  où  les 
arbres  portent  des  pommes  d'or,  un  grand  prince,  qui  cachait,  comme  dans 
les  contes  de  fées ,  son  haut  rang  et  sa  fortune  sous  le  simple  habit  de  laine 
norvégien.  D'abord  on  le  prit  pour  un  étudiant  curieux  qui  cherchait  à  s'in- 
struire en  parcourant  le  pays,  ou  pour  un  marchand  qui  voulait  connaître 
l'état  de  la  pêche  de  Lofodden ,  d'autant  qu'il  était  doux ,  honnête,  et  nulle- 
ment difficile  à  servir.  Mais  bientôt  on  reconnut  que  c'était  un  personnage 
de  distinction ,  car  il  avait  avec  lui  un  compagnon  de  voyage  (  M.  le  comte 
de  Montjoye)  qui  ne  lui  parlait  jamais  qu'en  se  découvrant  la  tête,  qui  cou- 
chait sur  le  plancher  tandis  que  le  prince  couchait  dans  un  lit.  Une  fois, 
la  femme  d'un  paysan  chez  lequel  les  deux  voyageurs  avaient  passé  la  nuit, 
entra  dans  leur  chambre  au  moment  où  ils  s'habillaient ,  et  elle  vit  que,  sous 
son  grossier  vêtement  de  vadmel ,  le  prince  avait  un  habit  de  fin  drap ,  tout 
couvert  de  croix  et  d'étoiles  en  diaraans. 

On  dit  aussi  qu'une  vieille  Norvégienne ,  à  qui  il  avait  fait  l'aumône ,  lui 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit  en  lui  prenant  la  main  pour  le  remercier  :  «  Les  gens  de  ce  pays  te  re  • 
gardent  comme  un  de  ces  voyageurs  que  nous  voyons  quelquefois  passer; 
mais  moi,  je  sais  bien  que  tu  es  plus  grand  que  le  ^ogcle  et  VAmtmundll). 
et  même  que  l'évëque  de  Drontheim.  Je  sais  que  tu  es  un  prince,  et, 
vois-tu  ?  la  vieille  Brite  ne  ment  pas ,  tu  seras  roi  un  jour.  » 

A  l'époque  où  Louis-Philippe  voyageait  dans  ces  contrées  si  peu  connues, 
il  n'avait  point  d'habit  de  drap  fln  sous  sa  blouse  de  vadmel ,  point  de  croix 
de  diamans  sur  la  poitrine.  Le  désir  de  voir,  d'observer,  de  s'instruire,  lui 
avait  fait  entreprendre  avec  de  faibles  ressources  cette  longue  et  difficile  ex- 
cursion. Il  venait  de  son  collège  de  Reichenau ,  n'emportant  pour  toute  for- 
tune qu'une  modique  lettre  de  change  sur  Copenhague;  et,  quand  la  bonne 
Brite  lui  prédit  qu'il  deviendrait  roi,  le  prince  dut  lui  répondre  par  un  sin- 
gulier sourire  d'incrédulité.  C'était  en  1795;  on  ne  songeait  guère  alors  à 
faire  des  rois  en  France. 

L'église  de  Maasœ  a  été  transportée  à  Havsund;  le  sacristain  est  mort,  le 
pêcheur  a  émigré,  et  les  deux  îles  sont  désertes.  Sur  toute  la  côte  de  Finmark , 
on  pourrait  citer  plusieurs  de  ces  émigrations  produites  seulement  par  le  dé- 
faut de  bois.  Quand  le  Norvégien  va  s'étabUr  au  bord  de  la  mer,  il  cherche  une 
baie  qui  ne  soit  pas  trop  éloignée  des  bouleaux  ;  mais ,  si  les  Lapons  arrivent 
là  en  été,  ils  ravagent  sa  chétive  forêt,  ils  coupent  l'arbre  par  le  milieu,  et 
cet  arbre  ne  repousse  plus.  Au  bout  de  quelques  années ,  le  pauvre  pêcheur, 
surpris  par  la  disette  de  combustible  ,  est  forcé  de  fuir  le  sol  où  il  avait  bâti 
sa  demeure.  Il  dit  adieu  à  ses  pénates,  et  s'en  va  chercher  ailleurs  un  lieu 
moins  dévasté.  Parfois  aussi  toute  sa  famille  s'éteint  sur  le  roc  désert  qu'elle 
occupait  ;  sa  frêle  cabane  tombe  en  ruine ,  et  personne  ne  songe  à  en  recueillir 
les  débris  ou  à  l'habiter. 

En  face  de  Stappen  nous  voyons  s'élever  une  longue  côte  rocailleuse ,  cou- 
pée par  une  baie  profonde,  et  projetant  de  toutes  parts  des  lignes  irrégulières, 
des  cimes  aiguës  :  c'est  l'île  qui  porte  à  son  extrémité  le  Cap-Nord.  On  l'a 
nommée  l'île  Maigre;  on  aurait  pu  dire  l'île  Désolée;  c'eût  été  plus  juste 
encore. 

A  Giestvœr,  dans  ce  golfe  ouvert  au  milieu  des  écueils ,  il  y  a  pourtant  en- 
core une  habitation  et  un  marchand,  le  dernier  marchand  du  Nord.  Nos 
matelots  ne  l'avaient  appris  que  par  tradition,  et  nous  errâmes  sur  les  va- 
gues, tantôt  à  l'est,  tantôt  à  l'ouest ,  cherchant  le  haut  d'un  toit ,  et  ne  ren- 
contrant partout  que  des  pointes  de  roc.  Enfin,  nous  aperçûmes  les  mâts 
d'un  bâtiment  russe  qui  avait  jeté  l'ancre  au  fond  de  la  baie;  ils  guidèrent 
notre  marche.  A  côté  du  bâtiment  était  une  cabane  en  bois  servant  de  ma- 
gasin ,  et  rien  de  plus.  Mais  plus  loin,  derrière  un  amas  de  rochers  couverts 
de  plantes  marines  et  de  mousse ,  on  voyait  un  nuage  de  fumée  qui  fuyait  le 
long  de  la  montagne.  C'était  la  demeure  du  marchand,  une  pauvre  de- 

(1)  Les  deux  fonctionnaires  supérieurs  de  la  province. 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  147 

meure,  où  toute  une  famille  se  resserre  péniblement  pour  laisser  un  peu  de 
place  au  voyageur;  à  côté,  une  maison  plus  chétive  encore,  où  l'on  trouve 
quelques  flacons  d'eau-de-vie,  quelques  sacs  de  farine,  du  fil  et  du  cuir: 
c'est  la  boutique.  Près  de  là,  deux  cabanes  en  terre,  habitées  par  des  pê- 
cheurs, et  tout  autour,  les  rocs  nus,  les  aspérités  sauvages,  l'aridité,  le  silence 
du  désert  et  l'Océan  glacial.  L'été,  il  arrive  ici  une  douzaine  de  petits  navires 
russes  qui  viennent  chercher  du  poisson ,  car  il  y  a  sur  la  côte  des  pêcheries 
abondantes.  Les  premiers  apparaissent  au  mois  de  juin ,  et  les  plus  tardifs 
s'en  vont  au  mois  de  septembre.  A  partir  de  cette  époque,  les  habitans  de 
Magerœ  ne  voient  plus  aucun  étranger  et  n'entendent  plus  aucune  nouvelle. 
Le  reste  du  monde  est  clos  pour  eux.  La  vague  gémit  sur  leur  rivage,  l'orage 
gronde  sur  leur  tête,  et  la  nuit  les  enveloppe. 

Cependant, quand  nous  fûmes  près  de  l'habitation,  la  mère  de  famille  vint 
à  nous  avec  un  front  riant,  et  deux  jeunes  filles  à  l'œil  bleu,  aux  cheveux 
blonds,  nous  tendirent  cordialement  la  main  en  nous  disant:  «  Soyez  les 
bien-venus!  »  Pour  ces  malheureux  jetés  ainsi  à  l'extrémité  du  globe,  isolés 
du  reste  des  hommes,  l'étranger  inconnu  qu'un  bateau  amène  sur  leur  plage 
lointaine  n'est  pas  un  étranger.  C'est  un  hôte  aimé  qui  leur  apporte  un  rayon 
de  vie  dans  leur  froide  solitude;  et,  quand  la  digne  femme  du  marchand  venait 
nous  demander  ce  que  nous  désirions ,  il  y  avait  dans  son  regard  une  sorte 
de  sollicitude  pleine  de  douceur,  et  quand  Marthe  et  Marie,  ses  deux  filles, 
passaient  devant  nous ,  leurs  yeux  bleus  et  leurs  lèvres  innocentes  nous  sou- 
riaient comme  si  elles  eussent  vu  en  nous  des  frères. 

Bientôt  la  chambre  que  nous  devions  occuper  fut  prête,  la  table  nettoyée 
et  couverte  d'une  nappe  blanche.  Nous  avions  apporté  avec  nous  des  provisions 
de  voyage ,  mais  la  bonne  M'"''  Rielsberg  était  là  qui  épiait  nos  désirs  et  cou- 
rait avec  empressement,  tantôt  à  son  armoire ,  tantôt  à  la  cuisine ,  chercher 
ce  dont  nous  avions  besoin.  Jamais  l'hospitalité  norvégienne  ne  m'a  plus  tou- 
ché. La  pauvre  femme  ne  pouvait  placer  devant  nous  ni  linge  damassé ,  ni 
couverts  d'argent  ;  mais  elle  nous  apportait  sa  dernière  assiette  et  sa  dernière 
goutte  de  crème.  Après  avoir  récapitulé  dans  sa  tête  toutes  ses  richesses,  elle 
prit  une  clé  qui  pendait  à  sa  ceinture,  ouvrit  un  buffet  et  en  tira  un  flacon  de 
liqueur  qu'elle  gardait  pour  les  grands  jours  de  fête.  Hélas  !  c'était  la  bouteille 
d'huile  de  la  veuve ,  et  j'aurais  voulu  avoir  la  puissance  du  prophète  pour  la 
remplir  sans  cesse. 

Tandis  qu'elle  restait  là,  occupée  à  nous  servir,  je  l'interrogeais  sur  le  passé, 
et  elle  me  racontait  sa  vie,  comment  elle  avait  vécu  jeune  fille  au  milieu  de 
ses  parens  à  Drontheim ,  et  comment  elle  avait  quitté  cette  ville  qui  lui  sem- 
blait une  grande  ville  pour  venir  habiter  cette  solitude.  «  Il  y  a  de  cela  vingt 
ans,  disait-elle;  mon  mari,  trouvant  trop  de  concurrence  ailleurs,  avait  sol- 
licité le  privilège  de  Giestvœr.  Il  me  demanda  s'il  ne  m'en  coûterait  pas  trop 
de  me  séparer  du  monde  où  j'étais  habituée  à  vivre.  Mais  moi,  je  lui  répondis 
que  je  le  suivrais  avec  joie  partout  où  il  irait.  Nous  étions  jeunes  alors ,  et 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  faisions  de  beaux  projets;  nous  espérions  pouvoir,  au  bout  de  quelques 
années,  vendre  notre  établissement  et  retourner  à  Drontheim  avec  nos  en- 
fans.  Nous  arrivâmes  dans  cette  île  où  il  n'y  avait  rien  qu'une  cabane  de  pê- 
cheur. Nous  bâtîmes  cette  maison  que  vous  voyez,  le  magasin,  l'étable,  et 
d'abord  tout  parut  répondre  à  nos  vœux.  Je  passai  des  années  de  joie  dans 
cette  pauvre  demeure.  Mais  bientôt  une  longue  suite  de  malheurs  vint  dé- 
truire toutes  nos  espérances ,  et  maintenant  je  ne  demande  plus  à  m'en  re- 
tourner dans  le  monde  où  j'ai  vécu,  dans  la  ville  où  je  suis  née.  Maintenant 
mes  parens  sont  morts ,  sans  que  j'aie  pu  les  embrasser  une  dernière  fois  ; 
mon  mari  est  malade,  et  mon  fils  s'est  noyé  l'automne  dernier  à  la  pêche.  » 
En  prononçant  ces  mots,  sa  voix  trembla;  ses  deux  filles,  qui  la  virent  prête 
à  pleurer ,  se  suspendirent  à  son  cou ,  et  ses  larmes  s'arrêtèrent  sous  leurs 
baisers. 

Pendant  qu'elle  s'abandonnait  ainsi  à  ses  souvenirs ,  minuit  sonnait  à  la 
pendule  enfumée  de  notre  chambre ,  et ,  à  cette  heure  où  l'ombre  enveloppait 
les  contrées  méridionales,  notre  ciel  du  noi'd  s'éclaircit.  Le  soleil  qui  n'avait 
pas  paru  de  tout  le  jour  projeta  une  lueur  pâle  à  l'horizon.  La  brume  qui 
inondait  la  vallée  se  leva  de  terre  et  s'entr'ouvrit ;  les  nuages,  chassés  par  le 
vent,  se  déchirèrent  sur  le  flanc  des  montagnes  et  s'enfuirent.  A  travers  leurs 
crevasses,  on  voyait  poindre  des  teintes  bleuâtres,  des  cimes  dentelées.  La 
mer  et  les  rochers  se  découvraient  peu  à  peu  à  nos  regards  dans  toute  leur 
étendue.  C'était  comme  une  décoration  de  théâtre  au  lever  du  rideau.  La  brise 
venait  du  sud  ;  elle  devait  nous  conduire  en  peu  de  temps  au  Cap-Nord.  Nous 
appelâmes  nos  matelots  qui  s'apprêtaient  déjà  à  dormir;  mais,  en  leur  don- 
nant une  ration  d'eau-de-vie ,  nous  leur  fîmes  oublier  le  sommeil.  Ils  hissèrent 
gaiement  la  voile  et  nous  partîmes. 

De  Giestvœr  au  Cap-Nord ,  on  compte  environ  cinq  lieues.  Au  sortir  de  la 
baie,  on  ne  voit  plus  à  gauche  que  la  pleine  mer  et  à  droite  la  côte  de  l'île. 
C'est  une  haute  muraille  formée  de  couches  perpendiculaires,  rongées,  broyées 
par  les  vagues  et  par  les  orages,  et  sillonnées  de  distance  en  distance  par  les 
torrens  de  neige.  A  sa  sommité ,  on  n'entrevoit  ni  plantes ,  ni  arbustes ,  et  sa 
base  est  hérissée  de  brisans  où  les  vagues  même,  par  un  temps  calme,  bon- 
dissent, écirinent  et  se  brisent  avec  colère.  Du  côté  du  sud,  un  rayon  de  lu- 
mière s'étendait  comme  un  bandeau  de  pourpre  à  l'horizon.  Mais  ici  tout  était 
noir,  la  mer,  les  rocs  et  les  cavités  creusées  par  les  flots  dans  le  flanc  des 
montagnes.  Nulle  autre  voile  que  la  nôtre  ne  flottait  dans  l'espace.  Nul  vestige 
humain  ne  se  montrait  à  nos  yeux.  On  ne  voyait  que  la  mouette  perchée  sur 
la  pointe  de  l'écueil  et  le  péHcan  noir  qui  levait  son  grand  cou  au-dessus  de 
l'eau  comme  pour  regarder  quels  étaient  les  téméraires  qui  venaient  le  trou- 
bler dans  son  sommeil. 

Après  avoir  longé  pendant  plus  d'une  heure  ce  boulevart  de  rochers ,  notre 
pilote  nous  montra  une  sommité  plus  large,  plus  élevée  que  les  autres,  et  qui 
s'avançait  plus  au  loin  dans  la  mer.  C'était  le  Cap-Nord.  Il  ressemble  à  une 


EXPÉDITION   AU   SPITZBERG.  149 

grande  tour  carrée,  flanquée  de  quatre  épais  bastions.  C'est  la  tour  au  pied 
de  laquelle  les  vagues  s'épuisent  en  vains  efforts  ;  c'est  la  citadelle  de  l'Océan. 
Du  côté  de  l'ouest  et  du  nord,  il  était  impossible  d'y  aborder.  Nous  ne  voyions 
partout  qu'une  cliaîne  d'écueils  et  un  rempart  escarpé  s'élevant  à  pic  du  sein 
de  la  mer.  Notre  guide  nous  lit  doubler  sa  pointe,  et  nous  entrâmes  dans 
une  petite  baie  creusée  au  milieu  de  la  montagne.  Là  nous  fûmes  surpris 
par  un  singulier  point  de  vue.  Devant  nous  était  une  enceinte  de  rocs  par- 
tagés par  larges,  bandes  comme  l'ardoise,  ou  broyés  comme  la  lave;  au 
milieu  l'eau  de  la  baie  verte  et  limpide,  abritée  contre  les  vents, unie  comme 
une  glace;  et  sur  la  rive  de  ce  port  paisible,  au  pied  des  cimes  nues  et  escar- 
pées, un  lit  de  fleurs  et  de  gazon,  et  un  ruisseau  d'argent  fuyant  entre  les 
blocs  de  pierre.  Sur  ses  bords  fleurissait  le  rergissmeinnicht  aux  yeux  bleus, 
la  renoncule  à  la  tête  d'or,  le  géranium  sauvage  avec  sa  robe  violette  et  ses 
feuilles  veloutées,  le  petit  œillet  des  bois,  et,  un  peu  plus  loin,  de  hautes  tiges 
d'angélique  cachaient,  sous  leurs  larges  rameaux,  des  touffes  d'herbe.  Je  ne 
saurais  dire  l'effet  que  produisit  sur  moi  cette  végétation  inattendue.  C'était 
comme  un  dernier  rayon  de  vie  sur  cette  terre  inanimée ,  comme  un  dernier 
sourire  de  la  nature  dans  l'aridité  du  désert. 

Tandis  que  nos  matelots  couraient  aux  plantes  d'angélique,  dont  ils  faisaient 
d'amples  provisions ,  je  me  penchais  sur  le  sol  humide  pour  entendre  le  nmr- 
mure  du  ruisseau  tombant  par  petites  cascades  d'une  pierre  à  l'autre,  filtrant 
à  travers  les  pointes  d'herbe  et  courant  sur  la  grève.  Je  regardais  ces  jolies 
fleurs  bleues,  mollement  épanouies,  et  ma  pensée  s'en  allait  bien  loin  d'ici 
chercher  dans  nos  vallées  des  fleurs  semblables.  Puis,  en  restant  là,  il  me 
venait  de  singulières  réflexions.  Je  me  disais  que  cette  eau  fraîche  et  pure 
qui  courait  follement  dans  les  vagues  amères  de  l'Océan  ressemblait  à  ces 
intelligences  chastes  et  candides  qui  vont  se  perdre  dans  le  tourbillon  du 
monde,  et  ces  fleurs  solitaires,  écloses  au  bord  de  la  mer  Glaciale,  étaient  pour 
moi  comme  ces  douces  pensées  d'affection  qu'une  ame  fidèle  conserve  au 
sein  d'une  société  refroidie  par  l'égoïsme.  J'avoue  que  ces  réflexions  et  plu- 
sieurs autres  encore ,  dont  je  fais  grâce  au  lecteur,  étaient  peu  à  l'avantage 
du  monde.  Mais  où  serait-il  permis  d'enfanter  de  sombres  rêveries,  si  ce 
n'est  au  Cap-Nord? 

Je  fus  tiré  de  mes  monologues  misanthropiques  par  la  voix  de  mon  compa- 
gnon de  voyage ,  qui  me  montrait  la  cime  de  la  montagne  et  s'élançait  sur 
les  pointes  de  rochers.  Cette  montagne  n'a  pas  plus  de  mille  pieds  de  hau- 
teur; mais  elle  est  droite,  raide  et  difficile  à  gravir.  Ici  on  rencontre  un  amas 
de  pierres  broyées  qui  se  détachent  du  sol  et  roulent  en  bas  quand  on  y  pose 
le  pied;  là  des  bandes  de  mousse  humide  où  l'on  glisse  sans  rencontrer  aucun 
point  d'appui,  ou  de  larges  masses  de  rochers  auxquelles  il  faut  se  cramponner 
avec  les  mains  pour  pouvoir  les  franchir.  y  ' 

Après  avoir  quitté  les  tiges  d'angélique  et  les  touffes  de  fleurs ,  on  n'aper- 
çoit que  de  frêles  bouleaux  courbes  jusqu'à  terre,  et  étendant  autour  d'eux, 
dans  une  sorte  de  convulsion ,  leurs  rameaux  débiles  comme  pour  chercher 

TOME  XYII.  10 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  peu  de  sève  et  de  chaleur.  Plus  haut,  ces  plantes  même  disparaissent.  On 
ne  trouve  plus  qu'un  sol  nu  ou  chargé  de  neige. 

Le  sommet  de  la  montagne  est  plat  comme  une  terrasse ,  couvert  d'une 
terre  jaunâtre  parsemée  çà  et  là  de  mousse  de  renne  et  de  morceaux  de  quartz 
d'une  blancheur  éclatante.  Nous  courûmes  avec  une  joie  d'enfant  sur  ce  vaste 
plateau,  car  nous  venions  d'atteindre  le  but  de  nos  vœux  et  de  nos  efforts. 
Tantôt  nous  nous  penchions  sur  la  crête  du  roc  pour  mesurer  de  l'œil  la  pro- 
fondeur de  l'abîme,  et  entendre  la  vague  fougueuse  gémir  sur  les  écueils. 
Tantôt  nous  cherchions  dans  le  lointain  une  habitation  humaine,  et  de  toutes 
parts  nous  ne  voyions  que  la  terre  dépeuplée.  Puis  tout  à  coup  saisis  par  l'en- 
chantement de  cette  grave  nature ,  nous  restions  là ,  debout ,  immobiles  et 
pensifs,  contemplant  le  spectacle  étalé  sous  nos  yeux.  A  notre  droite  s'éle- 
vait la  terre  ferme ,  le  Nordkyn ,  la  dernière  pointe  de  l'Europe;  à  gauche, 
une  longue  ligne  de  montagnes  échancrées  et  couvertes  de  vapeurs,  et  devant 
nous,  la  mer  Glaciale,  la  mer  sans  bornes  et  sans  fin  :  houndless,  endeless  (l) , 
l'immensité.  A  l'est,  le  soleil  déployait  encore  son  disque  riant,  et  jetait  un 
sillon  doré  sur  les  vagues;  mais,  au  nord  et  au  sud ,  les  nuages,  repoussés  un 
instant  par  le  soufRe  du  matin ,  se  rapprochaient  l'un  de  l'autre  et  pesaient 
comme  une  masse  de  plomb  sur  l'Océan.  C'était  la  nuit  d'Israël  avec  la  co- 
lonne de  feu,  le  chaos  avec  le  rayon  de  lumière  céleste,  et  l'idée  de  la  soli- 
tude lointaine  où  nous  nous  trouvions,  l'aspect  de  cette  île  jetée  au  bout  du 
monde ,  le  cri  sauvage  de  la  mouette  se  mêlant  aux  soupirs  de  la  brise ,  au 
mugissement  des  ondes ,  tous  les  points  de  vue  de  cette  étrange  contrée  et 
toutes  ces  voix  plaintives  du  désert,  nous  causaient  une  sorte  de  stupeur  dont 
nous  ne  pouvions  nous  rendre  maîtres.  Ceux  qui  ont  vu  les  forêts  vierges  de 
l'Amérique  ont  peut-être  éprouvé  la  même  émotion.  Ailleurs,  la  nature 
peut  ravir  l'ame  dans  la  contemplation  de  ses  magnifiques  beautés;  ici  elle  la 
saisit  et  la  subjugue.  En  face  d'un  tel  tableau ,  on  se  sent  petit,  on  courbe  la 
tête  dans  sa  faiblesse,  et  si  alors  quelques  mots  s'échappent  des  lèvres,  ce  ne 
peut  être  qu'un  cri  d'humilité  et  une  prière. 

Descendre  du  haut  du  Cap-Nord  était  plus  difficile  encore  que  d'y  monter. 
Nous  ne  pouvions  nous  tenir  debout  sur  les  pentes  de  mousse  glissantes  et 
les  tables  de  roc  perpendiculaires.  Il  fallait  nous  asseoir  sur  le  sol  et  nous 
traîner  à  l'aide  de  nos  mains.  Si  nous  faisions  un  faux  pas,  nous  courions 
risque  de  nous  précipiter  dans  la  vallée ,  et  si  nous  heurtions  trop  fortement 
un  bloc  de  pierre  détaché  du  sol ,  il  roulait  avec  fracas  le  long  de  l'étroit 
sentier  et  pouvait  atteindre ,  dans  sa  chute ,  ceux  qui  nous  précédaient.  Mais , 
après  deux  heures  de  marche ,  toute  la  caravane  remonta  saine  et  sauve  à 
bord  du  bateau.  Par  un  bonheur  insigne,  au  moment  où  nous  tirions  notre 
ancre  de  fer  amarrée  aux  pierres  de  la  grève ,  le  vent  tournait  à  l'est.  On  eût 
dit  que  nous  l'avions  acheté,  comme  les  voyageurs  d'autrefois,  de  quelque 
sorcier  lapon ,  tant  ce  changement  de  direction  venait  à  propos. 

0)  Byron,  Child-Harold. 


EXPÉDITION  AU   SPITZBERG.  J51 

En  arrivant  à  Giestvœr,  nous  trouvâmes  toute  la  famille  du  marchand 
réunie  pour  nous  attendre.  INIarthe  et  IMarie  avaient  revêtu  leur  robe  neuve, 
leur  tablier  de  couleur,  et  le  bonnet  a  rubans  bleus  qu'elles  ne  portent  qu'aux 
jours  de  fête.  Dans  notre  modeste  chambre,  leur  mère  avait  placé  sur  la 
table  la  jatte  de  lait  que  ses  vaches  venaient  de  lui  donner,  et  Ton  avait  pré- 
paré avec  beaucoup  de  soin  deux  lits  de  plumes  pour  nous  reposer  de  nos  fa- 
tigues. Mais  nous  connaissions  déjà  trop  les  contrées  du  iSord  pour  ne  pas 
profiter  du  vent  capricieux  qui  promettait  alors  d'enfler  notre  voile,  et  nous 
dîmes  adieu  à  regret  à  cette  maison  hospitalière  où  nous  avions  été  reçus  avec 
tant  de  cordialité.  —  Adieu  pour  toujours,  murmura  M'"''  Kielsberg  en  nous 
serrant  la  main.  —  Oh!  non  pas  pour  toujours,  s'écrièrent  ses  enfans.  La 
bonne  mère  secoua  la  tête  et  ne  répondit  rien.  Les  jeunes  filles  s'avancèrent 
sur  la  pelouse  pour  nous  saluer  encore.  En  observant  cette  attitude  silen- 
cieuse de  la  mère  et  celle  de  ses  enfans,  il  me  semblait  voir  l'expérience 
triste  qui  se  souvient  du  passé  et  l'espérance  aventureuse  qui  regarde  vers 
l'avenir. 

Le  soir,  nous  nous  arrêtâmes  à  Havsund.  C'est  un  détroit  riant,  bordé  par 
deux  collines  couvertes  de  verdure.  Sur  l'une  de  ces  collines  s'élève  la  maison 
du  prêtre  de  Hammerfest,  qui  vient  ici  deux  fois  par  an  passer  quelques  se- 
maines; sur  l'autre,  l'église  nouvellement  bâtie  et  la  demeure  du  marchand 
avec  ses  magasins.  La  terre  ne  porte  ni  plantes  potagères ,  ni  arbres;  les  nuits 
d'hiver  y  sont  aussi  longues,  aussi  obscures  qu'au  Cap-Nord;  mais  les  obser- 
vations de  température,  faites  sous  la  direction  de  M.  Parrot,  professeur  à 
Dorpat,  présentent  ici  un  résultat  curieux.  Au  mois  d'août,  le  thermomètre 
ne  s'élève  pas  à  plus  de  dix  degrés.  Au  mois  de  janvier,  par  les  plus  grands 
froids ,  il  ne  descend  pas  à  plus  de  douze.  L'hiver  dernier,  on  en  compta  une 
fois  treize,  mais  c'était  un  événement  extraordinaire.  La  cote  est  fort  peu 
habitée,  et  l'intérieur  des  montagnes  est  complètement  désert.  Toute  la  pa- 
roisse, qui  s'étend  à  plus  de  vingt  lieues  de  distance,  ne  renferme  que  trois 
cent  soixante  Lapons  et  cent  vingt  IN'orvégiens.  Mais,  au  mois  de  mai,  un 
grand  nombre  de  bateaux  de  Norland ,  Helgeland  et  Finmark,  se  rassem- 
blent dans  les  environs  pour  pêcher,  et  une  douzaine  de  bâtimens  russes  vien- 
nent ici,  chaque  année,  prendre  une  cargaison  de  poisson. 

Le  marchand  de  Havsund  est  un  homme  riche  et  habile.  Dans  l'espace  de 
quelques  années,  il  a  construit  des  magasins,  il  a  fondé  une  fabrique  d'huile 
de  poisson.  Sa  maison,  dont  il  a  été  lui-même  l'architecte,  est  bâtie  avec  élé- 
gance et  ornée  avec  goût.  Tout  cela  lui  donne  une  satisfaction  de  proprié- 
taire dont  il  aime  à  jouir  devant  ses  hôtes.  Il  nous  promena  du  comptoir  au 
salon ,  et  à  chaque  pas  il  nous  regardait  comme  pour  saisir  sur  nos  lèvres  une 
exclamation  et  dans  nos  yeux  un  sentiment  de  surprise.  IMais  ceci  n'était 
encore  que  le  prélude  de  son  triomphe.  Le  soir,  tandis  que  [nous  étions 
à  table ,  il  s'approche  mystérieusement  de  la  pendule  dorée ,  dont  il  venait 
d'enlever  le  globe;  il  tire  un  ressort,  et  ne  voilà-t-il  pas  que  la  magique! pen- 

10 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Iule  se  met  à  jouer  un  air  de  FraDiavofo.' Non,  je  n'oublierai  jamais  le  regard 
tout  à  la  fois  triomphant  et  inquiet,  le  regard  scrutateur  qu'il  jeta  sur  nous 
au  moment  où  l'on  entendit  résonner  les  premières  notes  de  musique.  Si , 
alors,  nous  avions  voulu  commettre  un  meurtre  moral ,  nons  n'aurions  eu  qu'à 
montrer  aux  yeux  de  notre  hôte  un  visage  indifférent.  Mais  nous  ne  fûmes 
pas  si  cruels,  nous  applaudîmes  à  la  féerie  de  sa  pendule,  et,  par  reconnais- 
sance ,  il  vida  un  grand  verre  de  vin  à  la  prospérité  de  notre  pays.  Ce  toast , 
dont  nous  le  remerciâmes  avec  sincérité ,  n'était  que  le  commencement  d'une 
horrible  trahison.  Le  malheureux  partit  de  là  pour  entamer  une  dissertation 
politique,  dans  laquelle  il  passa  en  revue  toute  l'Europe.  En  vain  je  me  dé- 
battis contre  le  piège  perfide  qu'il  venait  de  me  tendre  ;  en  vain  j'essayai  de 
le  ramener  à  sa  nature  d'habitant  de  Havsund;  tous  mes  efforts  furent  in- 
utiles. Quand  je  lui  parlais  des  Lapons,  ses  voisins,  il  suivait  l'armée  de  don 
Carlos  en  Espagne;  quand  je  lui  demandais  quel  avait  été  le  produit  de  la 
pêche  dans  les  années  dernières ,  il  énumérait  le  budget  de  l'Angleterre.  Je 
vis  que  la  lutte  était  impossible.  .Te  courbai  la  tête  comme  un  martyr,  et  j'é- 
coutai patiemment  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plût  de  mettre  fin  à  ses  digressions. 
Mais,  le  lendemain,  il  m'attendait  déjà  de  pied  ferme,  et  je  n'échappai  que 
par  la  fuite  au  développement  d'une  nouvelle  théorie.  Bon  Dieu  !  me  disais-je 
en  reprenant  la  route  de  Hammerfest,  où  faudra-t-il  donc  aller  pour  éviter 
la  politique ,  si  elle  doit  nous  poursuivre  jusqu'au  7V  degré  de  latitude? 

Hammerfesl,  10  août. 

X.  Mabmier. 


VOYAGEURS 


ET 


GÉOGRAPHES  MODERNES. 


I. 


Quelque  vaste  que  soit  le  champ  des  sciences  qui  relèvent  uni- 
quement de  la  pensée ,  il  est  facile  de  s'assurer,  après  un  examen  at- 
tentif, que  les  anciens  l'avaient  déjà  foulé  dans  bien  des  sens  et  que 
les  modernes  n'en  ont  guère  reculé  les  limites.  En  métaphysique  et 
en  morale ,  par  exemple ,  ne  semble-t-il  pas  que  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  pertinent  à  dire  ait  été  dit  en  des  siècles  plus  philosophiques  que 
les  nôtres ,  et  n'est-il  pas  évident  que,  si  l'on  voulait  interroger  avec 
quelque  soin  les  origines  de  nos  spéculations  actuelles ,  des  plus  té- 
méraires comme  des  plus  timides,  on  retrouverait,  en  remontant  les 
âges,  les  preuves  de  leur  filiation  et  les  traces  de  leur  généalogie? 
Peu  de  noms  récens ,  peu  d'idées  nouvelles  sortiraient  intacts  de 
cette  recherche  d'une  paternité  antérieure ,  et  l'on  pourrait  inscrire 
tout  d'abord,  sur  cette  table  ontologique,  les  Orientaux  avant  Pytha- 
gore  et  Pythagore  avant  Spinosa,  Pyrrhon  avant  Bayle,  Parménide 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  Emmanuel  Kant,  Épicure  avant  Helvétius,  Platon  avant  saint 
Augustin,  Zenon  avant  saint  Bernard,  et  Lucien  avant  Voltaire. 
Ainsi,  chaque  penseur  aurait  son  ascendant  direct,  et,  quant  aux 
écoles ,  si  méritantes  que  soient  celles  d'Ecosse  et  d'Allemagne ,  il 
serait  injuste  d'oublier  qu'elles  sont  venues  vingt  siècles  plus  tard  que 
les  trois  grandes  écoles  grecques,  l'Académie,  le  Lycée  et  le  Por- 
tique. D'où  l'on  peut  conclure  que  la  philosophie  moderne,  fdle  vi- 
vante de  la  tradition,  a  presque  tout  emprunté  à  l'antiquité,  tout, 
excepté  la  croix  et  la  ciguë. 

Mais,  s'il  en  est  ainsi  pour  les  sciences  qui  procèdent  de  la  réflexion 
pure,  il  en  est  autrement  de  celles  qui  s'appuient  sur  l'observation  exté- 
rieure. Ces  dernières,  nos  aïeux  n'avaient  pas  mission  pour  nous  les 
livrer  toutes  faites ,  car  c'est  le  temps  qui  les  fonde  et  qui  les  agrandit. 
On  peut,  dans  le  monde  des  idées,  nier  la  perfectibilité;  dans  le 
monde  des  faits,  il  est  impossible  de  la  méconnaître.  Ici  le  progrès 
est  évident, continu, quotidien;  il  se  touche  au  doigt,  il  se  suppute, il 
se  mesure,  il  devient  une  vérité  mathématique.  C'est  le  cas  où  se  trou- 
vent les  sciences  physiques  et  naturelles  ;  c'est  celui  de  la  géographie 
surtout.  La  géographie  est  une  science  née  d'hier;  elle  s'est  construite 
de  nos  jours  et  sous  nos  yeux  :  sa  tradition  sérieuse  remonte  à  peine 
à  trois  cents  ans.  L'antiquité  n'en  connaissait  guère  que  les  aspects 
fabuleux  et  naïfs,  et,  si  nous  ne  craignions  pas  d'encourir  le  reproche 
fait  aux  enfans  de  Noé,  nous  pourrions  rire,  sur  ce  point,  de  la  nu- 
dité paternelle.  Rien  n'est  plus  bouffon  que  cette  cosmographie  où  le 
ciel  repose  sur  des  colonnes  dont  Atlas  est  le  gardien  ;  rien  n'est  plus 
curieux  que  ces  périples  de  navigateurs  qui  emploient  deux  ans  à  tra- 
verser la  mer  Egée  au  milieu  d'enchantemens  sans  nombre.  Ce  sont 
là  des  rêves  de  poètes,  ce  n'est  point  une  géographie. 

Certes,  pour  en  créer  une,  ce  n'était  ni  la  force,  ni  l'étendue  qui 
manquaient  au  génie  antique ,  c'était  la  base  même  de  la  science ,  la 
récolte  des  faits.  Cette  récolte  devait  être  l'œuvre  des  siècles,  et  ici 
l'intuition  ne  pouvait  pas  suppléer  la  découverte.  Long-temps  avant 
que  le  globe  eût  obéi  à  la  main  patiente  qui  le  dompte,  la  pensée 
qui  a  des  ailes  avait  pu  visiter  les  sphères  idéales;  mais  l'observa- 
tion qui  va  lentement,  soit  qu'elle  chemine  le  bâton  du  voyageur  à 
la  main ,  soit  qu'elle  ouvre  la  voile  du  navigateur  à  des  vents  ca- 
pricieux, avait  besoin,  pour  étendre  sa  sphère  d'action,  qu'on  lui 
rendît  les  mers  plus  sûres  et  les  continens  plus  praticables.  La  civili- 
sation lui  devait  des  routes ,  la  science  des  instrumens  nautiques  ; 
c'est  là  ce  qui  a  retardé  son  avènement.  Il  a  fallu  que  peu  à  peu  l'as- 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         155 

trolabe  remplaçât  le  gnomon,  cet  agent  imparfait  des  mesures 
astronomiques,  et  que  la  boussole  offrît,  sur  l'immensité  liquide,  des 
points  de  repère  plus  sûrs  que  les  chanceux  relèvemens  d'une  constel- 
lation polaire.  Ce  progrès  s'est  continué  sous  nos  yeux  par  le  chemin 
de  fer  dans  la  viabilité  terrestre ,  et  par  la  vapeur  dans  la  navigation 
maritime  :  le  chronomètre,  ce  dernier  mot  du  calcul  horaire,  com- 
plète le  lot  de  notre  temps.  Qui  sait  ce  que  les  aérostats  réservent  à 
l'avenir  ? 

Si  les  instrumens  concouraient  ainsi ,  par  une  amélioration  gra- 
duelle ,  à  l'établissement  de  la  géographie ,  les  évènemens  historiques 
ne  la  servaient  pas  moins.  Tout  lui  était  bon  :  les  conflits  de  races", 
les  chocs  de  peuples,  les  invasions  de  barbares,  la  conquête,  la  pro- 
pagande. Elle  profitait  tout  autant  des  désastres  de  la  guerre  que 
des  loisirs  de  la  paix ,  et  butinait  dans  les  palais  comme  sur  les  dé- 
combres.Voir,  pour  elle,  c'était  savoir  ;  le  mouvement  était  son  res- 
sort, la  locomotion  son  génie.  Peu  lui  importaient  les  symboles,  les 
couleurs,  les  bannières;  elle  s'associait  à  toutes  les  causes  sans  les 
juger,  elle  se  mêlait  à  toutes  les  luttes  sans  en  partager  les  passions. 
Prompte  à  se  transformer,  elle  fut,  ainsi  et  successivement,  com- 
merçante avec  les  Phéniciens,  poétique  avec  les  Grecs,  guerrière 
avec  les  Romains,  inculte  avec  les  Barbares, religieuse  avec  les  croi 
ses.  Un  jour,  à  la  suite  des  (ils  de  l'Islam ,  elle  sortait  des  déserts  ara- 
biques, longeait  le  littoral  de  l'Afrique  septentrionale,  et  venait 
planter  sa  tente  aux  pieds  des  Pyrénées  ;  un  autre  jour,  sur  la  foi 
d'un  pressentiment,  elle  s'embarquait  avec  Colomb  et  aventurait  son 
premier  enjeu  dans  une  loterie  qui  devait  lui  rapporter  deux  mon- 
des. Tantôt  elle  s'inspirait  du  génie  catholique  de  l'Espagne  qui  cher- 
chait, au-delà  des  mers ,  des  âmes  à  conquérir;  tantôt  elle  s'identi- 
fiait au  génie  commercial  de  l'Angleterre ,  qui  voyait ,  sur  tout  le 
globe ,  des  colonies  à  fonder.  Point  d'exclusion ,  point  de  fierté  chez 
elle  :  que  l'on  fût  un  grand  guerrier  comme  César ,  ou  un  pauvre 
moine  comme  Rubruquis,  un  historien  éloquent  comme  Polybe,  ou 
un  conteur  naïf  comme  Marco-Polo ,  un  infidèle  comme  Aboul-Feda, 
ou  un  saint  missionnaire  comme  le  père  Verbiest ,  la  géographie, 
curieuse  seulement  de  faits,  se  préoccupait  peu  des  personnes  ;  elle 
suivait  d'un  œil  aussi  bienveillant  l'étape  pénible  du  pèlerin  isolé 
que  la  marche  triomphante  des  escadres  qui  la  promenaient  autour  du 
monde  comme  une  reine.  C'était  par-dessus  tout  une  science  collec- 
tive ,  qui  frappait  à  toutes  les  portes  et  recevait  de  toutes  les  mains, 
afin  d'élever  ce  monument  auquel  chacun  devait  apporter  sa  pierre , 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  que  personne  fût  autorisé  à  lui  donner  son  nom.  Cette  phase 
d'élaboration  patiente  a  été  longue;  elle  se  poursuit  de  nos  jours, 
elle  ne  s'achèvera  qu'après  nous.  Mais  le  gros  de  la  moisson  est  évi- 
demment recueilli,  et,  pour  en  reconnaître  la  richesse,  il  importe  peu 
qu'une  centaine  de  gerbes  reposent  encore,  éparses  et  oubliées, 
dans  les  mille  sillons  de  la  plaine. 

COUP  d'oeil  historique. 

Pour  simplifier  l'histoire  de  la  géographie,  il  faut  scinder  les  temps 
en  deux  parts  fort  inégales,  mettre  d'un  côté  cinquante-cinq  siècles, 
de  l'autre  trois.  Avant  et  après  Colomb ,  telles  sont  les  divisions  na- 
turelles de  la  science.  Dans  la  première  époque,  la  géographie  est  à 
l'état  d'enfance;  elle  semble  honteusement  confinée  dans  un  coin  de 
la  terre,  elle  bégaie,  elle  se  berce  de  contes;  dans  la  seconde,  elle 
grandit,  comme  par  un  prodige  soudain,  et  s'empare  du  globe 
d'une  main  virile.  Ainsi  font,  au  dire  des  naturalistes,  certains  aloës 
qui ,  long-temps  étiolés  et  rabougris ,  retrouvent ,  à  un  instant  donné, 
tout  l'arriéré  de  leur  puissance  végétative  et  croissent  de  plusieurs 
pieds  en  vingt-quatre  heures. 

Que  de  temps  il  a  fallu  pour  fonder  une  géographie  mathématique 
qui  méritât  ce  nom?  IN'os  aïeux  ont  vécu  trente-six  siècles  sans  se 
douter  de  la  sphéricité  de  la  terre ,  ce  principe  que  comprennent  au- 
jourd'hui les  enfans.  On  lit  bien  dans  les  vedas  hindous  que  l'univers  /A 
a  la  forme  d'un  œuf;  mais,  quand  les  mêmes  livres  parlent  de  notrt^'.j*-"*^- 
globe,  ils  le  dépeignent  comme  une  montagne  qui  a  perdu  son  équi- 
libre, et  qu'un  dieu,  transformé  en  tqFfci|»,t80«tient  sur^a  carapace. 
Les  Égyptiens,  trop  vantés  pour  leurs  connaissances  astronomiques,  ; 
n'en  savaient  guère  plus  que  l'Indë  sur  les  phénomènes  terrestres. 
Les  Grecs  même,  qui  semblent  avoir  concentré  chez  eux  les  rayons 
de  ces  civilisations  éparses,  les  Grecs  ne  se  montrèrent  d'abord  ni 
observateurs  plus  intelligens,  ni  géomètres  plus  précis.  Homère  fait 
de  la  terre  un  disque  qu'entoure  le  fleuve  Océan;  ïhalès  en  fait  une 
ellipse,  Hérodote  une  plaine,  Anaximandre  un  cylindre,  Leucippe 
un  tambour,  Héraclide  un  bateau.  Chacun  énonce  ainsi  son  hypo- 
thèse, jusqu'à  ce  qu'Eudoxe  de  Cnide,  selon  les  uns,  Philolaùs  dr 
Crotone,  suivant  les  autres,  se  soit  déclaré  pour  la  forme  sphérique. 
Dès-lors  ce  système  prévaut;  Aristote  lui  donne  l'autorité  d'un  fait , 
Possidonius  et  Eratosthène  s'en  appuient  dans  leurs  mesures  terres- 
tres; Hipparque ,  Pline  et  Strabon  en  font  sortir  des  déductions  fé- 
< ondes;  enfin  Plolémée,père  de  la  géographie  mathématique  chez 


/ 


<fr* 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         157 

les  anciens ,  couronne  cette  série  de  travaux  par  une  théorie  céleste, 
paradoxe  immense  qui  a  eu  la  vertu  de  durer  quatorze  siècles. 

Dans  la  géographie  descriptive,  les  tàtonnemens  ne  sont  pas  moin- 
dres. Chez  les  premiers  Grecs,  c'est  le  bouclier  d'Achille  qui  la  ré- 
sume. La  fable  se  môle  à  la  réalité  :  on  connaît  déjà  les  noms  d'Asie 
et  d'Europe,  on  distingue  ces  deux  régions,  on  les  caractérise,  on 
les  décrit  ;  mais  bientôt  arrive  la  fiction ,  et  alors  paraissent  les  Cim- 
mériens,  peuplades  plongées  dans  d'éternelles  ténèbres  ,  les  Hyper- 
boréens  dotés  d'un  printemps  éternel  ;  puis  les  Champs-Elysées,  terre 
des  âmes  heureuses;  enfin  l'Atlantide  et  la  Méropide,  songes  de  poètes 
sur  lesquels  devaient  enchérir  plus  tard  Platon  et  Théopompe.  Ce- 
pendant, même  dans  ces  temps  de  croyances  naïves,  des  observa- 
teurs sérieux  sillonnaient  la  Méditerranée  et  visitaient  régulièrement 
ses  cités  commerçantes.  Les  Phéniciens,  les  Carthaginois  avaient 
semé  le  littoral  de  colonies  nombreuses  liées  aux  métropoles  par  une 
navigation  active.  Avant  tous  les  autres,  ces  peuples  franchirent  les 
colonnes  d'Hercule,  formidable  limite  du  monde  primitif,  et  pous- 
sèrent leurs  découvertes  ,  avec  Hamilcon,  jusqu'aux  attérages  de  la 
Crande-Bretagne  ;  avec  Hannon  ,  le  long  des  côtes  occidentales  de 
l'Afrique,  jusqu'à  la  hauteur  du  cap  Bojador.  Les  Égyptiens ,  de  leur 
côté,  semblent  avoir  poursuivi  sur  le  littoral  opposé  des  explorations 
analogues ,  dont  M.  Etienne  Quatremère  a  exagéré ,  après  Hérodote, 
K  l'étendue  et  l'importance.  Enfin ,  le  roi  des  Perses ,  Darius ,  fit  aussi 
exécuter,  dans  l'Océan  indien  ,  par  Scylax  de  Cariandre,  un  périple 
qui  dut  comprendre  le  golfe  Persique  et  une  portion  de  la  mer  Rouge. 
Mais  les  récits  de  ces  expéditions  diverses  sont  si  fabuleux  et  si  con- 
fus, ils  se  sont  si  évidemment  travestis  sous  la  plume  des  rapsodes, 
toujours  enclins  au  merveilleux ,  qu'on  ne  saurait  les  accueillir  avec 
trop  de  réserve  et  trop  de  défiance. 

Dans  les  âges  suivans,  le  monde  s'ébranle,  les  peuples  s'entre-cho- 
quent,  et  il  en  jaillit  des  étincelles  qui  éclairent  quelques  existences 
obscures.  Cambyse  ouvre  cette  période  agitée  :  il  lance  la  Perse  sur 
l'Egypte  et  sème  les  sables  libyens  des  cadavres  de  ses  soldats.  Dès- 
lors  un  mouvement  alternatif  s'établit  entre  l'Asie  et  l'Europe ,  dans 
lequel  le  rôle  d'agresseur  passe  incessamment  de  l'une  à  l'autre  : 
Xercès  vient  frapper  aux  portes  de  la  Grèce  avec  un  million  d'hommes; 
Alexandre  pousse  ses  conquêtes  jusqu'aux  limites  du  monde  connu. 
L'Inde  n'est  plus  un  mystère;  Diagnetus  et  Béton  la  décrivent  ;  Néar- 
que  en  explore  le  littoral  ;  Pythéas  opère  sur  un  autre  point  et  dé- 
couvre cette  ultima  Thule  des  anciens,  objet  de  tant  de  controverses. 


i58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  géographie  se  développe  ainsi  sur  une  vaste  ligne  qui  court  du 
sud-est  au  nord-ouest,  des  bouches  du  Gange  aux  îles  de  la  mer  du 
Nord.  A  leur  tour,  les  Ronnains  arrivent  et  comblent  d'immenses  la- 
cunes. Le  peuple-roi  se  met  en  marche  dans  toutes  les  directions ,  et 
va  réveiller  de  leur  long  sommeil  ces  tribus  barbares  qui ,  plus  tard , 
devaient  lui  rendre  sa  visite.  La  Grande-Bretagne,  les  Gaules,  la 
Germanie,  la  Scythie,  la  Sarmatie,  THybernie,  les  pays  slavons, 
tout  le  nord  de  l'Afrique ,  l'Asie  jusqu'au-delà  du  Gange,  la  Baltique, 
l'Atlantique,  l'Océan  indien,  et  les  mers  intérieures,  tout  ce  terri- 
toire où  il  a  envoyé  ses  légions,  tous  ces  parages  où  il  a  promené 
ses  trirèmes ,  appartiennent  désormais  au  domaine  de  l'observation 
exacte.  Strabon  et  Pline  en  commencent  la  description  :  Marin  de 
Tyr  et  Ptolémée  l'achèvent.  C'est  le  monde  des  anciens  :  de  mille  ans 
on  n'y  touchera  plus.  La  science  est  frappée  d'engourdissement  ;  on 
la  dirait  morte. 

Cet  intervalle  est  occupé,  plutôt  qu'il  n'est  rempli,  par  quelques 
moines  chrétiens,  tels  que  Cosmas,  Bernard,  Adaman,  par  des  fai- 
seurs d'itinéraires  calqués  sur  celui  d'Antonin  ;  entin,  par  une  des- 
cription générale  du  globe ,  ouvrage  d'un  Goth  dont  le  nom  est 
demeuré  inconnu ,  et  que  l'on  appelle  le  Géoc/raphe  de  Ravenne. 
Peu  à  peu  pourtant,  ces  derniers  reflets  des  traditions  grecque  et 
romaine  pâlissent,  se  dispersent,  et  dans  l'intervalle  apparaît  le 
météore  vif  et  court  de  la  civilisation  arabe.  Bagdad ,  Cordoue  et 
Caïrxvan  deviennent  des  foyers  d'études  géographiques  d'où  sortent 
les  maîtres  de  l'époque,  Aboul-Feda,  El-Maqrizy,  El-Bakoui  et 
Léon  l'Africain.  Les  Arabes  connurent  les  îles  Fortunées ,  nos  îles 
Canaries,  que  les  pirates  normands  devaient  conquérir  deux  siècles 
plus  tard.  Ils  poussèrent  leurs  excursions  dans  le  Sahara  et  jusqu'au 
Cap  Blanc  d'une  part;  de  l'autre,  jusqu'au  royaume  de  Mélinde  et  à 
l'île  de  Madagascar,  où  ils  fondèrent  des  colonies.  L'Inde,  les  pro- 
vinces du  Caucase,  le  Thibet,  la  Chine,  que  visitèrent,  vers  712,  des 
ambassadeurs  du  kalife  Walid ,  les  îles  Malaises,  où  le  mahométisme 
est  encore  la  religion  régnante,  sont  dès-lors  des  pays  familiers  aux 
Arabes  et  fréquentés  par  leurs  vaisseaux.  Leurs  navigateurs  abordent 
à  Guzurate,  au  pays  de  Canoge,  le  Bengale  actuel,  à  Calicut,  aux 
Maldives,  sur  la  côte  de  Malabar;  ils  paraissent  même  à  Kan-Fou, 
dans  laquelle  nos  savans  ont  cru  reconnaître  l'importante  ville  de 
Canton.  Pendant  que  l'activité  arabe  déborde  ainsi  sur  les  terres  tem- 
pérées du  globe ,  le  Nord  semble  travaillé ,  de  son  côté ,  par  les  pre- 
miers symptôî^es  d'une  fièvre  de  découvertes.  Les  fds  d'Odin  aven- 


VOYxVGEURS  ET   GÉOGRAPHES  MODERNES.  159 

turent  sur  des  mers  orageuses  leurs  barques  hardies  et  fragiles;  les 
Scandinaves  découvrent  l'Islande,  les  îles  Feroë,  et  plus  tard  le 
Groenland.  Les  pirates  normands  infestent  toutes  les  côtes  que  baigne 
l'Atlantique;  ils  visitent  les  Açores,  Madère  et  Ténériffe.  Des  sagas 
consacrent  ces  expéditions  téméraires;  Snorron,  Adam  de  lîréme, 
les  recueillent,  et  le  roi  Alfred  ne  dédaigne  pas  de  traduire  de  sa 
main  les  deux  voyages  du  Norvégien  Other  et  du  Danois  AVulfstan 
dans  les  pays  Scandinaves.  La  navigation  quelque  peu  suspecte  des 
frères  Zeni  se  rattache  à  cet  ordre  de  travaux  et  de  recherches. 

Ainsi  placée  entre  la  civilisation  d'Odin  et  celle  de  Mahomet,  que 
fait  l'Europe  chrétienne,  cette  héritière  directe  de  la  tradition  anti- 
que? Elle  sommeille  toujours.  Pourtant,  vers  le  xiii"  siècle,  une 
pensée  de  propagande  semble  la  réveiller.  De  pauvres  frères  mineurs, 
comme  Carpin  et  Kubruquis,  Anscaire  et  Ascelin  ,  sont  lancés  dans 
diverses  directions  pour  gagner  des  âmes  à  Dieu.  L'un  parcourt  le 
nord  de  l'Europe;  les  autres,  infatigables  missionnaires,  s'engagent 
daiis  le  cœur  môme  de  l'Asie,  que  vient  de  bouleverser  la  grande 
dynastie  mongole.  Du  Dnieper  au  fleuve  Jaune,  on  ne  reconnaît  plus 
qu'un  maître  :  c'est  le  khan.  Il  a  soumis  un  continent  entier  au  joug 
de  l'unité  la  plus  despotique.  Soit  curiosité,  soit  calcul ,  les  voyageurs 
se  portent  tous  alors  sur  ce  point.  Benjamin  de  ïudèle  a  ouvert  la 
marche;  Lucimel  et  Ricoldt  l'ont  suivi;  Marco-Polo,  qu'on  a  nommé 
à  bon  droit  le  Humboldt  du  moyen-àge ,  y  paraît  à  son  tour,  pour 
faire  place  à  Pcgoletti ,  à  Mandeville,  à  Clavijo,  à  llaïthon ,  à  Barbare, 
à  Schilderberg.  De  tous  ces  observateurs,  Marco-Polo  est  le  seul  qui 
ait  vu  sainement  et  raconté  judicieusement.  Son  itinéraire  est  im- 
mense; il  embrasse  presque  toute  l'Asie  :  la  vallée  de  Kachmir  (  Che- 
simur],  la  petite  Boukharie,  la  Mongolie  entière,  la  Chine  (  Cathay)^ 
dont  il  décrit  les  capitales  Pékin  ( Cambclu )  et  Xankin  (  Quinsaij]\  le 
Bengale,  ou  pays  de  Mien,  nom  que  divers  Asiatiques  lui  donnent 
aujourd'hui  encore;  l'archipel  Malais,  dont  il  cite  Sumatra  [Samara); 
le  groupe  des  Andamans  et  de  Nicobar  {Accauccr/j);  Ceylan,  la 
presqu'île  du  Dekkan,  les  royaumes  de  Malabar  et  de  Guzurate  dans 
rinde,  les  villes  d'Aden ,  d'Ormus  et  de  Bassora  dans  la  Perse;  puis 
Madagascar  [Mcujastar]^  où  il  place  le  rock,  cet  oiseau  fabuleux;  le 
pays  des  Zinges  et  des  Abyssins  [Abascia);  enfin  la  Sibérie,  limi- 
trophe de  ce  qu'il  nomme  le  pays  des  ténèbres,  et  la  Russie  [Ruzia)^, 
vaste  empire  tributaire  des  Mongols.  Quel  pèlerinage,  surtout  dans 
ces  temps  de  confusion  et  de  barbarie!  Malheureusement  Marco- 
Polo,  et  moins  que  lui  les  autres  voyageurs  cités,  ne  savent  pas 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  se  défendre  de  ce  penchant  au  merveilleux ,  caractère  des  âges 
d'ignorance.  On  voit  reparaître,  dans  leurs  récits,  quelques  fables 
qu'on  dirait  empruntées  aux  époques  mythologiques.  Ce  n'est  plus, 
comme  dans  Hésiode  et  dans  Hérodote,  des  fourmis  gardiennes  de 
sables  aurifères,  ou  des  bœufs  garamantcs  qui  paissent  à  reculons; 
mais  c'est,  chez  Marco-Polo,  des  montagnes  de  rubis-balai  et  de 
lapis-lazuli  ;  chez  Carpin,  une  grande  muraille  d'or  massif;  chez 
Oderic  de  Portenau,  des  oiseaux  à  deux  têtes;  enfin ,  chez  Mande- 
ville,  chevalier  anglais  et  conteur  imperturbable,  un  fruit  prodigieux 
récolté  à  Chadissa,  fruit  qui  s'ouvre  de  lui-même  quand  il  est  mûr, 
et  présente  un  agneau  sans  sa  laine,  excellent  à  manger.  Au  xv"  siècle 
de  notre  ère,  la  géographie  en  est  encore  à  son  point  de  départ ,  aux 
féeries. 

Mais  ici  la  science  s'illumine  de  rayons  soudains;  comme  la  loi 
du  Sinaï ,  elle  se  révèle  au  milieu  des  éclairs  et  de  la  foudre.  Ses 
deux  Moïse  sont  Colomb  et  Vasco  de  Gama.  Depuis  long-temps 
sans  doute  le  pressentiment  d'un  autre  vaste  continent  avait  dû 
s'emparer  d'esprits  supérieurs,  et  la  trace  de  ces  soupçons,  plus  poé- 
tiques que  positifs,  plus  vagues  que  formels,  se  retrouve  dans  Sénè- 
que ,  dans  Possidonius,  dans  Strabon ,  dans  Pomponius  Mêla  et  dans 
Chrysippe.  Il  y  a  plus  :  la  découverte  positive  de  l'Amérique  aurait 
pu  passer,  môme  au  x^  siècle,  pour  un  fait  acquis  ;  car,  dès  ce  temps, 
des  Islandais  avaient  colonisé  le  Groenland,  et  l'un  d'eux,  Leif 
Ericson,  avait  pu  reconnaître,  vers  le  sud-ouest,  une  côte  que  l'on 
estime  être  celle  du  Canada.  D'autre  part,  et  si  l'on  en  croit  des  au- 
torités qui  se  plaisent  aux  hypothèses  scientifiques,  l'Afrique,  long- 
temps avant  l'exploration  portugaise ,  aurait  été  doublée  deux  fois , 
et  relevée  dans  tout  son  périmètre ,  la  première  fois  par  les  Égyp- 
tiens de  TS'échos ,  la  seconde  par  les  Arabes.  Mais  que  veut-on  in- 
duire de  ces  insinuations  dont  la  valeur  et  la  portée  laissent  tant  de 
prise  à  la  controverse?  Que  Colomb  et  Vasco  de  Gama  sont  deux  pla- 
giaires? On  ne  l'oserait  pas. 

Ce  qui  inspira  ces  hardis  pilotes  du  xv^  siècle ,  ce  fut  moins  le 
bruit  vague  d'un  succès  antérieur  que  leur  confiance  dans  une  navi- 
gation chaque  jour  plus  savante  et  plus  perfectionnée.  L'art  des  con- 
structions navales  commençait  alors  à  sortir  de  sa  longue  enfance , 
et  les  vaisseaux,  mieux  membres,  osaient  perdre  de  vue  les  côtes, 
pour  aller,  dans  la  haute  mer,  affronter  la  violence  des  vents  et  le 
courroux  des  vagues.  Les  instrumens  nautiques  se  ressentaient  de  ce 
mouvement;  Martin  Behain,  gouverneur  de  Fayal,  venait  de  vul- 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.  161 

gariser  l'emploi  de  l'astrolabe  pour  la  mesure  des  hauteurs  solaires  ; 
la  boussole  était  acquise  à  la  navigation.  Ainsi ,  par  le  calcul  combiné 
du  méridien  et  du  parallèle,  le  pilote  pouvait,  loin  de  tout  rivage, 
déterminer  la  position  précise  de  son  navire ,  et ,  à  l'aide  de  son  com- 
pas, le  maintenir  dans  la  route  la  plus  directe  et  la  plus  sûre.  L'au- 
dace soudaine  qui  se  manifesta  chez  les  praticiens  n'était  donc  pas  un 
phénomène  sans  cause  ;  les  travaux  des  théoriciens  avaient  ouvert 
cette  voie  aux  esprits  aventureux.  Depuis  un  siècle  environ,  l'Italie 
et  l'Allemagne  possédaient  des  écoles  d'astronomie  et  de  physique , 
pépinières  de  maîtres  célèbres  et  d'ouvriers  intelligens.  Nous  avons 
cité  Martin  Behain;  il  faut  y  ajouter  le  Florentin  ïoscanelli ,  qui  eut 
quelques  relations  avec  Colomb ,  et  Dominique  Maria  de  Bologne , 
qui  fut,  à  ce  que  l'on  croit,  l'un  des  professeurs  de  l'illustre  Copernic. 
D'où  il  résulte  que ,  s'il  y  eut  un  peu  de  témérité  dans  l'élan  de  la 
navigation  à  cette  époque ,  il  y  eut  encore  plus  de  calcul.  Ce  fut  un 
hasard  peut-être  qui  livra  à  Colomb  l'Amérique,  sur  laquelle,  assure- 
t-on,  il  ne  comptait  pas;  mais  ce  qui  n'était  pas  douteux  pour  l'il- 
lustre marin,  quand  il  quitta  les  côtes  de  l'Espagne,  c'est  qu'avec  du 
temps  et  des  vivres  il  devait ,  en  courant  toujours  vers  l'ouest ,  et  au- 
cune terre  intermédiaire  ne  se  présentant,  aboutir  immanquablement 
aux  Indes.  C'était  la  conséquence  forcée  de  la  sphéricité  terrestre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  au  moment  où  Colomb  s'ébranle,  la  géographie 
en  est  encore  à  peu  près  au  point  où  l'a  laissée  Ptolémée.  L'Europe, 
l'Asie,  le  nord  de  l'Afrique,  et  les  îles  qui  en  forment  comme  les 
satellites,  sont  connus  tant  bien  que  mal;  mais  au-delà  des  Açores  et 
des  Canaries ,  et  dans  cet  espace  de  deux  cents  méridiens  qui  court 
de  l'île  de  Fer  au  Japon ,  les  cartes  n'offrent  que  du  vide  :  le  péri- 
mètre de  l'Afrique  demeure  flottant  et  indéterminé.  Il  ne  manque  à 
la  science  que  deux  mondes  complets,  le  monde  américain  et  le 
monde  maritime;  les  trois  quarts  d'un  autre  monde,  l'Afrique,  et  un 
nombre  illimité  d'accessoires.  Eh  bien  !  le  génie  des  découvertes 
s'empare  alors  du  globe  avec  tant  de  puissance  et  d'autorité ,  qu'en 
moins  de  trois  siècles  ce  travail  gigantesque  s'accomplit  presque 
en  entier.  C'est  la  seconde  phase  de  la  géographie,  celle  qui  fait  la 
gloire  de  l'ère  moderne. 

L'élan  est  donné  ;  le  problème  terrestre  est  poursuivi  dans  ses  deux 
inconnues  :  Colomb  cingle  vers  l'ouest,  et  y  trouve  un  continent;  Vasco 
de  Gama  gouverne  au  sud ,  et  arrive  dans  l'Inde  par  le  cap  de  Bonne- 
Espérance.  L'enthousiasme  s'en  mêlant ,  les  continuateurs  abondent. 
Ce  sont,  en  Amérique,  Balboa,  Fernand  Cortèz ,  Pizarre,  Améric 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vespuce,  Sébastien  Cabot,  Walter  Raleigh;  en  Asie,  Albuquerque, 
Barros,  Ferdinand  Pérès,  Bartbélemy  Dias.  Vingt  ans  ne  se  sont  pas 
écoulés,  que  JMagellan  double  le  cap  Horn  et  exécute  le  premier  tour 
du  monde.  Mendana  et  Quiros  le  suivent.  Quelques  groupes  océaniens 
sont  découverts.  Jusqu'ici  l'Espagne  et  le  Portugal  ont  seuls  mar- 
qué leur  place  dans  cette  grande  invasion  maritime.  A  leur  tour, 
la  Hollande  et  l'Angleterre  entrent  dans  la  lice.  Les  deux  puissances 
catholiques  voulaient,  avant  tout,  convertir  le  globe;  les  deux  puis- 
sances luthériennes  cherchent  plutôt  à  le  coloniser.  Le  génie  reli- 
gieux lutte  quelque  temps  avec  le  génie  commercial;  mais  enfin  ce 
dernier  l'emporte.  Le  sceptre  de  la  mer  demeure  aux  argonautes 
marchands.  La  France  demande  sa  part  de  ces  îles ,  de  ce  littoral 
que  l'on  se  découpe;  elle  n'obtient  que  des  ébarbures.  Cependant, 
si  les  ouvriers  changent,  l'œuvre  ne  change  pas.  La  civilisation  sil- 
lonne les  océans,  s'impose  aux  peuples  barbares  ou  sauvages,  les 
séduit  par  ses  raffinemens  ou  les  dompte  par  ses  ressources.  Elle 
tient  le  globe  dans  ses  mains,  et  semble  vouloir  le  pétrir  jusqu'à  ce 
que  toutes  ses  aspérités  s'elTacent. 

Vraiment,  quand  on  assiste  à  ce  spectacle  merveilleux,  on  se  sent 
ébloui  et  pris  de  vertige.  Autrefois  c'était  la  barbarie  qui  débordait, 
à  un  moment  donné,  sur  la  civilisation;  aujourd'hui  c'est  la  civili- 
sation qui  va  au  loin  déborder  sur  la  barbarie.  Le  mouvement  a 
lieu  en  sens  inverse,  mais  le  résultat  demeure  toujours  le  môme  : 
vaincue  dans  son  foyer,  ou  conquérante  hors  de  son  foyer,  la  civili- 
sation s'assimile  toujours  les  élémens  qui  s'exposent  à  son  con- 
tact; ce  qui  lui  résiste  périt.  Elle  élève,  elle  redresse;  elle  ne  des- 
cend pas ,  elle  ne  déchoit  pas.  Ainsi  le  veut  la  hiérarchie  des 
êtres.  Les  organisations  les  plus  nobles  sont  celles  qui  donnent  le 
ton ,  et  l'autorité  est  en  raisori  de  la  supériorité.  L'ascendant  de  l'Eu- 
rope sur  le  monde  tient  à  cette  cause.  L'Europe  n'a  de  force  et  de 
vertu  que  par  le  principe  civilisateur  qu'elle  représente  ;  c'est  là  son 
levier.  Voyez  où  en  est  le  globe  depuis  qu'il  a  été  attaqué  ainsi  et  par 
tous  les  bouts!  Peut-on  citeraujourd'hui  un  seul  continent  où  l'Europe 
ne  revive  pas,  et  dans  ses  idées,  et  dans  ses  usages,  et  dans  sa  popu- 
lation? Est-il  quelque  part  une  influence  qui  ait  osé  tenir  devant  la 
sienne?  L'Asie  est-elle  encore  l'Asie;  l'Amérique  est-elle  encore 
l'Amérique  ;  l'Océanie  est-elle  encore  l'Océanie ,  et  n'y  a-t-il  pas 
beaucoup  d'Europe  au  milieu  de  tout  cela?  Récapitulons  :  en  Océanie 
l'Europe  est  partout  ;  elle  a  fondé  Sydney  et  les  colonies  pénales  de 
l'Australie;  elle  esta  Hobart-Town,  elle  est  dans  les  îles  Malaises, 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         163 

aux  Philippines ,  aux  Moluques ,  à  Java  ;  elle  est  par  ses  mission- 
naires dans  les  archipels  océaniens,  à  Hawaï ,  à  Taïti,  à  Tonga,  à  la 
Nouvelle-Zélande.  En  Asie,  elle  est  souveraine  au  sud  et  au  nord ,  en 
Sibérie  et  au  Bengale;  elle  y  comprime  ,  elle  y  tient  en  respect  l'es- 
prit indigène;  la  Syrie,  l'Asie  mineure,  s'agitent  sous  son  inspira- 
tion; la  Perse  s'en  défend  mal;  la  Chine  seule  lui  oppose  sa  grande 
muraille.  En  Afrique,  l'Europe  a  pris  les  clés  de  toutes  les  positions  : 
Alger  au  nord;  le  Sénégal,  Sierra-Léone ,  Bathurst,  les  forts  de  la 
côte  des  Esclaves,  les  échelles  de  Loanga  et  de  Benguela  à  l'ouest; 
le  cap  de  Bonne-Espérance  au  midi ,  et  les  établissemens  por- 
tugais à  l'est  ;  l'Egypte  ,  qui  complète  celte  ceinture ,  obéit-elle 
à  une  influence  africaine?  Reste  l'Amérique;  mais  y  a-t-il  main- 
tenant une  Amérique?  Lorsque  Colomb  en  fit  la  conquête,  cette 
vaste  région  nourrissait  vingt  millions  d'hommes  cuivrés  ,  ou 
d'Indiens  ,  pour  parler  la  langue  des  découvreurs  ;  combien  en 
reste-t-il  aujourd'hui?  Huit  cent  mille  à  peine;  les  autres  n'ont 
pu  s'associer  à  la  civilisation  ,  et  la  civilisation  les  a  dévorés. 
L'Amérique  s'est-elle  dépeuplée  pour  cela?  Non  ;  l'Europe  y  a  pourvu; 
elle  a  démembré  le  monde  de  Colomb,  a  donné  le  nord  à  l'Angle- 
terre, à  la  France  et  à  la  Russie;  le  centre  et  l'ouest  à  l'Espagne; 
l'est  au  Portugal;  les  îles  éparpillées  sur  ses  flancs ,  à  diverses  puis- 
sances; et  une  nouvelle  Amérique  est  née  avec  trente  millions  de 
blancs ,  issus  de  la  conquête.  Voilà  ce  qu'a  fait  l'Europe  en  trois 
siècles,  et  sans  s'appauvrir  elle-même,  ou  plutôt  ce  qu'a  fait  la  civi- 
lisation, dont  elle  n'est  que  l'instrument.  La  fable  des  dents  de  Cad- 
mus  ne  pâlit-elle  pas  auprès  de  celte  réalité  contemporaine? 

Au  milieu  de  ce  déplacement  d'hommes  et  de  ce  bouleversement 
d'existences ,  on  devine  quelle  dut  être  la  tâche  de  la  géographie. 
Non-seulement  on  découvrait  pour  elle  des  pays  inconnus,  mais  en- 
core ces  pays  se  modifiaient  à  vue  d'œil;  il  fallait  constater,  puis  con- 
trôler. Chaque  jour  de  nouvelles  reconnaissances  agrandissaient  son 
domaine.  Après  Dampier,  Anson ,  ^yallis  et  Bougainviile  ,  Cook  avait 
paru  dans  l'Océan  Pacifique  et  y  avait  accompli  trois  circumnaviga- 
tions qui  sont  des  chefs-d'œuvre  de  hardiesse  et  de  patience,  de 
science  et  de  sagacité.  Son  exemple  entraîna  bientôt  toutes  les  puis- 
sances maritimes  vers  ces  plages  nouvelles  :  la  France  y  envoya  Lapé- 
rouseet  d'Entrecasteaux  ;  l'Espagne,  Maîespina  etMaurelle;  l'Angle- 
terre, Bligh  et  Vancouver.  De  nos  jours  même ,  cet  élan  ne  s'est  point 
ralenti  :  Krusenstern ,  Kotzebue ,  Beechey,  d'Urville ,  Duperrey ,  La- 
place,  Freycinet,  Paulding  et  Morrell  ont  continué,  sous  des  pavil- 


164  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

Ions  divers ,  ces  longues  explorations  autour  du  globe  et  poursuivi  le 
relèvement  des  archipels  océaniens.  Si  la  carte  du  monde  maritime 
n'est  pas  complète  encore,  quant  aux  détails,  les  lignes  principales 
sont  fixées ,  l'ensemble  est  arrêté.  D'autres  capitaines,  non  moins 
cntreprenans,  cherchaient  en  même  temps  la  solution  d'un  problème 
plus  ardu  encore,  celui  d'une  communication  entre  les  deux  océans 
au  travers  des  mers  polaires:  Davis,  Hudson,Baffin,  Behring,  et  plus 
tard  Parry  et  Ross,  se  dévouaient  dans  ce  but  à  des  dangers  hors  de 
proportion  avec  les  résultats. 

A  côté  de  ces  grandes  reconnaissances  collectives  et  pour  la  plu- 
part officielles,  des  voyageurs  isolés  récoltaient  pour  la  géographie 
sur  toute  la  surface  du  globe.  La  Chine  n'avait  plus  de  secrets  pour 
les  missionnaires  devenus  tout  puissans  à  la  cour  de  Pékin  ;  les  pères 
Gaubil ,  Yerbiest,  Adam  Shall,  préparaient  les  voies  aux  ambassades 
de  Macartney  etd'Amherst,  L'Inde,  vice-royauté  anglaise,  se  révé- 
lait tout  entière,  dans  son  antiquité,  aux  savans  Colebrooke  et  AVil- 
liam  Jones;  dans  son  état  moderne,  à  l'évêque  lïéber,  à  Jacquemont 
et  à  tous  les  observateurs  intclligens  des  Asiaiic  Rcsearchcs ;  Kœmp- 
fer  voyait  le  Japon  ;  Stamford  Raffles,  et  Marsden  les  îles  Malaises; 
Chardin,  Malcolm  et  Morier,  la  Perse;  Klaproth,  l'Asie  russe  et 
tartare;  Hiram  Cox  et  Crawford,  la  Birmanie;  Burkhardt,  la  Syrie; 
Sadler,  l'Arabie;  voilà  pour  l'Asie.  L'Amérique  n'était  pas  moins  fa- 
vorisée, car  en  tête  de  ses  explorateurs  figurait  M.  de  Ilumboldt,  le 
voyageur  par  excellence,  le  voyageur  encyclopédique.  M.  de  Hum- 
boldt  s'appropriait,  par  l'autorité  d'une  science  presque  universelle, 
toute  la  partie  équatoriale  du  nouveau-monde;  Bullock , Ward ,  Pent- 
land,  côtoyaient  ou  complétaient  l'illustre  touriste;  Spix  et  Martius, 
le  prince  Neuwiedet  Saint-Hilaire  parcouraient  le  Brésil;  Pœpig,  le 
Chili  et  le  Pérou;  Weddel,  la  Patagonie;  Mackensie,  l'Amérique 
insulaire;  Pike,  Long,  Lewis  et  Clarke,  les  steppes  qui  s'étendent 
du  Mississipi  aux  Montagnes-Rocheuses  ;  Mac-Gregor ,  le  Canada  ; 
Hearne,  Franklin  et  Back,  la  région  boréale  au-dessus  des  lacs. 
L'Afrique  ne  s'était  point  dérobée  à  ce  vaste  réseau  de  recherches: 
sans  parler  de  l'Egypte  ,  foulée  par  tant  de  curieux  depuis  Hérodote 
jusqu'à  l'empereur  Adrien ,  depuis  le  père  Sicard  jusqu'à  Volney,  ce 
précurseur  de  l'expédition  française,  l'Abyssinie  et  l'Ethiopie  voyaient 
Bruce,  Sait ,  Poncet  et  Combes  s'engager  dans  leurs  plateaux  inhos- 
pitaliers; la  région  hottentote  se  révélait  à  Levaillant  et  à  Barrow,  le 
Congo  à  Grand-Pré,  à  Tuckey  et  à  Cardoso,  le  Sahara  à  Caillé, 
tandis  que  Mungo-Park ,  Bowdich ,  Denham ,  Clapperton  ,  Laing  et 


VOYAGEURS   ET   GÉOGRAPHES  3I0DERNES.  165 

les  frères  Lander  cherchaient,  au  miHeu  de  mille  morts,  à  dérober 
aux  royaumes  de  l'Afrique  centrale  les  mystères  de  leur  existence 
et  de  leur  organisation.  Nous  citons  là  trente  noms,  comme  ils  nous 
viennent  et  au  hasard  ;  il  faudrait  en  citer  mille. 

Ainsi,  la  situation  a  change;  la  géographie  descriptive  vient  de  dé- 
cupler son  domaine.  De  pauvre  et  de  stérile  qu'elle  était  avant  ce  bel 
essor  du  w"  siècle,  la  voilà  devenue  opulente  et  féconde,  opulente 
à  ce  point  qu'elle  en  est  à  l'embarras  des  richesses.  Il  s'agit  mainte- 
nant d'ordonner  la  science ,  de  lui  créer  des  allures  méthodiques ,  d'en 
trier,  d'en  contrôler  les  élémens.  La  théorie  de  Ptolémée  a  été  rui- 
née par  les  découvertes  de  Copernic  et  de  Galilée  ;  Mercator  et  Va- 
rénius  opèrent  sur  cette  base  et  renouvellent  la  géographie  mathé- 
matique. Keppler  et  Newton  y  concourent  en  trouvant  la  loi  des 
mondes.  Conring  pressent  la  statistique,  Delisle  etHaase  cherchent 
à  recueillir  les  observations  éparpillées ,  pendant  que  Buache  se  jette 
dans  le  champ  des  hypothèses.  Mais  les  vrais  fondateurs  de  la  science 
générale,  d'Anville  et  Busching,  ne  paraissent  qu'au  milieu  du 
XYii"  siècle.  D'Anville ,  esprit  subtil  et  patient ,  ouvre  la  voie  à  un  colla- 
tionnement  érudit  entre  la  topographie  antique  et  la  topographie 
moderne,  travail  plus  ingénieux  qu'utile  et  dans  lequel  ont  trop 
abondé,  selon  nous,  Heeren,  Voss,  Mannert,  Gosselin  et  plusieurs 
autres.  Busching  est  plutôt  l'homme  des  faits  actuels;  il  rassemble  et 
résume  les  découvertes  accomplies.  Le  tracé  des  cartes,  jusqu'alors 
arbitraire  et  informe,  acquiert  peu  à  peu  cette  précision  et  cette  netteté 
qu'on  y  admire  aujourd'hui.  Après  Mercator  qui  le  premier  changea 
le  système  de  projection ,  paraissent  successivement  Sanson ,  Blacuw 
et  Cassini ,  dépassés  à  leur  tour  par  Rennel ,  Dalrymple ,  Arrowsmith , 
Hogsburgh ,  Lapie  et  Brué. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  conquêtes  abondantes  et  imprévues» 
la  géographie  générale  voyait  à  chaque  instant  s'agrandir  ou  se  mo- 
difier ses  perspectives.  Chaque  jour,  quelques  données  vieillissaient, 
se  rectifiaient,  se  complétaient.  L'observation  prenait  un  caractère 
plus  précis,  plus  rigoureux,  plus  scientifique.  Ce  fut  alors  que  les 
livres  succédèrent  aux  livres  ;  les  auteurs  aux  auteurs.  Tous  les  quinze 
ans  il  fallait  reconstruire  la  science  ,  et  comme  précis  élémentaire  et 
comme  haut  enseignement.  L'œuvre  la  plus  méritante,  en  ce  genre, 
n'était  pas  celle  du  meilleur  esprit,  mais  celle  du  dernier  auteur 
qui  avait  pris  la  plume.  C'était  plutôt  une  question  de  date  qu'une 
question  de  talent.  Ainsi,  après  Mentelle  et  Pinkerton,  parut  Malte- 

TOME   XVII.  11 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Brun  dont  nous  aurons  à  parler;  après  Malte-Brun,  le  savant  Bitter  (1) 
et  M.  Adrien  Balbi  qui  fait  l'objet  de  cet  article.  Venu  le  dernier, 
M.  Balbi  a  sur  les  autres  les  avantages  qui  résultent  de  son  millé- 
sime. Il  a  pu  les  copier  dans  ce  qu'ils  avaient  de  plus  authentique, 
et  emprunter  ensuite,  soit  aux  Annales  et  aux  Bévues  de  Weymar, 
de  Paris ,  de  Londres  et  de  Calcutta ,  soit  à  des  voyages  récens ,  tout 
un  ordre  d'observations  et  de  faits  qui  échappaient  forcément  à  ses 
devanciers.  C'est  là  le  mérite  le  plus  réel  de  son  livre  :  quoique  déjà 
vieilli ,  il  est  le  plus  jeune.  Un  temps  viendra  sans  doute  où  cette  mo- 
bilité, virtuellement  inhérente  à  la  géographie,  ne  sera  plus  exagé- 
rée par  des  causes  accidentelles.  Quand  le  globe  sera  connu  et  bien 
connu ,  la  science  continuera  sans  doute  à  se  métamorphoser  avec 
les  faits  statistiques  et  politiques;  mais  elle  ne  sera  plus  remise  en 
cause ,  à  chaque  heure ,  dans  toute  son  économie ,  dans  ses  divisions, 
dans  sa  terminologie,  dans  ses  grands  reliefs,  dans  sa  constitution 
orographique  ou  hydrologique.  Jusque-là,  pourtant,  nos  géographes 
devront  se  résigner,  comme  l'a  fait  M.  Balbi ,  à  un  rôle  de  compila- 
tion provisoire.  Didactiques  ou  alphabétiques,  ils  sont  menacés  du 
même  oubli,  et  V Abrégé  de  géoçiraj^hie  ne  résistera  pas  plus  à  cette 
injure  du  temps  que  les  dictionnaires  de  Vosgien,  de  Macarthy,  de 
Kilian  et  de  Masselin. 

On  sait  beaucoup  du  globe  ;  mais  que  de  mystérieuses  existences 
il  recèle  encore?  Que  d'hypothèses  demeurent  sans  preuves,  d'énigmes 
sans  mots,  de  problèmes  sans  solutions!  Sait-on  bien  comment 
l'Amérique  se  découpe  sur  l'Océan  polaire,  et  si  le  passage  cherché 
depuis  Frobislier  jusqu'à  Boss,  est  une  chimère  ou  une  réalité?  N'y 
a-t-il  pas  à  préciser  le  pôle  magnétique  et  à  atteindre  le  pôle  réel? 
L'Asie,  ce  vieux  berceau  du  monde,  n'a-t-elle  plus  rien  à  nous  ré- 
véler; ses  populations  sont-elles  toutes  connues;  ses  plateaux  ,  pépi- 
nières d'hommes;  ses  chaînes,  les  plus  hautes  du  globe,  sont-ils  des 
objets  acquis  à  la  science ,  certains ,  fixés  à  toujours?  Et  l'Amérique, 
peuplée  aujourd'hui  de  races  intelligentes,  ne  laisse-t-elle  pas  plu- 
sieurs de  ses  zones  sous  le  voile?  Le  littoral  nord  de  l'Océan  pacifi- 
que ,  depuis  la  Californie  jusqu'aux  îles  Aleutiennes ,  le  versant  occi- 
dental des  Montagnes-Bocheuses,  les  vastes  prairies  où  campent  les 
dernières  tribus  sauvages,  depuis  l'Indiana  jusqu'à  l'Orégon ,  depuis 
le  Texas  jusqu'à  la  région  des  lacs  canadiens  ;  les  steppes  inondées 

(1)  Erdkunde  im  Verhaeltniss  ziir  Nalur  und  ztir  Geschichte  des  i»/e»j.îc/ieM.  Lalraduction 
de  cet  excellent  ouvrage  a  été  commencée  par  MM.  Buret  et  Desor.  Il  est  à  désirer,  dans  l'in- 
térêt de  la  science,  que  l'éditeur  Paulin  soit  encouragé  à  la  terminer. 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  flIODERNES.  167 

de  rOrénoque  et  de  l'Amazone,  les  pampas  argentins,  la  péninsule 
patagonienne  ;  tout  cela  n'est-il  pas  à  revoir,  à  reconnaître ,  même 
après  Long,  Clarke  ,  Franklin ,  Mackensie ,  Spix  et  Weddel?  L'Océa- 
nie  n'a-t-elle  plus  d'îlots  coralligènes  à  révéler  aux  navigateurs ,  et 
les  lignes  de  la  Nouvelle-Louisiade  ne  restent-elles  pas  indéterminées 
sur  toutes  les  cartes  du  monde  maritime?  Les  terres  boréales  ont  été 
explorées,  on  a  constaté  les  gisemens  du  Spitzberg  et  de  la  Nouvelle- 
Zemble  ;  mais  que  sait-on  des  régions  australes,  même  après  Weddel 
et  d'Urville?  N'y  a-t-il  là  qu'une  immense  concrétion  de  glaces,  ou 
faut-il  voir  dans  le  Nouveau-Shetland  et  dans  les  îles  Orkney  les 
sentinelles  avancées  de  terres  plus  considérables?  A  part  quelques 
points  battus  et  colonisés  du  littoral  australien ,  ne  vit-on  pas  dans 
l'ignorance  la  plus  absolue  sur  ce  vaste  continent  qui  n'a  pas  moins 
de  deux  mille  lieues  de  périmètre?  Quant  à  l'Afrique,  elle  est  encore 
comme  au  temps  des  anciens ,  un  abîme ,  un  labyrinthe  où  s'égarent 
les  voyageurs  quand  le  minotaure  ne  les  dévore  pas.  Les  sources  du 
Nil  n'ont  rien  perdu  de  leur  inviolabilité  antique  ;  elles  sont  aussi 
fabuleuses  que  du  temps  d'Hérodote  ;  Tombouctou  reste  à  retrou- 
ver après  M.  Caillié  ,  et  le  Congo  a  besoin  d'une  autorité  moins  apo- 
cryphe que  celle  de  M.  Douville.  Centre,  littoral,  zone  équatoriale 
ou  zone  tempérée ,  depuis  le  revers  de  l'Atlas  jusqu'aux  plateaux  du 
cap  de  Bonne-Espérance ,  depuis  les  côtes  de  la  Guinée  jusqu'à  celles 
du  Zanguebar,  sous  tousses  méridiens  et  sous  tous  ses  parallèles, 
l'Afrique  demeure  encore  un  problème  que  notre  époque  ne  peut  ré- 
soudre et  dont  le  temps  seul  peut  dégager  toutes  les  inconnues. 

C'est  ce  lot  réservé,  cette  lâche  de  l'avenir  qui  condamnent  la 
science  actuelle  à  des  synthèses  provisoires.  Ce  que  nous  en  disons 
n'est  pas  pour  déprécier  de  tels  travaux  ;  ils  sont  utiles ,  ils  sont 
louables,  ils  servent  au  progrès  des  sociétés  humaines.  D'ailleurs, 
toutes  les  connaissances ,  fdles  de  l'observation ,  en  sont  au  même 
point;  elles  marchent  par  étapes,  et  Dieu  seul  peut  dire  où  sera  le 
bout  du  chemin. 

EXAMEN  DE   L'ABRÉGÉ  DE   GÉOGRAPHIE  (1). 

Tant  que  la  géographie  sera  circonscrite  dans  le  cercle  d'une  com- 
pilation plus  ou  moins  heureuse ,  et  que  des  esprits  supérieurs  n'au- 
ront pas  essayé  de  la  conduire  au  ciel  des  idées  par  la  mystérieuse 

[i]  Ce  travail  a  clé  fait  sur  l'édition  de  1833,  celle  que  M.  Balbi  a  corrigée  et  surveillée. 
Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  d'une  édition  postérieure,  faite  par  l'éditeur  et  loin  des 
yeux  de  l'auteur.  C'est  M.  Balbi  lui-même  que  nous  avons  voulu  juger. 

11. 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

échelle  des  faits ,  l'enseignement  de  cette  science  n'exigera  que  peu 
de  qualités  et  des  qualités  modestes.  Une  patience  suffisante  pour 
feuilleter  tous  les  documens,  assez  de  critique  pour  les  juger,  assez  de 
méthode  pour  les  ordonner  avec  harmonie,  telles  seront  les  trois 
vertus  essentielles  du  géographe  qui  doit  savoir,  comparer  et  classer. 
Le  voyageur  a  un  plus  beau  rôle  ;  il  crée  pendant  que  le  géographe 
résume  ;  il  se  réfléchit  dans  ce  qu'il  voit  et  donne  son  empreinte  à 
ce  qu'il  observe.  L'un  opère  sur  la  nature  vivante ,  l'autre  sur  la  na- 
ture morte. 

M.  Balbi  n'assigne  pas  à  la  compilation  géographique  un  rang  aussi 
modeste.  11  a  pour  elle,  comme  science  et  comme  art,  les  plus 
grandes  prétentions,  et  quand  il  ne  les  affiche  pas,  il  les  sous-entend. 
S'il  parle  des  veilles  qu'elle  entraîne,  des  connaissances  qu'elle  exige, 
c'est  dans  un  style  dithyrambique;  s'il  énumère  les  facultés  qu'elle 
suppose  ,  la  somme  de  ces  facultés  équivaut  à  un  Leibnitz  ou  à  un 
Newton.  Rien  n'est  beau  comme  la  géographie  ;  la  géographie  seule 
est  aimable;  hors  de  la  géographie  point  de  salut.  Dans  un  Avis 
de  Vêditcur,  que  des  analogies  de  style  rattachent  intimement  à 
l'ouvrage ,  il  est  demandé  au  géographe  digne  de  ce  nom  six  qualités 
cardinales  :  une  érudition  immense ,  une  lucidité  mathématique,  une 
exactitude  irréprochable  ,  l'horreur  de  toute  phrase  et  de  tout  orne- 
ment, un  esprit  actif  et  des  relations  nombreuses.  A  ces  vertus 
idéales  on  aurait  pu  joindre  la  portée  scientifique  et  la  valeur  litté- 
raire ;  on  avait  ainsi  le  grand  homme  complet. 

Avant  de  vérifier  jusqu'à  quel  point  M.  Balbi  est  le  héros  de  ce  pro- 
gramme, il  importe  de  signaler  une  ellipse,  ou  un  oubli  dans  son  énu- 
mération.  Une  des  qualités  fondamentales,  selon  nous,  du  géo- 
graphe comme  de  tout  écrivain  qui  s'adresse  au  public,  c'est  une 
grande  retenue,  une  chaste  réserve  en  parlant  de  soi.  Un  livre  n'est  pas 
un  prospectus;  un  enseignement  n'est  pas  uîi  rappel  de  titres.  Et  si 
l'on  veut  faire  prendre  cette  pente  à  ce  que  l'on  écrit,  il  faut  au  moins 
y  apporter  de  la  dignité  et  de  la  mesure.  Qu'on  se  couronne  de  sa 
main  ,  soit;  qu'on  foule  aux  pieds  ses  devanciers  et  ses  rivaux  ,  soit 
encore;  mais  que  cette  prétention,  exorbitante  au  fond,  s'abrite  au 
moins  sous  des  ménagemens  de  formes.  Autrement  le  trait  va  contre 
son  but  et  blesse  celui  qui  le  lance.  L'auteur  qui  abuse  de  sa  person- 
nalité à  chaque  page ,  à  chaque  ligne ,  fatigue  son  lecteur,  le  révolte  et 
l'indispose.  C'est  une  mauvaise  école  que  celle  des  airs  suffîsans  et 
des  fatuités  transcendantes.  L'épreuve  en  est  faite  :  quand  un  écri- 
vain s'évalue  trop  haut,  le  public  ne  couvre  jamais  l'enchère. 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         169 

Si ,  au  nombre  des  vertus  du  géographe ,  M.  Balbi  a  omis  de  citer 
la  réserve  et  la  modestie ,  c'est  qu'il  a  dû  les  considérer  comme  nui- 
sibles ou  inutiles  :  aussi  n'en  use-t-il  pour  sa  part  qu'avec  la  plus 
grande  sobriété.  Personne  n'est  plus  rempli  que  lui  de  l'impor- 
tance, de  la  grandeur ,  de  la  perfection  de  son  œuvre,  La  veille  de  sa 
venue ,  il  n'y  avait  que  chaos  dans  la  géographie;  mais  il  a  voulu  que 
la  lumière  se  fît  et  la  lumière  s'est  faite.  Il  faut  voir  quels  airs  de 
souveraine  compassion  il  affecte  vis-à-vis  des  petits  esprits  qui,  avant 
lui,  ont  osé  toucher  à  cette  science  !  Comme  il  les  traite  de  haut,  ces 
prétendus  géograplics ,  ces  géographes  routiniers,  ces  certains  géo- 
graphes et  cartograpli.es,  ce  commun  des  géographes ,  complètement 
étrangers  aux  progrès  de  la  civilisation  (1)  /  Il  ne  leur  pardonne  rien, 
en  maître  sévère  ,  pas  môme  d'avoir  ignoré  ce  qui  ne  s'est  découvert 
qu'après  eux.  Et  si  sur  sa  route  il  en  rencontre  quelqu'un  chargé 
d'un  bagage  dont  il  suspecte  l'origine,  voyez-le  s'attendrir,  s'indi- 
gner, réclamer  son  bien  et  son  trésor  :  on  le  dépouille  de  son  édi- 
fice géographique  ;  on  lui  dérobe  une  portion  de  sa  Bible  de  Géo- 
graphie,  on  lui  ravit  le  fruit  de  ses  longues  veilles,  on  la  frustre  de 
l'honneur  qui  lui  est  dû!  Il  en  appelle  au  public,  il  invoque  l'Europe 
savante ,  il  en  réfère  à  la  postérité  ;  il  crierait  à  la  garde  s'il  l'osait. 
Même  bruit,  même  tactique  contre  les  critiques  qui  ont  eu  la  har- 
diesse de  ne  pas  admettre  tous  ses  chiffres.  C'est  merveille  comme  il 
les  réfute,  comme  il  les  retourne,  comme  il  se  prouve  qu'ils  ont 
tort,  comme  il  se  démontre  qu'il  est  l'infaillibilité  môme!  Notez  que 
cette  polémique  de  susceptibilité  et  de  plainte  se  trouve  dans  un 
Abrégé  de  Géographie. 

M.  Balbi  ne  manque  pas  d'ailleurs  d'une  certaine  perspicacité  dans 
ses  colères.  Autant  il  est  intraitable  envers  les  auteurs  dont  il  veut 
détrôner  les  livres ,  autant  il  est  miséricordieux  et  bon  envers  les  voya- 
geurs dont  il  a  utilisé  les  documens,  et  les  savans  qui  lui  ont  prêté  leur 
concours.  Un  encens  perpétuel  fume  dans  ses  pages  en  l'honneur  de  ses 
innombrables  collaborateurs  :  il  épuise  le  vocabulaire  pour  trouver  des 
épithètes  à  la  hauteur  de  leurs  mérites  ;  ils  sont  tous  des  hommes  in- 
comparables, prodigieux,  divins,  ils  ont  tous  des  titres  éclatans  à 
l'admiration  des  hommes.  Ce  rôle  de  thuriféraire  ne  semble  pas  fati- 
guer l'auteur;  il  le  soutient  durant  quatorze  cents  pages.  Ne  lui  de- 
mandez pas  déjuger  les  matériaux  issus  d'une  confraternité  amicale; 
tout  est  beau  en  eux,  tout  est  vrai,  toutestpur  comme  l'or.  M.  Dou- 


(1)  Ce  qui  est  en  italique  est  littéralement  oit 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ville  est  un  aussi  grand  homme  que  M.  de  Humboldt  ;  M.  le  docteur 
Constancio  ,  un  esprit  aussi  profond  que  M.  Klaproth;  M.  César  Mo- 
reau  vaut  au  moins  un  Cuvier,  et  M.  Jarry  de  Mancy  balance  M.  Arago. 
Tous  les  hommes  qui  ont  apporté ,  ne  fût-ce  qu'une  gerbe ,  qu'un 
épi  à  la  moisson  du  géographe ,  sont  égaux  devant  ses  yeux  ;  l'obole 
du  pauvre  lui  est  aussi  douce  que  le  doublon  du  riche ,  et  sa  joie  de 
recevoir  est  telle ,  qu'il  ne  regarde  pas  même  à  ce  qu'on  lui  donne  : 
il  prend  l'argent  rogné ,  l'argent  au  plus  bas  titre ,  le  billon  et  jus- 
qu'à la  fausse  monnaie.  Résolu  à  vaincre  par  le  nombre,  il  accouple 
sans  discernement ,  sans  mesure ,  les  noms  les  plus  célèbres  aux 
noms  les  plus  obscurs,  et  exécute  en  leur  honneur,  à  la  porte  de 
son  livre,  les  mêmes  fanfares  préliminaires.  Ainsi  distribué,  l'éloge 
dégénère  en  injure  pour  les  uns ,  en  ironie  pour  les  autres ,  et  on 
pourrait  en  conclure  que  le  géographe ,  placé  entre  des  documens 
d'origine  et  de  valeur  diverses,  n'a  eu  ni  assez  d'inteUigence  pour  les 
contrôler,  ni  assez  de  force  pour  les  dominer. 

En  effet ,  en  présence  de  ses  collaborateurs ,  M.  Balbi  n'est  plus 
l'homme  qui  criait  tantôt  à  l'aide  et  demandait  vengeance  à  l'opinion 
contre  des  spoliateurs  acharnés.  Ce  qu'il  a  n'est  point  à  lui  :  il  le  doit 
à  ses  amis  ;  il  n'est  pas  une  seule  ligne  de  son  ouvrage  dont  il  ne 
faille  leur  rapporter  l'honneur.  Son  édifice  géographique  a  eu  mille 
architectes,  dont  il  n'est,  lui,  que  l'humble  manœuvre.  Il  ne  parle 
plus,  alors ,  ni  de  la  gloire  dont  on  veut  le  frustrer,  ni  du  fruit  de  ses 
veilles  qu'on  prétend  lui  ravir;  il  s'efface  entièrement,  il  s'annule, 
il  s'amoindrit,  il  disparaît.  A  le  croire ,  chaque  partie  spéciale  de  son 
livre  a  un  inspirateur  spécial;  des  autorités  imposantes  y  ont  mis  la 
main;  les  épreuves  ont  été  revues,  corrigées,  annotées  par  les  maî- 
tres. Son  archéologie  appartient  à  nos  meilleurs  archéologues ,  son 
histoire  naturelle  à  nos  meilleurs  naturalistes,  son  orographie  à  nos 
meilleurs  orographes,  son  ethnographie  à  nos  meilleurs  ethnographes, 
Son  Afrique ,  son  Asie ,  son  Océanie ,  son  Amérique ,  doivent  être  res- 
tituées aux  savans  qui  ont  quelque  droit  de  les  décrire;  et  quant  aux 
détails ,  M.  Balbi ,  scrupuleux  à  l'excès,  a  confié ,  assure-t-il ,  ses  pla- 
ces fortes  à  des  militaires ,  ses  académies  à  des  académiciens ,  ses 
renseignemens  religieux  à  des  ecclésiastiques.  Tout  ceci  est  bien  ; 
mais  que  va-t-il  rester  à  l'auteur  après  cette  abdication  intégrale? 
Aura-t-il  encore  le  droit  de  lancer  ses  foudres  contre  la  spoliation  et 
de  vouer  ses  plagiaires  aux  Euménides?  On  lui  emprunte  ce  qu'il  a 
emprunté;  c'est  la  peine  du  talion  ,  voilà  tout. 

Il  est  vrai  que  ces  accès  de  modestie,  imaginés,  comme  l'on  dit. 


VOYAGEURS   ET   GÉOGRAPHES   MODERNES.  171 

pour  les  besoins  de  la  cause,  n'ont  rien  de  durable  ni  de  sérieux.  Ce 
sont  des  éclairs  qui  traversent  V Abrégé,  une  inconséquence  née  du 
plus  ingénieux  calcul.  Feuilletez  quelques  pages;  la  nature  va  re- 
prendre le  dessus,  et  de  toutes  ces  lumières  dont  il  a  exagéré  l'éclat, 
M.  Balbi  se  fera  une  auréole  pour  lui-même.  On  peut  appeler  cela 
du  désintéressement  placé  à  gros  intérêt.  Voici  d'ailleurs  un  correctif 
à  ces  allures  passagères  d'humilité  et  de  renonciation.  Il  est  assez 
admis,  dans  le  monde  des  sciences  et  des  lettres,  qu'un  auteur  ne 
doit  se  citer  lui-même  qu'avec  une  grande  sobriété,  et  en  cherchant 
à  adoucir  par  quelques  formules  convenues  ce  qu'une  telle  préten- 
tion renferme  en  soi  de  tranchant  et  d'excessif.  Cette  loi  des  esprits 
modestes  n'a  pas  été  faite  pour  M.  Balbi  :  il  passe  à  côté  d'elle  sans 
la  voir;  il  l'ignore  ou  il  la  viole  de  propos  délibéré.  A-t-il  besoin  de 
s'appuyer,  pour  faire  la  preuve  d'un  chiffre  ou  d'un  fait,  sur  une  au- 
torité irrécusable?  C'est  la  sienne  qu'il  invoque  avant  toutes  les  autres. 
Lui  faut-il  corroborer  une  assertion  contestée?  c'est  à  son  avis  anté- 
rieur qu'il  s'en  réfère.  Il  se  mire  dans  ses  travaux  anciens,  il  se 
redit  ses  calculs,  il  s'écoute  parler,  il  s'énumère  avec  bonheur  ses 
propres  ouvrages,  V Atlas  ei/mographique ,  le  Compendio  di  geograjia, 
la  Balance  politique  du  globe,  the  World  compared  to  the  British 
empire;  il  est  heureux  ,  il  s'épanouit,  il  se  dilate;  on  voit  qu'il  s'aime. 
De  cette  disposition  d'esprit  et  de  ce  besoin  de  se  plaire  naîtra  pour 
nos  neveux  une  autorité  géographique  à  deux  degrés  de  sanction  : 
Balbi  apud  Balbi. 

On  a  vu  combien  Y  Abrégé  de  géographie  est  enclin  à  sacrifier  au 
succès  :  il  ne  ménage  rien  de  ce  qui  peut  désarmer  cette  idole,  il  n'y 
épargne  ni  sa  fierté,  ni  sa  dignité.  Il  sait  où  sont  ses  juges  et  quels 
pourront  être  ses  patrons.  Il  va  vers  eux,  les  prévient,  les  entoure 
de  tant  de  flatteries  ,  fait  si  bien  leur  part  à  tous  et  à  chacun,  que  la 
résistance  sera  impossible.  L'univers  entier  doit  devenir  complice  du 
triomphe.  Les  savans  ont  leur  lot  ;  chacun  d'eux  a  son  piédestal  ;  leurs 
titres  revivent  dans  chaque  page.  Le  livre  est  leur  enfant;  ils  ne  l'é- 
toufferont  pas  de  leurs  mains.  Les  journaux,  les  revues  ont  leur  con- 
tingent aussi  :  on  les  cite  tous  comme  des  réservoirs  inépuisables,  où 
l'auteur  a  trempé  maintes  fois  ses  lèvres  altérées  de  science  ;  on  les 
nomme  par  leurs  noms,  on  les  fascine  par  des  airs  polyglottes,  on 
exalte  la  publicité  anglaise,  on  couronne  la  publicité  américaine,  on 
déifie  la  publicité  allemande ,  on  se  met  aux  pieds  de  la  publicité 
française,  le  tout  accompagné  d'un  étalage  de  noms  propres  qui  doi- 
vent imposer  le  respect  et  l'attention  au  gros  des  profanes.  Ainsi  la 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

presse  périodique,  comme  les  savons,  aura  les  mains  liées  :  on  ne 
peut  pas  répondre  à  des  complimens  par  une  critique  brutale.  Reste 
maintenant  le  succès  extérieur,  celui  qui  résulte  d'un  patronage  opu- 
lent et  européen.  Ici  le  génie  de  Y  Abrégé  s'est  surpassé  lui-même;  il 
a  rencontré  une  de  ces  inspirations  qui  font  époque.  Comment  iiité- 
resser  les  grands  seigneurs  de  tout  le  globe  au  succès  d'un  livre  géo- 
graphique? Là  était  le  problème  :  il  a  été  victorieusement  résolu.  Ces 
seigneurs,  ces  princes  possèdent  des  cabinets  de  médailles,  des  mu- 
sées, des  collections  d'oiseaux;  les  plus  modestes  ont  des  herbiers, 
des  objets  de  conchyliologie ,  des  bibliothèques ,  des  galeries ,  des 
serres,  des  cartons  de  dessins,  des  volières,  ou  quelques  armoires 
remplies  de  pétrifications.  «  Il  n'y  a  qu'à  citer  tout  cela ,  s'est  dit 
V Abrégé.  Mille  noms  puissans,  mille  patrons,  mille  prospectus.  »  Et 
il  l'a  fait.  Des  animaux  empaillés  ne  sont  peut-être  pas  de  la  géogra- 
phie, et  c'est  dégra4er  la  science  que  de  la  faire  descendre  à  des  dé- 
tails d'almanach;  mais  le  succès  est  une  divinité  impérieuse  et  exi- 
geante :  on  ne  l'apaise  pas  sans  victimes. 

S'il  est  des  choses  dont  l'auteur  de  X Abrégé  se  montre  prêt  à  faire 
très  bon  marché ,  il  en  est  d'autres  à  propos  desquelles  il  ne  plai- 
sante jamais  :  de  ce  nombre  est  l'autorité  de  la  statistique.  Qu'on 
ne  parle  pas,  devant  M.  Balbi,  légèrement  et  irrévérencieusement 
de  la  statistique  ;  on  allumerait  toutes  ses  colères.  Il  sacrifiera  le 
style,  s'il  le  faut;  immolera  la  pensée,  s'il  en  est  besoin;  mais,  sur 
la  statistique,  il  ne  cédera  pas.  L'ennemi  de  la  statistique  est  son  en- 
nemi; il  est  prêt  à  rompre  une  lance  avec  les  détracteurs  d'une 
étude  qu'il  nomme  a  la  bienfaitrice  de  l'humanité.  »  En  voulez-vous 
la  preuve?  M.  Balbi  l'administre  sur-le-champ.  Si  Moreau  et  Suchet 
avaient  connu  à  fond  la  statistique,  ils  n'auraient  pas  frappé ,  l'un  à 
Saltzbourg,  en  1800,  l'autre  à  dirone,  en  1809,  des  contributions  de 
guerre  hors  de  proportion  avec  les  ressources  locales.  L'argument 
est  triomphant,  il  ne  souffre  pas  de  réplique.  Cependant,  quelque 
désir  que  nous  ayons  de  vivre  en  bonne  intelligence  avec  la  statisti- 
que, dont  nous  aimons  à  proclamer  d'ailleurs  l'utilité  secondaire  ,  il 
nous  est  impossible  de  ne  pas  faire  observer  à  son  champion  que 
c'est  là  une  science  conjecturale,  arbitraire  ,  ductile  ,  aussi  propre  à 
servir  les  passions  qu'à  éclairer  les  intérêts.  Grâce  à  la  complaisance 
des  chiffres  et  aux  capitulations  de  la  conscience  humaine ,  la  statis- 
tique n'a  guère  été  jusqu'ici  qu'une  arène  ouverte  aux  systèmes,  à 
la  mauvaise  foi,  à  l'erreur  ou  à  la  paresse;  une  arme  à  deux  tran- 
chans,  qui  blesse  aujourd'hui  celui  qui  s'en  est  armé  victorieuse- 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         173 

ment  hier.  Plus  d'une  fois  on  l'a  vue  partir  du  même  point  pour 
aboutir  à  des  inductions  diamétralement  contraires,  légitimer  toutes 
les  causes ,  et  servir  de  prétexte  à  toutes  les  oppressions.  Aucune 
étude  ne  repose  sur  des  données  plus  fugitives  et  plus  élastiques  ; 
aucune  ne  conduit  à  des  résultats  plus  suspects.  Et  si  nous  voulions 
prouver  jusqu'à  quel  point  elle  domine  parfois  ceux  qui  prétendent 
l'avoir  asservie ,  nous  n'aurions  qu'à  opposer  les  mécomptes  de 
M.  Balbi  le  statisticien  au  plaidoyer  de  M.  Balbi  le  panégyriste  de  la 
statistique.  A  l'article  Russie,  par  exemple,  l'auteur  de  l'Abrégé  se 
prend  à  discuter  quel  est  le  chiffre  réel  des  forces  militaires  de  cet 
état.  Il  énumère  les  évaluations  antérieures ,  les  discute,  les  com- 
bat, les  ruine;  puis,  arrivant  à  son  propre  calcul,  il  déclare  d'une 
manière  pertinente  et  solennelle  que  la  Russie  a  670,000  combattans, 
pas  un  de  plus,  pas  un  de  moins.  C'est  la  loi  et  les  prophètes;  il  n'y 
a  plus  à  compter.  Malheureusement,  vers  1831,  on  eut  besoin  de  sa- 
voir en  France  quelle  était  la  situation  militaire  d'un  pays  qui  ne  dé- 
guisait pas  ses  intentions  hostiles.  La  diplomatie  fit  jouer  ses  ressorts 
secrets,  et  l'on  sut,  par  le  rapport  officiel  de  notre  ambassadeur,  que 
la  Russie  n'avait  sur  pied  que  439,720  hommes:  différence  en  moins 
sur  le  chiffre  de  M.  Balbi,  230,280;  une  misère. 

Les  forces  navales  comparées  de  la  France  et  de  l'Union  améri- 
caine donnent  heu  aux  mêmes  fluctuations.  M.  Balbi  accorde  à  la 
France  :  110  vaisseaux  ou  frégates,  — 213  bâtimens  inférieurs. 

Total.  .  .    323 

Il  donne  aux  États-Unis  : 

25  vaisseaux ,  — 11  frégates,  —  32  bâtimens  inférieurs. 

Total.  .  .      68 

Probablement  ces  chiffres  n'auraient  pas  reçu  de  démenti ,  si ,  au 
moment  de  notre  démêlé  avec  l'Amérique,  on  n'eût  pas  cherché  à 
éclairer  l'opinion  sur  l'état  réel  des  forces  respectives  des  deux  pays. 
C'est  ce  que  fit  l'organe  estimé  d'un  de  nos  ports  marchands,  en 
citant ,  à  l'appui  de  son  énumération  ,  tous  les  noms  des  navires  de 
guerre.  Il  en  résulte  que  nous  avions  à  cette  époque  : 

53  vaisseaux  à  flot ,  —  26  vaisseaux  en  construction ,  —  35  frégates 
à  flot,  —  28  frégates  en  construction,  — 30  corvettes  à  flot,  — 
2  corvettes  en  construction ,  —  50  bricks  à  flot ,  —  20  bâtimens  de 
force  inférieure, 

Total.  .  .    244 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  même  temps,  V Annuaire  officiel  des  États-Unis  enregistrait 
l'état  suivant  des  forces  navales  de  la  république  : 

12  vaisseaux,  —  27  frégates,  —  15  sloops,  —  7  schooners. 

Total.  .  .      51 

Que  l'on  compare  ces  chiffres  à  ceux  de  M.  Balbi ,  et  l'on  se  de- 
mandera ce  que  doit  être  pour  les  écoliers  une  science  qui  fait  ainsi 
trébucher  les  maîtres. 

L'auteur  de  V Abrégé  laisse  entrevoir  d'ailleurs,  d'une  manière  assez 
transparente ,  sa  manière  d'opérer  comme  praticien ,  pour  que  l'on 
soit  parfaitement  édifié  sur  l'infaillibilité  de  sa  théorie.  Se  trouve- 
t-il  placé  entre  deux  chiffres,  l'un  très  élevé,  l'autre  très  bas,  il  prend 
un  nombre  intermédiaire,  à  l'aventure,  comme  il  lui  vient ,  et  sans 
justifier  autrement  sa  préférence. 

Est-il  question  d'Hama  en  Syrie  : 

«  Sans  adopter,  dit-il,  l'estimation  d'Ali-Bey,  qui  lui  donne 
100,000  habitans,  ni  l'estimation  de  Burkhardt,  qui  les  réduit  à 
30,000 ,  nous  croyons  qu'on  pourrait  lui  accorder  de  45,000  à  50,000 
âmes.  » 

Plus  loin ,  c'est  le  tour  d'Akhaltsikhé  : 

«  M.  Dupré ,  cité  par  M.  Gambo ,  lui  accorde  40,000  âmes.  Nous 
croyons  que  sa  population  n'arrive  pas  même  à  la  moitié  de  ce 
nombre.  » 

Enfin ,  l'auteur  se  trouve-t-il  embarrassé  à  propos  du  dénombre- 
ment de  Sou-Tcheou  en  Chine,  il  se  consulte  gravement ,  et  écrit  : 

«  On  ne  sait  rien  sur  le  nombre  de  ses  habitans  ;  nous  penchons  à 
croire  qu'il  pourrait  bien  s'élever  à  500,000  ou  600,000  âmes.  » 

Voilà  où  en  est  la  certitude  de  cette  science ,  bienfaitrice  de  l'hu- 
manité. Entre  deux  chiffres  douteux  créer  un  troisième  chiffre ,  et 
quand  on  ne  sait  rien,  pencher  à  croire,  incliner  à  croire,  tout  gît  là. 
Que,  si  l'on  persiste  à  ne  point  voir,  dans  ce  jeu  récréatif,  le  dernier 
mot  de  l'esprit  humain ,  M.  Balbi  armera  à  l'instant  ses  tonnerres 
contre  l'incrédule;  il  invoquera  ses  vingt-cinq  ans  d'expérience;  il 
dira,  dans  une  langue  à  lui ,  comment  il  a  parcouru  toute  la  hiérar- 
chie synoptique,  et  comment,  du  grade  de  statisticien  spécialiste,  il 
est  arrivé  à  celui  de  statisticien  résmniste.  Impossible  de  résister  à 
des  titres  aussi  foudroyans  et  à  un  langage  aussi  péremptoire.  Il 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         175 

n'y  a  plus  qu'à  se  soumettre  et  à  demander  pardon  à  la  statistique 
des  mots  légers  qu'on  aurait  pu  se  permettre  à  son  égard. 

On  a  vu  plus  haut  comment  pouvaient  être  classées  les  qualités 
nécessaires  à  un  auteur  qui  se  dévoue  à  une  compilation  géographi- 
que. Connaître  tous  les  documens,  les  juger,  les  ordonner,  tels  sont 
les  trois  aspects  sous  lesquels  il  faut  envisager  une  tâche  qui  demande 
des  facultés  combinées  d'érudition,  de  critique  et  de  méthode.  Nous 
ne  parlons  pas  de  la  patience ,  qui  est  une  vertu  négative ,  si  on  la 
prend  isolément ,  et  de  l'activité ,  qui  est  un  don  fâcheux ,  si  on 
l'emploie  à  des  pauvretés  manifestes.  Il  reste  maintenant  à  s'assurer 
jusqu'à  quel  point  M.  Balbi  a  satisfait  à  ces  conditions  diverses.  En 
première  ligne  vient  l'érudition.  M.  Balbi  a-t-il  su  tout  ce  que  de- 
mandait son  travail,  et  l'a-t-il  bien  su?  N'a-t-il  rien  tronqué,  rien 
confondu,  rien  omis?  Est-il  vraiment  l'esprit  encyclopédique  dont 
parle  VAvis  de  l'éditeur,  et  qui  mérite  de  faire /o«  comme  révélateur 
d'une  Bible  de  géographie?  Loin  de  nous  la  pensée  de  contester  qu'une 
portion  de  ces  titres  n'appartienne  légitimement  à  M.  Balbi ,  et  de  nier 
la  richesse  des  sources  auxquelles  il  a  dû  puiser.  Mais ,  en  môme 
temps  que  nous  lui  rendons  cette  justice ,  il  nous  est  impossible  de  re- 
connaître en  lui  une  érudition  profonde  et  absolue.  L'érudition ,  dans 
sa  partie  intelligente,  suppose  une  critique  et  un  sens  que  M.  Balbi  ne 
montre  pas  toujours;  dans  sa  partie  mécanique,  une  exactitude  qu'il 
se  permet  souvent  de  violer.  En  regardant  de  près  quelques  pas- 
sages traduits ,  nous  avons  cru  entrevoir  que  M.  Balbi  ne  possède 
pas  parfaitement  l'anglais  (1) ,  et  hésite  tant  soit  peu  sur  l'allemand. 
Quant  à  l'arabe ,  il  est  évident  qu'il  n'en  sait  pas  un  mot ,  car  il 
tronque  l'orthographe  des  villes  égyptiennes  et  syriennes ,  et  con- 
vertit Islam  en  obéissance  à  Dieu.  Maghbreb ,  pour  lui ,  équivaut  à 
Provinces  barbaresques ,  et  n'a  plus  cette  valeur  relative  qui  en  fait 
une  région  située  à  l'ouest  de  l'Arabie.  Il  n'est  qu'une  langue,  sans 
en  excepter  la  nôtre,  dont  on  ne  puisse  contester  à  l'auteur  de  X Abrégé 
la  connaissance  parfaite ,  c'est  l'italien.  Ajoutons  que ,  de  toutes , 
c'était  la  moins  utile. 

Il  serait  trop  long  de  suivre  ici,  dans  ses  imperfections  inévitables, 
un  travail  qu'on  jugerait  moins  sévèrement,  s'il  affectait  des  airs  plus 
modestes.  Quelques  redressemens  sufflront  ;  on  supposera  facilement 
les  autres.  Ainsi,  l'auteur  de  X Abrégé,  trompé  par  des  analogies  ap- 

(1)  Notamment  dans  un  passage  sur  les  ruines  de  Copan,  où,  traduisant  un  auteur  an- 
glais ,  traducteur  lui-même  de  l'Espagnol  Francisco  de  Fuentes,  il  rend  par  élo(fe  jaune  un 
mot  anglais  qui  veut  dire  fraise. 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parentes,  se  plaît  à  confondre  les  Itlidts,  nom  générique  des  tribus 
nomades  de  la  Perse,  avec  les  Eleuths,  qui  habitent,  à  six  cents  lieues 
de  là ,  le  grand  désert  à  l'ouest  de  la  Chine  ;  il  supplée  de  son  chef 
aux  lacunes  des  voyages  au  pôle  et  fait  une  île  du  Groëidand  ;  il  ou- 
blie de  combiner  ses  données  orthographiques ,  de  manière  à  ne  pas 
tomber  dans  des  contradictions  flagrantes ,  et  écrit  tantôt  Sapor,  tan- 
tôt Chapour,  deux  noms  identiques.  Dans  la  partie  statistique  de  la 
France ,  si  riche  en  documens  officiels,  les  erreurs  fourmillent.  Les 
divisions  militaires  sont  inexactement  énoncées;  la  population  de 
grandes  villes  comme  Lyon  et  Marseille,  est  évaluée  d'une  manière 
fautive.  Pendant  que  X Abrégé  consacre  une  page  entière  à  des  îlots 
sans  habitans,il  néglige  Tarare  et  Saiiit-Qucntin,  cités  industrieuses, 
qui  n'ont  pas  même  une  mention.  Un  travail  sur  les  canaux,  dont 
M.  Balbi  paraît  être  sérieusement  épris,  offre  à  son  tour  les  carac- 
tères d'une  préférence  malheureuse.  L'auteur  déclare,  la  main  sur 
le  cœur  et  avec  assurance,  que  c'est  le  tableau  de  la  matière  le 
plus  complet  qui  ait  été  dressé ,  et  voici  ce  qui  y  manque  :  1"  le 
canal  des  Ardennes,  qui  unit  la  Meuse  à  l'Aisne  dans  un  déve- 
loppement de  39,214  mètres  ;  2"  le  canal  d'Arles  à  Bouc,  avec  45,883 
mètres  de  parcours  ;  3"  le  canal  du  Blavet  dans  le  Morbihan ,  sur 
59,818 mètres;  Vie  canal  de  Niort  à  la  Bochelle,  sur  78,000  mètres; 
5"  le  canal  des  Étangs  et  celui  de  Beaucaire,  sans  compter  des  ca- 
naux de  moindre  importance ,  comme  ceux  de  la  Sensée ,  d'Aire  à 
la  Bassée,  etc.,  etc.  Il  est  vrai  que ,  pour  rétabhr  l'équihbre,  à  côté 
de  ces  canaux  existans  et  omis,  Y  Abrégé  en  cite  d'autres  qui  sont  ima- 
ginaires; le  canal  de  Bretagne,  par  exemple.  Il  y  a  trois  canaux  en 
Bretagne,  mais  de  canal  de  Bretagne,  proprement  dit,  avant  M.  Balbi, 
on  n'en  connaissait  pas,  et  après  M.  Balbi,  il  faudra  le  chercher 
encore. 

Si  l'on  voulait  tout  éplucher  ainsi ,  V Abrégé  serait  bientôt  réduit  à 
rien.  Chaque  population  de  ville  pourrait  être  discutée  dans  ses  ter- 
mes et  rétablie  sur  un  autre  pied  ;  il  y  aurait  à  revenir  sur  tout  :  sur 
la  statistique,  sur  les  détails  historiques,  sur  l'authenticité  et  la  sin- 
cérité des  sources,  sur  la  valeur  comparée  des  documens.  Bornons- 
nous  à  demander  à  M.  Balbi  où  il  a  vu  que  Mélinde,  capitale  du 
royaume  de  ce  nom,  est  située  à  l'embouchure  d'un  grand  fleuve 
nommé  Quilimancy?  Dans  Malte-Brun,  sans  doute,  qu'il  a  copié  plus 
d'une  fois,  tout  en  le  rangeant  peut-être  parmi  les  géographes  rou- 
tiniers. Mais  d'abord  Malte-Brun  n'a  présenté  ce  fait  que  comme  une 
hypothèse  résultant  de  reconnaissances  fort  anciennes,  et  ensuite  il 


VOYAGEURS  ET   GÉOGRAPHES  MODERNES.  177 

pouvait  ignorer,  plus  excusable  en  cela  que  M.  Balbi ,  les  recon- 
naissances de  voyageurs  contemporains,  d'où  il  résulte  qu'aucun 
fleuve  ne  coule  ni  à  Mélinde  ni  à  Patta.  Le  cours  d'eau  le  plus  voi- 
sin (Zeby,  dans  l'intérieur;  Djeba,  sur  la  côte),  se  jette  dans  la  mer 
à  250  milles  de  Mélinde.  Voici  maintenant  une  confusion  plus  étrange. 
Nous  lisons  à  la  page  87V  de  l'Abrégé  :  «On  voit  à  Alexandrie  les  deux 
obélisques,  dits  Aiguilles  de  Cléopàlre,  dont  l'un  est  debout,  et  ranfre 
a  été  donné  au  roi  de  France  par  le  vice-roi  Moliammed-Ali.  »  Ainsi, 
le  bloc  de  granit  qui  figure  aujourd'hui  sur  la  place  de  la  Concorde , 
ne  serait  pas ,  comme  on  s'obstine  à  le  croire ,  l'un  des  obélisques  de 
Louqsor,  mais  bien  l'une  des  aiguilles  de  Cléopâtre.  Sur  l'autorité  de 
M.  Balbi,  il  n'y  a  plus  qu'à  attaquer  M.  Lebas  en  contrefaçon  ou  en 
substitution  de  monument.  Ce  qui  suit  est  une  contradiction  non 
moins  curieuse.  Page  519,  on  lit,  à  propos  des  essais  de  civilisation 
réalisés  par  Mahmoud:  «Une  circonstance  qui  doit  rendre  les  pro- 
grès plus  lents,  c'est  que  le  sultan  n'a  pas  encore  songé  à  établir  un 
journal  à  Constantinople.  »  Yoilà  le  recto;  maintenant,  prenez  le 
verso,  page  857.  A  l'occasion  des  réformes  de  Mohammed-Ali,  il  est 
dit  expressément  :  «  A  l'instar  de  l'Egypte,  le  sultan  a  aussi  fondé 
un  journal  qui  produira  d'heureux  effets.  »  Il  est  impossible  de  se 
contredire  plus  complètement  sous  la  même  couverture. 

Laissons  ces  petites  chicanes  :  Homère  lui-môme  a  pu  sommeiller 
quelquefois  ;  à  plus  forte  raison  M.  Balbi.  L'érudition  d'ensemble 
sauvera  d'ailleurs  ce  que  laisse  à  désirer  l'érudition  de  détails.  Il  y  a 
dans  X Abrégé  assez  de  pages  empruntées  à  Malte-Brun  en  principes 
généraux ,  à  Bruguière ,  à  de  Buch ,  à  Pentland  en  orographie ,  à 
M.  Klaproth  en  philologie,  à  MM.  de  Humboldt,  Ritter  et  Cuvier, 
en  sciences  accessoires ,  pour  que  l'on  se  garde  de  mettre  en  question 
l'érudition  générale  du  livre.  Les  sources  d'où  il  découle  sont  nom- 
breuses ;  les  autorités  sur  lesquelles  il  s'appuie  sont  souvent  décisives. 
xV  peine,  dans  le  nombre,  peut-on  regretter  çà  et  là  quelques  omis- 
sions importantes ,  et  entre  autres  Kirkpatrick  pour  le  Népal ,  Russell 
pour  l'empire  ottoman ,  Beatson  pour  Sainte-Hélène ,  Daniell  frères , 
Hartfort,  AVilliam  Jones,  Ouseley,  AVilford,  Solvyns,  Kinneir  pour 
l'Inde ,  Morier,  Burnest  Murray  et  Malcom  pour  le  Turkestan  et  pour 
la  Perse.  Quand  il  aurait  donné  à  ces  voyageurs  authentiques  la  place 
qu'occupent  chez  lui  des  voyageurs  plus  que  suspects  comme  M.  Dou- 
ville ,  V Abrégé  n'aurait  pu  que  gagner  aux  yeux  des  juges  qui  con- 
naissent la  valeur  des  noms  géographiques.  Mais  ce  sont  là  des  péchés 
véniels  qu'il  faut  gracier  pour  passer  outre. 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  l'érudition  de  M.  Balbi ,  jugeons  sa  critique.  A-t-il ,  parmi 
des  documens  contradictoires  et  nombreux ,  sainement  distingué , 
sainement  choisi  ?  A-t-il  montré  en  ceci  le  discernement ,  la  sagacité 
nécessaires  ?  Le  triage  des  matières  a-t-il  été  fait  avec  tout  le  goût  dési- 
rable et  dans  la  ligne  qui  convenait?  L'auteur  a-t-il  dominé  ses  autori- 
tés ou  leur  a-t-il  obéi?  Les  a-t-il  passées  à  un  crible  intelligent  pour 
rejeter  celles  qui  lui  paraissaient  trop  légères?  En  géographie  tout 
mérite  s'efface  devant  celui-là.  Sans  ce  contrôle  judicieux,  la  science 
est  une  monnaie  de  bas  aloi,  dont  un  œil  exercé  découvre  facilement 
l'alliage.  Le  voyageur  est  un  être  si  divers,  si  mobile ,  si  impressionna- 
ble ;  il  trompe  le  lecteur  avec  un  aplomb  si  parfait ,  il  se  trompe  lui- 
même  avec  une  bonne  foi  si  naïve  !  Avant  de  se  fier  à  lui ,  même  pour 
des  riens ,  il  faut  l'étudier,  deviner  ce  qu'il  est  comme  tempérament, 
comme  capacité ,  comme  nationalité ,  comme  humeur  ;  savoir  d'où 
il  vient  et  où  il  va ,  prendre  ses  impressions  à  leur  source  et  s'assu- 
rer qu'aucune  cause  personnelle  n'en  a  altéré  le  caractère.  Tel  voya- 
geur n'abuse  son  public  que  parce  qu'il  s'abuse  lui-même  ;  tel  autre, 
plus  vain  et  plus  fanfaron,  se  fait  un  piédestal  de  ce  qu'il  décrit;  il  en 
est  qui  sont  enclins  à  tout  exagérer,  d'autres  à  tout  amoindrir;  ceux- 
ci  ont  le  sens  mathématique ,  et  mesurent;  ceux-là  ont  l'instinct 
poétique  ,  et  colorent.  En  général ,  dans  chacun  d'eux,  si  médiocre 
qu'il  soit ,  il  y  a  une  corde  vraie ,  et  c'est  celle-là  qu'il  faut  faire  ré- 
sonner ;  elle  donne  le  ton  de  l'individu.  On  le  devine  quand  il  se  tait , 
on  le  rectifie  quand  il  dénature.  D'ailleurs,  ce  que  l'examen  partiel 
peut  laisser  encore  dans  l'ombre ,  la  comparaison  le  met  bientôt  au 
jour,  et  ainsi,  de  document  en  document,  de  voyageur  en  voyageur, 
un  esprit  droit  et  pénétrant  arrive  à  la  presque  certitude  des  choses, 
tantôt  par  l'induction  seule ,  tantôt  par  la  mise  en  regard  des  obser- 
vations corrélatives. 

Il  nous  serait  doux  de  reconnaître  dans  M.  Balbi  cette  qualité 
fondamentale  du  géographe;  mais  est-il  possible  d'oublier  avec  quel 
entraînement  et  quelle  crédulité  il  a  abondé  dans  les  récits  fantasti- 
ques dont  M.  Douville  berçait  naguère  le  monde  savant  ;  avec  quel  em- 
pressement il  s'est  approprié  ce  voyage  imaginaire  pour  en  faire  ressor- 
tir une  topographie  nouvelle  et  tout  un  système  orographique  qu'il 
nomme  le  système  nigritien?  Certes,  après  les  révélations  concluan- 
tes que  M.  Lacordaire  a  insérées  dans  cette  Revue,  il  n'était  plus  per- 
mis à  personne  de  se  faire  illusion  sur  les  travaux  de  M.  Douville,  et 
cependant  VAbréf/é  (édition  de  1833  )  en  parle  encore  comme  d'une 
exploration  importante.  Est-ce  ignorance  des  faits?  Est-ce  entête- 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.  179 

ment?  C'est  peut-être  système;  car  M.  Balbi  accrédite  volontiers  les 
autorités  que  personne  ne  soutient ,  et  il  semble  surtout  caresser  du 
regard  les  champignons  scientifiques  éclos  à  ses  pieds  et  sous  son 
ombre.  La  liste  des  grands  hommes  inconnus  dont  M.  Balbi  a  fait  la 
découverte ,  et.dont  il  adopte  les  matériaux  avec  peu  de  discerne- 
ment ,  serait  longue  à  dresser  et  encombrerait  inutilement  ces  pages. 
Il  suffît  d'en  tirer  cette  conclusion  que  le  sens  critique  a  souvent 
manqué  au  géographe,  et  qu'il  n'a  pas  su  défendre  son  jugement 
contre  toutes  les  surprises. 

C'est  à  la  suite  de  ces  noms  sans  autorité  et  sans  valeur  que  l'au- 
teur de  l'Abrégé  s'est  lancé  dans  une  terminologie  absurde,  prenant 
à  celui-ci  des  souches,  à  un  autre  des  sijstèmes,  à  un  troisième  des 
foyers,  le  tout  sans  raison,  sans  règle  et  au  hasard.  Par  ce  motif, 
son  Océanie  est  à  refaire  en  entier;  elle  repose  sur  des  observations 
inintelligentes  et  des  subdivisions  inadmissibles.  Prenant  au  sérieux 
les  moindres  enfantillages  d'un  voyageur  secondaire,  M.  Balbi  a  dé- 
baptisé tout  un  monde  pour  avoir  la  gloire  de  s'en  faire  le  parrain. 
Il  a  créé  un  archipel  Mounin-Volcanique;  il  a  converti  la  Nouvelle- 
Zélande  en  Tesmanie,  la  terre  de  Van-Diémen  en  Diéménie,  la 
Nouvelle-Guinée  en  Papouasie;  il  a  fait  de  quelques  petits  îlots 
perdus  sur  l'Océan  Pacifique  des  Sporades ,  de  Vanikoro  l'archipel 
Lapérouse ,  et  des  Nouvelles-Hébrides  le  groupe  Quiros.  Mais  ceci 
n'est  rien  encore  auprès  du  nom  incroyable  que,  de  concert  avec  son 
ami  le  docteur  Constancio ,  M.  Balbi  a  élaboré  pour  l'Amérique  du 
nord  :  Pleïadelphia  !  Qu'en  dites-vous?  Comme  cela  chante,  résonne, 
empUt  la  bouche  :  Pleïadelphia.  C'est-à-dire,  ajoute  M.  Balbi,  un 
mot  renfermant,  avec  une  précision  parfaite,  les  idées  suivantes  : 
Union  fraternelle ,  boréo-hespérique ,  d'états  navigateurs.  Vous  verrez 
que  les  Américains  du  nord  seront  assez  barbares  pour  repousser  cette 
découverte,  et  qu'ils  s'obtineront  à  ne  pas  répondre  au  nom  de 
Pleïadelphiens.  Le  sort  des  idées  de  génie  est  d'être  méconnues  de 
leur  temps. 

Puisque  nous  voici  sur  le  terrain  des  puérilités ,  voyons  si  M.  Balbi 
n'a  pas  abusé  de  cette  ressource.  Dans  bien  des  endroits  de  son  livre, 
il  se  rend  cet  hommage  qu'il  n'a  pas  imité  ces  géographes  vulgaires 
qui  ne  voient  que  la  France  dans  l'Europe  et  l'Europe  dans  le 
monde.  En  effet ,  loin  de  sacrifier  aux  dieux  de  la  foule ,  il  les  a  trai- 
tés de  la  manière  la  plus  cavalière ,  les  a  insultés ,  écourtés ,  mu- 
tilés ,  se  permettant  à  peine  de  dire  quelle  est  la  population  d'une 
ville  européenne,  et  s'interdisant,  comme  chose  oiseuse ,  de  nommer 
les  hommes  célèbres  qu'elle  a  vus  naître.  C'est  bien  ;  mais  après  avoir 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ébranché  ainsi  des  objets  d'une  utilité  consacrée,  pourquoi  les  rem- 
placer par  des  matières  ridiculement  parasites?  Au  lieu  d'une  men- 
tion pour  les  illustrations  locales,  savez-vous  ce  que  nous  donne 
M.  Balbi?  On  ne  le  croirait  jamais.  La  Charte  de  1830;  oui ,  la  charte 
avec  ses  annexes.  L'Angleterre  va  réclamer,  sans  doute;  on  lui  doit 
la  mention  du  pacte  d'Alfred-Ie-Grand;  les  États-Unis  exigeront  à 
leur  tour  l'insertion  du  bill  des  droits ,  et  il  est  possible  que  la  Porte 
élève  la  même  prétention  en  faveur  du  Koran ,  qui  est  sa  loi  poli- 
tique. Ce  n'est  pas  tout;  après  avoir  introduit  violemment  la  Charte 
dans  sa  géographie ,  M.  Balbi  imagine  de  couvrir  du  môme  prétexte 
un  vaste  enseignement  technologique.  Il  explique  donc,  et  fort  au 
long ,  à  ses  lecteurs ,  ce  que  sont  les  terres  et  domaines  de  la  cou- 
ronne, la  liste  civile,  les  apanages,  les  droits  régaliens,  les  péages, 
les  monopoles,  les  contributions,  les  amendes,  les  confiscations,  les 
sportules.  Il  explique  ce  qu'on  entend  par  crédit  public,  fonds,  papier- 
monnaie,  amortissement  ;  il  va  jusqu'à  donner  des  axiomes  écono- 
miques. «  Le  commerce,  dit-il,  est  aetif  lorsque  l'état  vend  à  l'é- 
tranger beaucoup  plus  de  marchandises  qu'il  n'en  achète;  il  est  passif 
si  l'état  achète  plus  qu'il  ne  vend.  »  Pour  émettre  de  semblables  et 
aussi  neuves  définitions,  ce  n'était  guère  la  peine  de  se  déranger  de 
son  chemin.  Mais,  une  fois  lancé,  M.  Balbi  ne  s'arrête  plus  ;  il  verse 
la  lumière  par  torrens,  réchauffe ,  éclaire  et  féconde  tout  ce  qui  se 
trouve  sur  sa  voie;  il  continue  à  expliquer  ce  qu'est  l'armée  de  terre 
et  de  mer,  ce  que  sont'les  manufactures;  ce  que  représentent  les 
mots  caravane,  foire,  bourse,  ville,  échelle,  colonie,  marine,  capitale, 
bourg,  village.  Encore  un  élan  et  il  allait  dire  ce  que  sont  une  place, 
une  rue ,  un  carrefour,  un  clocher,  une  boutique ,  un  porche ,  une 
cave.  La  lexicographie  est  un  enseignement  qui  mène  loin ,  et  sous 
le  manteau  d'une  géographie,  on  courait  la  chance  d'avoir  un  voca- 
bulaire. Heureusement,  M.  Balbi  s'est  contenu;  il  n'a  pas  voulu  rui- 
ner Boiste  et  Lavaux.  Comme  revanche,  il  s'est  donné  le  plaisir,  à 
quelques  pages  de  là ,  de  mentionner  une  classification  fort  curieuse 
du  genre  humain  dont  il  fait,  avec  l'un  de  ses  savans  inconnus,  des 
anthropophages,  des  frugivores,  des  omnivores,  des  carnivores,  des 
acridophages  (mangeurs  de  sauterelles),  des  géophages  (mangeurs 
de  terre).  Voyez-vous  d'ici  ces  peuples  qui  ne  mangent  absolument 
que  de  la  terre  ou  des  sauterelles.  Diviser  l'humanité  d'après  l'ali- 
mentation ,  c'était  là  une  idée  hardie.  Il  fallait,  sans  doute,  du  cou- 
rage pour  la  concevoir  ;  mais  il  en  fallait  bien  plus  encore  pour  la 
reproduire. 
Passons  du  plaisant  au  sévère.  Il  est  assez  d'usage,  quand  on  écrit 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         181 

un  livre  élémentaire  dans  un  idiome,  que  l'on  fasse,  quoique  étran- 
ger, une  belle  part  à  la  nationalité  qu'il  représente.  C'est  un  devoir 
auquel  IMalte-Brun  n'a  pas  manqué  et  que  M.  Balbi  n'aurait  pas  dû 
méconnaître.  A  quelle  préoccupation,  à  quelle  arrière-pensée  a-t-il 
cédé  en  écrivant  son  livre,  nous  n'en  savons  rien  ;  mais  toujours  est-il 
qu'il  s'y  réfléchit  principalement  et  comme  Italien  et  comme  sujet 
de  l'empereur  d'Autriche.  ]\e  lui  demandez  pas  de  citer  en  passant 
les  noms  français  qui  se  rattachent  à  quelque  localité  lointaine,  Ju- 
mel  à  propos  de  l'Egypte,  Poivre  à  propos  de  l'île  Maurice:  il  n'a  pas 
à  donner  de  telles  satisfactions  à  l'orgueil  national.  Bien  mieux,  s'il 
est  question,  en  énumérant  les  ressources  de  la  viabilité  italienne, 
de  la  magnifique  route  du  Simplon ,  il  omettra  de  dire  qu'elle  est 
due  à  l'intervention  de  la  France  et  au  génie  de  Napoléon.  S'il  s'agit 
de  choisir  une  mesure  géométrique  qui  règne  dans  tout  le  livre,  c'est 
le  mille  italien  qui  sera  préféré  et  non  pas  le  mètre  et  ses  multiples. 
Entre  l'Italie  et  la  France,  s'il  y  a  un  pays  à  sacrifier  sous  le  rapport 
de  l'étendue  et  des  développemens,  la  France  aura  le  dessous.  Puis, 
comme  par  expiation ,  l'Italie ,  un  instant  favorisée ,  sera  à  son  tour 
immolée  à  l'Autriche.  Le  respectueux  sujet  n'osera  pas  insinuer  qu'il 
existe  dans  le  nord  de  la  Péninsule  italique  un  royaume  lombardo- 
vénitien ,  et  il  fera  de  Milan  une  ville  autrichienne;  un  géographe  de 
Vienne  n'aurait  pas  mieux  dit.  C'est  courageusement  s'effacer  et 
s'exécuter  de  bien  bonne  grâce;  on  assure  que  M.  Balbi  y  a  gagné  le 
titre  de  conseiller  aulique. 

Il  nous  reste  à  parler  de  l'ordonnance  de  VAbré(/r;  sous  ce  rapport , 
c'est  un  travail  qui  ne  peut  se  défendre.  Jamais  on  n'a  rien  imaginé 
de  plus  confus,  de  plus  mal  joint,  de  plus  emmêlé.  Chaque  partie  du 
monde  y  cherche  ses  membres  épars  :  la  tête  est  auprès  des  pieds,  le 
reste  du  corps  se  disloque  et  s'éparpille.  Tantôt  c'est  la  division  poli- 
tique qui  prévaut,  tantôt  c'est  l'ordre  des  zones;  un  moment  on  va  de 
proche  en  proche,  l'instant  d'après  on  exécute  une  enjambée  de  deux 
mille  lieues.  C'est,  à  la  lettre,  intolérable.  Le  but  de  cette  combinai- 
son semble  avoir  été  de  masser  les  aperçus  généraux  afin  d'éviter 
les  redites;  mais  ce  qui  en  résulte  en  réalité,  c'est  de  n'offrir  aucune 
satisfaction  à  ceux  des  lecteurs ,  et  c'est  le  plus  grand  nombre  ,  qui 
demandent  à  une  géographie  des  éclaircissemens  partiels.  On  n'atta- 
que pas  de  telslivres  par  l'ensemble,  mais  parle  détail  ;  on  ne  les  lit  pas 
sans  désemparer,  mais  on  les  consulte  à  butons  rompus.  Chez  M.  Balbi, 
quand  on  veut  s'éclairer  au  sujet  d'une  ville  quelconque ,  même  de 
médiocre  importance,  il  faut  remonter  successivement  du  point 

TOME  XVII.  12 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cherché  au  pays  dont  il  fait  partie,  et  du  pays  au  monde.  Si  l'on  ne 
se  résigne  pas  à  cette  laborieuse  investigation,  on  ne  connaîtra  qu'im- 
parfaitement l'état  physique  ,  social  et  politique  du  lieu  interrogé. 
Et  encore  après  cette  peine  prise ,  se  trouvera-t-on  plutôt  édifié  sur 
la  physionomie  générale  d'un  continent  que  sur  l'aspect  particulier 
d'une  province  et  d'un  canton.  La  géographie  de  M.  lialbi  entraîne 
ainsi  l'esprit  vers  de  perpétuelles  synthèses  :  pour  la  lire  avec  fruit, 
il  faut  déjà  être  fort  bon  géographe. 

C'est  surtout  dans  le  classement  des  divisions  territoriales  que  le 
vice  de  la  méthode  se  fait  le  plus  vivement  sentir.  On  dirait  que  l'au- 
teur obéit  à  un  parti  pris,  tant  il  multiplie  les  complications  gratui- 
tement et  systématiquement.  Il  tend  des  embûches  au  lecteur ,  il 
lui  crée  des  embarras ,  il  le  promène  à  travers  des  régions  découpées 
en  labyrinthe.  S'il  existait  un  baccalauréat  spécial  pour  la  géogra- 
phie ,  la  faculté  de  pouvoir  se  servir  couramment  de  V Abrégé  pourrait 
être  un  titre  d'admission  ;  car  elle  supposerait  des  études  antérieures 
et  profondes.  Au  lieu  de  décrire  un  ^ays  par  grandes  zones  et  de 
proche  en  proche ,  soit  en  allant  du  nord  au  midi ,  soit  en  adoptant 
toute  autre  marche  rationnelle,  M.  Balbi  a  imaginé  une  division  de  na- 
tionalités politiques  qui  l'entraîne  en  des  chevauchemens  continuels. 
Cherche-t-on ,  en  Europe,  Malte,  Héligoland,  ou  Gibraltar?  C'est 
entre  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  au  milieu  desOrcades  ou  des  Hébrides, 
qu'il  faut  les  découvrir.  En  Amérique,  pays  de  colonies  européennes, 
ce  système  de  sautillement  va  jusqu'à  donner  des  vertiges.  Dans  l'ar- 
ticle des  possessions  anglaises ,  on  passe  du  Canada  à  la  Jamaïque , 
d'Halifax  à  Demerary;  dans  celui  des  possessions  françaises,  on  se 
promène  de  Cayenne  à  Saint-Pierre-Miquelon ,  le  tout  sur  la  même 
page  et  à  quelques  lignes  d'intervalle.  Les  distances  n'effraient  pas 
M.  Balbi;  il  a  une  manière  de  les  abréger  qui  n'est  qu'à  lui.  Tant  pis 
pour  qui  ne  peut  le  suivre,  il  le  laisse  en  chemin;  demandez  donc 
aux  aigles  de  voler  moins  vite.  Cependant,  tout  neuf  et  tout  hardi 
que  soit  ce  système,  le  géographe  n'y  est  pas  tellement  enchaîné  qu'il 
ne  le  viole  au  besoin.  Ainsi ,  pour  l'Océanie  en  masse  et  pour  l'Afrique 
partiellement,  M.  Balbi  abandonne  sa  division  par  nationaUtés  poli- 
tiques ,  pour  introduire  un  classement  non  moins  arbitraire  de  ré- 
gions géographiques. 

Un  mot  maintenant  sur  la  forme.  Sans  doute ,  il  serait  déraisonna- 
ble de  vouloir  qu'un  étranger  fût  jnitié  aux  mystérieuses  délicatesses 
de  notre  langue  ;  mais  ce  que  l'on  peut  exiger  de  lui ,  c'est  qu'il  abdi- 
que toute  prétention  au  style  et  à  la  couleur.  Que  si ,  au  lieu  de  se 


VOYAGEURS  ET  GÉOGRAPHES  MODERNES.         183 

contenter  d'une  expression  claire  et  précise,  il  vise  aux  grands  effets 
de  style ,  on  est  fondé  à  se  demander  jusqu'à  quel  point  cette  rhé- 
torique d'emprunt  s'accorde  avec  les  lois  de  la  grammaire.  M.  Balbi 
se  trouve  dans  ces  conditions  et  sa  cuirasse  â  plus  d'un  défaut.  Per- 
sonne n'est  plus  vulnérable  :  son  livre  est  un  pêle-mêle  d'outriiges 
à  la  langue  et  de  tournures  ambitieuses ,  de  mots  vides  et  de 
grands  airs ,  de  morgue  tranchante  et  de  flagrantes  incorrections. 
Il  est  surtout  inappréciable  quand  il  fait  de  la  couleur.  Veut-il 
qualifier  la  reine  malgache,  Ranavala-Manjoka,  complice  de  l'as- 
sassinat de  son  époux  Radama?  II  ne  se  fait  pas  faute  de  l'appeler 
Clytemnestre  ;  il  est  vrai  qu'il  n'ose  pas  compléter  la  comparai- 
son en  faisant  un  Égisthe  du  nègre  Andymiase,  et  des  Atrides  des 
deux  petits  princes  Micolo-Sala  et  Tai-Toutou.  Parle-t-il  des  civili- 
sateurs de  l'Océanie,  Tameamea  et  Finau?  il  les  donne  comme  la 
monnaie  de  Napoléon  ;  il  appelle  Culhacan  uneThèbes  américaine,  et 
quelques  méchants  fortins  sur  la  côte  des  Esclaves,  les  villes  anséa- 
tiques  de  la  Nigritie.  Dans  l'Infle,  s'il  s'agit  des  sangsues  du  Dekkan, 
il  écrit  :  «  Dans  les  campemens  des  armées,  elles  peuvent  verser Tplus 
de  sang  que  les  faibles  troupes  des  Hindous.  »  Du  reste,  toute  son  his- 
toire naturelle  est  écrite  d'un  style  inimaginable.  On  y  voit  une  guenon 
habillée  de  fontes  coideurs  comme  les  suisses  de  nos  cathédrales  ;  on  y 
admire  un  animal  avec  une  peau  hérissée  de  poils  courts  et  raides 
comme  les  soies  d'une  brosse  usée,  toute  pavée  d'écussons,  et  de  laquelle 
a  disparu  le  large  plissement  monacal  qui  habille  le  rhinocéros.  Ici  un 
cocotier  est  un  végétal  colonnaire;  plus  loin  ,  un  faisceau  de  palmes 
en  parasol.  Mais,  entre  mille  passages  de  ce  goût  et  de  ce  ton,  en 
voici  deux  qu'il  serait  vraiment  fâcheux  de  ne  pas  mettre  en  lumière. 
Le  premier  dit  :  «  En  Océanie ,  les  mammifères  ont  quelques  re- 
présentans  :  le  chien,  ce  compagnon  docile  de  l'homme,  qui  s'atta- 
che à  ses  pas  comme  l'ombre  le  fait  au  corps  dont  il  est  l'image, 
existe  comme  commensal  des  deux  races  jaunes  qui  se  sont  partagé 
ce  système  d'îles  ;  mais  le  cochon  n'existe  que  sur  les  îles  où  vit  la  race 

océanienne  pure etc.  »  Quelles  perles  de  style  sont  jetées  là, 

devant  les  deux  animaux  qui  font  l'ornement  de  cette  période  !  Le 
second  passage  est  d'un  autre  genre  :«  L'Asie  nourrit  les  -^Xm  grands 
reptiles  du  monde.  C'est  sur  ces  côtes  que  pullulent  les  tortues  fran- 
ches et  les  carets.  »  Des  carets  et  des  tortues  en  fait  de  grands  reptiles  î 
Arrêtons-nous.  Aussi  bien  la  force  nous  manque  pour  épuiser  cette 
guerre  de  détails,  qui  prend  toujours  des  formes  âpres  et  procédu- 
rières. Vis-à-vis  d'une  présomption  moins  absolue  et  d'une  suffi- 

12, 


18^t  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

sance  moins  grande,  jamais  nous  ne  l'aurions  commencée.  C'est 
que,  dans  cette  tâche  de  démolition ,  on  s'aperçoit  combien  de  soins 
ont  coûté  les  œuvres  les  plus  imparfaites,  et  que  le  plus  impitoyable 
marteau  s'arrête  parfois ,  saisi  d'un  respect  involontaire  pour  le  tra- 
vail humain.  Peut-être  môme  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  prononcer  dès  à 
présent  contre  V Abrégé  une  sentence  définitive.  Si  M.  Balbi  voulait 
prendre  les  choses  sur  un  diapason  moins  haut,  effacer  une  intro- 
duction qui  n'enseigne  rien  et  n'est  guère  qu'un  hymne  en  l'hon- 
neur de  toutes  les  vanités ,  améliorer  ses  principes  généraux ,  changer 
l'ordonnance  entière  de  son  livre  et  en  revoir  attentivement  les  détails, 
il  se  peut  que  la  critique  consentît  à  regarder  comme  sérieux  un  suc- 
cès de  débit ,  issu  d'une  exploitation  intelligente.  Quelque  accessible 
que  puisse  être  M.  Balbi  aux  illusions  de  l'amour-propre ,  il  est 
impossible  qu'il  s'abuse  sur  le  concert  d'éloges  qui  a  salué  la  venue 
de  son  enfant.  On  sait  ce  que  valent  ces  fanfares  d'avènement  joyeux; 
on  sait  aussi  ce  qu'elles  coûtent.  L'ai^teur  le  sait  mieux  que  per- 
sonne ;  il  a  connu  tous  les  secrets  de  cette  manipulation  laudative,  et 
sans  doute  il  donnerait  beaucoup  de  ces  hommages  prévus  pour  le 
suffrage  sincère  d'un  Rlaproth,  d'un  Walkenaër,  d'un  Letronne. 
M.  Balbi  a  été  applaudi  sans  doute,  mais  comme  on  est  applaudi  au 
théâtre  :  c'est  le  lustre  qui  a  donné.  Toutes  les  fois  qu'on  l'a  jugé 
réellement,  les  conclusions  ont  été  sévères.  Le  capitaine  Boteler  l'a 
appelé,  dans  la  Revue  d'Édimbowf/,  «  le  plus  présomptueux  des  géo- 
graphes ,  »  et  naguère  l'économiste  Mac'  Culloch  qualifiait  son  ar- 
ticle sur  Londres  de  «  tissu  d'exagérations.  »  Ainsi,  en  môme  temps 
qu'il  se  fait  reconnaître  par  la  foule ,  M.  Balbi  se  voit  repoussé  par 
les  hommes  spéciaux.  C'est  à  lui  à  s'interroger  maintenant;  après 
avoir  beaucoup  fait  pour  le  succès ,  voudra-t-il  faire  quelque  chose 
pour  la  science? 

Louis  Reybaud. 


GLASGOW. 


Le  lendemain  de  la  mort  dé  James  Watt,  M.  Boulton,  qui  avait  été  son 
associé  dans  un  grand  nombre  d'entreprises  industrielles,  convoqua  une 
assemblée  des  notables  habitans  de  Greenock  et  de  Glasgow ,  et  proposa 
d'élever  une  statue  à  Thomme  qui ,  en  créant  une  nouvelle  force ,  avait  changé 
la  face  du  inonde.  La  statue  fut  votée  par  acclamation.  De  la  part  de  Gree- 
nock et  de  Glasgow ,  c'était  un  acte  de  reconnaissance  fort  naturel ,  car  .Tames 
Watt,  par  ses  belles  applications  de  la  vapeur  à  la  navigation  et  à  l'industrie, 
avait  fondé  du  même  coup  la  fortune  de  Glasgow  et  Greenock.  Il  y  a  une  cin- 
quantaine d'années,  Glasgow  n'était  encore  qu'une  ville  de  province  du  troi- 
sième ordre,  et  cependant,  dès  la  fin  du  vi*"  siècle,  cette  ville  avait  été  le  siège 
d'un  évêché,  ayant  saint  Mungo  pour  premier  titulaire,  et  en  IGUJacques  VI 
l'avait  érigée  en  bourg  royal;  Glasgow  comptait  alors  sept  mille  six  cent  qua- 
rante-quatre habitans  seulement.  Dans  le  dernier  siècle,  l'esprit  inventif  et 
entreprenant  de  ses  habitans  était  déjà  renommé,  et  sa  population  commençait 
à  s'accroître.  L'horreur  de  la  routine  distingue  surtout  les  Écossais  ;  appliquée 
par  les  habitans  d'Edimbourg  aux  habitudes  religieuses  et  intellectuelles, 
cette  horreur  de  la  routine  a  donné  naissance  à  ces  nombreuses  sectes  et  à  ces 
divers  systèmes  de  philosophie  qui  se  produisent  annuellement  dans  cette  ca- 
pitale. Les  habitans  de  Glasgow  ont  tiré  un  meilleur  parti  de  cette  tendance 
en  l'appliquant  à  l'industrie;  ils  adoptent  sans  hésiter,  sans  même  beaucoup 
chercher  à  s'en  bien  rendre  compte,  toute  invention  utile;  ils  accueillirent 
donc  avec  empressement  les  nouveaux  procédés  de  .Tames  Watt,  et  le  succès 
de  ces  innovations  dépassa  leurs  espérances.  De  tous  cotés  s'élevèrent  de  nou- 
velles fabriques  dans  lesquelles  afflua  une  population  d'ouvriers  tirant  leur 
subsistance  de  cette  vapeur  qui  leur  avait  été  dépeinte  d'abord  comme  une 
ennemie,  comme  la  famine  elle-même.  Dans  l'espace  de  cinquante  années, 
Glasgow  vit,  par  une  progression  inouie,  sa  population  s'élever  de  quarante 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mille  à  deux  cent  vingt  mille  habitans  (1);  aujourd'hui  c'est,  après  Londres, 
la  plus  importante  ville  du  Royaume-Uni. 

La  population  de  Glasgow  et  de  sa  banlieue  industrielle,  dans  laquelle 
nous  devons  comprendre  Paisley,  ville  de  soixante  mille  habitans,  Renfrew, 
Dumbarton,  Lanark,  Port-Glasgow  et  Greenock,  s'élève  à  près  de  quatre 
cent  cinquante  mille  âmes.  Aussi  remarque-t-on  dans  les  environs  de  Glasgow 
et  dans  la  ville  elle-même  bien  plus  de  mouvement  qu'à  Edimbourg.  C'est  sur 
une  moindre  échelle  la  vie  de  Londres.  Il  y  a,  du  reste,  analogie  entre  la  po- 
sition des  deux  villes,  placées  toutes  deux  sur  une  rivière  navigable ,  le  long 
des  rives  de  laquelle,  au  centre  même  de  la  ville ,  est  amarré  un  triple  rang 
de  navires  de  tous  les  tonnages  et  de  toutes  les  nations.  Les  quartiers  com- 
merçans  de  Glasgow,  comme  les  quartiers  de  la  Cité  à  Londres,  sont  placés 
à  l'est,  et  les  quartiers  neufs  au  sud  et  à  l'ouest.  La  Clyde,  il  est  vrai,  n'a 
pas  la  vaste  étendue  de  la  Tamise;  mais  elle  est  bordée  de  magnifiques  quais 
que  Londres  doit  envier  à  Glasgow.  Ces  quais  sont  plantés  de  plusieurs  lignes 
d'arbres,  et,  de  distance  en  distance,  s'élèvent  des  hangars  d'une  élégante 
construction  ;  ces  hangars  servent  d'entrepôts  aux  marchandises  qu'on  débar- 
que. Il  règne  sur  ce  quai  une  activité  extraordinaire;  matelots ,  commerçans 
passagers ,  manœuvres ,  vont ,  viennent ,  s'arrêtent ,  s'interrogent ,  concluent 
des  marchés;  des  denrées  de  toute  espèce  sont  embarquées  ou  débarquées; 
les  bois  des  îles,  les  caisses  de  thé  arrivant  de  la  Chine,  les  ballots  de  fou- 
lards de  l'Inde,  et  les  monstrueuses  balles  de  coton  de  l'Amérique  du  Nord , 
que  débarquent  des  navires  nouvellement  arrivés ,  se  croisent  avec  les  fers , 
les  draps,  les  toiles  et  les  étoffes  du  pays  qu'on  porte  à  bord  des  navires  en 
chargement.  Tout  ce  mouvement  a  lieu  sans  désordre  et  surtout  sans  tumulte. 
Cette  population  est  grave,  peut-être  parce  qu'elle  est  occupée;  à  peine,  de 
distance  en  distance,  entend-on  le  chant  de  quelque  matelot  d'humeur  joviale 
et  les  cris  que  poussent  en  mesure  les  hommes  occupés  au  chargement  des 
navires. 

Mais  remontons  à  l'origine  de  tout  ce  mouvement ,  à  la  source  de  ces  ri- 
chesses, visitons  les  quartiers  manufacturiers  de  la  ville,  entrons  dans  l'une 
de  ces  immenses  manufactures  de  cotons  imprimés  qui ,  chaque  année ,  fa- 
briquent assez  d'étoffes  peintes  pour  habiller  les  trois  quarts  de  l'Ecosse. 
Qu'on  se  figure  quelque  vaste  citadelle  du  moyen-âge,  quelqu'une  de  ces 
lourdes  et  spacieuses  bâtisses  aux  grands  murs  tout  nus,  percés  d'étroites 
meurtrières,  flanqués  aux  angles  de  tours  en  briques  rousses,  dont  quelques- 
unes  ont  trente  pieds  de  diamètre  à  leur  base,  et  cent  cinquante  pieds  de 
haut ,  deux  fois  la  hauteur  de  l'obélisque  de  la  place  de  la  Concorde.  Ces 
hautes  tours  sont  tout  simplement  les  cheminées  des  fourneaux ,  et  il  y  a 

{*}  i6H 7,6M  habitans. 

1780 42,000        — 

1801 84,000        — 

1820 150,000        — 

1836.   ....  230,000        — 


GLASGOW.  187 

quelques  centaines  de  ces  cheminées  dans  Glasgow  et  sa  banlieue.  La  gar- 
nison de  ces  citadelles  se  compose  de  cent  cinquante  malheureux  toujours 
en  mouvement,  et  cependant  très  taciturnes;  ce  sont  les  ouvriers  de  la  fa- 
brique. Chacun  a  son  emploi  :  ceux-ci  d'abord,  les  chauffeurs,  vivent  dans  des 
souterrains  creusés  sous  le  bâtiment ,  qu'on  prendrait  pour  des  soupiraux  de 
l'enfer;  ils  passent  leur  vie  à  alimenter  d'énormes  fourneaux.  Dans  de  vastes 
chaudières  établies  sur  ces  fourneaux ,  bout  l'eau  dont  la  vapeur  met  en  mou- 
vement les  balanciers  des  machines  ;  les  mécaniciens ,  compagnons  des  chauf- 
feurs, s'agitent  au  milieu  de  ces  machines  dont  ils  semblent  eux-mêmes  au- 
tant de  ressorts  vivans;  la  moindre  distraction  leur  est  défendue,  elle  serait 
punie  de  mort.  Ces  fourneaux  et  ces  machines ,  c'est  le  cœur  de  la  fabrique. 
C'est  de  là  que  part  la  vie  qui  se  répand  dans  chacune  des  parties  de  l'établis- 
sement. En  effet,  la  vapeur  fait  mouvoir  un  arbre  tournant  qui  s'élève  per- 
pendiculairement jusqu'au  dixième  étage;  à  chacun  des  dix  étages,  des  rouages 
s'engrènent  dans  les  dents  dont  l'arbre  est  armé ,  et  font  mouvoir  autant  de 
machines  appropriées  chacune  à  un  certain  genre  de  travail.  L'une,  celle  du 
dixième  étage ,  saisit  le  coton  dans  la  balle  ,  le  nétoie,  et  l'étend  en  couches 
minces  comme  la  ouate  que  l'on  place  entre  deux  étoffes  ;  ces  minces  et  larges 
feuilles  de  coton  tombent  en  cascades  éblouissantes  sur  les  mille  dents  de  la 
machine  à  carder,  placée  au  neuvième  étage.  Cette  machine  peigne  le  coton 
et  le  divise  en  bandelettes  que  la  machine  du  huitième  étage  saisit  et  roule  en 
cordages;  ces  cordages  sont  divisés  en  fils  d'égales  grosseurs;  ces  fils  sont 
placés  sur  d'innombrables  fuseaux ,  et  un  mouvement  circulaire  d'une  rapidité 
inouie  est  imprimé  à  chacun  de  ces  fuseaux  par  les  machines  des  étages  sui- 
vans.  Trois  des  étages  inférieurs  de  la  fabrique  sont  occupés  chacun  par 
soixante  métiers  à  tisser ,  tous  mus  par  le  même  mécanisme.  Chacun  de  ces 
métiers  accomplit  comme  un  ouvrier  adroit  et  intelligent  le  travail  du  tissage, 
lançant  la  navette,  croisant  les  fils  de  la  chaîne,  serrant  les  fils  de  la  trame,  et 
plaçant  sur  un  cylindre  l'étoffe  à  mesure  qu'elle  est  fabriquée.  Un  ouvrier, 
le  plus  souvent  un  enfant,  surveille  dix  de  ces  métiers,  qui  peuvent,  chacun, 
fabriquer  par  jour  trente  aunes  d'étoffes ,  ce  qui  ferait  par  an ,  en  déduisant 
soixante-cinq  jours  de  chômage,  90,000  aunes  par  métier.  Que  l'un  de  ces 
métiers  se  dérange,  que  la  navette  se  brouille  ou  soit  épuisée,  que  le  fil  se 
rompe  ou  que  la  pièce  soit  achevée ,  l'ouvrier  touche  un  ressort ,  et  tout 
mouvement  cesse  aussitôt  jusqu'à  ce  qu'on  ait  réparé  l'erreur  ou  remédié  au 
dommage. 

Parcourons  les  immenses  salles  du  bâtiment  voisin  ;  la  pièce  d'étoffe  qui 
vient  d'être  fabriquée  y  est  soumise  à  un  apprêt  ;  plus  loin ,  elle  tombe  sous 
les  vis  et  les  presses  de  la  machine  à  imprimer,  qui ,  du  même  coup ,  soit  à 
l'aide  d'absorbans  appliqués  sur  une  teinte  uniforme ,  soit  à  l'aide  de  corps 
colorans  appliqués  sur  l'étoffe  blanche,  peut  teindre  sans  bavure  jusqu'à 
quinze  à  vingt  pièces  placées  l'une  sur  l'autre.  Enfin ,  dans  l'un  des  bâtimens 
les  plus  voisins  de  la  porte  de  la  fabrique,  les  pièces  imprimées  et  séchées, 
pliées  par  un  autre  appareil,  sont  réduites  au  plus  petit  volume  possible  par 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  ingénieuse  application  de  la  machine  pneumatique.  C'est  là  que  le  com- 
merce vient  les  prendre  pour  les  conduire  au  bout  du  monde ,  où  elles  servent 
à  habiller  le  déporté  de  Botany-Bay,  l'insulaire  de  la  Nouvelle-Zélande ,  ou 
les  nouveaux  convertis  d'Otaïti  ou  des  îles  Sandwich.  La  vie  que  la  vapeur 
donne  à  la  manufacture  tout  entière  ne  peut  se  décrire.  C'est  elle  qui  est  le 
principe  de  toute  action ,  qui  met  en  mouvement  les  machines ,  qui  trans- 
porte les  ballots  et  les  pièces  ,  qui  soulève  les  leviers ,  qui  serre  ou  desserre 
les  vis ,  le  tout  sans  confusion  et  avec  un  ordre  et  une  adresse  qui  ferait  hon- 
neur à  l'ouvrier  le  plus  intelligent.  C'est  que  la  vapeur,  après  tout,  n'est  que 
la  force  domptée  et  ordonnée  par  l'homme;  c'est  le  plus  robuste  et  le  plus 
obéissant  des  serviteurs;  c'est  un  esclave  qui  n'a  ni  passions,  ni  caprices, ni 
momens  de  paresse ,  et  auquel  on  peut  donner  la  plus  haute  somme  d'intelli- 
gence possible  et  imposer  l'ordre  le  plus  parfait,  c'est-à-dire  l'intelligence 
qui  repose  sur  la  science,  l'ordre  qui  résulte  du  calcul. 

Glasgow  a  vingt  manufactures  de  coton  ou  coton-mills ,  pareilles  à  celles 
que  nous  venons  de  décrire;  le  nombre  des  fabriques  d'étoffes  légères  est 
aussi  très  considérable.  Dans  quelques-unes  on  travaille  des  mousselines  bro- 
dées par  la  vapeur.  Glasgow  fabrique  aussi  des  draps ,  des  mousselines  de 
laine ,  des  tartans  et  de  grosses  toiles ,  qu'on  peut  livrer  sur  nos  marchés  à 
1-5  et  20  pour  100  au-dessous  du  prix  des  manufactures  françaises. 

Vers  l'an  1G68,  un  marchand  de  Glasgow,  Patrick  Gibson  ,  eut  l'idée  de 
charger  de  barils  de  harengs  un  vaisseau  qu'il  expédia  en  France ,  et  qui  revint 
de  ce  pays  avec  un  chargement  de  sel  et  d'eau-de-vie;  ce  fut  là  l'origine  du 
commerce  de  Glasgow.  A  cette  époque,  la  ville  ne  comptait  que  six  à  sept 
mille  habitans.  La  vente  de  son  sel  et  de  son  eau-de-vie  ayant  valu  à  Patrick 
un  grand  profit ,  il  put ,  l'année  suivante ,  envoyer  deux  autres  navires  avec 
celui  qui  avait  déjà  fait  le  voyage.  Alors,  comme  aujourd'hui,  les  habitans 
de  Glasgow  savaient  à  merveille  la  valeur  d'un  shilling  et  employaient  à 
amasser  le  plus  d'argent  possible  ce  génie  actif  et  entreprenant  qui  distingue 
les  Écossais  des  basses  terres  :  les  voisins  de  Gibson  l'imitèrent.  Non-seulement 
on  expédia  des  bâtimens  dans  les  ports  de  France  et  d'Espagne,  mais  on  en 
détacha  quelques-uns  vers  l'Amérique,  qui  revinrent  avec  de  riches  charge- 
mens.  De  là  profits  énormes ,  de  là  rapide  accroissement  de  l'industrie  de 
la  ville,  qui,  en  moins  d'un  siècle,  vit  le  nombre  de  ses  habitans  quintuplé. 
Glasgow,  jolie  ville  du  second  ordre,  et  le  meilleur  port  du  nord  du  R.oyaume- 
Uni,  était,  avant  tout,  une  ville  commerçante,  quand  l'invention  de  James 
Watt  en  fit  une  ville  industrielle  du  premier  ordre ,  et,  en  moins  de  cinquante 
années ,  porta ,  comme  nous  venons  de  le  voir,  le  nombre  des  habitans  de  40,000 
à  230,000.  Certainement,  ce  dernier  résultat  est  prodigieux;  cependant  la 
statue  de  Patrick  Gibson  n'aurait  pas  été  indigne,  ce  me  semble,  de  figurer 
auprès  de  celle  de  James  "Watt.  Patrick  a  le  mérite ,  lui ,  d'être  venu  le 
premier. 

Les  historiens  de  Glasgow,  prophètes  du  passé,  comme  tant  d'autres, 
prétendent  du  reste  que  Glasgow,  de  tout  temps,  avait  été  prédestinée  à  une 


GLASGOW.  189 

haute  fortune.  «  Voyez  les  armes  de  la  ville,  disent-ils:  un  oiseau,  un  arbre, 
un  poisson ,  ne  sont-ce  pas  là  les  symboles  de  la  triple  puissance  de  ses  ha- 
bitans,  sur  l'air,  la  terre  et  la  mer?  —  D'accord;  mais  pourquoi  ce  poisson 
a-t-il  une  bairue  dans  la  bouche?  — C'est  encore  là  une  nouvelle  preuve  de  la 
protection  que  le  ciel  accorde  aux  habitans  de  Glasgow,  »  nous  répond  l'his- 
torien Macure,  et,  à  l'appui  de  son  assertion,  il  raconte  l'histoire  suivante. 

«  Une  dame  de  Glasgow,  dont  le  mari  était  jaloux  au-delà  de  toute  expres- 
sion ,  eut  le  malheur  de  perdre  son  anneau  nuptial.  La  disparition  de  ce  gage 
de  fidélité  accrut  les  soupçons  du  mari ,  qui,  dans  un  accès  de  brutale  jalousie, 
menaça  sa  femme  de  la  tuer,  si  elle  ne  retrouvait  pas  l'anneau  perdu.  Celle-ci 
ne  savait  trop  à  quel  saint  se  vouer,  quand ,  en  se  promenant  sur  les  bords  de 
la  Clyde,  sans  doute  pour  chercher  sa  bague,  elle  rencontra  saint  Mungo  (l'his- 
toire, on  le  voit,  est  fort  vieille).  La  dame  se  jeta  à  ses  genoux  et  lui  dit 
qu'elle  était  perdue,  si  elle  ne  retrouvait  sa  bague.  Saint  Mungo,  sans  lui  ré- 
pondre, se  tourna  du  côté,  d'un  pécheur  qui  relevait  sa  ligne.  «^  Apporte-moi 
le  poisson  que  tu  viens  de  prendre,  lui  dit-il.  »  Le  pauvre  homme  n'eut  rien 
de  plus  pressé  que  d'apporter  à  son  évêque  un  beau  saumon  qui  se  débattait 
au  bout  de  la  corde.  Saint  Mungo  ouvrit  la  bouche  du  poisson  et  en  tira 
adroitement  l'anneau  perdu,  qu'il  remit  à  la  dame  émerveillée.  »  Macure  ne 
nous  dit  pas  si  le  miracle  de  saint  Mungo  guérit  le  mari  de  sa  jalousie  ridi- 
cule; en  revanche,  il  nous  donne  l'explication  qui  suit  des  armes  de  la  ville 
de  Glasgow. 

The  salmon  which  a  fish  is  of  the  sea , 

The  oak  which  springs  from  earth ,  that  loftie  tree, 

The  birdon  it  which  in  the  air  doth  flee, 

O  Glasgow!  do  présage  ail  things  to  thee. 

So  while  the  air,  or  sea ,  or  fertile  earth 

Do  either  give  their  nourishment  or  birth  , 

The  bell  that  doth  to  public  worship  call 

Says  heaven  will  give  most  lasting  things  of  ail. 

The  ring  the  token  of  the  marriage  is 

Of  things  in  heaven  and  earth  both  tliee  to  bless  (1). 

Pennant,  qui  visita  Glasgow  en  1769,  nous  apprend  que  cette  ville  était, 
de  toutes  les  villes  du  second  ordre  qu'il  avait  vues,  l'une  des  mieux  bâties. 
A  cette  époque,  Glasgow  ne  se  composait  encore  que  des  quartiers  de  Uigh- 
Street  (2),  des  quartiers  de  la  Gallow-Gate  et  de  la  Trongate.  Le  quartier  de 

(1)  Le  saumon  qui  habite  la  mer,  le  chêne  majestueux  qui  s'élance  de  la  Icrre,  l'oiseau 
placé  sur  ses  branches  qui  vole  dans  l'air,  te  présagent,  ô  Glasgow!  des  prospérités  sans 
nombre.  Ainsi,  tant  que  l'air,  ou  la  mer,  ou  la  terre  fertile,  donneront  au  poisson,  au  chêne 
et  à  l'oiseau ,  nourriture  ou  naissance,  le  ciel  te  donnera  les  biens  les  plus  durables;  c'est  ce 
qu'annonce  la  cloche  qui  appelle  les  fidèles  à  la  prière.  L'anneau  est  le  gage  du  mariage  des 
choses  célestes  et  terrestres  réunies  pour  te  bénir. 

(2)  Glasgow  a  son  High-Street,  comme  Edimbourg,  et  la  position  des  deux  rues  est  ana- 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

HighStreet,  qui  descend  de  la  cathédrale  à  la  Trongate,  est  le  plus  ancien 
de  la  ville;  il  avait  été  bâti  sur  la  pente  rapide  d'une  colline  et  présentait,  de 
cette  façon ,  une  plus  facile  défense  contre  les  incursions  des  montagnards. 
Vers  1450,  lors  de  la  fondation  de  l'université,  le  nombre  des  habitans  de 
Glasgow  ne  dépassait  guère  1,700  à  2,000,  et  les  maisons  de  la  ville  ne  cou- 
vraient que  le  tiers  de  la  colline,  dominée  par  la  cathédrale;  c'était,  à  peu 
de  chose  près,  ce  qui  compose  aujourd'hui  la  partie  supérieure  de  High-Street. 
En  1484,  on  éleva  une  église  en  l'honneur  de  la  Vierge,  à  l'endroit  où  est 
aujourd'hui  Tron-Church ,  et  la  ville  fit  quelques  progrès  de  ce  côté;  plus 
tard,  elle  offrit  la  forme  d'une  croix  dont  High-Street  était  la  branche  supé- 
rieure, le  marché  au  sel  la  branche  inférieure,  et  la  Trongate  et  la  Gallow- 
Gate  les  branches  latérales.  Dans  le  siècle  dernier,  après  l'heureuse  tentative  de 
Patrick  Gibson,  l'accroissement  de  la  ville  fut  rapide;  la  sécurité  produite  par 
la  paix  et  le  désarmement  des  clans  des  montagnes  permit  aux  habitans  de  des- 
cendre dans  la  vallée.  Glasgow  commença  donc  à  s'étendre  le  long  de  la  rive 
droite  de  la  Clyde.  Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  et  pu  commencement  de  ce- 
lui-ci, son  étendue  devint  prodigieuse;  deux  grandes  villes  neuves,  l'une  vers 
le  nord  ,  l'autre  vers  l'ouest  ,  furent  accolées  à  l'ancienne  ville  ;  l'une 
d'elles,  la  ville  de  l'ouest,  fut  une  ville  de  commerce;  les  négocians  n'y 
eurent  guère  que  leurs  comptoirs  et  leurs  fabriques,  et  s'établirent  surtout 
dans  la  partie  la  plus  occidentale  de  ce  nouveau  quartier.  La  ville  du  nord , 
bâtie  sur  le  penciiant  de  plusieurs  collines  inclinées  vers  le  midi,  fut  le  quar- 
tier aristocratique.  C'est  là  que  s'établirent  les  gens  qui  avaient  fait  fortune, 
les  professeurs  et  la  noblesse  des  environs.  Les  grands  commerçans  y  avaient 
leurs  maisons ,  où  ils  venaient  se  reposer  le  soir  des  ennuis  de  la  fabrique  et 
du  comptoir.  Une  partie  de  la  ville  de  l'ouest,  la  plus  voisine  de  la  rivière, 
fut  aussi  habitée  par  les  marins,  les  employés  de  la  navigation  et  les  gens  du 
port;  cette  partie  de  la  ville  longe  la  Clyde  au-dessous  du  New-Bridge  sur  une 
étendue  de  plus  d'un  mille.  Le  New-Bridge,  qui  conduit  au  ^eu•-Glasgon1 , 
sur  la  rive  gauche  de  la  Clyde ,  est  un  pont  construit  en  fer  et  ressemble  en 
grand  au  pont  des  Arts  à  Paris. 

La  ville  vieille  s'élève  en  amphithéâtre  sur  le  penchant  d'une  colline  située 
à  l'est  de  la  ville  manufacturière.  La  plupart  des  maisons  situées  dans  les  rues 
étroites,  qui  se  groupent  au  sommet  de  la  colline,  sont  bâties  en  encorbelle- 
ment, comme  les  maisons  du  vieux  quartier  d'Edimbourg  Ces  maisons, 
dont  quelques-unes  sont  d'une  haute  antiquité,  ne  semblent  se  soutenir  que 
par  miracle  sur  leur  base  étroite  et  vermoulue;  la  cathédrale,  le  ïoich-/////  et 
les  bâtimens  de  l'université  les  dominent  fièrement  de  leurs  masses  solides 
et  imposantes. 

La  cathédrale  {high  clnirch  )  est,  avec  Saint-iMagnus  de  Kirkwall , 
dans  les  Orcades  ,   la  seule  église  d'Ecosse  qui  ait  échappé  à  la  destruc- 


loguo,  c'csl-à-dire  inclinée  du  sommet  à  la  base  d'une  longue  colline,  avec  celte  différence 
qu'à  Glasgow  l'inclinaison  est  de  l'est  à  l'ouest,  et  à  Edimbourg  de  l'ouest  à  l'est. 


GLASGOW.  191 

tion  et  soit  restée  intacte  lors  de  la  réforme.  John  Achaius,  évêque  de 
Glasgow,  jeta  les  fondeniens  de  cette  église  en  1123;  mais  il  n'y  mit  pas  la 
dernière  main.  Les  différens  styles  d'arcliitecture  du  monument  conGrment 
nos  doutes  et  prouvent  qij'il  n'a  guère  été  terminé  qu'un  siècle  et  demi  au 
moins  après  avoir  été  commencé.  Les  cryptes,  par  exemple,  sont  de  l'époque 
d'Achaius,  de  l'époque  de  la  transition  du  roman  orné  ou  fleuri  au  gothique 
lourd.  Ces  cryptes  ont  cent  huit  pieds  de  long  sur  soixante-douze  de  large. 
Quarante  fenêtres  ou  soupiraux  donnent  du  jour  à  ces  souterrains  divisés  en 
trois  galeries.  Soixante-neuf  stalles,  pouvant  contenir  chacune  de  six  à  huit 
personnes,  sont  disposées  le  long  de  ces  galeries;  cette  partie  de  l'église 
s'appelle  barony  kirl;,  ou  bien  encore,  le  cimetière  roûtè.  C'est  là  que  son  fon- 
dateur, saint  Mungo,  fut  enterré.  Soixante  piliers  de  huit  pieds  de  circonfé- 
rence et  de  seize  pieds  de  hauteur  au  plus,  aux  chapiteaux  grossièrement  tra- 
vaillés, soutiennent  des  voûtes  ogivales,  obtuses  et  fort  basses.  11  y  a  loin  en- 
core de  là  aux  hardiesses  du  gothique  pur.  Le  chœur  de  l'église  est  évidem- 
ment de  l'âge  suivant,  de  1160  à  1260;  c'est  le  gothique  simple  et  peu  orné. 
L'angle  de  l'ogive  des  fenêtres,  surtout  des  fenêtres  des  deux  étages  supé- 
rieurs, devient  plus  aigu;  les  voûtes  sont  plus  élevées,  et  les  meneaux  des 
fenêtres  plus  délicats  et  plus  élancés.  La  partie  antérieure  de  l'église  nous 
parait  d'une  époque  encore  moins  reculée.  Cette  partie  de  l'édifice  a  dû  être 
achevée  vers  1260;  ce  n'est  pas  encore  le  gothique  orné,  mais  l'ouvrier  est 
devenu  plus  habile.  On  remarque  déjà,  dans  cette  partie  de  l'église,  des  pré- 
tentions à  la  légèreté  et  à  la  richesse ,  surtout  dans  les  grandes  fenêtres  pla- 
cées au-dessous  du  clocher.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'ensemble  de  l'édifice  paraît 
d'une  extraordinaire  simplicité.  Sa  masse  solide  n'est  pas  soutenue  en  dehors 
par  des  forêts  d'arcs-boutans,  arc-boutés  eux-mêmes,  comme  dans  les  lé- 
gers édifices  de  l'âge  suivant,  où  tout  a  été  sacrifié  à  l'effet  hardi  de  l'intérieur 
Ce  ne  sont  point  là  non  plus  les  délicatesses  de  la  chapelle  d'Holy-PiOod  et 
de  Melrose-Abbey  ou  de  la  chapelle  de  Roslin,  ces  chefs-d'œuvre  du  go- 
thique fleuri.  Le  clocher  de  l'église  est  tout-à-fait  postérieur  au  reste  du  mo- 
nument, il  date  de  1430;  mais,  connue  l'artiste  s'est  efforcé  de  mettre  son  ar- 
chitecture en  harmonie  avec  celle  du  reste  de  l'édifice,  on  n'y  voit  pas  ces 
riches  ornemens  au  dessin  tourmenté  et  flamboyant  (  iracenj  )  qui  distin- 
guent les  monumens  de  cette  époque.  Ces  ornemens  ne  se  font  remarquer  que 
dans  les  galeries  et  les  clochetons  placés  au  haut  de  la  tour  et  à  la  base  de  la 
pyramide  qui  termine  le  clocher.  La  hauteur  du  clocher,  la  tour  et  la  pyra- 
mide comprises,  est  de  225  pieds. 

Walter  Scott,  dans  son  roman  de  Roh-Roy,  nous  a  laissé  une  admirable 
description  de  l'intérieur  de  la  cathédrale  de  Glasgow,  de  ses  cryptes  mysté- 
rieuses, de  ses  innombrables  tombes,  dont  les  inscriptions  n'ont  pu  sauver 
de  l'oubli  les  restes  rfes  puissans  dans  Israël.  L'extérieur  imposant  de  l'édi- 
fice, le  cimetière  qui  l'environne,  les  collines  chargées  d'antiques  et  noirs 
sapins  qui  l'ombragent,  et  jusqu'au  ruisseau  voisin  dont  le  murmure  mono- 
tone ajoute  quelque  chose  de  lugubre  et  de  solennel  à  l'effet  du  paysage, 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

excitent  vivement  son  admiration;  mais,  dans  les  pages  pompeuses  qu'il  con- 
sacre à  la  description  de  ce  vénérable  monument,  Walter  Scott  est  poète 
avant  tout.  Notre  tâche  à  nous  est  d'être  historien ,  et  nous  devons ,  quoi 
qu'il  en  coûte ,  ajouter  de  tristes  réalités  à  cette  séduisante  poésie  :  disons 
donc  que  les  sapins  séculaires  ont  été  abattus,  que  le  ruisseau  a  cessé  son 
murmure  et  n'est  plus  qu'un  cloaque  infect,  que  les  pierres  tumulaires  sont 
si  pressées,  qu'aux  environs  de  l'église  on  ne  marche  que  sur  des  armoiries, 
des  épitapheset  des  inscriptions  de  toute  espèce,  et  qu'en  fait  de  végétation, 
à  peine  sur  la  colline  reste-t-il  quelques  cyprès  rabougris  et  quelques  pla- 
ques d'un  gazon  rare  et  jauni.  Ajoutons  aussi  que,  par  une  sorte  de  conve- 
nance ou  d'inconvenance  singulière,  l'hôpital  a  été  bâti  si  près  du  cime- 
tière, que  de  leur  lit  les  malades  voient,  en  quelque  sorte,  creuser  la  fosse 
qui  les  attend,  et  que  les  exhalaisons  putrides  qui  s'élèvent  du  fond  de  la 
ravine  humide,  et  les  émanations  du  cimetière  ne  peuvent  que  hâter  leur  fln. 
En  revanche ,  la  vue  que  l'on  a  du  haut  de  l'éminence  sur  laquelle  l'église  est 
bâtie  est  des  plus  magnifiques,  et  distrait  le  voyageur  du  sombre  spectacle 
qui  l'environne.  A  l'est  s'étend  toute  la  vallée  de  la  Clyde,  et  dans  la  même 
direction  apparaissent  les  tours  massives  du  château  de  lloihuell;  vers  l'ouest, 
on  aperçoit  les  châteaux  de  Mearns  et  de  Cruichstone ,  et  plus  loin,  vers  la 
droite,  et  au-delà  du  ruban  d'argent  formé  par  la  Clyde,  se  dresse  le  roc  noir 
de  Dumbarton,  qui  a  quelque  ressemblance  avec  le  rocher  du  Mont-Saint- 
Michel,  vu  de  la  terrasse  d'Avranches.  Enfin,  à  nos  pieds  et  sur  les  coteaux 
voisins,  s'étendent  la  ville  vieille  et  la  ville  nouvelle,  et  à  l'horizon,  dans 
toutes  les  directions,  se  groupent  de  longues  chaînes  de  collines  que  do- 
minent les  monts  Campsies  et  les  hauts  sommets  des  montagnes  du  duché 
d'Argyle. 

Comme  nous  l'avons  dit  tout  à  l'heure,  la  cathédrale  de  Glasgow  et  celle 
de  Kirkwall,  dans  les  Orcades,  sont  les  deux  seuls  monumens  de  l'architec- 
ture du  XI"  et  du  XII'  siècle  qui  soient  restés  intacts  en  Ecosse.  Il  fallut  une 
émeute  de  la  bourgeoisie  pour  préserver  l'église  de  Glasgow  de  la  destruc- 
tion. Pennant  nous  raconte,  en  effet,  qu'en  1708  les  ministres  réformés  ar- 
rachèrent, à  force  de  menaces  et  d'iniportunités,  aux  autorités  de  la  ville, 
un  ordre  qui  les  autorisait  à  la  faire  démolir.  Le  fanatisme  des  puritains  allait 
jusqu'à  les  animer  d'une  haine  stupide  contre  des  pierres.  Au  lieu  d'occuper 
ce  vaste  bâtiment  et  de  chercher  à  l'approprier  aux  besoins  du  nouveau  culte, 
ils  voulaient  le  renverser,  le  tuer  comme  un  ennemi.  iMunis  de  l'ordre  de  des- 
truction, ils  avaient  rassemblé  quelques  centaines  d'ouvriers;  la  canaille  s'était 
jointe  à  eux;  déjà  la  hache  et  le  marteau  étaient  levés.  Quelques  bourgeois, 
plus  éclairés  que  leurs  concitoyens,  ou  mus  peut-être  par  un  reste  d'opposition 
religieuse,  se  jetèrent  en  armes  dans  l'église,  et  menacèrent  de  tuer  sur  place 
le  premier  qui  toucherait  à  ses  murailles.  Les  démolisseurs  furent  intimidés. 
Tandis  qu'ils  hésitaient,  le  prévôt  arriva;  et,  se  mêlant  aux  ouvriers  et  à  la 
populace  :  —  Vous  avez  raison,  leur  dit  il,  il  faut  démolir  la  cathédrale  pa- 
piste ,  mais  lorsque  nous  en  aurons  bâti  une  nouvelle  à  notre  usage.  —  Le 


GLASGOW.  193 

plaisant  de  la  chose,  c'est  que  les  historiens  de  Glasgow,  n'ayant  pas  voulu 
comprendre  le  vrai  sens  des  paroles  du  prévôt,  l'ont  accusé  de  fanatisme, 
et  lui  ont  reproché  de  sympathiser  avec  les  démolisseurs.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  cathédrale  fut  préservée ,  et  plus  tard ,  les  bourgeois  de  Glasgow,  au  lieu 
de  bâtir  une  nouvelle  église,  trouvèrent  plus  économique  de  diviser  l'ancienne 
en  trois  parties ,  qui  furent  consacrées  chacune  à  des  communions  diffé- 
rentes. 

Quand  de  la  cathédrale  on  descend  au  Town-Hall  par  High-Street ,  on  passe 
devant  le  collège,  lourd  et  sombre  édifice  gothique  qui  ne  ressemble  pas  mal 
à  une  prison.  Fondée  en  1450  par  l'évêque  Turnbull ,  l'université  de  Glasgow 
est  la  plus  vieille  des  universités  écossaises  après  celle  de  Saint- Andrews. 
De  vastes  batimens  contigus  à  de  grands  jardins  appartiennent  au  collège  et 
renferment  les  salles,  les  amphithéâtres,  les  bibliothèques,  l'observatoire  et  de 
précieuses  collections.  Les  salles  et  les  amphithéâtres  sont  spacieux  et  conve- 
nablement disposés  pour  l'étude.  La  bibliothèque  contient  environ  soixante 
mille  volumes  et  un  grand  nombre  de  manuscrits  curieux,  entre  autres  une 
traduction  en  vers  de  la  Bible  parle  révérend  Zacharie  Boyd,  écrite  sur  vélin 
vers  1400,  et  ornée  de  miniatures  bizarres.  L'observatoire  est  placé  sur  une 
éminence  dans  les  jardins  du  collège.  Le  plus  curieux  des  instrumens  qu'on 
y  trouve  est  un  télescope  à  réflecteur,  construit  par  Herschell ,  de  dix  pieds 
de  longueur  sur  dix  pouces  de  diamètre.  Les  collections  sont  renfermées  dans 
la  partie  du  collège  qu'on  appelle  ihe  Hunterian  Mvseum.  On  y  voit  un  ef- 
frayant assemblage  de  préparations  anatomiques,  et  de  pièces  injectées  à  l'es- 
prit de  vin  et  au  mercure.  Glasgow,  par  son  commerce,  étant  en  relation 
avec  toutes  les  parties  du  globe ,  les  collections  d'histoire  naturelle  y  sont  des 
plus  complètes  et  des  plus  curieuses.  La  collection  de  coquillages  et  d'insectes 
m'a  surtout  paru  merveilleuse.  Mais,  chose  singulière,  on  n'y  voit  qu'un 
petit  nombre  d'insectes  indigènes.  La  collection  des  roches,  des  fossiles ,  des 
minéraux  et  des  métaux  du  pays  est  plus  complète;  on  trouve  aussi  au  Mu- 
séum Hunterian  la  plus  précieuse  collection  de  médailles  qui  existe  dans  le 
Royaume-Uni.  A  Glasgow,  où  tout  est  évalué  en  écus,  le  savant  qui  m'avait 
conduit  au  Hunterian  Muséum,  moyennant  un  shilling  payé  à  la  porte, 
m'assurait  que  ces  collections  avaient  une  valeur  de  120,000  livres  ou  trois 
millions  de  France;  au  total,  c'est  un  des  cabinets  les  plus  renommés  de  la 
Grande-Bretagne;  c'est  aussi  la  première  merveille  de  Glasgow  {the  principal 
lion). 

Au  bas  de  la  descente  de  High-Street,  et  tout-à-fait  à  l'extrémité  nord  de 
la  Trongate  est  situé  le  Toivn-llall,  élégante  construction  dans  le  style  de  la 
renaissance  ;  ce  bâtiment  que  supporte  un  rang  d'arcades  aux  pilastres  rusti- 
ques, et  dont  les  façades  supérieures  sont  ornées  d'un  rang  de  pilastres  ioni- 
ques, est  couronné  d'un  balustre  élégant,  qui  complète  l'harmonie  de  l'édi- 
fice; ses  murs  sont  ornés  d'armes,  de  trophées,  et  de  portraits  en  pied 
représentant  les  souverains  de  la  Grande-Bretagne,  à  partir  de  Jacques  VI 
d'Ecosse.  On  voit,  à  la  suite  de  ces  portraits,  celui  d'Archibald,  duc  d'Ar- 


19i-  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

gyle ,  en  robe  de  lord  de  justice  général.  On  voit  aussi  au  Toivn-Hall  la  statue 
en  marbre  de  Pitt  par  Flaxnaan.  Celte  statue  n'est  pas  sans  mérite;  la  con- 
ception en  est  simple  et  forte ,  mais  l'exécution  nous  a  paru  singulièrement 
fruste;  on  dirait  une  copie  négligée.  Flaxman  est  froid,  mais  il  n'est  pas  ridi- 
cule; il  outre  plutôt  la  simplicité  de  ses  personnages  qu'il  ne  leur  fait  jouer 
la  comédie,  comme  tels  de  nos  statuaires;  il  ne  croit  pas,  comme  eux,  que 
la  sculpture  ne  peut  vivre  que  du  geste,  et  que  plus  le  geste  est  exagéré,  plus 
la  statue  a  de  mérite;  il  a  plutôt  donné  à  M.  Pitt  l'air  d'un  philosophe  qui 
médite  que  l'air  d'un  politique  qui  parle  et  qui  combine.  Du  reste,  nul  con- 
tre-sens grossier  dans  la  pose:  aucun  de  ces  airs  de  tambour-major  ou  de 
maître  de  danse  donnant  des  leçons  d'attitudes  nobles;  avant  tout,  Flaxman 
est  naturel ,  qualité  rare  chez  un  homme  qui  a  plus  étudié  l'antique  que  la 
nature. 

Sous  les  arcades  du  To\vn-Hall,et  en  face  d'une  médiocre  statue  équestre  de 
Guillaume  III,  s'ouvre  la  vaste  salle  du  Tontine  Coffee-Hoom.  Cette  salle,  de 
quatre-vingts  pieds  de  long  sur  quarante  de  large,  est  voûtée  et  a  l'air  d'une 
église  habitée.  De  distance  en  distance  et  tout  autour  de  la  salle  sont  dis- 
posées de  petites  tables  couvertes  de  liasses  de  journaux,  de  revues  et  de 
brochures  de  tous  les  pays  de  l'Europe,  des  deux  Amériques,  de  la  Chine, 
de  Botany-Bay.  The  Tontine  Co[fee-L{oom  ressemble  donc  plutôt  à  un  salon 
de  lecture  qu'à  un  café  :  c'est  un  établissement  tout-à-fait  libéral  ;  c'est  là  que 
se  rassemblent  les  commercans  de  la  ville,  pour  causer  d'affaires  et  de  poli- 
tique; un  étranger  y  est  ad:nis  sur  sa  simple  demande,  par  cela  seul  qu'il 
est  étranger.  Des  brochures  et  des  montagnes  de  journaux  sont  mises  gra- 
tuitement à  sa  disposition.  lioyal-Exchange  a  un  établissement  du  même  genre. 
Les  vastes  salles  de  cet  inuiiense  édifice  sont  abondamment  pourvues  de  tous 
les  journaux;  les  nouvelles  les  plus  fraîches  du  commerce  et  de  la  navigation 
y  sont  afûchées  d'heure  en  heure  ;  tout  étranger  dont  la  mise  est  convenable 
y  est  admis  sans  difliculté.  Là,  et  dans  ihe  Tontine  Coffee-Room ,  on  ren- 
contre tout  ce  que  le  commerce  de  la  ville  possède  d'hommes  intelligens  et 
éclairés. 

Le  Tonn-Hall  est  bâti  à  l'extrémité  nord-est  de  la  Trongaie.  La  Trongate 
est  une  rue  de  quatre-vingts  à  quatre-vingt-dix  pieds  de  large,  sur  près 
de  trois  quarts  de  lieue  de  long.  Elle  s'étend  parallèlement  à  la  Clyde,  en- 
tre cette  rivière  et  la  nouvelle  ville  ;  elle  est  bordée  de  trottoirs  dans  toute 
son  étendue.  C'est  la  rue  la  plus  commerçante  de  la  ville.  Des  boutiques, 
dont  quelques-unes,  celles  qui  avoisinent  le  Town-Hall,  sont  fort  élégantes, 
occupent  le  rez-de-chaussée  de  maisons  plus  élevées  et  mieux  bâties  que 
celle  du  Strand  à  Londres.  La  Trongate  a  d'ailleurs  quelque  analogie  avec  le 
Strand ,  sous  le  rapport  de  la  situation ,  de  l'aspect  et  du  mouvement.  Le  point 
de  vue  le  plus  remarquable  que  présente  cette  longue  rue,  est  celui  du  Town- 
Hall,  vu  de  l'angle  de  Buchanan-Street.  Des  tours  d'un  dessin  bizarre,  sur- 
montées de  clochetons  en  forme  de  minarets  orientaux ,  et  l'architecture  tra- 
vaillée du  Town-Hall ,  composent  l'un  des  plus  riches  tableaux  d'intérieur  de 


GLASGOW.  195 

ville  que  nous  connaissions.  Le  ton  solide  et  cliaud  de  ces  constructions  que 
le  temps  seul  a  marbrées  de  nuances  brunes,  olivâtres  ou  dorées,  et  la  lumière 
rousse  du  soleil  dont  les  rayons  ont  peine  à  traverser  le  nuage  de  vapeurs 
qui  recouvre  cette  partie  de  la  ville,  donnent  au  coloris  de  ce  tableau  une  in- 
comparable vigueur.  La  foule  qui  s'agite  dans  cette  rue ,  la  plus  fréquentée  de 
Glasgow,  y  ajoute  le  mouvement  et  la  vie.  Ce  sont  des  passans  aux  costumes 
variés  :  montagnards  en  tartan,  soldats  highlandais,  femmes  de  Glasgow 
vêtues  d'étoffes  à  carreaux  de  couleurs  diverses,  gens  du  port,  négocians, 
ouvriers,  bourgeois,  qui  couvrent  les  trottoirs,  et  vont  et  viennent  d'un  air 
affairé.  Cette  foule  forme,  dans  l'éloignement,  une  niasse  noire  et  compacte 
que  sillonnent,  dans  tous  les  sens,  d'élégans  équipages  de  luxe  ou  d'énormes 
chariots  peints,  chargés  de  tonneaux,  de  balles  de  coton,  de  toutes  sortes 
de  denrées  du  commerce ,  et  traînés  par  de  monstrueux  chevaux  aux  harnais 
luisans,  ornés  de  cuivre  poli.  Ce  mouvement  de  la  Trongate  se  communique 
de  proche  en  proche  jusque  dans  l'est  de  la  ville  et  va  mourir  vers  la  route 
d'Edimbourg  et  le  Green. 

Le  Green  est  la  promenade  de  Glasgow.  C'est  une  immense  pelouse  qui 
s'étend  du  pied  de  la  colline  où  est  bâtie  la  ville  haute  jusqu'aux  bords  de 
la  Clyde.  Les  arbres  y  sont  beaucoup  trop  rares,  et  l'herbe,  constamment 
foulée  par  les  pieds  des  passans,  ne  semble  pousser  que  par  miracle  sur  ce 
terrain  aride.  Des  sentiers  sablés  ont  été  tracés  sur  la  verdure  ;  mais  les  ha- 
bitans  de  Glasgow  sont  trop  affairés  pour  se  complaire  à  en  suivre  les  sinuo- 
sités :  ils  prennent  le  plus  court  chemin ,  de  sorte  qu'en  beaucoup  d'endroits 
le  gazon  est  pelé  et  le  sol  mis  à  nu.  Le  Green ,  comme  on  voit ,  ne  manque  pas 
d'analogie  avec  le  Green-Park  de  Londres.  Seulement  les  arbres  y  sont  en- 
core plus  rares ,  de  sorte  que  l'hiver,  lorsque  le  vent  de  mer  souffle,  on  court 
grand  risque  d'être  emporté  dans  la  Clyde,  et  que,  durant  l'été,  on  n'évite 
d'être  brûlé  par  le  soleil  qu'en  faisant  de  longs  détours.  Le  Green  renferme 
un  espace  de  deux  cents  acres  environ  de  terrain;  comme  le  Ciiamp-de-Mars 
à  Paris,  ce  n'est  guère  qu'une  belle  place  de  manœuvres. 

Au  milieu  du  Green  s'élève  le  monument  de  Nelson.  A  Edimbourg,  ce 
monument  est  une  colonne  navale;  ici  c'est  un  obélisque  quadrangulaire  de 
cent  cinquante  pieds  de  haut ,  construit  de  gros  blocs  de  pierre  bise.  Sur 
l'une  des  faces  de  la  base, une  inscription  laconique  indique  la  date  et  la  des- 
tination du  monument.  Sur  les  trois  autres  faces,  on  s'est  contenté  d'inscrire 
les  trois  mots  suivans  :  Copenhague  ,  Aboukir  ,  Trafalgab. 

Peu  de  temps  après  son  érection,  dans  l'été  de  1810,  cet  obélisque  fut 
frappé  par  la  foudre,  qui  disjoignit  les  blocs  du  sommet,  de  telle  sorte  qu'on 
eut  grand'  peine  à  les  remettre  en  place.  Le  monument  de  Nelson  est  bâti  en 
face  de  la  prison  de  la  ville,  ihe  ^'eli'-Jail.  Le  voisinage  de  la  prison  n'inti- 
mida nullement  les  voleurs,  qui,  il  y  a  une  douzaine  d'années,  profitèrent 
d'une  nuit  de  brouillard  pour  enlever  quelques-unes  des  lettres  des  inscrip- 
tions latérales.  Ces  lettres  sont  en  bronze  et  d'un  poids  considérable.  Les 
voleurs  employèrent  une  partie  de  la  nuit  à  détacher  Vu  de  Copenhague,  le 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

premier  r  de  Trafalgar  et  Vu  d'AbouKir.  Deux  de  ces  lettres  étaient  déjà 
enlevées,  quand  une  patrouille  survint  et  mit  les  voleurs  en  fuite.  Jamais  les 
lettres  enlevées  n'ont  pu  être  retrouvées.  Les  patriotes  anglais  accusèrent 
des  matelots  français  de  ce  vol ,  qu'ils  regardaient  comme  une  vengeance  na- 
tionale. L'un  d'eux  m'assurait  que  les  lettres  volées  avaient  été  jetées  dans  la 
Clyde  au  bas  du  Green;  mais  on  a  trouvé,  ajoutait-il,  moins  coûteux  et  plus 
expéditif  d'en  faire  de  nouvelles  que  de  repêcher  les  anciennes. 

Si  de  la  ville  vieille  et  des  quartiers  du  Green  nous  passons  dans  la  ville 
nouvelle,  nous  nous  arrêterons  de  préférence  dans  le  quartier  de  Saint- 
Georfje-Sqvure.  Saint-George-Square  est  une  grande  place  située  au  centre 
de  la  ville  neuve.  C'est  le  quartier  à  la  mode;  des  rues  spacieuses,  régulière- 
ment bâties,  bordées  de  trottoirs,  et  qui  ressemblent  aux  principales  rues  du 
moderne  Edimbourg,  aboutissent  à  chacun  des  angles  du  square.  Le  milieu 
de  la  place  est  occupé  par  une  magnifique  pelouse,  entourée  d'une  grille,  où. 
sont  dessinées  de  jolies  allées  bordées  de  fleurs ,  qu'ombragent  des  massifs 
d'arbustes  toujours  verts.  Au  centre  d'une  des  parties  de  la  pelouse,  à  quel- 
ques pieds  de  la  grille,  on  voit  la  statue  en  bronze  d'un  officier  anglais  Une 
colonne  de  granit  lui  sert  de  piédestal.  C'est  la  statue  de  Charles  John  Moore, 
tué  sous  les  murs  de  la  Corogne ,  au  moment  de  l'évacuation  de  cette  ville 
par  l'armée  anglaise.  Sur  le  piédestal  on  lit  l'inscription  suivante  : 

TO    COMMEMOKATE 

THE    MILITARY   SERVICE   OF   THE    LIEUT.-OEINERAL 

CHARLES   JOHN    MOORE,    NATIVE    OF   GLASGOW, 

HIS    FELLOW   CITIZKNS 

HAVE    ERECTED 

THE   MONUMENT 

M  D  CGC  XIX. 

Cette  statue  est  encore  de  Flaxman.  C'est  l'un  de  ses  bons  ouvrages;  le 
caractère  national  perce ,  avant  tout ,  dans  la  figure  du  général  anglais ,  et 
toute  incertitude  là-dessus  est  impossible.  Il  n'y  a  là  ni  réminiscences  de 
style  grec,  ni  posture  de  batelier  ou  de  matamore,  et  néanmoins  l'étincelle 
du  courage  et  du  génie  brille  dans  la  calme  et  froide  figure  du  guerrier.  C'est 
bien  là  l'homme  fort  et  résigné  qui,  l'épaule  fracassée  par  un  boulet  de  ca- 
non, disait  à  ses  compagnons  au  moment  où  ceux-ci  l'emportaient  du  champ 
de  bataille  :  «  J'espère  que  mon  pays  sera  content  de  moi ,  et  qu'il  approu- 
vera ma  conduite.  »  Dans  sa  simplicité,  cette  belle  statue  de  John  Moore 
nous  a  rappelé  les  fameuses  strophes  sur  sa  mort,  attribuées  à  tort  à  lord 
Byron.  JNous  essayons  de  les  traduire  : 

L 

Pas  un  tambour  ne  se  fit  entendre,  pas  une  note  funèbre,  comme  nous 
portions  son  cadavre  au  rempart;  pas  un  soldat  ne  tira  son  coup  d'adieu  sur 
le  tombeau  où  nous  ensevelîmes  notre  héros. 


GLASGOW.  197 

II. 

Nous  l'ensevelîmes  la  nuit,  en  silence,  fouillant  le  gazon  avec  nos  baïon- 
nettes, à  la  lumière  brumeuse  des  rayons  de  la  lune,  luttant  avec  la  lueur 

pâle  de  notre  lanterne. 

III. 

Aucune  bière  inutile  ne  contenait  sa  poitrine,  nous  ne  le  portions  ni  dans 
un  drap ,  ni  dans  un  linceul  ;  mais  il  était  couché  comme  un  guerrier  au  repos, 
enveloppé  dans  son  manteau  de  guerre. 

IV. 

Rares  et  courtes  furent  les  prières  que  nous  dîmes ,  et  nous  ne  pronon- 
çâmes pas  une  parole  de  douleur;  mais  nous  contemplâmes  d'un  œil  ferme 
Je  visage  du  mort ,  et  nous  pensâmes  amèrement  au  lendemain. 

V. 

Nous  pensâmes,  en  creusant  son  lit  étroit,  en  préparant  son  oreiller  soli- 
taire ,  que  l'ennemi  et  l'étranger  marcheraient  sur  sa  tête ,  et  que  nous  serions 

déjà  loin  sur  la  mer. 

VI. 

Ils  parleront  légèrement  de  l'homme  qui  nous  a  quittés ,  et  ils  insulteront 
à  ses  cendres  froides  ;  mais  il  sera  sourd  à  leurs  injures ,  pourvu  qu'ils  le  lais- 
sent dormir  dans  le  tombeau  où  un  Anglais  l'a  placé  (1). 

VII 

Nous  avions  à  peine  achevé  la  moitié  de  notre  tâche  douloureuse ,  quand 
l'horloge  sonna  l'heure  de  la  retraite,  et  nous  entendîmes  le  son  éloigné  de 
l'artillerie  ennemie. 

VIII. 

Lentement  et  tristement  nous  le  déposâmes  en  terre ,  sans  étancher  le  sang 
de  ses  blessures  glorieuses;  nous  ne  gravâmes  aucune  ligne,  nous  n'élevâmes 
aucune  pierre,  mais  nous  le  laissâmes  seul  avec  sa  gloire  (2). 

Il  faudrait  un  volume  pour  faire  connaître  d'une  façon  détaillée  chacun 
des  édifices ,  des  temples  et  des  monumens  de  Glasgow.  Parmi  les  édifices 
séculiers,  on  remarque  le  Jaii,  les  théâtres,  l'hôpital  royal  que  surmonte  un 

(1)  Ces  crainles  du  poète  étaient  peu  fondées.  La  tombe  du  général  Moore  fut  respectée, 
et  le  maréchal  Soult,  vainqueur  généreux ,  fit  même  dresser  une  pyramide  sur  la  fosse  où 
son  corps  avait  été  déposé. 

(2^  Not  a  drum  was  heard ,  not  a  funeral  note. 

As  his  corse  to  the  rampart  we  hurried , 
Not  a  soldier  discharged  his  farewell  shot 
O'er  ihe  grave  where  our  hero  we  buried. 

We  buried  him  darkly  at  dcad  of  night, 
The  sods  wilh  our  bayonets  turning, 

TOME  XVII.  13 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dôme  élégant  et  qui  a  quelque  ressemblance  avec  Thôpital  de  Lyon  ;  parmi 
les  édifices  consacrés  au  culte,  il  faut  citer  Sainl-Jo/ui's  Church ,  Saint- 
Georges  Church,  Saint-David' s  Chwrch,  et  la  chapelle  des  catholiques  ,  édi- 
fice gothico-moderne,  orné  de  vitraux  peints  assez  médiocres ,  dont  les  bour- 
geois de  Glasgow  font  grand  bruit.  Thenetv  Jail,  ou  la  prison  neuve ,  est  bâtie 
sur  la  face  ouest  du  Green.  Comme  le  Jail  d'Edimbourg,  c'est  une  espèce  de 
prison  modèle.  L'extérieur  en  est  gai,  c'est  une  jolie  construction  grecque; 
l'intérieur  en  est  propre  et  commode.  Chaque  prisonnier  a  sa  portion  comptée 
d'air  et  de  lumière,  et,  hormis  la  liberté,  la  philantropie  des  geôliers  ne  lui 
refuse  rien.  Ajoutons  cependant  qu'à  Glasgow,  comme  à  Edimbourg,  il  y  a 
une  partie  du  Jail  consacrée  aux  isolés.  A  ceux-là  on  laisse  la  vie  en  la  limitant 
à  deux  ou  trois  fonctions  animales;  ils  peuvent  manger,  boire  et  dormir.  Ils 
ne  peuvent  ni  parler,  ni  entendre,  à  peine  peuvent-ils  voir,  et  nous  doutons 
fort  qu'ils  pensent  beaucoup,  riso?cme»i<  jusqu'à  ce  jour  ayant  eu  plutôt  pour 
effet  de  conduire  à  l'abrutissement  qu'aux  bonnes  pensées  ou  à  la  conversion. 

Il  faut  l'avouer  néanmoins ,  depuis  une  centaine  d'années  la  législation  du 
pays  a  subi  de  notables  améliorations.  Le  code  écossais  se  ressent  encore 
quelque  peu  de  sa  barbarie  primitive  ;  mais  ses  dispositions  les  plus  sauvages 
sont  tombées  en  désuétude  ou  totalement  abrogées.  A  ces  dispositions  on  en 
a  substitué  de  nouvelles  qui  sont  peut-être  singulières,  mais  qui  du  moins  ne 
sont  pas  atroces.  Pour  notre  part,  nous  aimerions  mieux  voiries  prisonniers 
isolés  que  soumis  à  la  question  comme  naguère.  Naguère  est  le  mot  propre , 
car  un  siècle  ne  s'est  pas  encore  écoulé  depuis  que  ce  genre  de  supplice  a  été 
rayé  de  la  coutume  de  Glasgow;  le  fait  qui  donna  lieu  à  l'abrogation  de  cet 
usage  barbare  est  assez  intéressant  et  assez  bizarre  pour  que  nous  le  rap- 
portions  ici  avec  quelques  détails. 

George  Dixon,  fils  d'un  petit  commerçant  de  Glasgow,  devint  amoureux 
de  la  fille  d'un  gentilhomme  qui  habitait  un  des  faubourgs  de  cette  ville; 
miss  Flora  Fraser,  c'était  le  nom  de  cette  jeune  fille,  paya  de  retour  la  pas- 
sion de  Dixon,  l'un  des  plus  beaux  garçons  de  Glasgow.  Ce  jeune  homme, 
dont  la  passion  était  honnête ,  demanda  au  vieux  gentilhomme  la  main  de  sa 
fille;  Fraser  repoussa  avec  dédain  ces  ouvertures  du  fils  d'un  marchand.  Alors 
Dixon ,  poussé  à  bout ,  demanda  à  la  jeune  fille  un  rendez-vous  et  l'obtint. 
Les  deux  amans  se  rencontrèrent  la  nuit  dans  le  jardin  de  l'habitation  de 
Fraser.  Dixon  y  pénétrait  par  une  ouverture  qu'il  avait  adroitement  pratiquée 
dans  une  haie  et  qu'il  refermait  soigneusement  quand  le  premier  cri  de  Va- 
louette  matinale  l'arrachait  des  bras  de  son  amante.  Ces  entrevues  dans  le 
jardin  duraient  depuis  plusieurs  mois,  et  personne  dans  la  maison  de  Fraser 

By  the  struggling  moon-beam's  misty  Hght 
Aud  the  lantern  diraly  burning. 

No  vieless  corfln  enclosed  his  breast, 

Not  in  sheet  or  in  shroud  we  wound  him  ; 
But  he  lay  llke  a  varrior  taking  his  rest, 

With  his  martial  cloak  around  him ,  etc. ,  etc.        (  Wolfe.  ) 


GLASGOW.  199 

n'avait  eu  vent  de  l'intrigue  et  n'avait  même  conçu  de  soupçons.  Un  jour 
cependant ,  Dixon ,  en  se  retirant  avant  l'aube ,  crut  entendre  refermer  dou- 
cement la  porte  d'une  maison  placée  en  face  du  jardin  de  Fraser.  Son  in- 
quiétude fut  grande;  avait-il  été  vu?  Le  lendemain  il  revint  encore  au 
jardin  et  prévint  miss  Flora.  Celle-ci ,  sur  ses  instances ,  le  laissa  seul  dans  le 
jardin.  Dixon  se  blottit  près  du  trou  de  la  haie,  il  voulait  savoir  si  quelque 
voisin  l'espionnait.  Rien  ne  bougea  de  toute  la  nuit  et  les  amans  furent  ras- 
surés. Cependant  Dixon  avait  été  reconnu  la  veille  par  des  voisins  qui ,  l'ayant 
vu  se  glisser  dans  le  jardin  de  Fraser,  et  voulant  savoir  quel  pouvait  être  le 
galant  ou  le  voleur ,  l'avaient  guetté  à  sa  sortie.  Comme  miss  Flora  était  fort 
aimée  de  toutes  les  personnes  qui  la  connaissaient,  ses  voisins,  bonnes  gens 
du  reste,  plaignirent  la  jeune  lille,  rejetèrent  sa  faute  sur  la  dureté  de  son 
père  et  se  gardèrent  bien  de  faire  bruit  de  leur  découverte.  L'affaire  en  était 
là,  lorsqu'un  matin  le  vieux  Fraser,  entrant  dans  le  parloir  de  sa  maison, 
trouva  les  armoires  et  les  buffets  forcés  ;  son  argenterie  avait  été  enlevée 
ainsi  que  des  bijoux  et  autres  objets  précieux.  Le  vieux  gentilhomme,  à  cette 
vue ,  entra  dans  une  telle  colère ,  que  le  jour  même  tout  le  quartier  fut  in- 
struit de  son  malheur.  Quels  étaient  les  coupables  ?  On  l'ignorait ,  et  les  re- 
cherches auraient  sans  doute  été  vaines ,  si  les  voisins  de  Fraser,  craignant 
d'être  soupçonnés,  n'eussent  déclaré  au  magistrat  qu'ils  connaissaient  le  vrai 
coupable.  Ils  racontèrent  comment  ils  avaient  vu  Dixon  entrer  dans  la  maison 
de  Fraser  et  à  quelle  heure  il  en  était  sorti.  Le  jeune  homme  fut  arrêté  sur- 
le-champ.  Il  repoussa  avec  horreur  l'accusation  dont  on  le  chargeait;  mais 
les  apparences  étaient  accablantes.  Quand  les  témoins  de  sa  sortie  du  jardin 
furent  confrontés  avec  lui ,  et  eurent  fait  en  sa  présence  leur  déposition  dé- 
taillée, il  garda  le  silence.  Quand  on  lui  demanda  ce  qu'il  allait  faire  à  cette 
heure  dans  le  jardin,  il  se  tut  encore ,  ne  pouvant,  comme  on  pense  bien, 
donner  à  ses  démarches  aucune  explication  satisfaisante.  Au  moment  où  on 
allait  le  conduire  en  prison ,  il  se  contenta  de  protester  hautement  de  son  in- 
nocence et  de  répéter  que  le  témoignage  de  ses  accusateurs  était  insuffisant 
pour  attirer  sur  sa  tête  la  peine  capitale.  Dixon  avait  raison,  cette  déposition 
seule  était  insuffisante  ;  il  fallait  encore  son  aveu  pour  qu'il  pût  être  con- 
damné; mais  dans  ce  temps-là  les  magistrats  avaient  un  moyen  infaillible 
de  faire  avouer  à  l'accusé  le  crime  qu'il  avait  commis,  et  même  celui  dont  il 
était  innocent ,  comme  nous  Talions  voir  tout  à  l'heure. 

Ge  moyen ,  c'était  la  question  ;  on  l'appliquait  de  la  manière  suivante  :  l'ac- 
cusé était  couché  sur  le  dos,  et,  à  l'aide  d'un  entonnoir  qu'on  introduisait 
dans  son  gosier,  on  lui  faisait  avaler  autant  d'eau  que  son  corps  en  pouvait 
contenir.  Quand  il  était  rempli ,  on  plaçait  une  planche  sur  son  estomac  et  sur 
son  ventre,  puis  le  bourreau  sautait  brusquement  sur  cette  planche  de  façon 
à  faire  rendre  violemment  au  patient  l'eau  qu'il  avait  prise.  Si  l'accusé  per- 
sistait dans  ses  dénégations ,  on  recourait  de  nouveau  à  l'entonnoir,  et  le 
Jjourreau  faisait  de  nouvelles  gambades  sur  son  corps ,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à ce  qu'on  eût  un  cadavre  ou  un  coupable. 

13 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dixon  soutint  bravement  une  première  épreuve;  mais,  quand  le  bourreau 
monta  pour  la  seconde  fois  sur  son  corps,  ses  forces  étaient  épuisées;  il 
avoua  tout  ce  que  l'on  voulut,  et  demanda  avec  instance  que  la  peine  capi- 
tale lui  fût  appliquée  sur-le-champ.  Ce  sont  là  de  ces  prières  que  la  justice 
n'écoute  jamais:  comme  le  destin,  elle  est  inflexible  et  ne  frappe  qu'à  son 
heure.  Or,  cette  fois ,  l'heure  n'était  pas  venue.  Dixon,  réservé  pour  l'époque 
des  exécutions  publiques ,  qui  se  faisaient  alors  tous  les  trois  mois ,  fut  con- 
duit dans  un  cachot  où  on  le  renferma  en  compagnie  de  quelques  miséra- 
bles condamnés  comme  lui  au  dernier  supplice. 

On  se  figure  aisément  le  désespoir  de  miss  Flora,  quand  elle  eut  con- 
naissance de  la  condamnation  de  son  amant.  N'écoutant  que  sa  passion, 
elle  alla  trouver  le  magistrat  auquel  elle  fit  généreusement  l'aveu  complet 
de  son  amour  pour  Dixon ,  lui  racontant  comme  à  un  confesseur  toutes 
les  circonstances  de  leurs  entrevues  nocturnes.  «  Il  ne  peut  être  coupable, 
s'écriait-elle  en  sanglottant ,  car  toute  cette  nuit  du  vol ,  il  l'a  passée  à  mes 
côtés  dans  ma  chambre;  j'étais  près  de  l'ouverture  de  la  haie  quand  il  est 
entré  dans  la  maison,  et,  quand  il  m'a  quittée, je  l'ai  reconduit  jusqu'à  cette 
ouverture  que  j'ai  refermée  moi-même  avec  des  branchages.  ■» 

Le  magistrat  écouta  froidement  cette  déclaration  de  la  jeune  fille.  «  Vous 
aimez  Dixon ,  lui  dit  le  juge ,  il  est  naturel  que  vous  vouliez  le  sauver,  mais  la 
justice  ne  peut  admettre  une  déposition  que  dicte  évidemment  la  passion  : 
nul  autre  que  Dixon  n'a  pu  s'introduire  dans  la  maison  de  votre  père  et 
commettre  ce  vol.  Il  est  coupable,  il  l'a  avoué  ;  justice  sera  faite  !  »  Miss  Flora 
se  retira  en  proie  au  plus  violent  désespoir,  décidée  à  ne  point  survivre  à  son 
amant.  Le  ciel  voulut  que  vers  ce  temps-là  deux  fameux  voleurs  fussent  ar- 
rêtés et  condamnés  à  mort,  comme  Dixon,  pour  divers  vols  commis  avec 
effraction  dans  d'autres  quartiers  de  Glasgow.  Après  leur  condamnation ,  ils 
furent  renfermés  dans  le  même  cachot  que  Dixon.  Enchaînés  chacun  dans  un 
coin  de  la  prison,  ils  ne  pouvaient  ni  s'approcher,  ni  se  toucher,  mais  ils  pou- 
vaient se  parler.  Les  nouveaux  venus  furent  étonnés  de  l'extrême  jeunesse  et 
delà  bonne  mine  de  leur  compagnon.  Ils  l'interrogèrent,  et  celui-ci  leur  ra- 
conta naïvement  son  histoire ,  que  les  malfaiteurs  écoutèrent  avec  un  singu- 
lier intérêt. —  Comment!  tu  es  là  pour  le  vol  commis  dans  la  maison  du  vieux 
Fraser  ?  lui  dit  l'un  d'eux  quand  il  eut  achevé.  —  Oui,  c'est  là  mon  seul  crime. 

—  Il  serait  plaisant  de  le  laisser  pendre ,  ajouta  l'un  des  deux  voleurs.  —  Il 
serait  plus  plaisant  encore  de  montrer  à  ses  juges  combien  ils  sont  stupides. 

—  Que  voulez-vous  dire?  reprit  le  jeune  homme.  —  Que  nous  seuls  avons 
commis  le  crime  pour  lequel  tu  es  condamné ,  et  pour  lequel  tu  dois  être 
pendu.  —  En  vérité  !  Oh  !  par  pitié  ,  sauvez-moi  !  —  Volontiers ,  d'autant 
mieux  que  cela  ne  nous  fera  pas  pendre  une  fois  de  plus  ;  mais  cependant  à 
une  condition.  — Laquelle?  —  A  la  condition  que  tu  rachèteras  nos  corps  que 
JXichol  le  bourreau  a  sans  doute  déjà  vendus  aux  chirurgiens  de  Glasgow.  — 
Je  vous  le  promets.  —  Et  qu'ensuite  tu  feras  dire  deux  messes  catholiques 
pour  chacun  de  nous  ;  car  nous  sommes  Irlandais  et  bons  catholiques.  —  Je 


GLASGOW.  201 

VOUS  le  promets  encore.  —  C'est  bien;  maintenant  appelle  le  geôlier:  qu'il 
avertisse  le  magistrat ,  et  nous  allons  tout  lui  dire. 

Les  deux  misérables  racontèrent  en  effet  comment  eux-mêmes  avaient 
commis  le  vol  dans  la  maison  de  Fraser,  et  avec  des  détails  si  précis,  faisant 
même  connaître  l'endroit  où  une  partie  des  objets  volés  étaient  encore  ca- 
chés, qu'il  fallut  bien  les  croire  ;  on  s'empressa  de  mettre  Dixon  en  liberté; 
on  lui  offrit  toutes  les  consolations  et  toutes  les  réparations  possibles.  Dixon 
ne  demanda  qu'une  chose  :  l'abolition  de  la  question.  L'opinion  publique  se 
prononça  avec  tant  d'énergie  à  l'appui  de  sa  demande ,  que  la  cour  de  justice 
de  Glasgow  s'exécuta  de  bonne  grâce,  et  renonça  pour  jamais  à  l'emploi  d'un 
moyen  dont  l'événement  venait  de  démontrer  l'abus. 

Ce  fut  au  commencement  de  1736  que  la  question  fut  abolie  à  Glasgow. 
Il  est  inutile  d'ajouter  que  Dixon  épousa  miss  Flora  Fraser,  le  vieux  Fraser 
ne  pouvant  plus  refuser  son  consentement  après  un  pareil  éclat. 

L'abolition  de  la  question  n'augmenta  pas  le  nombre  des  crimes,  comme 
l'avaient  annoncé  les  partisans  de  cette  cruelle  procédure.  Dans  une  ville 
aussi  grande  que  Glasgow ,  les  voleurs  et  les  filous  sont  nombreux  ;  mais  le 
nombre  en  est  proportionnellement  beaucoup  moins  considérable  qu'à  Lon- 
dres. Comme  à  Londres,  cependant,  leur  audace  égale  leur  adresse;  quelques- 
uns  d'entre  eux  font  même  parade  d'une  certaine  courtoisie.  En  veut-on  la 
preuve  .^  je  la  trouve  en  parcourant  un  journal.  A  la  fin  de  l'hiver  de  1835  , 
une  jeune   femme,  pressée  par  le  besoin,  se  dirigeait  un  soir   vers   le 
mont-de-piété,   tenant  à   la  main  un  petit  paquet  qu'elle  se  proposait 
d'échanger  contre  un  prêt.  Un    voleur  la  suivait.  Arrivé   dans  une  rue 
déserte ,  il  l'accoste  et  lui  ordonne  de  lui  remettre   ce   qu'elle  tient.  — 
C'est  tout  ce  qui  me  reste  au  monde,  répond  la  malheureuse  femme;  c'est. 
ma  montre  que  j'allais  mettre  en  gage  au  mont-de-piété.  —  Pauvre  femme , 
lui  répond  le  voleur  en  examinant  la  montre,  qu'alliez-vous  faire?  votre 
montre  est  un  vrai  bijou,  elle  vaut  au  moins  dix  guinées,  et  ces  fripons  ne 
vous  en  prêteraient  pas  trois  ;  moi,  je  vous  en  donne  cinq.  —  Et,  sans  attendre 
la  réponse  de  la  femme ,  il  met  la  montre  dans  sa  poche ,  lui  compte  cinq 
guinées  et  s'enfuit.  —  Le  journal  que  je  cite  est  de  l'avis  du  voleur,  et  pré- 
tend que  la  pauvre  femme  n'a  pas  fait  là  un  mauvais  marché.  Le  journal  a-t-il 
raison  ?  je  l'ignore.  Mais  certainement  il  est  impossible  de  faire  une  plus 
sanglante  satire  des  monts-de-piété  écossais. 

On  donne  plusieurs  motifs  à  la  diminution  des  vols ,  à  la  courtoisie  des 
voleurs,  et  surtout  au  petit  nombre  de  vols  à  main  armée  qui  se  commettent 
dans  la  ville  et  ses  environs  :  l'aisance  des  classes  inférieures  de  la  société , 
leur  instruction ,  leurs  habitudes  laborieuses.  L'aisance  ne  serait  cependant 
qu'une  cause  de  sécurité  momentanée  ;  l'instruction  et  la  moralité  qui  l'ac- 
compagnent sont  un  préservatif  plus  certain  et  d'un  effet  plus  constant. 

Glasgow  n'a,  sans  doute,  pas  les  mêmes  prétentions  qu'Edimbourg  au 
titre  de  ville  littéraire  et  savante;  et  cependant,  tout  occupée  qu'elle  paraisse 
de  commerce  et  d'industrie ,  c'est  l'une  des  villes  de  la  Grande-Bretagne  où 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'instruction  est  la  plus  libérale  et  la  plus  répandue.  Il  n'y  a  pas  de  citadin, 
même  delà  classe  indigente,  qui  ne  sache  lire,  écrire,  calculer,  et  qui  n'ait 
quelque  teinture  de  l'histoire  de  son  pays;  et  il  n'est  pas  d'ouvriers,  à  l'ex- 
ception des  nouveaux  débarqués  des  îles  ou  des  montagnes,  qui  ne  sache  lire. 
Cela  tient  au  grand  nombre  d'écoles  gratuites  ouvertes  dans  chaque  quartier 
de  la  ville.  Ces  écoles  sont  au  nombre  d'environ  quarante,  dont  quelques- 
unes  contiennent  plus  de  cent  écoliers.  La  plupart  sont  pourvues  de  petites 
bibliothèques  élémentaires  d'un  fort, bon  choix.  Ici,  point  d'obscurantisme. 
On  a  cru  s'apercevoir,,  sur  les  bords  de  laClyde,  que  plus  rintelligence 
des  gens  du  peuple  et  des  ouvriers  était  développée ,  meilleurs  ils  étaient. 
Une  statistique  assez  curieuse  a  établi  que  chaque  école  qui  s'ouvrait  en- 
levait, en  moins  de  dix  années,  quarante  à  cinquante  malheureux  jeunes 
gens  aux  colonies  de  déportation ,  et  alors ,  par  une  philanthropie  bien 
entendue ,  on  s'est  appliqué  à  multiplier  le  nombre  des  écoles.  Les  faits  ont 
continué  à  se  montrer  d'accord  avec  la  théorie.  Malgré  des  crises  commer- 
ciales répétées,  des  intermittences  de  stagnation  dans  le  mouvement  des  ma- 
nufactures et  de  l'industrie,  le  nombre  des  criminels,  loin  d'augmenter,  a 
diminué  à  Glasgow,  dans  une  proportion  plus  considérable  que  dans  tout  le 
reste  de  l'Ecosse.  Cette  proportion  pour  l'Ecosse,  la  partie  la  plus  éclairée 
des  îles  britanniques,  est,  du  reste,  fort  remarquable.  D'après  les  derniers 
recensemens,  la  population  de  l'Ecosse  est  de  2,100,000  âmes  environ;  dans 
ce  nombre,  il  y  a  460,000  agriculteurs,  680,000  négocians,  employés  aux  ma- 
nufactures, ouvriers,  etc.,  410,000  individus  occupés  de  toute  autre  manière 
ou  oisifs,  et  environ  550,000  enfans  au-dessous  de  l'âge  de  quinze  ans.  Sur 
ces  2,100,000  habitans,  l'Ecosse  comptait,  en  1824,  un  peu  plus  de  191,000 
écoliers,  et  les  collèges  seuls  renfermaient  4,500  étudians.  Or,  dans  les  douze 
dernières  années ,  le  nombre  des  condamnations  a  été  moindre  en  Ecosse  que 
dans  les  années  précédentes,  moindre  surtout  que  dans  les  pays  voisins.  En 
1836,,  par  exemple,  le  nombre  d'individus  frappés  de  condamnations  a  été, de 
1  sur  809,  tandis  qu'en  Angleterre  et  en  France,  où  l'instruction  est  moins 
répandue,  le  nombre  a  été  de  1  sur  682  pour  l'Angleterre,  de  1  sur  550  pour 
la  France. 

Outre  ce  grand  nombre  d'écoles  et  son  université,  que  nous  avons  déjà 
fait  connaître ,  Glasgow  renferme  plusieurs  autres  établissemens  scientifiques, 
les  écoles  des  arts  et  de  mécanique,  l'institution  d'Anderson,  fondée  en  1796, 
oii  l'on  enseigne  à  des  élèves  des  deux  sexes  les  sciences  applicables  aux  arts , 
et  plusieurs  sociétés  a,cadémiqu€s. 

A  Glasgow  comme  à  Edimbourg,  et  plus  généralement  encore  qu'à  Edim- 
bourg, ce  qu'on  appelleun  honime  d'esprit,  ce  n'est  pas  celui  qui  sait  écrire 
et  causer  agréablement;  c'est  l'homme  qui  agit  et  qui  réussit;  c'est  par-des- 
sus tout  celui  qui  sait  gagner  beaucoup  d'argent.  Après  l'homme  d'esprit, 
il  y  a  l'homme  de  talent;  c'est  celui  qui  s'élève  dans  la  carrière  politique, 
qui  est  à  la  tête  d'unçlub,  qui  a  des  chances  d'arriver  au  parlement.  Depuis 
le  bill  de  réforme,  beaucoup  de  radicaux  sont  devenus  des  gens  de  talent; 


GLASGOW.  203 

mais  on  conçoit  que,  malgré  le  bill,  avant  d'avoir  du  talent,  il  faut  avoir  de 
l'esprit,  c'est-à-dire  une  certaine  fortune,  le  talent  seul  et  l'entente  des 
affaires  ne  suffisant  pas  pour  arriver.  Un  journaliste  de  génie,  s'il  est  pau- 
vre, restera  toujours  journaliste;  on  n'en  fera  jamais  un  président  du  con- 
seil des  ministres ,  comme  chez  nous  ;  un  grand  propriétaire,  qui  peut  payer 
beaucoup  d'électeurs ,  doit  toujours  l'emporter  sur  lui  ;  il  a  cinquante  chances 
contre  une. 

Au  reste,  dans  ee  pays-ci,  chacun  paraît  persuadé,  avant  tout,  qu'il  ne 
faut  faire,  dans  la  conversation ,  que  juste  la  dépense  d'esprit  nécessaire  pour 
se  mettre  au  niveau  du  voisin,  ou  pour  gagner  tout  au  plus  un  cran  au- 
dessus  de  lui.  A  telle  personne,  une  once;  à  telle  autre,  une  livre,  me  disait 

le  libraire  G ,  l'un  des  premiers  journalistes  d'Edimbourg,  et  l'on  vous 

croit  homme  supérieur.  Ces  messieurs  mettent  admirablement  en  pratique 
cette  théorie  économique  de  l'esprit  ;  on  aurait  peine  à  croire  à  la  nullité  de 
leurs  principales  feuilles;  quelques  revues  seules  traitent  leurs  abonnés  moins 
cavalièrement.  C'est  que  celles-là  ne  s'adressent  point  à  la  foule,  mais  à  des 
lecteurs  choisis. 

On  a  dit  que  l'Anglais  était  gouverné  par  l'habitude,  l'Écossais  par  la  pas- 
sion et  la  réflexion,  l'Irlandais  par  la  passion  seule;  les  observations  fort 
imparfaites  et  fort  rapides,  sans  doute,  que  nous  avons  pu  faire  sur  la  popu- 
lation de  Glasgow,  nous  feraient  croire  que  ce  jugement  est  juste,  quant 
aux  habitans  de  cette  ville.  Il  suffit  d'un  seul  coup  d'oeil  pour  être  frappé  de 
la  singulière  activité  et  de  l'esprit  d'entreprise  qui  les  animent,  et  en  même 
temps  de  leur  persévérance  et  de  la  supériorité  de  leur  bon  sens.  La  persé- 
vérance et  le  bon  sens,  c'est  le  résultat  de  la  réflexion;  l'audace  et  l'activité, 
c'est  le  fait  de  la  passion.  La  population  de  Glasgow  diffère  donc  essentielle- 
ment de  celle  de  Londres  ou  de  celle  de  Dublin;  elle  est  moins  rangée  que  la 
première,  car  il  lui  manque  cette  régularité  dans  les  mœurs  dont  l'esprit 
d'ordre  est  l'un  des  fruits  les  plus  assurés;  elle  est  moins  mobile  et  moins 
grossière  que  l'autre  ;  elle  est  occupée ,  constante  et  passionnée  en  même 
temps  ;  mais  sa  passion  n'est  pas  de  la  passion  brutale  ;  l'intelligence  au  besoin 
en  tempérerait  la  fougue  et  lutterait  aussitôt  victorieusement  contre  le  dés- 
ordre. Nous  doutons  fort  néanmoins  que  les  philanthropes  de  l'école  de  Ro- 
bert Owen  fassent  jamais,  des  industriels  et  des  ouvriers  de  cette  grande  ville, 
une  population  de  moines  mariés ,  comme  ceux  qui  remplissent  les  ateliers 
de  lyeiv-Laimrk.  L'essai  n'a  pu  réussir  que  sur  une  petite  échelle;  réaliser  ce 
succès  en  grand  serait  impossible  :  l'esprit  de  quelques  hommes  peut  se  mo- 
difier et  changer  même  du  tout  au  tout;  l'esprit  d'un  peuple  est  plus  tenace 
et  plus  difficile  à  manier. 

FRÉDÉfilC   MERCEY. 


SPIRIDION 


Ili:R:NfIERE    PARTIE.! 


—  Père  Alexis,  lui  dis-je,  vous  eûtes  sans  doute  quelque  peine  à 
reprendre  les  habitudes  de  la  vie  monastique? 

—  Sans  doute ,  répondit-il ,  la  vie  cénobitique  était  plus  conforme 
à  mes  goûts  que  celle  du  cloître;  pourtant  j'y  songeai  peu.  Une 
vaine  recherche  du  bonheur  ici-bas  n'était  pas  le  but  de  mes  tra- 
vaux; un  puéril  besoin  de  repos  ou  de  bien-être  n'était  pas  l'objet  de 
mes  désirs;  je  n'avais  eu  qu'un  désir  dans  ma  vie  :  c'était  d'arriver  à 
l'espérance,  sinon  à  la  foi  religieuse.  Pourvu  qu'en  développant  les 
puissances  de  mon  ame,  j'eusse  pu  parvenir  à  en  tirer  le  meilleur  parti 
possible  pour  la  vérité,  la  sagesse  ou  la  vertu,  je  me  serais  regardé 
comme  heureux ,  autant  qu'il  est  donné  à  l'homme  de  l'être  en  ce 
monde;  mais,  hélas  !  le  doute  à  cet  égard  vint  encore  m'assaillir,  après 
le  dernier,  l'immense  sacrifice  que  j'avais  consommé.  J'étais,  il  est 
vrai,  plus  près  delà  vertu  que  je  ne  l'avais  été  en  sortant  de  ma  retraite. 
Fatigué  de  cultiver  le  champ  stérile  de  la  pure  intelligence,  ou,  pour 
mieux  dire,  comprenant  mieux  l'étendue  de  ce  vaste  domaine  de 

[\]  Voyez  les  numéros  des  15  octobre,  i«'  et  13  novembre  1838,  1er  janvier  1839. 


SPIRIDIOX.  205 

l'ame  qu'une  fausse  philosophie  avait  voulu  restreindre  aux  froides 
spéculations  de  la  métaphysique ,  je  sentais  la  vanité  de  tout  ce  qui 
m'avait  séduit,  et  la  nécessité  d'une  sagesse  qui  me  rendît  meilleur. 
Avec  l'exercice  du  dévouement,  j'avais  retrouvé  le  sentiment  de  la 
charité;  avec  l'amitié ,  j'avais  compris  la  tendresse  du  cœur;  avec  la 
poésie  et  les  arts,  je  retrouvais  l'instinct  de  la  vie  éternelle;  avec  la 
céleste  apparition  du  hon  génie  Spiridion,  je  retrouvai  la  foi  et  l'en- 
thousiasme ;  mais  il  me  restait  quelque  chose  à  faire,  je  le  savais  bien, 
c'était  d'accomplir  un  devoir.  Ce  que  j'avais  fait  pour  soulager  autour 
de  moi  quelques  maux  physiques,  n'était  qu'une  obligation  passa- 
gère dont  je  ne  pouvais  me  faire  un  mérite  et  dont  la  Providence 
m'avait  récompensé  au  centuple  en  me  donnant  deux  amis  subUmes  : 
l'ermite  sur  la  terre,  Hébronius  dans  le  ciel.  Mais,  rentré  dans 
le  couvent ,  j'avais  sans  doute  une  mission  quelconque  à  remplir, 
et  la  grande  difficulté  consistait  à  savoir  laquelle.  Il  me  venait  donc 
encore  à  l'esprit  de  me  méfier  de  ce  qu'en  d'autres  temps  j'eusse  ap- 
pelé les  visions  d'un  cerveau  enclin  au  merveilleux,  et  de  me  de- 
mander à  quoi  un  moine  pouvait  être  bon  au  fond  de  son  monas- 
tère, dans  le  siècle  où  nous  vivons,  après  que  les  travaux  accom- 
plis par  les  grands  érudits  monastiques  des  siècles  passés  ont  porté 
leurs  fruits ,  et  lorsqu'il  n'existe  plus  dans  les  couvens  de  trésors  en- 
fouis à  exhumer  pour  l'éducation  du  genre  humain,  lorsque  surtout 
la  vie  monastique  a  cessé  de  prouver  et  de  mériter  pour  une  religion 
qui  elle-même  ne  prouve  et  ne  mérite  plus  pour  les  générations  con- 
temporaines. Que  faire  donc  pour  le  présent,  quand  on  est  lié  par  le 
passé?  Comment  marcher  et  faire  marcher  les  autres,  quand  on  est 
garrotté  à  un  poteau? 

Ceci  est  une  grande  question ,  ceci  est  la  véritable  grande  question 
de  ma  vie.  C'est  à  la  résoudre  que  j'ai  consumé  mes  dernières  an- 
nées, et  il  faut  bien  que  je  te  l'avoue,  mon  pauvre  Angel,  je  ne  l'ai 
point  résolue.  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire,  c'est  de  me  résigner,  après 
avoir  reconnu  douloureusement  que  je  ne  pouvais  plus  rien. 

0  mon  enfant!  je  n'ai  rien  fait  jusqu'ici  pour  détruire  en  toi  la  foi 
catholique.  Je  ne  suis  point  partisan  des  éducations  trop  rapides. 
Lorsqu'il  s'agit  de  ruiner  des  convictions  acquises,  et  qu'on  n'a 
pu  formuler  l'inconnue  d'une  idée  nouvelle ,  il  ne  faut  pas  trop  se 
hâter  de  lancer  une  jeune  tête  dans  les  abîmes  du  doute.  Le  doute 
est  un  mal  nécessaire.  On  peut  même  dire  qu'il  est  un  grand  bien, 
et  que,  subi  avec  douleur,  avec  humilité,  avec  l'impatience  et  le  désir 
d'arriver  à  la  foi ,  il  est  un  des  plus  grands  mérites  qu'une  ame  sin- 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cère  puisse  offrir  à  Dieu.  Oui ,  certes ,  si  l'homme  qui  s'endort  dans 
l'indifférence  de  la  vérité  est  vil,  si  celui  qui  s'enorgueillit  dans  une 
négation  cynique  est  insensé  ou  pervers,  l'homme  qui  pleure  sur  son 
ignorance  est  respectable,  et  celui  qui  travaille  ardemment  à  en  sortu' 
est  déjà  grand,  même  lorsqu'il  n'a  encore  rien  recueilli  de  son  tra- 
vail. Mais  il  faut  une  arae  forte  ou  une  raison  déjà  mûre  pour  tra- 
verser cette  mer  tumultueuse  du  doute ,  sans  y  être  englouti.  Bien 
des  jeunes  esprits  s'y  sont  risqués,  et,  privés  de  boussole,  s'y  sont  per- 
dus à  jamais  ou  se  sont  laissé  dévorer  par  les  monstres  de  l'abîme, 
par  les  passions  que  n'enchaînait  plus  aucun  frein.  A  la  veille  de  te 
quitter,  je  te  laisse  aux  mains  de  la  Providence.  Elle  prépare  ta  dé- 
livrance matérielle  et  morale.  La  lumière  du  siècle ,  cette  grande 
clarté  de  désabusement  qui  se  projette  si  brillante  sur  le  passé ,  mais 
qui  a  si  peu  de  rayons  pour  l'avenir,  viendra  te  chercher  au  fond  de 
ces  voûtes  ténébreuses.  Vois-la  sans  pâlir,  et  pourtant  garde-toi  d'en 
être  trop  enivré.  Les  hommes  ne  rebâtissent  pas  du  jour  au  lende- 
main ce  qu'ils  ont  abattu  dans  une  heure  de  lassitude  ou  d'indigna- 
tion. Sois  sûr  que  la  demeure  qu'ils  t'offriront  ne  sera  point  faite  à 
ta  taille.  Fais-toi  donc  toi-même  ta  demeure,  afin  d'être  à  l'abri  au 
jour  de  l'orage.  Je  n'ai  pas  d'autre  enseignement  à  te  donner  que 
celui  de  ma  vie.  J'aurais  voulu  te  le  donner  un  peu  plus  tard;  mais 
le  temps  presse,  les  évènemens  s'accomplissent  rapidement.  Je  vais 
mourir,  et,  si  j'ai  acquis,  au  prix  de  trente  années  de  souffrances, 
quelques  notions  pures,  je  veux  te  les  léguer  :  fais-en  l'usage  que  ta 
conscience  t'enseignera.  Je  te  l'ai  dit,  et  ne  sois  point  étonné  du 
calme  avec  lequel  je  te  le  répète,  ma  vie  a  été  un  long  combat  entre 
la  foi  et  le  désespoir;  elle  va  s'achever  dans  la  tristesse  et  dans  la  ré- 
signation ,  quant  à  ce  qui  concerne  cette  vie  elle-même.  Mais  mon 
ame  est  pleine  d'espérance  en  l'avenir  éternel.  Si  parfois  encore  tu 
me  vois  en  proie  à  de  grands  combats,  loin  d'en  être  scandalisé ,  sois- 
en  édifié.  Vois  combien  le  désespoir  est  impossible  à  la  raison  et  à 
la  conscience  humaine,  puisqu'ayant  épuisé  tous  les  sophismes  de 
l'orgueil ,  tous  les  argumens  de  l'incrédulité ,  toutes  les  langueurs  du 
découragement,  toutes  les  angoisses  de  la  crainte,  l'espoir  triomphe 
en  moi  aux  approches  de  la  mort.  L'espoir,  mon  fils,  c'est  la  foi  de 
ce  siècle.  —  Mais  reprenons  notre  récit.  J'étais  rentré  au  couvent 
dans  un  état  d'exaltation.  A  peine  eus-je  franchi  la  grille,  qu'il  me 
sembla  sentir  tomber  sur  mes  épaules  le  poids  énorme  de  ces  voû- 
tes glacées  sous  lesquelles  je  venais  une  seconde  fois  m'ensevelir. 
Quand  la  porte  se  referma  derrière  moi  avec  un  bruit  formidable, 


SPIRIDION.  26if' 

mille  échos  lugubres,  réveillés  comme  en  sursaut,  m'accueillirent 
d'un  concert  funèbre.  Alors  je  fus  épouvanté,  et,  dans  un  mouvement 
d'effroi  impossible  à  décrire,  je  retournai  sur  mes  pas  et  j'allai  tou- 
cher cette  porte  fatale.  Si  elle  eût  été  entr'ou verte,  je  pense  que 
c'en  était  fait  pour  jamais  et  que  je  prenais  la  fuite.  Le  portier  me 
demanda  si  j'avais  oublié  quelque  chose.  —  Oui ,  lui  répondis-je  avec 
égarement,  j'ai  oublié  de  vivre. 

J'espérais  que  la  vue  de  mon  jardin  me  consolerait ,  et ,  au  lieu 
d'aller  tout  de  suite  faire  acte  de  présence  et  de  soumission  chez  le 
prieur,  je  courus  vers  mon  parterre.  Je  n'en  trouvai  plus  la  moindre 
trace  :  le  potager  avait  tout  envahi;  mes  berceaux  avaient  disparu,  mes 
belles  plantes  avaient  été  arrachées;  les  palmiers  seuls  avaient  été  res- 
pectés ,  ils  penchaient  leurs  fronts  altérés  dans  une  attitude  morne , 
comme  pour  chercher  sur  le  sol  fraîchement  remué  les  gazons  et  les 
fleurs  qu'ils  avaient  coutume  d'abriter.  Je  retournai  à  ma  cellule  ; 
elle  était  dans  le  même  état  qu'au  jour  de  mon  départ;  mais  elle  ne 
me  rappelait  que  des  souvenirs  pénibles.  J'allai  chez  le  prieur  ;  mes 
traits  étaient  bouleversés.  Au  premier  coup  d'œil  qu'il  jeta  sur  moi , 
il  s'en  aperçut ,  et  je  lus  sur  son  visage  la  joie  d'un  triomphe  insul- 
tant. Alors  le  mépris  me  rendit  toute  mon  énergie,  et ,  bien  que  no- 
tre entretien  roulât  en  apparence  sur  des  choses  générales,  je  lui  fis 
sentir  en  peu  de  mots  que  je  ne  me  méprenais  pas  sur  la  distance 
qui  séparait  un  homme  comme  lui ,  voué  à  la  captivité  par  de  vul- 
gaires intérêts ,  et  un  homme  comme  moi,  rendu  à  l'esclavage  par 
un  acte  héroïque  de  la  volonté.  Pendant  quelques  jours ,  je  fus  en 
butte  à  une  lâche  et  malveillante  curiosité.  On  ne  pouvait  croire  que 
la  peur  seule  de  la  discipline  ecclésiastique  ne  m'eût  pas  ramené  au 
couvent,  et  on  se  réjouissait  à  l'idée  de  ma  souffrance.  Je  ne  leur 
donnai  pas  la  satisfaction  de  surprendre  un  soupir  dans  ma  poitrine 
ou  un  murmure  sur  mes  lèvres.  Je  me  montrai  impassible  ;  mais  il 
m'en  coûta  beaucoup. 

L'éclair  d'enthousiasme  que  m'avait  apporté  ma  vision  magnifique 
au  bord  de  la  mer,  se  dissipa  promptement,  car  elle  ne  se  renouvela 
pas,  comme  je  m'en  étais  flatté  ;  et ,  de  nouveau  rendu  à  la  lutte  des 
tristes  réalités,  j'eus  le  loisir  de  me  considérer  encore  une  fois  comme 
un  être  raisonnable  condamné  à  subir  une  aberration  passagère,  et  à 
s'en  rendre  compte  froidement  le  reste  de  sa  vie.  Dans  un  autre  siè- 
cle, ces  visions  eussent  pu  faire  de  moi  un  saint;  mais  dans  celui-ci, 
réduit  à  les  cacher  comme  une  faiblesse  ou  une  maladie,  je  n'y  voyais 
qu'un  sujet  de  réflexions  humiliantes  sur  la  pauvreté  bizarre  de  l'es- 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prit  humain.  Cependant ,  à  force  de  songer  à  ces  choses ,  j'arrivai  à 
me  dire  que  la  nature  de  l'ame ,  ou  ce  qu'on  appelait  alors  le  prin- 
cipe vital ,  étant  un  profond  mystère  ,  les  facultés  de  l'ame  étaient 
elles-môme  profondément  mystérieuses;  car  de  deux  choses  l'une  : 
ou  mon  esprit  avait  par  raomens  la  puissance  de  ranimer  fictivement 
ce  que  la  mort  avait  replongé  dans  le  passé  ,  ou  ce  que  la  mort  a 
frappé  avait  la  puissance  de  se  ranimer  pour  se  communiquer  à 
moi.  Or,  qui  pourrait  nier  cette  double  puissance  dans  le  domaine 
des  idées?  Qui  a  jamais  songé  à  s'en  étonner?  Tous  les  chefs-d'œuvre 
de  la  science  et  de  l'art  qui  nous  émeuvent  jusqu'à  faire  palpiter 
nos  cœurs  et  couler  nos  larmes,  sont-ce  des  monumens  qui  couvrent 
des  morts?  La  trace  d'une  grande  destinée  est-elle  effacée  par  la 
mort?  N'est-elle  pas  plus  brillante  encore  au  travers  des  siècles  écou- 
lés? Est-elle  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  des  générations  à  l'état 
d'un  simple  souvenir?  Non,  elle  est  vivante,  elle  remplit  à  jamais  la 
postérité  de  sa  chaleur  et  de  sa  lumière.  Platon  et  le  Christ  ne  sont- 
ils  pas  toujours  présens  et  debout  au  milieu  de  nous?  Ils  pensent,  ils 
sentent  par  des  millions  d'ames  ;  ils  parlent ,  ils  agissent  par  des  mil- 
lions de  corps.  D'ailleurs ,  qu'est-ce  que  le  souvenir  lui-môme  ?  N'est- 
ce  pas  une  résurrection  sublime  des  hommes  et  des  évènemens  qui 
ont  mérité  d'échapper  à  la  mort  de  l'oubli?  Et  cette  résurrection  n'est- 
cUe  pas  le  fait  de  la  puissance  du  passé  qui  vient  trouver  le  présent , 
et  de  celle  du  présent  qui  s'en  va  chercher  le  passé?  La  philosophie 
matérialiste  a  pu  prononcer  que,  toute  puissance  étant  brisée  à  jamais 
par  la  mort ,  les  morts  n'avaient  pas  d'autre  force  parmi  nous  que 
celle  qu'il  nous  plaisait  de  leur  restituer  par  la  sympathie  ou  l'esprit 
d'imitation.  Mais  des  idées  plus  avancées  doivent  restituer  aux  hom- 
mes illustres  une  immortalité  plus  complète,  et  rendre  solidaires 
l'une  de  l'autre  cette  puissance  des  morts  et  cette  puissance  des  vi- 
vans  qui  forment  un  invincible  lien  à  travers  les  générations.  Les 
philosophes  ont  été  trop  avides  de  néant ,  lorsque,  nous  fermant  l'en- 
trée du  ciel ,  ils  nous  ont  refusé  l'immortalité  sur  la  terre. 

Là,  pourtant,  elle  existe  d'une  manière  si  frappante,  qu'on  est  tenté 
de  croire  que  les  morts  renaissent  dans  les  vivans ,  et ,  pour  mon 
compte,  je  crois  à  un  engendrement  perpétuel  des  âmes,  qui  n'obéit 
pas  aux  lois  de  la  matière,  aux  liens  du  sang,  mais  à  des  lois  mysté- 
rieuses, à  des  liens  invisibles.  Quelquefois  je  me  suis  demandé  si  je 
n'étais  pas  Hébronius  lui-même,  modifié  dans  une  existence  nouvelle 
par  les  différences  d'un  siècle  postérieur  au  sien.  Mais,  comme  cette 
pensée  était  trop  orgueilleuse  pour  être  complètement  vraie ,  je  me 


SPIRIDION.  209 

suis  dit  qu'il  pouvait  être  moi  sans  avoir  cessé  d'être  lui,  de  même 
que,  dans  l'ordre  physique ,  uu  homme ,  en  reproduisant  la  stature  , 
les  traits  et  les  penchans  de  ses  ancêtres,  les  fait  revivre  dans  sa  per- 
sonne ,  tout  en  ayant  une  existence  propre  à  lui-même  qui  modiûe 
l'existence  transmise  par  eux.  Et  ceci  me  conduisit  à  croire  qu'il  est 
pour  nous  deux  immortalités,  toutes  deux  matérielles  et  immaté- 
rielles :  l'une  qui  est  de  ce  monde  et  qui  transmet  nos  idées  et  nos 
sentimens  à  l'humanité  par  nos  œuvres  et  nos  travaux  ;  l'autre  qui 
s'enregistre  dans  un  monde  meilleur  par  nos  mérites  et  nos  souf- 
frances, et  qui  conserve  une  puissance  providentielle  sur  les  hommes 
et  les  choses  de  ce  monde.  C'est  ainsi  que  je  pouvais  admettre  sans 
présomption  que  Spiridion  vivait  en  moi  par  le  sentiment  du  devoir 
et  l'amour  de  la  vérité  qui  avait  rempli  sa  vie,  et  au-dessus  de  moi  par 
une  sorte  de  divinité  qui  était  la  récompense  et  le  dédommagement 
de  ses  peines  en  cette  vie. 

Abîmé  dans  ces  pensées ,  j'oubliai  insensiblement  ce  monde  exté- 
rieur, dont  le  bruit,  un  instant  monté  jusqu'à  moi,  m'avait  tant 
agité.  Les  instincts  tumultueux  qu'une  heure  d'entraînement  avait 
éveillés  en  moi  s'apaisèrent  ;  et  je  me  dis  que  les  uns  étaient  ap- 
pelés à  améliorer  la  forme  sociale  par  d'éclatantes  actions,  tandis  que 
les  autres  étaient  réservés  à  chercher,  dans  le  calme  et  la  méditation, 
la  solution  de  ces  grands  problèmes  dont  l'humanité  était  indirec- 
tement tourmentée  ;  car  les  hommes  cherchaient,  le  glaive  à  la  main, 
à  se  frayer  une  route  sur  laquelle  la  lumière  d'un  jour  nouveau  ne 
s'était  pas  encore  levée.  Ils  combattaient  dans  les  ténèbres,  s'assu- 
rant  d'abord  une  liberté  nécessaire,  en  vertu  d'un  droit  sacré.  Mais 
leur  droit  connu  et  appliqué,  il  leur  resterait  à  connaître  leur  de- 
voir, et  c'est  de  quoi  ils  ne  pouvaient  s'occuper  durant  cette  nuit 
orageuse ,  au  sein  de  laquelle  il  leur  arrivait  souvent  de  frapper  leurs 
frères  au  lieu  de  frapper  leurs  ennemis.  Ce  travail  gigantesque  de  la 
révolution  française,  ce  n'était  pas,  ce  ne  pouvait  pas  être  seule- 
ment une  question  de  pain  et  d'abri  pour  les  pauvres  ;  c'était  beau- 
coup plus  haut,  et  malgré  tout  ce  qui  s'est  accompli ,  malgré  tout  ce 
qui  a  avorté  en  France  à  cet  égard,  c'est  toujours,  dans  mes  prévi- 
sions, beaucoup  plus  haut  que  visait  et  qu'a  porté,  en  effet,  cette 
révolution.  Elle  devait,  non-seulement  donner  au  peuple  un  bien- 
être  légitime,  elle  devait,  elle  doit,  quoiqu'il  arrive ,  n'en  doute 
pas ,  mon  fds ,  achever  de  donner  la  liberté  de  conscience  au  genre 
humain  tout  entier.  Mais  quel  usage  fera-t-il  de  cette  liberté?  Quelles 
notions  aura-t-il  acquises  de  son  devoir,  en  combattant  comme  un 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaillant  soldat  durant  des  siècles,  en  dormant  sous  la  tente,  et  en 
veillant  sans  cesse ,  les  armes  à  la  main ,  contre  les  ennemis  de  son 
droit?  Hélas!  chaque  guerrier  qui  tombe  sur  le  champ  de  bataille 
tourne  ses  yeux  vers  le  ciel,  et  se  demande  pourquoi  il  a  combattu, 
pourquoi  il  est  un  martyr,  si  tout  est  fini  pour  lui  à  cette  heure  amère 
de  l'agonie.  Sans  nul  doute,  il  pressent  une  récompense;  car,  si  son 
unique  devoir,  à  lui,  a  été  de  conquérir  son  droit  et  celui  de  sa  pos- 
térité ,  il  sent  bien  que  tout  devoir  accompli  mérite  récompense ,  et 
il  voit  bien  que  sa  récompense  n'a  pas  été  de  ce  monde,  puisqu'il 
n'a  pas  joui  de  son  droit.  Et  quand  ce  droit  sera  conquis  entièrement 
par  les  générations  futures,  quand  tous  les  devoirs  des  hommes  entre 
eux  seront  établis  par  l'intérêt  mutuel ,  sera-ce  donc  assez  pour  le 
bonheur  de  l'homme?  Cette  ame  qui  me  tourmente,  cette  soif  de 
l'infini  qui  me  dévore,  seront-elles  satisfaites  et  apaisées,  parce 
que  mon  corps  sera  à  l'abri  du  besoin,  et  ma  liberté  préservée 
d'envahissement?  Quelque  paisible,  quelque  douce  que  vous  sup- 
posiez la  vie  de  ce  monde ,  suffira-t-elle  aux  désirs  de  l'homme ,  et 
la  terre  sera-trclle  assez  vaste  pour  sa  pensée?  Oh!  ce  n'est  pas  à 
moi  qu'il  faudrait  répondre  :  Oui;  je  sais  trop  ce  que  c'est  que  la  vie 
réduite  à  des  satisfactions  égoïstes;  j'ai  trop  senti  ce  que  c'est  que 
l'avenir  privé  du  sens  de  l'éternité  !  Moine ,  vivant  à  l'abri  de  tout 
danger  et  de  tout  besoin ,  j'ai  connu  l'ennui ,  ce  fiel  répandu  sur  tous 
les  alimens.  Philosophe,  visant  à  l'empire  de  la  froide  raison  sur  tous 
les  sentimens  de  l'ame,  j'ai  connu  le  désespoir,  cet  abîme  entr'ou- 
vert  devant  toutes  les  issues  de  la  pensée.  Oh!  qu'on  ne  me  dise  pas 
que  l'homme  sera  heureux ,  quand  il  n'aura  plus  ni  souverains  pour 
l'accabler  de  corvées,  ni  prêtres  pour  le  menacer  de  l'enfer.  Sans 
doute,  il  ne  lui  faut  ni  tyrans,  ni  fanatiques,  mais  il  lui  faut  une  re- 
ligion ;  car  il  a  une  ame,  et  il  lui  faut  connaître  un  Dieu. 

Voilà  pourquoi ,  suivant  avec  attention  le  mouvement  politique 
qui  s'opérait  en  Europe ,  et  voyant  combien  mes  rêves  d'un  jour 
avaient  été  chimériques,  combien  il  était  impossible  de  semer  et  de 
recueillir  dans  un  si  court  espace,  combien  les  hommes  d'action 
étaient  emportés  loin  de  leur  but  par  la  nécessité  du  moment ,  et 
combien  il  fallait  s'égarer  à  droite  et  à  gauche  avant  de  faire  un  pas 
sur  cette  voie  non  frayée,  je  me  réconciliai  avec  mon  sort  et  re- 
connus que  je  n'étais  point  un  homme  d'action.  Quoique  je  sentisse 
en  moi  la  passion  du  bien ,  la  persévérance  et  l'énergie ,  ma  vie  avait 
été  trop  livrée  à  la  réflexion  ;  j'avais  embrassé  la  vie  toute  entière  de 
l'humanité  d'un  regard  trop  vaste  pour  faire ,  la  hache  à  la  main , 


SPIRIDION.  211 

le  métier  de  pionnier  dans  une  forêt  de  têtes  humaines.  Je  plaignais 
et  je  respectais  ces  travailleurs  intrépides  qui ,  résolus  à  ensemencer 
la  terre ,  semblables  aux  premiers  cultivateurs ,  renversaient  les  mon- 
tagnes, brisaient  les  rochers,  et,  tout  sanglans,  parmi  les  ronces  et 
les  précipices ,  frappaient  sans  faiblesse  et  sans  pitié  sur  le  lion  re- 
doutable et  sur  la  hiche  craintive.  11  fallait  disputer  le  sol  à  des 
races  dévorantes,  il  fallait  fonder  une  colonie  humaine  au  sein  d'un 
monde  Uvré  aux  instincts  aveugles  de  la  matière.  Tout  était  permis , 
parce  que  tout  était  nécessaire.  Pour  tuer  le  vautour,  le  chasseur  des 
Alpes  est  obligé  de  percer  aussi  l'agneau  qu'il  tient  dans  ses  serres. 
Des  malheurs  privés  déchirent  l'ame  du  spectateur;  pourtant  le  salut 
général  rend  ces  malheurs  inévitables.  Les  excès  et  les  abus  de  la 
victoire  ne  peuvent  être  imputés  ni  à  la  cause  de  la  guerre,  ni  à 
la  volonté  des  capitaines.  Lorsqu'un  peintre  retrace  à  nos  yeux  de 
grands  exploits ,  il  est  forcé  de  remplir  les  coins  de  son  tableau  de 
certains  détails  affreux  qui  nous  émeuvent  péniblement.  Ici ,  les  pa- 
lais et  les  temples  croulent  au  milieu  des  flammes;  là,  les  enfans  et 
les  femmes  sont  broyés  sous  le  pied  des  chevaux  ;  ailleurs ,  un  brave 
expire  sur  les  rochers  teints  de  son  sang.  Cependant  le  triomphateur 
apparaît  au  centre  de  la  scène,  au  milieu  d'une  phalange  de  héros;  le 
sang  versé  n'ôte  rien  à  leur  gloire;  on  sent  que  la  main  du  dieu  des 
armées  s'est  levée  devant  eux,  et  l'éclat  qui  brille  sur  leurs  fronts 
annoncé  qu'ils  ont  accompli  une  mission  sainte. 

Tels  étaient  mes  sentimens  pour  ces  hommes  au  milieu  desquels 
je  n'avais  pas  voulu  prendre  place.  Je  les  admirais,  mais  je  compre- 
nais que  je  ne  pouvais  les  imiter,  car  ils  étaient  d'une  nature  diffé- 
rente de  la  mienne.  Ils  pouvaient  ce  que  je  ne  pouvais  pas ,  parce  que 
moi  je  pensais  comme  ils  ne  pouvaient  penser.  Ils  avaient  la  convic- 
tion héroïque,  mais  romanesque,  qu'ils  touchaient  au  but,  et  qu'en- 
core un  peu  de  sang  versé  les  ferait  arriver  au  règne  de  la  justice  et 
de  la  vertu.  Erreur  que  je  ne  pouvais  partager,  parce  que ,  retiré  sur 
la  montagne ,  je  voyais  ce  qu'ils  ne  pouvaient  distinguer  à  travers  les 
vapeurs  de  la  plaine  et  la  fumée  du  combat;  erreur  sainte  sans  la- 
quelle ils  n'eussent  pu  imprimer  au  monde  le  grand  mouvement 
qu'il  devait  subir  pour  sortir  de  ses  liens  !  Il  faut,  pour  que  la  marche 
providentielle  du  genre  humain  s'accomplisse,  deux  espèces  d'hommes 
dans  chaque  génération  :  les  uns ,  toute  espérance ,  toute  confiance 
toute  illusion ,  qui  travaillent  pour  produire  un  œuvre  incomplet  ; 
et  les  autres,  toute  prévoyance,  toute  patience,  toute  certitude,  qui 
travaillent  pour  que  cet  œuvre  incomplet  soit  accepté,  estimé  et 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

continué  sans  découragement ,  lors  même  qu'il  semble  avorté.  Les 
uns  sont  des  matelots ,  les  autres  sont  des  pilotes  ;  ceux-ci  voient  les 
écueils  et  les  signalent,  ceux-là  les  évitent  ou  viennent  s'y  briser, 
selon  que  le  vent  de  la  destinée  les  pousse  à  leur  salut  ou  à  leur 
perte;  et,  quoi  qu'il  arrive  des  uns  et  des  autres,  le  navire  marche, 
et  l'humanité  ne  peut  ni  périr,  ni  s'arrêter  dans  sa  course  éternelle. 
J'étais  donc  trop  vieux  pour  vivre  dans  le  présent,  et  trop  jeune 
pour  vivre  dans  le  passé.  Je  fis  mon  choix ,  je  retombai  dans  la  vie 
d'étude  et  de  méditation  philosophique.  Je  recommençai  tous  mes 
travaux,  les  regardant  avec  raison  comme  manques.  Je  relus  avec 
une  patience  austère  tout  ce  que  j'avais  lu  avec  une  avidité  impé- 
tueuse. J'osai  mesurer  de  nouveau  la  terre  et  les  cieux ,  la  créature 
et  le  créateur ,  sonder  les  mystères  de  la  vie  et  de  la  mort ,  chercher 
la  foi  dans  mes  doutes,  relever  tout  ce  que  j'avais  abattu,  et  le  recon- 
struire sur  de  nouvelles  bases.  En  un  mot ,  je  cherchai  à  revêtir  la 
Divinité  de  son  mystère  sublime,  avec  la  même  persévérance  que  j'a- 
vais mise  à  l'en  dépouiller.  C'est  là  que  je  connus,  hélas!  combien  il 
est  plus  difficile  de  bâtir  que  d'abattre.  Il  ne  faut  qu'un  jour  pour 
ruiner  l'œuvre  de  plusieurs  siècles,  et  réciproquement.  Dans  le  doute 
et  la  négation,  j'avais  marché  à  pas  de  géant.  Pour  me  refaire  un 
peu  de  foi ,  j'employai  des  années ,  et  quelles  années!  De  combien  de 
fatigues,  d'incertitudes  et  de  chagrins  elles  ont  été  remplies  !  Chaque 
jour  a  été  marqué  par  des  larmes,  chaque  heure  par  des  combats. 
Angel ,  Angel ,  le  plus  malheureux  des  hommes  est  celui  qui  s'est 
imposé  une  tâche  immense ,  qui  en  a  compris  la  grandeur  et  l'im- 
portance, qui  ne  peut  trouver  hors  de  ce  travail  ni  satisfaction,  ni 
repos,  et  qui  sent  ses  forces  le  trahir  et  sa  puissance  l'abandonner. 
0  infortuné  entre  tous  les  fils  des  hommes ,  celui  qui  rêve  de  pos- 
séder la  lumière  refusée  à  son  intelligence!  0  déplorable  entre  toutes 
les  générations  des  hommes,  celle  qui  s'agite  et  se  déchire  pour 
conquérir  la  science  promise  à  des  siècles  meilleurs  !  Placé  sur  un  sol 
mouvant,  j'aurais  voulu  bâtir  un  sanctuaire  indestructible  ,  mais  les 
élémens  me  manquaient  aussi  bien  que  la  base.  Mon  siècle  avait  des 
notions  fausses,  des  connaissances  incomplètes ,  des  jugemens  erro- 
nés sur  le  passé  aussi  bien  que  sur  le  présent.  Je  le  savais,  quoique 
j'eusse  en  main  les  documens  les  plus  parfaits  de  mon  époque  sur 
l'histoire  des  hommes  et  sur  celle  de  la  création;  je  le  savais,  parce 
que  je  sentais  en  moi  une  logique  toute-puissante  à  laquelle  tous  ces 
documens  sur  lesquels  j'eusse  voulu  l'appuyer  venaient  à  chaque 
instant  donner  un  démenti  désespérant.  Oh  !  si  J'avais  pu  me  trans- 


SPIRIDION.  213 

porter ,  sur  les  ailes  de  ma  pensée ,  à  la  source  de  toutes  les  connais- 
sances humaines ,  explorer  la  terre  sur  toute  sa  surface  et  jusqu'au 
fond  de  ses  entrailles ,  interroger  les  monumens  du  passé ,  chercher 
l'âge  du  monde  dans  les  cendres  dont  son  sein  est  le  vaste  sépulcre , 
et  dans  les  ruines  où  des  générations  innombrables  ont  enseveli  le 
souvenir  de  leur  existence!  Mais  il  fallait  me  contenter  des  observa- 
tions et  des  conjectures  de  savans  et  de  voyageurs  dont  je  sentais 
l'incompétence,  la  présomption  et  la  légèreté.  Il  y  avait  des  momens 
où,  échauffé  par  ma  conviction  ,  j'étais  résolu  à  partir  comme  mis-' 
sionnaire,  afin  d'aller  fouiller  tous  ces  débris  illustres  qu'on  n'avait 
pas  compris,  ou  déterrer  tous  ces  trésors  ignorés  qu'on  n'avait  pas 
soupçonnés.  Mais  j'étais  vieux;  ma  santé,  un  instant  raffermie  à 
l'exercice  et  au  grand  air  des  montagnes,  s'était  de  nouveau  altérée 
dans  l'humidité  du  cloître  et  dans  les  veilles  du  travail.  Et  puis,  que 
de  temps  il  m'eût  fallu  pour  soulever  seulement  un  coin  impercep- 
tible de  ce  voile  qui  me  cachait  l'univers!  D'ailleurs,  je  n'étais  pas 
un  homme  de  détail,  et  ces  recherches  persévérantes  et  minutieuses 
que  j'admirais  dans  les  hommes  purement  studieux,  n'étaient  pas 
mon  fait.  Je  n'étais  homme  d'action  ni  dans  la  politique,  ni  dans 
la  science  ;  je  me  sentais  appelé  à  des  calculs  plus  larges  et  plus 
élevés;  j'eusse  voulu  manier  d'immenses  matériaux,  bâtir,  avec  le 
fruit  de  tous  les  travaux  et  de  toutes  les  études ,  un  vaste  portique 
pour  servir  d'entrée  à  la  science  des  siècles  futurs. 

J'étais  un  homme  de  synthèse  plus  qu'un  homme  d'analyse.  En  tout 
j'étais  avide  de  conclure ,  consciencieux  jusqu'au  martyre ,  ne  pou- 
vant rien  accepter  qui  ne  satisfit  à  la  fois  mon  cœur  et  ma  raison , 
mon  sentiment  et  mon  intelligence ,  et  condamné  à  un  éternel  sup- 
plice; car  la  soif  de  la  vérité  est  inextinguible,  et  quiconque  ne  peut 
se  payer  des  jugemens  de  l'orgueil,  de  la  passion  ou  de  l'ignorance, 
est  appelé  à  souffrir  sans  relâche.  Oh  !  m'écriais-je  souvent,  que  ne 
suis-je  un  chartreux  abruti  par  la  peur  de  l'enfer,  et  dressé  comme 
une  bête  de  somme  à  creuser  un  coin  de  terre  pour  faire  pousser 
quelques  légumes  en  attendant  qu'il  l'engraisse  de  sa  dépouille  ! 
Pourquoi  toute  mon  affaire  en  ce  monde  n'est-elle  pas  de  réciter 
des  offices  pour  arriver  à  l'heure  du  repos ,  et  de  manier  une  bêche 
pour  me  conserver  en  appétit  ou  pour  chasser  la  réflexion  importune, 
et  parvenir  dès  cette  vie  à  un  état  de  mort  intellectuelle  !  Il  m'arrivait 
quelquefois  de  jeter  les  yeux  sur  ceux  de  nos  moines  qui,  par  excep- 
tion ,  se  sont  conservés  sincèrement  dévots  :  Ambroise ,  par  exemple, 
que  nous  avons  vu  mourir  l'an  passé  en  odeur  de  sainteté ,  comme  ils 

TOME  XVII.  t4 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

disent,  et  dont  le  corps  était  desséché  par  les  jeûnes  et  les  macérations, 
celui-là,  à  coup  sûr,  était  de  bonne  foi  ;  souvent  il  m'a  fait  envie.  Une 
nuit,  ma  lampe  s'éteignit,  je  n'avais  pas  achevé  mon  travail;  je  cher- 
chai de  la  lumière  dans  le  cloître ,  j'en  aperçus  dans  sa  cellule  ;  la 
porte  était  ouverte,  j'y  pénétrai  sans  bruit  pour  ne  pas  le  déranger, 
car  je  le  supposais  en  prières.  Je  le  trouvai  endormi  sur  son  grabat; 
sa  lampe  était  posée  sur  une  tablette  tout  auprès  de  son  visage  et 
donnant  dans  ses  yeux.  Il  prenait  cette  précaution  toutes  les  nuits 
depuis  quarante  ans  au  moins ,  pour  ne  pas  s'endormir  trop  profon- 
dément et  ne  pas  manquer  d'une  minute  l'heure  des  offices.  La  lu- 
mière, tombant  d'aplomb  sur  ses  traits  flétris ,  y  creusait  des  ombres 
profondes,  ravages  d'une  souffrance  volontaire.  Il  n'était  pas  couché, 
mais  appuyé  seulement  sur  son  lit  et  tout  vêtu ,  afin  de  ne  pas  perdre 
un  instant  à  des  soins  inutiles.  Je  regardai  long-temps  cette  face 
étroite  et  longue ,  ces  traits  amincis  par  le  jeûne  de  l'esprit  encore 
plus  que  par  celui  du  corps ,  ces  joues  collées  aux  os  de  la  face 
comme  une  couche  de  parchemin,  ce  front  mince  et  haut,  jaune  et 
luisant  comme  de  la  cire.  Ce  n'était  vraiment  pas  un  homme  vivant, 
mais  un  squelette  séché  avec  la  peau ,  un  cadavre  qu'on  avait  oublié 
d'ensevelir,  et  que  les  vers  avaient  délaissé,  parce  que  sa  chair  ne  leur 
offrait  point  de  nourriture.  Son  sommeil  ne  ressemblait  pas  au  repos 
de  la  vie,  mais  à  l'insensibilité  de  la  mort;  aucune  respiration  ne  sou- 
levait sa  poitrine.  Il  me  fit  peur,  car  ce  n'était  ni  un  homme  ni  un  ca- 
davre ;  c'était  la  vie  dans  la  mort ,  quelque  chose  qui  n'a  pas  de  nom 
dans  la  langue  humaine  ,  et  pas  de  sens  dans  l'ordre  divin.  C'est  donc 
là  un  saint  personnage?  pensais-je.  Certes ,  les  anachorètes  de  la  Thé- 
baide  n'ont  ni  jeûné,  ni  prié  davantage,  et  pourtant  je  ne  vois  ici 
qu'un  objet  d'épouvante ,  rien  qui  attire  le  respect ,  parce  que  tout  ici 
repousse  la  sympathie.  Quelle  compassion  Dieu  peut-il  avoir  pour 
cette  agonie  et  pour  cette  mort  anticipée  sur  ses  décrets?  Quelle  ad- 
miration puis-je  concevoir ,  moi  homme ,  pour  cette  vie  stérile  et  ce 
cœur  glacé?  0  vieillard  qui  chaque  soir  allumes  ta  lampe,  comme  un 
voyageur  pressé  de  partir  avant  l'aurore ,  qui  donc  as-tu  éclairé  du- 
rant la  nuit,  qui  donc  as-tu  guidé  durant  le  jour?  A  qui  donc  ton  long 
et  laborieux  pèlerinage  sur  la  terre  a-t-il  été  secourable  ?  Tu  n'as  rien 
donné  de  toi  à  la  terre,  ni  la  substance  de  la  reproduction  animale, 
ni  le  fruit  d'une  intelligence  productive,  ni  le  service  grossier  d'un 
bras  robuste ,  ni  la  sympathie  d'un  cœur  tendre.  Tu  crois  que  Dieu  a 
créé  la  terre  pour  te  servir  de  cuve  purificatoire,  et  tu  crois  avoir  assez 
fait  pour  elle  en  lui  léguant  tes  os!  Ah!  tu  as  raison  de  craindre  et  de 


SPIRIDION.  215 

trembler  à  cette  heure  ;  tu  fais  bien  de  te  tenir  toujours  prêt  à  pa- 
raître devant  le  juge  !  Puisses-tu  trouver,  à  ton  heure  dernière ,  une 
formule  qui  t'ouvre  la  porte  du  ciel ,  ou  un  instant  de  remords  qui 
t'absolve  du  pire  de  tous  les  crimes ,  celui  de  n'avoir  rien  aimé  hors 
de  toi!  Et  ainsi  disant,  je  me  retirai  sans  bruit,  sans  même  vouloir 
allumer  ma  lampe  à  celle  de  l'égoïste ,  et  depuis  ce  jour  je  préférai 
ma  misère  à  celle  des  dévots. 

En  proie  à  toute  la  fatigue  et  à  toute  l'inquiétude  d'une  ame  qui 
cherche  sa  voie,  il  me  fallut  pourtant  bien  des  jours  d'épuisement  et 
d'angoisse  pour  accepter  l'arrêt  qui  me  condamnait  à  l'impuissance. 
Je  ne  puis  me  le  dissimuler  aujourd'hui,  mon  mal  était  l'orgueil. 
Oui,  je  crois  que  de  tout  temps,  et  aujourd'hui  encore,  j'ai  été  et 
je  suis  un  orgueilleux.  Ce  zèle  dévorant  de  la  vérité,  c'est  un  louable 
sentiment,  mais  on  peut  aussi  le  porter  trop  loin.  Il  faut  faire  usage 
de  toutes  nos  forces  pour  défricher  le  champ  de  l'avenir;  mais  il  fau- 
drait aussi ,  quand  nos  forces  ne  suffisent  plus ,  nous  contenter  hum- 
blement du  peu  que  nous  avons  fait ,  et  nous  asseoir  avec  la  simph- 
cité  du  laboureur  au  bord  du  sillon  que  nous  avons  tracé.  C'est  une 
leçon  que  j'ai  souvent  reçue  de  l'ami  céleste  qui  me  visite,  et  je  ne 
l'ai  jamais  su  mettre  à  profit.  Il  y  a  en  moi  une  ambition  de  l'infini 
qui  va  jusqu'au  délire.  Si  j'avais  été  jeté  dans  la  vie  du  monde  et  que 
mon  esprit  n'eût  pas  eu  le  loisir  de  viser  plus  haut,  j'aurais  été  avide 
de  gloire  et  de  conquêtes;  j'aurais  eu  sous  les  yeux  l'existence  de 
Charlemagne  ou  d'Alexandre,  comme  j'ai  eu  celle  de  Pythagore  et  de 
Socrate  ;  j'aurais  convoité  l'empire  du  monde  ;  j'aurais  fait  peut-être 
beaucoup  de  mal.  Grâce  à  Dieu ,  j'ai  fini  de  vivre ,  et  tout  mon  crime 
est  de  n'avoir  pu  faire  de  bien.  J'avais  rêvé,  en  rentrant  au  couvent, 
de  refaire  mes  études  avec  fruit ,  et  d'écrire  un  grand  ouvrage  sur 
les  plus  hautes  questions  de  la  religion  et  de  la  philosophie.  Mais  je 
n'avais  pas  assez  considéré  mon  âge  et  mes  forces.  J'avais  cinquante 
ans  passés,  et  j'avais  souffert,  depuis  vingt-cinq  ans,  un  siècle  par 
année.  Voyant  d'ailleurs  combien  j'étais  dépourvu  de  matériaux ,  je 
résolus  du  moins  de  jeter  les  bases  et  de  tracer  le  plan  de  mon  œuvre, 
afin  de  léguer  ce  premier  travail ,  s'il  était  possible ,  à  quelque 
homme  capable  de  le  continuer  ou  de  le  faire  continuer;  et  cette 
idée  me  rappela  vivement  ma  jeunesse,  le  secret  légué  par  Fulgence 
à  moi,  comme  ce  même  secret  l'avait  été  par  Spiridion  à  Fulgence, 
et  je  me  persuadai  que  le  temps  était  venu  d'exhumer  le  manuscrit. 
Ce  n'était  plus  une  ambition  vulgaire ,  ce  n'était  plus  une  froide  cu- 
riosité qui  m'y  portaient ,  ce  n'était  pas  non  plus  une  obéissance  su- 

14. 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perstitieuse  ;  c'était  un  désir  sincère  de  m'instruire  et  d'utiliser,  pour 
les  autres  hommes,  un  document  précieux,  sans  doute,  sur  les 
questions  importantes  dont  j'étais  occupé.  Je  regardais  la  publication 
immédiate  ou  future  de  ce  manuscrit  comme  un  devoir;  car,  de 
quelque  façon  que  je  vinsse  à  considérer  les  rapports  étranges  que 
mon  esprit  avait  eus  avec  l'esprit  d'Hébronius ,  il  me  restait  la  con- 
viction que,  durant  sa  vie,  cet  homme  avait  été  animé  d'un  grand 
esprit. 

Pour  la  troisième  fois,  dans  l'espace  d'environ  vingt-cinq  ans, 
j'entrepris  donc,  au  milieu  de  la  nuit,  l'exhumation  du  manuscrit. 
Mais  ici,  un  fait  bien  simple  vint  s'opposer  à  mon  dessein ,  et,  tout 
naturel  que  soit  ce  fait,  il  me  plongea  dans  un  abîme  de  réflexions. 

Je  m'étais  muni  des  mêmes  outils  qui  m'avaient  servi  la  dernière 
fois.  Cette  dernière  fois,  tu  te  la  rappelles,  malgré  la  longueur  de 
ce  récit;  tu  te  souviens  que  j'avais  alors  trente  ans  révolus,  et  que 
j'eus  un  accès  de  délire  et  une  épouvantable  vision.  Je  me  la  rappe- 
lais bien  aussi ,  cette  hallucination  terrible ,  mais  je  n'en  craignais 
pas  le  retour.  Il  est  des  images  que  le  cerveau  ne  peut  plus  se  créer, 
quand  certaines  idées  et  certains  sentimens  qui  les  évoquaient  n'ha- 
bitent plus  notre  ame.  J'étais  désormais  à  jamais  dégagé  des  liens 
du  catholicisme ,  liens  si  étroitement  serrés  et  si  courts ,  qu'il  faut 
toute  une  vie  pour  en  sortir,  mais,  par  cela  môme ,  impossibles  à  re- 
nouer, quand  une  fois  on  les  a  brisés. 

Il  faisait  une  nuit  claire  et  fraîche;  j'étais  en  assez  bonne  santé  : 
j'avais  précisément  choisi  un  tel  concours  de  circonstances,  car  je 
prévoyais  que  le  travail  matériel  serait  assez  pénible.  Mais  quoi! 
Angel ,  je  ne  pus  pas  même  ébranler  la  pierre  du  hic  est.  J'y  passai 
trois  grandes  heures ,  l'attaquant  dans  tous  les  sens ,  m'assurant  bien 
(ju'elle  n'était  rivée  au  pavé  que  par  son  propre  poids ,  reconnaissant 
même  les  marques  que  j'y  avais  faites  autrefois  avec  mon  ciseau, 
lorsque  je  l'avais  enlevée  légèrement  et  sans  fatigue.  Tout  fut  inu- 
tile ;  elle  résista  à  mes  efforts.  Baigné  de  sueur,  épuisé  de  lassitude , 
je  fus  forcé  de  regagner  mon  lit  et  d'y  rester  accablé  et  brisé  pen- 
dant plusieurs  jours. 

Ce  premier  échec  ne  me  rebuta  pas.  Je  me  remis  à  l'ouvrage  la 
semaine  suivante,  et  j'échouai  de  môme.  Un  troisième  essai,  entre- 
pris un  mois  plus  tard ,  ne  fut  pas  plus  heureux ,  et  il  me  fallut  dès- 
lors  y  renoncer,  car  le  peu  de  forces  physiques  que  j'avais  conservées 
jusque-là  m'abandonna  sans  retour  à  partir  de  cette  époque.  Sans 
doute,  j'en  dépensai  le  reste  dans  cette  lutte  inutile  contre  un  tom- 


SPIRIDION.  217 

beau.  La  tombe  fut  muette,  les  cadavres  sourds,  la  mort  inexorable; 
j'allai  jeter  dans  un  buisson  du  jardin  mon  ciseau  et  mon  levier,  et 
revins,  tranquille  et  triste,  m'asseoir  sur  cette  tombe  qui  ne  voulait 
pas  me  rendre  ses  trésors. 

Là,  je  restai  jusqu'au  lever  du  soleil,  perdu  dans  mes  pensées.  La 
fraîcheur  du  matin  étant  venue  glacer  sur  mon  corps  la  sueur  dont 
j'étais  inondé,  je  fus  paralysé,  je  perdis  non-seulement  la  puissance 
d'agir,  mais  encore  la  volonté  ;  je  n'entendis  pas  les  cloches  qui  son- 
naient les  offlces ,  je  ne  fis  aucune  attention  aux  religieux  qui  vin- 
rent les  réciter.  J'étais  seul  dans  l'univers;  il  n'y  avait  entre  Dieu  et 
moi  que  ce  tombeau  qui  ne  voulait  ni  me  recevoir  ni  me  laisser  partir  : 
image  de  mon  existence  toute  entière,  symbole  dont  j'étais  vivement 
frappé,  et  dont  la  comparaison  m'absorbait  entièrement!  Quand  on 
vint  me  relever,  comme  je  ne  pouvais  ni  remuer,  ni  parler,  on  se 
persuada  que  mon  cerveau  était  paralysé  comme  le  reste.  On  se 
trompa;  j'avais  toute  ma  raison,  je  ne  la  perdis  pas  un  instant  du- 
rant la  maladie  qui  suivit  cet  accident.  Il  est  inutile  de  te  dire  qu'on 
l'imputa  au  hasard ,  et  qu'on  ne  soupçonna  jamais  ce  que  j'avais  tenté. 

Une  fièvre -ardente  succéda  à  ce  froid  mortel;  je  souffris  beau- 
coup, mais  je  ne  délirai  point;  j'eus  môme  la  force  de  cacher  assez 
la  gravité  de  mon  mal  pour  qu'on  ne  me  soignât  pas  plus  que  je  ne 
voulais  l'être,  et  pour  qu'on  me  laissât  seul.  Aux  heures  où  le  soleil 
brillait  dans  ma  cellule,  j'étais  soulagé;  des  idées  plus  douces  rem- 
plissaient mon  esprit  ;  mais  la  nuit  j'étais  en  proie  à  une  tristesse  in- 
exorable. Aux  cerveaux  actifs  l'inaction  est  odieuse;  l'ennui ,  la  pire 
des  souffrances  qu'entraînent  les  maladies ,  m'accablait  de  tout  son 
poids.  La  vue  de  ma  cellule  m'était  insupportable.  Ces  murs  me  rap- 
pelaient tant  d'agitations  et  de  langueurs  subies  sans  arriver  à  la 
connaissance  du  vrai;  ce  grabat  où  j'avais  supporté  si  souvent  et  si 
long-temps  la  fièvre  et  les  maladies,  sans  conquérir  la  santé  pour 
prix  de  tant  de  luttes  avec  la  mort;  ces  livres  que  j'avais  si  vainement 
interrogés;  ces  astrolabes  et  ces  télescopes,  qui  ne  savaient  que 
chercher  et  mesurer  la  matière  ;  tout  cela  me  jetait  dans  une  fureur 
sombre.  A  quoi  bon  survivre  à  soi-même?  me  disais-je,  et  pourquoi 
avoir  vécu,  quand  on  n'a  rien  fait?  Insensé,  qui  voulais,  par  un  rayon 
de  ton  intelligence ,  éclairer  l'humanité  dans  les  siècles  futurs ,  et  qui 
n'a  pas  seulement  la  force  de  soulever  une  pierre  pour  voir  ce  qui  est 
écrit  dessous  !  malheureux ,  qui ,  durant  l'ardeur  de  ta  jeunesse,  n'as 
su  t'occuper  qu'à  refroidir  ton  esprit  et  ton  cœur,  et  dont  l'esprit  et 
le  cœur  s'avisent  de  se  ranimer  quand  l'heure  de  mourir  est  venue  ! 
meurs  donc,  puisque  tu  n'as  plus  ni  tête,  ni  bras;  cir,  si  ton  cœur  a  jsa 


2i8F  REVUE  DES  DEtrX  MONDES. 

témérité  de  vivre  encore  et  de  brûler  pour  l'idéal ,  ce  feu  divin  ne 
servira  plus  qu'à  consumer  tes  entrailles  et  à  éclairer  ton  impuissance 
et  ta  nullité  ! 

Et  en  parlant  ainsi,  je  m'agitais  sur  mou  lit  de  douleur,  et  des 
larmes  de  rage  coulaient  sur  mes  joues.  Alors  une  voix  pure  s'éleva 
dans  le  silence  de  la  nuit  et  me  parla  ainsi  : 

—  Crois-tu  donc  n'avoir  rien  à  expier,  toi  qui  oses  te  plaindre  avec' 
tant  d'amertume?  Qui  accuses-tu  de  tes  maux?  N'es-tu  pas  ton  seul, 
ton  implacable  ennemi?  A  qui  imputeras-tu  la  faute  de  ton  orgueil 
coupable ,  de  cette  insatiable  estime  de  toi-même  qui  t'a  aveuglé 
quand  tu  pouvais  approcher  de  l'idéal  par  la  science ,  et  qui  t'a  fait 
chercher  ton  idéal  en  toi  seul? 

—  Tu  mens!  m'écriai-je  avec  force,  sans  songer  même  à  me  de- 
mander qui  pouvait  me  parler  de  la  sorte.  Tu  mens!  Je  me  suis  tou- 
jours haï;  j'ai  toujours  été  ennuyeux,  accablant,  insupportable  à 
moi-même.  J'ai  cherché  l'idéal  partout  avec  l'ardeur  du  cerf  qui 
cherche  la  fontaine  dans  un  jour  brûlant;  j'ai  été  consumé  de  la  soif 
de  l'idéal,  et  si  je  ne  l'ai  pas  trouvé.... 

—  C'est  la  faute  de  l'idéal,  n'est-ce  pas?  interrompit  la  voix  d'un 
ton  de  froide  pitié.  Il  faut  que  Dieu  comparaisse  au  tribunal  de  l'homme 
et  lui  rende  compte  du  mystère  dont  il  a  osé  s'envelopper,  pendant 
que  l'homme  daignait  se  donner  la  peine  de  le  chercher,  et  vous 
n'appelez  pas  cela  l'orgueil ,  vous  autres!.... 

—  Vous  autres!  repris-je  frappé  d'étonnement;  et  qui  donc  es-tu, 
toi  qui  regardes  en  pitié  la  race  humaine,  et  qui  te  crois,  sans  doute, 
exempt  de  ses  misères? 

—  Je  suis ,  répondit  la  voix ,  celui  que  tu  ne  veux  pas  connaître , 
car  tu  l'as  toujours  cherché  où  il  n'est  pas. 

A  ces  mots,  je  me  sentis  baigné  de  sueur  de  la  tête  aux  pieds; 
mon  cœur  tressaillit  à  rompre  ma  poitrine,  et,  me  soulevant  sur  mon 
lit,  je  lui  dis  : 

—  Es-tu  donc  celui  qui  dort  sous  la  pierre? 

—  Tu  m'as  cherché  sous  la  pierre ,  répondit-il ,  et  la  pierre  t'a  ré- 
sisté. Tu  devrais  savoir  que  le  bras  d'un  homme  est  moins  fort  que 
le  ciment  et  le  marbre.  Mais  l'intelligence  transporte  les  montagnes, 
et  l'amour  peut  ressusciter  les  morts. 

—  0  mon  maître!  m'écriai-je  avec  transport,  je  te  reconnais.  Ceci 
est  ta  voix ,  ceci  est  ta  parole.  Béni  sois-tu ,  toi  qui  me  visites  à  l'heure 
de  l'affliction.  Mais  oii  donc  fallait-il  te  chercher,  et  où  te  retrou- 
verai-je  sur  la  terre? 

-—  Dans  ton  cœur,  répondit  la  Toix.  Fais-en  une  demeure  où  je 


SPIRIDION.  219 

puisse  descendre.  Purifie-le  comme  une  maison  qu'on  orne  et  qu'on 
parfume  pour  recevoir  un  hôte  chéri.  Jusque-là  que  puis-je  faire 
avec  toi? 

La  voix  se  tut,  et  je  parlai  en  vain  :  elle  ne  me  répondit  plus. 
J'étais  seul  dans  les  ténèbres.  Je  me  sentis  tellement  ému,  que  je 
fondis  en  larmes.  Je  repassai  toute  ma  vie  dans  l'amertune  de  mon 
cœur.  Je  vis  qu'elle  était,  en  effet,  un  long  combat  et  une  longue 
erreur;  car  j'avais  toujours  voulu  choisir  entre  ma  raison  et  mon 
sentiment,  et  je  n'avais  pas  eu  la  force  de  faire  accepter  l'un  par 
l'autre.  Voulant  toujours  m'appuyer  sur  des  preuves  palpables,  sur 
des  bases  jetées  par  l'homme ,  et  ne  trouvant  pas  ces  bases  suffisantes, 
je  n'avais  eu  ni  assez  de  courage,  ni  assez  de  génie  pour  me  passer 
du  témoignage  humain,  et  pour  le  rectifier  avec  cette  puissante  cer- 
titude que  le  ciel  donne  aux  grandes  âmes.  Je  n'avais  pas  osé  rejeter 
la  métaphysique  et  la  géométrie  là  où  elles  détruisaient  le  témoi- 
gnage de  ma  conscience.  Mon  cœur  avait  manqué  de  feu,  partant 
mon  cerveau  de  puissance ,  pour  dire  à  la  science  :  C'est  toi  qui  te 
trompes;  nous  ne  savons  rien,  nous  avons  tout  à  apprendre.  Si  le 
chemin  que  nous  suivons  ne  nous  conduit  pas  à  Dieu ,  c'est  que  nous 
nous  sommes  trompés  de  chemin.  Retournons  sur  nos  pas  et  cher- 
chons Dieu ,  car  nous  errons  loin  de  lui  dans  les  ténèbres ,  et  les 
hommes  ont  beau  nous  crier  que  notre  habileté  nous  a  faits  dieux 
nous-mêmes ,  nous  sentons  le  froid  de  la  mort ,  et  nous  sommes  en- 
traînés dans  le  vide,  comme  des  astres  qui  s'éteignent  et  qui  dévient 
de  l'ordre  éternel. 

A  partir  de  ce  jour,  je  m'abandonnai  aux  mouvemens  les  plus 
chaleureux  de  mon  ame ,  et  un  grand  prodige  s'opéra  en  moi.  Au 
lieu  de  me  refroidir  moralement  avec  la  vieillesse ,  je  sentis  mon 
cœur,  vivifié  et  renouvelé ,  rajeunir  à  mesure  que  mon  corps  pen- 
chait vers  la  destruction.  Je  sens  la  vie  animale  me  quitter  comme 
un  vêtement  usé;  mais ,  à  mesure  que  je  dépouille  cette  enveloppe 
terrestre  ,  ma  conscience  me  donne  l'intime  certitude  de  mon  im- 
mortalité. L'ami  céleste  est  revenu  souvent,  mais  n'attends  pas  que 
j'entre  dans  le  détail  de  ses  apparitions.  Ceci  est  toujours  un  mystère 
pour  moi ,  un  mystère  que  je  n'ai  pas  cherché  à  pénétrer,  et  sur  le- 
quel il  me  serait  impossible  d'étendre  le  réseau  d'une  froide  analyse  : 
je  sais  trop  ce  qu'on  risque  à  l'examen  de  certaines  impressions  ; 
l'esprit  se  glace  à  les  disséquer,  et  l'impression  s'efface.  Quoique  j'aie 
cru  de  mon  devoir  d'établir  mes  dernières  croyances  religieuses  le 
plus  logiquement  possible  dans  quelques  écrits  dont  je  te  fais  le  dé- 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

positaire,  je  me  suis  permis  de  laisser  tomber  un  voile  de  poésie  sur 
les  heures  d'enthousiasme  et  d'attendrissement  qui ,  dissipant  autour 
de  moi  les  ténèbres  du  monde  physique,  m'ont  mis  en  rapport  direct 
avec  cet  esprit  supérieur.  Il  est  des  choses  intimes  qu'il  vaut  mieux 
taire  que  de  hvrer  à  la  risée  des  hommes.  Dans  l'histoire  que  j'ai 
écrite  simplement  de  ma  vie  obscure  et  douloureuse,  je  n'ai  pas  fait 
mention  de  Spiridion.  Si  Socrate  lui-même  a  été  accusé  de  charlata- 
nisme et  d'imposture  pour  avoir  révélé  ses  communications  avec  ce- 
lui qu'il  appelait  son  génie  familier,  combien  plus  un  pauvre  moine 
comme  moi  ne  serait-il  pas  taxé  de  fanatisme ,  s'il  avouait  avoir  été 
visité  par  un  fantôme?  Je  ne  l'ai  pas  fait,  je  ne  le  ferai  pas.  Et  pour- 
tant je  m'en  expliquerais  naïvement  avec  le  savant  modeste  et  con- 
sciencieux qui,  sans  ironie  et  sans  préjugé,  voudrait  pénétrer  dans 
les  merveilles  d'un  ordre  de  choses  vieux  comme  le  monde ,  qui  at- 
tend une  explication  nouvelle.  Mais  où  trouver  un  tel  savant  aujour- 
d'hui? L'œuvre  de  la  sience ,  en  ces  temps-ci,  est  de  rejeter  tout  ce 
qui  paraît  surnaturel ,  parce  que  l'ignorance  et  l'imposture  en  ont 
trop  long-temps  abusé.  De  même  que  les  hommes  politiques  sont 
forcés  de  trancher  avec  le  fer  les  questions  sociales ,  les  hommes 
d'étude  sont  obligés ,  pour  ouvrir  un  nouveau  champ  à  l'analyse,  de 
jeter  au  feu,  pêle-mêle ,  le  grimoire  des  sorciers  et  les  miracles  de 
la  foi.  Un  temps  viendra  où  l'œuvre  nécessaire  de  la  destruction  étant 
accompli ,  on  recherchera  soigneusement,  dans  les  débris  du  passé , 
une  vérité  qui  ne  peut  se  perdre,  et  qu'on  saura  démêler  de  l'erreur 
et  du  mensonge,  comme  jadis  Crésus  reconnut  à  des  signes  certains 
que  tous  les  oracles  étaient  menteurs ,  excepté  la  Pythie  de  Delphes , 
qui  lui  avait  révélé  ses  actions  cachées  avec  une  puissance  incom- 
préhensible. Tu  verras  peut-être  l'aurore  de  cette  science  nouvelle 
sans  laquelle  l'humanité  est  inexplicable,  et  son  histoire  dépourvue 
de  sens.  Tous  les  miracles ,  tous  les  augures ,  tous  les  prodiges  de 
l'antiquité  ne  seront  peut-être  pas ,  aux  yeux  de  tes  contemporains , 
des  tours  de  sorciers  ou  des  terreurs  imbéciles  accréditées  par  les 
prêtres.  Déjà  la  science  n'a-t-elle  pas  donné  une  explication  satisfai- 
sante de  beaucoup  de  faits  qui  semblaient  surnaturels  à  nos  aïeux  ? 
Certains  faits  qui  semblent  impossibles  et  mensongers  en  ce  siècle  , 
auront  peut-être  une  explication  non  moins  naturelle  et  concluante , 
quand  la  science  aura  élargi  ses  horizons.  Quant  à  moi ,  bien  que  le 
mot  prodige  n'ait  pas  de  sens  pour  mon  entendement  puisqu'il 
peut  s'appliquer  aussi  bien  au  lever  du  soleil  chaque  matin ,  qu'à  la 
réapparition  d'un  mort,  je  n'ai  pas  essayé  de  porter  la  lumière  sur 


SPIRIDION.  221 

ces  questions  difficiles  :  le  temps  m'eût  manqué.  J'ai  entendu  parler 
de  Mesmer;  je  ne  sais  si  c'est  un  imposteur  ou  un  prophète  ;  je  me 
méfie  de  ce  que  j'ai  entendu  rapporter,  parce  que  les  assertions  sont 
trop  hardies  et  les  prétendues  preuves  trop  complètes  pour  un  ordre 
de  découvertes  aussi  récent.  Je  ne  comprends  pas  encore  ce  qu'ils 
entendent  par  ce  mot  magnétisme;  je  t'engage  à  examiner  ceci  en 
temps  et  lieu.  Pour  moi ,  je  n'ai  pas  eu  le  loisir  de  m'égarer  dans  ces 
propositions  hardies  ;  j'ai  évité  môme  de  me  laisser  séduire  par  elles. 
J'avais  un  devoir  plus  clair  et  plus  pressé  à  accomplir,  celui  d'écrire, 
sous  l'impression  de  mes  entretiens  avec  V Esprit ,  les  fragmens  brisés 
de  ma  méditation  éternelle. 

Ici ,  Alexis  s'interrompit,  et  posa  sa  main  sur  un  livre  que  je  con- 
naissais bien  pour  le  lui  avoir  souvent  vu  consulter,  à  mon  grand 
étonnement,  bien  qu'il  ne  me  parût  formé  que  de  feuillets  blancs. 
Comme  je  le  regardais  avec  surprise,  il  sourit  : 

Je  ne  suis  pas  fou,  comme  tu  le  penses,  reprit-il  ;  ce  livre  est  cri- 
blé de  caractères  très  lisibles  pour  quiconque  connaît  la  composition 
chimique  dont  je  me  suis  servi  pour  écrire.  Cette  précaution  m'a 
paru  nécessaire  pour  échapper  à  l'espionnage  de  la  censure  monasti- 
que. Je  t'enseignerai  un  procédé  bien  simple  au  moyen  duquel  tu 
feras  reparaître  les  caractères  tracés  sur  ces  pages ,  quand  le  temps 
sera  venu.  Tu  cacheras  ce  manuscrit  en  attendant  qu'il  puisse  servir 
à  quelque  chose,  si  toutefois  il  doit  jamais  servir  à  quoi  que  ce  soit  : 
cela,  je  l'ignore.  Tel  qu'il  est,  incomplet ,  sans  ordre  et  sans  conclu- 
sion, il  ne  mérite  pas  de  voir  le  jour.  C'est  peut-être  à  toi,  c'est  peut- 
être  à  quelque  autre,  qu'il  appartient  de  le  refaire.  Il  n'a  qu'un  mérite, 
c'est  d'être  le  récit  fidèle  d'une  vie  d'angoisse,  et  l'exposé  naïf  de 
mon  état  présent. 

—  Et  cet  état ,  m'est-il  permis  ,  mon  père  ,  de  vous  demander  de 
me  le  faire  mieux  connaître  ? 

—  Je  le  ferai  en  trois  mots  qui  résument  pour  moi  la  théologie , 
répondit-il  en  ouvrant  son  livre  à  la  première  page  :  Croire,  espérer, 
aimer.  Si  l'église  catholique  avait  pu  conformer  tous  les  points  de 
sa  doctrine  à  cette  sublime  définition  des  trois  vertus  théologales  : 
la  foi,  l'espérance,  la  charité ,  elle  serait  la  vérité  sur  la  terre,  elle 
serait  la  sagesse  ,  la  justice,  la  perfection.  Mais  l'église  romaine  s'est 
porté  le  dernier  coup  ;  elle  a  consommé  son  suicide  le  jour  où  elle 
a  fait  Dieu  implacable  et  la  damnation  éternelle.  Ce  jour-là,  tous  les 
grands  cœurs  se  sont  détachés  d'elle;  et,  l'élément  d'amour  et  de 
miséricorde  manquant  à  sa  philosophie,  la  théologie  chrétienne  n'a 


^2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  été  qu'un  jeu  d'esprit,  un  sophisme  où  de  grandes  intelligences 
se  sont  débattues  en  vain  contre  leur  témoignage  intérieur,  un  voile 
pour  couvrir  de  vastes  ambitions,  un  masque  pour  cacher  d'énormes 
iniquités.... 

Ici  le  père  Alexis  s'arrêta  de  nouveau  et  me  regarda  attentivement 
pour  voir  quel  effet  produirait  sur  moi  cet  anathème  détinitif.  Je  le 
compris,  et,  saisissant  ses  mains  dans  les  miennes,  je  les  pressai  for- 
tement en  lui  disant  d'une  voix  ferme  et  avec  un  sourire  qui  devait 
lui  révéler  toute  ma  contiance  : 

—  Ainsi,  père,  nous  ne  sommes  plus  catholiques? 

—  Ni  chrétiens,  répondit-il  d'une  voix  forte,  ni  protestans,  ajouta- 
t-i!  en  me  serrant  les  mains,  ni  philosophes  comme  Voltaire  Helvé- 
tius,  et  Diderot;  nous  ne  sommes  pas  même  socialistes  comme  Jean- 
Jacques  et  la  convention  française;  et  cependant  nous  ne  sommes  ni 
païens  ni  athées! 

—  Que  sommes-nous  donc ,  père  Alexis?  lui  dis-je;  car,  vous  l'avez 
dit,  nous  avons  une  ame.  Dieu  existe,  et  il  nous  faut  une  religion. 

—  Nous  en  avons  une,  s'écria-t-il  en  se  levant  et  en  étendant  vers 
le  ciel  ses  bras  maigres  avec  un  mouvement  d'enthousiasme.  Nous 
avons  la  seule  vraie,  la  seule  immense,  la  seule  digne  de  la  Divinité. 
Nous  croyons  en  la  Divinité,  c'est  dire  que  nous  la  connaissons  et  la 
voulons;  nous  espérons  en  elle,  c'est  dire  que  nous  la  désirons;  nous  l'ai- 
mons ,  c'est  dire  que  nous  la  sentons  et  la  possédons;et  Dieu  lui-même 
est  une  trinité  sublime  dont  notre  vie  mortelle  est  le  reflet  affaibli. 
Ce  qui  est  foi  chez  l'homme  est  science  chez  Dieu^  ce  qui  est  espé- 
rance chez  l'homme  est  puissance  chez  Dieu;  ce  qui  est  charité,  c'est- 
à-chre  piété,  vertu,  effort,  chez  l'homme,  est  amour,  c'est-à-dire 
production,  conservation  et  progression  éternelle  chez  Dieu.  Aussi 
Dieu  nous  connaît,  nous  appelle  et  nous  aime;  c'est  lui  qui  nous  ré- 
vèle cette  connaissance  que  nous  avons  de  lui ,  c'est  lui  qui  nous 
commande  le  besoin  que  nous  avons  de  lui ,  c'est  lui  qui  nous  inspire 
cet  amour  dont  nous  brûlons  pour  lui  ;  et  une  des  grandes  preuves 
de  Dieu  et  de  ses  attributs,  c'est  l'homme  et  ses  instincts.  L'homme 
conçoit ,  aspire  et  t«nte  sans  cesse ,  dans  sa  sphère  finie ,  ce  que  Dieu 
sait,  veut  et  peut  dans  sa  sphère  infinie.  Si  Dieu  pouvait  cesser  d'être 
un  foyer  d'intelligence,  de  puissance  et  d'amour,  l'homme  retombe- 
rait au  niveau  de  la  brute;  et  chaque  fois  qu'une  intelligence  hu- 
maine a  nié  la  Divinité  intelligente,  elle  s'est  suicidée. 

—  Mais ,  mon  père,  interrompis-je,  ces  grands  athées  du  siècle  dont 
on  vante  les  lumières  et  l'éloquence 


SPIRIDION.  â23 

—  Il  n'y  a  pas  d'athées,  reprit  le  père  Alexis  avec  chaleur;  non ,  il 
n'y  en  a  pas  !  Il  est  des  temps  de  recherche  et  de  travail  philosophi- 
que, où  les  hommes,  dégoûtés  des  erreurs  du  passé,  cherchent  une 
nouvelle  route  vers  la  vérité.  Alors  ils  errent  sur  des  sentiers  incon- 
nus. Les  uns,  dans  leur  lassitude,  s'asseient  et  se  livrent  au  désespoir. 
Qu'est-ce  que  ce  désespoir,  sinon  un  cri  d'amour  vers  cette  Divinité 
qui  se  voile  à  leurs  yeux  fatigués?  D'autres  s'avancent  sur  toutes  les 
cimes  avec  une  précipitation  ardente,  et,  dans  leur  présomption 
naïve,  s'écrient  qu'ils  ont  atteint  le  but  et  qu'on  ne  peut  aller  plus 
loin.  Qu'est-ce  que  cette  présomption,  qu'est-ce  que  cet  aveugle- 
ment, sinon  un  désir  inquiet  et  une  impatience  immodérée  d'em- 
brasser la  Divinité?  jNon,  ces  athées,  dont  on  vante  avec  raison  la 
grandeur  intellectuelle,  sont  des  âmes  profondément  religieuses,  qui 
se  fatiguent  ou  qui  se  trompent  dans  leur  essor  vers  le  ciel.  Si ,  à  leur 
suite,  on  voit  se  traîner  des  âmes  basses  et  perverses ,  qui  invoquent 
le  néant,  le  hasard,  la  nature  brutale,  pour  justifier  leurs  vices  hon- 
teux et  leurs  grossiers  penchans ,  c'est  encore  là  un  hommage  rendu 
à  la  majesté  de  Dieu.  Pour  se  dispenser  de  tendre  vers  l'idéal,  et  de 
soutenir  par  le  travail  et  la  vertu  la  dignité  humaine,  la  créature  est 
forcée  de  nier  l'idéal.  Mais,  si  une  voix  intérieure  ne  troublait  pas  l'i- 
gnoble repos  de  sa  dégradation ,  elle  ne  se  donnerait  pas  tant  de  peine 
pour  rejeter  l'existence  d'un  juge  suprême.  Quand  les  philosophes 
de  ce  siècle  ont  invoqué  la  Providence,  la  nature,  les  lois  de  la  créa- 
tion ,  ils  n'ont  pas  cessé  d'invoquer  le  vrai  Dieu  sous  ces  noms  nou- 
veaux. En  se  réfugiant  dans  le  sein  d'une  Providence  universelle  et 
d'une  nature  inépuisablement  généreuse,  ils  ont  protesté  contre  les 
anathèmes  que  les  sectes  farouches  se  lançaient  l'une  à  l'autre,  contre 
les  monstruosités  de  l'inquisition,  contre  l'intolérance  et  le  despo- 
tisme. Lorsque  Voltaire,  à  la  vue  d'une  nuit  étoilée,  proclamait 
le  grand  horloger  céleste;  lorsque  Rousseau  conduisait  son  élève  au 
sommet  d'une  |montagne  pour  lui  révéler  la  première  notion  du  Créa- 
teur au  lever  du  soleil ,  quoique  ce  fussent  là  des  preuves  incomplètes 
et  des  vues  étroites ,  en  comparaison  de  ce  que  l'avenir  réserve  aux 
hommes  de  preuves  éclatantes  et  d'infaillibles  certitudes,  c'étaient 
du  moins  des  cris  de  l'ame  élevés  vers  ce  Dieu  que  toutes  les  généra- 
tions humaines  ont  proclamé  sous  des  noms  divers  et  adoré  sousdif- 
férens  symboles. 

—  Mais  ces  preuves  éclatantes,  mais  cette  certitude,  lui  dis-je,  où 
les  puiserons-nous ,  si  nous  rejetons  la  révélation  ,  et  si  le  sens  inté- 
rieur ne  nous  suffit  pas? 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Nous  ne  rejetons  pas  toute  la  révélation ,  reprit-il  vivement ,  et 
le  sens  intérieur  nous  suffit  jusqu'à  un  certain  point;  mais  nous  y 
joignons  d'autres  preuves  encore  :  quant  au  passé,  le  témoignage  de 
l'humanité  tout  entière;  quant  au  présent,  l'adhésion  de  toutes  les 
consciences  pures  au  culte  de  la  Divinité,  et  la  voix  éloquente  de  notre 
propre  cœur. 

—  Si  je  vous  entends  bien,  repris-je,  vous  acceptez  de  la  révélation 
ce  qu'elle  a  d'éternellement  divin,  les  grandes  notions  sur  la  Divinité 
et  l'immortalité,  les  préceptes  de  vertu  et  de  devoir  qui  en  découlent. 

—  Et  aussi,  interrompit-il ,  les  grandes  découvertes  de  la  science, 
les  chefs-d'œuvre  de  l'art  et  de  la  poésie,  les  novations  des  réformistes 
de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps.  Tout  ce  que  l'homme  appelle 
inspiration ,  je  l'appelle  aussi  révélation;  car  l'homme  arrache  au  ciel 
même  la  connaissance  de  l'idéal ,  et  la  conquête  des  vérités  sublimes 
qui  y  conduisent  est  un  pacte,  un  hyménée  entre  l'intelligence  hu- 
maine qui  cherche ,  aspire  et  demande ,  et  l'intelHgence  divine  qui , 
elle  aussi ,  cherche  le  cœur  de  l'homme ,  aspire  à  s'y  répandre ,  et 
consent  à  y  régner.  Nous  reconnaissons  donc  des  maîtres,  de  quelque 
nom  que  l'on  ait  voulu  les  appeler.  Héros ,  demi-dieux ,  philosophes, 
saints  ou  prophètes,  nous  pouvons  nous  incliner  devant  ces  pères  et 
ces  docteurs  de  l'humanité.  Nous  pouvons  adorer  chez  l'homme  in- 
vesti d'une  haute  science  et  d'une  haute  vertu  un  reflet  splendide  de 
la  Divinité.  0  Christ  !  un  temps  viendra  où  l'on  t' élèvera  de  nouveaux 
autels,  plus  dignes  de  toi ,  en  te  restituant  ta  véritable  grandeur,  celle 
d'avoir  été  vraiment  le  fils  de  la  femme  et  le  sauveur,  c'est-à-dire 
l'ami  de  l'humanité,  le  prophète  de  l'idéal. 

—  Et  le  successeur  de  Platon ,  ajoutai-je. 

—  Gomme  Platon  fut  celui  des  autres  révélateurs  que  nous  véné- 
rons, et  dont  nous  sommes  les  disciples. 

—  Oui ,  poursuivit  Alexis  après  une  pause,  comme  pour  me  donner 
le  temps  de  peser  ses  paroles,  nous  sommes  les  disciples  de  ces  révé- 
lateurs; mais  nous  sommes  leurs  libres  disciples.  Nous  avons  le  droit 
de  les  examiner,  de  les  commenter,  de  les  discuter,  de  les  redresser 
môme;  car,  s'ils  participent ,  par  leur  génie,  de  l'infaillibilité  de  Dieu , 
ils  participent,  par  leur  nature,  de  l'impuissance  de  la  raison  hu- 
maine. Il  est  donc,  non-seulement  dans  notre  privilège,  mais  dans 
notre  devoir,  comme  dans  notre  destinée,  de  les  expliquer  et  d'aider 
à  la  continuation  de  leurs  travaux. 

—  Nous,  mon  père!  m'écriai-je  avec  effroi.  Mais  quel  est  donc 
notre  mandat? 


SPIRIDION.  225 

—  C'est  d'être  venus  après  eux.  Dieu  veut  que  nous  marchions,  et, 
s'il  fait  lever  des  prophètes  au  milieu  du  cours  des  âges ,  c'est  pour 
pousser  les  générations  devant  eux ,  comme  il  convient  à  des  hommes, 
et  non  pour  les  enchaîner  à  leur  suite,  comme  il  appartient  à  de  vils 
troupeaux.  Quand  Jésus  guérit  le  paralytique ,  il  ne  lui  dit  pas  : 
Prosterne-toi,  et  suis-moi.  Il  lui  dit  :  Lève-toi,  et  marche. 

—  Mais  où  irons-nous,  mon  père? 

—  Nous  irons  vers  l'avenir;  nous  irons,  pleins  du  passé  et  rem- 
plissant nos  jours  présens  par  l'étude,  la  méditation ,  et  un  continuel 
effort  vers  la  perfection.  Avec  du  courage  et  de  l'humilité ,  en  pui- 
sant dans  la  contemplation  de  l'idéal  la  volonté  et  la  force,  en 
cherchant  dans  la  prière  l'enthousiasme  et  la  confiance ,  nous  ob- 
tiendrons que  Dieu  nous  éclaire  et  nous  aide  à  instruire  les  hommes, 
chacun  de  nous  selon  ses  forces....  Les  miennes  sont  épuisées,  mon 
enfant.  Je  n'ai  pas  fait  ce  que  j'aurais  pu  faire,  si  je  n'eusse  pas  été 
élevé  dans  le  catholicisme.  Je  t'ai  raconté  ce  qu'il  m'a  fallu  de  temps 
et  de  peines  pour  arriver  à  proclamer,  sur  le  bord  de  ma  tombe,  ce 
seul  mot  :  Je  suis  libre  ! 

—  Mais  ce  mot  en  dit  beaucoup,  mon  père!  m'écriai-je.  Dans  votre 
bouche ,  il  est  tout-puissant  sur  moi,  et  c'est  de  votre  bouche  seule 
que  j'ai  pu  l'entendre  sans  méfiance  et  sans  trouble.  Peut-être ,  sans 
ce  mot  de  vous,  toute  ma  vie  eût  été  livrée  à  l'erreur.  Que  j'eusse 
continué  mes  jours  dans  ce  cloître,  il  est  probable  que  j'y  eusse  vécu 
courbé  et  abruti  sous  le  joug  du  fanatisme.  Que  j'eusse  vécu  dans  le 
tumulte  du  monde,  il  est  possible  que  je  me  fusse  laissé  égarer  par 
les  passions  humaines  et  les  maximes  de  l'impiété.  Grâce  à  vous , 
j'attends  mon  sort  de  pied  ferme.  Il  me  semble  que  je  ne  peux  plus 
succomber  aux  dangers  de  l'athéisme,  et  je  sens  que  j'ai  secoué  pour 
toujours  les  liens  de  la  superstition. 

—  Et  si  ce  mot  de  ma  bouche,  dit  Alexis  profondément  ému,  est 
le  seul  bien  que  j'aie  pu  faire  en  ce  monde,  ces  mots  de  la  tienne  sont 
une  récompense  suffisante.  Je  ne  mourrai  donc  pas  sans  avoir  vécu , 
car  le  but  de  la  vie  est  de  transmettre  la  vie.  J'ai  toujours  pensé  que 
le  célibat  était  un  état  sublime,  mais  tout-à-fait  exceptionnel,  parce 
qu'il  entraînait  des  devoirs  immenses.  Je  pense  encore  que  celui  qui 
se  refuse  à  donner  la  vie  physique  à  des  êtres  de  son  espèce ,  doit 
donner,  en  revanche,  par  ses  travaux  et  ses  lumières,  la  vie  intellec- 
tuelle au  grand  nombre  de  ses  semblables.  C'est  pour  cela  que  je 
révère  la  féconde  virginité  du  Christ.  Mais,  lorsqu'après  avoir  nourri, 
dans  ma  jeunesse,  des  espérances  orgueilleuses  de  science  et  de 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vertu ,  je  me  suis  vu  courbé  sous  les  années  et  les  mains  vides  de 
grandes  œuvres,  je  me  suis  affligé  et  repenti  d'avoir  embrassé  un 
état  à  la  hauteur  duquel  je  n'avais  pas  su  m'élever.  Aujourd'hui ,  je 
vois  que  je  ne  tomberai  pas  de  l'arbre  comme  un  fruit  stérile.  La 
semence  de  vie  a  fécondé  ton  ame.  J'ai  un  fils,  un  enfant  plus  pré- 
cieux qu'un  fruit  de  mes  entrailles  ;  j'ai  un  fils  de  mon  intelligence, 

—  Et  de  ton  cœur,  lui  dis-je  en  pliant  les  deux  genoux  devant  lui , 
car  tu  as  un  grand  cœur,  ô  père  Alexis  !  un  cœur  plus  grand  encore 
que  ton  intelligence  !  Et  quand  tu  t'écries  :  Je  suis  libre  !  cette  parole 
puissante  implique  celle-ci  :  J'aime  et  je  crois. 

—  J'aime,  je  crois  et  j'espère,  tu  l'as  dit!  répondit-il  avec  atten- 
drissement; «'il  en  était  autrement ,  je  ne  serais  pas  libre.  La  brute , 
au  fond  des  forêts,  ne  connaît  point  de  lois,  et  pourtant  elle  est  es- 
clave, car  elle  ne  sait  ni  le  prix ,  ni  la  dignité,  ni  l'usage  de  sa  liberté. 
L'homme  privé  d'idéal  est  l'esclave  de  lui-même ,  de  ses  instincts 
matériels ,  de  ses  passions  farouches ,  tyrans  plus  absolus  ,  maîtres 
plus  fantasques  que  tous  ceux  qu'il  a  renversés  avant  de  tomber  sous 
l'empire  de  la  fatalité. 

Nous  causâmes  ainsi  long-temps  encore.  Il  m'entretint  des  grands 
mystères  de  la  foi  pythagoricienne,  platonicienne  et  chrétienne,  qu'il 
disait  être  un  même  dogme  continué  et  modifié ,  et  dont  l'essence  lui 
semblait  le  fond  de  la  vérité  éternelle;  vérité  progressive,  disait-il, 
en  ce  sens  qu'elle  était  enveloppée  encore  de  nuages  épais,  et  qu'il 
appartenait  à  l'inteUigence  humaine  de  déchirer  ces  voiles  un  à  un , 
jusqu'au  dernier.  Il  s'efforça  de  rassembler  tous  les  élémens  sur  les- 
quels il  basait  sa  foi  en  un  Dieu-Perfection  :  c'est  ainsi  qu'il  l'appelait. 
Il  disait  :  1"  que  la  grandeur  et  la  beauté  de  l'univers  accessible  aux 
calculs  et  aux  observations  de  la  science  humaine,  nous  montraient, 
dans  le  Créateur,  l'ordre,  la  sagesse  et  la  science  omnipotente;  2°  que 
le  besoin  qu'éprouvent  les  hommes  de  se  former  en  société  et  d'é- 
tablir entre  eux  des  rapports  de  sympathie ,  de  religion  commune 
et  de  protection  mutuelle,  prouvait,  dans  le  législateur  universel, 
l'esprit  de  souveraine  justice;  3"  que  les  élans  continuels  du  cœur  de 
l'homme  vers  l'idéal  prouvaient  l'amour  infini  du  père  des  hommes 
répandu  à  grands  flots  sur  la  grande  famille  humaine ,  et  manifesté 
à  chaque  ame  en  particulier  dans  le  sanctuaire  de  sa  conscience.  De 
là  il  concluait  pour  l'homme  trois  sortes  de  devoirs.  Le  premier,  ap- 
pliqué à  la  nature  extérieure  :  devoir  de  s'instruire  dans  les  sciences, 
afin  de  modifier  et  de  perfectionner  autour  de  lui  le  monde  physique. 
Xe  second ,  appliqué  àJa  vie  sociale  :  devoir  de  respecter  les  institu- 


SPraiDiON.  22T 

lions  librement  acceptées  par  la  famille  humaine  et  favorables  à 
son  développement.  Le  troisième,  applicable  à  la  vie  intérieure  de 
l'individu  :  devoir  de  se  perfectionner  soi-même  en  vue  de  la  perfec- 
tion divine,  et  de  chercher  sans  cesse  pour  soi  et  pour  les  autres  les 
voies  de  la  vérité,  de  la  sagesse  et  de  la  vertu. 

Ces  entretiens  et  ces  enseignemens  furent  au  moins  aussi  longs 
que  le  récit  qui  les  avait  amenés.  Ils  durèrent  plusieurs  jours,  et 
nous  absorbèrent  tellement  l'un  et  l'autre,  que  nous  prenions  à  peine 
le  temps  de  dormir.  Mon  maître  semblait  avoir  recouvré  ,  pour  m'in- 
struire,  une  force  virile.  Il  ne  songeait  plus  à  ses  souffrances  et  me 
les  faisait  oublier  à  moi-même  ;  il  me  lisait  son  livre  et  me  l'expliquait 
à  mesure.  C'était  un  livre  étrange ,  plein  d'une  grandeur  et  d'une 
simplicité  sublime.  Il  n'avait  pas  affecté  une  forme  méthodique;  il 
avouait  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  se  résumer,  et  avoir  plutôt  écrit , 
comme  Montaigne,  au  jour  le  jour,  une  suite  d'essais  où  il  avait  expri- 
mé naïvement ,  tantôt  les  élans  religieux  ,  tantôt  les  accès  de  tristesse 
et  de  découragement  sous  l'empire  desquels  il  s'était  trouvé.  J'ai 
senti,  me  disait-il,  que  je  n'étais  plus  capable  d'écrire  un  grand  ou- 
vrage pour  mes  contemporains ,  tel  que  je  l'avais  rêvé  dans  mes  jours 
de  noble  ,  mais  aveugle  ambition.  Alors ,  conformant  ma  manière  à 
l'humilité  de  ma  position ,  et  mes  espérances  à  la  faiblesse  de  mon 
être,  j'ai  songé  à  répandre  mon  cœur  tout  entier  sur  ces  pages  in- 
times, afin  de  former  un  disciple  qui,  ayant  bien  compris  les  désirs 
et  les  besoins  de  l'ame  humaine  dont  je  suis  un  type  douloureux, 
consacrât  son  intelligence  à  chercher  le  soulagement  et  la  satisfac- 
tion de  ces  désirs  et  de  ces  besoins,  dont  tôt  ou  tard,  après  les  agita- 
tions politiques,  tous  les  hommes  sentiront  l'importance.  Expression 
plaintive  de  la  triste  époque  où  le  sort  m'a  jeté ,  je  ne  puis  qu'élever 
un  cri  de  détresse  afin  qu'on  me  rende  ce  qu'on  m'a  ôté  :  une  foi ,  un 
dogme  et  un  culte.  Je  sens  bien  que  nul  encore  ne  peut  me  répon- 
dre et  que  je  vais  mourir  hors  du  temple  plein  de  trouble  et  de 
frayeur,  n'emportant  pour  tout  mérite,  aux  pieds  du  juge  suprême, 
que  le  combat  opiniâtre  de  mes  sentimens  religieux  contre  l'action 
dissolvante  d'un  siècle  sans  rehgion.  Mais  j'espère,  et  mon  désespoir 
même  enfante  chez  moi  des  espérances  nouvelles;  car,  plus  je  souffre 
de  mon  ignorance  ,  plus  j'ai  horreur  du  néant ,  et  plus  je  sens  que 
mon  ame  a  des  droits  sacrés  sur  cet  héritage  céleste  dont  elle  a  l'in- 
satiable désir... 

C'était  la  troisième  nuit  de  cet  entretien ,  et,  malgré  l'intérêt  puis- 
sant qui  m'y  enchaînait ,  je  fus  tout  à  coup  saisi  d'un  tel  accablement, 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  m'assoupis  auprès  du  lit  de  mon  maître,  tandis  qu'il  parlait 
encore  d'une  voix  affaiblie,  au  milieu  des  ténèbres;  car  toute  l'huile 
de  la  lampe  était  consumée,  et  le  jour  ne  paraissait  point  encore.  Au 
bout  de  quelques  instans,  je  m'éveillai  ;  Alexis  faisait  entendre  encore 
des  sons  inarticulés  et  semblait  se  parler  à  lui-môme.  Je  fis  d'in- 
croyables efforts  pour  l'écouter  et  pour  résister  au  sommeil  ;  ses  pa- 
roles étaient  inintelligibles,  et,  la  fatigue  l'emportant,  je  m'en- 
dormis de  nouveau,  la  tête  appuyée  sur  le  bord  de  son  lit.  Alors, 
dans  mon  sommeil  j'entendis  une  voix  pleine  de  douceur  et  d'harmo- 
nie qui  semblait  continuer  les  discours  de  mon  maître,  et  je  l'écou- 
tais  sans  m'éveiller  et  sans  la  comprendre.  Enfin ,  je  sentis  comme 
un  souffle  rafraîchissant  qui  courait  dans  mes  cheveux  ,  et  la  voix  me 
dit  :  Angel,  Anf/el,  Vheure  est  venue.  Je  m'imaginai  que  mon  maître 
expirait,  et,  faisantun  grand  effort;  je  m'éveillai  etj'étendis  les  mains 
vers  lui.  Ses  mains  étaient  tièdes,  et  sa  respiration  régulière  annonçait 
un  paisible  repos;  je  me  levai  alors  pour  rallumer  la  lampe,  mais  je 
crus  sentir  le  frôlement  d'un  être  d'une  nature  indéfinissable  qui  se 
plaçait  devant  moi  et  qui  s'opposait  à  mes  mouvemens.  Je  n'eus 
point  peur,  et  je  lui  dis  avec  assurance  :  Qui  es-tu ,  et  que  veux-tu? 
es-tu  celui  que  nous  aimons?  as-tu  quelque  chose  à  m'ordonner? 

—  Angel,  dit  la  voix,  le  manuscrit  est  sous  la  pierre,  et  le  cœur 
de  ton  maître  sera  tourmenté  tant  qu'il  n'aura  pas  accompli  la  vo- 
lonté de  celui... 

Ici  la  voix  se  perdit,  je  n'entendis  plus  aucun  autre  bruit  dans  la 
chambre  que  la  respiration  égale  et  faible  d'Alexis.  J'allumai  la  lampe, 
je  m'assurai  qu'il  dormait,  que  nous  étions  seuls,  que  toutes  les  portes 
étaient  fermées;  je  m'assis  incertain  et  agité.  Puis,  au  bout  de  peu 
d'instans,  je  pris  mon  parti,  je  sortis  de  la  cellule,  sans  bruit,  te- 
nant d'une  main  ma  lampe ,  de  l'autre  une  barre  d'acier  que  j'enle- 
vai à  une  des  machines  de  l'observatoire,  et  je  me  rendis  à  l'église. 

Comment,  moi,  si  jeune,  si  timide  et  si  superstitieux  jusqu'à  ce 
jour,  j'eus  tout  à  coup  la  volonté  et  le  courage  d'entreprendre  seul 
une  telle  chose,  c'est  ce  que  je  n'expliquerai  pas.  Je  sais  seulement 
que  mon  esprit  était  élevé  à  sa  plus  haute  puissance  en  cet  instant, 
soit  que  je  fusse  sous  l'empire  d'une  exaltation  étrange,  soit  qu'un 
pouvoir  supérieur  à  moi  agît  en  moi  à  mon  insu.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain ,  c'est  que  j'attaquai  sans  trembler  la  pierre  du  hic  est,  et  que  je 
l'enlevai  sans  peine.  Je  descendis  dans  le  caveau,  et  je  trouvai  le  cer- 
cueil de  plomb  dans  sa  niche  de  marbre  noir.  M'aidaiit  du  levier  et 
de  mon  couteau,  j'en  dessoudai  sans  peine  une  partie;  je  trouvai,  à 


SPIRIDION.  229 

l'endroit  de  la  poitrine  où  j'avais  dirigé  mes  recherches,  des  lam- 
beaux de  vêtement  que  je  soulevai  et  qui  se  roulèrent  autour  de  mes 
doigts  comme  des  toiles  d'araignée.  Puis,  glissant  ma  main  jusqu'à 
la  place  où  ce  noble  cœur  avait  battu  ,  je  sentis  sans  horreur  le  froid 
de  ses  ossemens.  Le  paquet  de  parchemin ,  n'étant  plus  retenu  par  les 
plis  du  vêtement ,  roula  dans  le  fond  du  cercueil  ;  je  l'en  retirai ,  et,  re- 
fermant le  sépulcre  à  la  hâte ,  je  retournai  auprès  d'Alexis  et  déposai 
le  manuscrit  sur  ses  genoux.  Alors,  un  vertige  me  saisit,  et  je  faillis 
perdre  connaissance;  mais  ma  volonté  l'emporta  encore,  car  Alexis 
dépliait  le  manuscrit  d'une  main  ferme  et  empressée,  et  il  lut  ce  peu 
de  pages. 

LE  MANUSCRIT  DE  SPIRIDION. 

«Combien  j'ai  pleuré,  combien  j'ai  prié,  combien  j'ai  travaillé, 
combien  j'ai  souffert,  avant  de  comprendre  la  cause  et  le  but  de  mon 
passage  sur  cette  terre!  Après  bien  des  incertitudes,  après  bien  des 
remords,  après  bien  des  scrupules,  j'ai  compris  que  j'étais  un  mar- 
tyr. Mais  pourquoi  mon  martyre ,  disais-je ,  et  quel  crime  ai-je  com- 
mis avant  de  naître,  pour  être  ainsi  condamné  au  labeur  et  aux 
gémissemens  depuis  l'heure  où  j'ai  vu  le  jour  jusqu'à  celle  où  je  vais 
rentrer  dans  la  nuit  du  tombeau? 

«  Enfin  ,  à  force  d'implorer  Dieu ,  à  force  d'interroger  l'histoire 
des  hommes,  un  rayon  de  la  vérité  est  descendu  sur  mon  front,  et 
les  ombres  du  passé  se  sont  dissipées  devant  mes  yeux.  J'ai  levé  un 
coin  du  rideau,  et  j'ai  assez  vu  pour  comprendre  que  ma  vie,  comme 
celle  du  genre  humain,  était  une  suite  d'erreurs  nécessaires,  ou, 
pour  mieux  dire,  de  vérités  incomplètes,  conduisant  toutes,  plus  ou 
moins  lentement,  plus  ou  moins  directement,  vers  une  vérité  écla- 
tante ,  vers  une  perfection  idéale.  Mais  quand  se  lèveront-elles  sur  la 
face  de  la  terre ,  quand  sortiront-elles  du  sein  de  la  Divinité ,  les  gé- 
nérations qui  salueront  la  face  auguste  de  la  vérité  et  qui  proclame- 
ront le  règne  de  l'idéal  sur  la  terre?  Je  vois  bien  comment  marche 
l'humanité,  mais  je  ne  vois  ni  son  berceau,  ni  son  apothéose.  Il  me 
semble  que  l'homme  est  une  race  transitoire  entre  la  bête  et  l'ange; 
mais  j'ignore  combien  de  siècles  il  a  fallu  pour  qu'il  passât  de  l'état 
de  brute  à  l'état  d'homme ,  et  je  ne  puis  savoir  combien  de  siècles  il 
lui  faudra  pour  passer  de  l'état  d'homme  à  l'état  d'ange. 

«Pourtant  j'espère,  et  ce  que  je  sens  en  moi  de  force  et  de  calme 
aux  approches  de  la  mort  me  prouve  que  de  grandes  destinées  at- 
tendent l'humanité.  Tout  est  fini  pour  moi  en  cette  vie  ;  je  me  suis 
TOME  xvn.  1.5 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agité  beaucoup  pour  avancer  bien  peu,  j'ai  travaillé  sans  relâche,  et 
je  n'ai  presque  rien  fait.  Cependant  je  meurs  content  après  des 
peines  immenses,  car  j'ai  la  conviction  d'avoir  fait  ce  que  j'ai  pu,  et 
j'ai  la  certitude  que  le  peu  que  j'ai  fait  ne  sera  point  perdu. 

«  Qu'ai-je  donc  fait?  Tu  me  le  demanderas,  ô  toi,  homme  de  l'a- 
venir, qui  chercheras  la  vérité  dans  les  témoignages  du  passé.  Toi 
qui  ne  seras  plus  catholique ,  toi  qui  ne  seras  plus  chrétien ,  tu  de- 
manderas au  moine  couché  dans  la  poussière  compte  de  sa  vie  et  de 
sa  mort.  Tu  voudras  savoir  pourquoi  ses  vœux,  pourquoi  ses  austé- 
rités, pourquoi  sa  retraite,  pourquoi  ses  travaux,  pourquoi  ses 
prières? 

«  Toi  qui  te  retournes  vers  moi,  afin  de  me  demander  ta  route,  et 
de  marcher  plus  vite  vers  le  but  que  je  n'ai  pu  atteindre ,  arrête-toi 
un  instant  encore,  et  tourne-toi  tout-à-fait  vers  le  passé  de  l'huma- 
nité :  tu  la  verras  toujours  forcée  de  choisir  entre  deux  maux  le 
moindre,  et  toujours  commettre  de  grandes  fautes  pour  en  éviter  de 
plus  grandes.  Tu  verras  l'antiquité  partagée  tour  à  tour  entre  le  prin- 
cipe orgiaque  qui  court  à  la  reproduction  nécessaire  et  providentielle 
de  la  race  humaine  par  les  chemins  d'une  licence  effrénée,  et  le 
principe  essénien  qui ,  en  voulant  ramener  les  hommes  à  la  sagesse 
et  à  la  chasteté ,  proclame  la  loi  d'un  célibat  contraire  au  vœu  de  la 
nature  et  aux  fins  de  la  Providence.  Ici,  la  mythologie  profane,  avi- 
lissant l'esprit  à  force  de  diviniser  la  matière;  là,  le  christianisme 
austère,  avilissant  trop  la  matière  pour  relever  le  culte  de  l'esprit. 
Plus  près  de  toi,  tu  vois  la  religion  du  Christ  se  constituer  en  église 
et  s'élever  comme  une  puissance  généreuse  et  démocratique  contre 
la  tyrannie  des  princes.  Regarde  plus  près  encore,  tu  vois  cette  puis- 
sance atteindre  son  but  et  le  dépasser.  Tu  la  vois,  lorsqu'elle  a  soumis 
et  enchaîné  les  princes,  se  liguer  avec  eux  pour  écraser  les  peuples 
et  partager  la  puissance  temporelle.  Alors  tu  vois  le  schisme  élever 
des  étendards  de  révolte  et  prêcher  le  principe  courageux  et  légitime 
de  la  liberté  de  conscience.  Mais  aussi,  tu  vois  cette  liberté  d'inter- 
prétation de  la  doctrine  religieuse  amener  l'anarchie  dans  les 
croyances,  ou,  ce  qui  est  pire,  une  froideur  funeste,  le  dégoût  de 
toute  croyance.  Et  si  ton  ame  ,  ébranlée  par  tant  de  variations  que  tu 
vois  subir  à  l'humanité,  veut  se  frayer  une  route  entre  les  écueils  où 
se  débat,  comme  un  frôle  esquif,  la  vérité  craintive  et  chancelante,  tu 
es  bien  embarrassé  de  choisir  entre  les  philosophes  nouveaux  qui , 
en  prêchant  la  tolérance,  détruisent  l'unité  sociale  et  religieuse,  et 
les  derniers  chrétiens  qui,  pour  conserver  une  société,  c'est-à-dire 


SPIRIDION.  231 

une  religion  et  une  philosophie ,  se  voient  forcés  de  braver  le  prin- 
cipe de  la  tolérance.  Au  temps  où  tu  vivras,  homme  de  l'avenir,  à  qui 
j'adresse  à  la  fois  ma  justification  et  mon  enseignement,  sans  doute, 
la  science  de  la  vérité  aura  fait  un  pas;  songe  donc  à  ce  que  tes  pères 
ont  eu  à  souffrir,  courbés  sous  le  fardeau  de  leur  ignorance  et  de 
leur  incertitude,  en  traversant  ce  désert  aux  limites  duquel  ils  t'ont 
si  péniblement  conduit  !  Et  si  l'orgueil  de  ta  jeune  science  te  fait  con- 
templer avec  un  sourire  de  pitié  les  combats  misérables  où  nous 
avons  consumé  notre  vie ,  arrête ,  et  frémis  en  songeant  à  ce  que  tu 
ignores  encore  et  au  jugement  que  tes  descendans  porteront  de  toi 
et  de  ton  siècle.  Sache-le,  et  apprends  à  respecter  tous  ceux  qui, 
cherchant  sincèrement  leur  route,  ont  erré  sur  des  sentiers  perdus, 
tourmentés  par  l'orage  et  fortement  éprouvés  par  la  main  sévère  du 
Tout-Puissant.  Sache-le  bien ,  et  prosterne-toi ,  car  tous  ceux-là , 
même  les  plus  égarés,  sont  des  saints  et  des  martyrs. 

«  Sans  leurs  conquêtes  et  sans  leurs  défaites,  tu  serais  encore  plongé 
dans  les  ténèbres.  Oui,  leurs  revers  et  leurs  égaremens  même  ont 
droit  à  ton  respect,  car  l'homme  est  faible;  et,  pour  franchir  des 
abîmes,  il  lui  faut  faire  des  efforts  au-dessus  de  sa  nature.  De  là 
vient  que  son  élan  l'entraîne  au-delà  du  but,  lorsque  sa  faiblesse  ne 
l'a  pas  trahi  sur  le  bord  du  précipice.  Quel  est  donc  celui  de  vous 
qui  sera  assez  puissant  et  assez  sage  en  même  temps  pour  dire  à 
son  esprit  ce  que  l'Éternel  a  dit  aux  flots  de  la  mer,  selon  la  Genèse  : 
—  Tu  iras  jusqu'ici ,  et  tu  n'iras  pas  plus  loin  !  —  Homme  de  l'ave- 
nir, si  tu  peux  saluer  de  tels  hommes  autour  de  toi ,  pleure  sur  nous, 
obscurs  travailleurs,  victimes  ignorées,  qui,  par  des  souffrances 
mortelles  et  des  labeurs  inconnus,  avons  préparé  le  règne  de  tes  con- 
temporains! Pleure  sur  moi  qui,  ayant  aimé  la  justice  avec  passion 
et  cherché  la  vérité  avec  persévérance ,  ouvris  les  yeux  pour  la  pre- 
mière fois  au  moment  de  les  fermer  pour  jamais,  et  m'aperçus  que 
j'avais  travaillé  vainement  à  soutenir  une  ruine,  à  m'abriter  sous 
une  voûte  dont  les  fondemens  étaient  écroulés.  Disciple  du  grand 
Bossuet,  j'ai  cru  m'arrêter  sous  l'ombre  de  ce  chêne  robuste;  mais 
j'ai  vu  le  chêne  se  dessécher  au  souffle  de  la  tyrannie  qu'il  avait  pro- 
tégée, et  périr  victime  des  poisons  que  son  écorce  avait  nourris.  J'ai 
compris  que  c'en  était  fait  de  l'église  romaine,  que  l'église  gallicane 
n'avait  point  de  principe  vital,  que  la  religion  du  Christ  était  souillée, 
que  la  doctrine  du  Christ  était  incomplète,  que  le  Christ  devait 
prendre  place  au  panthéon  des  hommes  divins;  mais  que  sa  tâche 
était  accomplie ,  et  qu'un  nouveau  messie  devait  se  lever,  un  nouvel 


^32  REVt  E   DES  îîËIjX  MOxNDES, 

évangile  surgir,  une  loi  nouvelle  réformer,  perfectionner,  remplacer 
l'ancienne  loi.  Et  quand  j'ai  vu  que  je  m'étais  trompé,  que  j'avais 
marché  par  un  rude  chemin  pour  aboutir  à  un  impasse,  le  déses- 
poir s'est  emparé  de  moi,  la  fièvre  s'est  allumée  dans  mon  sang,  mon 
ame  s'est  brisée ,  et  voilà  que  mon  corps  penche  vers  la  tombe.  Mais 
à  cette  heure  solennelle ,  une  vision  bienfaisante  est  venue  me  rendre 
le  calme  et  la  confiance.  Le  Christ  m'est  apparu,  comme  une  ombre 
flottante  suspendue  entre  la  terre  et  le  ciel.  Prosterné  et  comme  af- 
faissé sur  lui-même,  je  l'ai  vu  joncher  de  ses  beaux  cheveux  le  gra- 
vier de  la  montagne,  à  l'heure  de  sa  dernière  prière,  de  sa  dernière 
méditation.  Des  larmes  amères  inondaient  ses  joues  pâles.  Une  sueur 
froide  coulait  sur  ses  membres  exténués.  Il  disait  :  —  Seigneur, 
seigneur,  pourquoi  vous  ôtes-vous  retiré  de  moi?  Vérité,  vérité, 
pourquoi,  à  l'heure  où  je  croyais  vous  saisir,  me  semblez-vous  inac- 
cessible ,  comme  la  cime  d'une  montagne  qui  toujours  grandit  et  se 
perd  dans  les  nuées  à  mesure  qu'on  marche  pour  y  atteindre  !  —  Et 
j'ai  entendu  résonner,  parmi  le  feuillage  des  oliviers  que  blanchis- 
sait la  lune,  une  voix  plus  douce  que  la  brise  de  la  nuit,  plus  har- 
monieuse que  la  voix  de  la  mer  calme  sur  le  rivage  galiléen ,  plus 
mélancolique  que  celle  de  la  cigale,  qui  chante  dans  un  jour  brûlant 
sur  le  figuier  dépouillé  ;  c'était  la  voix  de  l'ange  que  Dieu  envoyait  à 
son  serviteur  bien-aimé.  Et  Jésus  reconnut  cet  ange;  car  c'était  l'es- 
prit de  Moïse,  qui  déjà  lui  était  apparu  une  fois,  et  venait  l'aider 
à  boire  le  calice  d'amertume.  Et  l'esprit  dit  à  Jésus  :  —  Comme  toi, 
j'ai  souffert;  comme  toi,  j'ai  travaillé;  comme  toi,  j'ai  invoqué  le 
Seigneur,  et,  Comme  toi,  j'ai  erré  dans  les  ténèbres  du  doute  et  de 
l'ignorance.  J'ai  salué,  moi  aussi,  des  lueurs  divines;  et  après  avoir, 
comme  toi,  sué  le  sang  et  l'eau  sur  la  montagne  pour  entrer  en  com- 
munion avec  l'Esprit  saint,  j'ai  senti  sur  ma  tête  le  souffle  brûlant 
de  l'inspiration  divine,  et  j'ai  osé  écrire  d'une  main  ferme,  sur  la 
pierre  du  Sinaï,  une  loi  nouvelle  pour  la  race  humaine.  Tu  es  venu, 
non  pour  détruire  mon  œuvre,  mais  pour  le  continuer,  l'épurer  et 
le  sanctifier.  Tu  es  mon  fils;  tu  es  la  chair  de  ma  chair,  l'esprit  de 
mon  esprit.  Sois  béni,  sois  consolé,  sois  fortifié;  car  tu  as  fait  de 
grandes  choses,  et  ton  règne  sera  long  sur  la  terre.  —  Mais  Jésus 
gémissait  encore,  et  il  disait:  —  0  père  de  la  loi  judaïque!  ô  grand 
homme!  ô  philosophe  inspiré!  toi  aussi,  tu  as  fait  de  grandes  choses, 
et  ton  règne  a  été  long  sur  la  terre  ;  et  pourtant  ta  loi  a  fait  aux 
hommes  de  grands  maux.  Tu  n'as  pu  extirper  la  brutalité  de  l'ido- 
lâtrie qu'en  promulguant  des  lois  sanguinaires;  et,  outre  les  effets 


r^ 


7*^  . 


SPIRIDION.  233 

inévitables  de  tes  austères  préceptes,  tes  Uescendans  ont  abusé  du 
pouvoir  sacré,  ils  ont  souillé  la  gloire  de  ton  nom.  Ils  ont  fait  servir 
ta  doctrine  terrible  et  sainte  à  satisfaire  de  honteuses  passions,  des 
vengeances  féroces,  des  ambitions  insensées.  Et  maintenant  tes  suc- 
cesseurs sont  des  scribes,  et  des  pharisiens,  et  des  docteurs  de  la  loi, 
des  fausi^aires,  des  hypocrites  et  des  infâmes,  qui  se  servent  de  ta 
parole  et  de  ton  autorité  pour  arrêter  mes  prédications  et  persécuter 
mes  adeptes. 

«  Alors  la  voix  de  Moïse  répondit  :  —  Ils  s'en  serviront,  ô  mon  fils, 
pour  t'abreuver  d'opprobres,  pour  te  condamner  à  la  mort,  pour  te 
suspendre  à  un  gibet,  toi  et  tes  disciples.  Prends  donc  courage,  car 
mon  esprit  est  avec  toi ,  il  est  en  toi ,  et  tu  es  mon  héritier  sur  la 
terre.  Ton  supplice  va  sanctionner  la  vérité  de  tes  paroles,  et  tu  seras 
la  grande  victime  divinisée  devant  laquelle  deux  mille  générations 
plieront  les  genoux.  Et  cependant  un  jour  viendra  où  ta  loi  aura  le 
même  sort  que  la  mienne,  où  ton  nom  sera  profané  comme  le  mien, 
où  des  pontifes  et  des  rois  se  serviront  de  ta  parole  et  de  ton  autorité 
pour  persécuter,  condamner  à  mort,  et  livrer  aux  plus  affreux  sup- 
plices les  prophètes  nouveaux  qui  viendront  continuer  et  perfec- 
tionner ta  doctrine.  Va  donc  en  paix.  Ceci  est  la  loi  de  l'humanité. 
La  vérité  ne  peut  marcher  qu'escortée  de  l'ignorance  et  de  l'impos- 
ture. Elle  ne  peut  régner  sans  que  ses  ministres  usurpent  son  sceptre 
et  l'assassinent  en  secret  pour  tyranniser  les  consciences  en  son  nom. 
Mais  cette  loi  est  nécessaire  et  ses  effets  sont  providentiels.  Nous 
sommes  des  instrumens  dans  la  main  de  Dieu;  humilions-nous,  et 
gémissons  d'être  la  cause  de  si  grands  maux  ;  mais  aussi  souvenons- 
nous  que  nous  sommes  la  cause  de  plus  grands  biens.  Que  notre  or- 
gueil ne  s'irrite  pas  de  n'avoir  pas  atteint  \ idéal.  Qu'il  nous  suffise 
d'être  sur  la  route.  D'autres  prophètes,  d'autres  messies  viendront, 
et  jamais  ces  grandes  amcs  ne  manqueront  aux  grands  besoins  de 
l'humanité. 

«  Alors,  au  lieu  d'un  ange,  j'en  vis  trois,  qui  abaissaient  leur  vol 
vers  Jésus,  ou  plutôt  c'était  un  ange  triple  qui  résumait  en  lui  Moïse, 
David,  Élie.  Ils  présentaient  aux  lèvres  de  Jésus  une  coupe  d'or, 
symbole  de  liberté  et  de  vérité.  Et  alors  le  Nazaréen  se  leva  fortifié 
et  consolé,  et  il  marcha  vers  ceux  qui  venaient  le  lier  pour  le  conduire 
devant  les  princes  des  prêtres,  et  je  vis  dans  ses  yeux  quelque  chose 
de  divin  qui  me  força  de  me  prosterner  et  de  m'écrier  :  —  0  homme  di- 
vin, ô  fils  de  Dieu!...  Et  il  se  tourna  vers  moi  en  me  disant  :  —  Nous 
sommes  tous  fils  de  Dieu,  nous  sommes  tous  des  hommes  divins, 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  nous  aimons  et  'quand  nous  concevons  la  perfection.  Nous 
sommes  tous  des  messies ,  quand  nous  travaillons  à  amener  son  règne 
sur  la  terre  ;  nous  sommes  tous  des  Christs  quand  nous  souffrons 
pour  elle.  Alors  il  étendit  la  main  pour  me  bénir,  et  je  m'éveillai. 
Mais,  dès  cet  instant,  je  fus  consolé,  et,  m'humiliant  profondément, 
je  ne  maudis  plus  mon  œuvre  et  ne  pensai  plus  à  le  détruire.  Con- 
vaincu que  j'étais  tombé  dans  l'erreur  en  professant  le  catholicisme 
et  en  fondant  un  monastère,  je  me  dis  que  j'avais  obéi  à  une  force 
supérieure ,  et  que  de  ce  couvent ,  le  dernier  peut-être  qui  serait 
fondé  sur  la  terre,  sortiraient  encore  quelques  grands  hommes, 
ou  bien  que  les  vices  des  moines  qui  m'entouraient,  et  dont  j'étais 
si  profondément  blessé,  tourneraient  au  profit  de  la  vérité,  en  ame- 
nant plus  vite  la  destruction  des  couvens  et  la  ruine  du  clergé. 
Et  je  me  suis  dit  encore  que  mes  variations  de  doctrine,  mes 
études,  mes  abjurations,  mon  enthousiasme,  mes  doutes,  mon  dés- 
espoir, ma  mort,  tout  cela  n'était  pas,  comme  il  pouvait  sembler 
aux  esprits  vulgaires,  une  vie  manquée,  des  peines  perdues.  L'homme 
qui,  le  premier,  voulut  bûtir  une  maison,  vit,  sans  doute, bien  des 
fois  s'écrouler  son  ouvrage  mal  assuré.  Peut-être  même  cet  homme 
termina-t-il  sa  vie  sans  avoir  pu  reposer  sa  tête  en  sûreté,  une  seule 
nuit,  sous  la  voûte  élevée  par  ses  mains.  Mais  les  hommes  qui  vin- 
rent après  lui  profitèrent  de  ses  essais  ;  ils  profitèrent  également  de 
ses  fautes  pour  les  éviter;  car  l'expérience  est  le  fruit  qui  tombe  de 
l'arbre  et  dont  la  semence  se  répand  sur  la  terre.  De  même,  quand 
une  maison  s'écroule,  il  est  bon  de  l'étayer  et  de  la  réparer  jusqu'à  ce 
qu'une  nouvelle  maison  ait  été  bâtie.  Ceux  qui  construisent  sur  ses 
ruines  un  palais  splendide,  raillent  ceux  qui  ont  conservé,  le  plus 
long-temps  qu'ils  ont  pu,  le  vieil  édifice.  Et  pourtant  il  est  certain 
que,  sans  l'obstination  de  ces  conservateurs,  les  novateurs  se  seraient 
trouvés  sans  abri. 

«  Mais,  ô  mon  Dieu!  que  la  peine  est  rude,  et  que  le  calice  est 
amer  pour  ceux  qui  travaillent  à  soutenir  des  décombres  et  qui 
meurent  sans  avoir  servi  à  autre  chose  qu'à  creuser  un  tombeau  ! 
0  hommes  du  passé ,  qui  avez ,  comme  moi ,  assisté  aux  funérailles 
d'une  religion  ,  sans  pouvoir  saluer  l'aurore  d'une  religion  nouvelle  ; 
ô  malheureux  ouvriers,  dont  le  ciseau  s'est  brisé  sur  la  pierre  froide 
du  sépulcre  et  dont  les  yeux  n'ont  pu  se  tourner  vers  la  façade  d'un 
nouveau  temple;  combien  votre  agonie  fut  lente  !  combien  votre  ame 
a  défailli  sous  le  poids  du  doute  et  de  la  lassitude!  0  hommes  de  l'a- 
venir, à  qui  de  pareils  tourmens  sont  réservés ,  souvenez-vous  de  vos 


spmiDioN.  235 

frères ,  évoquez  leur  souvenir;  aspirez  les  forces  qu'ils  ont  répandues 
sur  la  terre;  rendez-leur  la  vie  dans  vos  âmes;  faites-les  renaître  en 
vous  et  continuez  leur  ouvrage,  en  formant  une  chaîne  invincible 
entre  le  passé  et  l'avenir.  Heureusement,  Bien  n'abandonne  point 
les  iiifortunés  qu'il  condamne  à  de  tels  travaux.  Quand  le  champ  où 
ils  ont  essayé  de  cultiver  la  raison  et  la  science  s'épuise  et  dépérit 
sous  leurs  mains  débiles,  il  leur  envoie  je  ne  sais  quel  instinct  céleste, 
un  secret  sentiment  du  passé,  un  vague  pressentiment  de  l'avenir, 
qui  leur  rend  la  conscience  de  leur  immortalité.  C'est  parce  que 
l'homme,  avec  le  sentiment  de  l'infini ,  ne  peut  rien  finir  dans  sa  vie, 
que  d'autres  existences  l'attendent  et  d'autres  travaux  le  réclament. 
Est-ce  sur  cette  même  terre,  est-ce,  comme  on  aime  à  le  penser, 
dans  un  monde  meilleur?  Où  que  ce  soit,  c'est  une  récompense 
pour  les  hommes  de  bonne  foi  et  de  bonne  intention.  Quand  ce  ne 
serait  qu'une  réapparition  sur  la  terre  sous  une  nouvelle  forme  hu- 
maine, chaque  génération  n'est-elle  pas  plus  avancée  que  celle  qui 
précède?  Et  n'est-ce  pas  déjà  un  sentiment  d'immortalité,  n'est-ce 
pas  une  jouissance  divine  que  j'éprouve  à  me  dire  que  j'ai  déjà  vécu , 
et  que  cet  instinct  est  une  première  récompense  du  bien  que  j'ai  pu 
faire  dans  une  existence  précédente  sans  espoir  de  récompense? 

«  Quoi  que  tu  veuilles  faire  de  moi ,  ô  mon  Dieu  !  ô  grande  ame  de 
l'univers!  je  t'appartiens  et  je  m'endors  avec  confiance  sur  ton  sein, 
qui  m'a  donné  la  vie  et  qui  peut  me  la  rendre  encore.  Il  me  semble, 
à  mesure  que  mon  existence  me  quitte,  sentir  la  tienne  se  mani- 
fester davantage  et  passer  dans  la  partie  immatérielle  de  mon  être. 
Oui,  je  sens  tressaillir  ton  cœur  ardent  et  fécond.  0  grand  tout,  ô 
grand  amour,  que  j'ai  cherchéà  embrasser  pour  étancher  ma  soif  brû- 
lante! ô  toi  que,  sous  des  noms  divers,  toutes  les  générations  et  tous 
les  peuples  ont  pressenti  et  adoré!  je  rentre  en  toi ,  toujours  altéré 
de  toi ,  et  je  sens,  à  l'horreur  que  le  néant  m'inspire,  que  tu  ne  m'as 
pas  créé  pour  le  néant.  » 

Ici  finissait  le  manuscrit  de  Spiridion.  Quand  Alexis  l'eut  achevé, 
il  se  leva  et  s'écria  d'une  voix  forte  :  Amen!  Puis,  se  jetant  dans  mes 
bras  avec  une  émotion  profonde  :  — Tu  vois  bien  ,  dit-il,  que  c'en 
est  fait  de  nous.  Nous  sommes  une  race  finie,  et  Spiridion  a  été,  à 
vrai  dire,  le  dernier  moine.  0  maître  infortuné!  ajouta-t-il  en  le- 
vant les  yeux  au  ciel,  toi  aussi  tu  as  bien  souffert,  et  ta  souffrance  a 
été  ignorée  des  hommes.  Mais  Dieu  t'a  reçu  en  expiation  de  tes 
erreurs  sublimes,  et  il  t'a  envoyé ,  à  tes  derniers  instans,  l'instinct 


23(>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prophétique  qui  t'a  consolé;  car  ton  grand  cœur  a  dû  oublier  sa  pro- 
pre souffrance  en  apercevant  l'avenir  de  la  race  humaine  tournée  vers 
l'idéal.  Ainsi  donc  je  suis  arrivé  au  même  résultat  que  toi.  Quoique 
ta  vie  ait  été  consacrée  seulement  aux  études  théologiques,  et  que 
la  mienne  ait  embrassé  un  plus  large  cercle  de  connaissances,  nous 
avons  trouvé  la  même  conclusion.  C'est  que  le  passé  est  fini  et  ne 
doit  point  entraver  l'avenir  ;  c'est  que  notre  chute  est  aussi  nécessaire 
que  l'a  été  notre  existence;  c'est  que  nous  ne  devons  ni  renier  l'une, 
ni  maudire  l'autre.  Eh  bien!  Spiridion,  dans  l'ombre  de  ton  cloître 
et  dans  le  secret  de  tes  méditations ,  tu  as  été  plus  grand  que  ton 
maître;  car  celui-ci  est  mort  en  jetant  un  cri  de  désespoir  et  en 
croyant  que  le  monde  s'écroulait  sur  lui ,  et  toi  tu  t'es  endormi  dans 
la  paix  du  Seigneur,  rempli  d'un  divin  espoir  pour  la  race  humaine. 
Oh!  oui,  je  t'aime  mieux  que  Bossuet,  car  tu  n'as  pas  maudit  ton 
siècle,  et  tu  as  noblement  abjuré  une  longue  suite  d'illusions,  incer- 
titudes respectables,  efforts  sublimes  d'une  ame  ardemment  éprise 
de  la  perfection.  Sois  béni ,  sois  glorifié  :  le  royaume  des  cieux  ap- 
partient à  ceux  dont  l'esprit  est  vaste  et  dont  le  cœur  est  simple. 

Il  passa  deux  heures  à  commenter  et  à  m'expliquer  ce  manuscrit; 
puis  il  me  le  remit  avec  ses  propres  écrits,  et  me  dit  de  prendre  les 
précautions  nécessaires  pour  qu'ils  ne  fussent  ni  égarés  dans  les  évè- 
nemens  qui  pouvaient  survenir ,  ni  saisis  par  les  moines.  —  Car  tu 
le  sais,  me  dit-il  en  se  mettant  en  devoir  de  se  lever,  l'heure  est 
venue. 

— Quelle  heure  donc,  lui  dis-je ,  et  que  voulez-vous  faire?  Ces  pa- 
roles ont  déjà  frappé  mon  oreille  cette  nuit,  et  je  croyais  avoir  été  le 
seul  à  les  entendre.  Dites,  maître  ,  que  signifient-elles? 

—  Ces  paroles,  je  lésai  entendiez,  me  répondit-il;  car,  pendant 
que  tu  descendais  dans  le  tombeau  de  notre  maître ,  j'avais  ici  un 
long  entretien  avec  lui. 

—  Vous  l'avez  vu?  lui  dis-je. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vu  la  nuit,  répondit-il,  mais  seulement  le  jour, 
à  la  clarté  du  soleil.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  ni  entendu  en  même  temps  : 
c'est  la  nuit  qu'il  me  parle,  c'ejit  le  jour  qu'il  m'apparaît.  Cette  nuit, 
il  m'a  dit  tout  ce  que  nous  venons  de  lire  et  plus  encore,  et,  s'il  t'a 
ordonné  d'exhumer  le  manuscrit,  c'est  afin  que  jamais  le  doute  n'en- 
trât dans  ton  ame  au  sujet  de  ce  que  les  hommes  de  ce  siècle  appel- 
leraient nos  visions  et  nos  délires. 

—  Délires  célestes,  m'écriai-je,  et  qui  me  feraient  haïr  la  raison  , 
si  la  raison  pouvait  en  anéantir  l'effet!  Mais  ne  le  craignez  pas,  mon 


»      SPIRlDlOiN.  237 

père;  je  porterai  à  jamais  clans  mon  cœur  la  mémoire  sacrée  de  ces 
jours  d'enthousiasme. 

— Maintenant,  viens!  dit  Alexis,  en  se  mettante  marcher  dans  sa 
cellule  d'un  pas  assuré ,  et  en  redressant  son  corps  brisé  avec  la  no- 
blesse et  l'aisance  d'un  jeune  homme. 

— Eh  quoi!  vous  marchez!  vous  êtes  donc  guéri?  lui  dis-je;  ceci 
est  un  prodige  nouveau. 

—  La  volonté  est  seule  un  prodige,  répondit-il,  et  c'est  la  puissance 
divine  qui  l'accomplit  en  nous.  Suis-moi ,  je  veux  revoir  le  soleil , 
les  palmiers ,  les  murs  de  ce  monastère ,  la  tombe  de  Spiridion  et  de 
Fulgence;je  me  sens  possédé  d'une  joie  d'enfant;  mon  ame  déborde. 
Il  faut  que  j'embrasse  cette  terre  de  douleurs  et  d'espérances,  où  les 
larmes  sont  fécondes,  et  que  nos  genoux,  fatigués  de  prières,  n'ont 
pas  creusée  en  vain. 

Nous  descendîmes  au  jardin;  plusieurs  moines  s'y  promenaient. 
En  voyant  passer  Alexis,  qu'ils  croyaient  mourant,  ils  furent  comme 
saisis  d'épouvante,  et  l'un  d'eux  murmura  ces  mots:  —  Les  morts 
ressuscitent ,  cela  présage  quelque  malheur.  —  Oui ,  sans  doute ,  dit 
Alexis  quand  ils  se  furent  éloignés,  cela  présage  un  malheur  pour  vous. 

Il  prit  mon  bras ,  car  il  trouvait  que  je  ne  marchais  pas  assez  vite  , 
et  il  m'entraîna  sous  les  palmiers.  Il  contempla  quelque  temps  la 
mer  et  les  montagnes  avec  délices;  puis,  se  retournant  vers  le  nord  , 
il  me  dit  :  —  Ils  viennent  !  ils  viennent  avec  la  rapidité  de  la  foudre! 

—  Qui  donc?  mon  père. 

—  Les  vengeurs  terribles  de  la  liberté  outragée.  Peut-être  les  re- 
présailles seront-elles  insensées.  Qui  peut  se  sentir  investi  d'une  telle 
mission,  et  garder  le  calme  de  la  justice?  Les  temps  sont  mûrs  ;  il 
faut  que  le  fruit  tombe  ;  qu'importent  quelques  brins  d'herbe  écrasés? 

—  Parlez-vous  des  ennemis  de  notre  pays? 

—  Je  parle  de  glaives  étincelans  dans  la  main  du  dieu  des  armées. 
Ils  approchent,  l'esprit  me  l'a  révélé,  et  ce  jour  est  le  dernier  de  mes 
jours,  comme  disent  les  hommes.  Mais  je  ne  meurs  pas,  je  ne  te 
quitte  pas ,  Angel ,  tu  le  sais. 

—  Vous  allez  mourir,  m'écriai-je  en  m'attachant  à  son  bras  avec 
un  effroi  insurmontable,  oh!  ne  dites  pas  que  vous  allez  mourir!  Il 
me  semble  que  je  commence  à  vivre  d'aujourd'hui. 

—  Telle  est  la  loi  providentielle  de  la  succession  des  êtres  et  des 
choses,  répondit-il.  0  mon  fils,  adorons  le  Dieu  de  l'infini!  Cette 
mer  embrasée  des  feux  du  soleil  est  pour  nos  faibles  yeux  un  spec- 
tacle sublime  ;  mais  ce  rayon  de  l'astre  immense  qui  traverse  l'ira- 

TOME  XVII.  16 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mense  élément  n'est  qu'une  faible  image ,  un  symbole  modeste  des 
splendeurs  incommensurables  qui  s'ouvrent  au-delà  de  cette  vie  pour 
la  pensée  immortelle.  Et  ce  soleil ,  ce  n'est  pas  seulement  un  globe 
igné,  appréciable  aux  combinaisons  de  la  physique;  c'est  l'ame  de 
Galilée  qui  vit  éternellement  pour  nous ,  après  avoir  arraché  à  l'im- 
mensité le  secret  de  ses  lois  ;  c'est  la  pensée  humaine  fécondée  par  la 
pensée  divine  qui  règne  là-haut,  et  qui  plonge  sur  nous  plus  puis- 
sante et  plus  féconde  encore  que  la  chaleur  et  la  lumière  du  monde 
physique.  Cette  pensée  céleste,  où  Dieu  appelle  l'homme  à  une  mys- 
térieuse communion ,  se  retrouve  partout ,  et  c'est  pourquoi  les  yeux 
du  corps  ne  suffisent  pas  pour  admirer  la  nature.  0  Spiridion  !  je  ne 
te  demande  pas  de  m'apparaître  en  ce  jour;  les  yeux  de  mon  ame 
s'ouvrent  sur  un  monde  où  ta  forme  humaine  n'est  pas  nécessaire  à 
ma  certitude;  tues  avec  moi,  tues  en  moi.  Il  n'est  plus  nécessaire 
que  le  sable  crie  sous  tes  pieds ,  pour  que  je  sache  retrouver  ton  em- 
preinte sur  mon  chemin... 

En  ce  moment,  un  bruit  lointain  vint  tonner  comme  un  écho  af- 
faibli sur  la  croupe  des  montagnes ,  et  la  mer  le  répéta  au  loin  d'une 
voix  encore  plus  faible. 

—  Qu'est  ceci,  mon  père?  demandai-je  à  Alexis  qui  écoutait  en 
souriant. 

—  C'est  le  canon ,  répondit-il ,  c'est  le  vol  de  la  conquête  qui  se 
dirige  sur  nous. 

Puis  il  prêta  l'oreille ,  et  le  canon  se  faisait  entendre  régulière- 
ment. —  Ce  n'est  pas  un  combat ,  dit-il ,  c'est  un  hymne  de  victoire. 
Nous  sommes  conquis,  mon  enfant;  il  n'y  a  plus  d'Italie.  Que  ton 
cœur  ne  se  déchire  pas  à  l'idée  d'une  patrie  perdue.  Ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  l'Italie  n'existe  plus,  et  ce  qui  achève  de  crouler 
aujourd'hui,  c'est  l'église  des  papes.  Ne  prions  pas  pour  les  vaincus  : 
Dieu  sait  ce  qu'il  fait ,  et  les  vainqueurs  l'ignorent. 

Comme  nous  rentrions  dans  l'église  ,  nous  fûmes  abordés  brusque- 
ment par  le  prieur  suivi  de  quelques  moines.  La  figure  de  Donatien 
était  bouleversée.  —  Savez-vous  ce  qui  se  passe?  nous  dit-il;  enten- 
dez-vous le  canon?  on  se  bat. 

—  On  s'est  battu  ,  répondit  tranquillement  Alexis. 

—  D'où  le  savez-vous?  s'écria-t-on  de  toutes  parts;  avez-vous 
quelque  nouvelle?  Pouvez-vous  nous  apprendre  quelque  chose? 

—  Ce  ne  sont  de  ma  part  que  des  conjectures ,  répondit-il ,  mais  je 
vous  conseille  de  prendre  la  fuite ,  ou  d'apprêter  un  grand  repas  pour 
les  hôtes  qui  vous  arrivent.... 


SPIRIDION.  239 

Et  aussitôt,  sans  se  laisser  interroger  davantage,  il  leur  tourna  le 
dos  et  entra  dans  l'église.  A  peine  y  étions-nous,  que  des  cris  confus 
se  firent  entendre  au  dehors.  C'était  comme  des  chants  de  triomphe 
et  d'enthousiasme,  môles  d'imprécations  et  de  menaces.  Aucun  cri, 
aucune  menace  ne  répondait  à  ces  voix  étrangères.  Tout  ce  que  le 
pays  avait  d'habitans  avait  lui  devant  le  vainqueur  comme  une  volée 
d'oiseaux  timides  à  l'approche  du  vautour.  C'était  un  détachement 
de  soldats  français  envoyés  à  la  maraude.  Ils  avaient,  en  errant  dans 
les  montagnes,  découvert  les  dômes  du  couvent,  et,  fondant  sur 
cette  proie ,  ils  avaient  traversé  les  ravins  et  les  torrens  avec  cette  ra- 
pidité effrayante  qu'on  voit  seulement  dans  les  rêves.  Ils  s'abattaient 
sur  le  couvent  comme  une  nuée  d'orage.  En  un  instant,  les  portes 
furent  brisées  et  les  cloîtres  inondés  de  soldats  ivres  qui  faisaient  re- 
tentir les  voûtes  d'un  chant  rauque  et  terrible  dont  ces  mots  vinrent 
entre  autres  frapper  distinctement  mon  oreille  : 

Liberté ,  liberté  chérie, 
Combats  avec  tes  défenseurs!... 

J'ignore  ce  qui  se  passa  dans  le  couvent.  J'entendis,  le  long  des 
murs  extérieurs  de  l'église,  des  pas  précipités  qui  semblaient,  dans 
leur  fuite  pleine  d'épouvante ,  vouloir  percer  les  marbres  du  pavé. 
Sans  doute,  il  y  eut  un  grand  pillage,  des  violences,  une  orgie.... 
Alexis,  à  genoux  sur  la  pierre  du  hic  est,  semblait  sourd  à  tous  ces 
bruits.  Absorbé  dans  ses  pensées,  il  avait  l'air  d'une  statue  sur  un 
tombeau. 

Tout  à  coup  la  porte  de  la  sacristie  s'ouvrit  avec  fracas  ;  un  soldat 
s'avança  avec  méfiance  ;  puis ,  se  croyant  seul ,  il  courut  à  l'autel , 
força  la  serrure  du  tabernacle  avec  la  pointe  de  sa  baïonnette,  et 
commença  à  cacher  avec  précipitation,  dans  son  sac,  les  ostensoirs 
et  les  calices  d'or  et  d'argent.  Alors  Alexis,  voyant  que  j'étais  ému, 
se  tourna  vers  moi ,  et  me  dit  :  —  Soumets-toi ,  l'heure  est  arrivée  ;  la 
Providence,  qui  me  permet  de  mourir,  te  condamne  à  vivre. 

En  ce  moment  d'autres  soldats  entrèrent  et  cherchèrent  querelle  à 
celui  qui  les  avait  devancés.  Ils  s'injurièrent  et  se  seraient  battus ,  si 
le  temps  ne  leur  eût  semblé  précieux  pour  dérober  d'autres  objets , 
avant  l'arrivée  d'autres  compagnons  de  pillage.  Ils  se  hâtèrent  donc 
de  remplir  leurs  sacs ,  leurs  shakos  et  leurs  poches  de  tout  ce  qu'ils 
pouvaient  emporter.  Pour  y  mieux  parvenir ,  ils  se  mirent  à  casser , 
avec  la  crosse  de  leur  fusil ,  les  reliquaires ,  les  croix  et  les  flam- 

16. 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beaux.  Au  milieu  de  cette  destruction  qu'Alexis  contemplait  d'un  vi- 
sage impassible ,  le  christ  du  maître-autel ,  détaché  de  la  croix , 
tomba  avec  un  grand  bruit.  Les  soldats  éclatèrent  de  rire ,  et , 
courant  après  les  morceaux  de  cette  statue,  virent  qu'elle  était  seu- 
lement de  bois  doré.  Alors  ils  l'écrasèrent  sous  leurs  pieds  avec  une 
gaieté  méprisante  et  brutale;  et  l'un  d'eux,  prenant  la  tète  du  cru- 
cifié, la  lança  contre  les  colonnes  qui  nous  protégeaient;  elle  vint 
rouler  à  nos  pieds.  Alexis  se  leva,  et ,  plein  de  foi ,  il  dit  : 

—  0  Christ!  on  peut  briser  tes  autels,  et  traîner  ton  image  dans  la 
poussière.  Ce  n'est  pas  à  toi,  fils  de  Dieu,  que  s'adressent  ces  ou- 
trages. Du  sein  de  ton  père ,  tu  les  vois  sans  colère  et  sans  douleur. 
Tu  sais  que  c'est  l'étendard  de  Rome ,  l'insigne  de  l'imposture  et  de 
la  cupidité ,  que  l'on  renverse  et  que  l'on  déchire  au  nom  de  cette 
liberté  que  tu  eusses  proclamée  aujourd'hui  le  premier,  si  la  volonté 
céleste  t'eût  rappelé  sur  la  terre. 

—  A  mort!  à  mort  ce  fanatique  qui  nous  injurie  dans  sa  langue! 
s'écria  un  soldat  en  s'élançant  vers  nous  le  fusil  en  avant. 

—  Croisez  la  baïonnette  sur  le  vieux  inquisiteur!  répondirent  les 
autres  en  le  suivant.  —  Et  l'un  d'eux ,  portant  un  coup  de  baïonnette 
dans  la  poitrine  d'Alexis,  s'écria  :  —  A  bas  l'inquisition! 

Alexis  se  pencha  et  se  retint  sur  un  bras,  tandis  qu'il  étendait 
l'autre  vers  moi,  pour  m'empècher  de  le  défendre.  Hélas!  déjà  ces 
insensés  s'étaient  emparés  de  moi  et  me  liaient  les  mains. 

—  Mon  fils,  dit  Alexis  avec  la  sérénité  d'un  martyr,  nous-mêmes 
nous  ne  sommes  que  des  images  qu'on  brise,. parce  qu'elles  ne  re- 
présentent plus  les  idées  qui  faisaient  leur  force  et  leur  sainteté.  Ceci 
est  l'œuvre  du  destin  ;  soumets-toi ,  ne  fais  aucune  résistance;  Dieu 
t'ordonne  de  vivre 

Puis ,  il  tomba  la  face  contre  terre ,  et  un  autre  soldat ,  lui  ayant 
porté  un  coup  sur  la  tête,  la  pierre  du  hic  est  fut  inondée  de  son 
sang. 

—  0  Spiridion  !  dit-il  d'une  voix  mourante ,  ta  tombe  est  purifiée  ! 
0  Angel  !  fais  que  cette  trace  de  sang  soit  fécondée  !  0  Dieu  !  je  t'aime, 
fais  que  les  hommes  te  connaissent!.... 

Et  il  expira.  Alors  une  figure  rayonnante  apparut  auprès  de  lui ,  et 
je  tombai  évanoui. 

George  Sand. 


L'ARABIE. 


PREJflIERE   PARTIE. 


M.  Fulgence  Fresnel,  savant  orientaliste  français,  résidant  depuis  plu- 
sieurs années  en  Egypte,  s'est  occupé  à  recueillir  des  documens  relatifs  à 
l'histoire  des  Arabes  avant  l'islamisme  (1).  Il  a  publié  plusieurs  extraits  des 
poètes  arabes  antérieurs  à  Mahomet;  on  sait  qu'en  Orient  les  poètes  sont 
d'ordinaire  les  seuls  historiens.  Le  morceau  qu'on  va  lire,  extrait  d'un  ou- 
vrage considérable,  est  à  la  fois  un  tableau  des  mœurs  des  tribus  arabes  et 
un  exposé  de  leur  situation  politique  actuelle. 


Dans  une  lettre  que  j'adressai  en  1836  à  l'Académie  des  Inscriptions 
pour  provoquer  la  publication  du  texte  d'Ibn-Abd-Rabbouh,  je  si- 
gnalais une  section  de  son  ouvrage  intitulé  Woufoûd  (députations) , 
où  l'on  trouve  des  renseignemens  curieux  sur  les  relations  des  anciens 
Arabes  avec  les  rois  de  Perse  de  la  dynastie  Sassanide.  Quelques  per- 
sonnes, en  dedans  et  en  dehors  de  l'Académie,  exprimèrent  le  désir 
de  voir  une  partie  de  ces  documens  traduits  en  français,  et  je  promis , 
à  M.  Molli  en  particulier,  d'en  donner  un  extrait  aussitôt  que  j'aurais 
pu  collationner  deux  copies  du  même  texte.  Cette  condition  étant 
aujourd'hui  remplie ,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  tenir  ma  promesse. 

Le  morceau  que  j'ai  choisi  n'est  réellement  qu'une  amplification  ; 
mais  ,  comme  il  appartient  à  une  époque  très  reculée ,  il  a  pris  rang 

(i)  Lettres  sur  Vhistoire  des  Arabes,  chez  B.  Duprat,  libraire,  rue  du  Cloîlre-Saint- 
Benoît. 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  les  traditions  du  paganisme.  C'est  en  cette  qualité,  et  non 
en  qualité  d'amplification ,  qu'il  nous  est  donné  par  le  compilateur 
de  Cordoue,  sur  l'autorité  du  célèbre  râivî,  Abou'lraoundhir  His- 
châm ,  plus  connu  sous  le  nom  d'Ibn-Alkalbiyy.  Le  tableau  double 
qu'il  nous  offre  de  la  vieille  civilisation  arabe,  considérée  sous  deux 
faces  opposées ,  mais  également  vraies ,  me  paraît  d'ailleurs  une 
bonne  introduction  à  l'étude  de  la  civilisation  moderne,  qui,  sur 
beaucoup  de  points ,  coïncide  avec  l'ancienne.  On  sait  que  les  nations 
de  l'Orient  se  distinguent  des  autres  par  la  persistance  de  leurs  usa- 
ges, et  il  est  vrai  de  dire  qu'il  y  a  en  Arabie  de  vastes  régions  où  les 
mœurs  n'ont  point  changé  dans  un  espace  de  treize  siècles.  Je  suis 
convaincu  que  l'on  peut  se  faire  une  idée  assez  juste  des  Anazèh  (au 
nord  de  la  péninsule)  et  des  Arabes  Yâfè  (les  maîtres  actuels  du  Ha^ 
dramant)  en  lisant  ce  que  j'ai  retracé  de  l'histoire  des  Arabes  avant 
l'islamisme.  Ces  deux  grands  peuples  Anazèh  et  Yàfè ,  derniers  repré- 
sentans  de  l'indépendance  arabe  et  de  la  majesté  abrahamique ,  sé- 
parés l'un  de  l'autre  par  un  espace  immense  et  d'innombrables  tribus 
étrangères  à  leur  nationalité,  ces  deux  grands  peuples  qui  s'ignorent 
l'un  l'autre,  quoiqu'ils  parlent  la  môme  langue,  sont  cependant  bien 
loin  d'offrir  une  ressemblance  parfaite;  mais  ils  n'en  sont  pas  moins 
très  arabes,  chacun  dans  leur  sens  seulemetit:  —  chez  Yafè,  c'est  le 
principe  vindicatif  qui  domine ,  —  chez  Anazèh  le  principe  généreux. 
—  Quant  aux  tribus  qui  ont  subi  des  invasions,  et  se  sont  trouvées  en 
contact  forcé  avec  les  Turcs ,  elles  sont  déchues  de  soixante  pour  cent. 

J'ai  eu  pour  le  texte  d'Ibn-Abd-Rabbouh,  dont  je  donne  aujour- 
d'hui la  traduction,  deux  manuscrits,  dont  l'un  est  ma  copie  du 
Kitâb-alic/ul ,  et  l'autre  une  compilation  de  peu  de  valeur,  une  sorte 
d'histoire  universelle  en  un  volume,  où  le  texte  du  Cordouan  se  trouve 
inséré  en  entier.  Je  me  propose  de  l'envoyer  au  Journal  asiatique, 
afin  qu'on  puisse  le  comparer  avec  celui  de  l'exemplaire  barbaresque 
récemment  acquis  par  la  Bijjliothèquc  du  roi. 

En  lisant  la  version  suivante,  il  faut  se  reporter  au  commencement 
du  vu"  siècle  de  notre  ère.  Des  deux  personnages  que  le  rûwî|met 
en  scène,  l'un  est  Khosrou-Parwîz,  petit-fils  de  Khosrou-Anouschir- 
wân,  ou  Chosroès-le-Grand ,  roi  de  Perse;  l'autre  est  un  petit  prince 
arabe  nommé  Noumàn ,  et  surnommé  Abou-Ckàboùs,  qui  régnait 
sur  les  tribus  de  l'est,  autant  qu'on  peut  régner  sur  des  Bédouins, 
mais  relevait  du  roi  de  Perse.  Sa  résidence  était  à  Hîrah,  ville  située 
au  bord  de  l'Euphrate.  Le  prince  himyarite  (ou  homérite)  dont  ces 
deux  personnages  font  mention ,  est  Sayf,  fils  de  Dhou-Yazan ,  roi 


l'arabie.  243 

du  Yaman,  qui ,  chassé  de  ses  états  par  les  Éthiopiens,  vint  implorer 
le  secours  de  Chosroès-le-Grand.  Selon  Aboul-Féda,  ce  fut  à  l'aide 
des  auxiliaires  persans  qu'il  reconquit  son  royaume;  mais,  selon 
Tsoumàn ,  l'un  de  nos  interlocuteurs,  ce  seraient  les  Arabes  du  désert 
qui  auraient  délivré  le  Yaman  du  joug  éthiopien. 

Extrait  du  Kitâb-Âliclcd. 

Suivant  Alckatàmiyy,  qui  s'appuyait  de  l'autorité  d'Ibn-Alkalbiyy, 
Noumân ,  roi  de  Ilîrah ,  se  trouvait  à  la  cour  du  roi  de  Perse  en 
môme  temps  que  les  ambassadeurs  de  Byzance ,  de  l'Inde ,  de  la 
Chine,  etc.  Ces  étrangers  discourant  à  qui  mieux  mieux  de  la  puis- 
sance de  leurs  maîtres,  du  nombre  de  leurs  places  fortes,  de  la  gran- 
deur et  de  l'opulence  de  leurs  villes ,  Noumûn  prit  à  son  tour  la  pa- 
role, et  se  mit  à  exalter  les  Arabes  au-dessus  de  tous  les  peuples  du 
monde,  y  compris  les  Perses. 

L'orgueil  impérial  de  Chosroès  fut  offensé  de  cette  prétention. 
«  Noumàn ,  dit-il  au  roi  de  Hîrah ,  j'ai  été  à  même  de  comparer  l'état 
civil  et  politique  des  Arabes  avec  celui  des  autres  peuples  dont  je 
reçois  annuellement  les  députations.  —  Or,  j'ai  remarqué  chez  les 
Grecs  un  bel  ensemble,  une  puissance  politique  du  premier  ordre, 
une  multitude  de  villes  grandes  et  petites,  de  superbes  édifices,  et 
une  religion  [mie  loi]  qui  détermine  le  licite  et  l'illicite,  réprime 
l'insolence  et  bride  la  témérité.  —  J'ai  trouvé  les  Hindous  en  posses- 
sion d'une  partie  de  ces  avantages  et  de  beaucoup  d'autres,  tels  qu'un 
pays  bien  arrosé,  une  immense  richesse  végétale,  des  fruits  exquis, 
des  parfums,  une  population  considérable,  une  industrie  merveil- 
leuse, des  mœurs  douces,  des  préceptes  d'une  haute  sagesse  [de 
grands  sijstèmes  pliilosophiqucs),  des  méthodes  de  calcul  parfaite- 
ment exactes  (1).  — Chez  les  Chinois,  j'ai  admiré  la  puissance  du  lien 
social,  la  multitude  et  la  perfection  des  arts  manuels,  des  machines 
de  guerre  (  de  C artillerie  (2)  )  et  des  ouvrages  en  fer.  —  Enfin ,  chez 
tous  ces  peuples,  je  vois  un  gouvernement  régulier  :  tous  obéissent 
à  un  roi,  —  Les  Turcs  même  et  les  Khazars  [des  bords  de  la  mer  Cas- 
pienyie) ,  nonobstant  leur  pénurie,  la  stérilité  de  leurs  campagnes,  le 

(1)  Ce  passage  est  précieux  à  cause  de  son  ancienneté.  Il  confirme  l'opinion,  admise  au- 
jourd'hui par  quelques  savans,  que  l'algèbre  n'est  point  une  invention  dos  Arabes,  comme 
l'ont  cru  presque  tous  nos  géomètres,  mais  un  emprunt  fait  par  les  Arabes  aux  Hindous. 

(2)  Dans  un  mémoire  lu  par  feu  M.  Abel  Rémusat  à  l'Académie  des  Inscriptions  ,  ce  savant 
prouva  d'une  manière  très  plausible  qu'il  y  avait  des  bouches  à  feu  dans  l'armée  lartaro-chi- 
noise  qui  envahit  l'est  del'Europe,  vers  le  commencement  du  xiii<'  siècle. 


W*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petit  nombre  de  leurs  places  fortes,  et  le  dénument  où  ils  vivent  des 
premiers  dons  de  la  civilisation ,  de  bonnes  habitations  et  de  bons 
habits  ;  —  malgré  cette  infériorité ,  les  Turcs  et  les  Khazars  ont ,  en 
commun  avec  les  peuples  dont  je  viens  de  parler,  l'avantage  d'obéir 
à  un  roi ,  qui  les  rassemble  autour  de  lui ,  et  veille  à  leur  salut.  — 
Mais  quant  aux  Arabes,  je  cherche  en  vain  chez  eux  une  seule  de  ces 
bonnes  choses.  Je  ne  leur  vois  ni  spirituel,  ni  temporel,  ni  force,  ni 
stabilité  ;  et  rien  ne  prouve  mieux  la  bassesse  de  leur  rang  dans  l'é- 
chelle des  familles  humaines  que  le  genre  de  vie  qu'ils  ont  choisi, 
genre  de  vie  peu  différent  de  celui  des  bètes  fauves  et  des  oiseaux  de 
proie,  avec  lesquels  ils  font  société.  Ajoute  à  cela  qu'ils  tuent  leurs 
enfans  au  berceau ,  de  peur  de  les  voir  mourir  de  faim  ;  qu'ils  se  font 
perpétuellement  la  guerre  de  tribu  à  tribu,  et  s'entrepillent  et  s'en- 
tr'égorgent  pour  avoir  de  quoi  manger;  qu'ils  sont  déshérités  de 
foutes  les  jouissances  de  la  vie  :  beaux  habits,  bonne  cuisine,  bons 
vins,  divertissemens,  toutes  choses  inconnues  aux  Arabes.  C'est  au 
point  que  ceux  d'entre  eux  qui  se  piquent  de  délicatesse  et  tiennent 
au  plaisir  de  la  table ,  n'ont  rien  trouvé  de  plus  exquis  que  la  viande 
(le  chameau,  viande  lourde,  de  mauvais  goût,  et  qui  engendre  une 
maladie  particulière  [une  éruption  cutanée).  —  Si  quelque  Bédouin 
s'est  trouvé  dans  le  cas  de  recevoir  un  étranger  sous  sa  tente ,  et  de 
lui  offrir  un  morceau ,  on  en  parle  dans  le  désert  comme  d'une  action 
sublime;  les  poètes  arabes  vantent  à  toute  outrance  la  généreuse 
hospitalité  du  Bédouin  :  c'est  une  gloire  pour  sa  tribu.  —  Voilà  les 
Arabes,  ô  Noumân  !  Je  dois  cependant  faire  une  exception  en  faveur 
de  cette  famille  des  Taiionkhiûcs  [la  faini/Ic  hiimjarite  gui  répiait 
sur  le  Yaman  au  commencement  de  l' islamisme],  dont  mon  aïeul 
[Chosroès-le-Grand]  a  relevé  le  sceptre  et  posé  l'empire  sur  des 
bases  solides,  qu'il  a  délivrée  de  son  ennemi  (  rusurpateur  éthio2)ien), 
et  qui,  jusqu'à  ce  jour,  conserve  tous  ses  avantages.  On  voit  d'ail- 
leurs, dans  ses  états,  quelques  monumens,  des  villes  fortes,  des  cités 
florissantes  ;  enfin ,  quelque  chose  d'analogue  aux  ouvrages  humains. 
Mais  pour  vous  autres  Bédouins,  cancres,  hères  et  pauvres  diables, 
j'aurais  cru  que  la  conscience  de  votre  misère  vous  eût  engagés  à 
vous  effacer,  autant  que  possible,  en  présence  de  ceux  qui  jouissent 
de  tous  les  avantages  dont  vous  êtes  privés.  Point!  Vous  vous  re- 
dressez, vous  vous  glorifiez ,  vous  aspirez  à  la  prééminence!  Voilà 
«e  qu'on  ne  peut  tolérer.  » 

ISoumân  répondit  : 

«  Que  Dieu  accroisse  la  prospérité  de  ton  empire  !  Il  est  sur  la 


l'arabie.  245 

terre  une  nation  que  ses  brillantes  destinées  placent  au-dessus  de  tout 
parallèle,  et  c'est  celle  que  tu  gouvernes.  Cette  nation  à  part,  j'ai 
réponse  à  toutes  les  accusations  du  roi ,  et  crois  pouvoir  établir  la  su- 
périorité des  Arabes ,  sans  contradiction  ni  démenti  donné  aux  paroles 
royales.  Rassure-moi  contre  les  effets  de  ta  colère,  et  je  m'expliquerai. 

—  Parle,  dit  Chosroès,  tu  n'as  rien  à  craindre. 

—  En  ce  qui  concerne  ton  peuple ,  reprit  Noumân ,  on  ne  peut  lui 
contester  la  prééminence.  Il  a  tout  pour  lui ,  les  dons  de  l'intelligence, 
un  vaste  territoire ,  une  grandeur  politique  universellement  sentie  , 
enfin  la  faveur  insigne  que  Dieu  lui  a  faite  de  vivre  sous  tes  lois  et  les 
lois  de  tes  ancêtres.  Mais  après  cette  nation,  que  tant  d'avantages 
mettent  hors  de  ligne,  je  n'en  vois  pas  une  qui  puisse  supporter  la  com- 
paraison avec  les  Arabes ,  pas  une  sur  qui  les  Arabes  ne  l'emportent. . . 

—  Ne  l'emportent!  Et  en  quoi?  interrompit  Chosroès. 

—  En  indépendance ,  en  beauté ,  noblesse ,  générosité  ,  poésie  et 
proverbes ,  force  et  pénétration  d'esprit ,  en  dédain  de  tout  ce  qui  est 
bas,  horreur  de  toute  espèce  de  joug,  probité,  fidélité  aux  engage- 
mens.  Libres  comme  l'air,  ils  sont,  depuis  des  siècles,  les  hôtes  et  les 
amis  des  Chosroès,  de  ces  grands  rois  qui  ont  conquis  tant  de  pro- 
vinces, parqué  tant  d'esclaves,  mené  tant  d'armées  à  la  victoire  et 
fondé  un  si  vaste  empire.  Ces  illustres  monarques  se  sont  contentés 
de  l'amitié  des  Arabes  et  n'ont  cessé  de  les  honorer;  car  nul  ne 
fut  assez  téméraire  pour  attenter  à  leur  indépendance.  —  Leurs 
chevaux  sont  leurs  forteresses,  la  terre  est  leur  lit,  le  ciel  leur  toit; 
pour  remparts  ils  ont  leurs  sabres,  pour  attirail  de  guerre  la  con- 
stance, bien  différens  des  autres  peuples,  dont  la  force  et  la  défense 
sont  représentées  par  des  monceaux  de  pierre  et  de  boue,  des  fossés 
et  des  tours.  —  Quant  à  leurs  personnes,  il  suffit  de  les  voir  pour  les 
préférer  aux  Hindous  à  la  peau  brûlée  ,  aux  Chinois  informes  et  cha- 
fouins ,  aux  Turcs  à  la  face  repoussante  (1) ,  aux  Grecs  si  vermeils 
qu'on  les  prendrait  pour  des  écorchés.  —  Leurs  généalogies ,  qui  sont 
leurs  titres  de  noblesse,  et  l'importance  qu'ils  y  attachent,  suffiraient 
pour  les  distinguer  de  toutes  les  autres  nations.  Car  vous  ne  trouve- 
rez pas  un  peuple,  en  dehors  de  l'Arabie,  qui  n'ait  oubhé  une  portion 
énorme  de  ses  origines,  à  tel  point  que  si  vous  demandez  à  un  autre 
qu'à  un  Arabe  le  nom  de  son  bisaïeul  ou  seulement  de  son  aïeul ,  il  y 
a  tout  à  parier  qu'il  ne  pourra  pas  vous  le  dire.  Par  contre ,  vous  ne 
trouverez  point  chez  nous  un  seul  homme  qui  ne  puisse  nommer  sei> 

(<)  Il  s'agit  ici  des  Turcs  orientaia  ,  qui  onl  le  type  tartare. 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ancêtres ,  jusqu'à  la  vingtième  génération ,  sans  omettre  un  seul 
degré.  C'est  par  ce  moyen  qu'ils  conservent  le  souvenir  du  passé  et 
la  connaissance  de  leurs  affinités,  en  sorte  que  chez  les  Bédouins 
personne  ne  peut  s'imposer  à  une  autre  famille  que  la  sienne,  ni  pré- 
tendre à  un  autre  qu'à  son  père.  —  La  générosité,  et  particulièrement 
la  générosité  hospitalière ,  est  une  vertu  arabe;  le  pauvre  Bédouin , 
qui  ne  possède  en  ce  monde  qu'une  chamelle  et  son  petit ,  sur  quoi 
repose  toute  sa  subsistance ,  recevant  inopinément  un  voyageur 
anuité ,  qui  se  contenterait  d'une  bouchée  arrosée  d'une  gorgée  de 
lait,  n'hésite  pas  à  faire  à  l'étranger  le  sacrifice  de  sa  chamelle,  et 
consent  à  perdre  tout  son  temporel  pour  acquérir  en  échange  le  re- 
nom d'homme  généreux,  d'homme  qui  traite  bien  son  monde.  —  Leur 
langue ,  avec  tout  ce  qui  s'y  rattache ,  poésie ,  maximes  philosophi- 
ques ,  etc.,  est  un  des  plus  beaux  présens  que  le  ciel  ait  faits  à  la  terre. 
Rien  de  plus  nombreux,  de  plus  varié,  de  mieux  cadencé  que  la 
poésie  arabe;  rien  de  plus  doux  à  l'oreille  que  ses  rimes;  c'est  la  per- 
fection du  langage  métrique.  Ajoutez  à  cela  l'intelligence  du  poète  et 
des  auditeurs,  qui  ont  tous  des  connaissances  pratiques ,  savent  lancer 
un  proverbe  dans  l'avenir,  excellent  dans  les  descriptions,  et  trouvent 
dans  leur  répertoire  de  mots  ce  que  l'on  chercherait  vainement  dans 
tout  autre.  —  Leurs  chevaux  sont,  d'un  consentement  universel ,  les 
plus  beaux  chevaux  du  monde,  leurs  femmes  sont  les  plus  chastes  des 
femmes,  leurs  vêtemens  les  plus  gracieux  qui  se  puissent  imaginer, 
leurs  mines  des  mines  d'or  et  d'argent,  les  cailloux  de  leurs  montagnes 
des  onyx,  leurs  dromadaires  la  meilleure  monture  de  voyage ,  la  seule 
avec  laquelle  on  puisse  traverser  un  désert. — Quant  à  leur  religion  et 
aux  lois  qui  en  dérivent,  ils  les  environnent  d'un  respect  profond  et 
s'y  soumettent  avec  une  obéissance  absolue.  Ils  ont  des  mois  sacrés 
[mois  de  trêve) ,  un  territoire  sacré  [où  le  meurtre  est  interdit] ,  une 
maison  [tm  temple,  la  Kabah)  où  ils  se  rendent  en  pèlerinage ,  célè- 
brent leurs  mystères  et  immolent  leurs  victimes.  Là ,  un  Arabe  ren- 
contrera le  meurtrier  de  son  père  ou  de  son  frère  ;  il  ne  tiendra  qu'à 
lui  de  se  venger,  et  pourtant  il  n'en  fera  rien,  parce  que  l'honneur 
et  la  religion  lui  interdisent  la  vengeance  sur  le  territoire  sacré.  — 
En  ce  qui  concerne  leur  bonne  foi  et  la  sainteté  de  leurs  engagemens, 
il  suffira ,  pour  en  donner  une  idée ,  de  dire  qu'ils  se  croient  liés  par 
un  regard ,  par  un  geste,  dont  le  sens  est  connu,  —  à  tel  point  que 
l'obligation  née  de  ce  geste  ne  peut  finir  qu'avec  la  vie  de  celui  qui 
l'a  contractée.  Un  Arabe,  faisant  un  emprunt,  ramassera  une  bûchette 
à  l'endroit  où  il  se  trouve,  et  la  donnera  en  gage  au  créancier,  et  le 


l'arabie.  247 

créancier  s'en  contentera,  parce  qu'il  sait  que  cette  bûchette  vaut  une 
obligation  par-devant  témoins.  —  Un  homme  du  désert  apprend  que 
quelqu'un ,  après  avoir  invoqué  sa  protection ,  est  tombé  sous  le  coup 
d'un  ennemi ,  loin  du  lieu  où  se  trouvait  le  protecteur  invoqué  : 
celui-ci  se  croit  tenu  de  poursuivre  le  meurtrier  jusqu'à  extinction 
de  la  tribu  d'où  le  coup  est  parti ,  ou  de  la  tribu  outragée  dans  son 
protectorat.  —  Un  homicide ,  un  homme  poursuivi  par  la  haine  ou  la 
justice ,  vient  se  réfugier  dans  une  famille  avec  laquelle  il  n'a  aucune 
relation  de  parenté ,  où  l'on  n'avait  jamais  entendu  parler  de  lui. 
N'importe  ;  il  est  accueilli.  De  ce  moment,  la  vie  du  réfugié  devient 
pour  cette  famille  quelque  chose  de  plus  précieux  que  la  vie  de  ses 
membres,  et  ses  intérêts  passent  avant  les  leurs.  —  Quant  au  reproche 
que  tu  fais  aux  Arabes  de  tuer  leurs  enfans  au  berceau  pour  ne  pas 
les  voir  mourir  de  faim,  il  faut  observer  que  les  seuls  enfans  du  sexe 
féminin  sont  exposés  à  une  mort  violente,  et  que  le  motif  qui  engage 
quelques  parens  à  s'en  défaire  est  —  ou  la  crainte  qu'une  fille  en 
grandissant  ne  devienne  l'opprobre  de  sa  famille ,  —  ou  une  jalousie 
outrée ,  une  pudeur  excessive ,  qui  n'est  pas  rare  chez  les  Arabes. 
L'homme  qui  marie  sa  fille  a  honte  de  la  livrer  à  son  époux  ;  il  lui  est 
pénible  de  voir  passer  son  enfant  dans  les  bras  d'un  étranger  qui  aura 
le  droit  de  la  fouler.  — Tu  as  dit  que  le  mets  le  plus  exquis  des  Arabes 
est  la  viande  de  chameau,  et  tu  l'as  représentée  comme  une  nourri- 
ture grossière.  Apprends,  ô  roi,  que  si  la  plupart  des  Bédouins  rejet- 
tent les  autres  viandes ,  c'est  qu'ils  les  jugent  fort  inférieures  à  celle 
du  chameau  :  ce  que  vous  estimez,  ils  le  méprisent,  et  voilà  tout. 
Le  chameau  représente  à  la  fois  leur  monture  et  leur  nourriture. 
Sous  ce  dernier  aspect,  il  leur  offre  le  lait  le  plus  délicat  que  l'on 
connaisse,  et  la  viande  la  plus  abondante,  la  plus  succulente,  la  plus 
grasse,  la  plus  tendre  et  la  plus  salutaire;  car,  sous  quelque  rapport 
qu'on  la  compare  aux  autres  viandes ,  on  reconnaît  que  l'avantage 
est  de  son  côté.  —  Les  guerres  intestines ,  les  courses  déprédatrices 
de  tribu  à  tribu ,  constituent  l'existence  normale  des  Arabes ,  et  il  est 
certain  qu'ils  préfèrent  cet  état  violent  à  un  gouvernement  régulier 
dont  la  première  condition  serait  d'obéir  à  un  roi.  Mais  cette  préfé- 
rence prouve  en  leur  faveur;  car  si  les  autres  sociétés  se  soumettent 
à  l'autorité  d'un  seul  homme,  c'est  de  leur  part  un  aveu  de  faiblesse. 
Les  individus  dont  ces  sociétés  se  composent  ne  lui  confèrent  la 
puissance  souveraine  que  parce  qu'ils  se  sentent  incapables  de  se 
gouverner  eux-mêmes ,  de  se  faire  respecter  les  uns  des  autres  et  de 
l'étranger.  La  crainte  d'être  envahis  les  engage  à  se  donner  pour 


2^8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  un  de  leurs  grands ,  c'est-à-dire  un  des  hommes  les  plus  con- 
sidérables et  les  plus  capables  de  leur  société.  Il  leur  rend  la  justice 
et  commande  leurs  armées ,  et  sa  noblesse  est  mise  fort  au-dessus 
de  celle  des  autres ,  ou  plutôt  il  est  le  seul  homme  de  son  royaume 
en  qui  résident  noblesse  et  dignité.  Mais  dans  les  sociétés  arabes,  rien 
de  si  commun  que  les  vertus  royales.  La  générosité ,  la  droiture ,  la 
grandeur  d'ame  et  le  courage  sont  chez  eux  des  qualités  si  vulgaires, 
qu'ils  se  disent  tous  rois.  Pas  un  qui  consente  à  payer  tribut  à  qui 
que  ce  soit,  ou  dont  l'ame  ne  se  soulève  à  la  pensée  d'une  soumission 
qu'il  assimile  à  l'esclavage.  —  Après  avoir  exprimé  ton  opinion  sur 
les  Arabes  considérés  en  masse ,  tu  as  fait  une  exception  en  faveur 
de  ceux  du  Yaman.  0  Kiorâ!  (1)  ton  aïeul  et  ton  père  (2)  savaient  ce 
que  vaut  un  roi  de  Himyar,  et  le  roi  de  Himyar  (3)  sait  ce  que  valent 
les  Arabes  du  désert.  Vaincu  par  l'Éthiopien  et  chassé  de  son 
royaume,  quand  le  roi  de  Himyar  vint  implorer  le  secours  de  ton 
aïeul,  il  lui  parut  si  chétif,  que  le  grand  Anouschirwân  ne  daigna 
point  armer  pour  lui.  Alors  il  se  tourna  vers  ses  voisins  du  désert , 
qui ,  fort  heureusement  pour  lui ,  répondirent  à  son  appel  ;  car,  s'il 
n'eût  trouvé  chez  eux  des  gens  capables  de  faire  le  coup  de  lance, 
de  harceler  les  ahhrdr  { les  Persans)  et  de  charger  à  fond  les  kouffàr 
[les  Éthiopiens] ,  il  n'eût  jamais  revu  ses  états.  » 

Chosroès  admira  l'éloquence  de  j\oumân ,  et  lui  fit  donner,  en  le 
congédiant,  un  habillement  complet  tiré  de  la  garde-robe  impériale. 

Ce  tableau,  tracé  il  y  a  douze  siècles,  est  encore  ressemblant 
(sauf  un  seul  trait,  l'infanticide)  partout  où  les  Turcs  n'ont  point 
pénétré ,  c'est-à-dire  sur  un  territoire  égal  à  la  somme  des  super- 
ficies de  la  France,  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre.  On  peut  môme 
dire  que  le  type  originel  n'est  pas  complètement  effacé  sur  les  points 
où  l'invasion  s'est  assise  victorieuse. 

La  puissance  de  Mohammed-Aly  s'étend  du  nord  au  sud  de  l'Arabie 
sur  une  longueur  presque  entièrement  littorale  de  cinq  à  six  cents 
lieues  communes  de  France,  mais  manque  de  profondeur,  si  ce  n'est 
de  Médine  à  Deriyyèh,  capitale  des  Wahhâbites  orientaux.  C'est  une 
ligne  dans  le  sens  géométrique,  une  véritable  puissance  linéaire ,  du 

(1)  Kiorâ  est  la  forme  arabe  du  nom  persan  Khosrou,  dont  les  Grecs  de  Byzance  ont  fait 
i:hoxroès. 

(2)  L'aïeul  du  roi  est  Khosrou-Anouschirwân  ou  Chosroès-le-Grand ,  et  son  père  est 
Hourmouz  ou  Hormisdas  IV. 

(5)  Le  roi  de  Himyar  est  Sayf,  fils  de  Dhou-Yazan.  Selon  Aboulfeda,  les  secours  accordés 
à  ce  prince  par  le  roi  de  Perse  se  bornèrent  à  quelques  centaines  de  malfaiteurs  ramassés 
dans  les  prisons. 


l' ARABIE.  249 

milieu  de  laquelle  part  une  autre  ligne  qui  divise  l'Arabie  de  l'ouest 
à  l'est,  et  cherche  le  golfe  Persique.  Dans  l'intérêt  de  tous  comme 
dans  le  sien ,  Mohammed-Aly  devrait  se  contenter  de  la  première.  Il 
est  bien  évidemment  le  gardien  obligé  des  deux  villes  saintes,  la 
Mecque  et  Médine,  et  le  gendarme-né  des  deux  grandes  routes  qui  y 
aboutissent,  l'une  d'Egypte,  l'autre  de  Syrie.  Mais  je  me  hâte  d'ob- 
server que  ces  deux  grandes  routes ,  parallèles  sur  les  trois  quarts  de 
leur  longueur,  peuvent  se  réduire  à  une  seule,  à  partir  de  l'Ackabali 
au  nord  du  golfe  élanitique,  ce  qui  n'allongerait  que  d'une  quantité 
insignifiante  le  voyage  des  pèlerins  de  Damas.  — Aujourd'hui,  les 
comrnunications  sont  parfaitement  libres  entre  le  Caire  et  la  Mecque, 
et  la  route  est  si  sûre,  qu'un  voyageur  européen ,  sans  autre  escorte 
que  son  guide  et  sans  autre  arme  offensive  ou  défensive  que  le  cour- 
bàdje  qui  lui  sert  à  accélérer  l'amble  de  son  dromadaire ,  peut  aller 
de  relais  en  relais,  depuis  les  bords  du  Nil  jusque  dans  le  cœur 
du  Hidjâz,  jusqu'à  Tâïf,  le  jardin  de  la  Mecque,  aussi  tranquille- 
ment qu'il  pourrait  faire  trois  cents  lieues  en  Europe,  à  travers  les 
contrées  où  la  police  est  véritablement  protectrice. 

Les  tribus  échelonnées  sur  le  littoral  occidental,  depuis  l'Ackabah 
jusqu'à  Djeddah,  terme  de  mon  premier  voyage  en  Arabie,  sont 
réduites  à  un  territoire  si  aride,  si  improductif,  que  de  tous  temps 
elles  ont  dû  chercher  un  supplément  de  bien-être  dans  le  droit  évi- 
dent et  imprescriptible  (aux  yeux  du  Bédouin)  de  rançonner  les 
caravanes ,  et  en  général  elles  l'ont  exercé  avec  succès.  Mais  ici-bas 
le  fait  l'emporte  sur  le  droit,  et  si ,  comme  à  présent,  il  n'y  a  plus 
de  voyageur  à  dévaliser,  plus  de  caravane  à  rançonner,  il  ne  reste 
aux  Hawâïtât,  aux  BéH,  aux  Djouhaynah,  auxHarb,  que  la  res- 
source des  temps  héroïques,  c'est-à-dire  les  ighârât  (expéditions), 
ou ,  comme  on  dit  aujourd'hui  chez  les  Béli ,  le  nahh  (  la  dépréda- 
tion ) ,  par  quoi  il  faut  entendre  des  courses  lointaines  et  périlleuses, 
ayant  pour  objet  d'enlever  le  plus  de  chameaux  que  l'on  peut  aux 
tribus  avec  lesquelles  on  n'est  point  en  relations  d'amitié.  Nos  Bé- 
douins de  la  grande  route  du  Haddj  ne  s'en  font  pas  faute  et  je  le 
conçois  ;  car  les  profits  licites  qu'ils  peuvent  obtenir  en  qualité  de 
chameliers  (et  ce  sont  les  seuls)  ne  suffisent  point  à  la  satisfaction 
de  leurs  besoins.  La  location  de  leurs  chameaux  couvre  à  peine 
l'achat  du  riz  qui  forme  la  base  de  leur  nourriture;  et  quoique  leur 
équipement  n'ait  rien  de  somptueux ,  je  ne  sais  où  ils  trouvent  de 
quoi  l'entretenir.  Voilà  les  hommes  que  Mohammed-Aly  a  mis  à  la 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raison.  Il  a  eu  fort  à  faire  avec  ceux  de  la  montagne  de  Yanbo ,  qui 
font  partie  de  la  grande  famille  de  Harb,  et  occupaient  un  poste  jugé 
inexpugnable  par  le  fameux  Saoûd  ;  mais  enfin  le  lieutenant-général 
du  vice-roi  dans  le  nord  du  Hidjâz ,  Khourschid-Pacha ,  en  est  venu 
à  bout  l'an  dernier,  et  les  caravanes  sont  désormais  affranchies  du 
lourd  tribut  qu'elles  payaient  encore  naguère  aux  Arabes  de  la  Pé- 
ninsule. 

Ce  résultat  devrait  suffire  au  vice-roi ,  mais ,  de  fait ,  ne  suffît  point 
à  son  ambition.  Elle  veut  l'Arabie  tout  entière  (moins  les  contrées 
sur  lesquelles  la  compagnie  des  Indes  a  étendu  son  protectorat,  car 
je  crois  le  pacha  assez  sensé  pour  ne  point  entrer  en  compétition 
avec  une  puissance  européenne  du  premier  ordre).  A  cet  effet,  l'am- 
bition de  son  altesse  soutient,  depuis  plus  de  vingt  ans,  une  guerre 
dont  les  résultats,  quelque  heureux  qu'on  les  suppose,  seront  tou- 
jours nuls  relativement  aux  dépenses  qu'elle  entraîne ,  et  dont  le  ca- 
ractère le  plus  tranché  est  de  ne  jamais  offrir  rien  de  définitif  dans 
quelque  phase  qu'on  la  considère. 

Au  moment  où  je  mis  le  pied  sur  le  sol  d'Arabie,  à  Yanbo  (sep- 
tembre 1837),  Ismaïl-Bey  venait  d'essuyer  une  déroute  complète 
dans  le  Nadjd ,  et  Khourschid-Pacha  avait  eu  beaucoup  de  peine  à 
contenir  les  Arabes  de  la  vallée  de  Safra ,  sur  la  route  de  Médiiie  à  la 
Mecque.  Le  chef  des  Wahhâbites  de  l'Assîr,  instruit  de  la  déconfiture 
des  Turcs,  dans  le  Nadjd,  prit  bientôt  une  attitude  menaçante,  et  à 
son  instigation,  les  Arabes  de  Ghâmid,  Zahrân,  etc.,  autrefois 
soumis  par  Mohammed-Aly ,  refusèrent  de  payer  le  tribut.  On  eût 
dit  que  l'Arabie  allait  échapper  au  pacha.  Les  habitans  des  villes  oc- 
cupées par  ses  troupes  ne  prenaient  pas  même  la  peine  de  dissi- 
muler leur  joie.  —  Dix  mois  après ,  toutes  les  tribus  révoltées  étaient 
rentrées  sous  son  obéissance  ;  mais  le  fait  est  que  dans  tout  ce  laps 
de  temps ,  et  à  travers  toutes  ces  oscillations ,  la  situation  relative  des 
Arabes  et  des  Turcs ,  n'a  point  changé  d'une  quantité  appréciable , 
parce  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  savent  tirer  parti  d'un  succès 
obtenu  pour  en  obtenir  de  nouveaux.  On  conçoit  qu'entre  ennemis 
de  cette  force ,  un  événement  militaire  a  beaucoup  moins  de  gravité 
qu'entre  nous  autres  Européens ,  et  qu'en  Arabie ,  une  bataille  ga- 
gnée ou  perdue  ne  tire  pas  à  conséquence.  Les  choses  en  sont  à  ce 
point  que  Mohammed-Aly  restant  à  la  tête  des  affaires ,  il  n'y  a  dan- 
ger ni  pour  l'Arabie  d'être  conquise ,  ni  pour  les  Turcs  d'être  ex- 
pulsés des  points  qu'ils  occupent  sur  le  littoral  de  la  mer  Rouge  (je 


l'arabie.  251 

comprends  la  Mecque  etMédine  dans  le  littoral).  On  ne  saurait  donc 
trop  déplorer  les  pertes  énormes  que  le  vice-roi  fait  annuellement  en 
argent  et  en  hommes  pour  étendre  sa  puissance  vers  l'intérieur. 

Le  cercle  vicieux  dans  lequel  il  tourne  et  se  débat  depuis  vingt  ans 
est  celui-ci  :  Pour  conduire  une  armée  à  la  conquête  de  l'Arabie ,  il 
faut  plus  de  chameaux  que  de  soldats,  et  pour  avoir  les  chameaux, 
il  faut  être  maître  de  l'Arabie. 

La  question  de  la  conquête  est  invinciblement  ramenée  à  une 
question  de  transports ,  et  celle-ci  ne  peut  être  résolue  que  par  la 
conquête. 

Le  but  immédiat  et  avoué  du  vice-roi  en  cherchant  à  étendre  sa 
domination  sur  les  Arabes ,  est  d'obtenir  des  soldats.  A  cet  effet  il 
paie  des  Maugrebins  et  des  Arnautes,  sacrifie  des  Syriens  et  des 
Égyptiens,  avec  mie  persévérance  digne  d'un  meilleur  but.  Les 
troupes  régulières  réparties  dans  le  Hidjaz  et  le  Yaman  (1)  forment  à 
présent  un  ensemble  de  vingt  mille  hommes,  auxquels  il  faut  joindre 
environ  dix  mille  hommes ,  cavalerie  maugrebine  ou  infanterie  tur- 
que, et  quelques  bouches  à  feu.  Tout  cela  est  plus  que  suffisant  pour 
conserver  le  terrain  acquis  et  achever  l'occupation  du  Yaman  occi- 
dental ,  y  compris  Sanû.  Mais  le  double  et  le  triple ,  sa7is  moyens  de 
transport,  n'avanceraient  pas  d'une  étape  la  conquête  de  l'Arabie. 

Le  gouvernement  civil  et  militaire  du  Hidjâz  et  du  Yaman  appartient 
nominalement  à  un  neveu  du  vice-roi ,  Ahmed-Pacha ,  —  mais  se 
trouve ,  par  le  fait,  divisé  en  trois  pachaliks  :  —  celui  du  nord ,  dont 
le  siège  est  à  Médine,  et  qui  embrasse,  ou  plutôt  voudrait  embrasser, 
le  Nadjd  proprement  dit,  la  patrie  du  cheval  et  du  chameau; — celui 
du  centre,  dont  le  siège  est  la  Mecque  ;  —  et  celui  du  Yaman ,  dont 
le  siège  est  tantôt  à  Mokha,  tantôt  à  Hodaydah. 

Khourschid-Pacha ,  Géorgien ,  ci-devant  mamelouk  de  son  altesse, 
commande  le  corps  d'armée  du  nord  et  gouverne  Médine. 

Ahmed-Pacha,  le  général  en  chef,  gouverne  la  Mecque. 

Son  frère,  Ibrahim-Pacha-le-Jeune,  occupe  le  Yaman.  Au  moment 
où  je  quittais  l'Arabie,  ce  dernier  venait  de  prendre  Taëzz  et  Odayn , 
il  n'attendait  qu'un  renfort  pour  faire  son  entrée  triomphante  à  Sanâ. 

Le  caractère  le  plus  saillant  des  Arabes  qui  se  trouvent  aujour- 
d'hui, de  gré  ou  de  force,  en  rapport  avec  les  Turcs,  est  l'amour  du 

(1)  C'est  ainsi  que  l'on  désigne  la  portion  de  l'Arabie  occupée  par  les  Turcs,  et  souvent 
même  l'Arabie  entière.  Cette  désignation ,  fort  indéterminée,  répond  à  la  dénomination  non 
moins  vague  de  Saba  et  Dedàn ,  que  l'on  rencontre  si  souvent  dans  la  Bible ,  car  ni  les  Hé- 
breux ni  les  Arabes  n'ont  eu  un  mot  équivalent  à  celui  d'Arabie. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riyâl,  ou  dollar,  ou  tallari;  en  bon  français  l'amour  de  la  pièce  de 
cinq  francs.  Ahmed-Pacha ,  qui  connaît  parfaitement  ce  faible  des 
Arabes,  et  qui  préfère  les  voies  de  conciliation  à  l'emploi  de  la  force, 
a  déjà  versé  dans  le  Hidjâz  un  capital  immense.  Que  lui  importe 
l'épuisement  du  trésor?  c'est  son  oncle  qui  paie.  En  cas  de  décès  de 
cet  oncle ,  il  n'aurait  garde  de  venir  au  Caire  réclamer  sa  part  de  l'hé- 
ritage; son  cousin,  Ibrahim-Pacha-l' Ancien ,  lui  fait  une  peur  trop 
horrible.  Qu'on  lui  garantisse  son  petit  royaume  de  la  Mecque  en  pur 
viager,  et  il  sera  au  comble  de  ses  vœux  ;  il  ne  cherchera  même  pas 
à  s'arrondir,  si  cela  peut  faire  ombrage  à  son  redoutable  cousin.  Pour 
le  moment ,  sa  grande  affaire  est  de  gagner  le  cœur  des  Arabes ,  et 
je  crois  qu'il  a  obtenu ,  en  ce  genre,  tout  le  succès  auquel  un  étranger 
pouvait  raisonnablement  prétendre.  Quoique  les  Arabes  tiennent 
beaucoup  à  leur  nationalité ,  ils  ne  repoussent  jamais  l'or  de  l'étranger. 
Peut-être  même  plusieurs  d'entre  eux ,  au  moins ,  dans  le  Hidjâz , 
préféreraient-ils  le  gouvernement  d'un  osmanli  généreux  à  celui  d'un 
shérif  exacteur.  Mais  Ahmed-Pacha  ne  devrait  pas  perdre  de  vue  que 
l'amitié  de  ces  Arabes-là  (  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec 
les  Arabes  indépendans ,  tels  que  les  Anazèh  ou  les  Yâfè)  se  conserve 
précisément  comme  elle  s'acquiert,  c'est-à-dire  avec  de  l'argent,  et 
que  le  jour  où,  le  trésor  de  son  oncle  lui  étant  fermé,  il  ne  pourra 
plus  alimenter  la  cupidité  de  ses  chers  amis,  il  lui  faudra  dire  adieu 
à  leur  amitié.  IVe  parlons  que  de  ce  qui  se  passe  sous  nos  yeux.  Rece- 
vant d'une  main  les  largesses  d'Ahmed  (1) ,  ils  tendent  l'autre  à  sou 
ennemi  de  l'Assîr,  aussitôt  que  la  chance  paraît  tourner  en  sa  faveur. 
Notre  pacha  en  a  fait  l'expérience  dans  la  dernière  campagne ,  dont 
le  succès ,  fort  heureusement  pour  lui ,  ne  dépendait  point  de  ses  mi- 
sérables alliances  ;  et  l'on  dirait  qu'enfin  il  a  ouvert  les  yeux ,  puis- 
qu'il s'est  décidé  à  frapper  sur  la  tribu  de  Zahrân  une  contribu- 
tion de  douze  mille  tallaris  (écus  d'Autriche).  Puisse  cette  somme 
être  consacrée  à  nourrir,  à  vêtir  ses  pauvres  soldats ,  qui ,  trop  sou- 
vent, manquent  du  nécessaire,  et  ont  été  presque  toujours  sacrifiés 
aux  exigences  du  peuple  conquis.  Ahmed-Pacha  ne  peut  pas  igno- 
rer que  c'est  au  dévouement  de  ses  Égyptiens  qu'il  doit  le  recouvre- 
ment d'une  portion  de  son  territoire  (2). 

(1)  Le  général  en  chef  de  l'armée  d'Arabie  sourfre  que  les  Bédouins  l'appellent  Atunei! 
tout  court,  et  le  traitent  avec  la  dernière  familiarité.  Le  même  homme,  recevant  un  colonel 
de  son  armée  qui  a  peut-être  une  communication  importante  à  lui  faire,  le  laissera  deu\ 
lieures  debout  avant  de  lui  adresser  un  mot. 

(9)  L'événement  auquel  je  fais  allusion  est  la  dernière  victoire  reinporlée  sur  Aïd-Ibn- 


l' ARABIE.  253 

Khourschid-Pacha  a  suivi  dans  le  nord  du  Hidjûz  un  système  dia- 
métralement opposé  à  celui  du  généralissime  Ahmed-Pacha;  et  quoi- 
que les  sommes  mises  à  sa  disposition  soient  fort  inférieures  à  celles 
que  le  neveu  de  son  altesse  peut  gaspiller  impunément,  l'autorité 
de  ce  lieutenant-général,  Khourschid,  était  plus  solidement  établie  à 
Médine  lors  de  mon  départ  (avril  1838) ,  que  la  royauté  du  petit  roi 
Ahmed  à  la  Mecque. 

Ibrahim-Pacha,  du  Yaman,  est  jeune  et  inconsidéré  au  superlatif, 
et  rien ,  dit-on  ,  n'égale  le  dénuement  de  ses  soldats;  mais  ce  jeune 
homme  est  entreprenant;  et  pour  peu  qu'on  lui  envoie  de  recrues  et 
de  vivres,  il  aura  bientôt  achevé  la  conquête  du  Yaman  occidental, 
qui  n'est  point  à  dédaigner. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  crois  devoir  rappeler  ce  que  j'ai  dit  ou 
donné  à  entendre  dès  le  début  :  —  que  relativement  à  la  superficie 
de  la  péninsule  arabique ,  toute  cette  puissance  turque  n'est  qu'une 
lisière.  Au-delà  de  la  lisière  occupée  par  les  Turcs,  les  schaykhs, 
imams  ou  sultans  arabes  ne  relèvent  que  de  Dieu  et  de  leur  épée. 

Je  voudrais  être  en  état  de  tracer  un  tableau  synoptique  des  nom- 
breuses tribus  répandues  sur  une  contrée  si  vaste ,  si  peu  connue  et 
si  digne  de  l'être,  alors  même  qu'elle  n'aurait  d'autre  titre  à  notre 
intérêt  que  la  persistance  des  mœurs  patriarcales  dans  une  partie 
considérable  de  sa  population.  Mais  je  n'ai  visité  jusqu'à  présent  qu'un 
très  petit  nombre  de  points;  et  quoique  j'aie  pris  des  renseignemens 
sur  beaucoup  d'autres,  je  me  suis  occupé  presque  exclusivement  des 
faits  qui  se  rattachent  à  l'ancien  état  de  choses,  et  peuvent  servir  de 
commentaire  aux  vieilles  traditions.  La  découverte  de  la  langue  des 
Homérites ,  qui  se  parle  encore  à  Mirbàt  et  Zhafàr,  et  où  je  retrouve 
nombre  de  mots  hébreux,  était  pour  moi  quelque  chose  de  plus  inté- 
ressant que  les  rapports  des  Arabes  modernes  avec  les  Turcs  ou  les 
Anglais.  Toutefois,  comme  il  est  impossible  de  faire  abstraction  com- 
plète des  choses  au  milieu  desquelles  on  se  trouve,  j'ai  été  forcé, 
jusqu'à  certain  point,  de  m'occuper  des  intérêts  vivans,  et  je  rends 
compte  aujourd'hui  de  ce  que  j'ai  appris,  pour  ainsi  dire,  malgré  moi. 

La  population  de  l'Arabie  se  divise  tout  naturellement  en  trois 
classes  bien  tranchées  :  — celle  des  villes,  qui  se  compose,  comme 
partout,  d'hommes  de  loi,  négocians,  propriétaires,  artisans,  etc.; 
—  celle  des  campagnes  cultivées ,  qui ,  en  général,  se  groupe  en  vil- 

Mouri,  chef  dcsWahhâbiles  de  l'Assîr,  victoire  qui  a  remis  les  choses  sur  l'ancien  pied,  et 
date  des  premiers  jours  du  mois  de  mai  1838.  A  la  suite  d'une  bataille  où  il  a  été  mis  en  dé- 
route, le  chef  de  l'Assît"  s'est  retiré  dans  sa  montagne,  où  il  est  en  sûreté  comme  devant. 


254.  REVCE  DES  DEUX  MONDES, 

lages  ;  —  et  celle  des  déserts  qui  mène  la  vie  nomade.  —  Celte  der- 
nière division,  la  plus  intéressante  de  beaucoup,  a  échappé  de  tous 
temps  aux  dominateurs  étrangers,  du  moins  dans  l'intérieur  delà 
péninsule  ;  mais  cet  avantage  ne  lui  appartient  pas  exclusivement. 
Une  fraction  très  notable  de  la  population  agricole  conserve  et  paraît 
devoir  conserver  son  indépendance.  J'ai  principalement  en  vue  celle 
de  l'Assîr,  pays  de  montagnes,  situé  entre  le  Hidjâz,  le  Tihâmah  et 
le  Yaman ,  proprement  dit.  Ceux  qui  ont  suivi  les  affaires  d'Orient 
savent  que  cette  montagne,  attaquée  trois  ou  quatre  fois  et  envahie 
une  fois,  mais  inutilement,  résiste  toujours  et  promet  de  résister 
long-temps  aux  efforts  du  vice-roi. 

Peu  de  personnes,  en  dehors  du  Hidjâz  et  du  Yaman,  compre- 
naient la  nécessité  de  s'acharner  sur  des  montagnards,  dont  il  n'y  a 
rien  à  tirer;  mais  en  Arabie,  mais  près  du  théâtre  de  la  guerre, 
pas  un  Arabe,  pas  un  Turc,  qui  ne  conçoive  et  n'affirme  que  dans 
l'occupation  militaire  du  Hidjâz  et  du  Yaman,  la  chose  importante  et 
difficile  est  la  conquête  de  l'Assîr. 

Pauvres,  belliqueux,  jaloux  au  plus  haut  degré  de  leur  vieille  in- 
dépendance, les  Suisses  de  l'Assîr  demeurèrent  pendant  des  siècles 
étrangers  au  mouvement  religieux  qui  poussa  tant  d'arabes  à  s'en- 
rôler sous  la  bannière  du  prophète  mecquois ,  et  à  porter  sa  religion  et 
leur  langue  jusqu'aux  extrémités  de  l'Occident.  Ce  n'est  que  vers  la 
fin  du  siècle  dernier  que  l'islamisme  pénétra  dans  leurs  montagnes 
sous  la  forme  véritablement  protestante  du  Wahhâbisme,  —  relard 
d'autant  plus  inconcevable  que  l'Assîr  projette  ses  ombres  sur  le  ber- 
ceau de  Mahomet.  Les  usages  les  plus  contraires  au  génie  musulman 
s'étaient  conservés  sans  opposition  jusqu'à  ces  derniers  temps  chez 
quelques-uns  de  ces  montagnards.  Burckhardl  en  a  révélé  un  auquel 
j'hésitais  à  croire;  mais  le  témoignage  de  l'homme  le  plus  grave  que 
j'aie  connu  à  Djeddah ,  et  dont  tous  les  gens  de  bien  déplorent  la 
perte  récente,  le  Haddj  Sâlim  Bânâmeh,  ne  me  permet  pas  de 
douter  de  la  vérité  du  fait.  — Dans  une  certaine  tribu  de  l'Assîr,  le 
droit  du  voycujeur  était  mieux  établi  que  ne  l'a  jamais  été  en  Europe 
le  droit  du  seigneur.  —  Du  côté  de  Djézân  la  circoncision  est  quelque 
chose  d'atroce.  Elle  se  pratique  sur  l'adulte,  et  la  fiancée  est  présente; 
s'il  trahit  par  un  gémissement ,  par  un  geste,  par  la  moindre  contrac- 
tion des  muscles  de  la  face,  la  douleur  horrible  qu'il  ressent,  la  fiancée 
déclare  aussitôt  qu'elle  ne  veut  pas  d'une  fille  pour  époux.  Il  s'agit 
pour  le  jeune  homme  d'être  écorché  vif;  on  lui  arrache  tout  le  cuir 
chevelu ,  et  le  pénis  est  dépouillé  dans  toute  sa  longueur  :  —  une  pro- 


L' ARABIE.  255 

portion  notable  de  la  population  mâle  meurt  des  suites  de  cette  opé- 
ration. 

On  conçoit  que  des  hommes  qui  ont  voulu  et  pu  conserver  de  pa- 
reilles mœurs  à  travers  le  développement  de  la  civilisation  musul- 
mane, doivent  tenir  singulièrement  à  leur  nationalité  et  ne  sont  pas 
faciles  à  réduire.  Ce  sont  d'ailleurs  d'incommodes  voisins,  qui  détes- 
tent les  Turcs  aussi  cordialement  qu'un  bon  huguenot  le  pape,  et  ne 
laissèrent  jamais  échapper  une  occasion  (par  eux  jugée  favorable)  de 
fondre,  ou  sur  le  Haram  (le  territoire  sacré)  au  nord,  ou  sur  le 
Yaman  au  midi. 

La  montagne  du  Yaman  présente  un  aspect  tout  différent;  c'est, 
à  très  peu  près,  celui  que  devaient  offrir  nos  campagnes  sous  le  ré- 
gime féodal.  On  sait  d'ailleurs  que  le  Yaman  ou  l'Arabie  heureuse  est 
un  pays  très  anciennement  civilisé,  — le  plus  anciennement  civilisé 
peut-être  de  l'Arabie  et  du  monde,  et  par  conséquent  un  pays 
d'hommes  amollis.  Les  Turcs  en  viendront  d'autant  plus  facilement 
à  bout,  que  les  habitans,  fatigués  des  guerres  éternelles  de  leurs 
schaykhs,  c'est-à-dire  de  leurs  barons,  ne  demandent  qu'à  se  jeter 
dans  les  bras  d'un  gouvernement  protecteur.  Et  en  effet,  quel  intérêt 
national  peuvent  prendre  les  cultivateurs  du  Yaman  à  des  luttes  dans 
lesquelles  ils  ne  figurent  que  comme  prix  du  vainqueur?  car  leurs 
chefs  ne  se  battent  qu'avec  des  soldats  étrangers ,  de  véritables  Reîtres, 
attirés  de  l'inlérieur  (du  Djarof  oudu  Hadramant)  par  l'appât  d'une 
solde  ou  du  pillage.  — Enfin ,  dans  le  Yaman ,  il  y  a  des  villes  opu- 
lentes, mais  dans  l'inexpugnable  Assîr,  rien  que  de  misérables 
villages.  —  On  veut  le  Yaman  pour  lui-même;  on  veut  la  Mecque 
pour  elle-même  ;  on  veut  l'Assîr  pour  n'être  point  inquiété  dans  la 
jouissance  de  la  Mecque  et  du  Yaman ,  et  assurer  la  communication 
par  terre  entre  Djeddah  et  Hodaydah;  car  il  y  a  dans  l'intervalle,  à 
peu  de  distance  de  Djézàn ,  un  point  où  la  montagne  qui  défie  les 
Turcs,  s'avance  jusqu'à  la  mer,  et  leur  barre  le  passage.  Ce  point  est 
occupé  par  les  Wahhâbites.  A  cela  près ,  les  Turcs  ont  tout  le  littoral, 
depuis  Suez  et  l'Ackabah  jusqu'au  détroit  de  Bâb-al-Mandab, 

Une  autre  partie  de  la  conquête,  partie  dont  la  possession  est 
encore  mal  assurée ,  mais  intéresse  le  pacha  au  plus  haut  degré ,  c'est 
la  ligne  transversale  qui  s'étend  de  Médine  vers  le  Nadjd  ou  le  pays 
des  Wahhâbites  orientaux.  Ceux-ci,  que  j'appellerais  volontiers  les 
Arabes  par  excellence,  s'ils  n'avaient  pas  subi  la  double  influence  du 
fanatisme  puritain  et  de  la  domination  turque,  combinent  les  avan- 
tages des  scénites  avec  ceux  des  cultivateurs,  ont  les  plus  beaux  che- 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaux  de  l'Arabie,  et  d'innombrables  chameaux  (1).  Mais  jusqu'à 
présent,  et  quoique  la  conquête  du  Nadjd  date  depuis  dix-huit  ans, 
les  généraux  de  Mohammed-Aly  n'ont  pas  encore  pu  obtenir  des 
Wahhûbites  conquis  le  quart  des  moyens  de  transport  dont  ils  ont 
un  besoin  absolu.  En  tout  état  de  cause ,  les  pâtres  et  les  chameliers 
peuvent  s'enfuir  au  désert  avec  des  animaux  dont  le  lait  présente 
leur  nourriture  et  leur  boisson ,  —  et  le  désert  échappe  à  tous  les  do- 
minateurs de  la  terre.  —  Il  semble  que  Dieu  ait  voulu  qu'il  y  eût  au 
moins  une  retraite  en  ce  monde  pour  l'homme  qui  préfère  l'indépen- 
dance à  tous  les  avantages  de  la  civilisation. 

Il  me  reste  à  envisager  la  question  arabe  sous  une  seconde  face 
bien  autrement  grave  et  intéressante  pour  le  publiciste  européen  que 
celle  des  progrès  plus  ou  moins  probables  de  la  domination  turque 
en  Arabie.  Que  ce  soit  le  sultan  Mahmoud  ou  le  pacha  d'Egypte  qui 
protège  les  deux  villes  saintes,  et  lève  un  impôt  de  douane  sur  les 
marchands  américains  qui  vont  chercher  du  café  à  Mokha ,  cela  nous 
touche  fort  peu.  Mais  aujourd'hui  l'Arabie  est  menacée  d'un  protec- 
torat beaucoup  plus  efficace  et  surtout  plus  tenace  que  celui  des 
Turcs,  —  le  protectorat  de  la  compagnie  des  Indes  orientales. 

Depuis  que  les  Anglais  ont  repris  la  route  des  anciens  dans  leurs 
relations  avec  l'extrême  orient,  les  ports  de  la  mer  Rouge  ont  dû  fixer 
leur  attention ,  et  les  côtes  d'Arabie  sont  devenues  pour  eux  l'objet 
d'une  étude  spéciale.  Non  contens  de  l'autorisation  qui  leur  fut  ac- 
cordée par  le  vice-roi ,  de  déposer  leur  charbon  partout  où  ils  vou- 
draient et  d'attacher  à  leurs  dépôts  des  hommes  de  leur  choix ,  ils 
ont  voulu  un  port  en  toute  propriété ,  —  et  comme  Dieu  veut  ce  que 
veut  l'Angleterre ,  ils  sont  aujourd'hui  en  possession  d'Aden ,  le  meil- 
leur de  tous  les  mouillages  d'Arabie.  —  Djeddah,  cette  vieille  con- 
cierge de  la  Ville  Sainte ,  a  reçu ,  avec  stupeur,  dans  ses  murs ,  un 
consul  européen  vêtu  à  l'européenne,  et  les  canons  de  la  forteresse 
musulmane  ont  dû  saluer  de  vingt-un  coups  le  pavillon  anglais  arboré 
sur  la  maison  consulaire. 

Le  port  d'Aden  n'appartenait  ni  au  pacha  ni  au  sultan  Mahmoud  , 
et  l'Angleterre  l'a  payé  de  gré  à  gré  du  petit  prince  qui  y  régnait  : 
il  n'y  a  pas  le  mot  à  dire.  Sous  un  point  de  vue  général,  l'on  peut 
être  certain  que  l'autorité  de  l'honorable  compagnie  des  Indes  s'éta- 
blira sur  le  littoral  de  la  Péninsule  de  la  manière  la  plus  régulière  et 

[i]  Les  bons  dromadaires  ou  chameau;s  de  selle  ne  viennent  point  du  Nadjd ,  mais  d'Oman  , 
pays  situé  à  près  de  quatre  cents  lieues  de  la  Mecque. 


l'arabie.  257 

la  plus  solide  tout  à  la  fois ,  et  si  le  café  du  Yaman  veut  échapper  au 
monopole  de  son  altesse,  il  désertera  Mokha  et  prendra  le  chemin 
de  la  ville  anglaise.— Pour  le  moment,  la  route  d'Aden  n'est  pas 
aussi  sûre  que  celle  de  Mokha  ;  mais  les  Anglais  y  mettront  bon  ordre. 

Dans  ce  précis  très  succinct,  je  n'ai  eu  d'autre  but  que  de  donner 
une  idée  sommaire  des  Arabes  considérés  dans  leurs  rapports  actuels 
avec  les  Turcs  et  les  Anglais.  J'ai  supposé  tous  les  antécédens  connus , 
quoique  je  sache  fort  bien  qu'ils  ne  le  sont  pas  de  la  généralité  des 
lecteurs.  Les  évènemens  qui  ont  amené  l'état  de  choses  dont  je  m'oc- 
cupe se  trouvent  relatés  en  grande  partie  dans  l'ouvrage  de  M.  Fé- 
lix Mangin  intitulé  :  Histoire  de  VÉgypte  sous  le  rjouvcrnement  de  Mo- 
hammed-Alij. 

Tout  ceci  n'est  qu'une  introduction  à  la  relation  de  mon  premier 
voyage  en  Arabie.  Dans  cette  relation  et  les  suivantes ,  je  présenterai 
les  faits  selon  l'ordre  purement  fortuit  de  leur  apparition  à  mes  yeux. 
Un  ouvrage  méthodique  sur  l'Arabie  supposerait  des  connaissances 
qui  ne  peuvent  s'acquérir  que  par  un  long  séjour  dans  le  pays  où  je 
viens  de  fixer  ma  résidence. 

FULGENCE  FRES>'EL. 


TOME  XVII.  ÎT 


A  LA  PRINCESSE  MARIE. 


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Certes,  chacun  le  sait,  la  froide  indifférence , 
De  son  souffle  glacé  flétrit  tout  aujourd'hui  ; 
Le  cœur  reste  insensible  à  la  peine  d'autrui  ; 
Et  ce  siècle  d'essais ,  de  lutte  et  de  souffrance , 
N'a  de  tant  de  travaux  encor  gardé  pour  lui 
Qu'un  doute  amer,  enfant  de  son  expérience. 

Tous  les  jours  désormais,  du  triste  front  humain , 
Se  détache  un  rayon  de  la  sainte  auréole  ; 
Tous  les  jours  de  nos  cœurs  une  flamme  s'envole  ; 
Chacun,  de  son  côté,  lutte  avec  le  destin. 
Pour  ceux  que  la  douleur  abat  sur  le  chemin , 
Nous  n'avons  ni  soupirs,  ni  larmes ,  ni  parole. 

La  douleur  !  et  qui  croit  à  la  douleur  encor? 

Qui  croit  à  la  tristesse ,  à  la  mélancolie  ? 

On  nomme  illusions  ces  anges  de  la  vie 

Qui  seuls  savaient  pourtant  le  chemin  du  Thabor  ; 

Et  l'homme  dans  son  sein ,  où  la  veine  est  tarie , 

Sous  la  source  des  pleurs  creuse  la  mine  d'or. 


STANCES  A   LA  PRINCESSE  MARIE.  259 

Amour,  religion,  liberté,  choses  vaines, 
En  ce  temps  d'égoisme  où  chacun  tire  à  soi , 
Où  les  ambitions  et  les  publiques  haines 
Occupent  tant  les  cœurs,  qu'en  un  pareil  émoi, 
Nul  ne  trouve  le  temps  de  songer  à  ses  peines. 
Qu'importent  la  patrie,  et  le  peuple,  et  le  roi? 

Cependant,  en  ces  jours  de  rare  sympathie. 
S'il  se  rencontre  au  monde  un  destin  malheureux 
Auquel  de  toutes  parts  la  foule  s'associe , 
Qui  vienne  ranimer  dans  notre  ame  engourdie 
La  cendre  tiède  encor  des  souvenirs  pieux , 
Et  de  suaves  pleurs  inonde  encor  nos  yeux, 

N'est-ce  pas  le  destin  de  cette  jeune  femme. 

Fille  des  rois,  qui  porte,  à  son  front  couronné. 

Le  signe  glorieux  de  la  divine  flamme , 

Et  si  jeune,  à  vingt  ans,  Seigneur,  voqs  rend  son  ame. 

Et  meurt  entre  le  bloc  par  ses  mains  façonné 

Et  le  calme  berceau  de  son  fils  nouveau-né  ; 

Comme  le  lys  royal,  honneur  de  la  prairie, 

Qui  tombe  au  jour  naissant  sous  la  main  du  faucheur; 

Comme  le  son  joyeux  qui  s'éteint  et  qui  meurt, 

Avant  d'avoir  fourni  son  temps  de  mélodie, 

Et  comme  la  rosée  enlevée  à  la  fleur 

Par  le  soleil  ardent  qui  ramasse  la  pluie? 

Et  pourtant,  quel  destin  plus  aimable  et  plus  doux! 

Quelle  mélancolique  et  suave  existence  ! 

Comme  dans  un  jardin ,  au  printemps  qui  commence , 

Vous  marchiez  dans  la  vie  en  souriant  à  tous, 

Et  les  plus  belles  fleurs  de  gloire  et  d'espérance 

Dans  l'humide  gazon  semblaient  s'ouvrir  pour  vous. 

Princesse,  vous  aimiez  votre  royale  mère, 
Vous  aimiez  notre  France  à  l'égal  d'une  sœur. 
La  muse  athénienne  aussi,  la  muse  austère, 
Avait  pressé  sur  vous  ses  mamelles  de  pierre; 
Et  ces  riches  amours  que  vous  aviez  au  cœur. 
Vous  pouviez  à  loisir  toutespes  satisfaire. 

17. 


2()0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Oui,  vos  jours  furent  dou\,  harmonieux,  sereins. 
Blonde  Muse  de  France  assise  au  pied  du  trône. 
Un  ciseau  dans  les  mains,  au  front  une  couronne. 
Aussi  ce  n'est  pas  vous,  princesse,  que  je  plains, 
Car  vous  avez  senti ,  dans  vos  loisirs  divins. 
Toutes  les  voluptés  que  l'art  sublime  donne. 

Et  cela  sans  remords ,  sans  repentir  amer. 
Sans  avoir  rien  appris  de  la  sombre  tristesse , 
Du  découragement ,  qui ,  de  son  bras  de  fer, 
Terrasse  les  plus  forts  aux  pieds  de  la  déesse, 
Et  fait  que ,  sans  raison  ,  dans  la  fièvre  et  l'ivresse , 
On  blasphème  aujourd'hui  ce  qu'on  chantait  hier. 

Ah  !  vos  illusions ,  vous  les  avez  gardées , 

Et  lorsque,  sur  le  soir,  l'archange  du  tombeau 

A  touché  votre  front  de  son  triste  rameau. 

Alors,  princesse,  alors  vos  sereines  idées 

Ont  remonté  vers  Dieu ,  comme ,  au  soleil  nouveau , 

Les  plus  purs  diamans  des  récentes  ondées. 

L'art  vous  avait  donné  ses  trésors  les  plus  doux  ; 
Votre  œuvre  était  sacrée  ,  on  oubliait  pour  vous 
Les  haines  qu'ici-bas  provoque  le  génie  ; 
Et  comme  le  Seigneur  vous  avait,  dans  la  vie. 
Placée  ainsi  trop  haut  pour  avoir  des  jaloux , 
A  la  Mort  seulement  vous  pouviez  faire  envie. 

Votre  double  couronne  avait  frappé  ses  yeux  ; 

Tant  de  gloire  et  d'éclat  faisait  sa  convoitise. 

Et  tandis  que  de  loin,  la  nation  éprise. 

Poussait  en  chœur  vers  vous  sa  louange  et  ses  vœux , 

Comme  une  ombre,  la  Mort  vou^  suivait  en  tous  lieux, 

Sous  les  ombrages  verts,  au  théâtre,  à  l'église; 

Et  pour  être  plus  libre  à  vous  faire  sa  cour. 
Elle  vint  se  placer  entre  la  multitude 
Et  votre  bloc  de  marbre,  hélas!  et  chaque  jour 
Elle  éloignait  de  vous,  en  son  inquiétude. 
Quelque  objet  de  tendresse  ou  de  sollicitude; 
Car  la  Mort  est  jalouse  en  son  terrible  amour. 


STANCES  A  LA  PRINCESSE  MARIE.  261 

D'abord ,  ce  fut  cet  art ,  dont  vous  étiez  ravie, 
Qui  souleva  sa  haine;  et,  dès  les  premiers  temps, 
Le  ciseau  s'échappa  de  vos  doigts  défaillans  ; 
Et  pour  vous  consoler  de  votre  muse  enfuie. 
Emportant  les  plaisirs,  et  la  joie,  et  les  chants, 
La  Mort  ne  vous  laissa  que  la  Mélancolie , 

Hélas!  et  plût  à  Dieu  qu'en  vous  prenant  aux  arts. 
Elle  vous  eût  laissée  au  moins  à  l'existence. 
La  Mort  a  tout  voulu,  dans  son  désir  immense. 
Et  vos  moindres  pensers ,  et  vos  moindres  regards  ; 
Et  pour  vous  arracher  à  la  douce  influence 
De  l'amour  exhalé  vers  vous  de  toutes  parts, 

Sans  pitié  pour  les  pleurs  de  votre  auguste  mère. 
Pour  tant  de  désespoirs  et  tant  d'afflictions. 
Insensible  aux  sanglots  étouffés  et  profonds 
Du  roi  qui ,  pour  verser  une  larme  de  père , 
Dérobait  en  cachette  une  heure  aux  nations , 
Elle  vous  a  ravie  à  la  douce  lumière. 

Et  sa  funeste  main ,  prompte  à  vous  dépoufller, 
A  dispersé  dans  l'air  les  roses  que  Dieu  sème. 
Votre  sort  fut  cruel,  mais,  pour  vous  consoler. 
Vous  avez  les  regrets  du  peuple  qui  vous  aime  ; 
Et  sur  chaque  débris  de  votre  diadème 
Vous  pouvez  voir  d'en  haut  une  larme  trembler. 

Ces  larmes  qu'on  ne  donne  ici-bas  qu'aux  apôtres, 
Qui  montent  vers  le  ciel  une  palme  à  la  main , 
Ces  larmes,  prenez-les,  car  elles  sont  bien  vôtres, 
Et  de  leur  pur  cristal  faites-vous ,  en  chemin , 
Un  brillant  diadème  à  votre  front  serein  ; 
Madame ,  celui-là  vaut  mieux  que  tous  les  autres. 

Henri  Blaze. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  janvier  1839. 

«  Le  sort  des  minorités  est  de  se  réunir  pour  se  faire  un  peu  plus  fortes , 
c'est  ce  qui  a  amené  la  coalition  dont  nous  sommes  témoins  ;  coalition  la 
plus  singulière  qu'on  ait  encore  rencontrée  ;  car,  de  même  qu'on  n'avait  pas 
encore  vu  un  gouvernement  concilier  autant  les  majorités  raisonnables  de 
tous  les  partis ,  on  n'avait  pas  vu  non  plus  un  gouvernement  laissant  plus  de 
minorités  mécontentes,  plus  de  minorités  diverses  et  contraires;  aussi  leur 
a-t-il  fallu  se  pardonner  beaucoup  de  dissemblances ,  beaucoup  d'anciennes 
invectives ,  beaucoup  de  désagréables  souvenirs.  Les  hommes  simples ,  sin- 
cères ,  qui  croient  qu'on  est  tenu  d'être  conséquent ,  même  quand  on  est 
parti ,  n'auraient  jamais  pensé  que  de  tels  contraires  pussent  aller  ensemble; 
mais  les  révolutions  sont  plus  fécondes  en  combinaisons  que  ne  peut  l'être  l'i- 
magination des  gens  simples  et  honnêtes.  Les  hommes  de  toutes  les  opinions 
qui  se  rapprochent ,  s'entendent  entre  eux  pour  combattre  la  tyrannie  ;  ils 
peuvent  avoir  fait ,  pensé ,  écrit  autrefois ,  tout  ce  que  le  temps ,  les  révolu- 
tions et  la  fortune  ont  voulu  ;  mais  grâce  entière  leur  est  accordée  aux  yeux 
de  toutes  les  religions  politiques ,  si  aujourd'hui  ils  se  réunissent  dans  un 
credo  commun,  et  consentent  à  répéter  ensemble  qu'au  dehors  le  gouverne- 
ment trahit  la  France,  qu'au  dedans  il  abandonne  la  cause  de  la  révolution. 
Ces  alliances  sont  le  signe  infaillible  de  l'impuissance  des  partis  ;  car  il  faut 
avoir  un  grand  besoin  d'étayer  sa  faiblesse  pour  s'unir  et  s'accorder  de  telles 
indulgences.  Il  faut  être  bien  désespéré  pour  ne  pas  craindre  de  tels  con- 
trastes ,  pour  n'en  pas  être  honteux.  Chacun  de  ceux  qui  s'unissent,  en  effet, 
serait-il  individuellement  vrai ,  est  un  mensonge  à  côté  de  son  voisin.  Il  n'y 
en  a  pas  un  qui  ne  soit  le  démenti  de  l'autre ,  la  démonstration  de  sa  faus- 
seté. On  ne  comprend  pas  qu'ils  puissent  se  regarder  les  uns  les  autres.  Du 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  263 

reste,  ces  alliances  ne  sont  qu'une  réciproque  duperie  ;  ceux  qui  croient  y 
gagner,  y  perdent  la  considération  publique  » 

Les  belles  paroles  que  nous  venons  de  citer  sont  de  M.Thiers.  Nous  les  re- 
trouvons dans  l'ouvrage  qu'il  publia  en  1831,  sur  la  monarchie  de  1830,  et 
nous  les  livrons  sans  commentaires  aux  membres  de  la  coalition.  Dans  cet 
admirable  travail,  M.  Thiers  a  traité  une  partie  des  questions  qu'il  agite  lui- 
nîéme  aujourd'hui  à  la  tribune,  et  il  les  a  traitées  avec  tant  de  supériorité, 
que  nous  croyons  à  propos  de  le  suivre  dans  la  belle  défense  qu'il  faisait  alors 
de  la  politique  extérieure  du  gouvernement  de  juillet. 

Ce  qui  se  trouve  parfaitement  prouvé  par  le  beau  discours  de  M.  Mole,  en 
réponse  à  M.  Thiers,  sur  l'affaire  de  Belgique  et  sur  la  question  d'Ancône, 
c'est  que  la  politique  du  13  mars,  du  11  octobre  et  des  cabinets  suivans,  en 
exceptant  sur  un  seul  point  le  cabinet  du  22  février,  était  tout-à-fait  con- 
forme à  la  politique  du  15  avril.  La  dépêche  de  M.  Thiers,  lue  à  la  chambre 
par  M.  Mole,  a  été  regardée  comme  une  pièce  d'une  haute  importance,  et 
sous  un  certain  point  de  vue,  elle  l'est ,  en  effet.  Selon  les  termes  mêmes  de 
cette  dépêche,  le  chef  du  ministère  du  22  février  envisageait  la  convention 
d'Ancône  ainsi  que  l'avaient  fait  ses  prédécesseurs.  A  ses  yeux ,  c'était  un 
traité.  L'exécution  lui  semblait  seulement  devoir  être  différée  ou  éludée.  C'est 
ce  qui  résulte  évidemment  des  termes  de  la  dépêche.  Or,  le  traité  était  for- 
mel :  la  retraite  des  Autrichiens  devait  s'opérer  simultanément  avec  celle  de 
nos  troupes.  Rester  après  le  départ  des  Autrichiens ,  c'était  les  provoquer  à 
envahir  de  nouveau  la  Romagne,  et  à  l'occuper  indéfiniment  ;  c'était  faire  ce 
que  la  politique  de  la  France  devait  éviter  à  tout  prix;  c'était,  pour  nous 
servir  d'une  belle  expression  de  M.  Thiers,  qui  blâmait,  en  1834,  une  telle 
pensée,  c'était  jeter  l'Italie  sur  les  baïonnettes  autrichiennes,  tandis  que, 
selon  M.  Thiers,  l'Italie  avait  tout  à  gagner  à  une  situation  pacifique.  En 
même  temps,  M.  Thiers,  jetait  dans  la  dépêche  citée  par  le  président  du  con- 
seil ,  les  bases  d'une  politique  nouvelle ,  qui  n'était  ni  celle  de  M.  Casimir 
Périer,  ni  celle  du  ministère  du  11  octobre,  car  celle-là  s'appuyait  sur  la 
fidélité  due  aux  traités  ,  et  elle  basait  son  influence,  en  Europe,  sur  le  res- 
pect des  engagemens.  En  enjoignant  à  l'ambassadeur  de  France,  à  Rome, 
de  déclarer,  au  besoin,  que  le  fait  de  la  retraite  des  Autrichiens  n'entraîne- 
rait pas  nécessairement  celle  de  nos  propres  troupes ,  le  ministre  des  affaires 
étrangères  du  22  février,  entrait,  sans  nul  doute,  dans  une  voie  nouvelle, 
et  il  changeait  la  face  de  la  politique  de  la  France.  Aussi  avons-nous  vu  avec 
quel  enthousiasme  la  conclusion  de  cette  dépêche  a  été  accueillie  par  l'extrême 
gauche,  quand  M.  Mole  l'a  portée  à  la  tribune,  et,  en  même  temps,  avec 
quelle  consternation,  mêlée  de  surprise,  M.  Guizot  s'est  hâté  de  demander 
la  parole  pour  incidenter  sur  la  communication  de  cette  pièce.  Mais  M.  Gui- 
zot aura  beau  faire,  et  essayer  de  détourner  la  question  du  fait  principal,  il 
reste  acquis  comme  fait  politique-  La  lecture  de  cette  dépêche  a  comblé  de 
joie  M.  Mauguin,  ainsi  que  toute  l'extrême  gauche;  et  le  parti  de  la  pro- 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagande  a  vu  là,  ou  a  feint  d'y  voir,  le  triomphe  de  ses  opinions.  Il  y  a  huit 
ans  que  l'opposition  de  gauche  accuse  le  gouvernement  de  juillet  de  trahir 
la  France,  en  refusant  de  porter  ses  armées  partout  où  un  peuple  s'insurge, 
en  refusant  de  violer  les  traités  ,  et  de  jeter  son  épée  dans  la  balance;  et 
voilà  que  tout  à  coup  elle  s'aperçoit  que  le  ministère  du  22  février  a  tenu  un 
jour  son  langage  et  a  failli  entrer,  par  un  bond ,  dans  son  système.  La  re- 
connaissance de  l'extrême  gauche  a  été  proportionnée  à  sa  joie  ;  elle  a  éclaté 
sans  réserve,  et  M.  Thiers  a  dii  être,  en  secret,  bien  embarrassé  de  ces  té- 
moignages d'estime;  car  nous  nous  refusons  à  croire  encore  qu'il  soit  de  ceux 
qu'il  peignait  si  bien,  et  qui  sont  trop  désespérés  pour  redouter  de  tels  con- 
trastes et  ne  pas  en  être  lionteux. 

M.  ïhiers,  dans  la  séance  qui  s'ouvre  en  ce  moment,  répondra  sans  doute, 
non  pas  au  ministère,  mais  à  l'extrême  gauche,  qui ,  lors  de  la  lecture  de  sa 
dépêche,  lui  a  donné ,  des  mains  de  M.  Mauguin  et  de  M.  Larabit,  ces  grands 
apôtres  de  la  propagande,  le  baptême  que  M.  Guizot  recevait,  deux  jours 
avant ,  de  M.  Odilon  Barrot.  M.  Thiers  ne  voudra  pas  sans  doute  qu'il  soit 
dit  qu'un  ministre  des  affaires  étrangères,  qu'un  homme  qui  a  été  quelque 
temps  le  chef  de  la  diplomatie  française ,  met  en  question  l'exécution  des 
traités.  M.  Thiers  a  trop  savannuent  étudié  l'histoire  de  Napoléon  et  les 
causes  de  la  chute  de  sa  merveilleuse  puissance,  pour  ne  pas  savoir  que 
le  défaut  de  fidélité  dans  les  engagemens  a  joué  le  plus  grand  rôle  dans 
cette  catastrophe.  Quand  se  forma  l'alliance  européenne  contre  Napoléon ,  le 
conquérant  était  debout  dans  presque  toute  sa  force;  il  avait,  dans  la  ter- 
reur de  son  nom,  dans  l'héroïsme  de  ses  armées,  dans  l'inépuisable  ardeur 
du  pays  qu'il  gouvernait,  mille  chances  de  dominer  encore  la  fortune.  Il 
était ,  en  un  mot ,  le  plus  puissant  monarque  et  le  plus  habile  général  de  son 
temps,  et  plusieurs  des  puissances  qui  se  liguèrent  contre  lui,  se  seraient 
contentées  de  l'humble  situation  que  leur  avait  ifaite  le  sort  des  batailles. 
Pourquoi  donc  l'attaqua-t-on  en  1812?  Pourquoi  refusa-t-on  de  traiter  avec  lui 
en  1815?  C'est  que  les  puissances  avaient  appris,  à  leurs  dépens ,  qu'aux  yeux 
du  dominateur  de  l'Europe,  les  traités  n'étaient,  en  quelque  sorte,  que  des  actes 
provisoires  qu'il  croyait  pouvoir  changer  à  son  gré.  Et  encore ,  c'était  dans 
un  temps  oii  la  guerre  et  ses  chances,  si  changeantes,  semblaient  autoriser  ces 
modifications.  L'absence  de  cette  religion  des  traités  précipita  toutefois  la 
chute  de  l'empire,  qui  commença  de  s'écrouler  quand  ses  soldats  occupaient 
encore  toutes  les  places  fortes  de  l'Europe,  et  qui  tomba  après  avoir  déjà 
poussé  de  profondes  racines.  Voyez  maintenant  quel  spectacle  contraire  nous 
a  donné  la  monarchie  de  juillet,  et  cette  révolution  douce  et  légale,  qui 
naquit  en  1830,  pour  nous  servir  d'une  belle  expression  de  M.  Thiers.  La 
France  déclara  d'abord,  comme  avait  fait  en  1790  l'assemblée  constituante, 
qu  elle  voulait  la  paix ,  et  qu'elle  ne  ferait  la  guerre  ni  par  esprit  de  conquête, 
ni  par  esprit  de  propagande.  L'Europe  ne  s'inquiéta  pas  moins,  car  on  se 
souvenait  de  la  révolution ,  de  l'empire ,  et  surtout  parce  que  le  parti  radical 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  265 

menaçait  de  s'emparer  des  affaires.  Le  ministère  du  13  mars  et  son  attitude 
vis-à-vis  les  partis,  rassurèrent  l'Europe;  sa  politique  extérieure  aclieva  de 
la  calmer.  Grâce  aux  explications  de  M.  Mole ,  on  sait  maintenant  ce  que  fut 
l'expédition  d'Ancone,  dirigée  à  la  fois  dans  l'intérêt  de  la  tranquillité  de 
l'Europe  et  de  la  dignité  de  la  France.  Le  ministère  du  15  avril  entendrait-il 
bien  ces  doubles  intérêts,  s'il  avait  déchiré  la  convention  faite  par  Casimir 
Périer,  et  suivi  l'esprit  de  la  dépêche  du  14  mars  1836?  Eh!  quoi,  ce  qui  a 
pu  faire  la  gloire  de  Casimir  Périer,  ce  qui  a  été  sa  force,  le  respect  religieux 
des  engagemens  contractés  au  nom  de  la  France,  le  ministère  actuel  ne  pour- 
rait l'imiter  sans  honte  et  sans  faiblesse  ?  Et  les  reproches  qu'on  a  faits  au 
ministère,  au  sujet  d'Ancone,  ne  les  lui  faisait-on  pas  quelques  jours  avant 
au  sujet  de  la  Belgique?  Youlait-on  aussi  déchirer  le  traité  des  24  articles, 
et  se  trouverait-il  aussi  dans  les  cartons  du  ministère  des  affaires  étrangères 
quelque  dépêche  qui  recommanderait  à  notre  ambassadeur  à  Londres,  d'ex- 
primer l'opinion  que  l'acceptation  du  roi  de  Hollande  ne  doit  pas  entraîner 
l'adhésion  de  la  France ,  qui  a  signé  le  traité  il  y  a  huit  ans?  Disons-le,  cette 
politique  est  contraire  à  celle  que  nous  avons  suivie  depuis  la  révolution  de 
juillet,  et  qui  nous  a  valu  l'estime  de  l'Europe;  elle  est  contraire  à  tous  les 
antécédens  de  M.  Thiers,  et  tout  le  talent  de  M.  Thiers  lui-même,  s'il  avait 
changé  à  cet  égard,  n'en  ferait  jamais  la  politique  de  la  France.  Mais 
M.  Thiers  n'a  pas  changé.  Il  dira  sans  doute  aujourd'hui  que  sa  dépêche 
tendait  plutôt  à  ajourner  la  question  qu'à  l'écarter  définitivement;  il  mon- 
trera la  démarche  qu'il  conmiandait  comme  une  manière  d'amener  des 
négociations  sur  une  autre  base,  et  il  laissera,  sans  doute,  à  l'extrême 
gauche,  les  frais  de  son  enthousiasme  pour  un  acte  qui  n'est  pas  ce  qu'elle  vou- 
drait en  faire.  Toutefois,  M.  Thiers  n'échappera  pas  au  reproche  qu'on  pourra 
lui  faire  d'avoir  dévié,  en  cette  circonstance,  de  ses  propres  sentimens  de 
dignité  nationale  et  de  loyauté  ;  car  rien  n'autorise  à  méconnaître  un  enga- 
gement, pas  même  l'intention  qu'on  aurait  d'en  contracter  un  autre.  Ce  n'est 
pas  nous  qui  apprendrons  à  M.  Thiers  ces  belles  paroles  d'un  célèbre  négo- 
ciateur. «  Toutes  les  affaires  roulent  sur  des  conventions  à  qui  la  vérité  peut 
seule  donner  de  la  consistance.  Si  la  droiture  manque  dans  les  contrats,  la 
négociation  devient  un  jeu,  où  aucun  avantage  ne  devient  stable,  et  où  il 
faut  recommencer  toujours  le  même  manège.  La  bonne  politique  et  la  mo- 
rale ne  font  donc  qu'une  seule  science ,  et  l'on  peut  dire  que  ce  qui  est  bon 
en  morale ,  en  politique  l'est  deux  fois.  » 

Nous  avons  commencé  en  citant  un  passage  d'un  écrit  de  M.  Thiers.  Ce 
fragment  explique  mieux  que  nous  ne  le  pourrions  faire  la  situation  où  se 
trouvent  les  hommes  de  talent  qui  figurent  dans  la  coalition.  Ils  sont  les  uns 
pour  les  autres  des  démentis,  et  chacun  d'eux  est  individuellement  un  men- 
songe auprès  de  son  voisin.  Nous  ne  voulons  pas  aller  plus  loin  que  n'a  été 
M.  Thiers,  et  nous  nous  refusons  à  admettre  que  ces  hommes  puissent  être 
aussi  des  démentis  à  eux-mêmes  et  à  leur  propre  passé.  Les  explications  du 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ministère  nous  ont  prouvé  que  sa  politique  n'est  pas  contraire  à  celle  du 
13  mars  et  du  11  octobre;  que  ses  actes  extérieurs  surtout  sont  la  consé- 
quence naturelle,  forcée  de  cette  politique.  D'où  vient  donc  que  M.  ïhiers, 
qui  approuvait  si  éloquemment  cette  politique,  dans  ces  actes  même,  vient 
les  combattre  aujourd'hui?  Mais  nous  l'avons  dit,  M.  Thiers  ne  les  combat 
pas  en  réalité.  Il  paie  avec  embarras  un  tribut  à  une  coalition  dont  il  sent  déjà 
le  poids,  et  dont  il  avait  si  bien  défini  d'avance  les  inconvéniens,  quand  il 
les  résumait  par  ce  terrible  mot  :  déconsidération  pvbliqve.  Aussi  M.  Thiers 
n'ira  pas  loin  dans  cette  voie,  nous  le  croyons.  Au  nombre  des  facultés  dont 
il  est  doué,  et  qui  manquent  à  M.  Guizot,  M.  Thiers  a  celle  de  s'ar- 
rêter à  point.  Il  a  déjà  grandement  modifié  la  forme  de  ses  paroles  et  la 
nature  de  ses  argumens  depuis  le  vote  des  deux  premiers  paragraphes  de 
l'adresse,  où  quelques  paroles  blessantes  étaient  tombées  de  sa  bouche  contre 
des  hommes  honorables,  qui  remplissent  un  noble  devoir,  paroles  bien  in- 
justes, puisqu'elles  s'adressaient  à  une  majorité  qui  ne  compte  pas  un  can- 
didat aux  portefeuilles,  et  qui  ne  renferme  pas  vingt  fonctionnaires  publics  , 
tandis  que,  dans  la  coalition,  plus  de  cinquante  fonctionnaires  trahissent, 
dans  les  ténébreux  mystères  du  scrutin  secret ,  le  gouvernement  dont  ils  re- 
çoivent un  salaire.  Il  n'importe?  IM.  Thiers,  inspiré  peut-être  par  le  salutaire 
exemple  de  la  violence  de  M.  Guizot,  s'est  modéré,  et  nous  ne  doutons  pas 
que  si  la  majorité  de  la  chambre  persiste  dans  sa  noble  ténacité,  M.  Thiers  ne 
revienne  bientôt  tout-à-fait  à  lui-même,  à  ce  qu'il  était  quand  il  résumait, 
da:.s  quelques  aperçus  que  nous  allons  lui  rappeler,  la  politique  qui  a  le 
mieux  réussi  à  la  France. 

En  1831,  M.  Thiers  était  déjà  fatigué  des  déclamations  auxquelles  se  li- 
vraient les  partis  qui  le  soutiennent  aujourd'hui.  «  Il  est  aisé,  s'écriait-il,  de 
ramener  les  cœurs,  de  fausser  les  esprits,  en  parlant  des  malheureux  Polo- 
nais, des  malheureux  Italiens,  des  malheureux  Belges,  livrés  à  la  sainte-al- 
liance; mais  que  les  gens  à  qui  les  déclamations  plaisent  moins  que  les  faits, 
examinent  et  jugent,  disait-il ,  et  ils  verront  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  cet  amas 
immense  de  déclamations  obstinément  répétées,  après  avoir  été, mille  fois 
repoussées  à  la  tribune  et  dans  les  journaux.  »  Et  IM.  Thiers,  pour  en  venir 
aux  faits ,  en  citait  un  bien  concluant,  et  disait  :  «  Les  puissances  qui ,  pour 
en  finir  avec  nous,  ont  détruit  le  royaume  des  Pays-Bas,  et  ont  causé  au  roi 
Guillaume  tous  les  déplaisirs  qu'on  sait,  n'avaient  certainement  pas  envie  de 
nous  faire  la  guerre.  »  Aux  yeux  de  M.  Thiers,  les  traités  de  181.5  étaient 
une  nécessité,  et  il  eût  été  maladroit  de  les  déchirer.  Or,  ce  que  nous  n'avons 
pas  fait  pour  les  traités  de  181.5  ,  dont  la  rupture  nous  donnait  au  moins  l'é- 
ventualité d'une  limite  sur  le  Rhin,  le  ferions-nous  pour  la  convention  du 
16  avril  1832?  Refuserions-nous  de  rendre  Ancène,  qui  ne  nous  appartient 
pas ,  quand  nous  avons  refusé  de  nous  emparer  des  provinces  rhénanes  qui 
nous  ont  appartenu  et  qui  sont  plus  à  notre  convenance?  On  a  cité  à  la  tribune 
le  mot  de  Napoléon  qui  écrivait  de  Milan  que  la  ville  d'Ancone  devait  rester 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  267 

à  la  France,  à  la  paix  générale,  car  c'était  un  poste  qui  nous  convenait; 
mais  Napoléon  était  alors  à  la  veille  de  faire  des  traités,  puis  qu'il  était  en 
guerre,  et  c'était  au  moins  par  un  traité  qu'il  voulait  s'assurer  d'Ancone. 
ici,  au  contraire,  les  traités  nous  ordonnent  de  i'évacuer.  En  pleine  paix, 
nous  voudrions  violer  les  traités,  et  faire  plus  que  Napoléon,  nous  assurer 
par  la  force  une  place  qu'il  voulait  se  ré-erver  par  une  convention  qui  était  à 
faire  quand  il  était  à  la  tête  d'une  armée,  au  cœur  de  l'Italie!  M.  Thiers  ou 
M.  Mole  exécuteraient,  du  fond  de  leur  cabinet,  la  pensée  que  Napoléon 
concevait  dans  son  quartier-général  de  Milan,  et  l'Europe  assisterait  à  cette 
opération  et  nous  laisserait  faire  !  Qui  pourrait  le  penser  ?  On  dira ,  comme 
M.  Mauguin  et  M.  Larabit  :  «  C'est  la  guerre!  »  La  guerre  est  une  nécessité 
à  laquelle  peut  se  résoudre  de  bonne  grâce  un  peuple  qui  a  trois  millions 
d'hommes  à  envoyer  sous  ses  drapeaux ,  et  dont  les  finances  sont  dans  un 
état  prospère;  mais  c'est  une  guerre  juste  qu'il  faut  faire  dans  le  siècle  où 
nous  sommes,  quand  on  est  à  la  tête  d'une  nation  qui  demande  compte  de 
tout ,  autrement  on  pourrait  manquer  de  la  force  morale  qui  donne  la  victoire. 
On  a  même  vu ,  du  temps  de  l'empire ,  que  cent  victoires  ne  suffisent  pas  à 
qui  manque  de  parole,  et  que  la  force  matérielle  n'est  pas  tout,  même  quand 
le  chef  qui  commande  se  nomme  Napoléon!  11  ne  s'agit  donc  pas  de  discuter 
si  Ancône  est  un  bon  poste,  si  le  mont  qui  le  domine  est  fortifié  ou  non,  si 
le  port  est  assez  profond  pour  des  frégates,  s'il  vaut  mieux  de  dominer  par 
un  poste  militaire  l'Adriatique  ou  la  Méditerranée;  il  s'agit  de  savoir  si  la 
convention  du  16  avril  a  été  signée  par  la  France,  et  en  quels  termes  elle 
réglait  les  conditions  de  l'occupation.  Or,  c'est  le  seul  point  qui  n'ait  pas  été 
discuté  par  l'opposition ,  ce  nous  semble.  Il  est  vrai  que  tous  les  autres  l'ont 
été.  Mais  c'est  en  vain  que  les  généraux  Lamy  et  Bugeaud,  que  les  officiers 
qui  ont  pris  part  à  l'expédition  ,  sont  d'accord  pour  déclarer  que  la  situation 
d'Ancone  et  le  peu  de  forces  que  nous  y  avions  nous  exposaient  à  un  échec. 
Aujourd'hui  encore,  le  général  Gazan,  qui  a  ramené  nos  troupes,  disait,  à 
qui  voulait  l'entendre,  que,  sur  trois  canons  trouvés  à  Ancône,  un  seul  n'é- 
tait pas  hors  de  service,  et  qu'à  peine  pouvait-on  s'en  servir  sans  péril  pour 
les  artilleurs  aux  anniversaires  des  journées  de  juillet.  Le  général  Cubières 
ajoute  des  détails  encore  plus  concluans.  L'opposition  ne  s'écrie  pas  moins 
que  la  position  d'Ancone  est  admirable,  et  qu'il  fallait,  à  tout  prix,  la  con- 
server. A  ce  compte,  pourquoi  ne  pas  s'emparer  de  Pvome  et  du  fort  Saint- 
Ange.^  S'il  ne  s'agit  que  de  conquêtes,  il  y  a  de  meilleures  places  qu'Ancone; 
si,  au  contraire,  il  est  question  d'accomplir  les  traités,  peu  importe  l'ex- 
cellence du  port  d'Ancone  et  sa  position.  Le  devoir  et  l'honneur  nous  obli- 
geaient à  l'évacuer  dès  que  les  Autrichiens  évacueraient  la  llomagne. 

Il  est  donc  bien  établi  que,  rester  à  Ancône,  c'était  refuser  d'exécuter  les 
traités,  et  la  non-exécution  des  traités  qu'on  a  faits,  c'est  la  guerre.  Or, 
veut-on  faire  la  guerre  pour  Ancône?  M.  Thiers  lui-même  le  veut-il?  Voici 
ce  qu'il  disait  en  1831  :  «  Le  roi  Guillaume  expulsé  des  Pays-Bas ,  la  Prusse 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  la  confédération  germanique  pouvaient  seules  rétablir  la  question  par 
leurs  armes.  A  cela ,  nous  avons  répondu  que  si  on  entrait  en  Belgique,  nous 
y  entrions.  C'est  que  nous  ne  devions  risquer  la  guerre  générale  que  pour 
les  Belges.  Pour  tout  ce  qui  est  compris  entre  le  Rhin ,  les  Alpes  et  les  Pyré- 
nées, nous  devons  nous  montrer  inflexibles,  nous  devons  défendre  toute 
cette  portion  du  continent  comme  la  France  elle-même.  »  — Et  M  Thiers 
voudrait  qu'on  risquât  la  guerre  pour  une  place  forte  qui  est ,  dans  l'Adriati- 
que, à  deux  ou  trois  zones  du  rayon  qu'il  traçait  !  Ce  seul  mot  de  M.  Thiers 
dit  tout  sur  l'affaire  d'Ancône. 

Qu'on  ne  suppose  pas  au  moins  que  M.  Thiers,  qui  voulait  qu'on  risquât 
la  guerre  pour  les  Belges,  voulût  étendre  leurs  limites  actuelles.  Ces  li- 
mites lui  semblaient  très  suffisantes ,  et  Ténumération  suivante  des  avantages 
accordés  par  les  puissances  à  la  Belgique  en  fait  foi.  «  11  fallait  donner  des 
frontières  à  la  Belgique ,  dit  M.  Thiers.  On  a  obtenu  pour  elle  celles  de  1790, 
mais  avec  des  avantages  qu'elle  n'avait  pas.  Elle  échange  une  portion  du 
Limbourg  contre  des  enclaves  que  la  Hollande  possédait  ;  elle  a  perdu  une 
petite  portion  du  Luxembourg,  mais  elle  a,  de  plus  qu'en  1790 ,  la  province 
de  Liège  ,  Philippeville  et  Marienbourg.  Elle  a  la  liberté  de  l'Escaut;  elle  a 
la  libre  navigation  des  fleuves  et  des  canaux  de  la  Hollande.  Elle  peut  en 
ouvrir  de  nouveaux  sur  le  territoire  de  cette  nation.  Elle  a  Anvers  au  lieu  de 
Maëstricht,  c'est-à-dire  du  commerce  au  lieu  de  moyens  de  guerre.  Elle  sup- 
porte un  tiers  de  la  dette  néerlandaise ,  en  représentation  de  la  dette  austro- 
belge,  antérieure  à  1789,  de  la  dette  franco-belge ,  comprenant  le  temps  de 
la  réunion  à  la  France,  en  représentation,  enlin,  de  la  part  qu'elle  devait 
prendre  dans  la  dette  contractée  depuis  1815  par  le  royaume  des  Pays-Bas. 
Ces  trois  parts  n'égalent  pas  sans  doute  le  tiers  qu'elle  supporte,  mais  les  avan- 
tages commerciaux  qu'on  lui  a  cédés  présentent  une  surabondante  compen- 
sation. «  La  Hollande  perd  le  Luxembourg ,  qui  lui  avait  été  donné  en  échange 
des  principautés  héréditaires  de  Dietz  ,  Dillembourg ,  Hadamar,  Siégen.  Elle 
voit  lui  échapper  l'immense  monopole  de  l'Escaut;  enfin,  on  lui  ravit  cette 
Belgique  qui ,  en  1815,  avait  été  une  consolation  du  cap  de  Bonne-Espérance 
et  de  tant  de  colonies  perdues.  A-t-on  été  bien  injuste,  bien  dur  envers  les 
Belges,  bien  partial  pour  Guillaume?  » 

«  Ainsi ,  en  récapitulant  ce  que  la  Belgique  et  nous  avons  gagné ,  nous  di- 
rons que  la  Belgique  a  gagné  : 

«  D'être  détachée  de  la  Hollande;  reconnue;  constituée  mieux  qu'en  1790; 
pourvue  déroutes,  de  communications,  d'avantages  commerciaux;  rendue 
neutre ,  ce  qui  veut  dire  garantie  de  la  guerre  ou  secourue  forcément  par  la 
France,  l'un  ou  l'autre  infailliblement;  pourvue  d'un  roi  qui  la  chérit  déjà, 
et  qui  est  la  seule  personne  devenue  populaire  dans  ce  pays  depuis  un  an  et 
demi  ;  appelée  enfin  à  un  bel  avenir. 

«  Nous  dirons  que  la  France  a  gagné  : 

«  D'abord ,  tout  ce  qu'a  gagné  son  alliée;  ensuite,  la  destruction  du  royaume 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  269 

des  Pays-Bas,  qui  était  une  redoutable  hostilité  contre  elle,  une  vaste  iéts 
de  2iont ,  comme  on  a  dit  ;  le  remplacement  de  ce  royaume  par  un  état  neutre 
qui  la  couvre,  ou  bien  devient  un  allié  utile,  et  lui  permet  de  s'étendre  jus- 
qu'à la  Meuse;  la  destruction  des  places  qui  lui  étaient  inutiles,  puisqu'elle 
possède  déjà  deux  rangs  de  places  sur  cette  frontière,  et  qui  ne  pouvaient 
être  bonnes  qu'à  d'autres  qu'à  elle;  par  suite,  un  mouvement  rétrograde  , 
pour  le  système  anti-français ,  de  Mons  et  Tournay  jusqu'à  IMaëstricht;  enfin . 
la  consécration  d'une  révolution. 

«  Il  nous  semble  que  de  tels  résultats,  sans  guerre,  sont  une  des  plus 
grandes  nouveautés  de  la  diplomatie;  que  le  cabinet,  qui  a  su  les  obtenir,  n'a 
manqué  ni  de  force  ni  d'habileté,  et  que  les  puissances  qui  les  ont  accordés 
n'étaient  pas  conjurées  contre  la  France ,  résolues  à  sa  perte.  Leur  noble  mo- 
dération était  un  retour  dû  à  la  noble  modération  de  la  France.  » 

Nous  ne  nous  lassons  pas  de  citer  les  belles  paroles  de  M.  Thiers,  parce 
qu'elles  le  placent  sous  son  véritable  jour,  avec  le  sens  parfait  qu'il  a  toujours 
montré  jusqu'à  ces  derniers  temps ,  où  quelques  fausses  lueurs  de  passion 
l'ont  égaré  momentanément  dans  sa  route.  Ces  paroles  éclairent  aussi  la  si- 
tuation politique  actuelle ,  et  elles  pourraient  répondre  à  chaque  paragraphe 
du  projet  d'adresse ,  depuis  le  début  jusqu'à  ce  passage  qui  s'applique  direc- 
tement à  l'amendement  introduit  en  faveur  de  la  Pologne  :  «  Nous  ne  pou- 
vons invoquer  le  droit  de  non-intervention  en  faveur  de  la  Pologne.  La  Rus- 
sie aurait  bravé,  pour  la  Pologne,  tout,  même  une  guerre  faite  par  Napoléon 
avec  six  cent  mille  hommes.  C'était  pour  elle  une  question  de  vie  ou  de 
mort.  Perdre  la  Pologne ,  c'eût  été  pour  elle  rétrograder  de  quatre  règnes. 
Ce  que  la  France  a  dit  et  pu,  c'est  d'offrir  sa  médiation ,  c'est-à-dire  de  faire 
des  démarches ,  que  l'Angleterre ,  tout  aussi  généreuse  que  d'autres ,  n'a  pas 
voulu  imiter,  parce  quelle  n'aime  pas  les  choses  inutiles...  Tout  ce  que  nous 
entendons  chaque  jour  là-dessus  ne  prouve ,  chez  ceux  qui  le  disent,  ni  plus 
de  zèle,  ni  plus  de  sympathie  pour  les  Polonais,  que  le  gouvernement  n'en 
éprouve.  C'est  tout  simplement  un  emploi  fait  des  malheurs  des  autres , 
pour  attaquer,  calomnier ,  déconsidérer  un  gouvernement  qu'on  déteste.  >• 

On  remarquera  ici  qu'il  y  a  toujours  abondance  de  faits  et  de  raisonne- 
mens  dans  les  écrits  de  ]\L  Thiers.  Dans  ce  passage,  l'honorable  écrivain 
répond  victorieusement  à  la  coalition,  qui  accuse  le  gouvernement  d'avoir 
laissé  relâcher  nos  liens  avec  l'Angleterre,  et  qui  fonde  cette  accusation  sur 
l'abandon  oiî  nous  laisserait  lord  Palmerston  dans  nos  négociations  rela- 
tives à  la  délimitation  territoriale  de  la  Belgique.  L'Angleterre,  se  plaçant  à 
un  autre  point  de  vue,  a  sans  doute  jugé  qu'elle  ferait  toie  cliose  inutile  en 
se  joignant  dans  cette  circonstance  au  gouvernement  français.  Et  en  cela , 
elle  a  fait  seulement  ce  qu'elle  faisait  quand  elle  refusait  de  suivre,  dans  ses 
offres  de  médiation,  le  gouvernement  que  soutenait  alors  M.  Thiers.  L'al- 
liance anglaise  est-elle  rompue  pour  cela?  A-t-elle  été  rompue,  quand  il 
s'agissait  de  la  Pologne  ?  La  conservation  de  la  Pologne ,  comme  nation ,  in- 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

téressait  cependant  bien  vivement  la  France.  C'était  un  boulevart  lointain , 
il  est  vrai,  mais  siîr,  contre  une  des  grandes  puissances  du  Nord.  Et  il  ne 
s'agissait  cependant  que  d'une  simple  offre  de  médiation ,  tandis  que  dans 
les  négociations  relatives  à  la  Belgique,  l'Angleterre  peut  craindre,  en  ap- 
puyant trop  la  France ,  non  pas  de  fortifler  le  boulevart  que  nous  trouvons 
de  ce  côté  contre  l'Allemagne  ,  mais  de  nous  créer,  pour  un  avenir  incertain , 
une  magnifique  position  maritime  à  Anvers ,  à  Flessingue  et  à  Ostende. 

Mais  M.  Tbiers  a  été  plus  loin  dans  son  écrit.  Il  a  renié,  condamné  la 
politique  qui  risquerait  une  conflagration  pour  les  états  de  l'Italie  autres  que 
le  Piémont.  Le  principe  de  non-intervention,  établi  par  M.  Mole,  ne  l'ou- 
blions pas,  et  pratiqué  par  lui  dans  toutes  ses  conséquences  telles  que  les  ad- 
met 31.  Tbiers  lui-même,  ce  principe  ne  peut,  selon  M.  Tbiers,  s'appliquer 
au  monde  entier;  car  alors ,  dit-il ,  il  faudrait  prendre  les  armes  pour  la 
moindre  peuplade,  depuis  les  Alpes  jusqu'à  l'Oural.  On  ne  peut  l'appliquer 
qu'à  certains  états,  à  ceux  dont  les  intérêts  sont  communs  avec  les  nôtres, 
et  il  ne  doit  s'étendre  qu'aux  pays  compris  dans  notre  rayon  de  défense, 
<*'est-à-dire  la  Belgique,  la  Suisse  et  le  Piémont.  Il  n'est  donc  pas  question 
de  la  Romagne!  —  «  Si  la  France  eût  fait  autrement,  dit  M.  Tbiers,  outre 
qu'elle  prenait  envers  tous  les  peuples  le  fol  engagement  que  nous  venons  de 
dire,  elle  acceptait  la  guerre  contre  l'Autricbe,  c'est-à-dire  contre  l'Europe, 
pour  deux  provinces  italiennes;  elle  faisait  pour  ces  provinces  ce  qu'elle 
n'avait  pas  voulu  faire  pour  se  donner  la  Belgique;  elle  cbangeait,  pour  les 
intérêts  des  autres,  un  système  de  paix  qu'elle  n'avait  pas  cbangé  pour  ses 
propres  intérêts;  en  se  compromettant,  elle  jouait  la  liberté  du  monde  pour 
la  liberté  de  quelques  cités  italiennes.  Ou  les  raisons  qu'elle  avait  eues  de 
renoncer  au  Rbin  étaient  insufûsantes ,  ou,  si  elles  étaient  sufûsantes,  elles 
devaient  lui  interdire  de  marcber  aux  Alpes,  bien  entendu,  la  Suisse  et  le 
Piémont  restant  intacts. 

«  Engager  l'Autricbe  à  se  retirer,  lui  interdire  de  séjourner  dans  ces  pro- 
vinces, engager  Rome  à  adoucir,  à  améliorer  leur  sort,  était  tout  ce  qu'on 
pouvait:  sinon,  on  entreprenait  une  croisade  universelle.  La  France  avait 
tout  risqué  pour  la  Belgique,  elle  aurait  tout  risqué  pour  le  Piémont;  elle 
ne  le  devait  pas ,  elle  ne  le  pouvait  pas  pour  Modène  et  Bologne. 

«  Une  autre  question  s'élevait  d'ailleurs,  question  effrayante,  celle  de  la 
papauté.  L'insurrection  réussissant,  la  papauté  était  obligée  de  s'enfuir  et  de 
prendre  la  route  de  Vienne,  car  nous  n'étions  pas  là  pour  lui  faire  prendre 
celle  de  Savone  ou  de  Paris.  Or,  nous  le  demandons,  on  sait  ce  que  la  papauté 
a  fait  à  Paris  !  Qu'eùt-elle  fait  établie  à  Vienne  ?  Figurez-vous  le  pape  à  Vienne, 
tenant  dans  ses  mains  les  consciences  dévotes  du  midi  et  de  l'ouest  de  la 
France!  C'était  la  guerre  religieuse,  jointe  à  la  guerre  territoriale  et  politi- 
que. C'étaient  trois  questions  à  la  fois.  » 

Il  nous  semble  qu'après  les  deux  excellens  discours  de  M.  Mole  sur  l'affaire 
d'Ancône,  et  l'excellent  écrit  de  M.  Tbiers,  il  ne  reste  plus  rien  à  ajouter  sur 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  271 

cette  question.  Il  est  évident  que  la  seule  conduite  à  tenir,  était  celle  que  le 
gouvernement  a  tenue,  et  qu'il  n'y  a  qu'aux  partisans  de  la  guerre  à  tout 
prix  que  cette  conduite  peut  sembler  condamnable.  Il  faut  bien  que  le  mi- 
nistère se  résigne  à  se  passer  des  suffrages  de  l'extrême  gauche  !  M.  Thiers  , 
s'il  revient  au  pouvoir,  sera  bien  obligé  de  renoncera  son  tour  à  la  douce  sa- 
tisfaction d'entendre  les  applaudisseniens  de  cette  partie  de  la  chambre ,  car, 
une  fois  aux  affaires,  il  n'aura  pas  d'autres  principes  politiques  que  ceux 
qu'il  a  déjà  eus.  Répondrons-nous  maintenant  à  l'incident  élevé  par  M.  Gui- 
zot?  M.  ]Molé  était-il  dans  son  droit  en  portant  à  la  tribune  une  dépêche  dont 
il  n'avait  eu  connaissance  que  postérieurement  à  sa  venue  dans  le  sein  de  la 
commission?  n'est-ce  pas  une  attaque  puérile,  et  bien  puérile,  quand  elle  est 
jetée  à  travers  une  discussion  de  principes  aussi  grave.  Une  feuille  de  la 
coalition  élève  un  reproche  qui  a  une  apparence  plus  sérieuse.  Elle  dit  que 
le  ministère  n'avait  pas  le  droit  de  communiquer  des  pièces  relatives  à  une 
négociation  pendante.  C'est  aussi  le  principe  qui  a  dirigé  le  ministère  en  ré- 
pondant sur  les  affaires  de  Belgique.  Il  a  montré  une  réserve  et  une  discré- 
tion dont  il  n'avait  pas  reçu  lui-même  l'exemple  de  ses  prédécesseurs.  Quant 
à  l'évacuation  d'Ancône,  elle  est  effectuée  ;  nos  soldats  sont  rentrés  en  France , 
et  le  gouvernement,  en  défendant  ses  actes,  n'a  usé  que  du  droit  légitime  de 
la  défense. 

Il  est  vrai  qu'il  serait  bien  plus  commode,  pour  la  coalition ,  d'obtenir  du 
gouvernement  qu'il  se  lie  lui-même  les  mains,  et  ensuite  de  lui  livrer  bataille  . 
et  quelle  bataille  !  Nous  avons  encore  entendu  dire  qu'en  communiquant  les 
dépêches  ministérielles ,  on  portait  atteinte  à  la  cons  dération  et  à  l'influence 
des  anciens  ministres ,  et  qu'on  leur  préparait ,  pour  l'époque  de  leur  retour, 
un  rôle  bien  difficile.  Quand  les  anciens  ministres  cesseront  de  se  ruer  sur 
le  pouvoir  qui  leur  échappe,  quand  ils  ne  contracteront  pas  alliance  avec 
des  opinions  qu'ils  ont  réprouvées  ,  quand  leurs  amis  ne  viendront  plus  à  la 
tribune  fouiller  des  écrits  publiés  il  y  a  plus  de  trente  ans,  lorsqu'il  n'y  avait 
pas  de  gouvernement  représentatif  en  France ,  les  nécessités  de  la  défense 
seront  moins  dures.  Mais,  en  attendant,  nous  demandons  à  tous  les  hommes 
de  bonne  foi ,  si  le  ministère  n'a  pas  subi ,  avec  une  dignité  et  une  modéra- 
tion sans  exemple,  tous  les  outrages,  toutes  les  injures  de  la  coalition.  Est- 
ce  donc  la  traiter  bien  cruellement  que  de  lui  opposer  les  actes  de  ses  chefs? 
Et  ceux  qui  applaudissaient  dans  la  chambre ,  à  la  lecture  de  la  dépêche  de 
M.  Thiers,  sont-ils  bien  venus  à  se  plaindre  de  la  publicité  qui  lui  a  été 
donnée  ?  Ce  serait  bien  le  cas  de  s'écrier  avec  IM.  Thiers  :  Il  n'y  a  pas  un  de 
vous  qui  ne  soit  le  démenti  de  l'autre,  et  votre  coalition  n'est  qu'une  réci- 
proque duperie  ! 

Quant  aux  députés  légitimistes ,  guidés  par  M.  Berryer ,  nous  ne  trouve- 
rions pas  de  terme  pour  exprimer  les  sentimens  que  nous  ferait  éprouver 
leur  conduite,  s'il  était  vrai,  comme  ils  le  déclarent  aujourd'hui,  dans  leur 
feuille  officielle,  qu'ils  aient  résolu  de  voter  pour  l'adresse  sans  amendement, 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  tous  avec  l'opposition.  Ainsi  M.  Berryer  et  ses  amis  voteraient  en  faveur 
de  la  révolution  de  Pologne,  contre  le  saint-père,  pour  le  maintien  du  dra- 
peau tricolore  à  Ancône,  contre  don  Carlos,  en  faveur  de  la  reine  Christine 
et  de  son  gouvernement,  en  un  mot,  ils  voteraient  contre  les  alliances  et  les 
appuis  de  la  restauration ,  contre  le  chef  de  l'église  catholique  et  contre  la 
légitimité!  Suivez  mon  panache  hlanc,  disait  Henri  IV,  vous  le  trouverez 
toujours  sur  le  chemin  de  l'honneur!  Les  députés  légitimistes  feraient  pren- 
dre aujourd'hui  au  drapeau  sans  tache  une  singulière  route,  et  le  parti  roya- 
liste, si  religieux,  si  moral,  nous  permettrait  alors  de  lui  remontrer  qu'il 
est  étrangement  représenté  à  la  chambre.  Et,  cependant,  on  pourrait  encore 
dire  à  la  louange  des  députés  légitimistes ,  qu'ils  marchent  à  front  découvert, 
sur  la  route  d'où  ils  ont  banni  les  scrupules  de  conscience;  mais  les  fonc- 
tionnaires qui  serrent  la  main  des  ministres,  en  cachant  dans  une  des  leurs 
la  boule  noire  qu'ils  vont  jeter  au  fond  de  l'urne ,  que  dire  de  ceux-là ,  et 
eojnment  les  nommer! 

P.  S.  Le  vote  sur  le  paragraphe  relatif  à  Ancone,  qui  vient  d'avoir  lieu, 
nous  apprend  que  la  chambre  a  refusé  de  s'associer  à  la  politique  de  l'opposi- 
tion, qui  consiste  à  méconnaître  les  traités.  Ce  vote  est  d'uhe  haute  impor- 
tance. Il  répare  d'imprudens  écrits,  de  dangereuses  paroles,  et  il  maintient 
à  la  France  le  rang  qu'elle  a  acquis  dans  l'estime  de  l'Europe,  depuis  la  révo- 
lution de  1830.  Grâce  à  ce  vote,  la  France,  toujours  forte,  reste  loyale  et 
fidèle  à  ses  engagemens.  En  s'associant  pour  maintenir  ainsi  la  politique  du 
13  mars,  la  chambre  et  le  ministère  ont  également  mérité  la  reconnaissance 
du  pays. 


V.  DE  Mars. 


L'ABBESSE 


DE  CASTRO. 


Païenne,  15  septembre  1838. 
I. 

Le  mélodrame  nous  a  montré  si  souvent  les  brigands  italiens  du. 
xvi^  siècle,  et  tant  de  gens  en  ont  parlé  sans  les  connaître,  que  nous 
en  avons  maintenant  les  idées  les  plus  fausses.  On  peut  dire  en  gé- 
néral que  ces  brigands  furent  ropposition  contre  les  gouvernemens 
atroces  qui,  en  Italie,  succédèrent  aux  républiques  du  moyen-âge. 
Le  nouveau  tyran  fut  d'ordinaire  le  citoyen  le  plus  riche  de  la  défunte 
république,  et  pour  séduire  le  bas  peuple  il  ornait  la  ville  d'églises 
magniflques  et  de  beaux  tableaux.  Tels  furent  les  Polentini  de  Ra- 
venne,  les  Manfredi  de  Faenza,  les  Riario  d'Imola,  les  Cane  de 
Vérone,  les  Bentivoglio  de  Bologne,  les  Visconti  de  Milan  ,  et,  enfin, 
les  moins  belliqueux  et  les  plus  hypocrites  de  tous ,  les  Médicis  de 
Florence.  Parmi  les  historiens  de  ces  petits  états ,  aucun  n'a  osé  ra- 
conter les  empoisonnemens  et  assassinats  sans  nombre  ordonnés  par 
la  peur  qui  tourmentait  ces  petits  tyrans  ;  ces  graves  historiens  étaient 
à  leur  solde.  Considérez  que  chacun  de  ces  tyrans  connaissait  person- 
nellement chacun  des  républicains  dont  il  savait  être  exécré  (  le  grand 
duc  de  Toscane  Côme,  par  exemple,  connaissait  Strozzi  ) ,  que  plusieurs 
de  ces  tyrans  périrent  par  l'assassinat,  et  vous  comprendrez  les  haines 

TOME  WlL  —  r"^  FÉVRIER  1839.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

profondes,  les  méfiances  éternelles  qui  donnèrent  tant  d'esprit  et 
de  courage  aux  Italiens  du  xvi"  siècle  et  tant  de  génie  à  leurs  ar- 
tistes. Tous  verrez  ces  passions  profondes  empêcher  la  naissance  de 
ce  préjugé  assez  ridicule  qu'on  appelait  rhonneur,  du  temps  de 
M"""  de  Sévigné,  et  qui  consiste  surtout  à  sacrifier  sa  vie  pour  servir 
le  maître  dont  on  est  né  le  sujet  et  pour  plaire  aux  dames.  Au 
xvr  siècle ,  l'activ  ité  d'un  homme  et  son  mérite  réel  ne  pouvaient 
se  montrer  en  France ,  et  conquérir  l'admiration  ,  que  par  la  bra- 
voure sur  le  champ  de  bataille  ou  dans  les  duels  ;  et ,  comme  les 
femmes  aiment  la  bravoure  et  surtout  l'audace,  elles  devinrent  les 
juges  suprêmes  du  mérite  d'un  homme.  Alors  naquit  Vesprit  de  ya- 
lanteric  qui  prépara  l'anéantissement  successif  de  toutes  les  passions 
et  même  de  l'amour,  au  profit  de  ce  tyran  cruel  auquel  nous  obéis- 
sons tous  :  la  vanité.  Les  rois  protégèrent  la  vanité  et  avec  grande 
raison  ;  de  là  l'empire  des  rubans. 

En  Italie,  un  homme  se  distinguait  par  tous  les  yenres  de  mérite, 
par  les  grands  coups  d'épée  comme  par  les  découvertes  dans  les  an- 
ciens manuscrits  :  voyez  Pétrarque ,  l'idole  de  son  temps  ;  et  une 
femme  du  xvi''  siècle  aimait  un  homme  savant  en  grec  autant  et 
plus  qu'elle  n'eût  aimé  un  homme  célèbre  par  la  bravoure  militaire. 
Alors  on  vit  des  passions  et  non  pas  l'habitude  de  la  galanterie. 
Voilà  la  grande  différence  entre  l'Italie  et  la  France,  voilà  pourquoi 
l'Italie  a  vu  naître  les  Raphaël ,  les  (iiorgion,  les  Titien ,  les  Corrége, 
tandis  que  la  France  produisait  tous  ces  braves  capitaines  du  xvi* 
siècle,  si  inconnus  aujourd'hui  et  dont  chacun  avait  tué  un  si  grand 
nombre  d'ennemis. 

Je  demande  pardon  pour  ces  rudes  vérités.  Quoi  qu'il  en  soit ,  les 
vengeances  atroces  et  nécessaires  des  petits  tyrans  italiens  du  moyen- 
âge  concilièrent  aux  brigands  le  cœur  des  peuples.  On  haïssait  les 
brigands  quand  ils  volaient  des  chevaux,  du  blé,  de  l'argent,  en  un 
mot,  tout  ce  qui  leur  était  nécessaire  pour  vivre  ;  mais  au  fond  le 
cœur  des  peuples  était  pour  eux  ;  et  les  filles  du  village  préféraient 
à  tous  les  autres  le  jeune  garçon  qui,  une  fois  dans  la  vie,  avait  été 
forcé  (ïandar  alla  9nachia,  c'est-à-dire  de  fuir  dans  les  bois  et  de 
prendre  refuge  auprès  des  brigands  à  la  suite  de  quelque  action 
trop  imprudente. 

De  nos  jours  encore  tout  le  monde  assurément  redoute  la  rencon- 
tre des  brigands;  mais  subissent-ils  des  châtimens,  chacun  les  plaint. 
C'est  que  ce  peuple  si  fin ,  si  moqueur,  qui  rit  de  tous  les  écrits  pu- 
bliés sous  la  censure  de  ses  maîtres,  fait  sa  lecture  habituelle  de 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  275 

petits  poèmes  qui  racontent  avec  chaleur  la  vie  des  brigands  les  plus 
renommés.  Ce  qu'il  trouve  d'héroïque  dans  ces  histoires,  ravit  la 
flbre  artiste  qui  vit  toujours  dans  les  basses  classes,  et,  d'ailleurs,  il 
est  tellement  las  des  louanges  officielles  données  à  certaines  gens, 
que  tout  ce  qui  n'est  pas  officiel  en  ce  genre  va  droit  à  son  cœur, 
n  faut  savoir  que  le  bas  peuple,  en  Italie ,  souffre  de  certaines  cho- 
ses que  le  voyageur  n'apercevrait  jamais,  vécût-il  dix  ans  dans  le 
pays.  Par  exemple,  il  y  a  quinze  ans,  avant  que  la  sagesse  des  gou- 
vernemens  n'eût  supprimé  les  brigands  (1),  il  n'était  pas  rare  de 
voir  certains  de  leurs  exploits  punir  les  iniquités  des  (jonvenieurs 
de  petites  villes.  Ces  gouverneurs ,  magistrats  absolus  dont  la  paie 
ne  s'élève  pas  à  plus  de  vingt  écus  par  mois ,  sont  naturellement  aux 
ordres  de  la  famille  la  plus  considérable  du  pays ,  qui ,  par  ce  moyen 
bien  simple,  opprime  ses  ennemis.  Si  les  brigands  ne  réussissaient  pas 
toujours  à  punir  ces  petits  gouverneurs  despotes,  du  moins  ils  se 
moquaient  d'eux  et  les  bravaient,  ce  qui  n'est  pas  peu  de  chose  aux 
yeux  de  ce  peuple  spirituel.  Un  sonnet  satirique  le  console  de  tous 
ses  maux,  et  jamais  il  n'oublia  une  offense.  Voilà  une  autre  des  dif- 
férences capitales  entre  l'Italien  et  le  Français. 

Au  xvi"  siècle  ,  le  gouverneur  d'un  bourg  avait-il  condamné  à  mort 
un  pauvre  habitant  en  butte  à  la  haine  de  la  famille  prépondérante , 
souvent  on  voyait  les  brigands  attaquer  la  prison  et  essayer  de  déli- 
vrer l'opprimé.  De  son  côté,  la  famille  puissante,  ne  se  fiant  pas  trop 
aux  huit  ou  dix  soldats  du  gouvernement  chargés  de  garder  la  prison, 
levait  à  ses  frais  une  troupe  de  soldats  temporaires.  Ceux-ci ,  qu'on 
appelait  des  hravi,  bivouaquaient  dans  les  alentours  de  la  prison,  et 
se  chargeaient  d'escorter  jusqu'au  lieu  du  supplice  le  pauvre  diable 
dont  la  mort  avait  été  achetée.  Si  cette  famille  puissante  comptait  un 
jeune  homme  dans  son  sein ,  il  se  mettait  à  la  tète  de  ces  soldats 
improvisés.  Cet  état  de  la  civilisation  fait  gémir  la  morale ,  j'en  con- 
viens; de  nos  jours  on  a  le  duel ,  l'ennui ,  et  les  juges  ne  se  vendent 
pas  ;  mais  ces  usages  du  xvi^  siècle  étaient  merveilleusement  propres 
à  créer  des  hommes  dignes  de  ce  nom. 

Beaucoup  d'historiens ,  loués  encore  aujourd'hui  par  la  littérature 
routinière  des  académies ,  ont  cherché  à  dissimuler  cet  état  de  choses 
qui,  vers  1550,  forma  de  si  grands  caractères.  De  leur  temps,  leurs 

(1)  Gasparoiie,  le  dernier  briRand,  traita  avec  le  gouvernement  en  1826;  il  est  enfermé 
dans  la  citadelle  de  Civila-Vecchia  avec  trente-deux  de  ses  hommes.  Ce  fut  le  manque  d'eau 
sur  les  sommets  des  Apennins ,  où  il  s'était  réfugié  ,  qui  l'obligea  à  traiter.  Cest  un  homme 
d'esprit,  d'une  figure  assez  revenante. 

18. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prudens  menso%es  furent  récompensés  par  tous  les  honneurs  dont 
pouvaient  disposer  les  Médicis  de  Florence ,  les  d'Est  de  Ferrare , 
les  vice-rois  de  Naples ,  etc.  Un  pauvre  historien ,  nommé  Gianone, 
a  voulu  soulever  un  coin  du  voile;  mais ,  comme  il  n'a  osé  dire  qu'une 
très  petite  partie  de  la  vérité,  et  encore  en  employant  des  formes 
dubitatives  et  obscures ,  il  est  resté  fort  ennuyeux ,  ce  qui  ne  l'a  pas 
empêché  de  mourir  en  prison  à  quatre-vingt-deux  ans,  le  7  mars  1758. 

La  première  chose  à  faire,  lorsque  l'on  veut  connaître  l'histoire 
d'Italie ,  c'est  donc  de  ne  point  lire  les  auteurs  généralement  approu- 
vés ;  nulle  part  on  n'a  mieux  connu  le  prix  du  mensonge ,  nulle  part 
il  ne  fut  mieux  payé  (1). 

Les  premières  histoires  qu'on  ait  écrites  en  Itahe ,  après  la  grande 
barbarie  du  ix''  siècle,  font  déjà  mention  des  brigands,  et  en  parlent 
comme  s'ils  eussent  existé  de  temps  immémorial.  Voyez  le  recueil  de 
Muratori.  Lorsque,  par  malheur  pour  la  félicité  pubhquc ,  pour  la 
justice,  pour  le  bon  gouvernement,  mais  par  bonheur  pour  les  arts, 
les  républiques  du  moyen-âge  furent  opprimées,  les  républicains  les 
plus  énergiques,  ceux  qui  aimaient  la  liberté  plus  que  la  majorité  de 
leurs  concitoyens,  se  réfugièrent  dans  les  bois.  Naturellement  le 
peuple  vexé  par  les  Baglioni ,  par  les  Malatesli ,  par  les  Bentivoglio , 
par  les  Médicis,  etc.,  aimait  et  respectait  leurs  ennemis.  Les  cruautés 
des  petits  tyrans  qui  succédèrent  aux  premiers  usurpateurs,  par 
exemple  les  cruautés  de  Côme,  premier  grand-duc  de  Florence,  qui 
taisait  assassiner  les  républicains  réfugiés  jusque  dans  Venise,  jusque 
dans  Paris,  envoyèrent  des  recrues  à  ces  brigands.  Pour  ne  parler 
que  des  temps  voisins  de  ceux  où  vécut  notre  héroïne,  vers  l'an  1550, 
Alphonse  Piccolomini,  ducde  Monte-Mariano,  et  Marco  Sciarra  dirigè- 
rent avec  succès  des  bandes  armées  qui,  dans  les  environs  d'Albano, 
bravaient  les  soldats  du  pape  alors  fort  braves.  La  ligne  d'opération 
de  ces  fameux  chefs  que  le  peuple  admire  encore  s'étendait  depuis 
le  Pô  et  les  marais  de  Ravenne  jusqu'aux  bois  qui  alors  couvraient 
le  Vésuve.  La  forêt  de  la  Faggiola,  si  célèbre  par  leurs  exploits, 
située  à  cinq  lieues  de  Rome,  sur  la  route  de  Naples ,  était  le  quar- 
tier-général de  Sciarra,  qui ,  sous  le  pontificat  de  Grégoire  XIII ,  réu- 
nit quelquefois  plusieurs  milliers  de  soldats.  L'histoire  détaillée  de 


(1  )  Paul  Jove ,  évêquc  de  Côme ,  VArélin  et  cent  autres  moins  amusans ,  cl  que  Tcnnui  qu'ils 
tlistribuent  a  sauvés  de  l'infamie.  Robertson,  Roscoe,  sont  remplis  de  mensonges.  Guichar- 
din  se  vendit  à  Côme  1er,  qui  se  moqua  de  lui.  De  nos  jours,  Colelta  et  Pignolti  ont  dit  la 
vérité,  ce  dernier  avec  la  peur  constante  d'être  destitué,  quoique  ne  voulant  être  imprimé 
qu'après  sa  mort. 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  ^p  277 

cet  illustre  brigand  serait  incroyable  aux  yeux  de  la  génération  pré- 
sente, en  ce  sens  que  jamais  on  ne  voudrait  comprendre  les  motifs 
de  ses  actes.  Il  ne  fut  vaincu  qu'en  1592.  Lorsqu'il  vit  ses  affaires 
dans  un  état  désespéré ,  il  traita  avec  la  république  de  A^enise  et  passa 
à  son  service  avec  ses  soldats  les  plus  dévoués  ou  les  plus  coupables, 
comme  on  voudra.  Sur  les  réclamations  du  gouvernement  romain , 
Venise,  qui  avait  signé  un  traité  avec  Sciarra,  le  fit  assassiner,  et 
envoya  ses  braves  soldats  défendre  l'île  de  Candie  contre  les  Turcs, 
Mais  la  sagesse  vénitienne  savait  bien  qu'une  peste  meurtrière  ré- 
gnait à  Candie,  et  en-quelques  jours  les  cinq  cents  soldats  que  Sciarra 
avait  amenés  au  service  de  la  république  furent  réduits  à  soixante- 
sept. 

Cette  forêt  de  la  Faggiola,  dont  les  arbres  gigantesques  couvrent 
un  ancien  volcan ,  fut  le  dernier  théâtre  des  exploits  de  ]\Iarco  Sciarra. 
Tous  les  voyageurs  vous  diront  que  c'est  le  site  le  plus  magnifique 
de  cette  admirable  campagne  de  Rome ,  dont  l'aspect  sombre  semble 
fait  pour  la  tragédie.  Elle  couronne  de  sa  noire  verdure  les  sommets 
du  mont  Albano. 

C'est  à  une  ancienne  éruption  volcanique  antérieure  de  bien  des 
siècles  à  la  fondation  de  Rome  que  nous  devons  cette  magnifique 
montagne.  A  une  époque  qui  a  précédé  toutes  les  histoires,  elle  surgit 
au  milieu  de  la  vaste  plaine  qui  s'étendait  jadis  entre  les  Apennins 
et  la  mer.  Le  Monte-Cavi ,  qui  s'élève  entouré  par  les  sombres  om- 
brages de  la  Faggiola ,  en  est  le  point  culminant  ;  on  l'aperçoit  de 
partout,  de  Terracine  et  d'Ostie  comme  de  Rome  et  de  Tivoli,  et 
c'est  la  montagne  d'Albano,  maintenant  couverte  de  palais,  qui ,  vers 
midi ,  termine  cet  horizon  de  Rome  si  célèbre  parmi  les  voyageurs. 
Un  couvent  de  moines  noirs  a  remplacé ,  au  sommet  du  Monte-Cavi, 
le  temple  de  Jupiter  Férétrien  ,  où  les  peuples  latins  venaient  sacri- 
fier en  commun  et  resserrer  les  liens  d'une  sorte  de  fédération  reli- 
gieuse. Protégé  par  l'ombrage  de  châtaigniers  magnifiques,  le  voya- 
geur parvient,  en  quelques  heures,  aux  blocs  énormes  que  présentent 
les  ruines  du  temple  de  Jupiter;  mais  sous  ces  ombrages  sombres, 
si  déUcieux  dans  ce  climat,  môme  aujourd'hui,  le  voyageur  regarde 
avec  inquiétude  au  fond  de  la  forêt  ;  il  a  peur  des  brigands.  Arrivé 
au  sommet  du  Monte-Cavi,  on  allume  du  feu  dans  les  ruines  du 
temple  pour  préparer  les  alimens.  De  ce  point  qui  domine  toute  la 
campagne  de  Rome,  on  aperçoit,  au  couchant ,  la  mer  qui  semble  à 
deux  pas,  quoique  à  trois  ou  quatre  lieues;  on  distingue  les  moindres 
bateaux  ;  avec  la  plus  faible  lunette,  on  compte  les  hommes  qui  pas- 


278  .   BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  à  Naples  sur  le  bateau  à  vapeur.  De  tous  les  autres  côtés ,  la  vue 
s'étend  sur  une  plaine  magnifique  qui  se  termine,  au  levant,  par  l'A- 
pennin ,  au-dessus  de  Palestrine ,  et  au  nord ,  par  Saint-Pierre  et  les 
autres  grands  édifices  de  Rome.  Le  Monte-Cavi  n'étant  pas  trop  élevé, 
l'œil  distingue  les  moindres  détails  de  ce  pays  sublime  qui  pourrait 
se  passer  d'illustration  historique,  et  cependant  chaque  bouquet  de 
bois,  chaque  pan  de  mur  en  ruine,  aperçu  dans  la  plaine  ou  sur  les 
pentes  de  la  montagne,  rappelle  une  de  ces  batailles  si  admirables  par 
le  patriotisme  et  la  bravoure  que  raconte  Tite-Live. 

Encore  de  nos  jours  l'on  peut  suivre,  pour  arriver  aux  blocs  énor- 
mes, restes  du  temple  de  Jupiter  Férétrien,  et  qui  servent  de  mur  au 
jardi»  des  moines  noirs,  la  route  triomphale  parcourue  jadis  par  les 
premiers  rois  de  Rome.  Elle  est  pavée  de  pierres  taillées  fort  régu- 
fièrement;  et,  au  milieu  de  la  forêt  de  la  Faggiola ,  on  en  trouve  de 
longs  fragmcns. 

Au  bord  du  cratère  éteint  qui,  rempli  maintenant  d'une  eau  fim- 
pide ,  est  devenu  le  joli  lac  d'Albano  de  cinq  à  six  milles  de  tour,  si 
profondément  encaissé  dans  le  rocher  de  lave,  était  située  Albe,  la 
mère  de  Rome ,  et  que  la  politique  romaine  détruisit  dès  le  temps  des 
premiers  rois.  Toutefois  ses  ruines  existent  encore.  Quelques  siècles 
plus  tard ,  à  un  quart  de  lieue  d'Aibe,  sur  le  versant  de  la  montagne 
qui  regarde  la  mer,  s'est  élevée  Albano,  la  ville  moderne;  mais  elle  est 
séparée  du  lac  par  un  rideau  de  rochers  qui  cachent  le  lac  à  la  ville  et 
la  ville  au  lac.  Lorsqu'on  l'aperçoit  de  la  plaine,  ses  édifices  blancs  se 
détachent  sur  la  verdure  noire  et  profonde  de  la  forêt  si  chère  aux 
brigands  et  si  souvent  nommée,  qui  couronne  de  toutes  parts  la  mon- 
tagne volcanique. 

Albano,  qui  compte  aujourd'hui  cinq  ou  six  mille  habitans,  n'en 
avait  pas  trois  mille  en  154-0,  lorsque  florissait,  dans  les  premiers 
rangs  de  sa  noblesse ,  la  puissante  famille  Campireali  dont  nous  allons 
raconter  les  malheurs. 

Je  traduis  cette  histoire  de  deux  manuscrits  volumineux,  l'un  ro- 
main, et  l'autre  de  Florence.  A  mon  grand  péril,  j'ai  osé  reproduire 
leur  style,  qui  est  presque  celui  de  nos  vieilles  légendes.  Le  style  si 
fin  et  si  mesuré  de  l'époque  actuelle  eût  été ,  ce  me  semble,  trop  peu 
d'accord  avec  les  actions  racontées  et  surtout  avec  les  réflexions  des 
auteurs.  Ils  écrivaient  vers  l'an  1598.  Je  sollicite  l'indulgence  du 
lecteur  et  pour  eux  et  pour  moi. 


L'ABBESSE  de   CASTRO.  279 


II. 


«  Après  avoir  écrit  tant  d'histoires  tragiques  ,  dit  l'auteur  du  ma- 
nuscrit florentin  ,  je  finirai  par  celle  de  toutes  qui  me  fait  le  plus  de 
peine  à  raconter.  Je  vais  parler  de  cette  fameuse  abbesse  du  couvent 
de  la  Visitation  à  Castro,  Hélène  de  Campireali,  dont  le  procès  et  la 
mort  donnèrent  tant  à  parler  à  la  haute  société  de  Rome  et  de  l'Italie. 
Déjà,  vers  1555,  les  brigands  régnaient  dans  les  environs  de  Rome, 
les  magistrats  étaient  vendus  aux  familles  puissantes.  En  l'année  1572, 
qui  fut  celle  du  procès,  Grégoire  Xïll  Buoncompagni  monta  sur  le 
trône  de  saint  Pierre.  Ce  saint  pontife  réunissait  toutes  les  vertus 
apostoliques  ;  mais  on  a  pu  reprocher  quelque  faiblesse  à  son  gou- 
vernement civil,  il  ne  sut  ni  choisir  des  juges  honnêtes,  ni  réprimer 
les  brigands  ;  il  s'affligeait  des  crimes  et  ne  savait  pas  les  punir.  Il  lui 
semblait  qu'en  infligeant  la  peine  de  mort ,  il  prenait  sur  lui  une  res- 
ponsabilité terrible.  Le  résultat  de  cette  manière  de  voir  fut  de  peu- 
pler d'un  nombre  presque  infini  de  brigands  les  routes  qui  condui- 
sent à  la  ville  éternelle.  Pour  voyager  avec  quelque  sûreté,  il  fallait 
être  ami  des  brigands.  La  forêt  de  la  Faggiola ,  à  cheval  sur  la  route 
de  Naples  par  Albano ,  était  depuis  long-temps  le  quartier-général 
d'un  gouvernement  ennemi  de  celui  de  sa  sainteté,  et  plusieurs  fois 
Rome  fut  obligée  de  traiter,  comme  de  puissance  à  puissance ,  avec 
Marco  Sciarra,  l'un  des  rois  de  la  forêt.  Ce  qui  faisait  la  force  de  ces 
brigands,  c'est  qu'ils  étaient  aimés  des  paysans  leurs  voisins. 

«Cette  joHe  ville  d' Albano,  si  voisine  du  quartier-général  des  bri- 
gands, vit  naître,  en  15V2,  Hélène  de  Campireali.  Son  père  passait 
pour  le  patricien  le  plus  riche  du  pays,  et,  en  cette  qualité,  il  avait 
épousé  Victoire  Carafa,  qui  possédait  de  grandes  terres  dans  le 
royaume  de  Naples.  Je  pourrais  citer  quelques  vieillards  qui  vivent 
encore,  et  ont  fort  bien  connu  Victoire  Carafa  et  sa  fille.  Victoire 
fut  un  modèle  de  prudence  et  d'esprit;  mais,  malgré  tout  son  génie, 
elle  ne  put  prévenir  la  ruine  de  sa  famille.  Chose  singulière!  les 
malheurs  affreux  qui  vont  former  le  triste  sujet  de  mon  récit,  ne 
peuvent,  ce  me  semble,  être  attribués,  en  particulier,  à  aucun  des 
acteurs  que  je  vais  présenter  au  lecteur  :  je  vois  des  malheureux, 
mais,  en  vérité,  je  ne  puis  trouver  des  coupables.  L'extrême  beauté 
et  l'ame  si  tendre  de  la  jeune  Hélène  étaient  deux  grands  périls  pour 
elle,  et  font  l'excuse  de  Jules  Brancifortc,  son  amant,  tout  comme 


•ISO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ie  manque  absolu  d'esprit  de  monsignor  Cittadini,  évêque  de  Castro, 
peut  aussi  l'excuser  jusqu'à  un  certain  point.  Il  avait  dû  son  avance- 
ment rapide  dans  la  carrière  des  honneurs  ecclésiastiques  à  l'hon- 
nêteté de  sa  conduite ,  et  surtout  à  la  mine  la  plus  noble  et  à  la  figure 
la  plus  régulièrement  belle  que  l'on  pût  rencontrer.  Je  trouve  écrit 
de  lui  qu'on  ne  pouvait  le  voir  sans  l'aimer. 

«Comme  je  ne  veux  flatter  personne,  je  ne  dissimulerai  point 
qu'un  saint  moine  du  couvent  de  Monte-Cavi,  qui  souvent  avait  été 
surpris  dans  sa  cellule ,  élevé  à  plusieurs  pieds  au-dessus  du  soi , 
comme  saint  Paul ,  sans  que  rien  autre  que  la  grâce  divine  pût  le 
soutenir  dans  cette  position  extraordinaire  (1),  avait  prédit  au  sei- 
gneur de  Campireali  que  sa  famille  s'éteindrait  avec  lui ,  et  qu'il  n'au- 
rait que  deux  enfans,  qui  tous  deux  périraient  de  mort  violente.  Ce 
fut  à  cause  de  cette  prédiction  qu'il  ne  put  trouver  à  se  marier  dans 
le  pays,  et  qu'il  alla  chercher  fortune  à  Naples,  où  il  eut  le  bonheur 
ele  trouver  de  grands  biens  et  une  femme  capable,  par  son  génie,  de 
changer  sa  mauvaise  destinée,  si  toutefois  une  telle  chose  eût  été 
possible.  Ce  seigneur  de  Campireali  passait  pour  fort  honnête  homme 
et  faisait  de  grandes  charités,  mais  il  n'avait  nul  esprit,  ce  qui  Ht  que 
peu  à  peu  il  se  retira  du  séjour  de  Rome ,  et  finit  par  passer  presque 
toute  l'année  dans  son  palais  d'Albano.  Il  s'adonnait  à  la  culture  de 
ses  terres  situées  dans  cette  plaine  si  riche ,  qui  s'étend  entre  la  ville 
et  la  mer.  Par  les  conseils  de  sa  femme ,  il  fit  donner  l'éducation  la 
plus  magnifique  à  son  fils  Fabio ,  jeune  homme  très  fier  de  sa  nais- 
sance ,  et  à  sa  fille  Hélène ,  qui  fut  un  miracle  de  beauté,  ainsi  qu'on 
peut  le  voir  encore  par  son  portrait  qui  existe  dans  la  collection  Far- 
nèse.  Depuis  que  j'ai  commencé  à  écrire  son  histoire,  je  suis  allé  au 
palais  Farnèse  pour  considérer  l'enveloppe  mortelle  que  le  ciel  avait 
donnée  à  cette  femme,  dont  la  fatale  destinée  fit  tant  de  bruit  de  son 
temps,  et  occupe  môme  encore  la  mémoire  des  hommes.  La  forme 
de  la  tête  est  un  ovale  allongé,  le  front  est  très  grand,  les  cheveux 
sont  d'un  blond  foncé.  L'air  de  sa  physionomie  est  plutôt  gai  ;  elle 
avait  de  grands  yeux  d'une  expression  profonde ,  et  des  sourcils  châ- 
tains formant  un  arc  parfaitement  dessiné.  Les  lèvres  sont  fort  minces, 
et  l'on  dirait  que  les  contours  de  la  bouche  ont  été  dessinés  par  le 

(1)  Encore  aujourd'hui,  celte  posilioii  singulière  est  regardée,  par  le  peuple  de  la  cam- 
pagne de  Rome,  comme  un  signe  certain  de  sainteté.  Vers  l'an  18-23,  un  moine  d'Albano 
fut  aperçu  plusieurs  fois  soulevé  de  terre  par  la  grâce  divine.  On  lui  attribua  de  nombreux 
miracles;  on  accourait  de  vingt  lieues  à  la  ronde  pour  recevoir  sa  bénédiction;  des  fenvnes 
appartenant  aux  premières  classes  de  la  société  l'avaient  vu  se  tenant ,  dans  sa  cellule ,  à  trois 
pieds  de  terre.  Tout  à  coup  il  disparut, 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  281 

fameux  peintre  Corrége.  Considérée  au  milieu  des  portraits  qui  l'en- 
tourent à  la  galerie  Farnèse,  elle  a  l'air  d'une  reine.  Il  est  bien  rare 
que  l'air  gai  soit  joint  à  la  majesté. 

«  Après  avoir  passé  huit  années  entières  comme  pensionnaire  au 
eouvent  de  la  Visitation  de  la  ville  de  Castro,  maintenant  détruite, 
où  l'on  envoyait,  dans  ce  temps-là,  les  filles  de  la  plupart  des 
princes  romains,  Hélène  revint  dans  sa  patrie,  mais  ne  quitta  point 
le  couvent ,  sans  faire  offrande  d'un  calice  magnifique  au  grand  autel 
de  l'église.  A  peine  de  retour  dans  Albano,  son  père  fit  venir  de  Rome, 
moyennant  une  pension  considérable ,  le  célèbre  poète  Cechùio,  alors 
fort  âgé  ;  il  orna  la  mémoire  d'Hélène  des  plus  beaux  vers  du  divin 
Virgile;  de  Pétrarque,  de  l'Arioste  et  du  Dante,  ses  fameux  élèves,  « 

Ici  le  traducteur  est  obligé  de  passer  une  longue  dissertation  sur 
les  diverses  parts  de  gloire  que  le  xvi^  siècle  faisait  à  ces  grands 
poètes.  Il  paraîtrait  qu'Hélène  savait  le  latin.  Les  vers  qu'on  lui  fai- 
sait apprendre  parlaient  d'amour,  et  d'un  amour  qui  nous  semble- 
rait bien  ridicule ,  si  nous  le  rencontrions  en  1838  ;  je  veux  dire 
l'amour  passionné  qui  se  nourrit  de  grands  sacrifices ,  ne  peut  sub- 
sister qu'environné  de  mystère,  et  se  trouve  toujours  voisin  des  plus 
affreux  malheurs. 

Tel  était  l'amour  que  sut  inspirer  à  Hélène ,  à  peine  âgée  de  dix- 
sept  ans,  Jules  Branciforte.  C'était  un  de  ses  voisins  fort  pauvre;  il 
habitait  une  chétive  maison  bâtie  dans  la  montagne,  à  un  quart  de 
lieue  de  la  ville,  au  milieu  des  ruines  d'Albe  et  sur  les  bords  du  pré- 
cipice de  cent  cinquante  pieds ,  tapissé  de  verdure ,  qui  entoure  le 
lac.  Cette  maison ,  qui  touchait  aux  sombres  et  magnifiques  ombrages 
de  la  forêt  de  la  Faggioîa ,  a  depuis  été  démolie ,  lorsqu'on  a  bâti  le 
couvent  de  Palazzuola.  Ce  pauvre  jeune  homme  n'avait  pour  lui  que 
son  air  vif  et  leste  et  l'insouciance  non  jouée  avec  laquelle  il  suppor- 
tait sa  mauvaise  fortune.  Tout  ce  que  l'on  pouvait  dire  de  mieux  en 
sa  faveur ,  c'est  que  sa  figure  était  expressive  sans  être  belle.  Mais  il 
passait  pour  avoir  bravement  combattu  sous  les  ordres  du  prince  Co- 
lonne et  parmi  ses  bravi,  dans  deux  ou  trois  entreprises  fort  dange- 
reuses. Malgré  sa  pauvreté,  malgré  l'absence  de  beauté,  il  n'en 
possédait  pas  moins,  aux  yeux  de  toutes  les  jeunes  filles  d'Albano  . 
le  cœur  qu'il  eût  été  le  plus  flatteur  de  conquérir.  Bien  accueilli  par- 
tout, Jules  Branciforte  n'avait  eu  que  des  amours  faciles,  jusqu'au 
moment  où  Hélène  revint  du  couvent  de  Castro.  «Lorsque,  peu 
après,  le  grand  poète  Cechino  se  transporta  de  Rome  au  palais  Cam- 
pireali,  pour  enseigner  les  belles-lettres  à  cette  jeune  fille,  Jules, 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  le  connaissait,  lui  adressa  une  pièce  de  vers  latins  sur  le  bonheur 
qu'avait  sa  vieillesse  de  voir  de  si  beaux  yeux  s'attacher  sur  les  siens, 
et  une  ame  si  pure  être  parfaitement  heureuse  quand  il  daignait  ap- 
prouver ses  pensées.  La  jalousie  et  le  dépit  des  jeunes  filles  auxquelles 
Jules  faisait  attention  avant  le  retour  d'Hélène,  rendirent  bientôt 
inutiles  toutes  les  précautions  qu'il  employait  pour  cacher  une  passion 
naissante,  et  j'avouerai  que  cet  amour  entre  un  jeune  homme  de 
vingt-deux  ans  et  une  fille  de  dix-sept  fut  conduit  d'abord  d'une  façon 
que  la  prudence  ne  saurait  approuver.  Trois  mois  ne  s'étaient  pas 
écoulés  lorsque  le  seigneur  de  Campireali  s'aperçut  que  Jules  Bran- 
ciforte  passait  trop  souvent  sous  les  fenêtres  de  son  palais  (que  l'on 
voit  encore  vers  le  milieu  de  la  grande  rue  qui  monte  vers  le  lac  ).  » 
La  franchise  et  la  rudesse,  suites  naturelles  de  la  liberté  que 
souffrent  les  républiques,  et  l'habitude  des  passions  franches  non 
encore  réprimées  par  les  mœurs  de  la  monarchie,  se  montrent  à  dé- 
couvert dans  la  première  démarche  du  seigneur  de  Campireali.  Le 
jour  même  où  il  fut  choqué  des  fréquentes  apparitions  du  jeune 
Branciforte ,  il  l'apostropha  en  ces  termes  : 

«  Comment  oses-tu  bien  passer  ainsi  sans  cesse  devant  ma  maison, 
et  lancer  des  regards  impertinens  sur  les  fenêtres  de  ma  fille ,  toi  qui 
n'as  pas  même  d'habits  pour  te  couvrir?  Si  je  ne  craignais  que  ma 
démarche  ne  fût  mal  interprétée  des  voisins ,  je  te  donnerais  trois  se- 
quins  d'or  et  tu  irais  à  Rome  acheter  une  tunique  plus  convenable. 
Au  moins  ma  vue  et  celle  de  ma  fille  ne  seraient  plus  si  souvent  of- 
fensées par  l'aspect  de  tes  haillons.  » 

Le  père  d'Hélène  exagérait  sans  doute  :  les  habits  du  jeune  Bran- 
ciforte n'étaient  point  des  haillons,  ils  étaient  faits  avec  des  matériaux 
fort  simples  ;  mais ,  quoique  fort  propres  et  souvent  brossés ,  il  faut 
avouer  que  leur  aspect  annonçait  un  long  usage.  Jules  eut  l'ame  si 
profondément  navrée  par  les  reproches  du  seigneur  de  CampireaU , 
qu'il  ne  parut  plus  de  jour  devant  sa  maison. 

Comme  nous  l'avons  dit,  les  deux  arcades,  débris  d'un  aqueduc 
antique,  qui  servaient  de  murs  principaux  à  la  maison  bâtie  par  le 
père  de  Branciforte,  et  par  lui  laissée  à  son  fils,  n'étaient  qu'à  cinq 
ou  six  cents  pas  d'Albano,  Pour  descendre  de  ce  lieu  élevé  à  la  ville 
moderne ,  Jules  était  obligé  de  passer  devant  le  palais  Campireali  ; 
Hélène  remarqua  bientôt  l'absence  de  ce  jeune  homme  singulier  qui, 
au  dire  de  ses  amies ,  avait  abandonné  toute  autre  relation  pour  se 
consacrer  en  entier  au  bonheur  qu'il  semblait  trouver  à  la  regarder. 
Un  soir  d'été ,  vers  minuit ,  la  fenêtre  d'Hélène  était  ouverte ,  la 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  283 

jeune  fille  respirait  la  brise  de  mer  qui  se  fait  fort  bien  sentir  sur  la 
colline  d'Albano ,  quoique  cette  ville  soit  séparée  de  la  mer  par  une 
plaine  de  trois  lieues.  La  nuit  était  sombre,  le  silence  profond  ;  on  eût 
entendu  tomber  une  feuille.  Hélène,  appuyée  sur  sa  fenêtre,  pensait 
peut-être  à  Jules ,  lorsqu'elle  entrevit  quelque  chose  comme  l'aile 
silencieuse  d'un  oiseau  de  nuit  qui  passait  doucement  tout  contre  sa 
fenêtre.  Elle  se  retira  effrayée.  L'idée  ne  lui  vint  point  que  cet  objet 
pût  être  présenté  par  quelque  passant  ;  le  second  étage  du  palais  où  se 
trouvait  sa  fenêtre  était  à  plus  de  cinquante  pieds  de  terre.  Tout  à 
coup  elle  crut  reconnaître  un  bouquet  dans  cette  chose  singulière  qui , 
au  milieu  d'un  profond  silence,  passait  et  repassait  devant  la  fenêtre  sur 
laquelle  elle  était  appuyée  ;  son  cœur  battit  avec  violence.  Ce  bouquet 
lui  sembla  fixé  à  l'extrémité  de  deux  ou  trois  de  ces  cannes,  espèce 
de  grands  joncs,  assez  semblables  au  bambou,  qui  croissent  dans  la 
campagne  de  Rome  et  donnent  des  tiges  de  vingt  à  trente  pieds.  La 
faiblesse  des  cannes  et  la  brise  assez  forte  faisaient  que  Jules  avait 
quelque  difficulté  à  maintenir  son  bouquet  exactement  vis-à-vis  la 
fenêtre  où  il  supposait  qu'Hélène  pouvait  se  trouver,  et  d'ailleurs  la 
nuit  était  tellement  sombre,  que  de  la  rue  l'on  ne  pouvait  rien  aper- 
cevoir à  une  telle  hauteur.  Immobile  devant  sa  fenêtre,  Hélène  était 
profondément  agitée.  Prendre  ce  bouquet,  n'était-ce  pas  un  aveu)? 
Elle  n'éprouvait  d'ailleurs  aucun  des  sentimens  qu'une  aventure  de 
ce  genre  ferait  naître ,  de  nos  jours,  chez  une  jeune  fille  de  la  haute 
société,  préparée  à  la  vie  par  une  belle  éducation.  Comme  son  père 
et  son  frère  Fabio  étaient  dans  la  maison,  sa  première  pensée  fut 
que  le  moindre  bruit  serait  suivi  d'un  coup  d'arquebuse  dirigé  sur 
Jules;  elle  eut  pitié  du  danger  que  courait  ce  pauvre  jeune  homme. 
Sa  seconde  pensée  fut  que,  quoiqu'elle  le  connût  encore  bien  peu, 
il  était  pourtant  l'être  au  monde  qu'elle  aimait  le  mieux  après  sa 
famille.  Enfin,  après  quelques  minutes  d'hésitation,  elle  prit  le  bou- 
quet, et,  en  touchant  les  fleurs  dans  l'obscurité  profonde,  elle  sentit 
qu'un  billet  était  attaché  à  la  tige  d'une  fleur;  elle  courut  sur  le  grand 
escalier  pour  lire  ce  billet  à  la  lueur  de  la  lampe  qui  veillait  devant 
l'image  de  la  Madone.  Imprudente!  se  dit-elle  lorsque  les  premières 
lignes  l'eurent  fait  rougir  de  bonheur,  si  l'on  me  voit,  je  suis  perdue, 
et  ma  famille  persécutera  à  jamais  ce  pauvre  jeune  homme.  Elle 
revint  dans  sa  chambre  et  alluma  sa  lampe.  Ce  moment  fut  délicieux 
pour  Jules  qui,  honteux  de  sa  démarche  et  comme  pour  se  cacher 
même  dans  la  profonde  nuit ,  s'était  collé  au  tronc  énorme  d'un  de 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  chênes  verts,  aux  formes  bizarres,  qui  existent  encore  aujourd'hui 
yis-à-vis  le  palais  Campireali. 

Dans  sa  lettre,  Jules  racontait  avec  la  plus  parfaite  simplicité  la 
réprimande  humiliante  qui  lui  avait  été  adressée  par  le  père  d'Hélène. 
«  Je  suis  pauvre ,  il  est  vrai ,  continuait-il ,  et  vous  vous  figureriez 
difficilement  tout  l'excès  de  ma  pauvreté.  Je  n'ai  que  ma  maison  que 
vous  avez  peut-être  remarquée  sous  les  ruines  de  l'aqueduc  d'Albe; 
autour  de  la  maison  se  trouve  un  jardin  que  je  cultive  moi-même,  et 
dont  les  herbes  me  nourrissent.  Je  possède  encore  une  vigne  qui  est 
affermée  trente  écus  par  an.  Je  ne  sais,  en  vérité,  pourquoi  je  vous 
aime;  certainement  je  ne  puis  pas  vous  proposer  de  venir  partager 
ma  misère.  Et  cependant,  si  vous  ne  m'aimez  point,  la  vie  n'a  plus 
aucun  prix  pour  moi;  il  est  inutile  de  vous  dire  que  je  la  donnerais 
mille  fois  pour  vous.  Et  cependant ,  avant  votre  retour  du  couvent , 
cette  vie  n'était  point  infortunée  :  au  contraire ,  elle  était  remplie 
des  rêveries  les  plus  brillantes.  Ainsi ,  je  puis  dire  que  la  vue  du  bon- 
heur m'a  rendu  malheureux.  Certes,  alors  personne  au  monde  n'eût 
osé  m'adresser  les  propos  dont  votre  père  m'a  llétri  ;  mon  poignard 
m'eût  fait  prompte  justice.  Alors,  avec  mon  courage  et  mes  armes, 
je  m'estimais  l'égal  de  tout  le  monde;  rien  ne  me  manquait.  Main- 
tenant tout  est  bien  changé  :  je  connais  la  crainte.  C'est  trop  écrire; 
peut-être  me  méprisez-vous.  Si ,  au  contraire ,  vous  avez  quelque 
pitié  de  moi ,  malgré  les  pauvres  habits  qui  me  couvrent,  vous  remar- 
querez que  tous  les  soirs,  lorsque  minuit  sonne  au  couvent  des  Capu- 
cins, au  sommet  de  la  colline,  je  suis  caché  sous  le  grand  chêne, 
vis-à-vis  la  fenêtre  que  je  regarde  sans  cesse,  parce  que  je  suppose 
qu'elle  est  celle  de  votre  chambre.  Si  vous  ne  me  méprisez  pas  comme 
le  fait  votre  père,  jetez-moi  une  des  fleurs  du  bouquet,  mais  prenez 
garde  qu'elle  ne  soit  entraînée  sur  une  des  corniches  ou  sur  un  des 
balcons  de  votre  palais.  » 

Cette  lettre  fut  lue  plusieurs  fois  ;  peu  à  peu  les  yeux  d'Hélène  se 
remplirent  de  larmes  ;  elle  considérait  avec  attendrissement  ce  ma- 
gnifique bouquet  dont  les  Heurs  étaient  liées  avec  un  fil  de  soie  très 
fort.  Elle  essaya  d'arracher  une  fleur,  mais  ne  put  en  venir  à  bout; 
puis  elle  fut  saisie  d'un  remords.  Parmi  les  jeunes  filles  de  Rome, 
arracher  une  fleur,  mutiler  d'une  façon  quelconque  un  bouquet  donné 
par  l'amour,  c'est  s'exposer  à  faire  mourir  cet  amour.  Elle  craignait 
que  Jules  ne  s'impatientât,  elle  courut  à  sa  fenêtre;  mais,  en  y  arri- 
vant, elle  songea  tout  à  coup  qu'elle  était  trop  bien  vue,  la  lampe 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  585 

remplissait  la  chambre  de  lumière.  Hélène  ne  savait  plus  quel  signe 
elle  pouvait  se  permettre;  il  lui  semblait  qu'il  n'en  était  aucun  qui 
ne  dît  beaucoup  trop. 

Honteuse,  elle  rentra  dans  sa  chambre  en  courant.  Mais  le  temps 
se  passait;  tout  à  coup  il  lui  vint  une  idée  qui  la  jeta  dans  un  trouble 
inexprimable  :  Jules  allait  croire  que  comme  son  père  elle  méprisait 
sa  pauvreté  !  Elle  vit  un  petit  échantillon  de  marbre  précieux  déposé 
sur  sa  table,  elle  le  noua  dans  son  mouchoir,  et  jeta  ce  mouchoir  au 
pied  du  chône  vis-à-vis  sa  fenêtre.  Ensuite,  elle  fit  signe  qu'on  s'éloi- 
gnât; elle  entendit  Jules  lui  obéir;  car,  en  s'en  allant,  il  ne  cherchait 
plus  à  dérober  le  bruit  de  ses  pas.  Quand  il  eut  atteint  le  sommet  de  la 
ceinture  de  rochers  qui  sépare  le  lac  des  dernières  maisons  d'Albano, 
elle  l'entendit  chanter  des  paroles  d'amour;  elle  lui  fit  des  signes  d'a- 
dieu, cette  fois  moins  timides,  puis  se  mit  à  relire  sa  lettre. 

Le  lendemain  et  les  jours  suivans,  il  y  eut  des  lettres  et  des  entre- 
vues semblables;  mais, comme  tout  se  remarque  dans  un  village  ita- 
lien ,  et  qu'Hélène  était  de  bien  loin  le  parti  le  plus  riche  du  pays , 
le  seigneur  de  Campireali  fut  averti  que  tous  les  soirs,  après  minuit , 
on  apercevait  de  la  lumière  dans  la  chambre  de  sa  fille,  et,  chose  bien 
autrement  extraordinaire,  la  fenêtre  était  ouverte,  et  même  Hélène 
s'y  tenait  comme  si  elle  n'eût  éprouvé  aucune  crainte  des  zinzarc. 
sorte  de  cousins  extrêmement  incommodes  et  qui  gâtent  fort  les. 
belles  soirées  de  la  campagne  de  Rome.  Ici  je  dois  de  nouveau  soili-, 
citer  l'indulgence  du  lecteur.  Lorsque  l'on  est  tenté  de  connaître  les 
usages  des  pays  étrangers,  il  faut  s'attendre  à  des  idées  bien  saugre- 
nues, bien  différentes  des  nôtres).  Le  seigneur  de  Campireali  pré- 
para son  arquebuse  et  celle  de  son  fils.  Le  soir,  comme  onze  heures 
trois  quarts  sonnaient ,  il  avertit  Fabio,  et  tous  les  deux  se  glissèrent, 
en  faisant  le  moins  de  bruit  possible  ,  sur  un  grand  balcon  de  pierre 
qui  se  trouvait  au  premier  étage  du  palais,  précisément  sous  la  fenêtre 
d'Hélène.  Les  piliers  massifs  de  la  balustrade  en  pierre  les  mettaient 
à  couvert  jusqu'à  la  ceinture  des  coups  d'arquebuse  qu'on  pourrait 
leur  tirer  du  dehors.  Minuit  sonna  ;  le  père  et  le  fils  entendirent 
bien  quelque  petit  bruit  sous  les  arbres  qui  bordaient  la  rue  vis-à-vis 
leur  palais,  mais,  ce  qui  les  remplit  d'étonnement,  il  ne  parut  pas  i\i^ 
lumière  à  la  fenêtre  d'Hélène.  Cette  fille,  si  simple  jusqu'ici  et  qui 
semblait  un  enfant  à  la  vivacité  de  ses  mouvemens ,  avait  changé  de 
caractère  depuis  qu'elle  aimait.  Elle  savait  que  la  moindre  imprudence 
compromettait  la  vie  de  son  amant:  si  un  seigneur  de  rimportance 
Je  son  père  tuait  un  pauvre  homme  tel  que  Jules  Branciforte  ,  il  ert 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait  quitte  pour  disparaître  pendant  trois  mois ,  qu'il  irait  passer  à 
Naples  ;  pendant  ce  temps  ses  amis  de  Rome  arrangeraient  l'affaire, 
et  tout  se  terminerait  par  l'offrande  d'une  lampe  d'argent  de  quel- 
ques centaines  d'écus  à  l'autel  de  la  Madone  alors  à  la  mode.  Le  matin, 
au  déjeuner,  Hélène  avait  vu  à  la  physionomie  de  son  père  qu'il  avait 
un  grand  sujet  de  colère,  et,  à  l'air  dont  il  la  regardait  quand  il  croyait 
n'être  pas  remarqué,  elle  pensa  qu'elle  entrait  pour  beaucoup  dans 
cette  colère.  Aussitôt  elle  alla  jeter  un  peu  de  poussière  sur  les  bois 
des  cinq  arquebuses  magnifiques  que  son  père  tenait  suspendues  au- 
près de  son  lit.  Elle  couvrit  également  d'une  légère  couche  de  pous- 
sière ses  poignards  et  sesépées.  Toute  la  journée  elle  fut  d'une  gaieté 
folle,  elle  parcourait  sans  cesse  la  maison  du  haut  en  bas  ;  à  chaque 
instant  elle's'approchait  des  fenêtres ,  bien  résolue  de  faire  à  Jules  un 
signe  négatif,  si  elle  avait  le  bonheur  de  l'apercevoir.  Mais  elle  n'avait 
garde  :  le  pauvre  garçon  avait  été  si  profondément  humilié  par  l'apo- 
strophe du  riche  seigneur  de  Campireali,  que  de  jour  il  ne  paraissait 
jamais  dans  Albano;  le  devoir  seul  l'y  amenait  le  dimanche  pour  la 
messe  de  la  paroisse.  La  mère  d'Hélène,  qui  l'adorait  et  ne  savait 
lui  rien  refuser,  sortit  trois  fois  avec  elle  ce  jour-là,  mais  ce  fut  en 
vain  ;  Hélène  n'aperçut  point  Jules.  Elle  était  au  désespoir.  Que  de- 
vint-elle lorsque,  allant  visiter  sur  le  soir  les  armes  de  son  père,  elle 
vit  que  deux  arquebuses  avaient  été  chargées ,  et  que  presque  tous 
les  poignards  et  épées  avaient  été  maniés.  Elle  ne  fut  distraite  de  sa 
mortelle  inquiétude  que  par  l'extrême  attention  qu'elle  donnait  au 
soin  de  paraître  ne  se  douter  de  rien.  En  se  retirant  à  dix  heures  du 
soir,  elle  ferma  à  clé  la  porte  de  sa  chambre  qui  donnait  dans  l'anti- 
chambre de  sa  mère,  puis  elle  se  tint  collée  à  sa  fenêtre  et  cou- 
chée sur  le  sol ,  de  façon  à  ne  pouvoir  pas  être  aperçue  du  dehors. 
Qu'on  juge  de  l'anxiété  avec  laquelle  elle  entendit  sonner  les  heuces; 
il  n'était  plus  question  des  reproches  qu'elle  se  faisait  souvent  sur 
la  rapidité  avec  laquelle  elle  s'était  attachée  à  Jules ,  ce  qui  pouvait 
la  rendre  moins  digne  d'amour  à  ses  yeux.  Cette  journée-là  avança 
plus  les  affaires  du  jeune  homme  que  six  mois  de  constance  et  de 
protestations.  A  quoi  bon  mentir?  se  disait  Hélène.  Est-ce  que  je 
ne  l'aime  pas  de  toute  mon  ame? 

A  onze  heures  et  demie,  elle  vit  fort  bien  son  père  et  son  frère  se 
placer  en  embuscade  sur  le  grand  balcon  de  pierre  au-dessous  de  sa 
fenêtre.  Deux  minutes  après  que  minuit  eut  sonné  au  couvent  des 
Capucins ,  elle  entendit  fort  bien  aussi  les  pas  de  son  amant  qui  s'ar- 
rêta sous  le  grand  chêne  ;  elle  remarqua  avec  joie  que  son  père  et  son 


L'aBBESSE  I)E  CASTRO.  287 

frère  semblaient  n'avoir  rien  entendu  :  il  fallait  l'anxiété  de  l'amour 
pour  distinguer  un  bruit  aussi  léger. 

Maintenant,  se  dit-elle ,  ils  vont  me  tuer,  mais  il  faut  à  tout  prix 
qu'ils  ne  surprennent  pas  la  lettre  de  ce  soir;  ils  persécuteraient  à  ja- 
mais ce  pauvre  Jules.  Elle  fit  un  signe  de  croix  ,  et,  se  retenant  d'une 
main  au  balcon  de  fer  de  sa  fenêtre,  elle  se  pencha  au  dehors, 
s'avançant  autant  que  possible  dans  la  rue.  Un  quart  de  minute  ne 
s'était  pas  écoulé  lorsque  le  bouquet,  attaché  comme  de  coutume  à 
la  longue  canne,  vint  frapper  sur  son  bras.  Elle  saisit  le  bouquet; 
mais,  en  l'arrachant  vivement  à  la  canne  sur  l'extrémité  de  laquelle  il 
était  fixé,  elle  fit  frapper  cette  canne  contre  le  balcon  en  pierre.  A 
l'instant  partirent  deux  coups  d'arquebuse  suivis  d'un  silence  parfait. 
Son  frère  Fabio,  ne  sachant  pas  trop,  dans  l'obscurité ,  si  ce  qui  frap- 
pait violemment  le  balcon  n'était  pas  une  corde  à  l'aide  de  laquelle 
Jules  descendait  de  chez  sa  sœur,  avait  fait  feu  sur  son  balcon  ;  le 
lendemain ,  elle  trouva  la  marque  de  la  balle  qui  s'était  aplatie  sur  le 
fer.  Le  seigneur  de  Campireali  avait  tiré  dans  la  rue,  au  bas  du  bal- 
con de  pierre ,  car  Jules  avait  fait  quelque  bruit  en  retenant  la  canne 
prête  à  tomber.  Jules  de  son  côté ,  entendant  du  bruit  au-dessus  de 
sa  tète ,  avait  deviné  ce  qui  allait  suivre  et  s'était  mis  à  l'abri  sous  la 
saillie  du  balcon. 

Fabio  rechargea  rapidement  son  arquebuse,  et,  quoi  que  son  père 
pût  lui  dire,  courut  au  jardin  de  la  maison,  ouvrit  sans  bruit  une 
petite  porte  qui  donnait  sur  une  rue  voisine,  et  ensuite  s'en  vint,  à 
pas  de  loup,  examiner  un  peu  les  gens  qui  se  promenaient  sous  le 
balcon  du  palais.  A  ce  moment,  Jules,  qui  ce  soir-là  était  bien  accom- 
pagné, se  trouvait  à  vingt  pas  de  lui,  collé  contre  un  arbre.  Hélène, 
penchée  sur  son  balcon  et  tremblante  pour  son  amant,  entama  aus- 
sitôt une  conversation  à  très  haute  voix  avec  son  frère  qu'elle  enten- 
dait dans  la  rue  ;  elle  lui  demanda  s'il  avait  tué  les  voleurs. 

—  Ne  croyez  pas  que  je  sois  dupe  de  votre  ruse  scélérate ,  lui  cria 
celui-ci  delà  rue  qu'il  arpentait  en  tous  sens,  mais  préparez  vos 
larmes ,  je  vais  tuer  l'insolent  qui  ose  s'attaquer  à  votre  fenêtre.  Ces 
paroles  étaient  à  peine  prononcées  qu'Hélène  entendit  sa  mère  frapper 
à  la  porte  de  sa  chambre. 

Hélène  se  hâta  d'ouvrir ,  en  disant  qu'elle  ne  concevait  pas  com- 
ment cette  porte  se  trouvait  fermée. 

—  Pas  de  comédie  avec  moi ,  mon  cher  ange ,  lui  dit  sa  mère ,  ton 
père  est  furieux  et  te  tuera  peut-être  :  viens  te  placer  avec  moi  dans 
mon  lit;  et,  si  tu  as  une  lettre,  donne-la  moi,  je  la  cacherai. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hélène  lui  dit  :  —  Voilà  le  bouquet ,  la  lettre  est  cachée  entre  les 
fleurs.  A  peine  la  mère  et  la  fille  étaient-elles  au  lit,  que  le  seigneur 
de  Campireali  rentra  dans  la  chambre  de  sa  femme;  il  revenait  de 
son  oratoire  qu'il  était  allé  visiter  et  où  il  avait  tout  renversé.  Ce  qui 
frappa  Hélène,  c'est  que  son  père,  pâle  comme  un  spectre,  agissait 
avec  lenteur  et  comme  un  homme  qui  a  parfaitement  pris  son  parti. 
Je  suis  morte,  se  dit  Hélène. 

—  Nous  nous  réjouissons  d'avoir  des  enfans,  dit  son  père,  en  pas- 
sant près  du  lit  de  sa  femme  pour  aller  à  la  chambre  de  sa  fille , 
tremblant  de  fureur,  mais  affectant  un  sang-froid  parfait;  nous  nous 
réjouissons  d'avoir  des  enfans ,  nous  devrions  répandre  des  larmes  de 
sang  plutôt  quand  ces  enfans  sont  des  fdles.  Grand  Dieu  !  est-il  bien 
possible  !  leur  légèreté  peut  enlever  l'honneur  à  tel  homme  qui  de- 
puis soixante  ans  n'a  pas  donné  la  moindre  prise  sur  lui. 

En  disant  ces  mots ,  il  passa  dans  la  chambre  de  sa  fille. 

—  Je  suis  perdue ,  dit  Hélène  à  sa  mère ,  les  lettres  sont  sous  le 
piédestal  du  crucifix,  à  côté  de  la  fenêtre. — Aussitôt  la  mère  sauta  hors 
du  lit ,  et  courut  après  son  mari  ;  elle  se  mit  à  lui  crier  les  plus  mau- 
vaises raisons  possibles ,  afin  de  faire  éclater  sa  colère  :  elle  y  réussit 
complètement.  Le  vieillard  devint  furieux,  il  brisait  tout  dans  la 
chambre  de  sa  fille  ;  mais  la  mère  put  enlever  les  lettres  sans  être 
aperçue.  Une  heure  après,  quand  le  seigneur  de  Campireali  fut  rentré 
dans  sa  chambre  à  côté  de  celle  de  sa  femme ,  et  tout  étant  tran- 
quille dans  la  maison ,  la  mère  dit  à  sa  fille  : 

—  Voilà  tes  lettres ,  je  ne  veux  pas  les  lire ,  tu  vois  ce  qu'elles  ont 
failli  nous  coûter!  A  la  place  je  les  brûlerais.  Adieu,  embrasse-moi. 

Hélène  rentra  dans  sa  chambre  fondant  en  larmes  ;  il  lui  semblait 
que,  depuis  ces  paroles  de  sa  mère,  elle  n'aimait  plus  Jules.  Puis  elle 
se  prépara  à  brûler  ses  lettres;  mais,  avant  de  les  anéantir,  elle  ne  put 
s'empêcher  de  les  relire.  Elle  les  relut  tant  et  si  bien ,  que  le  soleil 
était  déjà  haut  dans  le  ciel  quand  enfin  elle  se  détermina  à  suivre  un 
conseil  salutaire. 

Le  lendemain ,  qui  était  un  dimanche ,  Hélène  s'achemina  vers  lu 
paroisse  avec  sa  mère;  par  bonheur,  son  père  ne  les  suivit  pas.  La  pre- 
mière personne  qu'elle  aperçut  dans  l'église ,  ce  fut  Jules  Branci- 
forte.  D'un  regard  elle  s'assura  qu'il  n'était  point  blessé.  Son  bon- 
heur fut  au  comble;  les  évènemens  de  la  nuit  étaient  à  mille  lieues 
de  sa  mémoire.  Elle  avait  préparé  cinq  ou  six  petits  billets  tracés  sur 
des  chiffons  de  vieux  papier  souillés  avec  de  la  terre  détrempée 


L'ABBESSE  de   CASTRO.  289 

d'eau ,  et  tels  qu'on  peut  en  trouver  sur  les  dalles  d'une  église;  ces 
billets  contenaient  tous  le  môme  avertissement  : 

«  Ils  avaient  tout  découvert,  excepté  son  nom.  Qu^il  ne  reparaisse 
plus  dans  la  rue;  on  viendra  ici  souvent.  » 

Hélène  laissa  tomber  un  de  ces  lambeaux  de  papier;  un  regard 
avertit  Jules,  qui  ramassa  et  disparut.  En  rentrant  chez  elle,  une 
heure  après ,  elle  trouva  sur  le  grand  escalier  du  palais  un  fragment 
de  papier  qui  attira  ses  regards  par  sa  ressemblance  exacte  avec  ceux 
dont  elle  s'était  servie  le  matin.  Elle  s'en  empara,  sans  que  sa  mère 
elle-même  s'aperçût  de  rien;  elle  y  lut  : 

«  Dans  trois  jours  il  reviendra  de  Rome,  où  il  est  forcé  d'aller.  On 
chantera  en  plein  jour,  les  jours  de  marché,  au  milieu  du  tapage  des 
paysans,  vers  dix  heures.  » 

Ce  départ  pour  Rome  parut  singulier  à  Hélène.  Est-ce  qu'il  craint 
les  coups  d'arquebuse  de  mon  frère?  se  disait-elle  tristement.  L'a- 
mour pardonne  tout,  excepté  l'absence  volontaire;  c'est  qu'elle  est 
le  pire  des  supplices.  Au  lieu  de  se  passer  dans  une  douce  rêverie  et 
d'être  tout  occupée  à  peser  les  raisons  qu'on  a  d'aimer  son  amant, 
la  vie  est  agitée  par  des  doutes  cruels.  Mais ,  après  tout ,  puis-je  croire 
qu'il  ne  m'aime  plus?  se  disait  Hélène  pendant  les  trois  longues 
journées  que  dura  l'absence  de  Branciforte.  Tout  à  coup  ses  chagrins 
furent  remplacés  par  une  joie  folle  :  le  troisième  jour,  elle  le  vit  pa- 
raître en  plein  midi ,  se  promenant  dans  la  rue,  devant  le  palais  de 
son  père.  Il  avait  des  habillemens  neufs  et  presque  magnifiques.  Ja- 
mais la  noblesse  de  sa  démarche  et  la  naïveté  gaie  et  courageuse  de 
sa  physionomie  n'avaient  éclaté  avec  plus  d'avantage;  jamais  aussi, 
avant  ce  jour-là,  on  n'avait  parlé  si  souvent  dans  Albano  de  la  pau- 
vreté de  Jules.  C'étaient  les  hommes  et  surtout  les  jeunes  gens  qui 
répétaient  ce  mot  cruel;  les  femmes  et  surtout  les  jeunes  filles  ne 
tarissaient  pas  en  éloges  de  sa  bonne  mine. 

Jules  passa  toute  la  journée  à  se  promener  par  la  ville;  il  semblait 
se  dédommager  des  mois  de  réclusion  auxquels  sa  pauvreté  l'avait 
condamné.  Comme  il  convient  à  un  homme  amoureux,  Jules  était 
bien  armé  sous  sa  tunique  neuve.  Outre  sa  dague  et  son  poignard,  il 
avait  mis  son  giacco  [  sorte  de  gilet  long  en  mailles  de  fil  de  fer,  fort 
incommode  à  porter,  mais  qui  guérissait  ces  cœurs  italiens  d'une 
triste  maladie,  dont  en  ce  siècle-là  on  éprouvait  sans  cesse  les  at- 
teintes poignantes,  je  veux  parler  de  la  crainte  d'être  tué  au  détour 
de  la  rue  par  un  des  ennemis  qu'on  se  connaissait).  Ce  jour-là,  Jules 
espérait  entrevoir  Hélène,  et  d'ailleurs  il  avait  quelque  répugnance  à 

TOME  XVII.  19 


2^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  trouver  seul  avec  lui-même  dans  sa  maison  solitaire  :  voici  pour- 
quoi. Ranuce,  un  ancien  soldat  de  son  père,  après  avoir  fait  dix  cam- 
pagnes avec  lui  dans  les  troupes  de  divers  condotieri^  et,  en  dernier 
lieu,  dans  celles  de  Marco  Sciarra,  avait  suivi  son  capitaine  lorsque 
ses  blessures  forcèrent  celui-ci  à  se  retirer.  Le  capitaine  Branciforte 
avait  des  raisons  pour  ne  pas  vivre  à  Rome;  il  était  exposé  à  y  ren- 
contrer les  fils  d'hommes  qu'il  avait  tués  ;  même  dans  Albano  ,  il  ne 
se  souciait  pas  de  se  mettre  tout-à-fait  à  la  merci  de  l'autorité  régu- 
lière. Au  lieu  d'acheter  ou  de  louer  une  maison  dans  la  ville,  il  aima 
mieux  en  bâtir  une  située  de  façon  à  voir  venir  de  loin  les  visiteurs.  Il 
trouva  dans  les  ruines  d'Albe  une  position  admirable  :  on  pouvait , 
sans  être  aperçu  par  les  visiteurs  indiscrets,  se  réfugier  dans  la  forêt 
où  régnait  son  ancien  ami  et  patron,  le  prince  Fabrice  Colonne.  Le 
capitaine  Branciforte  se  moquait  fort  de  l'avenir  de  son  fils.  Lors- 
qu'il se  retira  du  service,  Agé  de  cinquante  ans  seulement,  mais 
criblé  de  blessures ,  il  calcula  qu'il  pourrait  vivre  encore  quelque  dix 
ans ,  et ,  sa  maison  bâtie,  dépensa  chaque  année  le  dixième  de  ce  qu'il 
avait  amassé  dans  les  pillages  des  villes  et  villages  auxquels  il  avait 
eu  l'hoimeur  d'assister. 

Il  acheta  la  vigne  qui  rendait  trente  écus  de  rente  à  son  fils,  pour 
répondre  à  la  mauvaise  plaisanterie  d'un  bourgeois  d'Albano ,  qui  lui 
avait  dit,  un  jour  qu'il  disputait  avec  emportement  sur  les  intérêts 
et  l'honneur  de  la  ville ,  qu'il  appartenait,  en  effet,  à  un  aussi  riche 
propriétaire  que  lui  de  donner  des  conseils  aux  anciens  d'Albano.  Le 
capitaine  acheta  la  vigne,  et  annonça  qu'il  en  achèterait  bien  d'autres; 
puis,  rencontrant  le  mauvais  plaisant  dans  un  lieu  solitaire,  il  le  tua 
d'un  coup  de  pistolet. 

Après  huit  années  de  ce  genre  de  vie,  le  capitaine  mourut;  son 
aide-de-camp  Banuce  adorait  Jules;  toutefois,  fatigué  de  l'oisi- 
veté ,  il  reprit  du  service  dans  la  troupe  du  prince  Colonne.  Sou- 
vent il  venait  voir  son  JiJs  Jules,  c'était  le  nom  qu'il  lui  donnait, 
et ,  à  la  veille  d'un  assaut  périlleux  que  le  prince  devait  soutenir  dans 
sa  forteresse  de  la  Petrella ,  il  avait  emmené  Jules  combattre  avec 
lui.  Le  voyant  fort  brave  : 

—  Il  faut  que  tu  sois  fou ,  lui  dit-il ,  et  de  plus  bien  dupe ,  pour 
vivre  auprès  d'Albano  comme  le  dernier  et  le  plus  pauvre  de  ses  ha- 
bitans,  tandis  qu'avec  ce  que  je  te  vois  faire  et  le  nom  de  ton  père , 
tu  pourrais  être  parmi  nous  un  brillant  soldat  d'aventure,  et  de  plus 
faire  ta  fortune. — Jules  fut  tourmenté  par  ces  paroles;  il  savait  le  latin 
montré  par  un  prêtre ,  mais  son  père  s'étant  toujours  moqué  de  tout 


L'ABBESSE  de   CASTRO.  291 

ce  que  disait  le  prêtre  au-delà  du  latin ,  il  n'avait  absolument  aucune 
instruction.  Eu  revanche,  méprisé  pour  sa  pauvreté,  isolé  dans  sa 
maison  solitaire ,  il  s'était  fait  un  certain  bon  sens  qui ,  par  sa  har- 
diesse, aurait  étonné  les  savans.  Par  exemple,  avant  d'aimer  Hélène, 
et  sans  savoir  pourquoi,  il  adorait  la  guerre,  mais  il  avait  de  la  répu- 
gnance pour  le  pillage  qui,  aux  yeux  de  son  père  le  capitaine  et  de 
Ranuce,  était  comme  la  petite  pièce  destinée  à  faire  rire,  qui  suit  la 
noble  tragédie.  Depuis  qu'il  aimait  Hélène,  ce  bon  sens  acquis  par 
ses  réflexions  solitaires  faisait  le  supplice  de  Jules.  Cette  ame ,  si  in- 
souciante jadis,  n'osait  consulter  personne  sur  ses  doutes,  elle  était 
remplie  de  passion  et  de  misère.  Que  ne  dirait  pas  le  seigneur  de 
Gampireali  s'il  le  savait  soldat  d'aveiiture?  Ce  serait  pour  le  coup 
qu'il  lui  adresserait  des  reproches  fondés!  Jules  avait  toujours 
compté  sur  le  métier  de  soldat,  comme  sur  une  ressource  assurée 
pour  le  temps  où  il  aurait  dépensé  le  prix  des  chaînes  d'or  et  autres 
bijoux  qu'il  avait  trouvés  dans  la  caisse  de  fer  de  son  père.  Si  Jules 
n'avait  aucun  scrupule  à  enlever ,  lui  si  pauvre ,  la  fille  du  riche  sei- 
gneur de  Gampireali ,  c'est  qu'en  ce  temps-là  les  pères  disposaient 
de  leurs  biens  après  eux  comme  bon  leur  semblait,  et  le  seigneur 
de  Gampireali  pouvait  fort  bien  laisser  mille  écus  à  sa  UUe  pour 
toute  fortune.  Un  autre  problème  tenait  l'imagination  de  Jules  pro- 
fondément occupée  :  1"  dans  quelle  ville  établirait-il  la  jeune  Hélène, 
après  l'avoir  épousée  et  enlevée  à  son  père  ;  2"  avec  quel  argent  la 
ferait-il  vivre? 

Lorsque  le  seigneur  de  Gampireali  lui  adressa  le  reproche  san- 
glant auquel  il  avait  été  tellement  sensible,  Jules  fut  pendant  deux 
jours  en  proie  à  la  rage  et  à  la  douleur  la  plus  vive  :  il  ne  pouvait  se 
résoudre  ni  à  tuer  le  vieillard  insolent,  ni  à  le  laisser  vivre.  Il  passait 
les  nuits  entières  à  pleurer;  enfin  il  résolut  de  consulter  Ranuce,  le 
seul  ami  qu'il  eût  au  monde  :  mais  cet  ami  le  comprendrait-il?  Ge  fut 
en  vain  qu'il  chercha  Ranuce  dans  toute  la  forêt  de  la  Faggiola,  il 
fut  obligé  d'aller  sur  la  route  de  Naplcs,  au-delà  de  Vellettri ,  où  Ra- 
nuce commandait  une  embuscade  :  il  y  attendait,  eu  nombreuse 
compagnie,  Ruiz  d'Avalos,  général  espagnol,  qui  se  rendait  à  Rome 
par  terre ,  sans  se  rappeler  que  naguère ,  en  nombreuse  compagnie , 
il  avait  parlé  avec  mépris  des  soldats  d'aventure  de  la  compagnie 
Colonne.  Son  aumônier  lui  rappela  fort  à  propos  cette  petite  circon- 
stance ,  et  Ruiz  d'Avalos  prit  le  parti  de  faire  armer  une  barque  et  de 
venir  à  Rome  par  mer. 

Dès  que  le  capitaine  Ranuce  eut  entendu  le  récit  de  Jules  :  —  Dé- 

19. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cris-moi  exactement ,  lui  dit-il ,  la  personne  de  ce  seigneur  de  Cam- 
pireali,  afin  que  son  impudence  ne  coûte  pas  la  vie  à  quelque  bon 
habitant  d'Albano.  Dès  que  l'affaire  qui  nous  retient  ici  sera  terminée 
par  oui  ou  par  non ,  tu  te  rendras  à  Rome ,  où  tu  auras  soin  de  te 
montrer  dans  les  hôtelleries  et  autres  lieux  publics,  à  toutes  les  heures 
de  la  journée;  il  ne  faut  pas  que  l'on  puisse  te  soupçonner  à  cause 
de  ton  amour  pour  la  fille. 

Jules  eut  beaucoup  de  peine  à  calmer  la  colère  de  l'ancien  com- 
pagnon de  son  père.  Il  fut  obligé  de  se  fâcher. 

—  Crois-tu  que  je  demande  ton  épée?  lui  dit-il  enfin.  Apparem- 
ment que ,  moi  aussi ,  j'ai  une  épée  !  Je  te  demande  un  conseil  sage. 

Ranuce  finissait  tous  ses  discours  par  ces  paroles  :  — ïu  es  jeune,  tu 
n'as  pas  de  blessures;  l'insulte  a  été  publique  :  or,  un  homme  dés- 
honoré est  méprisé  môme  des  femmes, 

Jules  lui  dit  qu'il  désirait  réfléchir  encore  sur  ce  que  voulait  son 
cœur,  et  malgré  les  instances  de  Ranuce,  qui  prétendait  absolument 
qu'il  prît  part  à  l'attaque  de  l'escorte  du  général  espagnol,  où,  di- 
sait-il, il  y  aurait  de  l'honneur  à  acquérir,  sans  compter  les  doublons, 
Jules  revint  seul  à  sa  petite  maison.  C'est  là  que,  la  veille  du  jour  où 
le  seigneur  de  Campireali  lui  tira  un  coup  d'arquebuse ,  il  avait  reçu 
Ranuce  et  son  caporal ,  de  retour  des  environs  de  Vellettri,  Ranuce 
employa  la  force  pour  voir  la  petite  caisse  de  fer  où  son  patron ,  le 
capitaine  Rranciforte,  enfermait  jadis  les  chaînes  d'or  et  autres 
bijoux  dont  il  ne  jugeait  pas  à  propos  de  dépenser  la  valeur  aussitôt 
après  une  expédition.  Ranuce  y  trouva  deux  écus. 

—  Je  te  conseille  de  te  faire  moine ,  dit-il  à  Jules,  tu  en  as  toutes 
les  vertus  :  l'amour  de  la  pauvreté ,  en  voici  la  preuve  ;  l'humilité ,  tu 
te  laisses  vilipender  en  pleine  rue  par  un  richard  d'Albano  ;  il  ne  te 
manque  plus  que  l'hypocrisie  et  la  gourmandise. 

Ranuce  mit  de  force  cinquante  doublons  dans  la  cassette  de  fer. 
—  Je  te  donne  ma  parole,  dit-il  à  Jules,  que  si  d'ici  à  un  mois  le  sei- 
gneur de  Campireali  n'est  pas  enterré  avec  tous  les  honneurs  dus  à 
sa  noblesse  et  à  son  opulence ,  mon  caporal  ici  présent  viendra  avec 
trente  hommes  démolir  ta  petite  maison  et  brûler  tes  pauvres  meu- 
bles. Il  ne  faut  pas  que  le  fils  du  capitaine  Rranciforte  fasse  une 
mauvaise  figure  en  ce  monde ,  sous  prétexte  d'amour. 

Lorsque  le  seigneur  de  Campireali  et  son  fils  tirèrent  les  deux 
coups  d'arquebuse,  Ranuce  et  le  caporal  avaient  pris  position  sous  le 
balcon  de  pierre ,  et  Jules  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  les  em- 
pêcher de  tuer  Fabio .  ou  du  moins  de  l'enlever,  lorsque  celui-ci  fit 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  293 

une  sortie  imprudente  en  passant  par  le  jardin ,  comme  nous  l'avons 
raconté  en  son  lieu.  La  raison  qui  calma  Ranuce  fut  celle-ci  :  il  ne 
faut  pas  tuer  un  jeune  homme  qui  peut  devenir  quelque  chose 
et  se  rendre  utile ,  tandis  qu'il  y  a  un  vieux  pécheur  plus  coupable 
que  lui,  et  qui  n'est  plus  bon  qu'à  enterrer. 

Le  lendemain  de  cette  aventure ,  Ranuce  s'enfonça  dans  la  forêt, 
et  Jules  partit  pour  Rome.  La  joie  qu'il  eut  d'acheter  de  beaux  habits 
avec  les  doublons  que  Ranuce  lui  avait  donnés  était  cruellement  al- 
térée par  cette  idée,  bien  extraordinaire  pour  son  siècle,  et  qui  an- 
nonçait les  hautes  destinées  auxquelles  il  parvint  dans  la  suite;  il  se 
disait  :  Il  faut  qu'Hélène  connaisse  qui  je  suis.  Tout  autre  homme  de 
son  âge  et  de  son  temps  n'eût  songé  qu'à  jouir  de  son  amour  et  à 
enlever  Hélène ,  sans  penser  en  aucune  façon  à  ce  qu'elle  deviendrait 
six  mois  après ,  pas  plus  qu'à  l'opinion  qu'elle  pourrait  garder  de  lui. 

De  retour  dans  Albano,  et  l'après-midi  même  du  jour  où  Jules  éta- 
lait à  tous  les  yeux  les  beaux  habits  qu'il  avait  rapportés  de  Rome , 
il  sut  par  le  vieux  Scotti,  son  ami,  que  Fabio  était  sorti  de  la  ville  à 
cheval,  pour  aller  à  trois  lieues  de  là  à  une  terre  que  son  père  possé- 
dait dans  la  plaine,  sur  le  bord  de  la  mer.  Plus  tard,  il  vit  le  seigneur 
Campireali  prendre,  en  compagnie  de  deux  prêtres,  le  chemin  de  la 
magnifique  allée  de  chênes  verts  qui  couronne  le  bord  du  cratère  au 
fond  duquel  s'étend  le  lac  d' Albano.  Dix  minutes  après,  une  vieille 
femme  s'introduisait  hardiment  dans  le  palais  de  Campireali ,  sous 
prétexte  de  vendre  de  beaux  fruits;  la  première  personne  qu'elle  ren- 
contra fut  la  petite  camériste  Marietta  ,  confidente  intime  de  sa  maî- 
tresse Hélène,  laquelle  rougit  jusqu'au  blanc  des  yeux  en  recevant 
un  beau  bouquet.  La  lettre  que  cachait  le  bouquet  était  d'une  lon- 
gueur démesurée  :  Jules  racontait  tout  ce  qu'il  avait  éprouvé  depuis 
la  nuit  des  coups  d'arquebuse  ;  mais,  par  une  pudeur  bien  singulière , 
il  n'osait  pas  avouer  ce  dont  tout  autre  jeune  homme  de  son  temps 
eût  été  si  fier,  savoir  :  qu'il  était  fils  d'un  capitaine  célèbre  par  ses 
aventures,  et  que  lui-môme  avait  déjà  marqué  par  sa  bravoure  dans 
plus  d'un  combat.  Il  croyait  toujours  entendre  les  réflexions  que  ces 
faits  inspireraient  au  vieux  Campireali.  11  faut  savoir  qu'au  xv'' siècle, 
les  jeunes  filles,  plus  voisines  du  bon  sens  républicain,  estimaient 
beaucoup  plus  un  homme  pour  ce  qu'il  avait  fait  lui-même ,  que 
pour  les  richesses  amassées  par  ses  pères  ou  pour  les  actions  célè- 
bres de  ceux-ci.  Mais  c'étaient  surtout  les  jeunes  filles  du  peuple 
qui  avaient  ces  pensées.  Celles  qui  appartenaient  à  la  classe  riche  ou 
noble  avaient  peur  des  brigands,  et,  comme  il  est  naturel,  tenaient 


2^4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  grande  estime  la  noblesse  et  l'opulence.  Jules  finissait  sa  lettre 
par  ces  mots  :  «  Je  ne  sais  si  les  habits  convenables  que  j'ai  rapportés 
de  Rome  vous  auront  fait  oublier  la  cruelle  injure  qu'une  personne 
que  vous  respectez  m'adressa  naguère ,  à  l'occasion  de  ma  chétive 
apparence;  j'ai  pu  me  venger,  je  l'aurais  dû,  mon  honneur  le  com- 
mandait; je  ne  l'ai  point  fait  en  considération  des  larmes  que  ma  ven- 
geance aurait  coûtées  à  des  yeux  que  j'adore.  Ceci  peut  vous  prouver, 
si,  pour  mon  malheur,  vous  en  doutiez  encore ,  qu'on  peut  être  très 
pauvre  et  avoir  des  sentimens  nobles.  Au  reste,  j'ai  à  vous  révéler  un 
secret  terrible  ;  je  n'aurais  assurément  aucune  peine  à  le  dire  à  toute 
autre  femme  ;  mais  je  ne  sais  pourquoi  je  frémis  en  pensant  à  vous 
l'apprendre.  Il  peut  détruire,  en  un  instant,  l'amour  que  vous  avez 
pour  moi;  aucune  protestation  ne  me  satisferait  de  votre  part.  Je 
veux  lire  dans  vos  yeux  l'effet  que  produira  cet  aveu.  Un  de  ces 
jours,  à  la  tombée  de  la  nuit,  je  vous  verrai  dans  le  jardin  situé  der- 
rière le  palais.  Ce  jour-là,  Fabio  et  votre  père  seront  absens  :  lorsque 
j'aurai  acquis  la  certitude  que  ,  malgré  leur  mépris  pour  un  pauvre 
jeune  homme  mal  vêtu,  ils  ne  pourront  nous  enlever  trois  quarts 
d'heure  ou  une  heure  d'entretien ,  un  homme  paraîtra  sous  les  fe- 
nêtres de  votre  palais,  qui  fera  voir  aux  enfans  du  pays  un  renard 
apprivoisé.  Plus  tard,  lorsque  VAvc  Maria  sonnera,  vous  entendrez 
tirer  un  coup  d'arquebuse  dans  le  lointain  ;  à  ce  moment  appro- 
chez-vous du  mur  de  votre  jardin,  et,  si  vous  n'êtes  pas  seule, 
chantez.  S'il  y  a  du  silence ,  votre  esclave  paraîtra  tout  tremblant 
à  vos  pieds,  et  vous  racontera  des  choses  qui  peut-être  vous  fe- 
ront horreur.  En  attendant  ce  jour  décisif,  et  terrible  pour  moi, 
je  ne  me  hasarderai  plus  à  vous  présenter  de  bouquet  à  minuit; 
mais  vers  les  deux  heures  de  nuit  je  passerai  en  chantant ,  et  peut- 
être,  placée  au  grand  balcon  de  pierre,  vous  laisserez  tomber  une 
fleur  cueillie  par  vous  dans  votre  jardin.  Ce  sont  peut-être  les  der- 
nières marques  d'affection  que  vous  donnerez  au  malheureux 
Jules.  » 

Trois  jours  après,  le  père  et  le  frère  d'Hélène  étaient  allés  à  che- 
val à  la  terre  qu'ils  possédaient  sur  le  bord  de  la  mer;  ils  devaient 
en  partir  un  peu  avant  le  coucher  du  soleil ,  de  façon  à  être  de  re- 
tour chez  eux  vers  les  deux  heures  de  nuit.  Mais,  au  moment  de  se 
mettre  en  route,  non-seulement  leurs  deux  chevaux,  mais  tous  ceux 
qui  étaient  dans  la  ferme ,  avaient  disparu.  Fort  étonnés  de  ce  vol 
audacieux ,  ils  cherchèrent  leurs  chevaux  qu'on  ne  retrouva  que  le 
lendemain  dans  la  forêt  de  haute  futaie  qui  borde  la  mer.  Les  deux 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  295 

Campireali,  père  et  fils,  furent  obligés  de  regagner  Albano  dans  une 
voiture  champêtre  tirée  par  des  bœufs. 

Ce  soir-là ,  lorsque  Jules  fut  aux  genoux  d'Hélène ,  il  était  presque 
tout-à-fait  nuit,  et  la  pauvre  fdle  fut  bien  heureuse  de  cette  obscu- 
rité ;  elle  paraissait  pour  la  première  fois  devant  cet  homme  qu'elle 
aimait  tendrement,  qui  le  savait  fort  bien,  mais  enfin  auquel  elle 
n'avait  jamais  parlé. 

Une  remarque  qu'elle  fit  lui  rendit  un  peu  de  courage;  Jules  était 
plus  pâle  et  plus  tremblant  qu'elle.  Elle  le  voyait  à  ses  genoux  :  «  En 
vérité,  je  suis  hors  d'état  de  parler,  lui  disait-il.  »  Il  y  eut  quelques 
instans  apparemment  fort  heureux;  ils  se  regardaient,  mais  sans 
pouvoir  articuler  un  mot ,  immobiles  comme  un  groupe  de  marbre 
assez  expressif.  Jules  était  à  genoux,  tenant  une  main  d'Hélène; 
celle-ci,  la  tète  penchée,  le  considérait  avec  attention. 

Jules  savait  bien  que,  suivant  les  conseils  de  ses  amis,  les  jeunes 
débauchés  de  Rome,  il  aurait  dû  tenter  quelque  chose;  mais  il  eut 
horreur  de  cette  idée.  Il  fut  réveillé  de  cet  état  d'extase  et  peut- 
être  du  plus  vif  bonheur  que  puisse  donner  l'amour  par  cette  idée  :  le 
temps  s'envole  rapidement;  les  Campireali  s'approchent  de  leur  pa- 
lais. Il  comprit  qu'avec  une  ame  scrupuleuse  comme  la  sienne  il  ne 
pouvait  trouver  de  bonheur  durable ,  tant  qu'il  n'aurait  pas  fait  à  sa 
maîtresse  cet  aveu  terrible  qui  eût  semblé  une  si  lourde  sottise  à  ses 
amis  de  Rome. 

—  Je  vous  ai  parlé  d'un  aveu  que  peut-être  je  ne  devrais  pas  vous 
faire,  dit-il  enfin  à  Hélène.  Jules  devint  fort  pâle;  il  ajouta  avec 
peine  et  comme  si  la  respiration  lui  manquait  :  —  Peut-être  je  vais 
voir  disparaître  ces  sentimens  dont  l'espérance  fait  ma  vie.  Vous  me 
croyez  pauvre  ;  ce  n'est  pas  tout ,  je  suis  brigand  et  fils  de  brif/and. 

A  ces  mots,  Hélène,  fille  d'un  homme  riche  et  qui  avait  toutes 
les  peurs  de  sa  caste,  sentit  qu'elle  allait  se  trouver  mal  ;  elle  craignit 
de  tomber.  Quel  chagrin  ne  sera-ce  pas  pour  ce  pauvre  Jules?  pen- 
sait-elle; il  se  croira  méprisé.  Il  était  à  ses  genoux.  Pour  ne  pas 
tomber,  elle  s'appuya  sur  lui,  et,  peu  après,  tomba  dans  ses  bras 
comme  sans  connaissance.  Comme  on  voit,  au  xvi^  siècle,  on  aimait 
l'exactitude  dans  les  histoires  d'amour.  C'est  que  l'esprit  ne  jugeait 
pas  ces  histoires-là ,  l'imagination  les  sentait,  et  la  passion  du  lecteur 
s'identifiait  avec  celle  des  héros.  Les  deux  manuscrits  que  nous  sui- 
vons ,  et  surtout  celui  qui  présente  quelques  tournures  de  phrases 
particulières  au  dialecte  florentin,  donnent  dans  le  plus  grand  détail 
l'histoire  de  tous  les  rendez-vous  qui  suivirent  celui-ci.  Le  péril  ôtait 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  remords  à  la  jeune  fille.  Souvent  les  périls  furent  extrêmes;  mais 
ils  ne  firent  qu'enflammer  ces  deux  cœurs  pour  qui  toutes  les  sensa- 
tions provenant  de  leur  amour  étaient  du  bonheur.  Plusieurs  fois 
Fabio  et  son  père  furent  sur  le  point  de  les  surprendre.  Ils  étaient 
furieux,  se  croyant  bravés  :  le  bruit  public  leur  apprenait  que  Jules 
était  l'amant  d'Hélène,  et  cependant  ils  ne  pouvaient  rien  voir.  Fabio, 
jeune  homme  impétueux  et  fier  de  sa  naissance,  proposait  à  son  père 
de  faire  tuer  .Iules. 

—  Tant  qu'il  sera  dans  ce  monde,  lui  disait-il,  les  jours  de  ma 
sœur  courent  les  plus  grands  dangers.  Qui  nous  dit  qu'au  premier 
momnt  notre  honneur  ne  nous  obligera  pas  à  tremper  les  mains  dans 
le  sang  de  cette  obstinée?  Elle  est  arrivée  à  ce  point  d'audace,  qu'elle 
ne  nie  plus  son  amour;  vous  l'avez  vue  ne  répondre  à  vos  reproches 
que  par  un  silence  morne;  eh  bien  !  ce  silence  est  l'arrêt  de  mort  de 
.Tules  Branciforte. 

— Songez  quel  a  été  son  père,  répondait  le  seigneur  de  Campireali. 
Assurément  il  ne  nous  est  pas  difficile  d'aller  passer  six  mois  à  Rome, 
et,  pendant  ce  temps,  ce  Branciforte  disparaîtra.  Mais  qui  nous  dit 
que  son  père  qui ,  au  milieu  de  tous  ses  crimes ,  fut  brave  et  géné- 
reux,généreux  au  point  d'enrichir  plusieurs  de  ses  soldats  et  de  rester 
pauvre  lui-même,  qui  nous  dit  que  son  père  n'a  pas  encore  des  amis, 
soit  dans  la  compagnie  du  duc  de  Monte-Mariano ,  soit  dans  la  com- 
pagnie Colonna,  qui  occupe  souvent  les  bois  de  la  Faggiola,  à  une 
demi-lieue  de  chez  nous?  En  ce  cas ,  nous  sommes  tous  massacrés 
sans  rémission ,  vous ,  moi  et  peut-être  aussi  votre  malheureuse 
mère. 

Ces  entretiens  du  père  et  du  fils ,  souvent  renouvelés ,  n'étaient 
cachés  qu'en  partie  à  Victoire  Carafa,  mère  d'Hélène,  et  la  mettaient 
au  désespoir.  Le  résultat  des  discussions  entre  Fabio  et  son  père  fut 
qu'il  était  inconvenant  pour  leur  honneur  de  souffrir  paisiblement 
la  continuation  des  bruits  qui  régnaient  dans  Albano.  Puisqu'il  n'é- 
tait pas  prudent  de  faire  disparaître  ce  jeune  Branciforte  qui ,  tous  les 
jours,  paraissait  plus  insolent,  et  de  plus,  maintenant  revêtu  d'habits 
magnifiques,  poussait  la  suffisance  jusqu'à  adresser  la  parole  dans 
les  lieux  publics,  soit  à  Fabio,  soit  au  seigneur  de  Campireali  lui- 
même,  il  y  avait  lieu  de  prendre  l'un  des  deux  partis  suivans,  ou 
peut-être  même  tous  les  deux  :  il  fallait  que  la  famille  entière  revînt 
habiter  Rome  ;  il  fallait  ramener  Hélène  au  couvent  de  la  Visitation 
de  Castro,  où  elle  resterait  jusqu'à  ce  qu'on  lui  eût  trouvé  un  parti 
convenable. 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  297 

Jamais  Hélène  n'avait  avoué  son  amour  à  sa  mère  :  la  fille  et  la  mère 
s'aimaient  tendrement,  elles  passaient  leur  vie  ensemble,  et  pour- 
tant jamais  un  seul  mot  sur  ce  sujet,  qui  les  intéressait  presque  éga- 
lement toutes  les  deux ,  n'avait  été  prononcé.  Pour  la  première  fois 
le  sujet  presque  unique  de  leurs  pensées  se  trahit  par  des  paroles, 
lorsque  la  mère  fit  entendre  à  sa  fille  qu'il  était  question  de  trans- 
porter à  Rome  l'établissement  de  la  famille,  et  peut-être  même  de 
la  renvoyer  passer  quelques  années  au  couvent  de  Castro. 

Cette  conversation  était  imprudente  de  la  part  de  Victoire  Carafa , 
et  ne  peut  être  excusée  que  par  la  tendresse  folle  qu'elle  avait  pour 
sa  fille.  Hélène ,  éperdue  d'amour,  voulut  prouver  à  son  amant 
qu'elle  n'avait  pas  honte  de  sa  pauvreté  et  que  sa  confiance  en  son 
honneur  était  sans  bornes.  «  Qui  le  croirait!  s'écrie  l'auteur  flo- 
rentin, après  tant  de  rendez-vous  hardis  et  voisins  d'une  mort 
horrible,  donnés  dans  le  jardin  et  môme  une  fois  ou  deux  dans  sa 
propre  chambre ,  Hélène  était  pure  !  Forte  de  sa  vertu ,  elle  proposa 
à  son  amant  de  sortir  du  palais,  vers  minuit,  par  le  jardin,  et 
d'aller  passer  le  reste  de  la  nuit  dans  sa  petite  maison  construite  sur 
les  ruines  d'Albe,  à  plus  d'un  quart  de  lieue  de  là.  Us  se  déguisèrent 
en  moines  de  saint  François.  Hélène  était  d'une  taille  élancée,  et 
ainsi  vêtue  semblait  un  jeune  frère  novice  de  dix-huit  ou  vingt  ans. 
Ce  qui  est  incroyable,  et  marque  bien  le  doigt  de  Dieu,  c'est  que 
dans  l'étroit  chemin  taillé  dans  le  roc ,  et  qui  passe  encore  contre  le 
mur  du  couvent  des  Capucins,  Jules  et  sa  maîtresse,  déguisés  en 
moines,  rencontrèrent  le  seigneur  de  Campireali  et  son  fils  Fabio, 
qui,  suivis  de  quatre  domestiques  bien  armés  et  précédés  d'un  page 
portant  une  torche  allumée,  revenaient  de  Castel  Gandolfo,  bourg 
situé  sur  les  bords  du  lac  assez  près  de  là.  Pour  laisser  passer  les  deux 
amans,  les  Campireali  et  leurs  domestiques  se  placèrent  à  droite  et  à 
gauche  de  ce  chemin  taillé  dans  le  roc  et  qui  peut  avoir  huit  pieds  de 
large.  Combien  n'eùt-il  pas  été  plus  heureux  pour  Hélène  d'être  re- 
connue en  ce  moment  !  Elle  eût  été  tuée  d'un  coup  de  pistolet  par 
son  père  ou  son  frère,  et  son  supplice  n'eût  duré  qu'un  instant;  mais 
le  ciel  en  avait  ordonné  autrement  { super is aliter  visutn). 

«  On  ajoute  encore  une  circonstance  sur  cette  singulière  rencon- 
tre, et  que  la  signora  de  Campireali,  parvenue  à  une  extrême  vieil- 
lesse et  presque  centenaire ,  racontait  encore  quelquefois  à  Rome 
devant  des  personnages  graves  qui ,  bien  vieux  eux-mêmes,  me  l'ont 
redite  lorsque  mon  insatiable  curiosité  les  interrogeait  sur  ce  sujet-là 
et  sur  bien  d'autres. 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Fabio  de  Campireali,  qui  était  un  jeune  homme  fier  de  son  cou- 
rage et  plein  de  hauteur,  remarquant  que  le  moine  le  plus  âgé  ne 
saluait  ni  son  père,  ni  lui,  en  passant  si  près  d'eux,  s'écria  :  —  Voilà 
un  fripon  de  moine  bien  fier!  Dieu  sait  ce  qu'il  va  faire  hors  du  cou- 
vent, lui  et  son  compagnon  ,  à  cette  heure  indue!  Je  ne  sais  ce  qui 
me  tient  de  lever  leurs  capuchons;  nous  verrons  leur  mine.  —  A  ces 
mots,  Jules  saisit  sa  dague  sous  sa  robe  de  moine  et  se  plaça  entre 
Fabio  et  Hélène.  En  ce  moment  il  n'était  pas  à  plus  d'un  pied  de  dis- 
tance de  Fabio;  mais  le  ciel  en  ordonna  autrement ,  et  calma  par  un 
miracle  la  fureur  de  ces  deux  jeunes  gens  qui  bientôt  devaient  se  voir 
de  si  près.  « 

Dans  le  procès  que  par  la  suite  on  intenta  à  Hélène  de  Campi- 
reali ,  on  voulut  présenter  cette  promenade  nocturne  comme  une 
preuvede  corruption.  C'était  le  délire  d'un  jeune  cœur  enflammé  d'un 
fol  amour,  mais  ce  cœur  était  pur. 


ni. 

11  faut  savoir  que  les  Orsini ,  éternels  rivaux  des  Colonna  ,  et  tout 
puissans  alors  daiss  les  villages  les  plus  voisins  de  Rome,  avaient  fait 
condamnera  mort,  depuis  peu,  parles  tribunaux  du  gouvernement, 
un  riche  cultivateur  nommé  Balthazar  Batidini ,  né  à  la  Petrella.  Il 
serait  trop  long  de  rapporter  ici  les  diverses  actions  que  l'on  repro- 
chait à  Bandini  :  la  plupart  seraient  des  crimes  aujourd'hui,  mais  ne 
pouvaient  pas  être  considérées  d'une  façon  aussi  sévère  en  1559. 
Bandini  était  en  prison  dans  un  château  appartenant  aux  Orsini ,  et 
situé  dans  la  montagne  du  côté  de  Valmontone,  à  sixHeues  d'Albano. 
Le  Barigel  de  Rome,  suivi  de  cent  cinquante  de  ses  sbires ,  passa  une 
nuit  sur  la  grande  route;  il  venait  chercher  Bandini  pour  le  conduire 
à  Rome  dans  les  prisons  de  ïordinona;  Bandini  avait  appelé  à  Rome 
de  la  sentence  qui  le  condamnait  à  mort.  Mais,  comme  nous  l'avons 
dit,  il  était  natif  de  la  Petrella ,  forteresse  appartenant  aux  Colonna; 
la  femme  de  Bandini  vint  dire  publiquement  à  Fabrice  Colonna  ,  qui 
se  trouvait  à  la  Petrella  :  —  Laisserez-vous  mourir  un  de  vos  fidèles 
serviteurs  ?  —  Colonna  répondit  :  —  A  Dieu  ne  plaise  que  je  m'écarte 
jamais  du  respect  que  je  dois  aux  décisions  des  tribunaux  du  pape 
mon  seigneur!  — Aussitôt  ses  soldats  reçurent  des  ordres,  et  il  fît 
donner  avis  de  se  tenir  prêts  à  tous  ses  partisans.  Le  rendez-vous 
était  indiqué  dans  les  environs  de  Valmontone ,  petite  ville  bâtie  au 


L'aBBESSE  de  CASTRO.  399 

sommet  d'un  rocher  peu  élevé,  mais  qui  a  pour  rempart  un  précipice 
continu  et  presque  vertical  de  soixante  à  quatre-vingts  pieds  de  haut. 
C'est  dans  cette  ville  appartenant  au  pape  que  les  partisans  des  Orsini 
et  les  shires  du  gouvernement  avaient  réussi  à  transporter  Bandini. 
Parmi  les  partisans  les  plus  zélés  du  pouvoir,  on  comptait  le  seigneur 
de  Campireali  et  Fabio,  son  fils,  d'ailleurs  un  peu  parensdes  Orsini. 
De  tout  temps,  au  contraire,  Jules  Branciforte  et  son  père  avaient 
été  attachés  aux  Colonna. 

Dans  les  circonstances  où  il  ne  convenait  pas  aux  Colonna  d'agir 
ouvertement,  ils  avaient  recours  à  une  précaution  fort  simple:  la 
plupart  des  riches  paysans  romains ,  alors  comme  aujourd'hui ,  fai- 
saient partie  de  quelque  compagnie  de  pénitens.  Les  pénitens  ne 
paraissent  jamais  en  public  que  la  tète  couverte  d'un  morceau  de 
toile  qui  cache  leur  figure  et  se  trouve  percé  de  deux  trous  vis-à-vis 
les  yeux.  Quand  les  Colonna  ne  voulaient  pas  avouer  une  entreprise, 
ils  invitaient  leurs  partisans  à  prendre  leur  habit  de  pénitent  pour 
venir  les  joindre. 

Après  de  longs  préparatifs,  la  translation  de  Bandini ,  qui  depuis 
quinze  jours  faisait  la  nouvelle  du  pays,  fut  indiquée  pour  un  di- 
manche. Ce  jour-là,  à  deux  heures  du  matin,  le  gouverneur  de  Val- 
montoue  fit  sonner  le  tocsin  dans  tous  les  villages  de  la  forêt  de  la 
Faggiola.  On  vit  des  paysans  sortir  en  assez  grand  nombre  de  cha- 
que village.  (Les  mœurs  des  républiques  du  moyen-ûge,  du  temps 
desquelles  on  se  battait  pour  obtenir  une  certaine  chose  que  l'on  dé- 
sirait, avaient  conservé  beaucoup  de  bravoure  dans  le  cœur  des 
paysans  :  de  nos  jours,  personne  ne  bougerait.) 

Ce  jour-là  on  put  remarquer  une  chose  assez  singulière  :  à  me- 
sure que  la  petite  troupe  de  paysans  armés  sortie  de  chaque  vil- 
lage s'enfonçait  dans  la  foret,  elle  diminuait  de  moitié  ;  les  partisans 
des  Colonna  se  dirigeaient  vers  le  lieu  du  rendez-vous  désigné  par 
Fabrice.  Leurs  chefs  paraissaient  persuadés  qu'on  ne  se  battrait  pas 
ce  jour-là  :  ils  avaient  eu  ordre  le  matin  de  répandre  ce  bruit.  Fa- 
brice parcourait  la  forêt  avec  l'élite  de  ses  partisans,  qu'il  avait  mon- 
tés sur  les  jeuLies  chevaux  à  demi  sauvages  de  son  haras.  11  passait 
une  sorte  de  revue  des  divers  détachemens  de  paysans  ;  mais  il  ne 
leur  parlait  point ,  toute  parole  pouvant  compromettre.  Fabrice  était 
un  grand  homme  maigre,  d'une  agilité  et  d'une  force  incroyables: 
quoiqu'à  peine  ègé  de  quarante-cinq  ans ,  ses  cheveux  et  sa  mousta- 
che étaient  d'une  blancheur  éclatante,  ce  qui  le  contrariait  fort  ;  à  C€ 
i^ûe  on  pouvait  le  reconnaître  en  des  lieux  où  il  eût  mieux  aimé 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passer  incognito.  A  mesure  que  les  paysans  le  voyaient,  ils  criaient  : 
Vive  Colonna  !  et  mettaient  leurs  capuchons  de  toile.  Le  prince  lui- 
même  avait  son  capuchon  sur  la  poitrine,  de  façon  à  pouvoir  le  pas- 
ser dès  qu'on  apercevrait  l'ennemi. 

Celui-ci  ne  se  fit  point  attendre  :  le  soleil  se  levait  à  peine  lorsqu'un 
millier  d'hommes  à  peu  près,  appartenant  au  parti  des  Orsini ,  et  ve- 
nant du  côté  de  Yalmontone ,  pénétrèrent  dans  la  foret  et  vinrent 
passer  à  trois  cents  pas  environ  des  partisans  de  Fabrice  Colonna , 
que  celui-ci  avait  fait  mettre  ventre  à  terre.  Quelques  minutes  après 
que  les  derniers  des  Orsini  formant  cette  avant-garde  curent  défilé , 
le  prince  mit  ses  hommes  en  mouvement  :  il  avait  résolu  d'attaquer 
l'escorte  de  Bandini  un  quart  d'heure  après  qu'elle  serait  entrée  dans 
le  bois.  En  cet  endroit,  la  forêt  est  semée  de  petites  roches  hautes 
de  quinze  ou  vingt  pieds;  ce  sont  des  coulées  de  lave  plus  ou  moins 
antiques,  sur  lesquelles  les  châtaigniers  viennent  admirablement 
et  interceptent  presque  entièrement  le  jour.  Comme  ces  coulées , 
plus  ou  moins  attaquées  par  le  temps,  rendent  le  sol  fort  inégal, 
pour  épargner  à  la  grande  route  une  foule  de  petites  montées  et  des- 
centes inutiles,  on  a  creusé  dans  la  lave,  et  fort  souvent  la  route  est 
à  trois  ou  quatre  pieds  en  contre-bas  de  la  forêt. 

Vers  le  lieu  de  l'attaque  projetée  par  Fabrice  se  trouvait  une  clai- 
rière couverte  d'herbes  et  traversée  à  l'une  de  ses  extrémités  par  la 
grande  route.  Ensuite  la  route  rentrait  dans  la  forêt,  qui,  en  cet  en- 
droit, remplie  de  ronces  et  d'arbustes  entre  les  troncs  des  arbres  , 
était  tout-à-fait  impénétrable.  C'est  à  cent  pas  dans  la  forêt  et  sur 
les  deux  bords  de  la  route  que  Fabrice  plaçait  ses  fantassins.  A  un 
signe  du  prince,  chaque  paysan  arrangea  son  capuchon,  et  prit  poste 
avec  son  arquebuse  derrière  un  châtaignier;  les  soldats  du  prince  se 
placèrent  derrière  les  arbres  les  plus  voisins  de  la  route.  Les  paysans 
avaient  l'ordre  précis  de  ne  tirer  qu'après  les  soldats ,  et  ceux-ci  ne 
devaient  faire  feu  que  lorsque  l'ennemi  serait  à  vingt  pas.  Fabrice  fit 
couper  à  la  hâte  une  vingtaine  d'arbres ,  qui ,  précipités  avec  leurs 
branches  sur  la  route,  assez  étroite  en  ce  lieu-là  et  en  contre-bas  de 
trois  pieds  ,  l'interceptaient  entièrement.  Le  capitaine  Ranuce, 
avec  cinq  cents  hommes,  suivit  l'avant-garde  ;  il  avait  l'ordre  de  ne 
l'attaquer  que  lorsqu'il  entendrait  les  premiers  coups  d'arquebuse 
qui  seraient  tirés  de  l'abatis  qui  interceptait  la  route.  Lorsque  Fa- 
brice Colonna  vit  ses  soldats  et  ses  partisans  bien  placés  chacun  der- 
rière sou  arbre  et  pleins  de  résolution,  il  partit  au  galop  avec  tous 
ceux  des  siens  qui  étaient  montés ,  et  parmi  lesquels  on  remarquait 


L'ABBESSE  de   CASTRO.  301 

Jules  Branciforte.  Le  prince  prit  un  sentier  à  droite  de  la  grande 
route  et  qui  le  conduisait  à  l'extrémité  de  la  clairière  la  plus  éloi- 
gnée de  la  route. 

Le  prince  s'était  à  peine  éloigné  depuis  quelques  minutes ,  lors- 
qu'on vit  venir  de  loin  ,  par  la  route  de  Valmontone  ,  une  troupe 
nombreuse  d'hommes  à  cheval  ;  c'étaient  les  sbires  et  le  Barigel ,  es- 
cortant Bandini,  et  tous  les  cavaliers  des  Orsini.  Au  milieu  d'eux  se 
trouvait  Balthazar  Bandini ,  entouré  de  quatre  bourreaux  vêtus  de 
rouge  ;  ils  avaient  l'ordre  d'exécuter  la  sentence  des  premiers  juges , 
et  de  mettre  Bandini  à  mort,  s'ils  voyaient  les  partisans  des  Colonna 
sur  le  point  de  le  délivrer. 

La  cavalerie  de  Colonna  arrivait  à  peine  à  l'extrémité  de  la  clai- 
rière ou  prairie  la  plus  éloignée  de  la  route,  lorsqu'il  entendit  les  pre- 
miers coups  d'arquebuse  de  l'embuscade  par  lui  placée  sur  la  grande 
route  en  avant  de  l'abatis.  Aussitôt  il  mit  sa  cavalerie  au  galop  et 
dirigea  sa  charge  sur  les  quatre  bourreaux  vêtus  de  rouge  qui  en- 
touraient Bandini. 

Nous  ne  suivrons  point  le  récit  de  cette  petite  affaire  qui  ne 
dura  pas  trois  quarts  d'heure  ;  les  partisans  des  Orsini  surpris  s'en- 
fuirent dans  tous  les  sens  ;  mais ,  à  l'avant-garde ,  le  brave  capitaine 
Ranuce  fut  tué,  événement  qui  eut  une  influence  funeste  sur  la 
destinée  de  Branciforte.  A  peine  celui-ci  avait  donné  quelques  coups 
de  sabre ,  toujours  en  se  rapprochant  des  hommes  vêtus  de  rouge , 
qu'il  se  trouva  vis-à-vis  de  Fabio  Campireali. 

Monté  sur  un  cheval  bouillant  d'ardeur,  et  revêtu  d'un  giacco  doré 
(cotte  de  mailles],  Fabio  s'écriait  : 

—  Quels  sont  ces  misérables  masqués?  Coupons  leurs  masques 
d'un  coup  de  sabre;  voyez  la  façon  dont  je  m'y  prends! 

Presque  au  même  instant,  Jules  Branciforte  reçut  de  lui  un  coup 
de  sabre  horizontal  sur  le  front.  Ce  coup  avait  été  lancé  avec  tant 
d'adresse ,  que  la  toile  qui  lui  couvrait  le  visage  tomba  en  même 
temps  qu'il  se  sentit  les  yeux  aveuglés  par  le  sang  qui  coulait  de  cette 
blessure ,  d'ailleurs  fort  peu  grave.  Jules  éloigna  son  cheval  pour 
avoir  le  temps  de  respirer  et  de  s'essuyer  le  visage.  Il  voulait,  à  tout 
prix,  ne  point  se  battre  avec  le  frère  d'Hélène,  et  son  cheval  était 
déjà  à  quatre  pas  de  Fabio,  lorsqu'il  reçut  sur  la  poitrine  un  furieux 
coup  de  sabre  qui  ne  pénétra  point,  grâce  à  son  giacco,  mais  lui  ôta  la 
respiration  pour  un  moment.  Presque  au  même  instant,  il  s'entendit 
crier  aux  oreilles  : 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ti  conosco,  jiorco;  canaille,  Je  te  connais!  C'est  comme  cela  que 
tu  gagnes  de  l'argent  pour  remplacer  tes  haillons. 

Jules,  vivement  piqué,  oublia  sa  première  résolution  et  revint  sur 
Fabio  : 

—  Ed  in  mal po?ifo  tu  venisfi  (1)!  s'écria-t-il. 

A  la  suite  de  quelques  coups  de  sabre  précipités,  le  vêtement  qui 
couvrait  leur  cotte  de  mailles  tombait  de  toutes  parts,  La  cotte  de 
mailles  de  Fabio  était  dorée  et  magnifique,  celle  de  Jules  des  plus 
communes. 

—  Dans  quel  égout  as-tu  ramassé  ton  (jiacco?  lui  cria  Fabio. 

Au  même  moment,  Jules  trouva  l'occasion  qu'il  cherchait  depuis 
une  demi-minute  :  la  superbe  cotte  de  mailles  de  Fabio  ne  serrait 
pas  assez  le  cou,  et  Jules  lui  porta  au  cou,  un  peu  découvert,  un  coup 
de  pointe  qui  réussit.  L'épée  de  Jules  entra  d'un  demi-pied  dans  la 
gorge  de  Fabio  et  en  fit  jaillir  un  énorme  jet  de  sang. 

—  Insolent!  s'écria  Jules  ;  —  et  il  galopa  vers  les  hommes  habillés 
de  rouge  dont  deux  étaient  encore  à  cheval  à  cent  pas  de  lui.  Comme 
il  approchait  d'eux,  le  troisième  tomba;  mais,  au  moment  où  Jules 
arrivait  tout  près  du  quatrième  bourreau,  celui-ci,  se  voyant  envi- 
ronné de  plus  de  dix  cavaliers,  déchargea  un  pistolet  à  bout  portant 
sur  le  malheureux  Balthazar  Bandini,  qui  tomba, 

—  Mes  chers  seigneurs,  nous  n'avons  plus  que  faire  ici,  s'écria 
Branciforte,  sabrons  ces  coquins  de  sbires  qui  s'enfuient  de  toutes 
parts.  —  Tout  le  monde  le  suivit. 

Lorsque ,  une  demi-heure  après ,  Jules  revint  auprès  de  Fabrice 
Colonna,  ce  seigneur  lui  adressa  la  parole  pour  la  première  fois  de 
sa  vie.  Jules  le  trouva  ivre  de  colère  ;  il  croyait  le  voir  transporté  de 
joie,  à'cause  de  la  victoire  qui  était  complète  et  due  tout  entière  à 
ses  bonnes  dispositions;  car  les  Orsini  avaient  près  de  trois  mille 
hommes,  et  Fabrice  à  cette  affaire  n'en  avait  pas  réuni  plus  de  quinze 
cents. 

—  Nous  avons  perdu  votre  brave  ami  Banuce,  s'écria  le  prince  en 
parlant  à  Jules,  je  viens  moi-môme  de  toucher  son  corps;  il  est  déjà 
froid.  Le  pauvre  Balthazar  Bandini  est  mortellement  blessé.  Ainsi, 
au  fond ,  nous  n'avons  pas  réussi.  Mais  l'ombre  du  brave  capitaine 
Ranuce  paraîtra  bien  accompagnée  devant  Pluton.  J'ai  donné  l'ordre 
que  l'on  pende  aux  branches  des  arbres  tous  ces  coquins  de  prison- 
niers. N'y  manquez  pas,  messieurs,  s'écria-t-il  en  haussant  la  voix. — 

(1)  Malheur  à  toi  !  tu  arrives  dans  un  moment  fatal! 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  303 

Et  il  repartit  au  galop  pour  l'endroit  où  avait  eu  lieu  le  combat  d'avant- 
garde.  Jules  commandait  à  peu  près  en  second  la  compagnie  de 
Ranuce;  il  suivit  le  prince  qui,  arrivé  près  du  cadavre  de  ce  brave 
soldat  qui  gisait  entouré  de  plus  de  cinquante  cadavres  ennemis, 
descendit  une  seconde  fois  de  cheval  pour  prendre  la  main  de  Ranuce. 
Jules  l'imita,  il  pleurait. 

—  Tu  es  bien  jeune,  dit  le  prince  à  Jules,  mais  je  te  vois  couvert 
de  sang,  et  ton  père  fut  un  brave  homme,  qui  avait  reçu  plus  de  vingt 
blessures  au  service  des  Colonna.  Prends  le  commandement  de  ce 
qui  reste  de  la  compagnie  de  Ranuce  et  conduis  son  cadavre  à  notre 
église  de  la  Petrella  ;  songe  que  tu  seras  peut-être  attaqué  sur  la 
route. 

Jules  ne  fut  point  attaqué ,  mais  il  tua  d'un  coup  d'épée  un  de  ses 
soldats  qui  lui  disait  qu'il  était  trop  jeune  pour  commander.  Cette 
imprudence  réussit,  parce  que  Jules  était  encore  tout  couvert  du 
sang  de  Fabio.  Tout  le  long  de  la  route,  il  trouvait  les  arbres  chargés 
d'hommes  que  l'on  pendait.  Ce  spectacle  hideux,  joint  à  la  mort  de 
Ranuce  et  surtout  à  celle  de  Fabio,  le  rendait  presque  fou.  Son  seul 
espoir  était  que  l'on  ne  saurait  pas  le  nom  du  vainqueur  de  Fabio. 

Nous  sautons  les  détails  militaires.  Trois  jours  après  celui  du  com- 
bat, il  put  revenir  passer  quelques  heures  à  Aibano;  il  racontait  à 
ses  connaissances  qu'une  flèvre  violente  l'avait  retenu  dans  Rome  où 
il  avait  été  obligé  de  garder  le  lit  toute  la  semaine. 

Mais  on  le  traitait  partout  avec  un  respect  marqué  ;  les  gens  les 
plus  considérables  de  la  ville  le  saluaient  les  premiers;  quelques  im- 
prudens  allèrent  même  jusqu'à  l'appeler  sciyncur  capitaine.  Il  avait 
passé  plusieurs  fois  devant  le  palais  Campireali,  qu'il  trouva  entiè- 
rement fermé,  et ,  comme  le  nouveau  capitaine  était  fort  timide  lors- 
qu'il s'agissait  de  faire  certaines  questions,  ce  ne  fut  qu'au  milieu 
de  la  journée  qu'il  put  prendre  sur  lui  de  dire  à  Scotti ,  vieillard  qui 
l'avait  toujours  traité  avec  bonté  : 

—  Mais  où  sont  donc  les  Campireali?  je  vois  leur  palais  fermé. 

—  Mon  ami,  répondit  Scotti  avec  une  tristesse  subite,  c'est  là  un 
nom  que  vous  ne  devez  jamais  prononcer.  Vos  amis  sont  bien  con- 
vaincus que  c'est  lui  qui  vous  a  cherché,  et  ils  le  diront  partout; 
mais  enfin  il  était  le  principal  obstacle  à  votre  mariage,  mais  enfin  sa 
mort  laisse  une  sœur  immensément  riche ,  et  qui  vous  aime.  On 
peut  même  ajouter,  et  l'indiscrétion  devient  vertu  en  ce  moment, 
on  peut  même  ajouter  qu'elle  vous  aime  au  point  d'aller  vous  rendre 
visite  la  nuit  dans  votre  petite  maison  d'Albe.  Ainsi  l'on  peut  dire  , 


304  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

dans  votre  intérêt ,  que  vous  étiez  mari  et  femme  avant  le  fatal  com- 
bat des  Ciampi  (c'est  le  nom  qu'on  donnait  dans  le  pays  au  combat 
que  nous  avons  décrit).  —  Le  vieillard  s'interrompit  parce  qu'il 
s'aperçut  que  Jules  fondait  en  larmes. 

—  Montons  à  l'auberge,  dit  Jules.  —  Scotti  le  suivit  ;  on  leur  donna 
une  chambre  où  ils  s'enfermèrent  à  clé ,  et  Jules  demanda  au  vieil- 
lard la  permission  de  lui  raconter  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis 
huit  jours.  Ce  long  récit  terminé  : 

—  Je  vois  bien  à  vos  larmes ,  dit  le  vieillard  ,  que  rien  n'a  été  pré- 
médité dans  votre  conduite;  mais  la  mort  de  Fabio  n'en  est  pas  moins 
un  événement  bien  cruel  pour  vous.  Il  faut  absolument  qu'Hélène 
déclare  à  sa  mère  que  vous  êtes  son  époux  depuis  long-temps. 

Jules  ne  répondit  pas,  ce  que  le  vieillard  attribua  à  une  louable 
discrétion.  Absorbé  dans  une  profonde  rêverie ,  Jules  se  demandait 
si  Hélène,  irritée  par  la  mort  d'un  frère,  rendrait  justice  à  sa  déli- 
catesse ;  il  se  repentit  de  ce  qui  s'était  passé  autrefois.  Ensuite  ,  à  sa 
demande,  le  vieillard  lui  parla  franchement  de  tout  ce  qui  avait 
eu  lieu  dans  Albano  le  jour  du  combat.  Fabio  ayant  été  tué  sur  les 
six  heures  et  demie  du  matin,  à  plus  de  six  lieues  d'Albano,  chose 
incroyable!  dès  neuf  heures  on  avait  commencé  à  parler  de  cette 
mort.  Vers  midi  on  avait  vu  le  vieux  Campireali ,  fondant  en  lar- 
mes et  soutenu  par  ses  domestiques ,  se  rendre  au  couvent  des  Ca- 
pucins. Peu  après,  trois  de  ces  bons  pères,  montés  sur  les  meilleurs 
chevaux  de  Campireali ,  et  suivis  de  beaucoup  de  domestiques , 
avaient  pris  la  route  du  village  des  Ciampi ,  près  duquel  le  combat 
avait  eu  lieu.  Le  vieux  Campireali  voulait  absolument  les  suivre  ; 
mais  on  l'en  avait  dissuadé,  par  la  raison  que  Fabrice  Colonna  était 
furieux  (on  ne  savait  trop  pourquoi),  et  pourrait  bien  lui  faire  un 
mauvais  parti  s'il  était  fait  prisonnier. 

Le  soir,  vers  minuit,  la  forêt  de  la  Faggiola  avait  semblé  en  feu  : 
c'étaient  tous  les  moines  et  tous  les  pauvres  d'Albano  qui ,  portant 
chacun  un  gros  cierge  allumé ,  allaient  à  la  rencontre  du  corps  du 
jeune  Fabio. 

—  Je  ne  vous  cacherai  point,  continua  le  vieillard  en  baissant  la 
voix  comme  s'il  eût  craint  d'être  entendu ,  que  la  route  qui  conduit 
à  Valmontone  et  aux  Ciamjn 

—  Eh  bien?  dit  Jules. 

—  Eh  bien!  cette  route  passe  devant  votre  maison,  et  l'on  dit 
que  lorsque  le  cadavre  de  Fabio  est  arrivé  à  ce  point ,  le  sang  a  jailli 
d'une  plaie  horrible  qu'il  avait  au  cou. 


L'ABBESSE  de   CASTRO.  305 

—  Quelle  horreur  !  s'écria  Jules  en  se  levant. 

—  Calmez-vous ,  mon  ami ,  dit  le  vieillard ,  vous  voyez  bien 
qu'il  faut  que  vous  sachiez  tout.  Et  maintenant  je  puis  vous  dire 
que  votre  présence  ici,  aujourd'hui,  a  semblé  un  peu  prématurée. 
Si  vous  me  faisiez  l'honneur  de  me  consulter,  j'ajouterais,  capitaine, 
qu'il  n'est  pas  convenable  que  d'ici  à  un  mois  vous  paraissiez  dans 
Albano.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  avertir  qu'il  ne  serait  pas  prudent 
de  vous  montrer  à  Rome.  On  ne  sait  point  encore  quel  parti  le  saint- 
père  va  prendre  envers  les  Colonna  ;  on  pense  qu'il  ajoutera  foi  à  la 
déclaration  de  Fabrice  qui  prétend  n'avoir  appris  le  combat  des 
Ciampi  que  par  la  voix  publique  ;  mais  le  gouverneur  de  Rome ,  qui 
est  tout  Orsini ,  enrage  et  serait  enchanté  de  faire  pendre  quelqu'un 
des  braves  soldats  de  Fabrice ,  ce  dont  celui-ci  ne  pourrait  se  plain- 
dre raisonnablement ,  puisqu'il  jure  n'avoir  point  assisté  au  combat. 
J'irai  plus  loin  ,  et,  quoique  vous  ne  me  le  demandiez  pas ,  je  pren- 
drai la  liberté  de  vous  donner  un  avis  militaire  :  vous  êtes  aimé  dans 
Albano,  autrement  vous  n'y  seriez  pas  en  sûreté.  Songez  que  vous 
vous  promenez  par  la  ville  depuis  plusieurs  heures ,  que  l'un  des 
partisans  des  Orsini  peut  se  croire  bravé ,  ou  tout  au  moins  songer  à 
la  facilité  de  gagner  une  belle  récompense.  Le  vieux  Campireali  a 
répété  mille  fois  qu'il  donnera  sa  plus  belle  terre  à  qui  vous  aura 
tué.  Vous  auriez  dû  faire  descendre  dans  Albano  quelques-uns  des 
soldats  que  vous  avez  dans  votre  maison. 

—  Je  n'ai  point  de  soldats  dans  ma  maison. 

—  En  ce  cas,  vous  êtes  fou,  capitaine.  Cette  auberge  a  un  jardin, 
nous  allons  sortir  par  le  jardin ,  et  nous  échapper  à  travers  les  vignes. 
Je  vous  accompagnerai;  je  suis  vieux  et  sans  armes;  mais,  si  nous 
rencontrons  des  mal  intentionnés,  je  leur  parlerai,  et  je  pourrai  du 
moins  vous  faire  gagner  du  temps. 

Jules  eut  l'ame  navrée.  Oserons-nous  dire  quelle  était  sa  folie? 
Dès  qu'il  avait  appris  que  le  palais  Campireali  était  fermé  et  tous  ses 
habitans  partis  pour  Rome ,  il  avait  formé  le  projet  d'aller  revoir  ce 
jardin  où  si  souvent  il  avait  eu  des  entrevues  avec  Hélène.  Il  espé- 
rait même  revoir  sa  chambre ,  où  il  avait  été  reçu  quand  sa  mère 
était  absente.  Il  avait  besoin  de  se  rassurer  contre  sa  colère ,  par  la 
vue  des  lieux  où  il  l'avait  vue  si  tendre  pour  lui. 

Rranciforte  et  le  généreux  vieillard  ne  firent  aucune  mauvaise  ren- 
contre en  suivant  les  petits  sentiers  qui  traversent  les  vignes  et 
montent  vers  le  lac. 

Jules  se  fit  raconter  de  nouveau  les  détails  des  obsèques  du  jeune 

TOME  XVII.  20 


306  REVUE  DES  DsEUX  MONDES. 

Fabio.  Le  corps  de  ce  brave  jeune  homme,  escorté  par  beaucoup  de 
prêtres,  avait  été  conduit  à  Rome,  et  enseveli  dans  la  chapelle  de  sa 
famille,  au  couvent  de  Saint-Onuphre,  au  sommet  du  Janicule.  On 
avait  remarqué,  comme  une  circonstance  fort  singulière,  que,  la 
veille  de  la  cérémonie ,  Hélène  avait  été  reconduite  par  son  père  au 
couvent  de  la  Visitation ,  à  Castro  ;  ce  qui  avait  confirmé  le  bruit 
public  qui  voulait  qu  elle  fût  mariée  secrètement  avec  le  soldat  d'a- 
venture qui  avait  eu  le  malheur  de  tuer  son  frère. 

Quand  il  fut  près  de  sa  maison ,  Jules  trouva  le  caporal  de  sa  com- 
pagnie et  quatre  de  ses  soldats;  ils  lui  dirent  que  jamais  leur  ancien 
capitaine  ne  sortait  de  la  forêt  sans  avoir  auprès  de  lui  quelques-uns 
de  ses  hommes.  Le  prince  avait  dit  plusieurs  fois  que,  lorsqu'on  vou- 
lait se  faire  tuer  par  imprudence,  il  fallait  auparavant  donner  sa  dé- 
mission ,  afin  de  ne  pas  lui  jeter  sur  les  bras  une  mort  à  venger. 

Jules  Branciforte  comprit  la  justesse  de  ces  idées,  auxquelles  jus- 
qu'ici il  avait  été  parfaitement  étranger.  Il  avait  cru ,  ainsi  que  les 
peuples  enfans,  que  la  guerre  ne  consiste  qu'à  se  battre  avec  cou- 
rage. Il  obéit  sur-le-champ  aux  intentions  du  prince;  il  ne  se  donna 
que  le  temps  d'embrasser  le  sage  vieillard  qui  avait  eu  la  générosité 
de  l'accompagner  jusqu'à  sa  maison. 

Mais  peu  de  jours  après,  Jules,  à  demi  fou  de  mélancolie,  revint 
voir  le  palais  Campireali.  A  la  nuit  tombante,  lui  et  trois  de  ses  sol- 
dats, déguisés  en  marchands  napolitains,  pénétrèrent  dans  Albano. 
Il  se  présenta  seul  dans  la  maison  de  Scotti  ;  il  apprit  qu'Hélène  était 
toujours  reléguée  au  couvent  de  Castro.  Son  père,  qui  la  croyait 
mariée  à  celui  qu'il  appelait  l'assassin  de  son  fils ,  avait  juré  de  ne 
jamais  la  revoir.  Il  ne  l'avait  pas  vue  même  en  la  ramenant  au  cou- 
vent. La  tendresse  de  sa  mère  semblait ,  au  contraire,  redoubler,  et 
souvent  elle  quittait  Rome,  pour  aller  passer  un  jour  ou  deux  avec 
sa  fille. 

IV. 

Si  je  ne  me  justifie  pas  auprès  d'Hélène,  se  dit  Jules  en  regagnant, 
pendant  la  nuit,  le  quartier  que  sa  compagnie  occupait  dans  la  forêt, 
elle  finira  par  me  croire  un  assassin.  Dieu  sait  les  histoires  qu'on  lui 
aura  faites  sur  ce  fatal  combat  ! 

Il  alla  prendre  les  ordres  du  prince  dans  son  chàteau-fort  de  la 
Petrella  ,  et  lui  demanda  la  permission  d'aller  à  Castro.  Fabrice  Co- 
lonna  fronça  le  sourcil  : 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  307 

—  L'affaire  du  petit  combat  n'est  point  encore  arrangée  avec  sa 
sainteté.  Vous  devez  savoir  que  j'ai  déclaré  la  vérité,  c'est-à-dire  que 
j'étais  resté  parfaitement  étranger  à  cette  rencontre,  dont  je  n'avais 
même  su  la  nouvelle  que  le  lendemain  ,  ici ,  dans  mon  château  de  la 
Petrella.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  sa  sainteté  finira  par  ajouter  foi 
à  ce  récit  sincère.  Mais  les  Orsini  sont  puissans ,  mais  tout  le  monde 
dit  que  vous  vous  êtes  distingué  dans  cette  échauffourée.  Les  Orsini 
vont  jusqu'à  prétendre  que  plusieurs  prisonniers  ont  été  pendus  aux 
branches  des  arbres.  Tous  savez  combien  ce  récit  est  faux;  mais  on 
peut  prévoir  des  représailles. 

Le  profond  étonnement  qui  éclatait  dans  les  regards  naïfs  du  jeune 
capitaine  amusait  le  prince;  toutefois  il  jugea,  à  la  vue  de  tant  d'in- 
nocence, qu'il  était  utile  de  parler  plus  clairement. 

—  Je  vois  en  vous,  continua-t-il,  cette  bravoure  complète  qui  a 
fait  connaître  dans  toute  l'Italie  le  nom  de  Branciforte.  J'espère  que 
vous  aurez  pour  ma  maison  cette  fidélité  qui  me  rendait  votre  père 
si  cher,  et  que  j'ai  voulu  récompenser  en  vous.  Voici  le  mot  d'ordre 
de  ma  compagnie  :  >'e  dire  jamais  la  vérité  sur  rien  de  ce  qui  a  rap- 
port à  moi  ou  à  mes  soldats.  Si ,  dans  le  moment  où  vous  êtes  obligé 
de  parler,  vous  ne  voyez  l'utilité  d'aucun  mensonge,  dites  faux  à  tout 
hasard,  et  gardez-vous  comme  de  péché  mortel  de  dire  la  moindre 
vérité.  Vous  comprenez  ^jue ,  réunie  à  d'autres  renseignemens,  elle 
peut  mettre  sur  la  voie  de  mes  projets.  Je  sais,  du  reste,  que  vous 
avez  une  amourette  dans  le  couvent  de  la  Visitation ,  à  Castro  ;  vous 
pouvez  aller  perdre  quinze  jours  dans  cette  petite  ville,  où  les  Orsini 
ne  manquent  pas  d'avoir  des  amis  et  môme  des  agens.  Passez  chez 
mon  majordome,  qui  vous  remettra  200  sequins.  L'amitié  que  j'avais 
pour  votre  père,  ajouta  le  prince  en  riant ,  me  donne  l'envie  de  vous 
donner  quelques  directions  sur  la  façon  de  mener  à  bien  cette  entre- 
prise amoureuse  et  militaire.  Vous  et  trois  de  vos  soldats  serez  dé- 
guisés en  marchands  ;  vous  ne  manquerez  pas  de  vous  fâcher  contre 
un  de  vos  compagnons,  qui  fera  profession  d'être  toujours  ivre,  et 
qui  se  fera  beaucoup  d'amis  en  payant  du  vin  à  tous  les  désœuvrés  de 
Castro...  Du  reste,  ajouta  le  prince  en  changeant  de  ton  ,  si  vous  êtes 
pris  par  les  Orsini  et  mis  à  mort ,  n'avouez  jamais  votre  nom  vérita- 
ble ,  et  encore  moins  que  vous  m'appartenez.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  recommander  de  faire  le  tour  de  toutes  les  petites  villes,  et  d'y 
entrer  toujours  par  la  porte  opposée  au  côté  d'où  vous  venez. 

Jules  fut  attendri  par  ces  conseils  paternels,  venant  d'un  homme 
ordinairement  si  grave.  D'abord  le  prince  sourit  des  larmes  qu'il 

20. 


308  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

voyait  rouler  dans  les  yeux  du  jeune  homme;  puis  sa  voix  à  lui-môme 
s'altéra.  Il  tira  une  des  nombreuses  bagues  qu'il  portait  aux  doigts; 
en  la  recevant,  Jules  baisa  cette  main  célèbre  par  tant  de  hauts  faits. 

—  Jamais  mon  père  ne  m'en  eût  tant  dit!  s'écria  le  jeune  homme 
enthousiasmé. 

Le  surlendemain ,  un  peu  avant  le  point  du  jour,  il  entrait  dans 
les  murs  de  la  petite  ville  de  Castro;  cinq  soldats  le  suivaient,  dé- 
guisés ainsi  que  lui  :  deux  firent  bande  à  part,  et  semblaient  ne 
connaître  ni  lui  ni  les  trois  autres.  Avant  même  d'entrer  dans  la  ville, 
Jules  aperçut  le  couvent  de  la  Visitation,  vaste  bâtiment  entouré  de 
noires  murailles,  et  assez  semblable  à  une  forteresse.  Il  courut  à  l'é- 
glise; elle  était  splendide.  Les  religieuses,  toutes  nobles  et  la  plu- 
part appartenant  à  des  familles  riches,  luttaient  d'amour-propre, 
entre  elles,  à  qui  enrichirait  celte  église,  seule  partie  du  couvent  qui 
fût  exposée  aux  regards  du  public.  Il  était  passé  en  usage  que  celle 
de  ces  dames  que  le  pape  nommait  abbessc,  sur  une  liste  de  trois 
noms  présentée  par  le  cardinal  protecteur  de  l'ordre  de  la  Visitation , 
fît  une  offrande  considérable,  destinée  à  éterniser  son  nom.  Celle 
dont  l'offrande  était  inférieure  au  cadeau  de  l'abbesse  qui  l'avait  pré- 
cédée était  méprisée,  ainsi  que  sa  famille. 

Jules  s'avança  en  tremblant  dans  cet  édifice  magnifique,  resplen- 
dissant de  marbres  et  de  dorures.  A  la  vérité,  il  ne  songeait  guère  aux 
marbres  et  aux  dorures;  il  lui  semblait  être  sous  les  yeux  d'Hélène. 
Le  grand  autel,  lui  dit-on,  avait  coulé  plus  de 800,000  francs;  mais 
ses  regards,  dédaignant  les  richesses  du  grand  autel,  se  dirigeaient 
sur  une  grille  dorée,  haute  de  près  de  quarante  pieds,  et  divisée  en 
trois  parties  par  deux  pilastres  en  marbre.  Cette  grille,  à  laquelle 
sa  masse  énorme  donnait  quelque  chose  de  terrible,  s'élevait  derrière 
le  grand  autel ,  et  séparait  le  chœur  des  religieuses  de  l'église  ou- 
verte à  tous  les  fidèles. 

Jules  se  disait  que  derrière  cette  grille  dorée  se  trouvaient,  du- 
rant les  offices,  les  religieuses  et  les  pensionnaires.  Dans  cette  église 
intérieure  pouvait  se  rendre  à  toute  heure  du  jour  une  religieuse  ou 
une  pensionnaire  qui  avait  besoin  de  prier;  c'est  sur  cette  circon- 
stance connue  de  tout  le  monde  qu'étaient  fondées  les  espérances  du 
pauvre  amant. 

Il  est  vrai  qu'un  immense  voile  noir  garnissait  le  côté  intérieur  de 
la  grille;  mais  ce  voile,  pensa  Jules,  ne  doit  guère  intercepter  la  vue 
des  pensionnaires  regardant  dans  l'église  du  public,  puisque  moi, 
qui  ne  puis  eu  approcher  qu'à  une  certaine  distance,  j'aperçois  fort 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  309 

bien,  à  travers  le  voile,  les  fenêtres  qui  éclairent  le  chœur,  et  que  je 
puis  distinguer  jusqu'aux  moindres  détails  de  leur  architecture.  Cha- 
que barreau  de  cette  grille  magnifiquement  dorée  portait  une  forte 
pointe  dirigée  contre  les  assistans. 

Jules  choisit  une  place  très  apparente ,  vis-à-vis  la  partie  gauche 
de  la  grille,  dans  le  lieu  le  mieux  éclairé;  là  il  passait  sa  vie  à  entendre 
des  messes.  Comme  il  ne  se  voyait  entouré  que  de  paysans,  il  espé- 
rait être  remarqué ,  même  à  travers  le  voile  noir  qui  garnissait  l'in- 
térieur de  la  grille.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  ce  jeune  homme 
simple  cherchait  l'effet;  sa  mise  était  recherchée;  il  faisait  de  nom- 
breuses aumônes  en  entrant  dans  l'église  et  en  sortant.  Ses  gens  et 
lui  entouraient  de  prévenances  tous  les  ouvriers  et  petits  fournisseurs 
qui  avaient  quelques  relations  avec  le  couvent.  Ce  ne  fut  toutefois  que 
le  troisième  jour  qu'enfin  il  eut  l'espoir  de  faire  parvenir  une  lettre 
à  Hélène.  Par  ses  ordres,  l'on  suivait  exactement  les  deux  sœurs 
converses  chargées  d'acheter  une  partie  des  approvisionnemens  du 
couvent;  l'une  d'elles  avait  des  relations  avec  un  petit  marchand.  Un 
des  soldats  de  Jules,  qui  avait  été  moine,  gagna  l'amitié  du  mar- 
chand, et  lui  promit  un  sequin  pour  chaque  lettre  qui  serait  remise 
à  la  pensionnaire  Hélène  de  Campireali. 

—  Quoi!  dit  le  marchand  à  la  première  ouverture  qu'on  lui  fit  sur 
cette  affaire,  une  lettre  à  la  femme  (hi  brigand!  —  Ce  nom  était 
déjà  établi  dans  Castro ,  et  il  n'y  avait  pas  quinze  jours  qu'Hélène  y 
était  arrivée  :  tant  ce  qui  donne  prise  à  l'imagination  court  rapide- 
ment chez  ce  peuple  passionné  pour  tous  les  détails  exacts. 

Le  petit  marchand  ajouta  : 

—  Au  moins,  celle-ci  est  mariée!  Mais  combien  de  nos  dames 
n'ont  pas  cette  excuse,  et  reçoivent  du  dehors  bien  autre  chose  que 
des  lettres. 

Dans  cette  première  lettre ,  Jules  racontait  avec  des  détails  infinis 
tout  ce  qui  s'était  passé  dans  la  journée  fatale  marquée  par  la  mort 
de  Fabio.  «  Me  haïssez-vous?  »  disait-il  en  terminant. 

Hélène  répondit  par  une  ligne  que,  sans  haïr  personne,  elle  allait 
employer  tout  le  reste  de  sa  vie  à  tâcher  d'oublier  celui  par  qui  son 
frère  avait  péri. 

Jules  se  hâta  de  répondre  ;  après  quelques  invectives  contre  la 
destinée,  genre  d'esprit  imité  de  Platon  et  alors  à  la  mode  : 

«  Tu  veux  donc,  continuait-il ,  mettre  en  oubli  la  parole  de  Dieu  à 
nous  transmise  dans  les  saintes  écritures?  Dieu  dit  :  La  femme  quit- 
tera sa  famille  et  ses  parens  pour  suivre  son  époux.  Oserais-tu  pré- 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendre  que  tu  n'es  pas  ma  femme?  Rappelle-toi  la  nuit  de  la  Saint- 
Pierre.  Comme  l'aube  paraissait  déjà  derrière  le  Monte-Cavi,  tu  te 
jetas  à  mes  genoux  ;  je  voulus  bien  t'accorder  grâce;  tu  étais  à  moi ,  si  je 
l'eusse  voulu;  tu  ne  pouvais  résister  à  l'amour  qu'alors  tu  avais  pour  moi. 
Tout  à  coup  il  me  sembla  que,  comme  je  t'avais  dit  plusieurs  fois  que  je 
t'avais  fait  depuis  long-temps  le  sacrifice  de  ma  vie  et  de  tout  ce  que 
je  pouvais  avoir  de  plus  cher  au  monde ,  tu  pouvais  me  répondre , 
quoique  tu  ne  le  fisses  jamais,  que  tous  ces  sacrifices,  ne  se  marquant 
par  aucun  acte  extérieur,  pouvaient  bien  n'être  qu'imaginaires.  Une 
idée,  cruelle  pour  moi,  mais  juste  au  fond,  m'illumina.  Je  pensai 
que  ce  n'était  pas  pour  rien  que  le  hasard  me  présentait  l'occasion 
de  sacrifier  à  ton  intérêt  la  plus  grande  félicité  que  j'eusse  jamai*^ 
pu  rêver.  Tu  étais  déjà  dans  mes  bras  et  sans  défense,  souviens-t'en  ; 
ta  bouche  môme  n'osait  refuser.  A  ce  moment  VAvc  Maria  du  matin 
sonna  au  couvent  du  Monte-Cavi,  et,  par  un  hasard  miraculeux,  ce 
son  parvint  jusqu'à  nous.  Tu  me  dis  :  Fats  ce  sacrifice  à  la  sainte 
Madone,  cette  mère  de  toute  pureté.  J'avais  déjà,  depuis  un  instant, 
l'idée  de  ce  sacrifice  suprême,  le  seul  réel  que  j'eusse  jamais  eu  l'oc- 
casion de  te  faire.  Je  trouvai  singulier  que  la  même  idée  te  fût  ap- 
parue. Le  son  lointain  de  cet  Ave  Maria  me  toucha,  je  l'avoue;  je 
t'accordai  ta  demande.  Le  sacrifice  ne  fut  pas  en  entier  pour  toi;  je 
crus  mettre  notre  union  future  sous  la  protection  de  la  Madone.  Alors 
je  pensais  que  les  obstacles  viendraient  non  de  toi,  perfide,  mais  de 
ta  riche  et  noble  famille.  S'il  n'y  avait  pas  eu  quelque  intervention 
surnaturelle ,  comment  cet  Angélus  fût-il  parvenu  de  si  loin  jusqu'à 
nous,  par-dessus  les  sommets  des  arbres  d'une  moitié  de  la  forêt, 
agités  en  ce  moment  par  la  brise  du  matin?  Alors,  tu  t'en  souviens, 
tu  te  mis  à  mes  genoux;  je  me  levai,  je  sortis  de  mon  sein  la  croix 
que  j'y  porte,  et  tu  juras  sur  cette  croix,  qui  est  là  devant  moi, 
et  sur  ta  damnation  éternelle ,  qu'en  quelque  lieu  que  tu  pusses  ja- 
mais te  trouver,  que  quelque  événement  qui  pût  jamais  arriver,  aus- 
sitôt que  je  t'en  donnerais  l'ordre,  tu  te  remettrais  à  ma  disposition 
entière,  comme  tu  y  étais  à  l'instant  où  VAve  31aria  du  Monte-Cavi 
vint  de  si  loin  frapper  ton  oreille.  Ensuite  nous  dîmes  dévotement 
deux  Ave  et  deux  Pater.  Eh  bien!  par  l'amour  qu'alors  tu  avais  pour 
moi,  et,  si  tu  l'as  oublié,  comme  je  le  crains,  par  ta  damnation  éter- 
nelle ,  je  t'ordonne  de  me  recevoir  cette  nuit ,  dans  ta  chambre  ou 
dans  le  jardin  de  ce  couvent  de  la  Visitation.  » 

L'auteur  italien  rapporte  curieusement  beaucoup  de  longues  let- 
tres écrites  par  Jules  Branciforte  après  celle-ci  ;  mais  il  donne  seu-- 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  Mi 

ïement  des  extraits  des  réponses  d'Hélène  de  Campireall.  Après  deux 
cent  soixante  dix-huit  ans  écoulés ,  nous  sommes  si  loin  des  senti- 
mens  d'amour  et  de  religion  qui  remplissent  ces  lettres ,  que  j'ai 
craint  qu'elles  ne  fissent  longueur. 

Il  paraît  par  ces  lettres  qu'Hélène  obéit  enfin  à  l'ordre  contenu 
dans  celle  que  nous  venons  de  traduire  en  l'abrégeant.  Jules  trouva 
le  moyen  de  s'introduire  dans  le  couvent  ;  on  pourrait  conclure  d'un 
mot  qu'il  se  déguisa  en  femme.  Hélène  le  reçut,  mais  seulement  à  la 
grille  d'une  fenêtre  du  rez-de-chaussée  donnant  sur  le  jardin.  A  son 
inexprimable  douleur,  Jules  trouva  que  cette  jeune  fille,  si  tendre  et 
même  si  passionnée  autrefois,  était  devenue  comme  une  étrangère 
pour  lui  ;  elle  le  traita  presque  avec  politesse.  En  l'admettant  dans  le 
jardin,  elle  avait  cédé  presque  uniquement  à  la  religion  du  serment. 
L'entrevue  fut  courte  :  après  quelques  instans ,  la  fierté  de  Jules ,  peut- 
être  un  peu  excitée  par  les  évènemens  qui  avaient  eu  lieu  depuis 
quinze  jours,  parvint  à  l'emporter  sur  sa  douleur  profonde.  —  Je  ne 
vois  plus  devant  moi,  dit-il  à  part  soi,  que  le  tombeau  de  cette  Hé- 
lène qui  dans  Albano  semblait  s'être  donnée  à  moi  pour  la  vie. 

Aussitôt,  la  grande  affaire  de  Jules  fut  de  cacher  les  larmes  dont 
les  tournures  polies  qu'Hélène  prenait  pour  lui  adresser  la  parole 
inondaient  son  visage.  Quand  elle  eut  fini  de  parler  et  de  justifier  un 
changement  si  naturel ,  disait-elle ,  après  la  mort  d'un  frère ,  Jules  lui 
dit  en  parlant  fort  lentement  : 

—  Vous  n'accomplissez  pas  votre  serment ,  vous  ne  me  recevez  pas 
dans  un  jardin ,  vous  n'êtes  point  à  genoux  devant  moi  comme  vous 
Tétiez  une  demi-minute  après  que  nous  eûmes  entendu  l'Ave  Maria 
du  Monte-Cavi.  Oubliez  votre  serment  si  vous  pouvez;  quant  à  moi, 
je  n'oublie  rien  ;  Dieu  vous  assiste  ! 

En  disant  ces  mots,  il  quitta  la  fenêtre  grillée  auprès  de  laquelle 
il  eût  pu  rester  encore  près  d'une  heure.  Qui  lui  eût  dit  un  instant 
auparavant  qu'il  abrégerait  volontairement  cette  entrevue  tant  dé- 
sirée! Ce  sacrifice  déchirait  son  ame;  mais  il  pensa  qu'il  pourrait 
bien  mériter  le  mépris  même  d'Hélène  s'il  répondait  à  ses  politesses 
autrement  qu'en  la  livrant  à  ses  remords. 

Avant  l'aube,  il  sortit  du  couvent.  Aussitôt  il  monta  à  cheval  en 
donnant  l'ordre  à  ses  soldats  de  l'attendre  à  Castro  une  semaine  en- 
tière, puis  de  rentrera  la  forêt;  il  était  ivre  de  désespoir.  D'abord  il 
marcha  vers  Rome. — Quoi  !  je  m'éloigne  d'elle!  se  disait-il  à  chaque 
pas  ;  quoi  !  nous  sommes  devenus  étrangers  l'un  à  l'autre  !  ô  Fabio , 
combien  tu  es  vengé  !  —  La  vue  des  hommes  qu'il  rencontrait  sur  la 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

route  augmentait  sa  colère  ;  il  poussa  son  cheval  à  travers  champs,  et 
dirigea  sa  course  vers  la  plage  déserte  et  inculte  qui  règne  le  long  de 
la  mer.  Quand  il  ne  fut  plus  troublé  par  la  rencontre  de  ces  paysans 
tranquilles  dont  il  enviait  le  sort ,  il  respira  :  la  vue  de  ce  lieu  sauvage 
était  d'accord  avec  son  désespoir  et  diminuait  sa  colère  ;  alors  il  put 
se  livrer  à  la  contemplation  de  sa  triste  destinée. 

—  A  mon  âge,  se  dit-il,  j'ai  une  ressource:  aimer  une  autre 
femme  !  —  A  cette  triste  pensée,  il  sentit  redoubler  son  désespoir;  il 
vit  trop  bien  qu'il  n'y  avait  pour  lui  qu'une  femme  au  monde.  Il  se 
figurait  le  supplice  qu'il  souffrirait  en  osant  prononcer  le  mot  d'amour 
devant  une  autre  qu'Hélène:  cette  idée  le  déchirait. 

Il  fut  pris  d'un  accès  de  rire  amer. — Me  voici  exactement,  pensa-t-il , 
comme  ces  héros  de  l'Arioste  qui  voyagent  seuls  parmi  des  pays  dé- 
serts, lorsqu'ils  ont  à  oublier  qu'ils  viennent  de  trouver  leur  perfide 
maîtresse  dans  les  bras  d'un  autre  chevalier....  Elle  n'est  pourtant  pas 
si  coupable,  se  dit-il  en  fondant  en  larmes  après  cet  accès  de  rire 
fou;  son  infidélité  ne  va  pas  jusqu'à  en  aimer  un  autre.  Cette  ame 
vive  et  pure  s'est  laissé  égarer  par  les  récits  atroces  qu'on  lui  a 
faits  de  moi  ;  sans  doute  on  m'a  représenté  à  ses  yeux  comme  ne 
prenant  les  armes  pour  cette  fatale  expédition  que  dans  l'espoir  se- 
cret de  trouver  l'occasion  de  tuer  son  frère.  On  sera  allé  plus  loin , 
on  m'aura  prêté  ce  calcul  sordide,  qu'une  fois  son  frère  mort,  elle 
devenait  seule  héritière  de  biens  immenses Et  moi,  j'ai  eu  la  sot- 
tise de  la  laisser  pendant  quinze  jours  entiers  en  proie  aux  séductions 
de  mes  ennemis!  Il  faut  convenir  que,  si  je  suis  bien  malheureux, 
le  ciel  m'a  fait  aussi  bien  dépourvu  de  sens  pour  diriger  ma  vie!  Je 
suis  un  être  bien  misérable,  bien  méprisable  !  ma  vie  n'a  servi  à  per- 
sonne, et  moins  à  moi  qu'à  tout  autre. 

A  ce  moment,  le  jeune  Branciforte  eut  une  inspiration  bien  rare  en 
ce  siècle-là  ;  son  cheval  marchait  sur  l'extrême  bord  du  rivage ,  et 
quelquefois  avait  les  pieds  mouillés  par  l'onde  ;  il  eut  l'idée  de  le 
pousser  dans  la  mer  et  de  terminer  ainsi  le  sort  affreux  auquel  il 
était  en  proie.  Que  ferait-il  désormais,  après  que  le  seul  être  au 
monde  qui  lui  eût  jamais  fait  sentir  f  existence  du  bonheur  venait 
de  l'abandonner?  Puis  tout  à  coup  une  idée  f  arrêta.  —  Que  sont  les 
peines  que  j'endure,  se  dit-il,  comparées  à  celles  que  je  souffrirai 
dans  un  moment,  une  fois  cette  misérable  vie  terminée?  Hélène  ne 
sera  plus  pour  moi  simplement  indifférente  comme  elle  l'est  en  réa- 
lité ;  je  la  verrai  dans  les  bras  d'un  rival ,  et  ce  rival  sera  quelque 
jeune  seigneur  romain,  riche  et  considéré;  car,  pour  déchirer  mon 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  313 

am'e ,  les  démons  chercheront  les  images  les  plus  cruelles ,  comme 
c'est  leur  devoir.  Ainsi,  je  ne  pourrai  trouver  l'oubli  d'Hélène,  même 
dans  la  mort  ;  bien  plus ,  ma  passion  pour  elle  redoublera,  parce  que 
c'est  le  plus  sûr  moyen  que  pourra  trouver  la  puissance  éternelle 
pour  me  punir  de  l'affreux  péché  que  j'aurai  commis.  Pour  achever 
de  chasser  la  tentation ,  Jules  se  mit  à  réciter  dévotement  des  Are 
Maria.  C'était  en  entendant  ^owtl^v  X Ave  Maria  du  matin,  prière 
consacrée  à  la  Madone,  qu'il  avait  été  séduit  autrefois,  et  entraîné 
à  une  action  généreuse  qu'il  regardait  maintenant  comme  la  plus 
grande  faute  de  sa  vie.  Mais,  par  respect,  il  n'osait  aller  plus  loin  et 
exprimer  toute  l'idée  qui  s'était  emparée  de  son  esprit.  —  Si,  par  l'in- 
spiration de  la  Madone,  je  suis  tombé  dans  une  fatale  erreur,  ne  doit- 
elle  pas,  par  un  effet  de  sa  justice  infinie,  faire  naître  quelque  cir- 
constance qui  me  rende  le  bonheur?  —  Cette  idée  de  la  justice  de  la 
Madone  chassa  peu  à  peu  le  désespoir.  Il  leva  la  tête ,  et  vit  en  face 
de  lui,  derrière  Albano  et  la  forêt,  ce  Monte-Cavi,  couvert  de  sa 
sombre  verdure ,  et  le  saint  couvent  dont  Y  Ave  Maria  du  matin 
l'avait  conduit  à  ce  qu'il  appelait  maintenant  son  infâme  duperie. 
L'aspect  imprévu  de  ce  saint  lieu  le  consola.  —  Non ,  s'écria-t-il ,  il 
est  impossible  que  la  Madone  m'abandonne.  Si  Hélène  avait  été  ma 
femme,  comme  son  amour  le  permettait  et  comme  le  voulait  ma 
dignité  d'homme,  le  récit  de  la  mort  de  son  frère  aurait  trouvé  dans 
son  ame  le  souvenir  du  lien  qui  l'attachait  à  moi.  Elle  se  fût  dit 
qu'elle  m'appartenait  long-temps  avant  le  hasard  fatal  qui ,  sur  un 
champ  de  bataille,  m'a  placé  vis-à-vis  de  Fabio.  II  avait  deux  ans  de 
plus  que  moi;  il  était  plus  expert  dans  les  armes,  plus  hardi  de  toutes 
façons ,  plus  fort.  Mille  raisons  fussent  venues  prouver  à  ma  femme 
que  ce  n'était  point  moi  qui  avais  cherché  ce  combat.  Elle  se  fût  rap- 
pelé que  je  n'avais  jamais  éprouvé  le  moindre  sentiment  de  haine 
contre  son  frère ,  même  lorsqu'il  tira  sur  elle  un  coup  d'arquebuse. 
Je  me  souviens  qu'à  notre  premier  rendez-vous ,  après  mon  retour 
de  Rome,  je  lui  disais  :  Que  veux-tu?  l'honneur  le  voulait,  je  ne 
puis  blâmer  un  frère  ! — Rendu  à  l'espérance  par  sa  dévotion  à  la  Ma- 
done, Jules  poussa  son  cheval,  et  en  quelques  heures  arriva  au  can- 
tonnement de  sa  compagnie.  Il  la  trouva  prenant  les  armes  :  on  se 
portait  sur  la  route  de  Naples  à  Rome  par  le  mont  Cassin.  Le  jeune 
capitaine  changea  de  cheval,  et  marcha  avec  ses  soldats.  On  ne  se 
battit  point  ce  jour-là.  Jules  ne  demanda  point  pourquoi  l'on  avait 
marché,  peu  lui  importait.  Au  moment  où  il  se  vit  à  la  tête  de  ses 
soldats ,  une  nouvelle  vue  de  sa  destinée  lui  apparut.  —  Je  suis 


WHf  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  simplement  un  sot,  se  dit-il,  j'ai  eu  tort  de  quitter  Castro; 
Hélène  est  probablement  moins  coupable  que  ma  colère  ne  se  l'est 
figuré.  Non,  elle  ne  peut  avoir  cessé  de  m'appartenir,  cette  ame  si 
naïve  et  si  pure,  dont  j'ai  vu  naître  les  premières  sensations  d'amour! 
Elle  était  pénétrée  pour  moi  d'une  passion  si  sincère!  Ne  m'a-t-elle 
pas  offert  plus  de  dix  fois  de  s'enfuir  avec  moi ,  si  pauvre ,  et  d'aller 
nous  faire  marier  par  un  moine  du  Monte-Cavi!  A  Castro,  j'aurais 
dû,  avant  tout,  obtenir  un  second  rendez-vous,  et  lui  parler  raison. 
Vraiment  la  passion  me  donne  des  distractions  d'enfant!  Dieu!  que 
n'ai-je  un  ami  pour  implorer  un  conseil  !  La  môme  démarche  à  faire 
me  paraît  exécrable  et  excellente  à  deux  minutes  de  distance! 

Le  soir  de  cette  journée,  comme  l'on  quittait  la  grande  route  pour 
rentrer  dans  la  forêt ,  Jules  s'approcha  du  prince ,  et  lui  demanda  s'il 
pouvait  rester  encore  quelques  jours  où  il  savait. 

—  Va-t-cn  à  tous  les  diables!  lui  cria  Fabrice,  crois-tu  que  ce  soit 
le  moment  de  m'occuper  d'enfantillages  ? 

Une  heure  après,  Jules  repartit  pour  Castro.  Il  y  retrouva  ses  gens; 
mais  il  ne  savait  comment  écrire  à  Hélène ,  après  la  façon  hautaine 
dont  il  l'avait  quittée.  Sa  première  lettre  ne  contenait  que  ces  mots  : 
«  Voudra-t-on  me  recevoir  la  nuit  prochaine?» 

On  peut  venir,  fut  aussi  toute  la  réponse. 

Après  le  départ  de  Jules ,  Hélène  s'était  crue  à  jamais  abandonnée. 
Alors  elle  avait  senti  toute  la  portée  du  raisonnement  de  ce  pauvre 
jeune  homme  si  malheureux  ;  elle  était  sa  femme  avant  qu'il  n'eût 
eu  le  malheur  de  rencontrer  son  frère^sur  un  champ  de  bataille. 

Cette  fois  Jules  ne  fut  point  accueilli  avec  ces  tournures  poHes  qui 
lui  avaient  semblé  si  cruelles  lors  de  la  première  entrevue.  Hélène 
ne  parut  à  la  vérité  que  retranchée  derrière  sa  fenêtre  grillée  ;  mais 
elle  était  tremblante,  et,  comme  le  ton  de  Jules  était  fort  réservé  et 
que  ses  tournures  de  phrase  (1)  étaient  presque  celles  qu'il  eût  em- 
ployées avec  une  étrangère  ,  ce  fut  le  tour  d'Hélène  de  sentir  tout  ce 
qu'il  y  a  de  cruel  dans  le  ton  presque  officiel  lorsqu'il  succède  à  la 
plus  douce  intimité.  Jules ,  qui  redoutait  surtout  d'avoir  l'ame  dé- 
chirée par  quelque  mot  froid  s'élançant  du  cœur  d'Hélène,  avait  pris 
le  ton  d'un  avocat  pour  prouver  qu'Hélène  était  sa  femme  bien  avant 
le  fatal  combat  des  Ciampi.  Hélène  le  laissait  parler,  parce  qu'elle 
craignait  d'être  gagnée  par  les  larmes ,  si  elle  lui  répondait  autrement 
que  par  des  mots  brefs.  A  la  fin,  se  voyant  sur  le  point  de  se  trahir, 

[h]  En  Italie,  la  façon  d'adresser  la  parole  par  tu,  par  voi  ou  par  lei ,  marque  le  degré  d'in- 
Umilé.  Le  tu ,  reste  du  latin  ,  a  moins  de  portée  que  parmi  nous. 


L'aBBESSE  de  CASTRO.  31S 

elle  engagea  son  ami  à  revenir  le  lendemain.  Cette  nuit-là ,  veille 
d'une  grande  fête ,  les  matines  se  chantaient  de  bonne  heure,  et  leur 
intelligence  pouvait  être  découverte.  Jules,  qui  raisonnait  comme  un 
amoureux,  sortit  du  jardin  profondément  pensif;  il  ne  pouvait  fixer 
ses  incertitudes  sur  le  point  de  savoir  s'il  avait  été  bien  ou  mal  reçu  ; 
et  comme  les  idées  militaires,  inspirées  par  les  conversations  avec 
ses  camarades ,  commençaient  à  germer  dans  sa  tête  :  —  Un  jour,  se 
dit-il,  il  faudra  peut-être  en  venir  à  enlever  Hélène.  —  Et  il  se  mit 
à  examiner  les  moyens  de  pénétrer  de  vive  force  dans  ce  jardin. 
Comme  le  couvent  était  fort  riche  et  fort  bon  à  rançonner,  il  avait  à 
sa  solde  un  grand  nombre  de  domestiques  la  plupart  anciens  soldats; 
on  les  avait  logés  dans  une  sorte  de  caserne  dont  les  fenêtres  grillées 
donnaient  sur  le  passage  étroit  qui ,  de  la  porte  extérieure  du  cou- 
vent percée  au  milieu  d'un  mur  noir  de  plus  de  quatre-vingts  pieds 
de  haut,  conduisait  à  la  porte  intérieure  gardée  par  lasceur  tourière. 
A  gauche  de  ce  passage  étroit  s'élevait  la  caserne ,  à  droite  le  mur 
du  jardin  haut  de  trente  pieds.  La  façade  du  couvent ,  sur  la  place, 
était  un  mur  grossier  noirci  par  le  temps ,  et  n'offrait  d'ouvertures 
que  la  porte  extérieure  et  une  seule  petite  fenêtre  par  laquelle  les 
soldats  voyaient  les  dehors.  On  peut  juger  de  l'air  sombre  qu'avait  ce 
grand  mur  noir  percé  uniquement  d'une  porte  renforcée  par  de  lar- 
ges bandes  de  tôle  attachées  par  d'énormes  clous  et  d'une  seule  pe- 
tite fenêtre  de  quatre  pieds  de  hauteur  sur  dix-huit  pouces  de  large. 
Nous  ne  suivrons  point  l'auteur  original  dans  le  long  récit  des  en- 
trevues successives  que  Jules  obtint  d'Hélène.  Le  ton  que  les  deux 
amans  avaient  ensemble  était  redevenu  parfaitement  intime,  comme 
autrefois  dans  le  jardin  d'Albano;  seulement  Hélène  n'avait  jamais 
voulu  consentir  à  descendre  dans  le  jardin.  Une  nuit,  Jules  la  trouva 
profondément  pensive  :  sa  mère  était  arrivée  de  Rome  pour  la  voir  et 
venait  s'établir  pour  quelques  jours  dans  le  couvent.  Cette  mère  était 
si  tendre,  elle  avait  toujours  eu  des  ménagemens  si  déUcatspour  les 
affections  qu'elle  supposait  à  sa  fille ,  que  celle-ci  sentait  un  remords 
profond  d'être  obligée  de  la  tromper  ;  car,  enfin,  oserait-elle  jamais 
lui  dire  qu'elle  recevait  l'homme  qui  l'avait  privée  de  son  fils  ?  Hé- 
lène finit  par  avouer  franchement  à  Jules  que,  si  cette  mère  si  bonne 
pour  elle  l'interrogeait  d'une  certaine  façon  ,  jamais  elle  n'aurait  la 
force  de  lui  répondre  par  des  mensonges.  Jules  sentit  tout  le  danger 
de  sa  position  ;  son  sort  dépondait  du  hasard  qui  pouvait  dicter  un 
mot  à  la  signera  de  Campireali.  La  nuit  suivante  il  parla  ainsi  d'un 
air  résolu  : 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Demain  je  viendrai  de  meilleure  lieure ,  je  détacherai  une  des 
barres  de  celte  grille,  vous  descendrez  dans  le  jardin ,  je  vous  con- 
duirai dans  une  église  de  la  ville ,  où  un  prêtre  à  moi  dévoué  nous 
mariera.  Avant  qu'il  ne  soit  jour,  vous  serez  de  nouveau  dans  ce  jar- 
din. Une  fois  ma  femme,  je  n'aurai  plus  de  crainte,  et ,  si  votre  mère 
l'exige  comme  une  expiation  de  l'affreux  malheur  que  nous  déplo- 
rons tous  également,  je  consentirai  à  tout,  fût-ce  même  à  passer 
plusieurs  mois  sans  vous  voir. 

Comme  Hélène  paraissait  consternée  de  cette  proposition  ,  Jules 
ajouta  : 

— Le  prince  me  rappelle  auprès  de  lui  ;  l'honneur  et  toutes  sortes 
de  raisons  m'obligent  à  partir.  Ma  proposition  est  la  seule  qui  puisse 
assurer  notre  avenir;  si  vous  n'y  consentez  pas,  séparons-nous  pour 
toujours ,  ici ,  dans  ce  moment.  Je  partirai  avec  le  remords  de  mon 
imprudence.  J\ù  cm  à  votre  j)arole  crhonneur ,  vous  êtes  infidèle  au 
serment  le  plus  sacré ,  et  j'espère  qu'à  la  longue  le  juste  mépris  in- 
spiré par  votre  légèreté  pourra  me  guérir  de  cet  amour  qui  depuis 
trop  long-temps  fait  le  malheur  de  ma  vie. 

Hélène  fondit  en  larmes  : 

—  Grand  Dieu!  s'écriait-elle  en  pleurant,  quelle  horreur  pour  ma 
mère! 

Elle  consentit  enfin  à  la  proposition  qui  lui  était  faite. 

—  Mais,  ajouta-t-elle,  on  peut  nous  découvrir  à  l'aller  ou  au  re- 
tour; songez  au  scandale  qui  aurait  lieu ,  pensez  à  l'affreuse  position 
où  se  trouverait  ma  mère;  attendons  son  départ ,  qui  aura  lieu  dans 
quelques  jours. 

—  Tous  êtes  parvenue  à  me  faire  douter  de  la  chose  qui  était  pour 
moi  la  plus  sainte  et  la  plus  sacrée  :  ma  confiance  dans  votre  parole. 
Demain  soir  nous  serons  mariés,  ou  bien  nous  nous  voyons  en  ce 
moment  pour  la  dernière  fois ,  de  ce  côté-ci  du  tombeau. 

La  pauvre  Hélène  ne  put  répondre  que  par  des  larmes  ;  elle  était 
surtout  déchirée  par  le  ton  décidé  et  cruel  que  prenait  Jules.  Avait- 
elle  donc  réellement  mérité  son  mépris?  C'était  donc  là  cet  amant 
autrefois  si  docile  et  si  tendre  !  Enfin  elle  consentit  à  ce  qui  lui  était 
ordonné.  Jules  s'éloigna.  De  ce  moment,  Hélène  attendit  la  nuit 
suivante  dans  les  alternatives  de  l'anxiété  la  plus  déchirante.  Si  elle  se 
fût  préparée  à  une  mort  certaine,  sa  douleur  eût  clé  moins  poignante; 
elle  eût  pu  trouver  quelque  courage  dans  l'idée  de  l'amour  de  Jules 
et  de  la  tendre  affection  de  sa  mère.  Le  reste  de  cette  nuit  se  passa 
dans  les  changemens  de  résolution  les  plus  cruels.  Il  y  avait  des  mo- 


l'ABEESSE  de   CASTRO.  317 

mens  où  elle  voulait  tout  dire  à  sa  mère.  Le  lendemain ,  elle  était  tel- 
lement pùle,  lorsqu'elle  parut  devant  elle,  que  celle-ci,  oubliant 
toutes  ses  sages  résolutions,  se  jeta  dans  les  bras  de  sa  fille  en  s'é- 
criant  : 

—  Que  se  passe-t-il?  grand  Dieu!  dis-moi  ce  que  tu  as  fait,  ou  ce 
que  tu  es  sur  le  point  de  faire?  Si  tu  prenais  un  poignard  et  me  l'en- 
fonçais dans  le  cœur,  tu  me  ferais  moins  souffrir  que  par  ce  silence 
cruel  que  je  te  vois  garder  avec  moi. 

L'extrême  tendresse  de  sa  mère  était  si  évidente  aux  yeux  d'Hé- 
lène, elle  voyait  si  clairement  qu'au  lieu  d'exagérer  ses  sentimens, 
(die  cherchait  à  en  modérer  l'expression,  qu'enfin  l'attendrisse- 
ment la  gagna  ;  elle  tomba  à  ses  genoux.  Comme  sa  mère,  chercharit 
quel  pouvait  être  le  secret  fatal ,  venait  de  s'écrier  qu'Hélène  fuirait 
sa  présence,  Hélène  répondit  que,  le  lendemain  et  tous  les  jours  sui- 
vans,  elle  passerait  sa  vie  auprès  d'elle,  mais  qu'elle  la  conjurait  de 
ne  pas  lui  en  demander  davantage. 

Ce  mot  indiscret  fut  bientôt  suivi  d'un  aveu  complet,  La  signora  de 
Campireali  eut  horreur  de  savoir  si  près  d'elle  le  meurtrier  de  son 
fils.  Mais  cette  douleur  fut  suivie  d'un  élan  de  joie  bien  vive  et  bien 
pure.  Qui  pourrait  se  figurer  son  ravissement  lorsqu'elle  apprit  que 
sa  fille  n'avait  jamais  manqué  à  ses  devoirs? 

Aussitôt  tous  les  desseins  de  cette  mère  prudente  changèrent  du 
tout  au  tout;  elle  se  crut  permis  d'avoir  recours  à  la  ruse  envers  un 
homme  qui  n'était  rien  pour  elle.  Le  cœur  d'Hélène  était  déchiré  par 
tes  mouvemens  de  passion  les  plus  cruels  :  la  sincérité  de  ses  aveux 
fut  aussi  grande  que  possible  ;  cette  ame  bourrelée  avait  besoin  d'épan- 
chemcnt.  La  signora  de  Campireali  qui,  depuis  un  instant,  se  croyait 
tout  permis,  inventa  une  suite  de  raisonnemens  trop  longs  à  rap- 
porter ici.  Elle  prouva  sans  peine  à  sa  malheureuse  fille  qu'au  lieu 
d'un  mariage  clandestin,  qui  fait  toujours  tache  dans  la  vie  d'une 
femme,  elle  obtiendrait  un  mariage  public  et  parfaitement  honorable, 
si  elle  voulait  différer  seulement  de  huit  jours  l'acte  d'obéissance 
qu'elle  devait  à  un  amant  si  généreux. 

Elle,  la  signora  de  Campireali ,  allait  partir  pour  Rome  ;  elle  ex- 
poserait à  son  mari  que  ,  bien  long-temps  avant  le  fatal  combat  des 
Giampi,  Hélène  avait  été  mariée  à  Jules.  Le  cérémonie  avait  été  ac- 
complie la  nuit  même  où,  déguisée  sous  un  habit  religieux ,  elir 
avait  rencontré  son  père  et  son  frère  sur  les  bords  du  lac ,  dans  le 
chemin  taillé  dans  le  roc  qui  suit  les  murs  du  couvent  des  Capucin*. 
La  mère  se  garda  bien  de  quitter  sa  fille  de  toute  cette  journée,  et 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfin,  sur  le  soir,  Hélène  écrivit  à  son  amant  une  lettre  naïve  et, 
selon  nous,  bien  touchante,  dans  laquelle  elle  lui  racontait  les  com- 
bats qui  avaient  déchiré  son  cœur.  Elle  finissait  par  lui  demander  à 
genoux  un  délai  de  huit  jours  :  «  En  récrivant,  ajoutait-elle,  cette 
lettre ,  qu'un  messager  de  ma  mère  attend,  il  me  semble  que  j'ai  eu 
le  plus  grand  tort  de  lui  tout  dire.  Je  crois  te  voir  irrité ,  tes  yeux  me 
regardent  avec  haine;  mon  cœur  est  déchiré  des  remords  les  plus 
cruels.  Tu  diras  que  j'ai  un  caractère  bien  faible ,  bien  pusillanime , 
bien  méprisable  ;  je  te  l'avoue,  mon  cher  ange.  Mais  figure-toi  ce 
spectacle  :  ma  mère,  fondant  en  larmes ,  était  presque  à  mes  genoux. 
Alors  il  a  été  impossible  pour  moi  de  ne  pas  lui  dire  qu'une  certaine 
raison  m'empêchait  de  consentir  à  sa  demande;  et,  une  fois  que  je 
suis  tombée  dans  la  faiblesse  de  prononcer  cette  parole  imprudente, 
je  ne  sais  ce  qui  s'est  passé  en  moi,  mais  il  m'est  devenu  comme 
impossible  de  ne  pas  raconter  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  nous. 
Autant  que  je  puis  me  le  rappeler,  il  me  semble  que  mon  ame  ,  dé- 
nuée de  toute  force,  avait  besoin  d'un  conseil.  J'espérais  le  rencon- 
trer dans  les  paroles  d'une  mère...  J'ai  trop  oubUé,  mon  ami,  que 
cette  mère  si  chérie  avait  un  intérêt  contraire  au  tien.  J'ai  oublié  mon 
premier  devoir,  qui  est  de  t'obéir,  et  apparemment  que  je  ne  suis  pas 
capable  de  sentir  l'amour  véritable ,  que  l'on  dit  supérieur  à  toutes 
les  épreuves.  Méprise-moi ,  mon  Jules  ;  mais ,  au  nom  de  Dieu ,  ne 
cesse  pas  de  m'aimer.  Enlève-moi,  si  tu  veux ,  mais  rends-moi  cette 
justice  que,  si  ma  mère  ne  se  fût  pas  trouvée  présente  au  couvent , 
les  dangers  les  plus  horribles ,  la  honte  même ,  rien  au  monde  n'au- 
rait pu  m'empècher  d'obéir  à  tes  ordres.  Mais  cette  mère  est  si  bonne  ! 
elle  a  tant  de  génie  !  elle  est  si  généreuse  !  Rappelle-toi  ce  que  je  t'ai 
raconté  dans  le  temps  :  lors  de  la  visite  que  mon  père  fit  dans  ma 
chambre ,  elle  sauva  tes  lettres  que  je  n'avais  plus  aucun  moyen  de 
cacher  ;  puis ,  le  péril  passé,  elle  me  les  rendit  sans  vouloir  les  lire  et 
sans  ajouter  un  seul  mot  de  reproche  !  Eh  bien  !  toute  ma  vie  elle  a 
été  pour  moi  comme  elle  fut  en  ce  moment  suprême.  Tu  vois  si  je 
devrais  l'aimer,  et  pourtant,  en  t'écrivant  (chose  horrible  à  dire),  il 
me  semble  que  je  la  hais.  Elle  a  déclaré  qu'à  cause  de  la  chaleur  elle 
voulait  passer  la  nuit  sous  une  tente  dans  le  jardin  ;  j'entends  les 
coups  de  marteau ,  on  dresse  cette  tente  en  ce  moment  ;  impossible 
de  nous  voir  cette  nuit.  Je  crains  même  que  le  dortoir  des  pension- 
naires ne  soit  fermé  à  clé ,  ainsi  que  les  deux  portes  de  Fescalier  tour- 
nant, chose  que  l'on  ne  fait  jamais.  Ces  précautions  me  mettraient 
dans  l'impossibilité  de  descendre  au  jardin ,  quand  même  je  croirais 


l'aBBESSE  de  CASTRO.  319 

une  telle  démarche  utile  pour  conjurer  ta  colère.  Ah  !  comme  je  me 
livrerais  à  toi  dans  ce  moment,  si  j'en  avais  les  moyens!  comme  je 
courrais  à  cette  église  où  l'on  doit  nous  marier!  » 

Cette  lettre  finit  par  deux  pages  de  phrases  folles,  et  dans  les- 
quelles j'ai  remarqué  des  raisonnemens  passionnés  qui  semblent  imi- 
tés de  la  philosophie  de  Platon.  J'ai  supprimé  plusieurs  élégances  de 
ce  genre  dans  la  lettre  que  je  viens  de  traduire. 

Jules  Branciforte  fut  bien  étonné  en  la  recevant  une  heure  envi- 
viron  avant  VAve  Maria  du  soir  ;  il  venait  justement  de  terminer  les 
arrangemens  avec  le  prêtre.  Il  fut  transporté  de  colère. — Elle  n'a  pas 
besoin  de  me  conseiller  de  l'enlever,  cette  créature  faible  et  pusilla- 
nime! —  Et  il  partit  aussitôt  pour  la  forêt  de  la  Faggiola. 

Voici  quelle  était ,  de  son  côté ,  la  position  de  la  signora  de  Cam- 
pireali  :  son  mari  était  sur  son  lit  de  mort,  l'impossibilité  de  se  ven- 
ger de  Branciforte  le  conduisait  lentement  au  tombeau.  En  vain  il 
avait  fait  offrir  des  sommes  considérables  à  des  bravi  romains;  au- 
cun n'avait  voulu  s'attaquer  à  un  des  caporaux,  comme  ils  disaient, 
du  prince  Colon n a  ;  ils  étaient  trop  assurés  d'être  exterminés  eux  et 
leurs  familles.  Il  n'y  avait  pas  un  an  qu'un  village  entier  avait  été 
brûlé  pour  punir  la  mort  d'un  des  soldats  de  Golonna ,  et  tous  ceux 
des  habitans ,  hommes  et  femmes ,  qui  cherchaient  ^à  fuir  dans  la 
campagne ,  avaient  eu  les  mains  et  les  pieds  liés  par  des  cordes , 
puis  on  les  avait  lancés  dans  des  maisons  en  flammes. 

La  signora  de  Campireali  avait  de  grandes  terres  dans  le  royaume 
de  Naples;  son  mari  lui  avait  ordonné  d'en  faire  venir  des  assassins, 
mais  elle  n'avait  obéi  qu'en  apparence  :  elle  croyait  sa  fille  irrévoca- 
blement liée  à  Jules  Branciforte.  Elle  pensait,  dans  cette  supposi- 
tion ,  que  Jules  devait  aller  faire  une  campagne  ou  deux  dans  les 
armées  espagnoles,  qui  alors  faisaient  la  guerre  aux  révoltés  de 
Flandre.  S'il  n'était  pas  tué,  ce  serait,  pensait-elle,  une  marque  que 
Dieu  ne  désapprouvait  pas  un  mariage  nécessaire  ;  dans  ce  cas  ,  elle 
donnerait  à  sa  fille  les  terres  qu'elle  possédait  dans  le  royaume  de 
Naples  ;  Jules  Branciforte  prendrait  le  nom  d'une  de  ces  terres ,  et  il 
irait  avec  sa  femme  passer  quelques  années  en  Espagne. ^Après  toutes 
ces  épreuves ,  peut-être  elle  aurait  le  courage  de  le  voir.  Mais  tout 
avait  changé  d'aspect  par  l'aveu  de  sa  fille  :  le  mariage  n'était  plus  une 
nécessité  ;  bien  loin  de  là,  et  pendant  qu'Hélène  écrivait  à  son  amant 
la  lettre  que  nous  avons  traduite  ,  la  signora  Campireali  écrivait  à 
Pescara  et  à  Chieti ,  ordonnant  à  ses  fermiers  de  lui  envoyer  à  Cas- 
tro des  gens  sûrs  et  capables  d'un  coup  de  main.  Elle  ne  leur  cachait 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  qu'il  s'agissait  de  venger  la  mort  de  son  fds  Fabio  ,  leur  jeune 
maître.  Le  courrier  porteur  de  ces  lettres  partit  avant  la  fin  du 
jour. 

V. 

Mais,  le  surlendemain  ,  Jules  était  de  retour  à  Castro  ;  il  amenait 
huit  de  ses  soldats,  qui  avaient  bien  voulu  le  suivre  et  s'exposer  à  la 
colère  du  prince,  qui  quelquefois  avait  puni  de  mort  des  entreprises 
du  genre  de  celle  dans  laquelle  ils  s'engageaient.  Jules  avait  cinq 
hommes  à  Castro,  il  arrivait  avec  huit;  et  toutefois  quatorze  soldats, 
quelque  braves  qu'ils  fussent,  lui  paraissaient  insuffisans  pour  son 
entreprise,  carie  couvent  était  comme  un  château-fort. 

II  s'agissait  de  passer  par  force  ou  par  adresse  la  première  porte 
du  couvent;  puis  il  fallait  suivre  un  passage  de  plus  de  cinquante 
pas  de  longueur.  A  gauche  ,  comme  on  l'a  dit ,  s'élevaient  les  fenê- 
tres grillées  d'une  sorte  de  caserne  où  les  religieuses  avaient  placé 
trente  ou  quarante  domestiques ,  anciens  soldats.  De  ces  fenêtres 
grillées  partirait  un  feu  bien  nourri  dès  que  l'alarme  serait  donnée. 

L'abbesse  régnante  ,  femme  de  tête ,  avait  peur  des  exploits  des 
chefs  Orsini ,  du  prince  Colonna ,  de  Marco  Sciarra  et  de  tant  d'au- 
tres qui  régnaient  en  maîtres  dans  les  environs.  Comment  résis- 
ter à  huit  cents  hommes  déterminés  ,  occupant  à  l'improviste  une 
petite  ville  telle  que  Castro,  et  croyant  le  couvent  rempli  d'or? 

D'ordinaire,  la  Visitation  de  Castro  avait  quinze  ou  vingt  hravi 
dans  la  caserne  à  gauche  du  passage  qui  conduisait  à  la  seconde  porte 
du  couvent;  à  droite  de  ce  passage  il  y  avait  un  grand  mur  impos- 
sible à  percer  ;  au  bout  du  passage  on  trouvait  une  porte  en  fer  ou- 
vrant sur  un  vestibule  à  colonnes  ;  après  ce  vestibule  était  la  grande 
cour  du  couvent ,  à  droite  le  jardin.  Cette  porte  en  fer  était  gardée 
par  la  tourière. 

Quand  Jules,  suivi  de  ses  huit  hommes,  se  trouva  à  trois  lieues  de 
Castro,  il  s'arrêta  dans  une  auberge  écartée  pour  laisser  passer  les 
heures  de  la  grande  chaleur.  Là  seulement  il  déclara  son  projet;  en- 
suite il  dessina  sur  le  sable  de  la  cour  le  plan  du  couvent  qu'il  allait 
attaquer. 

—  A  neuf  heures  du  soir,  dit-il  à  ses  hommes,  nous  souperons 
hors  la  ville  ;  à  minuit  nous  entrerons  ;  nous  trouverons  vos  cinq  ca- 
marades qui  nous  attendent  près  du  couvent.  L'un  d'eux  ,  qui  sera  à 
cheval ,  jouera  le  rôle  d'un  courrier  qui  arrive  de  Rome  pour  rappeler 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  321 

la  signora  de  Campireali  auprès  de  son  mari ,  qui  se  meurt.  Nous  tâ- 
cherons de  passer  sans  bruit  la  première  porte  du  couvent  que  voilà 
au  milieu  de  la  caserne  ,  dit-il  en  leur  montrant  le  plan  sur  le  sable. 
Si  nous  commencions  la  guerre  à  la  première  porte ,  les  bravi  des 
religieuses  auraient  trop  de  facilité  à  nous  tirer  des  coups  d'arquebuse 
pendant  que  nous  serions  sur  la  petite  place  que  voici  devant  le 
couvent ,  ou  pendant  que  nous  parcourrions  l'étroit  passage  qui  con- 
duit de  la  première  porte  à  la  seconde.  Cette  seconde  porte  est  en 
fer,  mais  j'en  ai  la  clé. 

—  Il  est  vrai  qu'il  y  a  d'énormes  bras  de  fer  ou  valets,  attachés  au 
mur  par  un  bout,  et  qui ,  lorsqu'ils  sont  mis  à  leur  place ,  empêchent 
les  deux  ventaux  de  la  porte  de  s'ouvrir.  Mais,  comme  ces  deux  bar- 
res de  fer  sont  trop  pesantes  pour  que  la  sœur  tourière  puisse  les  ma- 
nœuvrer, jamais  je  ne  les  ai  vues  en  place  ;  et  pourtant  j'ai  passé  plus 
de  dix  fois  cette  porte  de  fer.  Je  compte  bien  passer  encore  ce  soir 
sans  encombre.  Vous  sentez  que  j'ai  des  intelligences  dans  le  couvent  ; 
mon  but  est  d'enlever  une  pensionnaire  et  non  une  religieuse  ;  nous 
ne  devons  faire  usage  des  armes  qu'à  la  dernière  extrémité.  Si  nous 
commencions  la  guerre  avant  d'arriver  à  cette  seconde  porte  en  bar- 
reaux de  fer,  la  tourière  ne  manquerait  pas  d'appeler  deux  vieux 
jardiniers  de  soixante-dix  ans  qui  logent  dans  l'intérieur  du  couvent . 
et  les  vieillards  mettraient  à  leur  place  ces  bras  de  fer  dont  je  vous  ai 
parlé.  Si  ce  malheur  nous  arrive,  il  faudra,  pour  passer  au-delà  de  cette 
porte,  démolir  le  mur,  ce  qui  nous  prendra  dix  minutes;  dans  tous 
les  cas,  je  m'avancerai  vers  cette  porte  le  premier.  Un  des  jardiniers  est 
payé  par  moi  ;  mais  je  me  suis  bien  gardé ,  comme  vous  le  pensez ,  de 
lui  parler  de  mon  projet  d'enlèvement.  Cette  seconde  porte  passée, 
on  tourne  à  droite ,  et  l'on  arrive  au  jardin  ;  une  fois  dans  ce  jardin , 
la  guerre  commence ,  il  faut  faire  main  basse  sur  tout  ce  qui  se  pré- 
sentera. A'ous  ne  ferez  usage,  bien  entendu,  que  de  vos  épées  et  de 
vos  dagues;  le  moindre  coup  d'arquebuse  mettrait  en  rumeur  toute 
la  ville,  qui  pourrait  nous  attaquer  à  la  sortie.  Ce  n'est  pas  qu'avec 
treize  hommes  comme  vous,  je  ne  me  fisse  fort  de  traverser  cette 
bicoque  :  personne,  certes,  n'oserait  descendre  dans  la  rue;  mais 
plusieurs  des  bourgeois  ont  des  arquebuses,  et  ils  tireraient  des  fenê- 
tres. En  ce  cas,  il  faudrait  longer  les  murs  des  maisons,  ceci  soit  dit 
en  passant.  Une  fois  dans  le  jardin  du  couvent,  vous  direz  à  voix 
basse  à  tout  homme  qui  se  présentera  :  Retirez-vous  ;  vous  tuerez  à 
coups  de  dague  tout  ce  qui  n'obéira  pas  à  l'instant.  Je  monterai  dans 
le  couvent  par  la  petite  porte  du  jardin  avec  ceux  d'entre  vous  qui 

TOME   XVII.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seront  près  de  moi  ;  trois  minutes  plus  tard  je  descendrai  avec  une 
ou  deux  femmes  que  nous  porterons  sur  nos  bras  ,  sans  leur  permet- 
tre de  marcher.  Aussitôt  nous  sortirons  rapidement  du  couvent  et  de 
la  ville.  Je  laisserai  deux  de  vous  près  de  la  porte ,  ils  tireront  une 
vingtaine  de  coups  d'arquebuse ,  de  minute  en  minute,  pour  effrayer 
les  bourgeois  et  les  tenir  à  distance. 
Jules  répéta  deux  fois  cette  explication. 

—  Avez-vous  bien  compris?  dit-il  à  ses  gens.  Il  fera  nuit  sous  ce 
vestibule;  à  droite  le  jardin,  à  gauche  la  cour;  il  ne  faut  pas  se  tromper. 

— Comptez  sur  nous,  s'écrièrent  les  soldats.  —  Puis  ils  allèrent 
boire;  le  caporal  ne  les  suivit  point  et  demanda  la  permission  de  par- 
ler au  capitaine. 

—  Rien  de  plus  simple ,  lui  dit-  il ,  que  le  projet  de  votre  seigneu- 
rie. J'ai  déjà  forcé  deux  couvens  en  ma  vie,  celui-ci  sera  le  troisième; 
mais  nous  sommes  trop  peu  de  monde.  Si  l'ennemi  nous  oblige  à 
détruire  le  mur  qui  soutient  les  gonds  de  la  seconde  porte ,  il  faut 
songer  que  les  bravi  de  la  caserne  ne  resteront  pas  oisifs  durant  cette 
longue  opération;  ils  vous  tueront  sept  à  huit  hommes  à  coups  d'ar- 
quebuse, et  alors  on  peut  nous  enlever  la  femme  au  retour.  C'est  ce 
qui  nous  est  arrivé  dans  un  couvent  près  de  Bologne  :  on  nous  tua 
cinq  hommes,  nous  en  tuAmes  huit;  mais  le  capitaine  n'eut  pas  la 
femme.  Je  propose  à  votre  seigneurie  deux  choses:  je  connais  quatre 
paysans  des  environs  de  cette  auberge  où  nous  sommes ,  qui  ont 
servi  bravement  sous  Sciarra  et  qui  pour  un  sequin  se  battront  toute 
la  nuit  comme  des  lions.  Peut-être  ils  voleront  quelque  argenterie 
du  couvent  ;  peu  vous  importe,  le  péché  est  pour  eux  ;  vous ,  vous  les 
soldez  pour  avoir  une  femme ,  voilà  tout.  Ma  seconde  proposition  est 
ceci  :  Ugone  est  un  garçon  instruit  et  fort  adroit;  il  était  médecin 
quand  il  tua  son  beau-frère  et  prit  la  machia  (la  forêt).  Vous  pouvez 
l'envoyer  une  heure  avant  la  nuit  à  la  porte  du  couvent  ;  il  deman- 
dera du  service ,  et  fera  si  bien  qu'on  l'admettra  dans  le  corps-de- 
garde;  il  fera  boire  les  domestiques  des  nones;  de  plus  il  est  bien 
capable  de  mouiller  la  corde  à  feu  de  leurs  arquebuses. 

Par  malheur,  Jules  accepta  la  proposition  du  caporal.  Comme 
celui-ci  s'en  allait,  il  ajouta  : 

—  Nous  allons  attaquer  un  couvent,  il  y  a  excommunication  ma- 
jeure., et,  de  plus ,  ce  couvent  est  sous  la  protection  immédiate  de  la 
Madone... 

—  Je  vous  entends,  s'écria  Jules  comme  réveillé  par  ce  mot.  Restez 
avec  moi.  Le  caporal  ferma  la  porte  et  revint  dire  le  chapelet  avec 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  323 

Jules.  Cette  prière  dura  une  grande  heure.  A  la  nuit,  on  se  remit  en 
marche. 

Comme  minuit  sonnait ,  Jules ,  qui  était  entré  seul  dans  Castro  sur 
les  onze  heures ,  revint  prendre  ses  gens  hors  de  la  porte.  Il  entra 
avec  ses  huit  soldats  auxquels  s'étaient  joints  trois  paysans  bien 
armés,  il  les  réunit  aux  cinq  soldats  qu'il  ;avait  dans  la  ville,  et  se 
trouva  ainsi  à  la  tête  de  seize  hommes  déterminés;  deux  étaient  dé- 
guisés en  domestiques ,  ils  avaient  pris  une  grande  blouse  de  toile 
noire  pour  cacher  leurs  giacco  (  cottes  de  mailles  ) ,  et  leurs  bonnets 
n'avaient  pas  de  plumes. 

A  minuit  et  demi ,  Jules ,  qui  avait  pris  pour  lui  le  rôle  de  courrier, 
arriva  au  galop  à  la  porte  du  couvent ,  faisant  grand  bruit  et  criant 
qu'on  ouvrît  sans  délai  à  un  courrier  envoyé  par  le  cardinal.  Il  vit 
avec  plaisir  que  les  soldats  qui  lui  répondaient  par  la  petite  fenêtre, 
à  côté  de  la  première  porte,  étaient  plus  qu'à  demi  ivres.  Suivant 
l'usage,  il  donna  son  nom  sur  un  morceau  de  papier;  un  soldat  alla 
porter  ce  nom  à  la  tourière ,  qui  avait  la  clé  de  la  seconde  porte  et 
devait  réveiller  l'abbesse  dans  les  grandes  occasions.  La  réponse  se 
fit  attendre  trois  mortels  quarts  d'heure;  pendant  ce  temps,  Jules 
eut  beaucoup  de  peine  à  maintenir  sa  troupe  dans  le  silence  :  quel- 
ques bourgeois  commençaient  même  à  ouvrir  timidement  leurs  fe- 
nêtres, lorsque  enfin  arriva  la  réponse  favorable  de  l'abbesse.  Jules 
entra  dans  le  corps-de-garde,  au  moyen  d'une  échelle  de  cinq  ou  six 
pieds  de  longueur,  qu'on  lui  tendit  de  la  petite  fenêtre ,  les  bravi 
du  couvent  ne  voulant  pas  se  donner  la  peine  d'ouvrir  la  grande 
porte;  il  monta ,  suivi  des  deux  soldats  déguisés  en  domestiques.  En 
sautant  de  la  fenêtre  dans  le  corps-de-garde ,  il  rencontra  les  yeux 
d'Ugone;  tout  le  corps-de-garde  était  ivre,  grâce  à  ses  soins.  Jules 
dit  au  chef  que  trois  domestiques  de  la  maison  Campireali ,  qu'il  avait 
fait  armer  comme  des  soldats  pour  lui  servir  d'escorte  pendant  sa 
route,  avaient  trouvé  de  bonne  eau-de-vie  à  acheter  et  demandaient 
à  monter  pour  ne  pas  s'ennuyer  tout  seuls  sur  la  place  ;  ce  qui  fut 
accordé  à  l'unanimité.  Pour  lui ,  accompagné  de  ses  deux  hommes  , 
il  descendit  par  l'escalier  qui ,  du  corps-de-garde ,  conduisait  dans  le 
passage. 

—Tâche  d'ouvrir  la  grande  porte ,  dit-il  à  Ugone.  —Lui-même  ar- 
riva fort  paisiblement  à  la  porte  de  fer.  Là ,  il  trouva  la  bonne  tourière 
qui  lui  dit  que ,  comme  il  était  minuit  passé,  s'il  entrait  dans  le  cou- 
vent ,  l'abbesse  serait  obligée  d'en  écrire  [à  l'évêque  ;  c'est  pourquoi 
elle  le  faisait  prier  de  remettre  ses  dépêches]  à  une  petite  sœur 

21, 


324'  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'abbesse  avait  envoyée  pour  les  prendre.  A  quoi  Jules  ré- 
pondit que,  dans  le  désordre  qui  avait  accompagné  l'agonie  imprévue 
du  seigneur  de  Campireali,  il  n'avait  qu'une  simple  lettre  de  créance 
écrite  par  le  médecin,  et  qu'il  devait  donner  tous  les  détails  de  vive 
voix  à  la  femme  du  malade  et  à  sa  (îUe,  si  ces  dames  étaient  encore 
dans  le  couvent,  et  dans  tous  les  cas  à  madame  l'abbesse.  La  tou- 
rière  alla  porter  ce  message.  Il  ne  restait  auprès  de  la  porte  que  la 
jeune  sœur  envoyée  par  l'abbesse.  Jules,  en  causant  et  jouant  avec 
elle,  passa  les  mains  à  travers  les  gros  barreaux  de  fer  de  la  porte,  et , 
tout  en  riant ,  il  essaya  de  l'ouvrir.  La  sœur,  qui  était  fort  timide , 
eut  peur  et  prit  fort  mal  la  plaisanterie  ;  alors  Jules,  qui  voyait  qu'un 
temps  considérable  se  passait ,  eut  l'imprudence  de  lui  offrir  une 
poignée  de  scquins  en  la  priant  de  lui  ouvrir,  ajoutant  qu'il  était 
trop  fatigué  pour  attendre.  Il  voyait  bien  qu'il  faisait  une  sottise , 
dit  l'bistorien  :  c'était  avec  le  fer  et  non  avec  l'or  qu'il  fallait  agir, 
mais  il  ne  s'en  sentit  pas  le  cœur  :  rien  de  plus  facile  que  de  saisir  la 
sœur,  elle  n'était  pas  à  un  pied  de  lui  de  l'autre  côté  de  la  porte.  A 
l'offre  des  sequins,  cette  jeune  fille  prit  l'alarme.  Elle  a  dit  depuis 
qu'à  la  façon  dont  Jules  lui  parlait,  elle  avait  bien  compris  que  ce 
n'était  pas  un  simple  courrier  :  c'est  l'amoureux  d'une  de  nos  reli- 
gieuses, pensa-t-elle ,  qui  vient  pour  avoir  un  rendez-vous,  et  elle 
était  dévote.  Saisie  d'horreur,  elle  se  mit  à  agiter  de  toutes  ses  forces 
la  corde  d'une  petite  cloche  qui  était  dans  la  grande  cour,  et  qui  fit 
aussitôt  un  tapage  à  réveiller  les  morts. 

—  La  guerre  commence,  dit  Jules  à  ses  gens,  garde  à  vous  !  —  Il 
prit  sa  clé,  et,  passant  le  bras  à  travers  les  barreaux  de  fer,  ouvrit  la 
porte,  au  grand  désespoir  de  la  jeune  sœur  qui  tomba  à  genoux  et  se 
mit  à  réciter  des  Ave  Maria  en  criant  au  sacrilège.  Encore  à  ce  mo- 
ment, Jules  devait  faire  taire  la  jeune  fille,  il  n'en  eut  pas  le  courage  : 
un  de  ses  gens  la  saisit  et  lui  mit  la  main  sur  la  bouche. 

Au  même  instant,  Jules  entendit  un  coup  d'arquebuse  dans  le  pas- 
sage, derrière  lui.  Ugone  avait  ouvert  la  grande  porte  ;  le  restant  des 
soldats  entrait  sans  bruit,  lorsqu'un  des  hravi  de  garde,  moins  ivre 
que  les  autres,  s'approcha  d'une  des  fenêtres  grillées,  et,  dans  son 
étonnement  de  voir  tant  de  gens  dans  le  passage,  leur  défendit  d'a- 
vancer en  jurant.  Il  fallait  ne  pas  répondre  et  continuer  à  marcher 
vers  la  porte  de  fer;  c'est  ce  que  firent  les  premiers  soldats,  mais  ce- 
lui qui  marchait  le  dernier  de  tous,  et  qui  était  un  des  paysans  re- 
crutés dans  l'après-midi ,  tira  un  coup  de  pistolet  à  ce  domestique  du 
couvent  qui  parlait  par  la  fenêtre,  et  le  tua.  Ce  coup  de  pistolet,  au 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  325 

milieu  de  la  nuit,  et  les  cris  des  ivrognes  en  voyant  tomber  leur  ca- 
marade, réveillèrent  les  soldats  du  couvent  qui  passaient  cette  nuit- 
là  dans  leurs  lits,  et  n'avaient  pas  pu  goûter  du  vin  d'Ugone.  Huit  ou 
dix  des  hravi  du  couvent  sautèrent  dans  le  passage  à  demi  nus,  et 
se  mirent  à  attaquer  vertement  les  soldats  de  Branciforte. 

Comme  nous  l'avons  dit,  ce  bruit  commença  au  moment  où  Jules 
venait  d'ouvrir  la  porte  de  fer.  Suivi  de  ses  deux  soldats,  il  se  préci- 
pita dans  le  jardin,  courant  vers  la  petite  porte  de  l'escalier  des  pen- 
sionnaires; mais  il  fut  accueilli  par  cinq  ou  six  coups  de  pistolet.  Ses 
deux  soldats  tombèrent,  lui  eut  une  balle  dans  le  bras  droit.  Ces 
coups  de  pistolet  avaient  été  tirés  par  les  gens  de  la  signora  de  Cam- 
pireali,  qui ,  d'après  ses  ordres,  passaient  la  nuit  dans  le  jardin,  à  ce 
autorisés  par  une  permission  qu'elle  avait  obtenue  de  l'évèque.  Jules 
courut  seul  vers  la  petite  porte,  de  lui  si  bien  connue,  qui,  du  jardin, 
communiquait  à  l'escalier  des  pensionnaires.  Il  fit  tout  au  monde 
pour  l'ébranler,  mais  elle  était  solidement  fermée.  Il  chercha  ses  gens, 
qui  n'eurent  garde  de  répondre,  ils  mouraient;  il  rencontra  dans 
l'obscurité  profonde  trois  domestiques  de  Campireali  contre  lesquels 
il  se  défendit  à  coups  de  dague. 

Il  courut  sous  le  vestibule,  vers  la  porte  de  fer,  pour  appeler  ses 
soldats  ;  il  trouva  cette  porte  fermée  :  les  deux  bras  de  fer  si  lourds 
avaient  été  mis  en  place  et  cadenassés  par  les  vieux  jardiniers  qu'avait 
réveillés  la  cloche  de  la  petite  sœur. 

—  Je  suis  coupé,  se  dit  Jules.  —  Il  le  dit  à  ses  hommes;  ce  fut  en 
vain  qu'il  essaya  de  forcer  un  des  cadenas  avec  son  épée  :  s'il  eût 
réussi,  il  enlevait  un  des  bras  de  fer  et  ouvrait  un  des  ventaux  de  la 
porte.  Son  épée  se  cassa  dans  l'anneau  du  cadenas;  au  môme  instant 
il  fut  blessé  à  l'épaule  par  un  des  domestiques  venus  du  jardin;  il  se 
retourna,  et ,  acculé  contre  la  porte  de  fer,  il  se  sentit  attaqué  par  plu- 
sieurs hommes.  Il  se  défendait  avec  sa  dague  ;  par  bonheur,  comme 
l'obscurité  était  complète,  presque  tous  les  coups  d'épée  portaient 
dans  sa  cotte  de  mailles.  Il  fut  blessé  douloureusement  au  genou  ;  il 
s'élança  sur  un  des  hommes  qui  s'était  trop  fendu  pour  lui  porter  ce 
coup  d'épée,  il  le  tua  d'un  coup  de  dague  dans  la  figure,  et  eut  le 
bonheur  de  s'emparer  de  son  épée.  Alors  il  se  crut  sauvé  ;  il  se  plaça 
au  côté  gauche  de  la  porte,  du  côté  de  la  cour.  Ses  gens  qui  étaient 
accourus  tirèrent  cinq  ou  six  coups  de  pistolet  à  travers  les  barreaux 
de  fer  de  la  porte  et  firent  fuir  les  domestiques.  On  n'y  voyait  sous 
ce  vestibule  qu'à  la  clarté  produite  par  les  coups  de  pistolet. 

—  Ne  tirez  pas  de  mon  côté ,  criait  Jules  à  ses  gens. 


REVUE  DES  ©EUX  MONDES. 

—  Vous  voilà  pris  comme  dans  une  souricière,  lui  dit  le  caporal 
d'un  grand  sang-froid,  parlant  à  travers  les  barreaux;  nous  avons 
trois  hommes  tués.  Nous  allons  démolir  le  jambage  de  la  porte  du 
côté  opposé  à  celui  où  vous  êtes  ;  ne  vous  approchez  pas ,  les  balles 
vont  tomber  sur  nous  ;  il  paraît  qu'il  y  a  des  ennemis  dans  le  jardin? 

—  Les  coquins  de  domestiques  de  Campireali ,  dit  Jules. 

Il  parlait  encore  au  caporal,  lorsque  des  coups  de  pistolet,  dirigés 
sur  le  bruit  et  venant  de  la  partie  du  vestibule  qui  conduisait  au  jar- 
din, furent  tirés  sur  eux.  Jules  se  réfugia  dans  la  loge  de  la  tou- 
rière  qui  était  à  gauche  en  entrant  ;  à  sa  grande  joie,  il  y  trouva 
une  lampe  presque  imperceptible  qui  brûlait  devant  l'image  de  la 
Madone;  il  la  prit  avec  beaucoup  de  précautions  pour  ne  pas  l'étein- 
dre ;  il  s'aperçut  avec  chagrin  qu'il  tremblait.  Il  regarda  sa  blessure 
au  genou ,  qui  le  faisait  beaucoup  souffrir;  le  sang  coulait  en  abon- 
dance. 

En  jetant  les  yeux  autour  de  lui ,  il  fut  bien  surpris  de  reconnaître, 
dans  une  femme  qui  était  évanouie  sur  un  fauteuil  de  bois,  la  petite 
Marietta,  la  camériste  de  confiance  d'Hélène;  il  la  secoua  vivement. 

—  Eh  quoi!  seigneur  Jules,' s'écria-t-elle  en  pleurant;  est-ce  que 
vous  voulez  tuer  la  Marietta,  votre  amie? 

—  Bien  loin  de  là;  dis  à  Hélène  que  je  lui  demande  pardon  d'avoir 
troublé  son  repos,  et  qu'elle  se  souvienne  de  VAvc  Maria  du  Monte- 
Cavi.  Voici  un  bouquet  que  j'ai  cueilli  dans  son  jardin  d'Albano;  mais 
il  est  un  peu  taché  de  sang  ;  lave-le  avant  de  le  lui  donner. 

Ace  moment,  il  entendit  une  décharge  de  coups  d'arquebuse  dans 
le  passage;  les  bravi  des  religieuses  attaquaient  ses  gens. 

—  Dis-moi  donc  où  est  la  clé  de  la  petite  porte?  dit-il  à  la  Ma- 
rietta. 

—  Je  ne  la  vois  pas  ;  mais  voici  les  clés  des  cadenas  des  bras  de  fer 
qui  maintiennent  la  grande  porte.  Vous  pourrez  sortir. 

Jules  prit  les  clés  et  s'élança  hors  de  la  loge. 

—  Ne  travaillez  plus  à  démolir  la  muraille ,  dit-il  à  ses  soldats ,  j'ai 
enfin  la  clé  de  la  porte. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  complet,  pendant  qu'il  essayait 
d'ouvrir  un  cadenas  avec  l'une  des  petites  clés  ;  il  s'était  trompé  de 
clé,  il  prit  l'autre;  enfin ,  il  ouvrit  le  cadenas;  mais,  au  moment  où  il 
soulevait  le  bras  de  fer,  il  reçut  presque  à  bout  portant  un  coup  de 
pistolet  dans  le  bras  droit.  Aussitôt  il  sentit  que  ce  bras  lui  refusait 
le  service. 

—  Soulevez  le  valet  de  fer,  cria-t-il  à  ses  gens  ;  il  n'avait  pas  be- 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  327 

soin  de  le  leur  dire.  A  la  clarté  du  coup  de  pistolet,  ils  avaient  vu 
l'extrémité  recourbée  du  bras  de  fer  à  moitié  hors  de  l'anneau  atta- 
ché à  la  porte.  Aussitôt  trois  ou  quatre  mains  vigoureuses  soule- 
vèrent le  bras  de  fer;  lorsque  son  extrémité  fut  hors  de  l'anneau ,  on 
le  laissa  tomber.  Alors  on  put  entr'ouvrir  l'un  des  battans  de  la  porte; 
le  caporal  entra,  et  dit  à  Jules  en  parlant  fort  bas  : 

—  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire,  nous  ne  sommes  plus  que  trois  ou 
quatre  sans  blessure ,  cinq  sont  morts. 

—  J'ai  perdu  du  sang ,  reprit  Jules ,  je  sens  que  je  vais  ra'évanouir; 
dites-leur  de  m'emporter. 

Comme  Jules  parlait  au  brave  caporal,  les  soldats  du  corps-de- 
garde  tirèrent  encore  trois  ou  quatre  coups  d'arquebuse ,  et  le  capo- 
ral tomba  mort.  Par  bonheur,  Ugone  avait  entendu  l'ordre  donné  par 
Jules,  il  appela  par  leurs  noms  deux  soldats  qui  enlevèrent  le  capi- 
taine. Gomme  il  ne  s'évanouissait  point ,  il  leur  ordonna  de  le  porter 
au  fond  du  jardin ,  à  la  petite  porte.  Cet  ordre  fit  jurer  les  soldats; 
ils  obéirent  toutefois. 

—  Cent  sequins  à  qui  ouvre  cette  porte  !  s'écria  Jules. 

Mais  elle  résista  aux  efforts  de  trois  hommes  furieux.  Un  des  vieux 
jardiniers,  établi  à  une  fenêtre  du  second  étage,  leur  tirait  force  coups 
de  pistolet,  qui  servaient  à  éclairer  leur  marche. 

Après  les  efforts  inutiles  contre  la  porte,  Jules  s'évanouit  tout-à- 
fait  ;  Ugone  dit  aux  soldats  d'emporter  le  capitaine  au  plus  vite.  Pour 
lui ,  il  entra  dans  la  loge  de  la  sœur  tourière ,  il  jeta  à  la  porte  la 
petite  Marietta ,  en  lui  ordonnant  d'une  voix  terrible  de  se  sauver  et 
de  ne  jamais  dire  qui  elle  avait  reconnu.  Il  tira  la  paille  du  lit,  cassa 
quelques  chaises  et  mit  le  feu  à  la  chambre.  Quand  il  vit  le  feu  bien 
allumé ,  il  se  sauva  à  toutes  jambes,  au  milieu  des  coups  d'arquebuse 
tirés  par  les  bravi  du  couvent. 

Ce  ne  fut  qu'à  plus  de  cent  cinquante  pas  de  la  Visitation  qu'il  trouva 
le  capitaine,  entièrement  évanoui,  qu'on  emportait  à  toute  course. 
Quelques  minutes  après  on  était  hors  de  la  ville ,  Ugone  fit  faire  halte  : 
il  n'avait  plus  que  quatre  soldats  avec  lui  ;  il  en  renvoya  deux  dans 
la  ville,  avec  l'ordre  de  tirer  des  coups  d'arquebuse  de  cinq  minutes 
en  cinq  minutes. — Tâchez  de  retrouver  vos  camarades  blessés,  leur 
dit-il,  sortez  de  la  ville  avant  le  jour;  nous  allons  suivre  le  sentier  de 
la  Croce-Rossa.  Si  vous  pouvez  mettre  le  feu  quelque  part ,  n'y  man- 
quez pas. 

Lorsque  Jules  reprit  connaissance ,  l'on  se  trouvait  à  trois  lieues 
de  la  ville,  et  le  soleil  était  déjà  fort  élevé  sur  l'horizon.  Ugone  lui 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fit  son  rapport.  —  Votre  troupe  ne  se  compose  plus  que  de  cinq 
hommes,  dont  trois  blessés.  Deux  paysans  qui  ont  survécu  ont  reçu 
deux  sequins  de  gratification  chacun  et  se  sont  enfuis  ;  j'ai  envoyé  les 
deux  hommes  non  blessés  au  bourg  voisin  chercher  un  chirurgien. — 
Le  chirurgien ,  vieillard  tout  tremblant,  arriva  bientôt  monté  sur  un 
âne  magnifique;  il  avait  fallu  le  menacer  de  mettre  le  feu  à  sa  maison 
pour  le  décider  à  marcher.  On  eut  besoin  de  lui  faire  boire  de  l'eau- 
de-vie  pour  le  mettre  en  état  d'agir,  tant  sa  peur  était  grande.  Enfin 
il  se  mit  à  l'œuvre;  il  dit  à  Jules  que  ses  blessures  n'étaient  d'aucune 
conséquence. — Celle  du  genou  n'est  pas  dangereuse,  ajouta-t-il  ;  mais 
elle  vous  fera  boiter  toute  la  vie ,  si  vous  ne  gardez  pas  un  repos  ab- 
solupendant  quinze  jours  ou  trois  semaines. —  Le  chirurgien  pansa  les 
soldats  blessés.  Ugone  fit  un  signe  de  l'œil  à  Jules  ;  on  donna  deux 
sequins  au  chirurgien ,  qui  se  confondit  en  actions  de  grâces  ;  puis , 
sous  prétexte  de  le  remercier ,  on  lui  fit  boire  une  telle  quantité 
d'eau-de-vie,  qu'il  finit  par  s'endormir  profondément.  C'était  ce  qu'on 
voulait.  On  le  transporta  dans  un  champ  voisin ,  on  enveloppa  quatre 
sequins  dans  un  morceau  de  papier  que  l'on  mit  dans  sa  poche  ; 
c'était  le  prix  de  son  âne,  sur  lequel  on  plaça  Jules  et  l'un  des  soldats 
blessé  à  la  jambe.  On  alla  passer  le  moment  de  la  grande  chaleur 
dans  une  ruine  antique  au  bord  d'un  étang  ;  on  marcha  toute  la  nuit 
en  évitant  les  villages,  fort  peu  nombreux  sur  cette  route,  et  enfin 
le  surlendemain ,  au  lever  du  soleil ,  Jules ,  porté  par  ses  hommes ,  se 
réveilla  au  centre  de  la  forêt  de  la  Faggiola  ,  dans  la  cabane  de  char- 
bonnier qui  était  son  quartier-général. 

F.  DE  Lage>evais. 

(La  fin  h  \in  •prochain  nnmrro.) 


DE  L'IRLANDE. 


PREMIERE    PARTIE. 


Tandis  que  par  toute  l'Europe  le  droit  est  sorti  des  violences  de  la 
conquête ,  et  que  les  élémens  les  plus  hostiles  ont  enfanté  par  leur 
fusion  des  nationalités  fortes  et  compactes,  une  union  s'est  formée 
qui ,  après  sept  siècles  de  durée ,  ne  semble  guère  plus  étroite  qu'au 
premier  jour.  Il  est  une  contrée  où  la  civilisation  des  temps  modernes 
a  dépassé  les  rigueurs  qu'infligèrent  aux  nations  les  barbares  vomis 
sur  le  monde  romain ,  où  les  vaincus  perdirent  avec  l'indépendance 
les  droits  même  que  la  nature  départit  à  tous  les  êtres.  Déclaré  inca- 
pable de  posséder  comme  de  transmettre ,  ne  pouvant  se  relever  par 
son  travail  de  l'exhérédation  qui  pesait  sur  lui ,  l'homme  n'y  tint  plus 
à  la  vie  que  par  l'espoir  de  la  vengeance.  Destitué  de  tous  les  droits 
de  la  famille ,  placé  en  dehors  de  la  société  civile ,  il  devint  de  plus 
en  plus  étranger  à  ses  transactions,  et  finit  par  repousser  comme 
odieuses  toutes  les  obligations  qu'elle  impose.  Redescendu  jusqu'à 
la  barbarie ,  sa  haine  y  puisa  des  ressources  aussi  terribles  qu'inat- 
tendues :  alors  les  vainqueurs  s'arrêtèrent  à  leur  tour  et  commen- 
cèrent à  pénétrer  le  danger  de  leur  œuvre. 

Ils  comprirent  qu'il  n'y  avait  pas  de  milieu  entre  une  extermina- 
tion physiquement  impossible  et  un  système  au  moins  partiel  de 
redressement.  Dans  ces  demeures  dont  les  possesseurs  venaient  de 
succomber  sous  la  forfaiture,  on  ne  pouvait  reposer  la  nuit  sans  en- 
tendre siffler  des  balles  ou  voir  se  dresser  dans  l'ombre  un  furtif  in- 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cendie.  Ce  sol  dont  on  s'était  emparé  restait  sans  culture  aux  mains 
de  ses  nouveaux  maîtres ,  malgré  l'éclat  de  sa  verdure  et  la  fraîcheur 
de  ses  eaux  :  et  comment  n'en  eût-il  pas  été  ainsi?  La  population 
indigène,  privée  de  toute  propriété,  et  sans  aucune  garantie  pour 
celle  qu'elle  acquerrait  au  prix  de  ses  sueurs,  était  devenue  inca- 
pable de  contracter  une  obligation  légale  en  même  temps  qu'elle 
restait  sans  motif  d'excitation  pour  elle-même.  La  verge  du  despo- 
tisme avait  touché  l'Irlande  et  y  avait  tout  desséché  jusqu'à  la  racine. 
Aussi  l'égoïsme  ramena-t-il,  sinon  vers  la  justice,  du  moins  vers  une 
politique  moins  meurtrière.  On  rendit  quelques  droits  de  propriété 
à  ces  ilotes,  alln  d'être  en  mesure  de  traiter  avec  eux,  à  peu  près 
comme  le  planteur  des  Antilles  soigne  la  santé  de  ses  esclaves  pour 
profiter  de  leur  travail. 

On  espérait  d'abord  limiter  des  concessions  dont  on  cherchait  la 
mesure  dans  son  propre  intérêt;  mais  les  gouvernemens  ne  s'arrêtent 
pas  plus  dans  la  voie  des  réparations  que  dans  celle  de  l'iniquité. 
Un  premier  redressement  en  appelle  nécessairement  un  autre,  car 
chaque  conquête  accomplie  donne  plus  d'autorité  aux  réclamations, 
plus  de  force  pour  les  faire  valoir. 

Aussi  vit-on  s'engager  dès  cette  époque,  entre  les  vainqueurs  et 
les  vaincus,  une  lutte  dont  le  dernier  terme  devait  être  l'égalité  par- 
faite des  uns  avec  les  autres.  Pour  la  soutenir,  l'Angleterre  s'appuya 
sur  sa  puissance  et  sa  richesse,  l'Irlande  sur  sa  misère  et  son  déses- 
poir :  l'une  entendant  maintenir  son  système  d'oppression  avec  d'au- 
tant plus  de  rigueur  qu'elle  était  contrainte,  par  les  nécessités  môme 
de  sa  politique,  de  faire  dans  l'ordre  civil  des  concessions  plus  nom- 
breuses; l'autre  faisant  de  sa  turbulence  le  dernier  rempart  de  sa 
nationalité  et  acquérant  de  plus  en  plus  la  conviction  que  le  secret  de 
sa  délivrance  était  dans  celui  de  sa  force. 

Cette  lutte  a  rempli  la  seconde  moitié  du  dernier  siècle  et  tout  le 
commencement  de  celui-ci.  L'Irlande  a  poursuivi  la  conquête  de  sa 
liberté  tantôt  par  la  force,  tantôt  par  les  voies  légales,  mais  toujours 
en  se  montrant  menaçante.  Soit  qu'elle  ait  dû  à  l'insurrection  d'Amé- 
rique le  rapport  des  lois  pénales,  à  la  révolution  française  ses  pre- 
miers droits  politiques,  à  une  association  puissante  et  aux  complica- 
tions de  l'Europe  sa  récente  émancipation  religieuse,  elle  peut  dire 
qu'elle  a  tout  conquis  en  inspirant  la  crainte  et  qu'elle  n'a  rien  obtenu 
de  la  justice  de  sa  cause. 

Une  telle  conviction  laisserait  au  sein  de  tous  les  peuples  les  germes 
d'une  irritation  peut-être  éternelle.  Qu'est-ce  donc  lorsque  la  contrée 


DE  L'IRLANDE.  331 

la  plus  malheureuse  de  l'Europe ,  arrivée  au  but  de  ses  longs  efforts, 
au  terme  suprême  de  ses  espérances,  commence  à  entrevoir  que  le 
poids  de  ses  longues  douleurs  doit  continuer  de  l'accabler?  Qu'est-ce 
lorsqu'il  lui  reste  démontré  que  ses  maux  ont  des  racines  plus  pro- 
fondes que  la  haine  môme  de  ses  ennemis? 

Telle  est  pourtant  l'impression  qu'on  reçoit  tout  d'abord  en  regar- 
dant de  près  aux  affaires  d'Irlande.  Un  examen  quelque  peu  sérieux 
rend  diflîcile  d'espérer  que  la  solution  des  questions  parlementaires 
aujourd'hui  débattues,  en  admettant  même  la  conclusion  la  plus 
favorable ,  puisse  rendre  à  ce  pays  une  tranquillité  dont  il  a  perdu 
l'habitude  et  jusqu'au  souvenir.  La  loi,  ne  réformera  point,  par  sa 
seule  autorité ,  des  mœurs  héréditaires;  elle  ne  changera  pas,  de 
bien  long-temps  du  moins,  des  usages  invétérés  qui  arrêtent  l'essor 
de  toute  culture  et  atteignent  la  prospérité  publique  à  sa  source.  Il  y 
a  en  Irlande  des  causes  de  souffrance  désormais  indépendantes  des 
griefs  politiques,  quoique  dans  l'origine  ceux-ci  aient  pu  les  provo- 
quer; il  en  est  d'autres  qui  tiennent  à  son  génie  autant  qu'à  sa  for- 
tune, à  sa  nature  autant  qu'à  son  histoire  :  ces  causes  s'enlacent  aux 
racines  même  de  sa  nationalité.  Les  analyser  l'une  après  l'autre,  en 
indiquant  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  bon  gouvernement  et  ce  qu'il 
faut  laisser  au  temps  et  à  la  Providence;  expliquer  pourquoi  cette 
population  s'accroît  à  proportion  de  sa  misère  plus  rapidement  qu'elle 
ne  le  ferait  en  raison  de  sa  prospérité;  pressentir  l'action  qu'exercera 
l'Irlande  sur  les  destinées  de  la  Grande-Bretagne,  lorsque  les  ques- 
tions qui  les  divisent  auront  été  vidées,  ce  serait  là  le  sujet  d'une 
belle  et  philosophique  étude  :  elle  occupe  en  ce  moment  un  écrivain 
de  talent  auquel  on  doit  de  brillans  aperçus  sur  l'Amérique  du 
Nord  (1),  et  nous  ne  pouvons,  pour  notre  compte,  présenter  qu'une 
trop  rapide  esquisse  d'un  tableau  à  peine  entrevu.  Celle-ci  est  de- 
venue néanmoins  le  complément  obligé  de  travaux  antérieurs  sur 
l'Angleterre, la  conséquence  d'une  appréciation  qui  resterait  incom- 
plète sans  elle. 

L'Irlande  est  appelée  à  exercer  sur  l'esprit  public,  au  sein  de  la 
Grande-Bretagne,  une  influence  dont  les  résultats  sont  encore  incal- 
culables. Au  ressort  de  l'agitation  qu'elle  ne  brisera  qu'après  s'être 
mise  sur  le  pied  d'une  pleine  égalité  avec  sa  dominatrice  et  s'être 
assuré  une  représentation  proportionnée  à  son  importance,  elle 
substituera  celui  du  mouvement  démocratique  dont  ses  députés  de* 

(I)  M.  Gustave  de  Beaiimont. 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viendront  les  organes  au  sein  du  parlement  anglais.  L'Irlande  enta- 
mera l'unité  de  l'Angleterre  aristocratique  et  protestante  par  la  vio- 
lence de  ses  passions  politiques,  destinées  à  survivre  à  la  lutte  natio- 
nale, et  par  le  prosélytisme  inhérent  à  sa  foi  religieuse;  elle  sera 
pour  l'édifice  du  Church  and  State  comme  un  dissolvant  irrésistible 
et  une  antithèse  vivante. 

Jusqu'ici  ce  pays  a  toujours  montré  l'insurrection  en  perspective; 
admis  bientôt  à  la  plénitude  des  droits  politiques,  il  s'appuiera  sur 
une  force  plus  redoutable,  sur  la  puissance  d'une  idée.  Par  l'Irlande 
et  par  l'union  législative ,  on  peut  l'affirmer  déjà  sans  témérité,  périra 
la  constitution  britannique,  qui  traverserait  de  longs  siècles  encore 
si  des  mains  anglaises  devaient  seules  l'attaquer.  Sous  les  coups  de 
cette  contrée  si  long-temps  esclave  succombera  l'aristocratie  angli- 
cane avec  les  institutions  politiques  et  religieuses  qui  la  protègent  : 
pressentiment  qui,  depuis  long-temps,  n'échappe  ni  à  l'une  ni  à 
l'autre;  destinée  singulière  qui  explique  la  haine  de  celle-ci,  et  que 
celle-là  pourra  présenter  aux  nations  comme  un  éclatant  exemple  de 
la  justice  divine. 

Quel  événement  a  donc  élevé  entre  deux  peuples  que  tous  leurs 
intérêts  matériels  rapprochent,  cette  infranchissable  barrière?  Com- 
ment ces  deux  sources  n'ont-elles  pas  depuis  long-temps  confondu 
leurs  eaux  dans  un  môme  océan ,  et  d'où  vient  qu'on  peut ,  dès  à  pré- 
sent, pressentir  entre  ces  deux  élémens  une  guerre  qui,  plus  que 
toute  autre  cause ,  hâtera  la  chute  du  plus  durable  édifice  élevé  par 
la  main  des  hommes? 

Ce  n'est  pas  du  fait  de  la  conquête  normande  que  l'Irlande  souffre 
et  gémit  au  temps  actuel  ;  ce  n'est  pas  l'expédition  de  Henri  II  et  la 
bulle  d'Adrien  IV  qui  ont,  depuis  deux  siècles,  placé  ce  pays  dans 
une  attitude  presque  constante  d'insurrection.  La  perte  d'une  natio- 
nalrté  primitive  est  chose  douloureuse  sans  aucun  doute,  et  les 
peuples  reportent  long-temps  leur  pensée  vers  ce  souvenir,  comme 
les  hommes  vers  leur  jeunesse;  mais  les  écrivains  les  plus  chaleu- 
reusement dévoués  au  culte  des  causes  vaincues  confessent,  sans 
hésiter,  que  la  suite  des  âges  cicatrise  de  telles  blessures.  Le  nier  se- 
rait prétendre  que  les  bourgeois  de  Londres  maudissent  à  l'heure 
qu'il  est  la  mémoire  des  compagnons  de  Guillaume-Ie-Bâtard,  bien 
qu'ils  ne  manquent  jamais  de  dire  avec  plus  d'orgueil  que  de  vérité  : 
nos  ancêtres  les  Normands;  ce  serait  admettre  que  les  Gaulois  gar- 
dent encore  rancune  aux  Francs,  les  Espagnols  aux  Goths,  les  Ita- 
Uens  aux  Lombards.  La  chrétienté  s'est  constituée  par  la  conquête; 


DE  L'IRLANDE.  333 

les  peuples  auxquels  manquèrent  ses  épreuves,  ont  marché ,  nul  ne 
l'ignore ,  d'un  pas  moins  ferme  dans  cette  grande  route  de  la  civili- 
sation européenne  dont  l'invasion  fut  le  point  de  départ  et  dont  les 
révolutions  politiques  sont  les  étapes.  Quelles  qu'aient  été  les  souf- 
frances du  peuple  anglo-saxon,  il  n'est  douteux  pour  personne  que 
i'Angleterre  ne  doive  ses  glorieuses  destinées  à  cet  esprit  normand 
qui  l'a  si  fortement  organisée  à  l'intérieur,  en  même  temps  qu'il  lui 
imprimait  au  dehors  une  impulsion  énergique.  Si  l'expédition  de 
Henri  II  a  eu  pour  l'Irlande  des  résultats  très  différens,  c'est  qu'elle 
s'est  produite  dans  des  conditions  aussi  très  différentes;  et  l'on  doit 
bien  moins  plaindre  les  Irlandais  d'avoir  été  soumis  par  un  peuple 
supérieur  en  puissance  et  prédestiné  à  de  grandes  choses,  que  de  ne 
pas  s'être  trouvé  en  mesure  de  recueillir  les  fruits  produits  ailleurs 
par  de  tels  évènemens. 

La  conquête  d'Érin  par  les  princes  de  la  maison  de  Plantagenet 
était  la  conséquence  forcée  de  l'établissement  de  la  monarchie  nor- 
mande dans  l'île  voisine.  Comme  la  plupart  des  grands  évènemens 
historiques,  elle  est  sortie  des  faits  eux-mêmes,  bien  plus  que  des 
combinaisons  d'une  politique  habile.  Avant  que  le  fils  de  Mathilde  se 
décidât  à  joindre  à  ses  nombreux  domaines  d'Angleterre  et  de  Nor- 
mandie, d'Anjou,  de  Poitou  et  de  Guiennc,  la  pauvre  seigneurie 
d'Irlande ,  l'occupation  du  littoral  de  ce  pays  par  des  aventuriers  an- 
glais était  irrévocablement  consommée.  Les  Strougbow,  les  Fitz- 
Stephen ,  les  Fitz-Gerald ,  et  leurs  compagnons  bardés  de  fer,  avaient 
déjà  pris  pied  dans  cette  île,  et  dès  long-temps  la  barbarie  et  l'im- 
prévoyance des  chefs  indigènes,  en  lutte  éternelle  les  uns  contre  les 
autres,  avaient  porté  un  coup  mortel  à  la  cause  de  l'indépendance. 
Pressée  entre  les  Norvégiens  depuis  plus  d'un  siècle  maîtres  de  ses 
ports,  et  les  chevaliers  entreprenans  qui,  chaque  jour,  appelaient  à 
leur  aide  de  nouveaux  auxiliaires,  l'Irlande  devait  entrer  par  une  voie 
ou  par  une  autre  dans  le  mouvement  européen  à  part  duquel  elle  avait 
vécu  jusqu'alors.  En  allant  recevoir  à  Dublin  l'hommage  de  ses  vas- 
saux anglais  que  leurs  succès  militaires  ou  leurs  alliances  rendaient 
déjà  possesseurs  de  vastes  domaines  en  Irlande ,  Henri  II  ne  fit  que 
régulariser  un  fait ,  à  bien  dire  consommé  ;  il  rattacha  au  trône  du 
suzerain  les  anneaux  brisés  de  la  grande  chaîne  féodale. 

La  cour  de  Rome  suivit  les  inspirations  d'une  politique  analogue 
en  sanctionnant  l'invasion  normande.  Peut-être  l'intérêt  pieux  qui 
s'attache  aux  nationalités  éteintes  a-t-il,  sous  ce  rapport,  égaré 
l'opinion ,  et  altéré  en  quelque  chose  le  caractère  de  cette  période 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

historique.  On  a  reproché  avec  amertume  au  pape  Adrien  d'avoir 
donné  les  mains  à  la  sujétion  de  la  nation  irlandaise,  qui  jusqu'alors 
s'était  tenue  isolée  de  Rome  comme  du  reste  du  monde ,  mettant  son 
indépendance  sous  la  garde  de  sa  barbarie.  Mais  d'où  serait  donc 
sortie  cette  magnifique  unité  que  l'Europe  dut  au  saint-siége ,  si  ce- 
lui-ci ne  s'était  fait  le  centre  des  intérêts  comme  des  idées,  et  s'il 
n'avait  osé  préférer  parfois  aux  individualités  faibles  et  sans  ressort 
les  races  dépositaires  des  germes  de  puissance  et  d'avenir?  Rome  a 
toujours  cherché  à  s'appuyer  sur  la  force,  nous  l'accordons  sans 
peine  au  grand  écrivain  qui  a  dressé  contre  sa  politique  l'acte  le  plus 
spécieux  d'accusation  (1)  ;  mais  un  tel  système  ne  s'explique-t-i!  pas 
par  la  seule  raison  que  l'unité  était  le  but  de  tous  ses  efforts  et  sa 
préoccupation  la  plus  constante?  Comment  Grégoire  VII  eût-il  réa- 
lisé son  œuvre  immense ,  la  restauration  do  la  société  spirituelle  au 
sein  de  l'Europe  dominée  par  la  force  militaire  ,  si  ce  pontife  et  ses 
successeurs  à  la  tiare  n'avaient  rallié  ù  la  tige  de  la  chrétienté  toutes 
ces  individualités  indépendantes ,  toutes  ces  églises  éparses ,  branches 
sans  sève  plus  d'à  moitié  fanées,  lorsque  Hildebrand  fonda  le  système 
européen  sur  le  hardi  développement  de  l'idée  catholique? 

Quelque  poétiques  tableaux  qu'on  se  plaise  à  tracer  de  la  position 
antérieure  de  l'Irlande,  dont  les  monastères,  en  effet,  servirent  un 
moment  de  refuge  à  la  science  religieuse  pendant  la  crise  continen- 
tale des  Y"  et  vr  siècles,  il  est  incontestable  que  vers  le  temps  où  la 
flotte  anglaise  débarqua  sur  ses  rivages,  protégée  par  une  bulle 
pontificale,  le  clergé  irlandais  touchait  à  un  degré  d'ignorance 
voisin  de  la  barbarie.  Les  plaintes  éloquentes  de  saint  Bernard  ei 
une  multitude  de  faits  constatés  par  tous  les  documens  contempo- 
rains attestent  qu'une  réforme,  opérée  dans  le  but  de  rattacher 
l'Irlande  au  saint-siége,  pouvait  seule  y  sauver  cette  discipline  ecclé- 
siastique par  laquelle  le  catholicisme  a  vécu  jusqu'à  nos  jours.  Que 
Rome  ait  cédé  à  cette  pensée,  qu'elle  ait  fait  acte  de  déférence  envers 
un  pouvoir  qu'il  était  nécessaire  de  ménager,  que  ces  vues  diverses 
se  soient  plus  ou  moins  combinées  pour  déterminer  sa  conduite,  c'est 
là  un  problème  que  le  publiciste  n'a  pas  intérêt  à  résoudre;  mais  ce 
qui  doit  rester  bien  établi  pour  arriver  à  une  appréciation  exacte  des 
évènemens,  en  remontant  jusqu'à  leur  principe,  c'est  l'entraînement 
qui  poussait  la  Grande-Bretagne  sur  l'Irlande  ,  l'impossibilité  où  était 
un  peuple  à  peu  près  sauvage  de  garder  long-temps  son  indépen- 

(»)  M.  Augustin  Thierry. 


DE   l'IRLAXDE.  3^ 

dance  entre  les  ostmcn  de  la  IMjer  du  Nord  et  les  fiers  barons  d'An- 
gleterre. 

Pourquoi  le  fait  de  la  conquête  qui ,  au  bout  de  quelques  siècles, 
amena  la  fusion  des  Saxons  et  des  Normands,  n'a-t-il  produit  en 
Irlande  qu'une  oppression  continuée  jusqu'à  nos  jours?  D'où  vient 
que  tant  de  douleurs  sont  demeurées  stériles,  et  que  les  fils  n'ont  pas 
recueilli  le  prix  du  sang  de  leurs  pères? 

Lorsque  la  bataille  de  Hastings  eut  livré  aux  Normands  le  royaume 
anglo-saxon ,  ce  pays  possédait  une  unité  d'organisation  dont  l'Ir- 
lande était  entièrement  dépourvue  au  temps  de  l'invasion  de  Henri  II. 
Si  cette  unité  contribua  à  rendre  plus  prompte  la  soumission  de 
l'Angleterre  après  la  défaite  du  roi  Harold,  inconvénient  inhérent 
à  tous  les  pouvoirs  centralisés,  elle  dut  aussi  donner  aux  vaincus 
bien  plus  de  moyens  pour  agir  à  la  longue  sur  les  conquérans ,  en 
exerçant  sur  ceux-ci  une  influence  égale  à  celle  qu'ils  subissaient, 
eux-mêmes.  Aussi  avons-nous  montré  (1) ,  sous  les  premiers  succes- 
seurs de  Guillaume,  l'élément  saxon  intervenant  d'une  manière 
énergique  dans  la  politique  anglaise,  et  décidant  par  son  propre 
poids  l'issue  des  plus  grands  évènemens.  Quels  qu'eussent  été  les 
terribles  effets  de  la  conquête ,  il  y  eut,  dès  ce  moment,  en  Angle- 
terre ,  action  et  réaction  réciproque.  Les  deux  intérêts  partout  en 
présence  se  combinèrent  étroitement,  et  un  esprit  nouveau,  qui  ne 
fut  ni  le  pacifique  esprit  saxon,  ni  le  belliqueux  esprit  normand, 
mais  un  composé  de  l'un  et  de  l'autre,  sortit  bientôt  de  ces  épreuves 
sanglantes,  et  vint  prendre  en  Europe  la  place  éminente  qu'il  y  occupe 
encore.  De  plus ,  l'Angleterre,  résidence  des  rois  et  des  plus  puissans 
seigneurs ,  absorba  bientôt  le  duché  de  Normandie ,  comme  le  prin- 
cipal absorbe  l'accessoire  ;  la  terre  conquise  devint  métropole  de  la 
terre  conquérante  ;  et  ceci  ne  contribua  pas  peu  à  effacer  les  traces 
de  la  violence ,  en  constituant  enfin  dans  ses  conditions  normales  la 
puissante  nationalité  britannique. 

Pour  apprécier  le  caractère  de  la  conquête  de  Henri  II,  continuée 
par  ses  successeurs  jusqu'à  Elisabeth  et  Cromwell,  il  faut  prendre, 
à  bien  dire ,  le  contre-pied  de  tout  cela.  Pendant  qu'en  Angleterre 
les  divers  royaumes  saxons  étaient  réunis  sous  un  même  sceptre,  et 
passaient  dès-lors  tous  ensemble  sous  les  lois  du  vainqueur,  l'anar- 
chie dévorait  l'Irlande  où  des  chefs  nombreux  revendiquaient  tour  à 
tour  une  suprématie  contestée.  Des  luttes  perpétuelles ,  des  ven- 

(1)  De  V  .inrj  le  terre ,  etc.,  première  partie,  n»  du  1.5  octobre  1838. 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

geances  de  cannibales,  étaient  le  résultat  quotidien  d'un  état  de 
choses  qui ,  s'il  donnait  peut-être  à  l'étranger  plus  de  facilité  pour 
vaincre,  lui  interdisait  de  tirer  aucun  fruit  durable  de  sa  victoire.  A 
ces  causes  d'éternelle  mobilité  venaient  se  joindre  des  coutumes  an- 
tiques dont  l'influence  rendait  impossible  toute  organisation  perma- 
nente de  la  société ,  et  qui  maintenait  la  population  dans  des  habi- 
tudes pastorales  et  presque  nomades. 

Au  premier  rang  de  ces  institutions  dont  la  funeste  action  s'est  fait 
sentir  jusque  dans  les  temps  modernes,  un  historien  judicieux  (1) 
place,  avec  raison,  le  tanistry  et  le  gavdkind.  On  sait  que  l'organi- 
sation par  clan  existait  en  Irlande  comme  parmi  toutes  les  populations 
gaéliques,  et  que  la  loi  du  tanistnj  combinait  de  la  façon  la  plus  fâ- 
cheuse le  droit  héréditaire  avec  celui  d'élection ,  en  n'accordant  au 
tanist  qu'un  titre  éventuel,  toujours  soumis  à  la  sanction  des  membres 
de  son  clan.  Les  querelles  domestiques  qu'une  telle  loi  ne  pouvait 
manquer  de  susciter  et  qui  se  vidaient  toujours  par  la  force,  entre- 
tenaient ainsi  dans  la  nation  un  esprit  opposé  à  tout  établissement 
assis  sur  des  bases  solides.  Le  (javelkind  était  un  mode  de  tenure 
d'après  lequel  les  terres  étaient  partagées  sans  condition  de  primo- 
géniture,  non  pas  en  descendant  directement  à  tous  lesenfans,  selon 
nos  idées  modernes ,  mais  en  faisant  d'abord  retour  au  clan  où  elles 
étaient  réunies  en  une  masse  commune.  Alors,  à  des  époques  déter- 
minées, le  cf«//?ww?/ en  faisait  une  nouvelle  répartition,  dans  laquelle 
il  assignait,  peut-être  selon  des  règles  aujourd'hui  inconnues,  peut- 
être  selon  son  caprice,  leur  portion  respective  aux  divers  chefs  de 
famille.  Un  tel  système,  par  l'incertitude  qu'il  laissait  planer  sur  la 
propriété ,  était ,  on  le  comprend ,  aussi  funeste  à  tous  les  progrès  de 
l'agriculture  que  contraire  à  toute  organisation  régulière  de  la  so- 
ciété. Cette  coutume  se  maintint ,  jusqu'au  temps  de  Jacques  1" ,  au 
sein  des  populations  indigènes;  et  sir  John  Davies,  lord  chef  justice 
d'Irlande  sous  ce  règne,  dans  un  livre  qui  est  encore  la  source  la 
plus  abondante  et  la  plus  sûre  d'informations  (2) ,  affirme  même  que, 
de  son  temps ,  on  reconnaissait  à  leur  aridité  absolue  les  districts  où 
s'appliquait  alors  le  gavelkind. 

Livré  à  des  luttes  interminables  et  à  des  habitudes  désordonnées , 
le  peuple  irlandais,  sans  arts ,  sans  industrie,  habitant  des  huttes  con- 
struites en  terre ,  et  ne  voyant  s'élever  sur  son  littoral  que  quelques 

(1)  Le  docteur  John  Lingard ,  tom,  I ,  cliap.  V. 

(2)  Davies'  Discovenj  of  the  Irue  causes  whij  ireland  tverc  never  cntirelij  subdued,  tilt 
his  majeslif  happij  reign. 


DE  L'IRLANDE.  337 

villes  construites  par  des  pirates  norvégiens ,  ou  de  rares  forteresses 
bâties  par  les  envahisseurs  anglais ,  était  donc ,  au  xii"*  siècle ,  en  ar- 
rière de  toutes  les  nations  qui  convoitaient  son  sol  fertile.  Cette  si- 
tuation ne  lui  permit  pas  de  préparer  contre  l'invasion  une  résistance 
régulière  et  sérieuse.  Mais,  chose  bien  plus  grave ,  elle  eut  pour  effet 
de  la  laisser  hors  de  tout  contact  avec  les  vainqueurs.  Aussi ,  préservé 
de  leur  poursuite  par  sa  pauvreté  môme,  réfugié  dans  ses  montagnes 
et  ses  marais  inaccessibles,  continua-t-il  d'y  vivre  de  la  vie  de  ses 
pères.  Reculant  de  quelques  lieues  dans  l'intérieur  de  son  île ,  il  put 
rester  sans  relation  avec  la  royauté  étrangère  campée  sur  ses  rivages. 

Celle-ci  ne  songea  pas  d'abord  à  pousser  loin  ses  avantages.  N'en 
eût-elle  pas  d'ailleurs  été  empêchée  par  la  faiblesse  de  ses  moyens  et 
le  petit  nombre  de  ses  soldats?  Henri  débarquant  àWaterford  pour 
recevoir,  dans  un  palais  de  bois  construit  pour  la  circonstance,  l'hom- 
mage de  ses  chevaliers  devenus  grands  feudataires ,  et  celui  de  quel- 
ques chefs  que  leurs  querelles  intestines  avaient  associés  à  sa  fortune, 
ne  ressemblait  nullement  à  Guillaume  de  Normandie  débarquant  à 
Pevensey,  et  jurant,  en  saisissant  de  ses  mains  la  terre  saxonne, 
qu'elle  «  serait  sienne  par  la  splendeur  de  Dieu.  »  L'un  était  suivi 
d'une  cour,  l'autre  d'une  armée;  l'un  voulait  de  l'encens,  l'autre  de  la 
puissance.  Celui-ci  trouva  un  peuple  avancé  en  civilisation,  de  la 
propriété  duquel  il  s'empara  sans  hésitation  comme  sans  pitié,  ne  lais- 
sant pas  une  terre,  pas  un  château,  pas  une  personne,  sans  les  faire 
entrer  de  force  dans  l'ensemble  de  son  vaste  système;  celui-là  eut 
affaire  à  des  peuplades  qui  s'enfuirent  devant  lui ,  et  que  ses  succes- 
seurs ne  surent  point  atteindre  au  centre  de  leurs  intérêts  et  dans 
l'intimité  de  leur  vie  pastorale.  La  conquête  de  l'Angleterre  fut  ter- 
rible dans  ses  effets  immédiats ,  mais  elle  porta  des  fruits  rapides , 
car  il  y  avait  pour  les  deux  races  des  points  par  où  se  prendre  et 
s'assimiler.  La  conquête  de  l'Irlande  ne  fut  d'abord  ni  oppressive  ni 
sanglante;  mais,  au  lieu  d'enfanter  une  nationaUté  nouvelle,  son  seul 
effet  fut  de  jeter  sur  une  rive  lointaine  une  colonie  qui  perdit  l'esprit 
national  sans  en  acquérir  un  autre ,  et  d'arrêter,  par  l'établissement 
de  ce  foyer  permanent  d'irritation ,  les  progrès  naturels  de  la  race 
indigène.  La  nationalité  anglo-saxonne  expira  pour  renaître;  la  na- 
tionalité irlandaise  se  maintint  en  face  d'un  élément  trop  faible  pour 
l'absorber,  trop  fort  pour  ne  pas  s'efforcer  de  consolider  son  éta- 
blissement par  l'extension  de  ses  conquêtes  et  l'emploi  de  tous  les 
moyens. 

La  royauté  anglaise  éprouva ,  dès  l'origine ,  un  double  embarras 

TOME  XYII.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  sa  politique  à  l'égard  de  l'Irlande.  Les  chefs  indigènes  qui,  pour 
obtenir  des  secours  contre  leurs  rivaux,  avaient  été  conduits  à  la  re- 
connaître ,  croyaient  en  faire  assez  pour  le  roi  de  l'île  voisine  en  lui 
rendant  quelques  devoirs  insignifians,  et  en  l'entourant  d'un  sauvage 
cortège  lorsqu'il  apparaissait  en  personne  dans  sa  seigneurie  d'Irlande. 
Ces  chefs  entendaient,  du  reste,  continuer  d'appliquer  leurs  anti- 
ques coutumes;  et  jusque  dans  les  limites  du  Pcde,  barrière  que  ne 
dépassaient  pas  les  envahisseurs,  les  clans  alliés  maintenaient  avec 
un  saint  respect  les  lois  des  Bréhons,  en  face  des  statuts  rendus  par 
le  parlement  irlandais  ou  importés  d'Angleterre.  D'un  autre  côté, 
les  seigneurs  auxquels  la  couronne  avait  accordé  une  investiture  à 
peu  près  nominale,  et  dont  elle  avait  subi  les  conditions  plutôt  qu'elle 
n'avait  fait  les  siennes  avec  eux,  ne  prirent  conseil  que  de  leur  am- 
bition, toutes  les  fois  qu'il  put  s'agir  d'étendre  leurs  domaines,  môme 
au  mépris  de  la  foi  jurée.  Ils  se  mirent  bien  plus  en  peine  de  leurs 
intérêts  particuliers  que  des  intérêts  de  l'établissement  anglais  en 
Irlande.  De  là  des  violences  qui  contribuèrent  à  faire  triompher  des 
cupidités  personnelles,  mais  au  prix  d'une  haine  chaque  jour  plus 
\ive  et  de  périls  plus  imminens.  Dans  cette  lamentable  histoire,  les 
torts  de  la  royauté  tiennent  bien  plus  à  son  éloignement  et  à  sa  fai- 
blesse qu'à  de  mauvais  desseins  et  à  des  préméditations  condam- 
nables. L'Irlande,  pour  être  juste,  aurait  bien  moins  à  lui  reprocher 
une  oppression  systématique  qu'une  impuissance  peut-être  plus 
désastreuse  encore. 

Les  natifs,  de  plus  en  plus  pressés  par  les  seigneurs,  s'adressèrent 
vainement  au  trône  pour  en  recevoir  une  protection  qu'il  eût,  sans 
doute ,  été  dans  ses  désirs  comme  dans  ses  intérêts  de  leur  accorder, 
mais  que  l'indépendance  à  peu  près  complète  des  grands  feudataires 
irlandais,  dans  le  cours  des  xiii'^  et  xiv*'  siècles,  rendait  évidemment 
impossible.  Privés  dès-lors  de  tout  espoir  de  redressement,  ils  ne 
comptèrent  plus  que  sur  eux-mêmes;  et  chaque  rocher  du  rivage, 
chaque  forêt  de  l'intérieur  devint  une  citadelle  dans  cette  guerre 
acharnée  qu'alimenta  le  sang  de  tant  de  générations,  et  dont  les  feux 
mal  éteints  ont  failli  si  souvent  se  rallumer  de  nos  jours. 

Tant  que  les  dissensions  religieuses  ne  vinrent  pas  intéresser  les 
passions  populaires  dans  les  affaires  d'Irlande  et  donner  à  celles-ci 
un  caractère  tout  nouveau,  l'Angleterre  Gt  des  vœux  toujours  sin- 
cères ,  et  des  efforts  quelquefois  efficaces  pour  hâter  les  progrès  et  la 
pacification  de  la  vaste  contrée  nominalement  soumise  à  sa  puis- 
sance. Nous  venons  de  dire  qu'à  cet  égard  elle  manqua  de  force  ;  il 


DE  L'IRLANDE.  339 

suffit  de  songer  au  temps  pour  ne  pas  s'étonner  qu'elle  manquât  aussi 
de  lumière. 

Au  lieu  d'asseoir  les  destinées  de  la  terre  conquise  sur  la  fusion 
graduelle  des  deux  races,  elle  procéda  par  des  voies  tout  opposées. 
Pendant  qu'elle  maintenait  avec  rigueur  l'oppression  des  natifs,  on  la 
vit  concéder  à  un  certain  nombre  d'entre  ceux-ci ,  pour  prix  de  leur 
soumission  ou  de  leurs  services,  le  titre  et  la  qualité  d'Anglais  avec 
tous  les  privilèges  attachés  au  sang  des  vainqueurs;  système  ana- 
logue à  celui  qui  prévalait  dans  l'Amérique  espagnole  et  portugaise , 
où  des  noirs  étaient  déclarés  blancs  par  lettres  patentes,  et  relevés 
ainsi  de  la  flétrissure  qui  les  atteignait  au  berceau.  Que  ne  valait  pas 
une  telle  prérogative  en  un  siècle  et  en  un  pays  où  le  bénéfice  sacré 
de  la  justice  et  des  lois  était  restreint  à  ceux  qui  pouvaient  invoquer 
une  origine  anglaise  ou  une  concession  équivalente?  Les  sauvages 
natifs  [thr  ivild Irish),  pour  parler  la  langue  officielle  qui  s'est  con- 
servée presque  jusqu'à  nos  jours,  restaient  en  effet  en  dehors  d'une 
société  qui  ne  les  connaissait  que  comme  les  objets  d'une  guerre 
éternelle.  En  parcourant  l'histoire  de  ce  pays,  on  tombe  à  chaque 
instant  sur  des  faits  et  sur  des  textes  que  l'on  dirait  détachés  des 
tables  d'airain  de  la  loi  décemvirale. 

Cette  manière  de  relever  de  leur  déchéance  quelques  chefs  et  quel- 
ques tribus  était  sans  doute  vicieuse  en  soi,  puisqu'elle  maintenait 
ce  qu'il  aurait  fallu  détruire.  Cependant  elle  eût  fini  par  produire  des 
résultats  avantageux  ,  si  ce  mode  de  naturalisation  avait  pu  recevoir 
toute  l'extension  que  les  rois  d'Angleterre  auraient  vraisemblable- 
ment essayé  de  lui  donner;  car  rien  n'établit  que  ces  princes  ou  leurs 
lieutenans  en  Irlande  se  refusassent  à  faire  jouir  du  bénéfice  de  la 
loi  anglaise  les  Irlandais  qui  le  réclamaient.  Mais  un  invincibleobstacle 
à  cette  émancipation  se  rencontra  dans  un  corps  que  l'histoire  peut 
justement  flétrir  comme  le  principal  instrument  des  calamités  de  sa 
patrie ,  le  parlement  anglo-irlandais.  Celui-ci  repoussa  toujours  avec 
véhémence  l'admission  des  indigènes  au  bénéfice  du  droit  commun  ; 
il  maintint  avec  un  soin  jaloux  la  réprobation  légale  qui  légitimait  par 
elle  seule  ses  plus  coupables  violences.  Ce  fut  ainsi  qu'on  le  vit,  sous 
Edouard  1"  et  sous  Edouard  III,  résister  énergiquement  aux  vœux 
de  la  royauté,  et  se  refuser  d'étendre  à  des  clans  qui  la  sollicitaient 
comme  une  grâce,  la  jouissance  d'une  législation  dont  l'effet  eût  été 
de  rendre  leurs  propriétés  moins  précaires  et  leurs  têtes  plus  res- 
pectées. 

La  constitution  irlandaise  s'était  naturellement  façonnée  sur  le  par 

22. 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tron  des  institutions  de  l'île  voisine ,  encore  que  l'élément  monar- 
chique dût  exercer  en  Irlande  une  bien  moindre  action  que  dans  la 
Grande-Bretagne.  Au  bord  de  la  Tamise ,  la  royauté  partout  présente 
opposait  des  forces  organisées  dans  le  sein  même  des  vieilles  popu- 
lations saxonnes  aux  ambitieuses  coalitions  de  ses  vassaux  normands; 
au  bord  du  Shannon ,  la  royauté  absente  était  représentée  par  un 
délégué  contraint  de  traiter  avec  des  hommes  chez  lesquels  l'orgueil 
de  leur  descendance  anglaise  et  un  mépris  profond  de  l'Irlande  s'unis- 
saient à  des  mœurs  que  le  contact  de  la  barbarie  avait  rendues  plus  d'à 
moitié  sauvages;  fonctionnaire  revêtu  d'un  pouvoir  à  peine  reconnu 
dans  les  comtés  attenant  à  la  capitale,  et  condamné  à  servir  les  pas- 
sions de  colons  ignorans  et  méprisables,  au  lieu  d'être  l'agent  éclairé 
d'une  politique  nationale. 

Le  parlement  de  Dublin  était  originairement  composé  des  grands 
feudataires  et  des  évêques,  auxquels  on  adjoignit  plus  tard  des  dé- 
putés de  ces  villes  maritimes  dont  la  population ,  mi-partie  anglaise 
et  mi-partie  norvégienne,  avait  pris  des  accroissemens  de  plus  en 
plus  rapides.  Cette  législature  exerçait  un  pouvoir  sur  lequel  le  par- 
lement d'Angleterre,  comme  conseil  immédiat  du  souverain,  pré- 
tendit toujours  un  droit  de  suprématie  ,  motif  en  raison  duquel  il  y 
eut  également  appel  des  cours  de  justice  de  Dublin  à  celle  du  banc 
du  roi  à  Londres. 

Pendant  sa  longue  carrière ,  la  législature  irlandaise  agit  constam- 
ment sous  la  même  préoccupation.  Elle  voulait  en  même  temps 
atteindre  par  ses  lois  de  fer  la  race  indigène ,  dont  l'anéantissement 
était  le  dernier  mot  de  sa  politique,  et  prévenir  tout  contact  de  la 
population  coloniale  avec  ce  peuple  voué  à  une  impitoyable  exter- 
mination. De  là  des  statuts  dont  le  sens  véritable  échappe  à  qui  ne 
les  embrasse  pas  de  ce  point  de  vue ,  et  ne  comprend  pas  que  les  en- 
vahisseurs de  l'Irlande  mirent  autant  de  soin  à  se  tenir  séparés  de  la 
population  native  que  ceux  de  l'Angleterre  en  prirent  pour  l'absor- 
ber dans  une  commune  unité.  C'est  ainsi  que  dans  le  cours  du 
xiv"  siècle  (1)  des  lois  sont  portées  pour  interdire,  sous  peine  de 
haute  trahison  et  de  confiscation,  tout  mariage  entre  Anglais  et  Ir- 
landais ,  tout  rapport  établi,  soit  par  l'allaitement ,  soit  en  tenant  des 
fiouveau-nés  sur  les  fonts  du  baptême,  genre  d'affinité  que  ce 
peuple  estimait  aussi  étroite  et  plus  sacrée  que  la  paternité  même. 
D'autres  statuts  écartent  les  fils  d'Érin  de  toutes  les  maisons  reli- 

H)  Assemblée  de  Kilkenny,  1367. 


DE  L'IRLANDE.  341 

gieuses,  de  tous  les  bénéflces  ecclésiastiques,  et  poursuivent  avec 
rigueur  leurs  bardes,  ces  dépositaires  inspirés  des  traditions  na- 
tionales. 

Cependant  les  coups  portés  aux  indigènes  par  les  colons  renfermés 
dans  l'enceinte  du  pale  ne  suffisaient  pas  pour  atteindre  un  but  trop 
hautement  avoué  ;  car  un  peuple  a  la  vie  dure,  et  les  nations  ont  plus 
à  redouter  le  suicide  que  l'assassinat.  Ces  tentatives ,  impuissantes 
autant  que  cruelles,  n'avaient  pour  résultat  définitif  que  de  couper 
court,  chez  ces  peuples,  à  tous  les  progrès  qu'ils  eussent  faits  sans 
doute  dans  une  situation  plus  tranquille  :  aussi  reculaient-ils  dans  la 
barbarie  à  mesure  que  l'Europe  s'avançait  vers  la  civilisation  des 
temps  modernes.  Dans  le  cours  du  xv''  siècle ,  l'Angleterre ,  tout  en- 
tière à  ses  vues  ambitieuses  sur  la  France,  puis  déchirée  par  la 
guerre  civile ,  n'entretint  en  Irlande  que  quelques  bandes  sans  dis- 
cipline ;  elle  n'y  envoya  que  de  rares  subsides ,  auxquels  il  fallait 
suppléer  par  le  pillage.  Les  liens  déjà  si  faibles  qui  unissaient  les 
deux  contrées  se  relâchèrent  de  plus  en  plus ,  et ,  à  l'avènement  de 
Henri  VII ,  l'autorité  royale  n'était  reconnue  que  dans  une  partie 
des  quatre  comtés  de  Dublin,  Kildare,  Louth  et  Meath,  et  ne 
s'étendait  pas  à  plus  de  trente  milles  dans  l'intérieur.  Mais  de  cette 
époque  date  pour  l'Irlande  l'ouverture  d'une  ère  entièrement  nou- 
velle. Après  avoir  souffert  de  l'abandon  et  de  l'oubli  du  gouver- 
nement anglais ,  elle  allait  ressentir  les  maux  bien  plus  terribles  qu'un 
pouvoir  tyrannique  inflige  à  l'objet  d'une  haine  implacable  et  d'une 
persévérance  acharnée. 

C'est  du  sein  des  discordes  civiles  que  sortent  les  royautés  éner- 
giques, et  l'anarchie  fut  toujours  le  creuset  où  se  trempa  le  despo- 
tisme. La  maison  de  Tudor  appliqua  à  l'Irlande  la  force  immense 
que  les  malheurs  des  temps  lui  avaient  donnée  en  Angleterre.  A  ses 
efforts  prolongés  jusqu'à  la  mort  d'Elisabeth,  la  Grande-Bretagne 
dut  une  conquête  jusqu'alors  illusoire ,  et  qui  ne  date  en  réalité  que 
du  commencement  du  xvir  siècle.  Pendant  la  lutte  entre  les  mai- 
sons d'York  et  de  Lancastre ,  la  petite  colonie  anglo-irlandaise  avait 
lié  son  sort  à  la  fortune  de  la  rose  blanche.  Tous  les  prétendans  et 
tous  les  aventuriers  politiques ,  Lambert  Simnel  comme  [Perkin- 
Warbec,  avaient  essayé  de  s'en  faire  un  point  d'appui  ;  il  fallait  donc , 
pour  arriver  à  cette  consolidation  du  pouvoir  absolu,  qui  fut  la  pen- 
sée et  l'œuvre  des  Tudors ,  s'occuper  enfin  sérieusement  de  l'Ir- 
lande, et  la  lier  étroitement  au  nouveau  système  imposé  à  la  mère- 
patrie.  Des  forces  de  plus  en  plus  considérables  furent  dirigées  vers 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  île  ;  des  subsides  plus  abondans  furent  transmis  à  ses  gouver- 
neurs, et  bientôt  cette  politique  porta  ses  fruits.  Le  célèbre  statut 
de  Drogheda,  appelé  loi  de  Poyning,  du  nom  du  lord-lieutenant  qui 
représentait  alors  la  royauté,  limita  d'une  manière  fort  étroite  les 
pouvoirs  de  l'assemblée  irlandaise;  il  reconnut  la  haute  suprématie 
du  parlement  anglais,  et  l'initiative  absolue  du  conseil  d'Angleterre 
en  toute  matière  législative. 

Ces  conquêtes  légales  furent  suivies  de  victoires  arrachées  par  des 
moyens  plus  terribles.  Tandis  que  la  hache  d'Henri  VIII  et  d'Elisa- 
beth faisait  tomber  en  Irlande  la  tête  des  grands  vassaux  anglais , 
leurs  armées ,  pénétrant  enfin  au  cœur  du  pays ,  imposaient  aux  chefs 
indigènes  des  soumissions  qui  devenaient  effectives  du  jour  où  l'on 
se  montrait  fort  et  résolu.  Après  que  l'Angleterre  eut  triomphé  de  la 
grande  insurrection  de  Tyrone ,  l'Irlande  comprit  que  c'en  était  fait 
à  jamais  de  sa  sauvage  indépendance,  et  que  le  temps  était  venu  où 
son  génie  devait  reculer  devant  un  autre.  L'érection  de  ce  pays  en 
royaume,  opérée  par  Henri  VIII  (i) ,  constate  l'importance  crois- 
sante que  l'Angleterre  attachait  à  sa  colonie,  et  sa  ferme  volonté  de 
la  lier  plus  étroitement  à  la  couronne. 

La  conviction ,  de  plus  en  plus  générale ,  qu'une  plus  longue  résis- 
tance devenait  impossible  devant  des  forces  aussi  imposantes ,  aurait 
frayé  à  l'obéissance  des  voies  faciles,  si  un  nouvel  obstacle  ne  s'était 
élevé  entre  les  deux  pays  à  l'époque  môme  où  leur  réunion  semblait 
possible  ;  obstacle  plus  insurmontable  encore  que  tous  ceux  par  les- 
quels ils  avaient  été  jusqu'alors  séparés. 

Les  nombreux  armemens  de  Henri  VIII,  la  belle  armée  confiée 
par  Elisabeth  à  la  présomptueuse  imprudence  du  comte  d'Essex ,  au- 
raient réduit  l'Irlande  à  l'obéissance,  et  la  résignation  serait  bientôt 
sortie  de  cette  obéissance  même,  s'il  ne  s'était  agi  que  d'une  con- 
quête territoriale,  alors  inévitable,  et  d'une  domination  politique 
que  les  plus  farouches  ennemis  de  l'Angleterre  se  sentaient  désor- 
ntais  trop  faibles  pour  repousser.  Mais ,  en  important  les  lois  britan- 
niques en  Irlande,  on  prétendit  aussi  y  importer  un  évangile  nou- 
veau, et  l'on  exigea  simultanément  de  ce  peuple  le  sacrifice  de  sa  foi 
et  celui  de  sa  nationalité.  Elisabeth  n'admettait  pas,  et  peut-être  est- 
elle  absoute  à  cet  égard  par  l'opinion  unanime  de  son  temps,  que  la 
souveraineté  politique  n'entraînât  pas  la  souveraineté  religieuse,  et 
qu'il  fût  loisible  à  des  sujets  de  professer  d'autres  croyances  que  celles 


DE  L'IRLANDE.  343 

du  pouvoir  lui-même.  L'acte  de  suprématie  fut  donc  envoyé  en  Ir- 
lande, où  il  souleva  des  résistances  dont  ni  les  révolutions  ni  les  siè- 
cles n'ont  triomphé.  Si  les  évoques  des  villes  du  littoral,  soumis  à  la 
royauté  parce  qu'ils  étaient  choisis  par  elle ,  tirent ,  avec  ceux  d'An- 
gleterre ,  assaut  de  complaisance  et  de  bassesse ,  une  vigoureuse  ré- 
sistance s'organisa  dans  tout  le  clergé  indigène  ;  résistance  à  laquelle 
s'associa  la  plus  grande  partie  du  clergé  anglo-irlandais  lui-même. 
La  réformation  rencontra  les  plus  sérieux  obstacles  dans  les  limites 
même  du  pale,  où  un  établissement  de  quatre  siècles  avait  créé  aux 
colons  des  intérêts  complètement  distincts  de  ceux  de  l'île  voisine. 

Les  natifs ,  étrangers  aux  mœurs  comme  à  la  langue  de  l'Angle- 
terre ,  et  sur  lesquels  les  apôtres  de  la  réforme  ne  pouvaient  exercer 
aucune  action;  les  vieux  colons,  blessés  dans  leur  foi  autant  que 
dans  leur  liberté  politique  par  le  despotisme  des  théories  anglicanes , 
et  qui  n'avaient  pas  respiré  dans  les  palais  des  Tudors  l'air  de  la  servi- 
tude, se  trouvèrent  avoir  un  intérêt  commun  à  défendre,  une  idée 
nationale  où  se  rattacher  ensemble  et  pour  la  première  fois.  De  là , 
cette  nécessité  où  se  vit  réduite  l'Angleterre  de  fonder,  pour  ainsi 
dire ,  un  établissement  nouveau ,  en  superposant  de  nouvelles  colo- 
nies à  celles  qui  avaient  commencé,  depuis  le  xii"  siècle,  l'œuvre 
si  difficile,  de  la  soumission  de  l'Irlande.  Jacques  I"  voua  tout  son 
règne  à  cette  pensée ,  qui  eut  pour  objet  d'implanter  des  popula- 
tions nombreuses  et  avancées  en  civilisation  au  centre  d'un  pays 
jusqu'alors  barbare  et  souvent  désert.  Chaque  fois  qu'un  chef  indi- 
gène se  refusait  à  faire  hommage  à  la  couronne ,  ou  qu'un  prétexte 
quelconque  permettait  d'employer  contre  lui  l'arme  légale  de  la  for- 
faiture, des  domaines,  qui  souvent  étaient  des  provinces,  se  trou- 
vaient concédés  à  des  compagnies  d'industriels  protégés  par  une 
force  militaire.  Ainsi  se  fondèrent  successivement,  au  commence- 
ment du  xvir  siècle,  les  établissemens  anglais  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'île  ;  ainsi  fut  organisée  la  grande  colonie  d'Ulster,  le  prin- 
cipal point  d'appui  du  protestantisme  en  Irlande  ,  après  la  rébellion 
des  deux  principaux  chefs  du  nord,  sur  lesquels  la  couronne  ne  con- 
fisqua pas  moins  de  cinq  cent  mille  acres  de  terre. 

Le  mode  d'après  lequel  s'opérèrent  ces  concessions  ne  manquait 
pas  d'habileté ,  et  leurs  résultats  ont  exercé  sur  les  habitudes  géné- 
nérales  de  la  population  une  influence  encore  sensible.  Ces  terres 
étaient  divisées  en  lots  n'excédant  jamais  deux  mille  acres,  et  ne  s'é- 
levant  pas,  pour  l'ordinaire,  à  plus  de  moitié  de  cette  étendue.  Di- 
verses conditions  étaient  imposées  aux  concessionnaires  :  les  prin- 


344.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipales  consistaient  à  implanter,  dans  un  délai  fixé ,  sur  les  domaines 
ainsi  octroyés,  un  nombre  déterminé  de  familles  anglaises  ou  écos- 
saises, et  à  y  construire  des  maisons  fortifiées,  qui  servaient  à  la  fois 
de  points  de  défense  et  de  bâtimens  d'exploitation.  Partout  où  pré- 
valut ce  système,  la  soumission  des  indigènes  fut  garantie;  réduits 
dès-lors  à  vivre  en  parias,  sous  des  maîtres  usurpateurs  du  sol  de 
leurs  pères,  ils  formèrent  cette  classe  de  laboureurs  sans  capitaux  et 
sans  industrie,  qui  pullule  dans  les  provinces  irlandaises. 

Mais  des  évènemens  d'un  caractère  plus  sombre  allaient  tracer  en 
lettres  de  sang  l'acte  de  séparation  de  l'Angleterre  et  de  l'Irlande. 

La  grande  insurrection  de  16il  éclata,  provoquée  par  une  résistance 
générale  à  l'oppression  civile  et  religieuse.  Les  vieux  colons,  con- 
traints de  plier  sous  l'acte  de  suprématie ,  ou  de  subir  des  pénalités 
terribles  ;  les  indigènes ,  dépouillés  de  leurs  domaines  et  traqués  au 
pied  des  autels ,  mirent  en  oubli  leur  vieille  baine ,  et  marchèrent 
ensemble  contre  les  nouveaux  envahisseurs  que  l'Angleterre  jetait 
chaque  jour  sur  ces  tristes  rivages.  On  connaît  cette  lutte  sans 
exemple  dans  l'histoire  des  nations,  qui  aboutit  à  confiner  un  peu- 
ple tout  entier  dans  une  seule  province,  vaste  sépulcre  ouvert  à 
ceux  qui  survécurent  à  la  destruction  de  la  patrie.  La  spoliation 
et  le  glaive  se  lassèrent  de  choisir,  et  pour  Cromwell  l'Irlande 
n'eut  vraiment  qu'une  seule  tête.  La  confiscation  atteignit  la  nation 
tout  entière,  et  le  sol  fut  bouleversé  jusqu'aux  abîmes.  Alors  s'éta- 
blit dans  ce  pays  un  nouvel  intérêt  à  côté  de  ceux  qui  le  divisaient 
déjà  si  profondément,  l'intérêt  presbytérien,  qui  partage  aujour- 
d'hui avec  l'église  épiscopale  la  population  protestante  de  l'Irlande 
en  deux  parties  à  peu  près  égales.  Des  soldats  furent  les  mission- 
naires de  ce  culte;  et,  si  leur  épée  ne  lui  fit  pas  de  prosélytes ,  elle 
leur  procura  des  lambeaux  de  cette  terre  mise  au  pillage.  Derniers 
venus  à  cette  vaste  curée,  les  puritains  surent  se  faire  la  part  bonne 
et  la  conserver  au  milieu  des  vicissitudes  du  temps. 

La  restauration  trouva  la  population  irlandaise  à  moitié  détruite  et 
à  moitié  transplantée ,  les  titres  de  propriété  anéantis  ,  la  haine  et  le 
désespoir  au  fond  de  toutes  les  âmes.  Elle  ne  s'engagea  pas  dans  le 
dédale  de  tels  redressemens,  et,  sanctionnant  des  iniquités  que  leur 
immensité  même  dérobait  à  l'action  de  la  justice  humaine,  elle  ne 
trouva  guère,  dans  tout  cela,  que  l'occasion  de  servir  des  intérêts 
particuliers  dans  des  vues  d'égoïsme  et  de  parti.  Après  1688,  Jac- 
ques II ,  accueilli  en  Irlande  bien  moins  par  sympathie  pour  lui-même 
que  comme  instrument  de  vengeance  contre  l'Angleterre,  essaya  de 


DE  L'IRLANDE.  345 

relever  l'intérêt  catholique  et  national  si  cruellement  écrasé.  Mais  la 
bataille  de  la  Boyne  rendit  bientôt  aux  ennemis  de  l'Irlande  une 
prépondérance  qu'ils  ont  maintenue  si  long-temps,  et  dont  ils  dé- 
fendent aujourd'hui  les  restes  avec  des  efforts  désespérés. 

Si  Guillaume  III  usa  personnellement  envers  les  vaincus  d'une  mo- 
dération qui  tenait  à  son  caractère  et  plus  encore  à  sa  politique,  les 
whigs  des  xvii"=  et  xviir  siècles,  préparante  leurs  successeurs  du 
xix*'  siècle  le  devoir  d'une  expiation  tardive  et  incomplète,  épuisè- 
rent sur  ce  peuple  tout  ce  que  la  haine  sait  emprunter  de  froides 
cruautés  à  l'arsenal  d'une  légalité  tyrannique.  Les  terres  échappées 
aux  confiscations  des  époques  antérieures ,  dix-huit  cent  mille  acres 
environ,  subirent  cette  fois  la  forfaiture,  cette  loi  fatale  d'un  pays 
où  le  sol  a  manqué  sous  les  pas  de  toutes  les  générations,  pendant  le 
cours  de  six  siècles.  L'Irlande,  secondée  par  les  armes  de  la  France, 
avait  obtenu,  dans  la  capitulation  militaire  de  Limerick,  une  pro- 
messe de  tolérance ,  si  ce  n'est  de  liberté  religieuse.  Mais  entre  deux 
peuples  dont  l'un  se  croit  le  propriétaire  de  l'autre,  il  ne  saurait  y 
avoir  de  droit  public;  car  aucun  titre  n'invalide  une  domination  pri- 
mordiale, une  souveraineté  en  quelque  sorte  naturelle.  Aussi  le  gou- 
vernement anglais,  à  l'instigation  du  parlement  protestant  d'Irlande, 
ne  tarda-t-iî  pas  à  fouler  aux  pieds  ces  articles  célèbres ,  et  à  sou- 
mettre la  presque  totalité  de  la  population  irlandaise  au  code  qui , 
dans  la  Grande-Bretagne ,  écrasait  une  faible  minorité  catholique. 

Pendant  le  règne  de  Guillaume  et  celui  de  la  reine  Anne,  dans  le 
temps  où  la  liberté  de  l'Angleterre  brillait  du  plus  vif  éclat,  où  son 
génie  s'épanouissait  sous  des  formes  élégantes ,  au  siècle  des  beaux 
esprits  et  des  philosophes ,  quand  le  goût  des  plaisirs  et  le  scepti- 
cisme semblaient  éteindre  le  fanatisme  en  atteignant  à  leur  source 
les  croyances  elles-mêmes ,  un  peuple  civilisé  entreprit  de  continuer, 
par  les  lois,  l'œuvre  d'anéantissement  que  ses  rudes  ancêtres  avaient 
commencée  par  les  armes.  De  là  un  système  d'incapacités  civiles  et 
politiques  entre  lesquelles  il  suffira  de  rappeler  les  dispositions  les 
plus  propres  à  affecter  l'ensemble  de  la  société  et  à  expliquer  des 
mœurs  dont  l'Europe  s'étonne  sans  trop  chercher  à  les  comprendre. 

L'obligation  de  souscrire  à  la  suprématie  religieuse  de  la  royauté 
et  de  prêter  le  serment  contre  la  transsubstantiation,  obligation  im- 
posée à  ririande  aussi  bien  qu'à  l'Angleterre ,  avait  laissé  les  sept 
huitièmes  de  sa  population  sans  organes  au  sein  de  la  législature  an- 
glicane de  Dublin .  L'enlèvement  de  la  franchise  électorale  aux  ca- 


3I&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tholiques ,  opéré  plus  tard  en  pleine  paix  (1) ,  et  sans  la  triste  excuse 
de  la  nécessité ,  même  sans  celle  du  péril ,  interdit  désormais  à  la 
masse  de  la  nation  de  concourir  au  choix  des  membres  d'un  par- 
lement qu'elle  dut  regarder,  à  toutes  les  époques  de  son  histoire , 
comme  son  ennemi  naturel  et  irréconciliable.  On  va  voir  si  ce  senti- 
ment fut  justifié  par  les  actes  législatifs  qui ,  après  la  révolution 
libérale  de  1688,  et  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier,  ont  régi  en  Ir- 
lande la  condition  des  personnes. 

Tout  mariage  entre  catholique  et  protestant  possédant  des  pro- 
priétés en  Irlande  était  déclaré  nul,  sous  peine  de  mort  pour  le 
prêtre  qui  l'aurait  consacré.  Lorsqu'une  telle  union  avait  lieu,  l'édu- 
cation des  enfans  appartenait  de  droit  à  celui  des  époux  professant 
la  religion  réformée.  Aucun  catholique  ne  pouvait  être  tuteur,  tenir 
une  école  ou  enseigner  même  dans  une  maison  privée ,  et  les  péna- 
Utés  les  plus  graves  atteignaient  quiconque  envoyait  ses  enfans  sur 
le  continent  pour  être  élevé  dans  la  religion  romaine.  Lorsque  le  fils 
d'un  père  catholique  embrassait  la  religion  anglicane,  il  pouvait 
s'approprier,  du  vivant  de  son  père ,  son  héritage  immobilier,  en  lui 
payant  une  simple  rente.  En  cas  d'ouverture  d'une  succession  à  la- 
quelle étaient  appelés  des  héritiers  de  deux  croyances ,  elle  passait 
en  totalité  à  ceux  professant  la  religion  protestante.  Si  tous  les  enfans 
étaient  catholiques ,  la  division  des  terres  s'opérait  entre  eux  par 
portions  égales ,  contrairement  à  ce  qui  avait  lieu  pour  les  familles 
protestantes  que  le  droit  de  primogéniture  tendait  à  maintenir.  Tout 
catholique  était  privé  du  droit  d'acheter  une  propriété  territoriale , 
il  ne  pouvait  même  la  prendre  à  long  bail ,  et  tout  fermier  de  cette 
religion ,  dont  le  bénéfice  excédait  de  plus  d'un  tiers  le  prix  de  la 
location,  pouvait  être  dépossédé  sur  la  réclamation  d'un  protes- 
tant subrogé  à  son  lieu  et  place.  Il  était  interdit  aux  catholiques 
d'avoir  des  armes  même  pour  leur  défense  personnelle ,  et  les 
magistrats  pouvaient  en  tout  temps  pénétrer  dans  leur  demeure 
pour  constater  des  contraventions  à  cet  égard.  Tout  protestant  con- 
voitant le  cheval  d'un  catholique  avait  le  droit  de  s'en  emparer,  en 
lui  payant  cinq  livres  sterling ,  montant  de  sa  valeur  légalement  pré- 
sumée. Les  chevaux  des  fermiers  catholiques  étaient  saisis  de  droit 
pour  le  service  de  la  milice  en  cas  de  guerre.  Ajoutons  que,  bien  que 
les  catholiques  fussent  appelés  dans  cette  circonstance  à  payer  la 
dette  de  leur  sang ,  lorsque  la  guerre  se  faisait  contre  une  puissance 

i«)  «727. 


DE  L'IRLANDE.  347 

catholique,  ils  devaient  désintéresser  leurs  concitoyens  protestansde 
tous  dommages  par  eux  encourus  à  raison  des  opérations  militaires  ou 
maritimes.  Enfin ,  pour  compléter  cet  horrible  code  qui,  selon  la  belle 
expression  de  Burke,  ne  conservait  la  vie  aux  hommes  que  pour  in 
sulter  dans  leur  personne  à  tous  les  droits  de  l'humanité ,  ces  loi,, 
étaient  appliquées  sur  le  verdict  de  jurys  composés  de  protestans,  et  par 
des  magistrats  appartenant  exclusivement  à  la  religion  anglicane  (1). 

Depuis  l'avènement  de  la  maison  d'Hanovre  et  les  insurrections  de 
l'Ecosse ,  en  1715  et  en  1747 ,  mouvemens  auxquels  l'Irlande  ne  prit 
pas  la  part  la  plus  légère ,  encore  qu'ils  devinssent  pour  elle  la  cause 
de  nouvelles  humiliations,  ce  pays  subit  en  silence  des  rigueurs  sans 
exemple  comme  sans  excuse.  On  put  croire  à  cette  époque  qu'il 
était  enfin  frappé  au  cœur,  et  qu'il  avait  perdu  jusqu'à  la  force  de  se 
plaindre.  Ses  enfans,  dispersés  chez  toutes  les  nations  comme  les 
juifs  auxquels  Clarendon  les  comparait  trop  justement,  versaient  leur 
sang  pour  toutes  les  causes  et  sur  tous  les  champs  de  bataille.  Sa 
bourgeoisie  végétait  humble  et  cachée  dans  les  services  les  plus 
obscurs  du  barreau  où  il  lui  était  interdit  de  s'asseoir  ;  ses  prêtres ,  en- 
registrés dans  chaque  circonscription,  voyaient  leur  tête  menacée 
s'ils  en  franchissaient  la  limite  ;  ses  populations  rurales ,  sous  la  dou- 
ble excitation  de  leur  misère  et  de  leur  profond  abaissement ,  con- 
tractaient des  habitudes  invétérées  de  désordre ,  et  comme  une  haine 
implacable  contre  l'ordre  social  tout  entier.  C'est  à  ce  point  que  tant 
de  persécutions  avaient  conduit  les  dominateurs  de  l'Irlande,  et  leur 
système  devenait  la  cause  de  leur  perplexité ,  le  principe  même  de 
leur  ruine. 

Les  confiscations  du  dernier  siècle  avaient  fait  passer  dans  les 
mains  des  protestans  la  presque  totalité  du  sol  ;  mais  que  valait  le  sol 
au  milieu  d'une  population  de  mendians ,  qui ,  le  jour,  vous  tendaient 
la  main,  et  la  nuit  enfonçaient  les  portes  de  vos  demeures  ?  Que! 
profit  tirer  d'une  terre  qui  ne  trouvait  point  d'acheteur,  et  qu'un  fer- 
mier catholique  ne  pouvait  môme  prendre  à  bail  ?  Quelles  transactions 
passer  avec  le  petit  nombre  de  propriétaires  catholiques,  lorsqu'un 
fils ,  en  devenant  apostat ,  pouvait  exproprier  son  père ,  et  même  an- 


(1)  Cette  législation  est  résumée  par  M.  Hallam  d'après  les  statuts  du  parlement  irlandais 
(  Constit.  Hist. ,  IV,  chap.  xxxtiii  ).  On  peut  aussi  la  voir  présentée  sous  des  couleurs  pins 
\ives  dans  le  puissant  pamphlet  dont  l'apparition  fut,  en  Angleterre,  l'un  des  grands  évè- 
nemens  de  l'époque;  œuvre  prodigieuse  de  style  et  de  sagacité  historique,  et  dont  le  sec! 
Jort  est  d'être  signé  d'un  nom  qui  en  infirme  la  valeur.  — Will.  Cobbett's,  Hist.  of  Ihe  pro- 
test, reform  in  England  and  Ireland-,  letter  XV. 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuler  toutes  les  conventions  hypothécaires  arrêtées  par  lui  ?  De  tels 
résultats  éclairèrent  môme  la  haine  la  plus  aveugle.  Quelle  que  fût 
la  violence  avec  laquelle  le  corps  des  protestans  exigea  le  main- 
tien des  lois  pénales  et  des  incapacités  civiles ,  on  s'empressait  indi- 
viduellement d'y  réclamer  des  exceptions ,  dans  l'intérêt  et  pour  la 
sûreté  des  relations  personnelles.  De  là ,  une  multitude  de  conventions 
secrètes  et  de  fraudes  de  tous  genres ,  sorte  de  contrebande  judiciaire , 
imposée  par  l'extrême  rigueur  de  la  loi ,  comme  la  contrebande 
marchande  est  déterminée  par  l'élévation  des  tarifs.  Le  gouvernement 
dut  agir  à  cet  égard  comme  les  particuliers  eux-mêmes.  Si  jusqu'au 
milieu  du  xviii"  siècle  il  ne  se  passa  guère  d'années  sans  que  le  par- 
lement de  Dublin  n'acquît  quelque  titre  de  plus  aux  malédictions  de 
sa  patrie,  le  pouvoir  ne  put  manquer  de  fermer  les  yeux  sur  la  non- 
exécution  d'un  code  qui ,  pris  au  pied  de  la  lettre ,  eût  entraîné  la 
dissolution  immédiate  de  la  société.  Mais ,  lors  même  que  les  lois 
n'étaient  pas  vigoureusement  appliquées,  elles  restaient  comme  un 
obstacle  à  toutes  les  ambitions  légitimes ,  comme  une  menace  per- 
pétuelle et  un  stygmate  de  servitude  :  c'était  le  gagé  d'une  dépen- 
dance sans  cesse  rappelée  par  l'insolence  des  vainqueurs ,  alors  même 
que  leur  égoïsme  leur  imposait  l'obligation  d'en  atténuer  les  effets. 

C'était  surtout  parmi  les  laboureurs  indigènes  que  le  mal  était  pro- 
fond et  que  les  mœurs  allaient  s' altérant  de  plus  en  plus  par  l'éta- 
blissement d'anarchiques  habitudes,  passées  désormais  à  l'état  chro- 
nique dans  le  tempérament  de  ce  peuple.  Suppléant  à  leur  faiblesse 
par  un  ensemble  qui  n'a  jamais  été  surpassé,  cherchant  une  distrac- 
tion à  leur  misère  dans  la  sombre  poésie  dont  le  crime  et  le  péril 
enivrent  l'ame  et  la  fascinent ,  les  paysans  formèrent ,  sur  tous  les 
points  de  l'Irlande,  ces  associations  secrètes  qui,  sous  le  nom  de 
Whiteboys ,({q. Rightboys,  à'Oahboys,  de  Thrashers,  de  Rockistes,  etc., 
ont  exercé ,  depuis  1760  jusqu'à  ce  moment ,  une  influence  aussi  re- 
doutable que  mystérieuse. 

Aucune  pensée  politique  proprement  dite  ne  présidait  à  ces 
complots  formés  la  nuit  au  fond  d'une  forêt ,  et  qui  ne  se  révélaient 
au  matin  qu'à  la  vue  d'un  domaine  en  flammes  ou  d'un  cadavre  gi- 
sant au  bord  d'une  route  écartée.  Punir  les  rigueurs  exercées  soit 
par  les  intendans ,  soit  surtout  par  les  coflecteurs  de  dîmes ,  empê- 
cher la  clôture  des  terrains  consacrés  à  la  vaine  pâture ,  obtenir  des 
terres  à  un  prix  modéré  de  location ,  s'en  assurer  la  jouissance  con- 
tre quiconque  songerait  à  en  débouter  les  tenanciers  actuels;  tel 
était  le  but  de  ces  associations  que  le  secret  et  l'audace  rendaient 


DE   L'IRLANDE.  349 

également  formidables.  Dégradées  aux  yeux  de  la  loi  et  par  elle- 
même,  ces  populations  se  vengeaient  en  demandant  à  un  effroyable 
système  une  protection  qu'il  leur  était  interdit,  depuis  des  siècles, 
d'attendre  de  magistrats  ennemis  nés  de  leur  foi ,  de  leur  patrie  et  de 
leur  race;  ne  pouvant  plus  sauver  l'Irlande,  leur  instinct  les  pous- 
sait à  en  rendre  la  possession  dommageable  et  terrible ,  comme  ces 
marins  qui  mettent  le  feu  aux  poudres  lorsque  l'ennemi  est  monté 
à  bord.  • 

Cette  étrange  organisation ,  dont  le  mobile  a  échappé  aux  plus  mi- 
nutieuses enquêtes  parlementaires ,  a  semé  sur  ce  sol  plus  de  dangers 
que  le  pionnier  américain  n'en  rencontre  dans  les  forêts  habitées  par 
l'Indien,  le  voyageur  dans  le  désert  où  l'Arabe  déploie  ses  tentes  : 
effroyable  jurisprudence  populaire,  qui,  si  elle  est  atroce  dans  ses  ré- 
sultats, s'explique  trop  bien  lorsqu'on  remonte  à  son  principe,  à 
travers  tant  de  confiscations  et  de  massacres. 

Il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  la  condition  présente  de  ce  peuple, 
telle  que  les  vicissitudes  du  passé  l'ont  faite ,  pour  comprendre  cet 
accord  qui,  en  face  des  propriétaires  et  des  magistrats,  rend  tous  les 
paysans  solidaires,  à  ce  point  que,  dans  une  nuit,  sur  une  étendue  de 
plusieurs  milles,  tous  prêtent  le  môme  serment,  reçoivent  le  même 
mot  d'ordre  ,  s'arment  pour  le  même  fait,  et  rentrent,  ce  fait  con- 
sommé, dans  leur  silence  et  dans  leur  repos  (1). 

Jusqu'au  rapport  de  l'union  en  1800,  le  parlement  irlandais  s'était 
abstenu  d'ouvrir  aucune  enquête  sur  les  causes  de  la  misère  et  de  la 
turbulence  des  classes  agricoles  :  il  ne  voulait  pas  lire  dans  ses  résul- 
tats l'éclatante  condamnation  de  ses  actes.  En  1824,  les  deux  cham- 
bres du  parlement  d'Angleterre ,  sérieusement  occupées  du  gouver- 
nement de  l'Irlande,  instituèrent  des  comités  chargés  de  recueillir 
des  témoignages  sur  cette  question ,  la  plus  grave  entre  toutes  celles 
dont  est  saisie  la  législature  britannique.  De  nouvelles  enquêtes  fu- 
rent ouvertes  en  1832  et  1834  sur  tous  les  intérêts  relatifs  à  ce  pays, 
la  réforme  de  l'église,  les  dîmes,  l'instruction  populaire,  etc.,  et  ces 
volumineuses  Ai/rfe«c(?5  présentent  en  ce  moment  une  masse  de  ren- 
seignemens  matériellement  plus  considérables  que  ce  qui  a  peut-être 
jamais  été  recueilli  dans  aucun  temps  et  dans  aucun  pays. 

Sans  entrer  maintenant  dans  l'examen  spécial  de  ces  questions ,  il 

[\)  Voyez  Wakofield  ,  .lcco«/(<  o/"/)'c/f(n(/,  et  surtout ,  pour  ce  qui  concerne  les  associations 
et  les  troubles  locaux,  le  récent  et  curieux  ouvrage  de  M.  George  Cornwall-Lewis  :  On  :he 
Dislurbances  in  trcland  and  the  ïrish  chuich  question.  Ce  livre  présente  un  résumé  très 
judicieux  des  principales  Evidences  parlementaires  recueillies  en  1824,  1832  cl  1831. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

convient  de  s'arrêter  un  moment  aux  résultats  généraux  mis  en  lu- 
mière par  les  documens  publiés,  en  tant  que  ces  résultats  trouvent 
leur  explication  naturelle  et  nécessaire  dans  les  faits  historiques  que 
nous  venons  de  rappeler. 

L'une  des  premières  conséquences  des  incapacités  affectant  la 
masse  de  la  population  irlandaise  avait  été  d'établir  l'usage  général  des 
sous-locations  à  court  délai ,  puisque  le  fermier  catholique  ne  pou- 
vait prendre  des  terres  à  bail  au-delà  d'un  terme  déterminé.  Leur 
résultat  nécessaire  fut  de  priver  de  tout  capital  la  classe  agricole,  et 
de  lui  enlever  ce  qui  fait  le  nerf  de  l'agriculture  anglaise,  ce  qui  lui  a 
permis  de  prendre  des  développemens  prodigieux.  De  plus,  les  res- 
trictions imposées  jusqu'au  siècle  dernier,  dans  l'intérêt  de  la  Grande- 
Bretagne  ,  au  commerce  de  l'Irlande ,  l'interdiction  d'exporter  ses 
blés ,  son  bétail  et  ses  laines ,  seules  richesses  d'un  peuple  sans  in- 
dustrie, avaient  hâté  une  ruine  que  les  lois  civiles  auraient  suffi  pour 
consommer. 

Par  suite  de  l'impossibilité  où  était  placée  la  population  rurale  de 
prendre  en  son  nom  et  à  son  compte  des  tenues  de  quelque  valeur, 
le  sol  entier  se  trouva  subdivisé  en  petites  portions  à  peu  près  égales, 
et  chaque  fermier  la  reçut  en  sous-location  d'un  fermier-général 
[middleman] ,  spéculateur  sans  entrailles,  qui  remplaça  pour  lui  le 
propriétaire  absent  et  inconnu.  Aucune  famille  n'étant  en  mesure  de 
faire  d'avances  de  quelque  importance  pour  l'achat  du  mobilier  de  cul- 
ture ,  chacune  d'elle  se  trouva  occuper  à  peu  près  l'espace  qu'elle 
pouvait  labourer  par  ses  propres  bras.  Il  y  eut  peu  ou  point  de  labou- 
reurs à  gage,  parce  que  les  tenanciers  étaient  trop  pauvres  pour  solder 
en  argent  le  prix  des  journées  de  travail ,  et  tout  le  monde  devint  fer- 
mier, mais  fermier  misérable,  sans  autre  perspective  que  de  deman- 
der au  sol  de  quoi  alimenter  une  vie  de  souffrances.  Lorsqu'on  se 
trouva  dans  le  cas  de  recourir  à  des  bras  étrangers ,  l'usage  prévalut 
môme  de  les  payer  en  terres ,  c'est-à-dire  de  donner  quelques  acres 
en  échange  d'un  nombre  déterminé  de  journées  de  travail,  et  ceci 
hâta  de  plus  en  plus  la  subdivision  de  tenures  déjà  trop  petites. 

Dès-lors,  dans  un  pays  où  l'argent  ne  circule  jamais,  ainsi  que  l'at- 
l estent  pour  plusieurs  comtés  nombre  de  témoignages  produits  de- 
vant les  comités  d'enquête ,  dans  une  contrée  où  toute  industrie  est 
ignorée ,  où  toute  autre  ressource  que  le  travail  agricole  échappe  à 
l'activité  humaine,  il  fallut  nécessairement  mourir  de  faim  lorsqu'on 
n'eut  pas  sa  petite  part  de  terre.  Aussi,  dans  plusieurs  provinces  ir- 
landaises, la  culture  des  céréales  e^t-elle  aujourd'hui  abandonnée 


DE  L'IRLANDE.  351 

comme  exigeant  trop  d'avances,  et  remplissant  moins  sûrement  le 
seul  objet  que  se  propose  le  laboureur,  celui  de  vivre.  Cette  préoccu- 
pation est,  en  effet,  la  seule  que  connaisse  le  malheureux  paysan 
d'Irlande;  il  ne  nourrit  pas  d'autre  espérance,  il  n'entretient  pas 
d'autre  pensée  que  celle-là. 

Un  pareil  état  de  choses  était  grave  en  tout  temps;  il  devint  hor- 
rible lorsque  la  population,  augmentant  dans  une  proportion  sans 
exemple ,  les  familles  se  touchèrent  jusque  dans  les  comtés  les  plus 
sauvages.  On  vit  alors  un  peuple  affamé  employer  tous  les  moyens , 
jusqu'aux  plus  odieux ,  pour  conserver  des  lambeaux  de  terre  dont  le 
prix  de  location  dépassa  dans  la  pauvre  Irlande  le  fermage  même  de 
la  riche  Angleterre. 

Ici  se  présenterait  le  problème  de  cette  multiplication  sans  exem- 
ple ,  problème  que  nous  ne  tenterons  pas  de  résoudre ,  quoique  les 
faits  que  nous  venons  d'indiquer  y  projettent  peut-être  quelque 
lumière. 

Le  partage  égal ,  universellement  consacré  parmi  la  population 
irlandaise,  l'usage  de  morceler  le  sol  affermé  entre  tous  les  enfans  , 
lorsqu'ils  sont  en  âge  de  fonder  une  famille,  enfin  l'impossibilité 
absolue  de  vivre  autrement  qu'en  bêchant  quelques  sillons  chacun 
pour  son  propre  compte ,  ont  amené  les  choses  au  point  de  transfor- 
mer le  sol  de  l'Irlande  en  un  vaste  champ  de  pommes  de  terre.  D'un 
autre  côté ,  l'on  comprend  que  ces  habitudes  de  petite  culture  aient 
été  le  plus  puissant  stimulant  à  l'accroissement  de  la  population,  et 
que  des  familles  se  soient  établies  à  mesure  que  les  tenures  se  sont 
subdivisées.  Dans  les  comtés  de  Clare  et  de  Limerick ,  entre  autres,  on 
cite  d'innombrables  exemples  de  fermes  de  trois  cents  et  cinq  cents 
acres ,  primitivement  tenues  à  bail  de  quarante  ans  par  une  seule  fa- 
mille, et  qui  se  trouvent  maintenant  morcelées  entre  vingt  ou 
trente  ménages  nouveaux ,  en  raison  du  partage  et  des  précoces  ma- 
riages des  enfans  (1). 

De  récentes  mesures  législatives  ont  mis  des  bornes  au  droit  dé- 
sastreux de  subdiviser  et  de  sous-louer  les  fermages ,  et  sont  proba- 
blement destinées  à  exercer  sur  l'avenir  une  influence  favorable. 
Mais  les  faits  actuels  subsistent  ;  les  résultats  sortis  d'une  oppression 
séculaire  pressent  de  toutes  parts  le  législateur;  ils  font  trembler 
chaque  jour  sur  la  sécurité  du  lendemain.  L'Irlande  où  le  capital  agri- 

(1)  Voyez,  parmi  le  grand  nombre  d'excellens  travaux  consacrés  à  l'Irlande  par  YEdin- 
burgh-Review,  une  dissertalion  complète  sur  la  situation  des  classes  agricoles  dans  ses  rap- 
ports avec  la  législation  civile.  Janvier  1825. 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cole  est  presque  nul ,  où  la  misère  peut  exploiter  tant  de  haines  con- 
tenues, tant  de  souvenirs  brùlans,  possède  une  population  plus 
dense  que  celle  des  plus  riches  contrées  du  globe.  Sa  moyenne  pour 
les  provinces  de  Leinster,  d'Ulster  et  de  Munster,  dépasse  le  chiffre 
qu'elle  atteint  en  Angleterre  et  en  Belgique,  couvertes  l'une  et 
l'autre  de  vastes  et  opulentes  cités  ;  et  les  marais  même  du  Con- 
naught ,  où  l'on  ne  rencontre  pas  une  ville  d'importance ,  sont  plus 
peuplés  que  les  comtés  d'Ecosse ,  en  y  comprenant  Edimbourg , 
Glasgow ,  Paisley ,  Perth  et  Dundee  !  Que  sera-ce  donc  de  l'avenir  si 
cette  population  doublée  depuis  un  demi-siècle,  et  qui  dépasse  au- 
jourd'hui huit  millions  d'hommes,  continue  à  s'accroître  dans  une 
disproportion  effrayante  avec  les  produits  de  la  culture  et  de  l'in- 
dustrie? Quelles  lois  changeront  les  coutumes  invétérées  d'un  peu- 
ple accoutumé  à  accorder  aux  lois  si  peu  d'empire ,  et  près  duquel  le 
pouvoir  n'eut  jamais  le  droit  d'arguer  de  ses  bienfaits  pour  se  conci- 
lier l'obéissance? 

11  est  une  analogie  que  nous  ne  pouvons  nous  empocher  de  consi- 
gner ici.  En  signalant  l'absence  de  toute  industrie  en  Irlande ,  en 
exposant  les  résultats  inhérens  au  système  de  la  petite  culture ,  nos 
souvenirs  nous  reportent  vers  un  coin  de  terre  cher  à  nos  affections, 
où  les  mêmes  usages  existent  et  déterminent  des  effets  à  peu  près 
semblables.  La  France  aussi  a  son  Irlande  dans  quelques  parties  de  la 
Bretagne ,  cantons  reculés  où  la  condition  du  pauvre  ijenty  rappelle 
d'une  manière  frappante  celle  du  malheureux  cottier  irlandais.  Le 
salaire  de  l'un  n'est  guère  plus  élevé  que  celui  de  l'autre ,  et  le  plus 
souvent  il  ne  le  touche  point  en  espèces ,  obligé  qu'il  est  de  payer 
par  son  travail  la  location  de  sa  cabane  et  des  quelques  arpens  qu'il 
ensemence  en  pommes  de  terre  pour  nourrir  ses  nombreux  enfans, 
en  chanvre ,  pour  couvrir  leur  nudité. Trop  souvent,  le  paysan  armo- 
ricain ignore  presque  aussi  complètement  que  le  fds  d'Érin  les  plus 
humbles  jouissances  de  la  vie  matérielle  ;  et  pourtant  quelle  diffé- 
rence entre  ces  deux  êtres!  quel  contraste  au  moins  entre  ces  deux 
pays  !  L'un  est  la  partie  la  plus  pacifique  de  la  France  ;  l'autre ,  la 
terre  la  plus  agitée  de  l'Europe  ;  ici ,  pleine  sécurité  pour  les  person- 
nes, prompte  soumission  à  la  loi,  résignation  facile  à  tous  les  sacrifices 
qu'elle  impose;  là,  le  meurtre  et  l'incendie  journellement  employés 
par  le  pauvre  contre  le  riche ,  la  loi  méconnue ,  les  magistrats  traités 
en  ennemis  publics;  ici,  des  mœurs  douces  et  comme  impassibles; 
là  ,  des  mœurs  rudes  jusqu'à  la  férocité. 

Cependant  ces  deux  peuples,  dont  la  condition  physique  est  rap- 


DE  L'IRLANDE.  353 

prochée  par  tant  de  circonstances,  sont  animés  d'une  même  foi  re- 
ligieuse; ils  reçoivent  les  mômes  enseignemens  de  la  bouche  d'un 
clergé  également  populaire.  D'où  vient  donc  cette  opposition  pro- 
fonde dans  l'ensemble  de  la  condition  sociale?  Comment  l'expliquer 
autrement  que  par  les  antécédens  historiques  et  le  testament  de 
vengeance  légué  en  Irlande  aux  générations  à  venir?  Le  Breton  se 
résigne  sans  effort  à  une  pauvreté  dont  rien  ne  vient  aggraver  le 
poids;  il  ne  se  croit  pas,  comme  l'Irlandais,  dépouillé  par  la  tyrannie; 
sa  pensée  ne  se  berce  pas  des  rêves  d'une  félicité  primitive  et  de  la 
dangereuse  poésie  d'un  âge  d'or.  La  religion,  qui ,  pour  lui,  n'a  que 
des  paroles  de  paix ,  répand  sur  sa  vie  la  sérénité,  si  ce  n'est  le  bon- 
heur, et  la  pensée  chrétienne  se  produit  en  son  ame  sans  mélange 
d'amers  ressouvenirs  et  d'impressions  haineuses.  Les  propriétaires 
sont  ses  soutiens,  au  lieu  de  lui  apparaître  comme  des  ennemis  héré- 
ditaires; ses  prêtres  répandent  sur  lui  le  surplus  d'une  aisance  que 
la  charité  publique  rend  abondante ,  et  les  souffrances  de  son  corps 
n'atteignent  pas  son  ame  dans  la  plus  noble  partie  d'elle-même.  Le 
fils  de  la  Bretagne  ne  voit  pas  s'élever  à  côté  de  sa  cabane  l'opulente 
demeure  de  l'étranger,  ou  près  de  son  modeste  presbytère  la 
maison  d'un  ministre  dont  il  doit  alimenter  le  luxe  par  son  travail,  et 
le  clocher  de  son  église  chérie  monte  seul  et  fier  au-dessus  des  ha- 
bitations des  hommes.  Il  peut  se  promener  avec  orgueil  sur  ses 
grèves  et  dans  ses  bruyères;  aucun  monument  de  servitude  n'y  vient 
humilier  son  regard ,  et  du  haut  du  dolmen  druidique  le  souvenir  de 
ses  pères  descend  sur  lui  sans  nuage. 

Le  passé,  voilà  ce  qui  pèse  si  douloureusement  sur  l'Irlande;  c'est 
là  l'obstacle  que  l'Angleterre  n'écartera  qu'à  force  de  patience  et  de 
temps,  de  persévérance  et  de  sincérité.  En  vain  tous  les  systèmes 
ont-ils  été  appliqués,  toutes  les  combinaisons  épuisées,  tout,  hors  la 
justice ,  hors  la  ferme  volonté  d'effacer  enfin  jusqu'aux  dernières 
traces  de  la  suprématie  religieuse  et  politique,  en  admettant  les  deux 
peuples  à  la  pleine  jouissance  des  mêmes  droits,  sur  le  pied  d'une 
parfaite  égalité.  Après  avoir  fait,  pendant  deux  siècles,  du  parlement 
de  Dublin  une  machine  de  guerre,  et  comme  un  instrument  de  ser- 
vitude pour  la  masse  de  la  population  indigène,  l'Angleterre  espéra 
rendre  la  soumission  de  l'Irlande  plus  facile  en  lui  retirant  ce  triste 
et  dernier  simulacre  d'indépendance.  Cependant  M.  Pitt  avait  à  peine 
obtenu  le  vote  de  l'union  (i) ,  sur  le  coup  d'une  insurrection  à  peine 

(1)  L'acle  d'union  régissant  aujourd'hui  les  rapports  des  deux  royaumes  el  leur  organisa- 
TOME   XVII.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

domptée,  que  les  agitations  locales  se  renouvelèrent  de  tous  côtés, 
et  que  le  sort  de  l'Irlande  sembla  rester,  comme  par  le  passé ,  à  la 
merci  de  la  première  invasion  heureuse.  De  nombreuses  améliora- 
tions furent  apportées  sans  doute  au  sort  de  ce  pays ,  son  commerce 
fut  dégagé  d'entraves  odieuses,  son  agriculture  reçut  des  encourage- 
mens  réitérés,  des  sommes  considérables  y  furent  dépensées  par  la 
législature  britannique;  celle-ci ,  en  dotant  l'institution  ecclésiastique 
de  Mainooth ,  donna  même  un  premier  gage  de  respect  à  la  foi  de  la 
majorité  nationale,  se  départissant,  cette  fois,  d'un  principe  jusqu'a- 
lors immuable  pour  elle.  Tous  ces  bienfaits  semblèrent  perdus,  toutes 
ces  avances  parurent  inutiles.  L'émancipation  catholique  elle-même, 
si  long-temps  invoquée  comme  le  terme  de  toutes  les  dissensions , 
l'ouverture  d'une  ère  de  réconciliation  et  de  paix,  l'émancipation  fut 
conquise  enfin  sur  les  ennemis  acharnés  de  l'Irlande ,  et  elle  était  à 
peine  votée ,  que  ce  pays  voyait  s'aigrir  tous  ses  maux ,  s'élargir 
toutes  ses  blessures,  et  que,  de  1830  à  1834 ,  il  parut  près  de  s'abîmer 
dans  le  désordre.  Est-ce  donc  à  dire  qu'on  doive  y  désespérer  de  l'a- 
venir, et  que  l'Irlande  soit  désormais  incapable  de  correspondre  aux 
bienfaits  d'un  gouvernement  réparateur?  Rien  ne  justifierait  de 
telles  craintes,  et  nous  l'établirons  une  autre  fois,  tout  en  constatant 
ce  qui  reste  dans  ce  pays  de  maux  peut-être  irréparables.  Comment 
s'en  étonner  en  reportant  sa  pensée  vers  l'histoire?  comment  ignorer 
que  la  justice  d'un  jour  ne  prévaut  pas  contre  une  tyrannie  séculaire? 

L.  DE  Carné. 

(  La  dernière  partie  à  un  prochain  n".  ) 

lion  intérieure ,  on  doit  en  rappeler  les  dispositions  proposées  par  M.  Pitt  en  1799,  et  votées 
l'année  suivante. 

Les  deux  îles  sont  unies  eu  un  seul  royaume ,  sous  le  nom  de  royaume-uni  de  Grande- 
Bretagne  et  d'Irlande. 

La  succession  à  la  couronne  reste  telle  qu'elle  était.  Le  royaume-uni  est  représenté  par  un 
parlement  commun ,  dans  lequel  un  nombre  de  pairs  et  de  membres  des  communes  non 
encore  réglé  siège  pour  l'Irlande. 

Les  églises  d'Angleterre  et  d'Irlande  sont  maintenues  telles  qu'elles  sont  établies  par  la  loi. 

Les  sujets  irlandais  de  sa  majesté  britannique  ont  les  mêmes  privilèges  que  ceux  de  la 
Grande-Breta  ne  pour  le  commerce  et  la  navigation. 

Les  mêmes  droits  sont  acquittés  par  l'Angleterre  et  l'Irlande.  Le  paiement  de  l'intérêt  de 
la  dette  de  chaque  royaume  est  toujours  effectué  séparément  par  l'Irlande  et  par  l'Angleterre. 
Les  dépenses  ordinaires  du  royaume-uni  sont  payées  en  commun  par  les  deux  îles,  d'après 
des  proportions  convenues  et  fixées. 

Toutes  les  lois  en  vigueur  et  toutes  les  cours  ecclésiastiques  et  civiles  de  chaque  royaume 
n'éprouveront  que  les  changemens  dont  la  nécessité  serait  démontrée  par  la  suite  au  parle- 
ment-uni. 

Lors  du  vote  définitif,  il  fut  stipulé  que  l'Irlande  fournirait  au  parlement  quatre  pairs  spi- 
rituels et  vingt-huit  pairs  temporels,  el  cent  représentans  à  la  chambre  des  communes. 
Nous  avons  dit  ailleurs  que  le  reforih-bill  avait  élevé  ce  nombre  à  cent  cinq.  C'est  contre 
cette  fixation  que  proteste  aujourd'hui  l'Irlande. 


QUELQUES  DOCUMENS 


INEDITS 


SUR  ANDRÉ  CHÉNIER. 


Voilà  tout  à  l'heure  vingt  ans  que  la  première  édition  d'André 
Chénier  a  paru;  depuis  ce  temps,  il  semble  que  tout  ait  été  dit  sur 
lui  ;  sa  réputation  est  faite  ;  ses  œuvres ,  lues  et  relues ,  n'ont  pas  seu- 
lement charmé ,  elles  ont  servi  de  base  à  des  théories  plus  ou  moins 
ingénieuses  ou  subtiles,  qui  elles-mêmes  ont  déjà  subi  leur  épreuve, 
qui  ont  triomphé  par  un  côté  vrai  et  ont  été  rabattues  aux  endroits 
contestables.  En  fait  de  raisonnemens  et  A' esthétique,  nous  ne  recom- 
mencerions donc  pas  à  parler  de  lui ,  à  ajouter  à  ce  que  nous  avons 
dit  ailleurs,  à  ce  que  d'autres  ont  dit  mieux  que  nous.  Mais  il  se 
trouve  qu'une  circonstance  favorable  nous  met  à  même  d'introduire 
sur  son  compte  la  seule  nouveauté  possible,  c'est-à-dire  quelque 
chose  de  positif. 

L'obligeante  complaisance  et  la  confiance  de  son  neveu,  M.  Gabriel 
de  Chénier,  nous  ont  permis  de  consulter  et  de  transcrire  ce  qu'il  nous 
a  paru  convenable  dans  le  précieux  résidu  de  manuscrits  qu'il  possède; 
c'est  à  lui  donc  que  nous  devons  d'avoir  pénétré  à  fond  dans  le  cabi- 
net de  travail  d'André ,  d'être  entré  dans  cet  atelier  du  fondeur  dont 
il  nous  parle,  d'avoir  exploré  les  ébauches  du  peintre,  et  d'en  pou- 
voir sauver  quelques  pages  de  plus,  moins  inachevées  qu'il  n'avait 

23. 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semblé  jusqu'ici  :  heureux  d'apporter  à  notre  tour  aujourd'hui  un 
nouveau  petit  affluent  à  cette  pure  gloire  ! 

Et  d'abord  rendons,  réservons  au  premier  éditeur  l'honneur  et  la 
reconnaissance  qui  lui  sont  dus.  M.  de  Latouche,  dans  son  édition 
de  1819,  a  fait  des  manuscrits  tout  l'usage  qui  était  possible  et  dési- 
rable alors;  en  choisissant,  en  élaguant  avec  goût,  en  étant  sobre  sur- 
tout de  fragmens  et  d'ébauches,  il  a  agi  dans  l'intérêt  du  poète  et 
comme  dans  son  intention,  il  a  servi  sa  gloire.  Depuis  lors,  dans  l'édi- 
tion de  1833,  il  a  été  jugé  possible  d'introduire  de  nouvelles  petites 
pièces,  de  simples  restes  qui  avaient  été  négligés  d'abord  :  c'est  ce  genre 
de  travail  que  nous  venons  poursuivre ,  sans  croire  encore  l'épuiser. 
Il  en  est  un  peu  avec  les  manuscrits  d'André  Chénier  comme  avec 
le  panier  de  cerises  de  M"^  de  Sévigné  :  on  prend  d'abord  les  plus 
belles,  puis  les  meilleures  restantes ,  puis  les  meilleures  encore,  puis 
toutes. 

La  partie  la  plus  riche  et  la  plus  originale  des  manuscrits  porte 
sur  les  poèmes  inachevés:  Suzanne,  Hermès,  V Amérique.  On  di'^VL- 
blié  dans  l'édition  de  1833  les  morceaux  en  vers  et  les  canevas  en 
prose  du  poème  de  Suzanne.  Je  m'attacherai  ici  particulièrement 
au  poème  d'Hermès,  le  plus  philosophique  de  ceux  que  méditait 
André,  et  celui  par  lequel  il  se  rattache  le  plus  directement  à  l'idée 
de  son  siècle. 

André ,  par  l'ensemble  de  ses  poésies  connues ,  nous  apparaît ,  avant 
89,  comme  le  poète  surtout  de  l'art  pur  et  des  plaisirs,  comme 
l'homme  de  la  Grèce  antique  et  de  l'élégie.  Il  semblerait  qu'avant  ce 
moment  d'explosion  publique  et  de  danger  où  il  se  jeta  si  généreuse- 
ment à  la  lutte ,  il  vécût  un  peu  en  dehors  des  idées ,  des  prédications 
favorites  de  son  temps,  et  que,  tout  en  les  partageant  peut-être  pour 
les  résultats  et  les  habitudes,  il  ne  s'en  occupât  point  avec  ardeur  et 
préméditation.  Ce  serait  pourtant  se  tromper  beaucoup  que  de  le 
juger  un  artiste  si  désintéressé;  etVHer?ncs  nous  le  montre  aussi 
pleinement  et  aussi  chaudement  de  son  siècle,  à  sa  manière,  que 
pouvaient  l'être  Raynal  ou  Diderot. 

La  doctrine  du  xviii"  siècle  était,  au  fond,  le  matérialisme,  ou  le 
panthéisme,  ou  encore  le  naturisme,  comme  on  voudra  l'appeler; 
elle  a  eu  ses  philosophes,  et  môme  ses  poètes  en  prose.  Boulanger, 
Buffon  ;  elle  devait  provoquer  son  Lucrèce.  Cela  est  si  vrai ,  et  c'était 
tellement  le  mouvement  et  la  pente  d'alors  de  solliciter  un  tel  poète, 
que ,  vers  1780  et  dans  les  années  qui  suivent ,  nous  trouvons  trois 
talens  occupés  du  môme  sujet  et  visant  chacun  à  la  gloire  difficile  d'un 


DOCUMENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  357 

poème  sur  la  nature  des  choses.  Le  Brun  tentait  l'œuvre  d'après 
Buffon;  Fontanes,  dans  sa  première  jeunesse,  s'y  essayait  sérieuse- 
ment ,  comme  l'attestent  deux  fragmens ,  dont  l'un  surtout  (  tome  I , 
p.  381  )  est  d'une  réelle  beauté.  André  Chénier  s'y  poussa  plus  avant 
qu'aucun,  et,  par  la  vigueur  des  idées  comme  par  celle  du  pinceau, 
il  était  bien  digne  de  produire  un  vrai  poème  didactique  dans  le 
grand  sens. 

Mais  la  révolution  vint;  dix  années,  fin  de  l'époque,  s'écroulèrent 
brusquement  avec  ce  qu'elles  promettaient,  et  abîmèrent  les  projets 
ou  les  hommes;  les  trois  Hermès  manquèrent  :  la  poésie  du  xviir 
siècle  n'eut  pas  son  Buffon.  Delille  ne  fit  que  rimer  gentiment  les 
trois  règnes. 

Toutes  les  notes  et  tous  les  papiers  d'André  Chénier,  relatifs  à  son 
Hennés,  sont  marqués  en  marge  d'un  delta;  un  chiffre,  ou  l'une  des 
trois  premières  lettres  de  l'alphabet  grec,  indique  celui  des  trois  chants 
auquel  se  rapporte  la  note  ou  le  fragment.  Le  poème  devait  avoir  trois 
chants,  à  ce  qu'il  semble  :  le  premier  sur  l'origine  de  la  terre,  la  for- 
mation des  animaux ,  de  l'homme;  le  second  sur  l'homme  en  particu- 
lier, le  mécanisme  de  ses  sens  et  de  son  intelligence,  ses  erreurs  depuis 
l'état  sauvage  jusqu'à  la  naissance  des  sociétés,  l'origine  des  religions; 
le  troisième  sur  la  société  politique ,  la  constitution  de  la  morale  et 
l'invention  des  sciences.  Le  tout  devait  se  clore  par  un  exposé  du 
système  du  monde  selon  la  science  la  plus  avancée. 

Voici  quelques  notes  qui  se  rapportent  au  projet  du  premier  chant 
et  le  caractérisent  : 

«  Il  faut  magnifiquement  représenter  la  terre  sous  l'emblème  mé- 
taphorique d'un  grand  animal  qui  vit,  se  meut  et  est  sujet  à  des 
changemens,  des  révolutions,  des  fièvres ,  des  dérangemens  dans  la 
circulation  de  son  sang.  » 

«  Il  faut  finir  le  chant  I"  par  une  magnifique  description  de  toutes 
les  espèces  animales  et  végétales  naissant;  et,  au  printemps,  la  terre 
prœg7ians;  et,  dans  les  chaleurs  de  l'été,  toutes  les  espèces  animales 
et  végétales  se  livrant  aux  feux  de  l'amour  et  transmettant  à  leur 
postérité  les  semences  de  vie  confiées  à  leurs  entrailles.  » 

Ce  magnifique  et  fécond  printemps ,  alors ,  dit-il , 

Que  la  terre  est  nubile  et  brûle  d'être  mère , 

devait  être  imité  de  celui  de  "N'irgile  au  livre  II  des  Géorgiques  :  Tùm 
Pater  omnipotens,  etc.,  etc.,  quand  Jupiter 

De  sa  puissante  épouse  emplit  les  vastes  flancs. 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  notes  d'André  sont  toutes  semées  ainsi  de  beaux  vers  tout  faits , 
qui  attendent  leur  place. 

C'est  là ,  sans  doute ,  qu'il  se  proposait  de  peindre  «  toutes  les  es- 
pèces à  qui  la  nature  ou  les  plaisirs  [per  Veneris  res)  sont  ouvert  les 
portes  de  la  vie.  » 

«  Traduire  quelque  part,  se  dit-il,  le  magnum  crescendi  immissis 
certamen  hahenis.  » 

Il  revient,  en  plus  d'un  endroit,  sur  ce  sj'stème  naturel  des  atomes, 
ou ,  comme  il  les  appelle ,  des  organes  secrets  vivans ,  dont  l'infinité 
constitue 

L'Océan  éternel  où  bouillonne  la  vie. 

«  Ces  atomes  de  vie ,  ces  semences  premières ,  sont  toujours  en 
égale  quantité  sur  la  terre  et  toujours  en  mouvement.  Ils  passent  de 
corps  en  corps ,  s'alambiquent ,  s'élaborent ,  se  travaillent ,  fermen- 
tent ,  se  subtilisent  dans  leur  rapport  avec  le  vase  où  ils  sont  ac- 
tuellement contenus.  Ils  entrent  dans  un  végétal,  ils  en  sont  la  sève, 
la  force,  les  sucs  nourriciers.  Ce  végétal  est  mangé  par  quelque 
animal  ;  alors  ils  se  transforment  en  sang  et  en  cette  substance  qui 
produira  un  autre  animal  et  qui  fait  vivre  les  espèces...  Ou,  dans  un 
chêne ,  ce  qu'il  y  a  de  plus  subtil  se  rassemble  dans  le  gland. 

«  Quand  la  terre  forma  les  espèces  animales ,  plusieurs  périrent 
par  plusieurs  causes  à  développer.  Alors  d'autres  corps  organisés  (car 
les  organes  vivans  secrets  meuvent  les  végétaux,  minéraux  (1)  et 
tout)  héritèrent  de  la  quantité  d'atomes  de  vie  qui  étaient  entrés 
dans  la  composition  de  celles  qui  s'étaient  détruites,  et  se  formèrent 
de  leurs  débris.  » 

Qu'une  élégie  à  Camille  ou  l'ode  à  la  Jeune  Captive  soient  plus 
flatteuses  que  ces  plans  de  poésie  physique ,  je  le  crois  bien  ;  mais  il 
ne  faut  pas  moins  en  reconnaître  et  en  constater  la  profondeur,  la 
portée  poétique  aussi.  André  est  ici  le  contemporain  et  comme  le 
disciple  de  Lamarck  et  de  Cabanis  (2). 

Il  ne  l'est  pas  moins  de  Boulanger  et  de  tout  son  siècle  par  l'ex- 
plication qu'il  tente  de  l'origine  des  religions,  au  second  chant.  II 
n'en  distingue  pas  même  le  nom  de  celui  de  la  superstition  pure ,  et 

(\)  C'est  peut-être  animaux  qu'il  a  voulu  dire;  mais  je  copie. 

(2)  Qu'on  ne  s'étonne  pas  trop  de  voir  le  nom  d'André  ainsi  mêlé  à  des  idées  physiolo- 
giques. Parmi  les  physiologistes,  il  en  est  un  qui,  par  le  brillant  de  son  génie  et  la  rapidité 
de  son  destin ,  fut  comme  l'André  Chénier  de  la  science  ;  et,  dans  la  liste  des  jeunes  illustres , 
diversement  ravis  avant  l'âge-,  je  dis  volontiers  :  Vauvenargues ,  Barnave ,  André ,  Hoche  et 
£ichat. 


DOCUSIENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  350 

ce  qui  se  rapporte  à  cette  partie  du  poème ,  dans  ses  papiers ,  est  vo- 
lontiers marqué  en  marge  du  mot  flétrissant  (^siai^aif/.ovîa).  id  l'on  a 
peu  à  regretter  qu'André  n'ait  pas  mené  plus  loin  ses  projets;  il  n'au- 
rait en  rien  échappé ,  malgré  toute  sa  nouveauté  de  style ,  au  lieu 
commun  d'alentour,  et  il  aurait  reproduit,  sans  trop  de  variante,  le 
fond  de  d'Holbach  ou  de  V Essai  sur  les  Préjugés  : 

«  Tout  accident  naturel  dont  la  cause  était  inconnue ,  un  ouragan, 
une  inondation,  une  éruption  de  volcan ,  étaient  regardés  comme  une 
vengeance  céleste.... 

«  L'homme  égaré  de  la  voie ,  effrayé  de  quelques  phénomènes 
terribles,  se  jeta  dans  toutes  les  superstitions,  le  feu,  les  démons.... 
Ainsi  le  voyageur,  dans  les  terreurs  de  la  nuit ,  regarde  et  voit  dans 
les  nuages  des  centaures ,  des  lions ,  des  dragons ,  et  mille  autres 
formes  fantastiques.  Les  superstitions  prirent  la  teinture  de  l'esprit 
des  peuples,  c'est-à-dire  des  climats.  Rapide  multitude  d'exemples. 
Mais  l'imitation  et  l'autorité  changent  le  caractère.  De  là  souvent  un 
peuple  qui  aime  à  rire  ne  voit  que  diable  et  qu'enfer.  » 

Il  se  réservait  pourtant  de  grands  et  sombres  tableaux  à  retracer  : 
«  Lorsqu'il  sera  question  des  sacrifices  humains ,  ne  pas  oublier  ce 
que  partout  on  a  appelé  les  jugemens  de  Dieu,  les  fers  rouges,  l'eau 
bouillante,  les  combats  particuliers.  Que  d'hommes  dans  tous  les 
pays  ont  été  immolés  pour  un  éclat  de  tonnerre  ou  telle  autre  cause  ! . . . 

Partout  sur  des  autels  j'entends  mugir  Apis , 
Bêler  le  Dieu  d'Ammon ,  aboyer  Anubis.  » 

Mais  voici  le  génie  d'expression  qui  se  retrouve  :  «  Des  opinions 
puissantes ,  un  vaste  échafaudage  politique  ou  religieux ,  ont  sou- 
vent été  produits  par  une  idée  sans  fondement,  une  rêverie,  un  vain 
fantôme , 

Comme  on  feint  qu'au  printemps,  d'amoureux  aiguillons 
La  cavale  agitée  erre  dans  les  vallons , 
Et,  n'ayant  d'autre  époux  que  l'air  qu'elle  respire, 
Devient  épouse  et  mère  au  souffle  du  zéphyre.  » 

J'abrège  les  indications  sur  cette  portion  de  son  sujet  qu'il  aurait 
aimé  à  étendre  plus  qu'il  ne  convient  à  nos  directions  d'idées  et  à 
nos  désirs  d'aujourd'hui  ;  on  a  peine  pourtant ,  du  moment  qu'on  le 
peut,  à  ne  pas  vouloir  pénétrer  familièrement  dans  sa  secrète  pensée  : 

«  La  plupart  des  fables  furent  sans  doute  des  emblèmes  et  des  apo- 
logues des  sages  (expliquer  cela  comme  Lucrèce  au  livre  m).  C'est 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  que  l'on  fit  tels  et  tels  dogmes,  tels  et  tels  dieux...  mystères... 
initiations.  Le  peuple  prit  au  propre  ce  qui  était  dit  au  figuré.  C'est  ici 
qu'il  faut  traduire  une  belle  comparaison  du  poète  Lucile ,  conservée 
par  Lactance  (Inst.  div.,  liv.  i,  ch.  xxii)  : 

Ut  pueri  infantes  credunt  signa  omnia  aliéna 
Vivere  et  esse  homines ,  sic  isti  omnia  ficta 
Vera  putant  (1) 

Sur  quoi  le  bon  Lactance ,  qui  ne  pensait  pas  se  faire  son  procès  à 
lui-môme,  ajoute,  avec  beaucoup  de  sens,  que  les  enfans  sont  plus 
excusables  que  les  hommes  faits  :  llll  cnim  simidacra  homines  pu- 
tant esse,  hi  deos  (2).  » 

Ce  second  chant  devait  renfermer  le  tableau  des  premières  misères, 
des  égaremens  et  des  anarchies  de  l'humanité  commençante.  Les  dé- 
luges, qu'il  s'était  d'abord  proposé  de  mettre  dans  le  premier  chant, 
auraient  sans  doute  mieux  trouvé  leur  cadre  dans  celui-ci  : 

«  Peindre  les  différons  déluges  qui  détruisirent  tout...  La  mer  Cas- 
pienne, lac  Aral  et  Mer  Noire  réunis...  l'éruption  par  l'Hellespont... 
Les  hommes  se  sauvèrent  au  sommet  des  montagnes  : 

Et  vêtus  inventa  est  in  niontibus  anchora  summis. 

{Ovide,  liv.  xv.) 

La  ville  (ÏAncijre  fut  fondée  sur  une  montagne  où  l'on  trouva  une 
ancre.  »  Il  voulait  peindre  les  autels  de  pierre,  alors  posés  au  bord 
de  la  mer,  et  qui  se  trouvent  aujourd'hui  au-dessus  de  son  niveau, 
les  membres  des  grands  animaux  primitifs  errant  au  gré  des  ondes , 

(1)  Comme  les  enfans  prennent  les  statues  d'airain  au  sérieux  cl  croient  que  ce  sont  des 
hommes  vivans,  ainsi  les  superstitieux  prennent  pour  vérités  toutes  les  chimères. 

(2)  «  Car  ils  ne  prennent  ces  images  que  pour  des  hommes, et  les  autres  les  prennent  pour 
des  dieux.  »  —  L'opposition  entre  ces  pensées  d'André  et  celles  que  nous  ont  laissées  Vauve- 
nargues  ou  Pascal ,  s'offre  naturellement  à  l'esprit  ;  lui-même  il  n'est  pas  sans  y  avoir  songé  , 
et  sans  s'être  posé  l'objection.  Je  trouve  cette  note  encore  :«  Mais  quoi?  tant  de  grands 
hommes  ont  cru  tout  cela...  Avez-vous  plus  d'esprit,  de  sens,  de  savoir?...  Non  ;  mais  voici 
une  source  d'erreur  bien  ordinaire:  beaucoup  d'hommes,  invinciblement  attachés  aux  pré- 
jugés de  leur  enfance,  mettent  leur  gloire,  leur  piété,  à  prouver  aux  autres  un  système 
avant  de  se  le  prouver  à  eux-mêmes.  Ils  disent  :  Ce  système,  je  ne  veux  point  l'examiner 
pour  moi.  Il  est  vrai,  il  est  incontestable ,  et ,  de  manière  ou  d'autre,  il  faut  que  je  le  dé- 
montre. —  Alors,  plus  ils  ont  d'esprit,  de  pénétration,  de  savoir,  plus  ils  sont  habiles  à  se 
faire  illusion  ,  à  inventer,  à  unir,  à  colorer  les  sophismes,  à  tordre  et  défigurer  tous  les  fait? 
pour  en  étayer  leur  échafaudage...  Et  pour  ne  citer  qu'un  exemple  et  un  grand  exemple ,  il 
est  bien  clair  que ,  dans  tout  ce  qui  regarde  la  métaphysique  et  la  religion  ,  Pascal  n'a  jamais 
suivi  une  antre  méthode.  »  Cela  est  beaucoup  moins  clair  pour  nous  aujourd'hui  que  pour 
André,  qui  ne  voyait  Pascal  que  dans  l'aUnnsphère  d'alors,  et,  pour  ainsi  dire,  à  travers 
Condorcet. 


DOCUMENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  361 

et  leurs  os ,  déposés  en  amas  immenses  sur  les  côtes  des  continens.  Il 
ne  voyait,  dans  les  pagodes  souterraines,  d'après  le  voyageur  Son- 
nerai ,  que  les  habitacles  des  septentrionaux  qui  arrivaient  dans  le 
midi  et  fuyaient,  sous  terre,  les  fureurs  du  soleil.  Il  eût  expliqué, 
par  quelque  chose  d'analogue  peut-être,  la  base  impie  de  la  religion 
des  Éthiopiens  et  le  vœu  présumé  de  son  fondateur  : 

Il  croit  (aveugle  erreur!)  que  de  l'ingratitude 
Un  peuple  tout  entier  peut  se  faire  une  étude. 
L'établir  pour  son  culte,  et  de  dieux  bienfaisans 
Blasphémer  de  concert  les  augustes  présens. 

A  ces  époques  de  tâtonnemens  et  de  délires,  avant  la  vraie  civilisa- 
tion trouvée,  que  de  vies  humaines  en  pure  perte  dépensées!  «  Que 
de  générations ,  l'une  sur  l'autre  entassées ,  dont  l'amas 

Sur  les  temps  écoulés  invisible  et  flottant 

A  tracé  dans  cette  onde  un  sillon  d'un  instant  !  » 

Mais  le  poète  veut  sortir  de  ces  ténèbres ,  il  en  veut  tirer  l'humanité. 
Et  ici  se  serait  placée  probablement  son  étude  de  l'homme,  l'analyse 
des  sens  et  des  passions,  la  connaissance  approfondie  de  notre  être, 
tout  le  parti  enfin  qu'en  pourront  tirer  bientôt  les  habiles  et  les  sages. 
Dans  l'explication  du  mécanisme  de  l'esprit  humain ,  gît  l'esprit  des 
lois. 

André,  pour  l'analyse  des  sens,  rivalisant  avec  le  livre  iv  de  Lu- 
crèce, eût  été  le  disciple  exact  de  Locke,  de  Condillac  et  de  Bonnet  : 
ses  notes,  à  cet  égard,  ne  laissent  aucun  doute.  Il  eût  insisté  sur  les 
langues,  sur  les  mots  :  «  rapides  Protées,  dit-il,  ils  revêtent  la  tein- 
ture de  tous  nos  sentimens.  Ils  dissèquent  et  étalent  toutes  les  moin- 
dres de  nos  pensées ,  comme  un  prisme  fait  les  couleurs.  » 

Mais  les  beautés  d'idées  ici  se  multiplient;  le  moraliste  profond  se 
déclare  et  se  termine  souvent  en  poète  : 

«  Les  mêmes  passions  générales  forment  la  constitution  générale 
des  hommes.  Mais  les  passions,  modifiées  parla  constitution  parti- 
culière des  individus,  et  prenant  le  cours  que  leur  indique  une  édu- 
cation vicieuse  ou  autre,  produisent  le  crime  ou  la  vertu,  la  lumière 
ou  la  nuit.  Ce  sont  mêmes  plantes  qui  nourrissent  l'abeille  ou  la  vi- 
père; dans  l'une  elles  font  du  miel ,  dans  l'autre  du  poison.  Un  vase 
corrompu  aigrit  la  plus  douce  liqueur. 

«  L'étude  du  cœur  de  l'homme  est  notre  plus  digne  étude  : 

Assis  au  centre  obscur  de  cette  forêt  sombre 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Qui  fuit  et  se  partage  en  des  routes  sans  nombre , 
Cliacune  autour  de  nous  s'ouvre  :  et  de  toute  part 
Nous  y  pouvons  au  loin  plonger  un  long  regard.  » 

Belle  image  que  celle  du  philosophe  ainsi  dans  l'ombre,  au  carrefour 
du  labyrinthe,  comprenant  tout,  immobile!  Mais  le  poète  n'est  pas 
immobile  long-temps  : 

«  En  poursuivant  dans  toutes  les  dictions  humaines  les  causes  que 
j'y  ai  assignées,  souvent  je  perds  le  fil,  mais  je  le  retrouve  : 

Ainsi,  dans  les  sentiers  d'une  forêt  naissante, 
A  grands  cris  élancée ,  une  meute  pressante , 
Aux  vestiges  connus  dans  les  zéphirs  errans, 
D'un  agile  chevreuil  suit  les  pas  odorans. 
L'animal,  pour  tromper  leur  course  suspendue, 
Bondit,  s'écarte,  fuit,  et  la  trace  est  perdue. 
Furieux,  de  ses  pas  cachés  dans  ces  déserts 
Leur  narine  inquiète  interroge  les  airs, 
Par  qui  bientôt  frappés  de  sa  trace  nouvelle. 
Ils  volent  à  grands  cris  sur  sa  route  fidèle.  >- 

La  pensée  suivante,  pour  le  ton ,  fait  songer  à  Pascal  ;  la  brusquerie 
du  début  nous  représente  assez  bien  André  en  personne,  causant  : 

«  L'homme  juge  toujours  les  choses  par  les  rapports  qu'elles  ont 
avec  lui.  C'est  bête.  Le  jeune  homme  se  perd  dans  un  tas  de  projets 
comme  s'il  devait  vivre  mille  ans.  Le  vieillard  qui  a  usé  la  vie  est  in- 
quiet et  triste.  Son  importune  envie  ne  voudrait  pas  que  la  jeunesse 
Fusât  à  son  tour.  11  crie  :  Tout  est  vanité  !  —  Oui ,  tout  est  vain  sans 
doute,  et  cette  manie,  cette  inquiétude,  cette  fausse  philosophie , 
venue  malgré  toi  lorsque  tu  ne  peux  plus  remuer,  est  plus  vaine  en- 
core que  tout  le  reste.  » 

«  La  terre  est  éternellement  en  mouvement.  Chaque  chose  naît , 
meurt  et  se  dissout.  Cette  particule  de  terre  a  été  du  fumier,  elle  de- 
vient un  trône,  et,  qui  plus  est,  un  roi.  Le  monde  est  une  branloire 
perpétuelle,  dit  Montaigne;  (à  cette  occasion,  les  conquérans,  les 
bouleversemens  successifs  des  invasions,  des  conquêtes,  d'ici  de  là...). 
Les  hommes  ne  font  attention  à  ce  roulis  perpétuel  que  quand  ils  en 
sont  les  victimes  :  il  est  pourtant  toujours.  L'homme  ne  juge  les 
choses  que  dans  le  rapport  qu'elles  ont  avec  lui.  Affecté  d'une  telle 
manière,  il  appelle  un  accident  un  bien;  affecté  de  telle  autre  ma- 
nière, il  l'appellera  un  mal.  La  chose  est  pourtant  la  même,  et  rien 
n'a  changé  que  lui. 


DOCUMENS  INÉDITS  StJR  ANDRÉ  CHÉNIER.  36l$ 

Et  si  le  bien  existe,  il  doit  seul  exister!  » 

Je  livre  ces  pensées  hardies  à  la  méditation  et  à  la  sentence  de 
chacun,  sans  commentaire.  André  Chénier  rentrerait  ici  dans  le  sys- 
tème de  l'optimisme  de  Pope,  s'il  faisait  intervenir  Dieu;  mais,  comme 
il  s'en  abstient  absolument,  il  faut  convenir  que  cette  morale  va 
plutôt  à  l'éthique  de  Spinosa ,  de  même  que  sa  physiologie  corpuscu- 
laire allait  à  la  philosophie  zoologique  de  Lamarck. 

Le  poète  se  proposait  de  clore  le  morceau  des  sens  par  le  déve- 
loppement de  cette  idée  :  «  Si  quelques  individus,  quelques  généra- 
tions, quelques  peuples,  donnent  dans  un  vice  ou  dans  une  erreur, 
cela  n'empêche  que  l'ame  et  le  jugement  du  genre  humain  tout  en- 
tier ne  soient  portés  à  la  vertu  et  à  la  vérité,  comme  le  bois  d'un  arc , 
quoique  courbé  et  plié  un  moment ,  n'en  a  pas  moins  un  désir  invin- 
cible d'être  droit  et  ne  s'en  redresse  pas  moins  dès  qu'il  le  peut. 
Pourtant,  quand  une  longue  habitude  l'a  tenu  courbé,  il  ne  se  re- 
dresse plus;  cela  fournit  un  autre  emblème  : 

Trahitur  pars  longa  catenac  (Perse)  (1). 

Et  traîne 

Encore  après  ses  pas  la  moitié  de  sa  chaîne.  » 

Le  troisième  chant  devait  embrasser  la  politique  et  la  religion  utile 
qui  en  dépend ,  la  constitution  des  sociétés ,  la  civilisation  enfin ,  sous 
l'influence  des  illustres  sages,  des  Orphée,  des  Numa,  auxquels  le 
poète  assimilait  Moïse.  Les  fragmens ,  déjà  imprimés,  de  XHermh,  se 
rapportent  plus  particulièrement  à  ce  chant  final  :  aussi  je  n'ai  que 
peu  à  en  dire. 

«  Chaque  individu  dans  l'état  sauvage ,  écrit  Chénier,  est  un  tout 
indépendant;  dans  l'état  de  société,  il  est  partie  du  tout,  il  vit  de  la 
vie  commune.  Ainsi,  dans  le  chaos  des  poètes,  chaque  germe,  chaque 
élément  est  seul  et  n'obéit  qu'à  son  poids.  Mais,  quand  tout  cela  est 
arrangé,  chacun  est  un  tout  à  part,  et  en  même  temps  une  partie  du 
grand  tout.  Chaque  monde  roule  sur  lui-même  et  roule  aussi  autour 
du  centre.  Tous  ont  leurs  lois  à  part,  et  toutes  ces  lois  diverses  ten- 
dent à  une  loi  commune  et  forment  l'univers.... 

Mais  ces  soleils  assis  dans  leur  centre  brûlant , 
Et  chacun  roi  d'un  monde  autour  de  lui  roulant, 
Ne  gardent  point  eux-même  une  immobile  place. 

(4)  Salire  V:  l'image,  dans  Perse,  est  celle  du  chien  qui,  après  de  vfolens  efforls,  arrache 
sa  chaîne,  mais  en  lire  un  long  bout  après  lui. 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chacun  avec  son  monde  emporté  dans  l'espace , 
Ils  cheminent  eux-même  :  un  invincible  poids 
Les  courbe  sous  le  joug  d'infatigables  lois, 
Dont  le  pouvoir  sacré,  nécessaire,  inflexible. 
Leur  fait  poursuivre  à  tous  un  centre  irrésistible.  » 

C'était  une  bien  grande  idée  à  André  que  de  consacrer  ainsi  ce 
troisième  chant  à  la  description  de  l'ordre  dans  la  société  d'abord , 
puis  à  l'exposé  de  l'ordre  dans  le  système  du  monde ,  qui  devenait 
l'idéal  réfléchissant  et  suprême. 

Il  établit  volontiers  ses  comparaisons  d'un  ordre  à  l'autre  :  «  On 
peut  comparer,  se  dit-il ,  les  âges  instruits  et  savans ,  qui  éclairent 
ceux  qui  viennent  après ,  à  la  queue  étincelante  des  comètes.  » 

Il  se  promettait  encore  de  «  comparer  les  premiers  hommes  civi- 
lisés ,  qui  vont  civiliser  leurs  frères  sauvages ,  aux  éléphans  privés 
qu'on  envoie  apprivoiser  les  farouches;  et  par  quels  moyens  ces 
derniers?  »  —  Hasard  charmant  !  l'auteur  du  Génie  du  Christia- 
nisme, celui  même  à  qui  l'on  a  dû  de  connaître  d'abord  le  charme 
poétique  d'André  et  la  Jeune  Captive  (1),  a  rempli  comme  à  plaisir  la 
comparaison  désirée ,  lorsqu'il  nous  a  montré  les  missionnaires  du 
Paraguay,  remontant  les  fleuves  en  pirogues,  avec  les  nouveaux  ca- 
téchumènes qui  chantaient  de  saints  cantiques  :  «  Les  néophytes  ré- 
pétaient les  airs ,  dit-il ,  comme  des  oiseaux  privés  chantent  pour 
attirer  dans  les  rets  de  l'oiseleur  les  oiseaux  sauvages.  » 

Le  poète,  pour  compléter  ses  tableaux,  aurait  parlé  prophétique- 
ment de  la  découverte  du  Nouveau-Monde  :  «  0  Destins ,  hâtez-vous 
d'amener  ce  grand  jour  qui...  qui....;  mais  non,  Destins,  éloignez 
ce  jour  funeste,  et  s'il  se  peut,  qu'il  n'arrive  jamais  !  »  Et  il  aurait 
flétri  les  horreurs  qui  suivirent  la  conquête.  II  n'aurait  pas  moins 
présagé  Gama  et  triomphé  avec  lui  des  périls  amoncelés  que  lui 
opposa  en  vain 

Des  derniers  Africains  le  cap  noir  de  tempêtes  ! 

On  a  l'épilogue  de  V Hermès  presque  achevé  :  toute  la  pensée  phi- 
losophique d'André  s'y  résume  et  s'y  exhale  avec  ferveur  : 

O  mon  fils,  mon  Hermès,  ma  plus  belle  espérance; 
O  fruit  des  longs  travaux  de  ma  persévérance , 

(\)  M.  de  Chateaubriand  tenait  cette  pièce  de  M^e  de  Beaumont,  sœur  de  M.  de  La  Lu- 
zerne, sous  qui  André  avait  été  attaché  à  l'ambassade  d'Angleterre  :  elle-même  avait  direc- 
tement connu  le  poète. 


DOCUMENS  INÉDITS   SUR  ANDRE  CHENIER.  365 

Toi ,  l'objet  le  plus  cher  des  veilles  de  dix  ans , 
Qui  m'as  coûté  des  soins  et  si  doux  et  si  lents  ; 
Confident  de  ma  joie  et  remède  à  mes  peines  ; 
Sur  les  lointaines  mers,  sur  les  terres  lointaines , 
Compagnon  bien-aimé  de  mes  pas  incertains, 
O  mon  fils,  aujourd'hui  quels  seront  tes  destins? 
Une  mère  long-temps  se  cache  ses  alarmes  ; 
Elle-même  à  son  fils  veut  attacher  ses  armes  : 
Mais,  quand  il  faut  partir,  ses  bras,  ses  faibles  bras 
Ne  peuvent  sans  terreur  l'envoyer  aux  combats. 
Dans  la  France,  pour  toi,  que  faut-il  que  j'espère? 
Jadis,  enfant  chéri,  dans  la  maison  d'un  père 
Qui  te  regardait  naître  et  grandir  sous  ses  yeux , 
Tu  pouvais  sans  péril ,  disciple  curieux , 
Sur  tout  ce  qui  frappait  ton  enfance  attentive 
Donner  un  libre  essor  à  ta  langue  naïve. 
Plus  de  père  aujourd'hui  !  Le  mensonge  est  puissant , 
11  règne  :  dans  ses  mains  luit  un  fer  menaçant. 
De  la  vérité  sainte  il  déteste  l'approche; 
Il  craint  que  son  regard  ne  lui  fasse  un  reproche , 
Que  ses  traits,  sa  candeur,  sa  voix ,  son  souvenir. 
Tout  mensonge  qu'il  est,  ne  le  fassent  pâlir. 
Mais  la  vérité  seule  est  une ,  est  éternelle  ; 
Le  mensonge  varie ,  et  l'homme  trop  fidèle 
Change  avec  lui  :  pour  lui  les  humains  sont  constans, 
Et  roulent,  de  mensonge  en  mensonge  flottans... 

Ici ,  il  y  a  lacune  ;  le  canevas  en  prose  y  supplée  :  «  Mais,  quand  le 
temps  aura  précipité  dans  l'abîme  ce  qui  est  aujourd'hui  sur  le  faîte, 
et  que  plusieurs  siècles  se  seront  écoulés  l'un  sur  l'autre  dans  l'oubli , 
avec  tout  l'attirail  des  préjugés  qui  appartiennent  à  chacun  d'eux, 
pour  faire  place  à  des  siècles  nouveaux  et  à  des  erreurs  nouvelles,... 

Le  français  ne  sera  dans  ce  monde  nouveau 
Qu'une  écriture  antique  et  non  plus  un  langage  ; 
O  si  tu  vis  encore,  alors  peut-être  un  sage , 
Près  d'une  lampe  assis,  dans  l'étude  plongé. 
Te  retrouvant  poudreux,  obscur,  demi-rongé, 
Voudra  creuser  le  sens  de  tes  lignes  pensantes  : 
II  verra  si,  du  moins,  tes  feuilles  innocentes 
Méritaient  ces  rumeurs ,  ces  tempêtes ,  ces  cris 
Qui  vont  sur  toi ,  sans  doute ,  éclater  dans  Paris  ;... 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«alors,  peut-être...  on  verra  si...  et  si ,  en  écrivant ,  j'ai  connu  d'au- 
tre passion 

Que  Taniour  des  humains  et  de  la  vérité  !  » 

Ce  vers  final ,  qui  est  toute  la  devise ,  un  peu  fastueuse ,  de  la  philo- 
sophie duxviir  siècle,  exprime  aussi  l'entière  inspiration  de  X Hermès. 
En  somme ,  on  y  découvre  André  sous  un  jour  assez  nouveau ,  ce  me 
semble ,  et  à  un  degré  de  passion  philosophique  et  de  prosélytisme 
sérieux  auquel  rien  n'avait  dû  faire  croire,  de  sa  part,  jusqu'ici. 
Mais  j'ai  hâte  d'en  revenir  à  de  plus  riantes  ébauches,  et  de  m'ébattre 
avec  lui ,  avec  le  lecteur ,  comme  par  le  passé ,  dans  sa  renommée 
gracieuse. 

Les  petits  dossiers  restans ,  qui  comprennent  des  plans  et  des  es- 
quisses d'idylles  ou  d'élégies,  pourraient  fournir  matière  à  un  triage 
complet;  j'y  ai  glané  rapidement,  mais  non  sans  fruit.  Ce  qu'on  y 
gagne  surtout ,  c'est  de  ne  conserver  aucun  doute  sur  la  manière  de 
travailler  d'André  ;  c'est  d'assister  à  la  suite  de  ses  projets ,  de  ses 
lectures ,  et  de  saisir  les  moindres  fils  de  la  riche  trame  qu'en  tous 
sens  il  préparait.  Il  voulait  introduire  le  génie  antique ,  le  génie  grec, 
dans  la  poésie  française,  sur  des  idées  ou  des  sentimens  modernes  : 
tel  fut  son  vœu  constant,  son  but  réfléchi  ;  tout  l'atteste.  Je  veux  qu'on 
imite  les  anciens,  a-t-il  écrit  en  tête  d'un  petit  fragment  du  poème 
d'Oppien  sur  la  Chasse  (1)  ;  il  ne  fait  pas  autre  chose.  Il  se  reprend 
aux  anciens  de  plus  haut  qu'on  n'avait  fait  sous  Racine  et  Boileau  ; 
il  y  revient  comme  un  jet  d'eau  à  sa  source,  et  par  delà  le  Louis  XIV; 
sans  trop  s'en  douter,  et  avec  plus  de  goût,  il  tente  de  nouveau 
l'œuvre  de  Ronsard  (2).  Les  Analecta  de  Brunck,  qui  avaient  paru 
en  1776,  et  qui  contiennent  toute  la  fleur  grecque  en  ce  qu'elle  a 
d'exquis,  de  simple,  même  de  mignard  ou  de  sauvage,  devinrent  la 
lecture  la  plus  habituelle  d'André  ;  c'était  son  livre  de  chevet  et  son 
bréviaire.  C'est  de  là  qu'il  a  tiré  sa  jolie  épigramme  traduite  d'Événus 
de  Parcs  : 

Fille  de  Pandion,  ô  jeune  Athénienne,  etc.  (3); 

et  cette  autre  épigramme  d'Anyté  : 

(<)  Édition  de  1833,  toni.  H,  pag.  319. 

(2)  M.  Patin,  dans  sa  leçon  d'ouverture  publiée  le  16  décembre  1838  (  Revue  de  Paris  ) , 
a  rapproché  exactement  la  tentative  de  Chénier  de  l'œuvre  d'Horace  chez  les  Latins. 

(3)  Édition  de  1833,  tom.  II,  pag.  344. 


DOCUMENS  INÉDITS   SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  367 

O  Sauterelle,  à  toi,  rossignol  des  fougères,  etc.  (1), 

qu'il  imite  en  même  temps  d'Argentarius.  La  petite  épitaphe  qui  com- 
mence par  ce  vers  : 

Bergers,  vous  dont  ici  la  chèvre  vagabonde,  etc.  (2), 

est  traduite,  ce  qu'on  n'a  pas  dit,  de  Léonidas  de  Tarentc.  En  com- 
parant et  en  suivant  de  près  ce  qu'il  rend  avec  fidélité ,  ce  qu'il  élude, 
ce  qu'il  rachète,  on  voit  combien  il  était  pénétré  de  ces  grâces.  Ses 
papiers  sont  couverts  de  projets  d'imitations  semblables.  En  lisant 
une  épigramme  de  Platon  sur  Pan  qui  joue  de  la  flûte ,  il  en  remar- 
que le  dernier  vers  où  il  est  question  des  Nymphes  Ibydnades;  je  ne 
connaissais  pas  encore  ces  nymphes,  se  dit-il;  et  on  sent  qu'il  se 
propose  de  ne  pas  s'en  tenir  là  avec  elles.  Il  copie  de  sa  main  une 
épigramme  de  Myro  la  Byzantine  qu'il  trouve  charmante,  adressée 
aux  Nymphes  amadryades  par  un  certain  Cléonyme  qui  leur  dédie 
des  statues  dans  un  lieu  planté  de  pins.  Ainsi  il  va  quêtant  partout 
son  butin  choisi.  Tantôt,  ce  sont  deux  vers  d'une  petite  idylle  de  Mé- 
léagre  sur  le  printemps  : 

L'alcyon  sur  les  mers,  près  des  toits  l'hirondelle. 
Le  cygne  au  bord  du  lac,  sous  le  bois  Philomèle; 

tantôt,  c'est  un  seul  vers  de  Bion  (Épithalame  d'Achille  et  de  Deï- 
damie)  : 

Et  les  baisers  secrets  et  les  lits  clandestins  ; 

il  les  traduit  exactement  et  se  promet  bien  de  les  enchâsser  quelque 
part  un  jour  (3).  Il  guettait  de  l'œil,  comme  une  enviable  proie,  les 
excellensvers  deDenys  le  géographe,  où  celui-ci  peint  les  femmes  de 
Lydie  dans  leurs  danses  en  l'honneur  de  Bacchus,  et  les  jeunes  filles 
qui  sautent  et  bondissent  comme  des  faons  nouvellement  allaités , 

liacte  mero  mentes  perculsa  novellas  ; 

et  les  vents ,  frémissant  autour  d'elles ,  agitent  sur  leurs  poitrines  leurs 
tuniques  élégantes.  Il  voulait  imiter  l'idylle  de  ïhéocrite  dans  laquelle 
la  courtisane  Eunica  se  raille  des  hommages  d'un  pâtre  ;  chez  André, 
c'eût  été  une  contre-partie  probablement  ;  on  aurait  vu  une  fille  des 

(V)  Ibid.,  pag.  544. 

(2)  Ibid.,  pag.  327. 

(3)  A  mesure  qu'il  en  augmente  son  trésor,  il  n'est  pas  toujours  sûr  de  ne  pas  les  avoir 
employés  déjà:  «  Je  crois,  dit-il  en  un  endroit,  avoir  déjà  mis  ce  vers  quelque  part,  maù; 
je  ne  puis  me  souvenir  où.  » 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

champs  raillant  un  beau  de  la  ville,  et  lui  disant  :  Allez,  vous  pré- 
férez 

Aux  belles  de  nos  champs  vos  belles  citadines. 

La  troisième  élégie  du  livre  IV  de  Tibulle ,  dans  laquelle  le  poète 
suppose  Sulpicie  éplorée,  s'adressantà  son  amant  Cérinthe  et  le  rap- 
pelant de  la  chasse,  tentait  aussi  André,  et  il  en  devait  mettre  une 
imitation  dans  la  bouche  d'une  femme.  Mais  voici  quelques  projets 
plus  esquissés  sur  lesquels  nous  l'entendrons  lui-même  : 

«  Il  ne  sera  pas  impossible  de  parler  quelque  part  de  ces  mendians 
charlatans  qui  demandaient  pour  la  mère  des  dieux ,  et  aussi  de  ceux 
qui ,  à  Rhodes,  mendiaient  pour  la  corneille  et  pour  l'hirondelle;  et 
traduire  les  deux  jolies  chansons  qu'ils  disaient  en  demandant  cette 
aumône  et  qu'Athénée  a  conservées.  » 

Il  était  si  en  quête  de  ces  gracieuses  chansons,  de  ces  noëls  de  l'an- 
tiquité ,  qu'il  en  allait  chercher  d'analogues  jusque  dans  la  poésie 
chinoise,  à  peine  connue  de  son  temps  :  il  regrette  qu'un  mission- 
naire habile  n'ait  pas  traduit  en  entier  le  Chi-King,  le  livre  des  vers, 
ou  du  moins  ce  qui  en  reste.  Deux  pièces,  citées  dans  le  treizième 
volume  de  la  grande  Histoire  de  la  Chine  qui  venait  de  paraître, 
l'avaient  surtout  charmé.  Dans  une  ode  sur  l'amitié  fraternelle,  il 
relève  les  paroles  suivantes  :  «  Un  frère  pleure  son  frère  avec  des 
larmes  véritables.  Son  cadavre  fùt-il  suspendu  sur  un  abîme  à  la 
pointe  d'un  rocher  ou  enfoncé  dans  l'eau  infecte  d'un  gouffre ,  il  lui 
procurera  un  tombeau.  » 

«  Voici,  ajoute-t-il,  une  chanson  écrite  sous  le  règne  d'Yao, 
2,350  ans  avant  Jésus-Christ.  C'est  une  de  ces  petites  chansons  que 
les  Grecs  appellent  scholies  :  Quand  le  soleil  commence  sa  course ,  je 
me  mets  au  travail  ;  et,  quand  il  descend  sous  l'horizon,  je  me  laisse 
tomber  dans  les  bras  du  sommeil.  Je  bois  l'eau  de  mon  puits,  je  me 
nourris  des  fruits  de  mon  champ.  Qu'ai-je  à  gagner  ou  à  perdre  à  la 
puissance  de  l'empereur?» 

Et  il  se  promet  bien  de  la  traduire  dans  ses  Bucoliques.  Ainsi  tout 
lui  servait  à  ses  fins  ingénieuses;  il  extrayait  de  partout  la  Grèce. 

Est-ce  un  emprunt ,  est-ce  une  idée  originale  que  ces  lignes  riantes 
que  je  trouve  parmi  les  autres  et  sans  plus  d'indication?  «  0  ver  lui- 
sant lumineux,....  petite  étoile  terrestre  ,....  ne  te  retire  point  en- 
core.... prête-moi  la  clarté  de  ta  lampe  pour  aller  trouver  ma  mie 
qui  m'attend  dans  le  bois!  » 

Pindare ,  cité  par  Plutarque  au  traité  de  V Adresse  et  de  l'InsUnct 


DOCUMENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  360 

des  Animaux,  a  décrit,  dans  une  comparaison,  les  dauphins  qui  sont 
sensibles  à  la  musique;  André  voulait  encadrer  l'image  ainsi  :  «  On 
peut  faire  un  petit  quadro  d'un  jeune  enfant  assis  sur  le  bord  de  la 
mer,  sous  un  joli  paysage.  Il  jouera  sur  deux  flûtes  : 

Deux  flûtes  sur  sa  bouche ,  aux  antres ,  aux  Naïades , 
Aux  Faunes,  aux  Sylvains,  aux  belles  Oréades, 
Répètent  des  amours 

Et  les  dauphins  accourent  vers  lui.  »  En  attendant  il  avait  traduit  les 
vers  de  Pindare  : 

Comme,  aux  jours  de  l'été,  quand  d'un  ciel  calme  et  pur 

Sur  la  vague  aplanie  étincelle  Fazur, 

Le  dauphin  sur  les  flots  sort  et  bondit  et  nage , 

S'empressant  d'accourir  vers  l'aimable  rivage 

Où,  sous  des  doigts  légers,  une  flûte  aux  doux  sons 

Vient  égayer  les  mers  de  ses  vives  chansons  ; 

Ainsi 

André,  dans  ses  notes,  emploie,  à  diverses  reprises,  cette  expres- 
sion :  fen  pourrai  faire  un  quadro  ;  cela  veut  dire  un  petit  tableau 
peint;  car  il  était  peintre  aussi,  comme  il  nous  l'a  appris  dans  une 
élégie  : 

Tantôt  de  mon  pinceau  les  timides  essais 

Avec  d'autres  couleurs  cherchent  d'autres  succès. 

Et  quel  plus  charmant  motif  de  tableau  que  cet  enfant  nu ,  sous  l'om- 
brage, au  bord  d'une  mer  étincelante ,  et  les  dauphins  arrivant  aux 
sons  de  sa  double  flûte  divine  !  En  l'indiquant ,  j'y  vois  comme  un  défi 
que  quelqu'un  de  nos  jeunes  peintres  relèvera. 

Ailleurs,  ce  n'est  plus  le  gracieux  enfant,  c'est  Andromède  exposée 
au  bord  des  flots ,  qui  appelle  la  muse  d'André  :  il  cite  et  transcrit 
les  admirables  vers  de  Manilius  à  ce  sujet ,  au  v^  livre  des  Astronomi- 
ques; ce  supplice  d'où  la  grâce  et  la  pudeur  n'ont  pas  disparu,  ce 
charmant  visage  confus,  allant  chercher  une  blanche  épaule  qui  le 
dérobe  : 

Supplicia  ipsa  décent;  nivea  cervice  reclinis 
Molliter  ipsa  suée  custos  est  sola  figurée. 
Defluxere  sinus  humeris,  fugitque  lacertos 
Vestis,  et  effusi  scopulis  lusere  capilli. 
Te  circùm  alcyones  pennis  planxere  volantes,  etc. 

André  remarque  que  c'est  en  racontant  l'histoire  d'Andromède  à  la 

TOME  XVII.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

troisième  personne  que  le  poète  lui  adresse  brusquement  ces  vers  : 
Te  circùm,  etc.,  sans  la  nommer  en  aucune  façon.  «C'est  tout  cela, 
ajoute-t-il,  qu'il  faut  imiter.  Le  traducteur  met  les  alcyons  volant 
autour  de  vous,  infortunce  Princesse.  Cela  ôte  de  la  grâce.  »  Je  ne 
crois  pas  abuser  du  lecteur  en  l'initiant  ainsi  à  la  rhétorique  secrète 
d'André  (1). 

Nina  ou  la  Folle  par  amour,  ce  touchant  drame  de  Marsollier,  fut 
représentée ,  pour  la  première  fois ,  en  1786  ;  André  Chénier  put  y 
assister;  il  dut  être  ému  aux  tendres  sons  de  la  romance  de  Da- 
layrac  : 

Quand  le  bien-aîmé  reviendra 
Près  de  sa  languissante  amie,  etc. 

Ceci  n'est  qu'une  conjecture,  mais  que  semble  confirmer  et  justifier 
le  canevas  suivant  qui  n'est  autre  que  le  sujet  de  Nina,  transporté  en 
Grèce,  et  où  se  retrouve  jusqu'à  l'écho  des  rimes  de  la  romance. 

«  La  jeune  fille  qu'on  appelait  la  Belle  de  Scia...  Son  amant  mou- 
rut... elle  devint  folle...  elle  courait  les  montagnes  (la  peindre  d'une 
manière  antique).  —  (J'en  pourrai,  un  jour,  faire  un  tableau,  un 
quaclro  ).,.  et,  long-temps  après  elle,  on  chantait  cette  chanson  faite 
par  elle  dans  sa  folie  : 

Ne  reviendra-t-il  pas?  Il  reviendra  sans  doute. 
Non ,  il  est  sous  la  tombe  :  il  attend ,  il  écoute. 
Va,  Belle  de  Sclo,  meurs!  il  te  tend  les  bras; 
Va  trouver  ton  amant  :  il  ne  reviendra  pas  !  « 

Et,  comme  post-scriptum.,  il  indique  en  anglais  la  chanson  du  qua- 
trième acte  d'Hamlef  que  chante  Ophélia  dans  sa  folie  :  avide  et  pure 
abeille,  il  se  réserve  de  pétrir  tout  cela  ensemble  (2)  ! 

Fidèle  à  l'antique,  il  ne  l'était  pas  moins  à  la  nature;  si,  en  imi- 
tant les  anciens ,  il  a  l'air  souvent  d'avoir  senti  avant  eux ,  souvent , 

(1)  Il  disait  encore  dans  ce  mènne  exquis  sentiment  de  la  diction  poétique:  «  La  huitième 
épigramme  de  Théocrite  est  belle  (Épitaphe  de  Cléonice  )  ;  elle  Onit  ainsi  :  Malheureux 
Cléonice,  sous  le  propre  coucher  des  Pléiades,  cum  Pleiadibus  occidisti.  Il  faut  la  traduire 
et  rendre  l'opposition  de  paroles...  la  mer  t'a  reçu  avec  elles  { les  Pléiades  ).  » 

(2)  André  était  comme  La  Fontaine,  qui  disait  : 

J'en  lis  qui  sont  du  Nord  et  qui  sont  du  Midi. 
Il  lisait  tout.  M.  Piscatori  père,  qui  l'a  connu  avant  la  révolution,  m'a  raconté  qu'un  jour, 
particulièrement,  il  l'avait  entendu  causer  avec  feu  et  se  développer  sur  Rabelais.  Ce  qu'il 
en  disait  a  laissé  dans  l'esprit  de  M.  Piscatori  une  impression  singulière  de  nouveauté  el 
d'éloquence.  Celte  étude  qu'il  avait  faite  de  Rabelais  me  justifierait,  s'il  en  était  besoin,  dt; 
l'avoir  autrefois  rapproché  longuement  de  Régnier. 


DOCUMENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  371 

lorsqu'il  n'a  l'air  que  de  les  imiter,  il  a  réellement  observé  lui-même. 
On  sait  le  joli  fragment  : 

Fille  du  vieux  pasteur,  qui ,  d'une  main  agile, 
Le  soir  remplis  de  lait  trente  vases  d'argile, 
Crains  la  génisse  pourpre,  au  farouche  regard... 

Eh  bien  !  au  bas  de  ces  huit  vers  bucoliques,  on  lit  sur  le  manuscrit  : 
vu  et  fait  à  Catillon  près  Forges^  le  4  août  1792,  et  écrit  à  Gournay 
le  lendemain.  Ainsi  le  poète  se  rafraîchissait  aux  images  de  la  nature, 
à  la  veille  du  10  août  (1). 

Deux  fragmens  d'idylles,  publiés  dans  l'édition  de  1833,  se  peu- 
vent compléter  heureusement ,  à  l'aide  de  quelques  lignes  de  prose 
qu'on  avait  négligées  ;  je  les  rétablis  ici  dans  leur  ensemble. 

LES  COLOMBES. 

Deux  belles  s'étaient  baisées...  Le  poète  berger,  témoin  jaloux  de 
leurs  caresses,  chante  ainsi  : 

«  Que  les  deux  beaux  oiseaux,  les  colombes  fidèles. 
Se  baisent.  Pour  s'aimer  les  dieux  les  firent  belles. 
Sous  leur  tête  mobile,  un  cou  blanc,  délicat, 
Se  plie,  et  de  la  neige  effacerait  l'éclat. 
Leur  voix  est  pure  et  tendre ,  et  leur  ame  innocente , 
Leurs  yeux  doux  et  sereins,  leur  bouche  caressante. 
L'une  a  dit  à  sa  sœur  :  —  IMa  sœur 

{ Ma  sœur,  en  un  tel  lieu ,  croissent  l'orge  et  le  millet...  ) 

L'autour  et  l'oiseleur,  ennemis  de  nos  jours. 
De  ce  réduit,  peut-être,  ignorent  les  détours, 
Viens 

(  Je  te  choisirai  moi-même  les  graines  que  tu  aimes ,  et  mon  bec 
s'entrelacera  dans  le  tien.  ] 


L'autre  a  dit  à  sa  sœur  :  Ma  sœur,  une  fontaine 
Coule  dans  ce  bosquet 


(1)  On  se  plaît  à  ces  moindres  détails  sur  les  grands  poètes  aimés.  A  la  fin  de  l'idylle  in- 
titulée la  Liberté,  entre  le  chevrier  et  le  berger,  on  lit  sur  le  manuscrit  :  Commencée  le 
vendredi  au  soir  10,  et  finie  le  dimanche  au  soir  iî  mars  1787.  La  pièce  a  un  peu  plus  de 
eenl  cinquante  vers.  On  a  là  une  juste  mesure  de  la  verve  d'exécution  d'André  :  elle  lient  le 
milieu ,  pour  la  rapidité ,  entre  la  lenteur  un  peu  avare  des  poètes  sous  Louis  XIV  et  le  train 
de  Mazeppa  d'aujourd'hui. 

24. 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(  L'oie  ni  le  canard  n'en  ont  jamais  souillé  les  eaux,  ni  leurs  cris.... 
Viens;  nous  y  trouverons  une  boisson  pure,  et  nous  y  baignerons 
notre  tête  et  nos  ailes,  et  mon  bec  ira  polir  ton  plumage.  — Elles 
vont ,  elles  se  promènent  en  roucoulant  au  bord  de  l'eau  ;  elles  boi- 
vent, se  baignent,  mangent;  puis,  sur  un  rameau,  leurs  becs  s'en- 
trelacent. Elle  se  polissent  leur  plumage  l'une  à  l'autre.  ] 

Le  voyageur,  passant  en  ces  fraîches  campagnes. 
Dit  (1)  :  O  les  beaux  oiseaux!  ô  les  belles  compagnes! 
Il  s'arrêta  long-temps  à  contempler  leurs  jeux; 
Puis,  reprenant  sa  route  et  les  suivant  des  yeux, 
Dit  :  Baisez,  baisez-vous,  colombes  innocentes, 
Vos  cœurs  sont  doux  et  purs  et  vos  voix  caressantes; 
Sous  votre  aimable  tête ,  un  cou  blanc ,  délicat. 
Se  plie,  et  de  la  neige  effacerait  Téclat.  » 

L'édition  de  1833  (tome  II,  page  339)  donne  également  cette 
épitaphe  d'un  amant  ou  d'un  époux  ,  que  je  reproduis ,  en  y  ajou- 
tant les  lignes  de  prose  qui  éclairent  le  dessein  du  poète  : 

Mes  mânes  à  Clytie. —  Adieu ,  Clytie,  adieu. 
Est-ce  toi  dont  les  pas  ont  visité  ce  lieu  ? 
Parle,  est-ce  toi ,  Clytie,  ou  dois-je  attendre  encore i' 
Ah  !  si  tu  ne  viens  pas  seule  ici,  chaque  aurore, 
Rêver  au  peu  de  jours  où  j'ai  vécu  pour  toi, 
Voir  cette  ombre  qui  t'aime  et  parler  avec  moi, 
D'Elysée  à  mon  cœur  la  paix  devient  anière. 
Et  la  terre  à  mes  os  ne  sera  plus  légère. 
Chaque  fois  qu'en  ces  lieux  un  air  frais  du  matin 
Vient  caresser  ta  bouche  et  voler  sur  ton  sein, 
Pleure,  pleure,  c'est  moi;  pleure,  fille  adorée; 
C'est  mon  anie  qui  fuit  sa  demeure  sacrée , 
Et  sur  ta  bouche  encore  aime  à  se  reposer. 
Pleure ,  ouvre-lui  tes  bras  et  rends-lui  son  baiser. 

(Entre  autres  manières  dont  cela  peut  être  placé,  écrit  Chénier,  en 
voici  une  :  un  voyageur,  en  passant  sur  un  chemin ,  entend  des  pleurs 
et  des  gémissemens.  Il  s'avance,  il  voit  au  bord  d'un  ruisseau  une  jeune 
femme  échevelée ,  toute  en  pleurs,  assise  sur  un  tombeau ,  une  main 
appuyée  sur  la  pierre ,  l'autre  sur  ses  yeux.  Elle  s'enfuit  à  l'approche 
du  voyageur  qui  lit  sur  la  tombe  cette  épitaphe.  Alors  il  prend  des 

(1)  Ce  voyageur  esl-il  le  même  que  le  berger  du  commencement?  ou  entre-t-il  comme 
personnage  dans  la  chanson  du  berger?  Je  le  croirais  plutôt ,  mais  ce  n'est  pas  bien  clair. 


DOCCMENS  INÉDITS  SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  373 

Heurs  et  déjeunes  rameaux,  et  les  répand  sur  cette  tombe  en  disant  : 
0  jeune  infortunée...  (  quelque  chose  de  tendre  et  d'antique)  ;  puis 
il  remonte  à  cheval  et  s'en  va  la  tète  penchée  et  mélancoliquement , 
il  s'en  va 

Pensant  à  son  épouse  et  craignant  de  mourir. 

Ce  pourrait  être  le  voyageur  qui  compte  lui-même  à  sa  famille  ce 
qu'il  a  vu  le  matin). 

Mais  c'est  assez  de  fragmens  :  donnons  une  pièce  inédite  entière  , 
une  perle  retrouvée ,  la  Jeune  Locricnnc ,  vrai  pendant  de  la  jeune 
Tarentine.  A  son  brusque  début,  on  l'a  pu  prendre  pour  un  frag- 
ment ,  et  c'est  ce  qui  l'aura  fait  négliger;  mais  André  aime  ces  entrées 
en  matière  imprévues,  dramatiques  :  c'est  la  jeune  Locrienne  qui 
achève  de  chanter  : 

«  Fuis,  ne  me  livre  point.  Pars  avant  son  retour; 
«  Lève-toi;  pars,  adieu  ;  qu'il  n'entre,  et  que  ta  vue 
«  Ne  cause  un  grand  malheur,  et  je  serais  perdue! 
<<  Tiens,  regarde ,  adieu,  pars  :  ne  vois-tu  pas  le  jour?  > 

Nous  aimions  sa  naïve  et  riante  folie. 
Quand  soudain,  se  levant,  un  sage  d'Italie 
Maigre,  pâle,  pensif,  qui  n'avait  point  parlé. 
Pieds  nus,  la  barbe  noire,  un  sectateur  zélé 
Du  muet  de  Samos  qu'admire  Métaponte, 
Dit  :  «  Locriens  perdus,  n'avez-vous  pas  de  honte? 
Des  mœurs  saintes  jadis  furent  votre  trésor. 
Yos  vierges,  aujourd'hui  riches  de  pourpre  et  d'or, 
Ouvrent  leur  jeune  bouche  à  des  chants  adultères. 
Hélas!  qu'avez -vous  fait  des  maximes  austères 
De  ce  berger  sacré  que  Minerve  autrefois 
Daignait  former  en  songe  à  vous  donner  des  lois.  » 
Disant  ces  mots,  il  sort....  Elle  était  interdite. 
Son  œil  noir  s'est  mouillé  d'une  larme  subite; 
Nous  l'avons  consolée,  et  ses  ris  ingénus. 
Ses  chansons,  sa  gaîté,  sont  bientôt  revenus. 
Un  jeune  Thurien  (1) ,  aussi  beau  qu'elle  est  belle, 
(Son  nom  m'est  inconnu) ,  sortit  presque  avec  elle  : 
Je  crois  qu'il  la  suivit  et  lui  fit  oublier 
Le  grave  Pythagore  et  son  grave  écolier. 

(1)  Thurii,  colonie  grecque  fondée  aux  environs  de  Sybaris,dans  le  golfe  deTarenle,  pal* 
les  Athéniens. 


:ï7k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Parmi  les  ïambes  inédits,  j'en  trouve  un  dont  le  début  rappelle, 
pour  la  forme,  celui  de  la  gracieuse  élégie  ;  c'est  un  brusque  reproche 
que  le  poète  se  suppose  adressé  par  la  bouche  de  ses  adversaires,  et 
auquel  il  répond  soudain  en  l'interrompant  : 

«  Sa  langue  est  un  fer  chaud  ;  dans  ses  veines  brûlées 

Serpentent  des  fleuves  de  fiel.  « 
J'ai ,  douze  ans  en  secret  dans  les  doctes  vallées , 

Cueilli  le  poétique  miel  : 

Je  veux  un  jour  ouvrir  ma  ruche  tout  entière; 

Dans  tous  mes  vers  on  pourra  voir 
Si  ma  Muse  naquit  haineuse  et  meurtrière. 

Frustré  d'un  amoureu.^  espoir, 

Arehiloque  aux  fureurs  du  belliqueux  ïambe 

Immole  un  beau-père  menteur; 
Moi,  ce  n'est  point  au  col  d'un  perfide  Lycambe 

Que  j'apprête  un  lacet  vengeur. 

Ma  foudre  n'a  jamais  tonné  pour  mes  injures  . 

La  patrie  allume  ma  voix; 
La  paix  seule  aguerrit  mes  pieuses  morsures , 

Et  mes  fureurs  servent  les  lois. 

Contre  les  noirs  Pithons  et  les  Hydres  fangeuses, 

Le  feu,  le  fer,  arment  mes  mains; 
Extirper  sans  pitié  ces  bétes  vénéneuses. 

C'est  donner  la  vie  aux  humains. 

Sur  un  petit  feuillet,  à  travers  une  quantité  d'abréviations  et  de 
mots  grecs  substitués  aux  mots  français  correspondans ,  mais  que  la 
rime  rend  possibles  à  retrouver,  on  arrive  à  lire  cet  autre  ïambe  écrit 
pendant  les  fêtes  théâtrales  de  la  révolution  après  le  10  août;  l'excès 
des  précautions  indique  déjà  l'approche  de  la  terreur  : 

Un  vulgaire  assassin  va  chercher  les  ténèbres; 

Il  nie  ,  il  jure  sur  l'autel; 
Mais  nous,  grands,  libres,  fiers,  à  nos  exploits  funèbres, 

A  nos  turpitudes  célèbres  , 
Nous  voulons  attacher  un  éclat  immortel. 

De  l'oubli  taciturne  et  de  son  onde  noire 

Nous  savons  détourner  le  cours. 
Nous  appelons  sur  nous  l'éternelle  mémoire; 

Nos  forfaits,  notre  unique  histoire, 
Parent  de  nos  cités  les  brillans  carrefours. 


DOCUMENS  INÉDITS  SUR   ANDRÉ  CHÉNIER.  SîS 

O  gardes  de  Louis,  sous  les  voiites  royales 

Par  nos  ménades  déchirés , 
Vos  têtes  sur  un  fer  ont,  pour  nos  bacchanales, 

Orné  nos  portes  triomphales 
Et  ces  bronzes  hideux,  nos  monumens  sacrés. 

Tout  ce  peuple  hébété  que  nul  remords  ne  touche , 

Cruel ,  même  dans  son  repos , 
Vient  sourire  aux  succès  de  sa  rage  farouche , 

Et ,  la  soif  encore  à  la  bouche , 
Ruminer  tout  le  sang  dont  il  a  bu  les  flots. 

Arts  dignes  de  nos  yeux  !  pompe  et  magnificence 

Dignes  de  notre  liberté, 
Dignes  des  vils  tyrans  qui  dévorent  la  France, 

Dignes  de  Tatroce  démence 
Du  stupide  David  qu'autrefois  j'ai  chanté. 

Depuis  l'aimable  enfant  au  bord  des  mers,  qui  joue  de  la  double 
flûte  aux  dauphins  accourus ,  nous  avons  touché  tous  les  tons.  C'est 
peut-être  au  lendemain  même  de  ce  dernier  ïambe  rutilant,  que  le 
poète,  en  quelque  secret  voyage  à  Versailles,  adressait  cette  ode 
heureuse  à  Fanny  : 

Mai  de  moins  de  roses,  l'automne 
De  moins  de  pampres  se  couronne , 
Moins  d'épis  flottent  en  moissons, 
Que  sur  mes  lèvres ,  sur  ma  lyre , 
Fanny ,  tes  regards ,  ton  sourire , 
Ne  font  éclore  de  chansons. 

Les  secrets  pensers  de  mon  ame 
Sortent  en  paroles  de  flamme ,       , 
A  ton  nom  doucement  émus  : 
Ainsi  la  nacre  industrieuse 
Jette  sa  perle  précieuse  , 
Honneur  des  sultanes  d'Ormuz. 

Ainsi,  sur  son  mûrier  fertile, 
Le  ver  du  Cathay  mêle  et  file 
Sa  trame  étincelante  d'or. 
Viens ,  mes  muses  pour  ta  parure 
De  leur  soie  immortelle  et  pure 
Versent  un  plus  riche  trésor. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  perles  de  la  poésie 
Forment  sous  leurs  doigts  d'ambroisie 
D'un  collier  le  brillant  contour. 
Viens,  Fanny  :  que  ma  main  suspende 
Sur  ton  sein  cette  noble  offrande... 

La  pièce  reste  ici  interrompue;  pourtant  je  m'imagine  qu'il  n'y  man- 
que qu'un  seul  vers,  et  possible  à  deviner;  je  me  figure  qu'à  cet 
appel  flatteur  et  tendre,  au  son  de  cette  voix  qui  lui  dit  Viens,  Fanny 
s'est  approchée  en  effet,  que  la  main  du  poète  va  poser  sur  son  sein 
nu  le  collier  de  poésie ,  mais  que  tout  d'un  coup  les  regards  se  trou- 
blent ,  se  confondent,  que  la  poésie  s'oublie,  et  que  le  poète  comblé 
s'écrie  ou  plutôt  murmure  en  finissant  : 

Tes  bras  sont  le  collier  d'amour  (I)  ! 

Il  résulte,  pour  moi,  de  cette  quantité  d'indications  et  de  glanu- 
res  que  je  suis  bien  loin  d'épuiser,  il  doit  résulter  pour  tous,  ce  me 
semble, que,  maintenant  que  la  gloire  de  Ghénier  est  établie  et  permet, 
sur  son  compte,  d'oser  tout  désirer,  il  y  a  lieu  véritablement  aune  édi- 
tion plus  complète  et  définitive  de  ses  œuvres,  où  l'on  profiterait  des 
travaux  antérieurs  en  y  ajoutant  beaucoup.  J'ai  souvent  pensé  à  cet 
idéal  d'édition  pour  ce  charmant  poète ,  qu'on  appellera ,  si  l'on  veut , 
le  classique  de  la  décadence,  mais  qui  est,  certes,  notre  plus  grand 
classique  en  vers  depuis  Racine  et  Boileau.  Puisque  je  suis  aujour- 
d'hui dans  les  esquisses  et  les  projets  d'idylle  et  d'élégie,  je  veux 
esquisser  aussi  ce  projet  d'édition  qui  est  parfois  mon  idylle.  En  tête 
donc,  se  verrait,  pour  la  première  fois,  le  portrait  d'André  d'après 
le  précieux  tableau  que  possède  M.  de  Cailleux ,  et  qu'il  vient ,  dit-on, 
de  faire  graver,  pour  en  assurer  l'image  unique  aux  amis  du  poète. 
Puis  on  recueillerait  les  divers  morceaux  et  les  témoignages  intéres- 
sans  sur  André,  à  commencer  par  les  courtes,  mais  consacrantes 
paroles,  dans  lesquelles  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme  l'a  tout 
d'abord  révélé  à  la  France,  comme  dans  l'auréole  de  l'échafaud. 
Viendrait  alors  la  notice  que  M.  de  Latouche  a  mise  dans  l'édition 
de  1819,  et  d'autres  morceaux  écrits  depuis,  dans  lesquels  ce  serait 
une  gloire  pour  nous  que  d'entrer  pour  une  part,  mais  où  surtout  il 
ne  faudrait  pas  omettre  quelques  pages  de  M.  Brizcux,  insérées  autre- 
fois au  Globe  sur  le  portrait ,  une  lettre  de  M.  De  Latour  sur  une  édi- 

(1)  Ou  peut-être  et  plus  simplement: 

Ton  sein  est  le  trône  d'amour  ! 


DOCUMENS   INÉDITS  SUR   AXDRÉ   CHÉNIER.  377 

lion  de  Malherbe  annotée  en  marge  par  André  (  Revue  de  Paris  183i), 
le  jugement  porté  ici  môme  par  M.  Planche,  et  enfin  quelques  pages , 
s'il  se  peut ,  détachées  du  poétique  épisode  de  StcUo  par  M.  de  Vigny. 
On  traiterait,  en  un  mot,  André  comme  un  ancien,  sur  lequel  on  ne 
sait  que  peu ,  et  aux  œuvres  de  qui  on  rattache  pieusement  et  cu- 
rieusement tous  les  jugemens,  les  indices  et  témoignages.  Il  y  au- 
rait à  compléter  peut-être,  sur  plusieurs  points,  les  renseignemens 
biographiques;  quelques  personnes  qui  ont  connu  André  vivent  en- 
core; son  neveu,  M.  Gabriel  de  Cliénier,  à  qui  déjà  nous  devons 
tant  pour  ce  travail ,  a  conservé  des  traditions  de  famille  bien  pré- 
cises. Une  note  qu'il  me  communique  m'apprend  quelques  particu- 
larités de  plus  sur  la  mère  des  Chénier,  cette  spirituelle  et  belle 
Grecque,  qui  marqua  à  jamais  aux  mers  de  Bysance  l'étoile  d'André. 
Elle  s'appelait  Santi-L'homaka;  elle  était  propre  sœur  (chose  pi- 
quante! )  de  la  grand'mère  de  M.  ïhiers.  Il  se  trouve  ainsi  qu'André 
Ghénier  est  oncle,  à  la  mode  de  Bretagne,  de  M.  Thiers  par  les 
femmes,  et  on  y  verra,  si  l'on  veut,  après  coup,  un  pronostic.  André 
a  pris  de  la  Grèce  le  côté  poétique ,  idéal ,  rêveur,  le  culte  de  la  muse 
au  sein  des  doctes  vallées  :  mais  n'y  aurait-il  rien ,  dans  celui  que 
nous  connaissons ,  de  la  vivacité ,  des  hardiesses  et  des  ressources 
quelque  peu  versatiles  d'un  de  ces  hommes  d'état  qui  parurent  vers 
la  fin  de  la  guerre  du  Péloponèse ,  et ,  pour  tout  dire  en  bon  langage , 
n'est-ce  donc  pas  quelqu'un  des  plus  spirituels  princes  de  la  parole 
athénienne? 

Mais  je  reviens  à  mon  idylle ,  à  mon  édition  oisive.  Il  serait  bon 
d'y  joindre  un  petit  précis  contenant,  en  deux  pages,  l'histoire  des 
manuscrits.  C'est  un  point  à  fixer  (prenez-y  garde) ,  et  qui  devient 
presque  douteux  à  l'égard  d'André,  comme  s'il  était  véritablement 
un  ancien.  Il  s'est  accrédité  ,  parmi  quelques  admirateurs  du  poète , 
un  bruit,  que  l'édition  de  1833  semble  avoir  consacré;  on  a  parlé  de 
trois  portefeuilles,  dans  lesquels  il  aurait  classé  ses  diverses  œuvres 
par  ordre  de  progrès  et  d'achèvement  :  les  deux  premiers  de  ces 
portefeuilles  se  seraient  perdus ,  et  nous  ne  posséderions  que  le  der- 
nier, le  plus  misérable  ,  duquel  pourtant  on  aurait  tiré  toutes  ces 
belles  choses.  J'ai  toujours  eu  peine  à  me  figurer  cela.  L'examen  des 
manuscrits  restans  m'a  rendu  cette  supposition  de  plus  en  plus  dif- 
ficile à  concevoir.  Je  trouve ,  en  effet ,  sans  sortir  du  résidu  que 
nous  possédons ,  les  diverses  manières  des  trois  prétendus  porte- 
feuilles :  par  exemple ,  l'idylle  intitulée  la  Liberté  s'y  trouve  d'a- 
bord dans  un  simple  canevas  de  prose ,  puis  en  vers ,  avec  la  datt> 


:îT8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précise  du  jour  et  de  l'heure  où  elle  fut  commencée  et  achevée.  La 
préface  que  le  poète  aurait  esquissée  pour  le  portefeuille  perdu ,  et 
qui  a  été  produite  pour  la  première  fois  dans  l'édition  de  1833 
I  tome  I ,  page  23) ,  prouverait  au  plus  un  projet  de  choix  et  de  co- 
pie au  net,  comme  en  méditent  tous  les  auteurs.  Bref,  je  me  borne 
à  dire ,  sur  les  trois  portefeuilles^  que  je  ne  les  ai  jamais  bien  conçus  ; 
qu'aujourd'hui  que  j'ai  vu  l'unique ,  c'est  moins  que  jamais  mon 
impression  de  croire  aux  autres ,  et  que  j'ai  en  cela  pour  garant  l'o- 
pinion formelle  de  M.  G.  de  Chénier,  dépositaire  des  traditions  de 
famille,  et  témoin  des  premiers  dépouillemens.  Je  tiens  de  lui  une 
note  détaillée  sur  ce  point  ;  mais  je  ne  pose  que  l'essentiel ,  très  peu 
jaloux  de  contredire.  André  Chénier  voulait  ressusciter  la  Grèce;  pour* 
tant  il  ne  faudrait  pas,  autour  de  lui ,  comme  autour  d'un  manuscrit 
grec  retrouvé  au  xvi'=  siècle ,  venir  allumer,  entre  amis ,  des  guerres 
de  commentateurs  :  ce  serait  pousser  trop  loin  la  renaissance  (1). 

Voilà  pour  les  préliminaires  ;  mais  le  principal ,  ce  qui  devrait 
iormer  le  corps  même  de  l'édition  désirée ,  ce  qui ,  par  la  difûculté 
d'exécution ,  la  fera ,  je  le  crains ,  long-temps  attendre ,  je  veux  dire 
le  commentaire  courant  qui  y  serait  nécessaire ,  l'indication  com- 
plète des  diverses  et  multiples  imitations ,  qui  donc  l'exécutera  ? 
L'érudition ,  le  goût  d'un  Boissonnade,  n'y  seraient  pas  de  trop ,  et 
de  plus  il  y  aurait  besoin ,  pour  animer  et  dorer  la  scholie ,  de  tout 
ce  jeune  amour  moderne  que  nous  avons  porté  à  André.  On  ne  se 
ligure  pas  jusqu'où  André  a  poussé  l'imitation,  l'a  compliquée  ,  l'a 
condensée  ;  il  a  dit  dans  une  belle  épître  : 

Un  juge  sourcilleux,  épiant  mes  ouvrages. 

Tout  à  coup ,  à  grands  cris ,  dénonce  vingt  passages 

Traduits  de  tel  auteur  qu'il  nomme;  et,  les  trouvant, 

II  s'admire  et  se  plaît  de  se  voir  si  savant. 

Que  ne  vient-il  vers  moi?  Je  lui  ferai  connaître 

Mille  de  mes  larcins  qu'il  ignore  peut-être. 

Mon  doigt  sur  mon  manteau  lui  dévoile  à  Tinstant 

La  couture  invisible  et  qui  va  serpentant, 

Pour  joindre  à  mon  étoffe  une  pourpre  étrangère.... 

Eh  bien  !  en  consultant  les  manuscrits ,  nous  avons  été  vers  lui,  et  lui- 

0  Pour  certaines  variantes  du  premier  texte,  on  m'a  parlé  d'un  curieux  exemplaire  de 
V.  Jules  Lefcbvre,  qui  serait  à  consulter,  ainsi  que  le  docte  possesseur.  Je  crois  néanmoins 
qu'il  ne  faudrait  pas,  en  fait  de  variantes,  remettre  en  question  ce  qui  a  été  un  parti  pris 
avec  goût.  Toute  édition  d'écrits  posthumes  et  inachevés  est  une  espèce  de  toilette  qui  a 
•Icinaudé  quelques  épingles  :  prenez  garde  de  venir  épiloguer  après  coup  là-dessus, 


DOCUMENS  INÉDITS   SUR  ANDRÉ  CHÉNIER.  379 

même  nous  a  étonné  par  la  quantité  de  ces  industrieuses  coutures 
qu'il  nous  a  révélées  çà  et  là.  Quand  il  n'a  l'air  que  de  traduire  un 
morceau  d'Euripide  sur  Médée  : 

Au  sang  de  ses  enfans ,  de  vengeance  égarée , 
Une  mère  plongea  sa  main  dénaturée,  etc., 

il  se  souvient  d'Ennius,  de  Phèdre,  qui  ont  imité  ce  morceau;  il  se 
souvient  des  vers  de  Virgile  (églogue  VIII] ,  qu'il  a ,  dit-il,  autrefois 
traduits  étant  au  collège.  A  tout  moment,  chez  lui,  on  rencontre 
ainsi  de  ces  réminiscences  à  triple  fond ,  de  ces  imitations  à  triple 
suture.  Son  Bacchus,  Viens,  ô  divin  Bacchus!  ô  jeune  Thyonée!  est 
un  composé  du  Bacchus  des  Métamorphoses^  de  celui  des  ISoces  de 
Thétis  et  de  Pelée;  le  Silène  de  Virgile  s'y  ajoute  à  la  fin  {!).  Quand 
on  relit  un  auteur  ancien  ,  quel  qu'il  soit,  et  qu'on  sait  André  par 
cœur,  les  imitations  sortent  à  chaque  pas.  Dans  ce  fragment  d'élégie  : 

Mais,  si  Plutus  revient  de  sa  source  dorée 
Conduire  dans  mes  mains  quelque  veine  égarée , 
A  mes  signes,  du  fond  de  son  appartement, 
Si  ma  blanche  voisine  a  souri  mollement.... 

je  croyais  n'avoir  affaire  qu'à  Horace  : 

Nunc  et  latentis  proditor  intimo 
Gratus  puellœ  risus  ab  angulo  ; 

et  c'est  à  Perse  qu'on  est  plus  directement  redevable  : 

.     .    .    .    Visa  est  si  forte  pecunia,  si ve 
Candida  vicini  subrisit  molle  puella , 

(4)  Je  trouve  ces  quatre  beaux  vers  inédits  sur  Bacchus  : 

C'est  le  dieu  de  Nisa,  c'est  le  vainqueur  du  Gange, 

Au  visage  de  vierge,  au  front  ceint  de  vendange, 

Qui  dompte  et  fait  courber  sous  son  char  gémissant 

Du  Lynx  aux  cent  couleurs  le  front  obéissant... 
J'en  joindrai  quelques  autres  sans  suite ,  et  dans  le  gracieux  hasard  de  l'atelier  qu'ils  encom- 
brent et  qu'ils  décorent  : 

Bacchus,  Hymen,  ces  dieux  toujours  adolescens... 

Vous,  du  blond  Anio  Naïade  au  pied  fluide; 

Vous,  filles  du  Zéphyre  et  de  la  Nuit  humide. 

Fleurs.... 

Syrinx  parle  et  respire  aux  lèvres  du  berger... 

Et  le  dormir  suave  au  bord  d'une  fontaine... 

El  la  blanche  brebis  de  laine  appesantie... 


-^80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cor  tibi  rite  salit (1). 

Au  sein  de  cette  future  édition  difficile ,  mais  possible ,  d'André 
Chénier,  on  trouverait  moyen  de  retoucher  avec  nouveauté  les  profils 
un  peu  évanouis  de  tant  de  poètes  antiques  ;  on  ferait  passer  devant 
soi  toutes  les  fines  questions  de  la  poétique  française;  on  les  agiterait 
à  loisir.  Il  y  aurait  là,  peut-être,  une  gloire  de  commentateur  à  saisir 
encore  ;  on  ferait  son  œuvre  et  son  nom ,  à  bord  d'un  autre ,  à  bord 
d'un  charmant  navire  d'ivoire.  J'indique,  je  sens  cela,  et  je  passe. 
Apercevoir,  deviner  une  fleur  ou  un  fruit  derrière  la  haie  qu'on  ne 
franchira  pas,  c'est  là  le  train  de  la  vie. 

Ai-je  trop  présumé  pourtant ,  en  un  moment  de  grandes  querelles 
politiques  et  de  formidables  assauts,  à  ce  qu'on  assure,  de  croire  in- 
téresser le  monde  avec  ces  débris  de  mélodie,  de  pensée  et  d'étude, 
uniquement  propres  à  faire  mieux  connaître  un  poète ,  un  homme  , 
lequel,  après  tout,  vaillant  et  généreux  entre  les  généreux,  a  su ,  au 
jour  voulu ,  à  l'heure  du  danger,  sortir  de  ses  doctes  vallées ,  com- 
battre sur  la  brèche  sociale,  et  mourir? 

Sainte-Beuve. 

(1)  On  a  quelquefois  trouvé  bien  hardi  ce  vers  du  Mendiant  : 
Le  toit  s'égaie  et  rit  de  mille  odeurs  divines  ; 
il  est  traduit  des  Xoccs  de  Thétis  et  de  Péh'e: 

Quels  permulsa  domus  jucundo  risit  odore. 

On  est  tenté  de  croire  qu'André  avait  devant  lui ,  sur  sa  table ,  ce  poème  entr'ouverl  de  C;i- 
tulle, quand  il  renouvelait  dans  la  même  forme  le  poème  mythologique.  Puis,  deux  vers  plus 
loin  à  peine,  ce  n'est  plus  Catulle  ;  on  est  en  plein  Lucrèce  : 

Sur  leurs  bases  d'argent,  des  formes  animées 
Élèvent  dans  leurs  mains  des  torches  enflammées... 
Si  non  aurea  sunt  juvenuni  simulacra  per  œdes 
Lampadas  igniferas  manibus  retinentia  dextris. 

On  a  un  échantillon  de  ce  qu'il  faudrait  faire  sur  tous  le»  points. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 


ni  ANE  ET   MjOUMSE. 

PAR    M.    F.    SOU  LIE. 


Sous  le  titre  général  de  ^ix  mois  de  Correspondance,  M.  Frédéric  Soulie 
a  réuni  deux  récits  parfaitement  distincts.  L'histoire  de  Diane  de  Cliivri  et 
l'histoire  de  Louise  Cerneil  forment  deux  l'omans  complets.  Le  premier  de 
ces  deux  romans  est,  selon  nous,  très  supérieur  au  second.  Quant  au  cadre 
épistolaire  dans  lequel  l'auteur  a  cru  devoir  les  placer,  nous  ne  saurions  l'ap- 
prouver. Les  motifs  qui  ont  décidé  son  choix  nous  semblent  sans  valeur. 
Aj-antà  faire,  sur  la  société  au  milieu  de  laquelle  nous  vivons,  de  tristes  ré- 
vélations, il  n'a  pas  voulu  que  le  lecteur  put  le  confondre  avec  ses  person- 
nages, et  pour  éviter  ce  désagrément,  pour  échapper  en  même  temps  aux 
accusations  et  aux  louanges ,  pour  défier  le  reproche  de  perfidie  et  de  fatuité, 
il  a  placé  ces  deux  récits  dans  la  bouche  de  deux  amis.  A  notre  avis,  cette 
fiction  est  fort  inutile  et  n'empêchera  pas  le  lecteur  de  se  livrer  à  des  con- 
jectures de  toute  sorte.  Ceux  qui  ne  se  contentent  pas  d'être  émus  et  qui 
veulent  savoir  l'origine  de  leurs  émotions,  qui  ne  croient  à  la  légitimité  de 
leur  plaisir  qu'après  avoir  fait  la  part  de  l'imagination  et  la  part  de  la  réalité, 
ne  manqueront  pas,  malgré  la  présence  des  deux  narrateurs  derrière  lesquels 
\L  Soulié  se  réfugie,  de  mettre  sur  le  compte  de  l'auteur  la  moitié  ou  les 
deux  tiers  des  sentimens  et  des  aventures  qui  remplissent  ces  deux  volumes. 
Ce  cadre  épistolaire,  tel  du  moins  que  l'a  conçu  M.  Soulié,  offre  d'ailleurs 
un  autre  inconvénient.  Il  offre  au  lecteur  des  personnages  qui  ne  peuvent 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'intéresser,  et  il  fatigue  l'attention  par  des  détails  mesquins  et  puérils.  Il  nous 
importe  peu  assurément  que  M.  Edouard  Corhey  paie  quatre  francs  par  jour 
une  chambre  dans  un  hôtel  garni,  et  quen  additionnant  ses  dépenses  de  la 
journée  il  trouve  un  total  de  vingt-deux  francs.  Le  chiffre  de  sa  pension  el 
de  ses  appointemens  ne  nous  intéresse  pas  davantage.  Quant  à  la  société  pro- 
vinciale dans  laquelle  Honoré  Cimaise  se  trouve  introduit,  elle  offrirait 
peut-être  des  originaux  dignes  de  figurer  dans  un  roman  ;  mais,  pour  mériter 
notre  attention,  il  faudrait  que  ces  personnages  eussent  le  temps  de  poser 
devant  nous,  d'agir  et  de  vivre  sous  nos  yeux.  Or,  c'est  précisément  ce  qui 
n'arrive  pas.  A  peine  ont-ils  paru  qu'ils  disparaissent,  et  leur  souvenir  n'est 
qu'un  embarras  qui  porte  préjudice  au  récit.  Les  malices  et  les  médisances  de 
M"""  du  Hauterre  excitent  notre  impatience ,  parce  qu'elles  ne  servent  à  rien  ; 
pour  la  prendre  au  sérieux ,  pour  l'écouter  avec  intérêt ,  nous  aurions  besoin 
de  la  voir  se  mêler  à  l'action. 

Après  avoir  présenté  ces  réserves,  qu'on  ne  saurait  sans  injustice  accuser 
de  malveillance,  nous  sommes  heureux  de  pouvoir,  sans  manquer  à  la  fran- 
chise, recommander  Diane  de  Chivri  comme  un  récit  très  intéressant.  Ce 
roman  une  foi  entamé,  il  est  difficile  de  l'abandonner  avant  d'avoir  achevé 
la  dernière  page.  Tous  les  personnages  ont  un  l'ôle  nettement  déterminé  et 
demeurent  fidèles  au  caractère  que  l'auteur  leur  a  donné.  M"""  de  Kermic  est 
une  figure  vénérable,  pleine  de  grandeur  et  de  simplicité;  Diane  de  Chivri . 
sa  petite-fille ,  est  dessinée  avec  une  vérité  touchante.  Elle  nous  émeut  ei 
nous  charme  chaque  fois  qu'elle  entre  en  scène,  et  l'auteur  a  été  assez  heu- 
reux pour  ne  pas  faire  d'une  aveugle  de  seize  ans  un  personnage  de  mélo- 
drame. Diane,  dans  sa  mélancolie,  dans  son  désespoir,  ne  se  laisse  jamai.s 
aller  à  la  déclamation.  Dans  ses  accens  les  plus  douloureux ,  elle  ne  cesse 
jamais  d'être  vraie.  C'est ,  à  notre  avis ,  une  des  figures  les  plus  gracieuses  el 
les  plus  intéressantes  que  M.  Soulié  ait  jamais  conçues,  et  nous  souhaitons 
sincèrement  qu'il  nous  en  offre  souvent  de  pareilles.  Le  père  et  les  trois 
frères  de  Diane,  M.  de  Chivri ,  George,  Philippe  et  IMartial ,  ne  sont  pas  moins 
habilement  tracés.  Le  père  est  d'une  sévérité  inflexible;  George  et  Philippe 
se  dévouent  sans  réserve  à  la  réhabilitation  de  leur  famille,  et  jouent  leur  vie 
avec  une  loyauté  chevaleresque  pour  laver  la  honte  de  leur  sœur.  Quant  à 
Martial ,  que  son  père  et  ses  frères  refusent  d'initier  à  leurs  projets  de  ven- 
geance, il  montre  un  orgueil  plein  de  noblesse,  une  impatience,  une  curio- 
sité qui  contraste  heureusement  avec  sa  nature  chétive  et  souffrante.  Il  jus- 
tifie son  indiscrétion,  il  revendique  ses  droits  avec  une  hardiesse  au-dessus 
de  son  âge  et  se  concilie  rapidement  notre  sympathie.  M.  de  Furières,  qui  se 
donne  pour  Léonard  Asthon  ,  est  d'une  lâcheté  misérable;  mais  ce  *ype,  s' 
hideux  qu'il  soit,  n'est  cependant  pas  impossible,  et  quoiqu'il  semble  appar- 
tenir au  mélodrame ,  nous  concevons  cependant  qu'il  figure  dans  un  roman 
très  sérieux  el  très  vraisemblable.  Quant  à  Léonard  Asthon ,  il  résume  toutes 
les  vertus  que  peuvent  rêver  les  héroïnes  les  plus  exigeantes.  Il  est  brave , 


REVUE  LITTERAIRE.  383 

loyal,  généreux;  beauté,  grâce,  jeunesse,  intelligence,  rien  ne  lui  manque, 
et  nous  serions  tenté  d'accuser  la  niagniOcence  avec  laquelle  l'auteur  l'a  doté, 
si  toutes  ces  vertus  ne  trouvaient  leur  emploi. 

La  fable  dans  laquelle  se  meuvent  ces  personnages  est  rapide  et  bien  nouée. 
Les  amours  de  Diane  et  du  misérable  qu'elle  prend  pour  Léonard  Asthon, 
sont  racontées  très  simplement,  et  avec  une  naïveté  qui  n'a  rien  de  factice. 
Les  progrès  de  la  passion  dans  le  cœur  de  Diane  sont  analysés  sagement, 
avec  une  linesse  qui  ne  va  jamais  jusqu'à  la  ténuité.  La  ruse  imaginée  par 
Diane,  pour  sauver  son  amant  qu'elle  croit  proscrit,  est  très  hardie,  mais 
très  bien  dite.  Cette  jeune  fille ,  qui  se  résigne  à  la  honte  parce  qu'elle  ne 
pourrait  appeler  à  son  secours  sans  perdre  l'homme  qu'elle  aime  et  qui  abuse 
si  lâchement  de  sa  faiblesse,  est  digne  à  la  fois  d'admiration  et  de  pitié.  Les 
derniers  momens  de  M"^  de  Kermic,  et  l'aveu  qu'elle  fait  à  son  gendre,  à 
ses  petits-lils ,  en  présence  de  Diane  agenouillée ,  composent  un  tableau  vrai- 
ment pathétique.  C'est  une  scène  de  désespoir  et  de  sanglots ,  de  honte  et  de 
prières,  d'étonnement  et  de  colère,  qui  offrait  de  grandes  difficultés,  et  que 
\L  Soulié  a  très  habilement  racontée.  L'arrivée  de  Martial  au  château  de 
Grandpin,  et  son  entrevue  avec  Diane,  sont  d'un  effet  déchirant.  La  provo- 
cation adressée  à  Léonard  Asthon,  par  George  de  Chivri,  et  le  duel  ter- 
rible qui  enlève  à  M.  de  Chivri  ses  deux  fils  aînés,  ne  laissent  pas  languir 
un  seul  instant  l'attention.  L'arrivée  inattendue  de  Martial  sur  le  lieu  du  com- 
bat, la  lutte  qui  s'établit  entre  Martial  et  son  père,  accroissent  encore  l'émo- 
tion du  lecteur.  L'entretien  de  Léonard  Asthon  avec  Diane  de  Chivri  est 
conduit  avec  un  talent  très  remarquable,  et  renferme  des  paroles  très  belles. 
Au  moment  oià  Diane ,  sûre  que  l'homme  qui  lui  parle  n'est  pas  l'homme 
qu'elle  a  aimé ,  appelle  sur  lui  le  regard  de  Dieu ,  et  se  plaint  de  ne  pouvoir 
épier  sa  rougeur  pour  juger  sa  loyauté ,  le  lecteur  comprend  que  l'auteur  est 
en  pleine  vérité.  Le  jugement  qui  proclame  l'innocence  de  Léonard  Asthon,  et 
dessille  les  yeux  de  M.  de  Chivri ,  n'offre  rien  de  bien  neuf,  mais  ne  fait  pas 
tache  dans  le  récit.  Quant  au  dénouement,  qui  se  prépare  au  Théâtre-Italien 
et  s'accomplit  au  bois  de  Vincennes ,  il  a  le  tort  très  grave  d'arriver  après 
coup.  Pour  que  ce  dénouement  produisît  un  effet  complet,  il  eût  fallu  que 
-M.  de  Furières  fût  reconnu  par  Léonard  Asthon  avant  le  mariage  de  Diane 
et  de  Léonard.  Quand  Léonard  a  offert  à  Diane  une  réparation  qu'il  ne  lui 
devait  pas,  personne  ne  s'inquiète  plus  de  M.  de  Furières,  et  le  châtiment 
qu'il  subit  paraît  presque  un  hors-d' oeuvre. 

Louise  est  loin  d'offrir  le  même  intérêt  que  Diane.  Non-seulement  le  sujet 
de  ce  second  récit  n'est  pas  choisi  avec  le  même  bonheur  que  le  sujet  du  pre- 
mier, mais  la  manière  dont  nous  sommes  amené  à  connaître  la  vie  et  les 
malheurs  de  Louise  Cerneil  a  quelque  chose  qui  excite  le  dégoût  plus  encore 
que  l'impatience.  A  quoi  bon  nous  introduire  au  milieu  de  personnages  qui 
parlent  entre  eux  une  sorte  d'argot  inintelligible  pour  le  plus  grand  nombre 
des  lecteurs?  Cet  échange  de  paroles  grossières  et  incohérentes  n'ajoute  rien 


38V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  l'intérêt  du  récit,  et  ne  sert  qu'à  nous  rendre  plus  sévère.  Personne,  je 
crois ,  ne  sera  tenté  de  m'accuser  de  pruderie  ;  toutes  les  fois  qu'il  m'est  arrivé 
déjuger  une  oeuvre  littéraire,  j'ai  mis  la  morale  hors  de  cause.  Ce  n'est  donc- 
pas  au  nom  de  la  morale  que  je  blâme  les  premiers  chapitres  de  Louise  Cer- 
neil;  c'est  au  nom  du  goût.  Les  amans  et  les  amies  de  Louise,  vrais  on  non , 
ne  nous  inspirent  aucun  intérêt,  et  parlent  d'ailleurs  un  langage  que  la  plu- 
part des  lecteurs  ne  comprendront  pas.  Quoique  le  personnage  de  Mathilde 
ne  soit  pas  intimement  lié  au  récit,  je  ne  considère  cependant  pas  comme 
inutile  le  dialogue  de  Louise  et  de  Mathilde.  Ces  deux  femmes,  qui  sont  ar- 
rivées, par  le  désordre,  au  même  isolement,  aux  mêmes  souffrances,  com- 
prennent diversement  leur  condition  ,  et  leur  franchise  n'est  pas  sans  profit 
pour  le  lecteur.  Mathilde  apprécie  avec  une  grande  justesse  l'amour  que  peu- 
vent inspirer  les  femmes  perdues.  On  ne  peut  nier  qu'elle  ne  donne  à  Louise 
des  conseils  pleins  de  raison.  Si  Louise  veut  garder  long-temps  près  d'elle 
Adolphe  Silas ,  il  faut  qu'elle  consente  à  ne  pas  le  posséder  tout  entier;  si  elle 
essaie  de  l'enlever  au  monde,  de  l'enchaîner,  elle  ne  fera  que  hâter  le  jour  de 
l'abandon.  Mais  pourquoi  n'avoir  pas  placé  dans  la  bouche  du  narrateur 
l'histoire  entière  de  Louise?  Pourquoi  sommes-nous  obligés,  pour  connaître 
la  suite  de  cette  histoire ,  de  lire  un  manuscrit  dérobé  par  Louise  elle-même 
au  secrétaire  d'Adolphe  Silas,  tandis  que  son  amant  cuve  son  ivresse?  Cette 
fiction  est  très  inutile,  et,  loin  d'ajouter  à  la  vraisemblance  du  récit,  nous 
rappelle  que  nous  lisons  un  roman.  L'histoire  de  Louise ,  jugée  en  elle-même , 
abstraction  faite  des  petits  moyens  auxquels  l'auteur  a  eu  recours,  est  très 
vulgaire  et  très  languissante.  Une  fille  qui  se  vend  par  vanité,  pour  porter  à 
son  tour  les  parures  éclatantes  qui  l'ont  éblouie ,  n'offre  à  l'imagination  du 
romancier  que  des  ressources  bien  mesquines.  Pour  nous  intéresser,  pour 
nous  émouvoir,  il  faut  qu'elle  se  passionne,  qu'elle  aime  un  homme  envi- 
ronné de  l'estime  du  monde,  et  qu'elle  trouve  dans  son  avilissement,  dans 
le  mépris  général  qui  l'a  flétrie,  un  obstacle  infranchissable.  Telle  est,  en 
effet,  la  situation  de  Louise  en  face  d'Adolphe  Silas.  M.  Soulié  a  bien  com- 
pris que ,  sans  cette  lutte  douloureuee,  Louise  serait  pour  nous  un  personnage 
insignifiant.  Mais  celte  lutte  est  indiquée  plutôt  que  racontée;  c'est  à  peine 
si  nous  l'entrevoyons.  Aussi  n'hésitons-nous  pas  à  dire  que  le  sujet  choisi  pai- 
M.  Soulié  n'est  pas  traité.  La  question  poétique  est  posée ,  mais  elle  demeure 
entière,  et  nous  espérons  qu'un  jour  l'auteur  la  reprendra,  pour  la  dévelop- 
per, pour  la  résoudre,  dans  un  roman  rapide  et  vrai  comme  Diane  de  Chivti . 
Je  ne  sais  pourquoi  M.  Soulié  s'est  cru  obligé  de  nous  raconter  la  vie  du 
père  de  Louise.  Tous  ces  détails,  placés  ailleurs,  auraient  au  moins  le  mériîf 
de  la  singularité.  On  s'intéresserait  peut-être  à  la  destinée  d'un  helléniste 
assez  mal  avisé  pour  épouser  une  danseuse  de  corde,  réduit  à  la  misère  poui' 
s'être  laissé  battre  par  sa  femme,  et  n'ayant  plus  d'autre  ressource  que  d'of- 
frir ses  traits  flétris  par  la  souffrance  aux  peintres  qui  ont  à  représenter  de.s 
anachorètes.  Mais  quel  rapport  y  a-t-il  entre  cette  biographie  et  celle  de 


REVUE  LITTÉRAIRE.  385 

Louise  Cerneil?  Les  aventures  du  professeur  d'Angoulême  n'ont  rien  de 
commun  avec  les  aventures  de  sa  fille.  Vouloir  étreindre  dans  le  faisceau  d'un 
même  récit  les  malheurs  du  père  et  les  malheurs  de  la  fille,  c'est  méconnaître 
une  des  lois  fondamentales  de  l'invention ,  l'unité  d'intérêt.  C'est  la  vie  de 
Louise  que  nous  désirons  connaître ,  et  nous  tenons  fort  peu  à  suivre  les 
études  archéologiques  de  son  père.  Qu'il  prenne  docilement  l'attitude  que  lui 
commande  le  peintre  qui  le  paie ,  ou  qu'il  lui  prête  le  secours  de  son  érudi- 
tion, peu  nous  importe  vraiment,  et  nous  donnerions  de  grand  cœur  toute 
cette  biographie  pour  assister  à  la  lutte  d'Adolphe  et  de  Louise.  Mais,  au  lieu 
de  cette  lutte  que  nous  attendions,  que  l'auteur  nous  devait,  puisque  c'est  là, 
et  là  seulement,  que  se  trouve  le  germe  du  roman,  M.  Soulié  nous  a  donné 
les  souffrances  vulgaires  de  Louise  pendant  les  jours  qu'elle  passe  près  d'un 
homme  qu'elle  n'a  jamais  aimé,  à  qui  elle  s'est  vendue. 

Des  personnages  tels  que  Louise  Cerneil  peuvent  très  bien  ne  pas  plaire  à 
tout  le  monde;  aussi  faut-il  un  grand  talent,  et  surtout  une  rare  délicatesse, 
pour  racheter  ce  qu'il  y  a  de  hardi  dans  une  telle  donnée.  Quand  je  parle  de  dé- 
licatesse, je  ne  prétends  pas  conseiller  au  romancier  d'éluder  les  parties  dou- 
loureuses du  sujet  ;  loin  de  là,  je  pense  qu'il  faut  accepter  franchement  tous  les 
élémens  du  personnage,  toutes  les  plaies  de  la  vie  qu'on  se  propose  de  peindre. 
La  délicatesse  n'exclut  pas  la  franchise.  Mais  en  traitant  de  tels  sujets,  il  ne  faut 
jamais  oublier  que  le  vice  pris  en  lui-même  n'est  pas  une  matière  poétique.  La 
poésie  commence  avec  la  passion  et  finit  avec  elle.  Mettez  la  courtisane  aux 
prises  avec  le  rêveur,  je  le  veux  bien  ;  mais  ne  perdez  jamais  de  vue  les  limites 
poétiques  de  la  donnée  que  vous  avez  choisie.  La  peinture  du  vice  et  de  la  dégra- 
dation ,  quelque  habileté  que  vous  puissiez  déployer,  n'offrira  jamais  qu'un 
intérêt  languissant.  Ce  qu'il  faut  nous  montrer,  si  vous  voulez  demeurer  fidèle 
à  votre  dessein,  c'est  le  duel  de  la  honte  et  du  mépris,  c'est  la  transforma- 
tion de  la  femme  dégradée ,  c'est  la  courtisane  purifiée ,  régénérée  par  la  pas- 
sionr  Or,  M.  Soulié ,  en  nous  racontant  l'histoire  de  Louise  Cerneil,  ne  paraît 
pas  avoir  compris  les  conditions  inexorables  de  son  sujet.  Il  s'est  complu  à 
tracer  des  portraits ,  et  il  n'a  pas  songé  à  grouper  ses  personnages  de  façon  à 
composer  un  tableau.  Il  a  pris  la  peine  de  nous  expliquer  longuement  le  ca- 
ractère d'Adolphe  Silas ,  et  il  n'a  tiré  aucun  parti  de  ces  développemens. 

Il  y  a  donc  une  grande  différence  entre  Diane  et  Louhe;  autant  le  premit  i 
de  ces  récits  est  rapide,  animé,  intéressant,  autant  le  second  est  languissant 
et  vulgaire.  Toutefois,  nous  sommes  forcé  d'avouer  que  l'histoire  même  de 
Diane,  malgré  l'intérêt  général  qu'elle  ne  manquera  pas  d'exciter,  n'est 
qu'une  ébauche  heureuse.  C'est  un  livre  qu'on  ne  peut  quitter  qu'après 
l'avoir  achevé;  c'est  là  sans  doute  un  mérite  considérable,  mais  qui  ut- 
saurait  classer  Diane  parmi  les  œuvres  littéraires.  Ce  récit  obtiendra  cer- 
tainement un  succès  de  curiosité;  mais  personne  n'éprouvera  le  besoin  de 
le  relire.  Pourquoi,  sinon  parce  que  les  plus  belles  scènes  sont  indiquées 
plutôt  que  faites?  Les  incidens  sont  noués  avec  vigueur,  mais  le  style  n'a 
TOME  XVII.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  de  précis  ni  de  définitif.  On  sent  presque  à  chaque  page  que  l'auteur  se 
contente  d'un  à  peu  près  ;  qu'il  pourrait  mieux  faire  ;  qu'il  ne  se  donne  pas  la 
peine  de  trier  ses  pensées;  qu'il  accepte  avec  empressement  toutes  celles  qui 
lui  arrivent ,  qu'il  ne  prend  pas  le  temps  de  se  montrer  sévère. 

Nous  insistons  d'autant  plus  volontiers  sur  ce  reproche ,  qu'il  peut  s'appli- 
quer au  plus  grand  nombre  des  œuvres  contemporaines.  M.  Soulié  est  cou- 
pable envers  ses  lecteurs,  coupable  envers  lui-même;  mais  il  a  pour  s'excuser, 
sinon  pour  se  justifier,  des  exemples  imposans.  Quand  l'auteur  des  3iédt<af  ions 
et  des  Harmonies  pétrit  à  la  hâte  un  poème  de  douze  mille  vers,  peut-on 
s'étonner  que  M.  Soulié  se  contente  d'une  ébauche  et  ne  prenne  pas  le  temps 
de  traiter  le  sujet  qu'il  a  choisi ,  selon  l'étendue  de  ses  facultés.  Il  est  pour 
nous  hors  de  doute  que  M.  Soulié  est  capable  d'une  œuvre  très  supérieure  à 
Diane  de  Chivri.  Mais,  pour  accomplir  cette  œuvre,  que  nous  souhaitons, 
que  nous  espérons,  il  faut  qu'il  se  résigne  à  ne  pas  improviser.  S'il  veut  faire 
en  trois   mois  l'œuvre  d'une  année,   il  sera  toujours   au-dessous  de  lui- 
même.  Il  aura  beau  s'évertuer,  fouiller  dans  ses  souvenirs,  feuilleter  la  mé- 
moire de  ses  amis,  il  ne  donnera  jamais  sa  mesure.  Il  sera  toujours  forcé  de 
s'avouer  qu'il  n'a  pas  mené  à  bout  sa  pensée.  Tant  qu'il  mettra  son  imagina- 
tion en  coupe  réglée,  il  sera  pour  lui-même  un  juge  plus  sévère  que  nous. 
Le  procès  que  j'entame  ici  contre  M.  Soulié  est  d'une  gravité  que  personne 
ne  méconnaîtra.  Ce  qui  manque,  en  effet,  aux  écrivains  de  nos  jours,  ce  n'est 
ni  la  sagacité,  ni  l'invention,  ni  le  savoir,  ni  le  sentiment  de  l'élégance;  c'est 
la  patience.  Pour  ne  pas  laisser  échapper  l'inspiration ,  chacun  se  croit  obligé 
d'improviser.  Pour  éviter  la  sécheresse,  on  s'interdit  les  ratures.  On  est  si 
pressé  d'écrire,  qu'on  ne  prend  pas  le  temps  de  penser;  mais  ce  régime  est 
mortel ,  et  les  plus  fortes  intelligences  succombent  sous  le  poids  de  cette 
perpétuelle  improvisation.  Peu  à  peu  toutes  les  idées,  à  peine  entrevues, 
finissent  par  avoir  la  même  valeur.  Le  hasard  décide  en  maître  souverain  de 
la  composition  et  du  style.  Quelquefois  nous  gagnons  à  cette  loterie  capri- 
cieuse un  poème  éclatant;  mais  la  beauté  vraie,  la  beauté  complète  n'est  ja- 
mais l'œuvre  du  hasard ,  et  notre  admiration  pour  ces  poèmes  improvisés 
n'est  pas  exempte  de  regrets. 

On  reproche  à  la  poésie  française  du  xvii'"  siècle  sa  régularité,  sa  mono- 
tonie, sa  froideur;  ces  accusations  ne  sont  pas  absolument  injustes.  Mais  il 
faut  bien  reconnaître  que  ces  œuvres,  qui  nous  paraissent,  à  de  certaines 
heures,  immobiles  et  muettes,  ont  une  valeur  que  nous  chercherions  vaine- 
ment dans  la  plupart  des  poèmes  de  notre  temps.  Elles  ont  une  vie  qui  leur 
est  propre,  qui  défie  nos  railleries,  qui  résiste  à  l'analyse ,  et  cette  vie  est  fille 
de  la  patience.  Elles  nous  semblent  parfois  guindées  dans  leur  majesté;  mais 
il  nous  arrive  souvent  de  les  contempler  avec  une  joie  sérieuse,  parce  qu'elles 
ne  manquent  jamais  d'exprimer  une  pensée. 

Or,  la  pensée  qui  respire  dans  les  œuvres  poétiques  du  xvii"  siècle  n'est 
pas  née  en  une  heure ,  en  un  jour.  Elle  s'est  développée  lentement  ;  elle  s'est 


REVUE  LITTÉRAIRE.  387 

épanouie  comme  s'épanouissent  les  plantes;  elle  a  mûri  comme  les  fruits  de 
nos  vergers,  sous  le  soleil  et  la  rosée.  Refuser  le  secours  du  temps  et  con- 
damner l'intelligence  au  régime  de  l'improvisation,  ce  n'est  donc  pas  moins 
que  nier  les  lois  qui  président  au  développement  des  facultés  humaines, 
comme  aux  transformations  de  tous  les  êtres  vivans  que  nous  avons  sous  les 
yeux.  C'est  une  gageure  insensée,  proposée  par  l'orgueil  et  acceptée  par 
l'ignorance. 

En  voyant  se  multiplier  autour  de  nous  les  ébauches  boiteuses ,  en  écou- 
tant les  bégaiemens  confus  qui  se  donnent  pour  des  paroles,  comment  ne 
pas  se  demander  la  raison  du  rapide  oubli  qui  envahit  toutes  ces  œuvres  pro- 
mises à  la  durée?  Faudra-t-il  révoquer  en  doute  le  progrès  continu  de  l'in- 
telligence humaine  ?  A  Dieu  ne  plaise  !  Les  hommes  de  notre  temps  ne  valent 
pas  moins  que  les  hommes  du  xvii''  siècle;  mais  ils  se  proposent  une  tâche 
que  nos  aïeux  n'ont  jamais  rêvée;  ils  ont  rayé  de  leur  mémoire  l'idée  de 
temps,  ils  tentent  l'impossible  et  il  est  tout  simple  qu'ils  soient  déçus  dans 
leurs  folles  espérances.  Lorsqu'ils  voudront  échanger  le  régime  de  l'or- 
gueil et  de  l'improvisation  contre  le  régime  de  la  modestie  et  de  la  patience , 
ils  produiront  des  oeuvres  durables. 

Diane  et  Louise,  qui  nous  ont  suggéré  ces  réflexions,  n'échapperont  sans 
doute  pas  à  la  destinée  commune  de  la  plupart  des  œuvres  contemporaines. 
Elles  seront  oubliées,  et  pour  elles  l'oubli  ne  sera  pas  une  injustice.  Que 
M.  Soulié  descende  en  lui-même ,  qu'il  interroge  sa  conscience  littéraire ,  et 
qu'il  se  demande  sincèrement  s'il  a  fait  tout  ce  qu'il  pouvait  faire  :  nous  avons 
l'assurance  qu'il  jugera  comme  nous  les  deux  récits  qu'il  vient  de  nous  donner. 
Notre  franchise  lui  paraîtra  peut-être  exagérée:  au  milieu  des  louanges  com- 
plaisantes qui  accueillent  chacun  de  ses  ouvrages ,  notre  voix  lui  semblera 
bien  sévère;  mais  l'avenir  prendra  soin  de  nous  justifier,  et  M.  Soulié,  dès 
qu'il  aura  renoncé  à  l'improvisation ,  sera  le  premier  à  proclamer  notre  équité. 

Gustave  Plaivchiî. 


25. 


DU  PROJET  DE  LOI 


SUR 


LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE 

ET   LA   CONTREFAÇON. 


L'intelligence  a  de  nos  jours  cause  gagnée.  Toute  production  de  l'esprit 
offrant  une  base  à  des  opérations  commerciales  est  une  valeur,  et  à  ce  titre 
constitue  une  propriété.  C'est  un  principe  que  le  sens  commun  élève  au- 
dessus  de  la  controverse ,  et  que  la  reconnaissance  tardive  des  peuples  de  l'Eu- 
rope a  généralement  inscrit  dans  les  lois.  Mais  si  le  droit  des  auteurs  est  in- 
contestable ,  il  n'est  pas  moins  évident  que  la  propriété  qui  en  résulte ,  est 
d'une  nature  particulière,  et  qu'on  ne  saurait,  sans  de  grands  inconvéniens, 
lui  appliquer  la  loi  qui  régit  la  possession  des  objets  matériels.  Nous  éviterons 
de  retomber  dans  cette  discussion.  La  matière  nous  paraît  épuisée  par  le  rap- 
port que  M.  de  Salvandy  vient  de  lire  à  la  chambre  des  pairs.  La  règle  d'é- 
quité, les  considérations  d'intérêt  public,  la  législation  établie  en  France  et  à 
l'étranger,  les  avis  des  commissions  successives  y  sont  résumés  avec  une  dignité 
de  langage  qui  en  fait  le  convenable  préambule  d'une  charte  littéraire.  La 
proposition  du  gouvernement  tient  un  milieu  équitable  entre  le  décret  impé- 
rial qui  assure  aux  héritiers  directs  d'un  auteur  un  privilège  de  vingt  ans,  et  le 
vœu  delà  dernière  commission  qui  conclut  à  ce  que  le  terme  de  l'exploitation 
au  bénéfice  des  représentans  légitimes  fût  porté  à  cinquante  ans.  Le  nouveau 
projet  de  loi  garantit  le  droit  de  publier  ou  d'autoriser  la  publication  d'un 


DE  LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  389 

ouvrage ,  à  l'auteur  pendant  toute  sa  vie,  et  après  la  mort  de  celui-ci ,  à  ses 
héritiers  ou  cessionnaires ,  pendant  trente  ans.  Cette  disposition  s'applique 
également  aux  ouvrages  destinés  à  la  représentation  scénique ,  aux  produits 
des  arts  du  dessin,  aux  compositions  musicales.  Le  terme  proposé  concilie , 
selon  nous ,  la  reconnaissance  due  au  génie ,  les  intérêts  du  commerce ,  et  les 
droits  du  public  qui,  ainsi  qu'il  est  dit  ingénieusement  dans  le  rapport ,  entre 
toujours  pour  quelque  chose  dans  la  composition  elle  succès  d'un  livre.  La 
possession  littéraire  absolue,  et  perpétuellement  transmissible ,  serait  cho- 
quante, peut-être  même  impraticable  :  elle  donnerait  bientôt  de  scandaleux 
démentis  au  sens  moral  de  la  loi  qui  a  pour  but  de  faire  rejaillir  sur  les  noms 
célèbres  cette  sorte  de  considération  attachée  à  la  fortune.  Assurément, 
pour  les  ouvrages  qui  doivent  retentir  dans  la  postérité,  une  exploitation  de 
trente  ans  après  la  mort  de  l'auteur  est  plus  que  suffisante  pour  assurer  ho- 
norablement l'avenir  d'une  famille.  Les  cinq  premiers  titres  du  projet  de  loi 
obtiendront  sans  difficulté  la  sanction  des  chambres.  Si  quelques  réclama- 
tions devaient  être  faites,  ce  serait  en  faveur  des  libraires  auxquels  on  demande 
cinq  exemplaires  pour  le  dépôt  légal  (1) ,  au  lieu  de  deux  qu'on  exige  aujour- 
d'hui. L'impôt  qui  résulterait  de  cette  mesure  serait  doublement  onéreux,  et 
par  la  valeur  positive  des  ouvrages  déposés,  et  par  la  multiplication,  plus 
nuisible  qu'on  ne  l'imagine ,  des  lieux  de  lecture  gratuite. 

Malheureusement,  les  dispositions  qui,  pour  ainsi  dire,  donnent  un  état 
civil  à  la  littérature,  ne  concernent  qu'un  petit  nombre  de  privilégiés.  Les 
ouvrages  assez  fortement  constitués  pour  donner  lieu ,  après  un  demi-siècle , 
à  une  opération  commerciale,  ne  seront  jamais  que  de  rares  exceptions.  Le 
plus  notable  intérêt  de  la  loi  nouvelle  réside ,  selon  nous ,  dans  les  derniers 
articles.  Ce  sont  ceux  qui  ont  rapport  à  la  contrefaçon,  véritable  plaie  qui 
ronge  indistinctement  la  noblesse  littéraire  et  le  menu  peuple  d'écrivains 
groupés  autour  d'elle.  La  contrefaçon  est  un  de  ces  ennemis  publics  contre 
lesquels  chacun  devrait  s'armer.  Pour  notre  part ,  c'est  après  avoir  réfléchi 
longuement  sur  les  divers  moyens  de  répression  proposés  jusqu'ici ,  après 
avoir  recueilli  des  renseignemens ,  et  consulté  l'expérience  des  libraires,  que 
nous  nous  croyons  en  mesure  de  présenter  quelques  observations  utiles. 

Établissons  d'abord  une  importante  distinction  entre  la  contrefaçon  inté- 
rieure et  la  contrefaçon  étrangère.  La  première ,  qui  s'exerce  clandestine- 
ment et  qui  présente  ordinairement  les  caractères  du  faux  matériel,  a  toujours 
été  réprouvée  et  poursuivie  comme  un  délit.  Il  paraît  néanmoins  que ,  sous 
l'ancienne  législation ,  les  libraires  de  province  étaient  souvent  réduits  ou 
triste  métier  de  faussaires.  Ne  pouvant  disputer  à  leurs  confrères  de  Paris 
l'autorisation  de  publier  les  livres  nouveaux ,  ni,  pour  les  anciens  ouvrages, 
le  renouvellement  des  privilèges  épuisés ,  ils  protestaient  par  un  abus  cou- 

(1)  Le  chiffre  des  exemplaires  à  déposer  fut  fixé  k  2  en  4617,  puis  élevé  à  8  en  1708,  réduit 
à  2  en  1795,  porté  à  5  en  18i2,  et  enfin  ramené ,  par  une  ordonnance  royale  du  9  janrier 
1828,  à  2  exemplaires  pour  les  imprimés  et  à  3  pour  les  planches  gravées. 


390  REVEE  DES  DEUX  MONDES. 

pable  contre  un  monopole  odieux.  Mais  depuis  que  la  Convention,  en  légi- 
timant le  droit  des  auteurs,  eut  livré  à  la  libre  concurrence  un  domaine  pu- 
blic à  exploiter,  la  reproduction  frauduleuse  des  livres  est  devenue  très  rare 
chez  nous.  Si  elle  est  encore  à  craindre,  c'est  uniquement  pour  les  petits 
traités  classiques  auxquels  l'approbation  de  l'Université  confère  une  sorte  de 
monopole;  et  comme  d'ailleurs,  cette  triste  spéculation  ne  trouve  que  diffi- 
cilement des  complices  dans  le  corps  de  la  librairie ,  elle  ne  cause  pas  un 
grand  dommage  au  propriétaire. 

Le  projet  en  discussion  aggrave  la  pénalité  établie  aujourd'hui,  mais  au 
profit  de  l'état.  Le  contrefacteur  français  ou  l'introducteur  d'une  édition 
contrefaite  à  l'étranger  sera  frappé ,  comme  par  le  passé,  d'une  amende  de  100 
à  2,000  francs.  L'amende  doit  être  doublée,  c'est-à-dire  élevée  de  50  à  1,000 
francs  pour  le  simple  vendeur.  Quant  aux  dommages  et  intérêts  accordés  à 
la  partie  civile,  et  dont  la  loi  en  vigueur  fixe  le  maximum  à  la  valeur  de  trois 
mille  exemplaires  dans  le  premier  cas,  et  de  cinq  cents  dans  le  second,  ils 
seraient  déterminés  à  l'avenir  par  la  libre  estimation  des  juges.  Il  ne  res- 
terait plus ,  relativement  à  la  contrefaçon  intérieure,  qu'à  établir  la  jurispru- 
dence sur  certains  points  fréquemment  débattus  devant  les  tribunaux.  Par 
exemple,  la  propriété  des  cours  publics  rétribués  par  l'état,  celle  des  offices 
nouveaux  que  les  chapitres  diocésains  s'arrogent,  la  reproduction  des  notes 
et  additions,  l'étendue  des  emprunts  qu'on  peut  faire  à  un  livre  ou  à  un  recueil , 
sont  fréquemment  des  objets  de  litige.  La  place  importante  que  la  littérature 
périodique  a  conquise  dans  la  société  la  rend  digne,  à  coup  sûr,  d'être  prise 
en  considération  dans  une  loi  sur  la  propriété  littéraire.  Il  serait  à  propos  de 
condamner  le  droit  prétendu  de  reproduction ,  que  certaines  feuilles  s'arrogent 
aux  dépens  d'entreprises  reconimandables,  et  d'établir  formellement  qu'un 
directeur  de  journal  acquiert  possession  aux  mêmes  titres  que  le  libraire  ;  qu'un 
article,  qui  quelquefois,  dans  ses  petites  proportions,  résume  un  grand  travail, 
devient  alors  une  œuvre  aussi  complète,  aussi  respectable  qu'un  gros  livre, 
et  qu'il  doit  être  défendu  de  se  l'approprier,  par  la  simple  raison  qu'il  n'est 
pas  plus  permis  de  voler  une  faible  somme  qu'une  valeur  considérable. 

Nous  touchons  enfin  le  point  difficile  du  problème,  la  contrefaçon  exté- 
rieure. Quand  on  n'est  pas  initié  au  commerce  de  la  librairie ,  on  ne  saurait 
se  faire  une  idée  de  la  pei  turbation  causée  par  cette  concurrence  déloyale. 
Qu'on  sache  que  l'éditeur,  après  avoir  acheté,  quelquefois  au  poids  de  l'or, 
la  propriété  d'un  ouvrage  nouveau,  en  voit  le  prix  doublé  par  les  frais 
d'annonces  et  de  voyages,  par  les  sacrifices  qu'il  faut  faire  sous  toutes  les 
formes  à  la  publicité.  Bien  plus,  un  éditeur  doit  tenir  compte  des  caprices 
du  public  et  de  ses  propres  erreurs;  l'ensemble  de  ses  opérations  doit  être 
combiné  de  telle  sorte  qu'une  entreprise  soutienne  l'autre  :  c'est  un  joueur 
dont  la  perte  est  certaine ,  si  les  coups  heureux  ne  réparent  pas  les  chances 
défavorables.  Eh  bien  !  c'est  précisément  ce  succès  réparateur  qu'on  lui  ravit. 
Le  contrefacteur  attend  que  la  fortune  d'un  livre  soit  faite  pour  s'en  emparer. 


DE  LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  391 

Quand  le  retentissement  d'une  annonce  présage  la  fortune  d'une  nouveauté, 
il  corrompt,  s'il  le  peut,  les  employés  du  propriétaire  légitime;  il  achète  des 
copies  frauduleuses,  des  épreuves  incorrectes,  et  exploite  l'impatience  géné- 
rale, en  mettant  en  vente  le  premier.  Le  représentant  légitime  de  l'auteur 
est  encore  obligé  de  multiplier  le  nombre  des  volumes,  pour  se  récupérer 
de  l'achat  du  manuscrit  et  des  frais  de  mise  en  train.  Pour  le  contrefacteur, 
toutes  les  avances  se  réduisent  à  celles  de  l'impression  et  du  papier.  Il  n'en- 
gage qu'un  faible  capital ,  et  à  coup  siir  il  combine  sans  entraves  la  fabri- 
cation matérielle  d'un  livre;  il  le  condense  habituellement,  le  tire  à  grand 
nombre ,  et  l'offre  sur  les  marchés  européens  à  des  prix  qui  lui  en  assurent 
le  monopole.  Il  faut  convenir  qu'un  pareil  commerce  doit  caresser  bien  agréa- 
blement l'instinct  des  spéculateurs.  Les  imprimeurs  de  Bruxelles  en  ont  fait 
ressortir  les  avantages  avec  tant  de  netteté  et  de  conviction ,  que  depuis  quel- 
ques années ,  plusieurs  compagnies  se  sont  organisées  chez  eux  et  ont  même, 
assure-t-on ,  recruté  des  actionnaires  en  France.  Une  de  ces  commandites,  la 
Sociéié  beUje,  sous  la  raison  Haumann  et  compagnie,  s'est  constituée  sous  la 
présidence  de  M.  le  chevalier  de  Sauvage,  ancien  ministre  de  l'intérieur,  et 
président  à  la  cour  de  cassation.  Le  comité  compte  parmi  ses  membres  un 
sénateur ,  des  magistrats ,  un  inspecteur  de  l'instruction  publique  ;  il  a  pour  se- 
crétaire M.  Vinchent,  également  secrétaire-général  du  ministère  de  la  justice. 
En  multipliant  les  sociétés,  en  accumulant  les  capitaux,  les  contrefacteurs  se 
sont  mis  dans  la  nécessité  de  produire.  De  là,  une  concurrence  entre  eux 
dont  le  résultat  doit  être  l'avilissement  du  prix.  L'encombrement  des  magasins 
fait  refluer  les  marchandises  jusque  dans  nos  provinces  du  nord.  Une  active 
contrebande  est  régulièrement  organisée  sur  la  frontière ,  et  on  peut ,  moyen- 
nant une  prime  d'assurance,  prendre  livraison  à  Valenciennes  des  contre- 
façons achetées  à  Mons. 

En  1835,  les  avocats  de  la  contrefaçon  belge  ont  produit  le  chiffre  d'ex- 
portation d'après  le  relevé  des  douanes  de  la  Belgique,  et  en  ont  fait  ressortir 
la  faiblesse,  pour  taxer  d'exagération  leurs  adversaires.  Nous  ferons  remar- 
quer, à  notre  tour,  que  les  éditions  contrefaites  ne  se  vendant  que  le  tiers 
des  éditions  originales,  une  vente  d'un  million  cause  aux  libraires  français  un 
déficit  d'environ  trois  millions.  Depuis  1835,  les  expéditions  de  la  librairie 
belge  ont  dû  augmenter  en  proportion  des  capitaux  qu'elle  a  su  attirer  à  elle. 
Non,  quoi  qu'on  en  dise,  ce  n'est  pas  pour  une  population  huit  fois  moins 
nombreuse  que  la  nôtre  qu'on  reproduit  de  grands  ouvrages  qui  parfois  ne 
s'épuisent  que  péniblement  chez  nous.  Mais  on  spécule  sur  tous  les  noms 
français  qui  retentissent  en  Europe ,  sur  l'autorité  de  nos  jurisconsultes ,  de 
nos  médecins ,  de  nos  savans ,  sur  l'heureux  élan  de  notre  école  historique , 
sur  les  piquantes  révolutions  de  nos  goûts  littéraires,  et,  avant  tout,  sur  les 
séductions  d'une  langue  si  exacte,  si  franche,  et  d'un  éclat  si  pur  quand  elle 
est  bien  maniée ,  que  son  étude  est  considérée  partout  comme  un  exercice 
des  plus  profitables  à  l'esprit. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  cri  d'alarme  de  la  librairie  parisienne  ,  une  honorable  sympathie  s'est 
manifestée.  Le  gouvernement  s'est  empressé  de  nommer  une  commission  de 
jurisconsultes,  d'hommes  de  lettres  et  de  négocians.  Les  publicistes  ont  fourni 
leur  contingent  d'articles  et  de  brochures.  Or,  toutes  les  opinions  émises 
peuvent  se  ramener  à  trois  systèmes  principaux. 

1°  Quelques  personnes,  et  particulièrement  des  spéculateurs,  ont  déclaré 
que  la  reproduction  des  livres  français  par  les  étrangers  était  un  mal  sans 
remède,  ou  du  moins  que  le  remède  devait  être  emprunté  aux  méthodes 
homéopathiques.  Les  Français,  a-t-on  dit,  ne  peuvent  lutter  avantageuse- 
ment contre  la  contrefaçon  qu'en  se  contrefaisant  eux-mêmes.  En  consé- 
quence, on  a  proposé  d'établir  sur  la  frontière  une  librairie  nationale,  consa- 
crée spécialement  à  l'exportation.  Mais  n'est-il  pas  révoltant  de  payer  un 
produit  français  quatre  fois  plus  cher  que  le  consommateur  allemand ,  par  la 
seule  raison  qu'on  est  Français?  En  second  lieu,  ou  on  accordera  une  indem- 
nité à  l'auteur,  et  dès-lors  la  concurrence  deviendra  impuissante,  puisque 
les  charges  seront  inégales;  ou  l'auteur  ne  sera  pas  rétribué,  en  quel  cas  on 
ne  ferait  qu'aggraver  le  mal,  au  lieu  de  le  détruire.  Ce  moyen,  d'ailleurs, 
que  la  désunion  des  libraires  rend  impraticable,  est  déjà  condamné  par  plu- 
sieurs expériences. 

2"  Quelques  publicistes  ont  déclaré  que  la  France  a  droit  de  parler  haut 
en  Belgique  ,  et  qu'en  retour  des  sacrifices  que  nous  avons  faits  pour  con- 
sacrer son  indépendance,  nous  pouvons  exiger  du  gouvernement  belge  l'anéan- 
tissement d'une  industrie  qui  nous  cause  préjudice.  Cet  avis  est  formellement 
exprimé  dans  une  brochure  de  M.  Bignon,  adressée  à  M.  Didot.  —  «  Si  les 
Belges,  y  est-il  dit,  différaient  quelque  temps  encore  de  prendre  l'initiative, 
la  France  devrait  poursuivre  l'effet  de  sa  demande  avec  une  vigueur  de  vo- 
lonté qui  ne  comportât  point  de  résistance.  Ce  serait,  dira-t-on ,  user  de  con- 
trainte, rsous  n'en  disconvenons  pas.  Trop  souvent,  c'est  par  la  contrainte 
qu'il  a  fallu  imposer  à  certains  peuples  l'accomplissement  des  obligations  les 
plus  morales.  »  — D'autres  conseillers,  moins  belliqueux,  voudraient  seule- 
ment qu'on  achetât  la  répression  des  contrefacteurs  par  un  échange  de  con- 
cessions commerciales.  Mais  peut-on  sacrifier  une  industrie  à  l'autre?  En 
admettant  même  qu'on  parvînt  à  faire  expulser  de  Bruxelles  les  imprimeurs 
qui  s'enrichissent  à  nos  dépens,  n'iraient-ils  pas  s'établir  plus  loin? 

3  "  Une  troisième  proposition ,  à  laquelle  on  s'arrête  parce  qu'elle  laisse 
entrevoir  vaguement  une  chance  de  succès ,  est  celle  qui  tend  à  faire  con- 
sacrer par  le  droit  des  gens  le  principe  du  respect  mutuel  de  la  propriété 
littéraire.  La  commission,  présidée  par  M.  Villemain,  a  particulièrement  in- 
sisté sur  ce  point ,  et  les  conclusions  de  son  rapporteur  ont  inspiré  l'article  18 
du  projet  de  loi  qui  est  ainsi  conçu  : 

n  Tous  ouvrages  en  langue  française  ou  étrangère ,  publiés  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'étranger,  ne  pourront,  soit  du  vivant  de  l'auteur,  soit  après  sa 
mort,  avant  Vexpiraiion  d'nn  terme  fixé  par  les  traités,  être  réimprimés  en 


DE  LA   PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  393 

France,  sans  le  consentement  de  l'auteur,  ou  de  ses  ayants  droit.  —  Toute 
réimpression  desdits  ouvrages,  en  contravention  à  cette  défense,  sera  réputée 
contrefaçon  et  punie  des  mêmes  peines.  —  Cette  disposition  sera  exclusive- 
ment appliquée  à  l'égard  des  états  qui  auront  assuré  la  même  garantie  aux 
ouvrages  en  langue  française  ou  étrangère  publiés  pour  la  première  fois  en 
France.  » 

On  voit  que  la  loi  en  discussion  n'implique  pas  une  reconnaissance  formelle 
du  droit  des  auteurs  :  elle  n'est  qu'un  contrat  de  convenance  mutuelle.  jNous 
l'avouerons,  il  nous  eilt  paru  plus  grand,  plus  digne  de  la  nation  française, 
à  qui  appartient  d'ordinaire  l'initiative  des  résolutions  généreuses,  de  pro- 
clamer hautement  que  la  propriété  littéraire  est  inviolable,  et  que  tous  les 
titres  légalement  acquis  en  pays  étrangers  sont  valables  devant  nos  tribu- 
naux. En  effet,  ne  serait-il  pas  juste  d'accorder  à  un  auteur,  dont  la  pensée, 
dontl'ame,  parcourant  un  pays,  y  laisse  une  trace  lumineuse,  ce  qu'on  ne 
refuse  plus  au  voyageur  qui  promène  son  désœuvrement  sur  les  grandes  routes, 
et  qu'on  admettrait  à  revendiquer  en  justice  le  bagage  qu'on  lui  aurait  volé? 
Dans  les  affaires  qui  doivent  se  traiter  à  la  vue  des  peuples,  la  générosité  devient 
parfois  de  l'adresse.  Un  bel  exemple  eût  peut-être  entraîné  toutes  les  nations, 
même  celles  qui  profitent  de  l'abus ,  tandis  qu'une  réciprocité  strictement 
débattue  ne  sera  acceptée  que  par  les  états  qui  y  doivent  trouver  leur  compte. 
Mais  la  reconnaissance  absolue  de  la  propriété  littéraire  eut  contrarié  l'ar- 
ticle Il  de  notre  Code  civil ,  qui  déclare  que  l'étranger  jouira  seulement  en 
France  des  droits  civils  accordés  aux  Français  par  les  traités  de  la  nation 
à  laquelle  cet  étranger  appartiendra.  Les  juristes  n'eussent  pas  manqué  d'ajou- 
ter que,  si  les  législateurs  de  la  Constituante  appliquèrent,  même  à  l'égard 
des  étrangers,  les  lois  de  la  justice  éternelle,  ils  furent  contredits  sur  ce 
point  par  les  rédacteurs  de  nos  Codes,  qui  pensèrent  qu'une  réciprocité 
rigoureuse  est  le  moyen  d'amener  les  autres  peuples  à  l'abandon  des  droits 
abusifs  qu'ils  s'arrogent.  Acceptons  ce  raisonnement ,  et  descendons  de  la 
sphère  élevée  des  principes  sur  le  terrain,  quelque  peu  embarrassé,  des  inté- 
rêts matériels. 

Examinons  d'abord  quelles  doivent  être  les  bases  de  la  convention  mu- 
tuelle. Le  ministre  ne  s'est  pas  prononcé  sur  ce  point  dans  son  rapport.  II 
est  probable  cependant  qu'il  adopte  l'avis  des  commissaires  nommés  en  1836, 
puisque  l'article  qui  concerne  la  contrefaçon,  extérieure  est  littéralement 
emprunté  à  leurs  conclusions.  En  conséquence,  des  négociations  devraient 
s'ouvrir  particulièrement  entre  la  France,  l'Angleterre  et  l'Allemagne,  afin 
d'amener  ces  pays  à  l'engagement  mutuel  :  r  de  réprimer  à  l'intérieur  la  fa- 
brication des  contrefaçons;  2°  de  frapper  de  prohibition  et  d'interdire  le 
transit  à  celles  qui  viennent  de  l'étranger  (1).  Or,  la  commission  a  indiqué  le 

(1)  Cette  disposition  est  introduite  dans  le  projet  de  loi,  dont  elle  forme  le  dernier  para- 
graphe. Mais  peut-être  en  a-t-on  exagéré  l'importance.  En  4836,  la  valeur  totale  des  contre- 
laçons  admises  au  transit  n'a  pas  dépassé  H5,585  francs.  En  général,  il  ne  faut  pas  ,sans  un 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

but  plutôt  que  le  moyen,  et,  selon  nous,  la  difficulté  principale,  celle  de 
Texéeution ,  subsiste  toute  entière.  Les  gouvernemens  qui  accepteraient  le 
traité  dans  les  termes  qu'on  propose,  auraient-ils  le  pouvoir  de  faire  respecter 
leur  engagement?  Qu'on  prenne  la  peine  d'y  réfléchir.  Espère-t-on  que  cha- 
que pays  établira  un  service  spécial,  pour  surveiller  une  industrie  qui  a  be- 
soin de  liberté?  Et  quand  un  ballot  de  livres  sera  présenté  à  un  bureau  de 
douanes ,  ira-t-on  démêler  les  livres  de  propriété  des  livres  tombés  dans  le 
domaine  public,  c'est-à-dire  imposer  aux  douaniers  une  tâche  qui  exige  sou- 
vent toute  la  sagacité  des  tribunaux?  Les  personnes  qui  connaissent  la  librai- 
rie ,  sentiront  qu'on  pourrait  multiplier  à  l'infini  les  objections  de  ce  genre. 

Évidemment ,  chaque  fois  qu'un  gouvernement  s'engagera  à  prendre  l'ini- 
tiative de  la  répression,  il  faudra  profiter  de  ces  dispositions  favorables  ; 
mais,  on  doit  prévoir  le  cas  où  une  puissance  étrangère  se  refuserait  à  entrer 
dans  l'alliance ,  sous  prétexte  qu'on  ne  peut ,  ni  poursuivre  d'office  un  délit 
qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  constater,  ni  multiplier  les  prohibitions  que 
réprouve  le  commerce  en  général.  Pour  rendre  acceptables ,  alors,  les  termes 
d'une  négociation ,  il  suffira  de  demander  qu'on  prenne  en  considération  la 
plainte  du  propriétaire  lésé,  lorsque  celui-ci  se  sera  porté  partie  civile.  Cette 
unique  garantie  est  bien  faible  sans  doute,  mais  la  nature  de  la  propriété 
littéraire  permet  rarement  d'en  espérer  une  plus  efficace.  La  France  elle- 
même  ne  saurait  accorder  à  son  propre  commerce  une  protection  plus  éten- 
due. Napoléon  avait  nommé  des  inspecteurs  de  la  librairie,  dont  l'inutilité  a 
été  depuis  reconnue.  Aujourd'hui,  chaque  éditeur  français  est  forcé  de  con- 
stater les  atteintes  portées  à  son  droit ,  et  d'en  poursuivre  lui-même  la  répa- 
ration devant  les  tribunaux. 

»  Les  biens  d'un  particulier,  dit  Vattel ,  d'accord  avec  tous  les  auteurs 
qui  ont  écrit  sur  le  droit  des  gens,  ne  cessent  pas  d'être  à  lui  parce  qu'il  se 
trouve  en  pays  étranger,  et  ils  font  encore  partie  de  la  totalité  des  biens  de 
sa  nation.  Les  prétentions  que  le  seigneur  du  territoire  voudrait  former  sur 
les  biens  d'un  étranger  seraient  donc  également  contraires  aux  droits  du  pro- 
priétaire et  à  ceux  de  la  nation  dont  il  est  membre.  »  Dans  certains  pays, 
l'étranger  n'est  pas  admis  à  posséder  des  immeubles  :  c'est  qu'alors  des  droits 
politiques  sont  attachés  à  la  possession  de  la  terre.  Mais  il  n'est  plus  un  seul 
peuple  civilisé  chez  lequel  l'étranger  ne  puisse  jouir  librement  de  ses  biens 
mobiliers,  et  réclamer  au  besoin  l'intervention  de  la  justice  locale.  La  pro- 
priété intellectuelle,  dont  les  qualités  n'ont  pas  encore  été  exactement  défi- 
nies, se  rapproche  beaucoup  plus  de  la  propriété  mobilière  que  de  l'autre,  et 
on  ne  peut  objecter  contre  elle  aucune  cause  d'exclusion.  L'auteur  d'un 
livre  contrefait,  quoique  absent  corporellement,  doit  donc  être  assimilé 

avantage  bien  marqué,  porter  atteinte  à  la  liberté  des  transactions  commerciales.  Si,  par 
suite  des  négociations,  la  circulation  des  contrefaçons  belges  devenait  impossible  dans  les 
contrées  méridionales,  l'interdiction  du  transit  par  la  France  ne  serait  plus  qu'une  déroga- 
tion inutile  au  droit  commun. 


DE  LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  395» 

à  l'étranger  qui  obtient  riiospitalité;  c'est  là  surtout  le  cas  dédire; — Le  style, 
c'est  l'homme,— et  l'homme  alors  a  des  titres  d'autant  plus  grands  à  la  pro- 
tection des  lois  qu'il  a  été  amené  sur  la  terre  étrangère  par  la  fraude  et  la 
violence.  Il  est  évident  toutefois  qu'un  gouvernement  ne  peut  pas  accorder 
plus  de  garanties  aux  étrangers  qu'aux  nationaux,  et  qu'un  délit  ne  peut  être 
déféré  qu'aux  tribunaux  du  pays  où  il  a  été  commis.  On  entrevoit ,  d'après  ces 
principes,  la  base  de  réciprocité  que  la  France  a  mission  d'affermir.  Il  suffit 
d'amener  les  gouvernemens  européens  à  une  résolution  conçue  à  peu  près  en 
ces  termes  :  »  Nous  étendons  aux  auteurs  (de  telles  nations)  ou  à  leurs 
cessionnaires  le  bénéfice  des  lois  qui  protègent  chez  nous  la  propriété  litté- 
raire. »  La  proposition  du  gouvernement  est  conforme  à  la  notre  par  l'es- 
prit, mais  elle  en  diffère  essentiellement  par  les  conséquences.  Elle  donne 
ouverture  à  la  mauvaise  foi,  en  n'autorisant  pas  formellement  le  propriétaire 
à  faire  constater  le  délit  dont  il  est  victime,  et  à  traduire  le  faussaire  devant 
les  tribunaux  de  son  propre  pays.  Elle  nécessiterait  d'interminables  négocia- 
tions pour  débattre  avec  chaque  puissance  les  clauses  d'une  exacte  récipro- 
cité :  il  est  à  craindre  surtout  qu'en  obligeant  à  des  mesures  préventives  les 
états  associés  au  système,  elle  donne  lieu  à  des  complications  qui  ne  tarde- 
raient pas  à  décourager  les  administrations  les  plus  bienveillantes.  Au  con- 
traire ,  une  formule  comme  celle  que  nous  indiquons,  simple,  décisive,  géné- 
ralement applicable,  sans  difficultés  dans  la  pratique,  serait  admise  sans 
opposition  par  les  hommes  d'état,  et  s'inscrirait  d'elle-même  dans  la  con- 
science des  peuples  et  dans  les  maximes  du  droit  des  gens. 

Les  personnes  étrangères  aux  habitudes  commerciales  de  la  librairie  dou- 
teront de  l'efficacité  du  remède;  nous  avons  hâte  de  les  rassurer.  Les  droits 
de  la  propriété  littéraire  sont  aujourd'hui  consacrés  chez  presque  tous  les 
peuples  européens.  La  déchéance  prononcée  contre  l'auteur,  après  un  temps 
plus  ou  moins  long,  loin  d'être  une  atteinte  au  principe,  en  devrait  être  con- 
sidérée comme  la  confirmation,  puisque,  dans  le  fait,  elle  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  cas  d'expropriation  pour  cause  d'utilité  publique.  Les  disposi- 
tions qui  régissent  la  matière  sont,  à  la  vérité,  très  diverses  :  c'est  qu'elles 
doivent  suivre  le  mouvement  social  et  industriel  provoqué  par  la  littérature; 
et  si ,  en  quelques  pays,  elles  restent  insuffisantes  et  même  inappliquées, 
c'est  qu'elles  y  sont  inutiles,  en  raison  de  la  stagnation  des  esprits. 

Mais  si  les  conditions  de  la  propriété  sont  variables,  la  pénalité  qui  frappe 
le  spoliateur  est ,  pour  ainsi  dire ,  uniforme,  parce  qu'elle  est  prescrite  par  le 
sens  commun.  Partout,  le  délit  de  contrefaçon  est  puni  par  la  confiscation 
des  exemplaires  saisis,  par  des  dommages  et  intérêts  accordés  à  la  partie 
plaignante,  et  dont  les  fabricateurs  et  débitans  sont  également  passibles, 
quelquefois  enfin  par  une  amende  au  profit  du  fisc.  La  pénalité  étant  la  même 
partout,  il  devient  très  facile  d'en  étendre  l'application,  en  vertu  de  la  con- 
vention dont  nous  avons  donné  la  formule.  Par  exemple ,  un  libraire  fran- 
çais conti-efait  VEdinburg  Rewieiv.  L'éditeur  anglais  envoie  titres  et  procura- 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  à  un  avocat  de  Paris  :  celui-ci  commence  par  faire  saisir  les  exemplaires 
partout  où  il  les  trouve;  puis,  il  traduit  les  délinquans  devant  les  tribunaux 
français ,  qui  estiment  le  délit  et  appliquent  les  lois  françaises,  de  même  que 
s'il  s'agissait  des  œuvres  de  Chateaubriand.  Cet  exemple  répond  à  tous  les  cas 
imaginables.  Ce  système  répressif  est  si  simple,  que  l'étranger  ne  pourrait 
le  repousser  sans  s'accuser  lui-même  de  déloyauté.  Il  n'impose  ni  modifica- 
tion des  coutumes,  ni  surveillance  active  :  justice  est  faite  à  quiconque  la 
demande ,  et  voilà  tout. 

Une  difficulté  se  présente  ici.  Le  droit  des  auteurs,  nous  dira-t-on,  n'est 
que  temporaire,  et  le  temps  de  la  jouissance  n'est  pas  égal  en  tous  pays.  Or, 
devant  un  tribunal  étranger,  fera-t-on  preuve  de  propriété  suivant  la  loi  du 
pays  où  cette  propriété  aura  été  primitivement  établie,  ou  d'après  celle  qui 
régit  le  contrefacteur?  Traduisons  ce  problème  par  un  fait.  Les  éditeurs  de 
l'Angleterre,  où  le  droit  des  auteurs  n'est  que  viager,  ne  se  croiront-ils  pas 
autorisés  à  réimprimer  les  oeuvres  d'un  auteur  prussien,  après  la  mort  de 
celui-ci,  quoiqu'en  Prusse  la  possession  trentenaire  soit  admise;  et  dans  le 
cas  où  le  propriétaire  allemand  se  plaindrait  en  contrefaçon  devant  les  tri- 
bunaux britanniques,  devrait-on  punir  des  Anglais  en  vertu  d'un  droit  qui 
n'est  pas  reconnu  chez  eux?  Nous  n'hésitons  pas  à  répondre  négativement. 
Un  accusé  ne  peut  être  contraint  que  par  ses  juges  naturels  :  un  juge  ne  peut 
pas  appliquer  une  autre  loi  que  celle  de  son  pays.  S'il  en  était  autrement, 
tous  les  auteurs  de  l'Europe  iraient  se  mettre  sous  la  protection  de  la  loi  la 
plus  favorable ,  et  le  peuple  qui  accorderait  un  plus  long  terme  de  jouissance, 
accaparerait  le  monopole  de  la  fabrication.  Il  pourra  paraître  bizarre  qu'en 
vertu  de  ce  principe ,  un  livre  tombé  dans  le  domaine  public  en  Angleterre 
soit  encore  une  propriété  en  France  ;  mais  le  droit  des  gens  donne  souvent 
lieu  à  de  pareilles  anomalies.  Par  exemple,  un  négociant  anglais  pourrait-il 
refuser  les  fruits  d'une  somme  qu'il  aurait  empruntée  à  un  Turc  ,  sous  pré- 
texte que  la  loi  musulmane  ne  permet  pas  le  prêt  à  intérêt?  Non,  certaine- 
ment: mais  changeons  les  rôles;  faisons  du  débiteur  le  créancier,  et  trans- 
portons la  cause  de  Londres  à  Constantinople  :  à  coup  sûr,  la  poursuite  de 
l'Anglais  sera  repoussée  par  le  cadi.  Ne  nous  arrêtons  pas  trop  long-temps 
sur  des  difficultés  que  nous  avons  dû  prévoir  en  théorie ,  mais  qui  ne  se  pré- 
senteront peut-être  jamais  dans  la  réalité.  D'ailleurs,  la  reconnaissance  mu- 
tuelle de  la  propriété  littéraire  conduirait  forcément  tous  les  états  européens 
à  la  constituer  sur  une  base  uniforme. 

Le  droit  de  frapper  le  contrefacteur  ou  le  débitant  son  complice  par  les  lois 
de  son  pays  offre-t-il ,  au  commerce  en  général ,  et  spécialement  aux  éditeurs 
français,  sécurité  pleine  et  entière?  Nous  répondrons  qu'elle  assimile  l'Eu- 
rope entière  à  la  France ,  et  qu'on  ne  peut  pas  raisonnablement  demander 
plus.  Dans  l'état  présent  des  choses,  la  surveillance  n'est  pas  plus  efficace  de 
près  que  de  loin.  Un  éditeur  parisien  n'a  pas  plus  l'œil  à  Bayonne  ou  à  Mar- 
seille qu'à  Londres  ou  à  Saint-Pétersbourg.  Il  n'est  averti  des  atteintes  por- 


DE  LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  39T 

tées  à  son  droit  que  par  la  voix  publique ,  par  la  suppression  du  débit  dans 
une  région  qu'il  approvisionnait,  par  les  avis  de  ses  commis-voyageurs  ou  de 
ses  correspondans,  et,  avant  tout ,  par  l'instinct  du  spéculateur  combiné  avec 
celui  du  propriétaire.  INe  serait-il  pas  d'ailleurs  facile  aux  libraires  européens 
d'organiser  un  système  de  protection  mutuelle,  une  police  commerciale, 
exercée  par  chacun  au  profit  de  tous? 

Le  secret  de  la  réussite  en  toutes  choses  consiste  à  ne  viser  qu'au  possible. 
Il  ne  faut  pas  se  flatter  de  détruire  absolument  la  contrefaçon ,  pas  plus  que 
mille  autres  genres  de  fraude.  On  n'empêchera  jamais  la  reproduction  téné- 
breuse des  petits  livrets  qui  se  vendent  sous  le  manteau ,  ou  qui  se  cachent 
dans  la  balle  du  colporteur,  ainsi  qu'il  arrive  même  en  France.  Mais  si  on 
enlevait  au  contrefacteur  les  ressources  de  la  publicité ,  s'il  ne  lui  était  plus 
permis  d'étaler  ses  produits  et  d'offrir  aux  passans  les  séductions  du  bon 
marché,  on  appauvrirait  son  industrie  au  point  de  l'en  dégoûter  peut-être. 
Il  est  évident  du  moins  que  la  contrefaçon  ne  serait  plus  à  craindre  pour  les 
livres  d'un  ordre  élevé  en  philosophie,  en  histoire,  dans  les  sciences,  pour 
les  recueils  périodiques,  et  en  général  pour  les  grandes  et  utiles  entreprises 
qui  ont  des  droits  de  plus  d'un  genre  à  la  protection  des  législateurs. 

Rien  n'est  plus  vivace  qu'un  abus.  Celui  que  nous  combattons  trouvera  des 
défenseurs  même  chez  nous,  car  il  y  porte  profit  à  plusieurs  personnes.  Quel- 
ques-uns de  nos  libraires  oseront  dire  peut-être  :  —  INous  sommes  nous-mêmes 
contrefacteurs  :  la  convention  ne  sera  acceptée  que  par  les  peuples  dont  nous 
exploitons  la  littérature,  et  qui  ne  nous  causent  eux-mêmes  qu'un  faible 
dommage,  en  tirant  de  Belgique  quelques  livres  français.  La  France  aurait 
donc  tort  de  renoncer  au  droit  de  contrefaçon  qui  l'indemnise  aujourd'hui 
d'une  partie  de  ses  pertes.  —  A  cela,  nous  répondrons  que  les  contrefaçons, 
tolérées  chez  nous,  ne  rétablissent  nullement  l'équilibre,  puisqu'elles  ne 
sont  jamais  faites  par  ceux  qui  ont  à  se  plaindre  des  étrangers,  et  qu'au  sur- 
plus il  est  absurde  autant  qu'injuste  de  piller  les  Anglais  et  les  Allemands, 
pour  nous  venger  des  Belges,  qui  nous  dépouillent  sans  crainte  de  repré- 
sailles. Il  ne  faut  pas  exagérer  les  effets  désastreux  de  la  loi  invoquée  pour 
les  établissemensqui  spéculent,  chez  nous,  aux  dépens  de  nos  voisins.  Quatre 
à  cinq  éditeurs  seulement  sont  dans  ce  cas,  et  la  masse  des  contrefaçons 
qu'ils  publient  n'est  certainement  pas,  au  reste  de  la  librairie  française,  dans 
la  proportion  de  un  à  quarante  (1).  Selon  nous,  l'industrie  des  contrefacteurs 
ne  mérite  pas  plus  à  Paris  qu'à  Bruxelles  les  égards  qu'elle  réclame. 


{^  )  Nous  avons  compté  en  1835 ,  sur  82,298  feuilles  typographiques  produites  par  la  librairie 
française,  3,849  feuilles  en  langues  étrangères,  et,  en  1836,  4,806  feuilles  sur  un  total  de 
79,233.  Mais  de  ce  nombre  il  faut  déduire  les  livres  étrangers  tombés  dans  le  domaine  public , 
et  ceux  qui,  publiés  pour  la  première  fois  en  France,  y  obtiennent  droit  de  propriété.  Il 
faudrait  donc  abaisser  le  chiffre  de  plus  de  moitié  pour  avoir  celui  des  contrefaçons.  Leur 
valeur  mercantile  représente  environ  400,000  francs.  Les  livres  anglais  sont  achetés  en  grande 
partie  par  les  amateurs  de  littératures  étrangères;  les  livres  espagnols,  qui  très  souvent  ne 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  projet  en  discussion  nous  paraîtrait  à  nous-mêmes  d'une  médiocre 
importance,  s'il  ne  devait  avoir  pour  résultat  que  d'assurer  un  ou  deux 
marchés  de  plus  à  la  librairie  française.  Mais  en  se  mettant  successivement, 
pour  le  juger,  au  point  de  vue  de  chaque  pays,  on  conserve  peu  de  doutes  sur 
la  probabilité  de  son  adoption  générale.  En  cas  de  négociations  entamées 
par  la  France ,  chacune  des  puissances  européennes  devra  interroger  : 

1°  L'intérêt  moral  du  pouvoir; 

2"  L'intérêt  des  écrivains  ; 

3°  L'intérêt  des  industriels  ; 

4"  L'intérêt  des  consommateurs. 

Aucune  considération  ne  peut  prévaloir  auprès  des  chefs  politiques  de 
l'Europe ,  en  faveur  d'une  industrie  dont  le  propre  est  d'introniser  au  sein 
d'un  peuple  l'influence  étrangère. 

La  reconnaissance  générale  de  la  propriété  littéraire  n'offrant  que  des 
avantages  aux  écrivains,  on  peut  compter  sur  l'unanimité  de  leur  adhésion. 

Si  ce  n'est  en  Belgique  et  dans  l'Amérique  du  Nord,  où  la  contrefaçon  est 
une  spéculation  régulièrement  constituée ,  les  commerçans  de  tous  les  pays 
feront  cause  commune  avec  la  librairie  française.  Imprimeurs ,  ils  voient 
avec  dépit  l'activité  des  presses  étrangères;  libraires-éditeurs,  ils  doivent  re- 
pousser une  concurrence  faite  aux  publications  nationales;  simples  commis- 
sionnaires, ils  ont  plus  à  gagner  avec  les  éditions  originales  qu'avec  des 
contrefaçons  mesquines  qui  se  vendent  nécessairement  à  vil  prix. 

Dira-t-on  enfln  qu'il  faut  conserver  aux  consommateurs  l'avantage  du  bon 
marché?  L'objection  serait  valable  s'il  s'agissait  d'une  denrée  de  première 
nécessité;  et  ne  sait-on  pas  d'ailleurs  que  du  jour  où  les  éditeurs-proprié- 
taires entreverront  les  chances  d'un  plus  grand  débit ,  ils  élèveront  le  chif- 
fre du  tirage ,  et  ne  négligeront  pas  d'offrir  aux  acheteurs  les  séductions  du 
bas  prix  ? 

On  reconnaît  donc  à  première  vue  que  tous  les  intérêts  réclament  contre 
l'abus,  à  l'exception  de  cette  imperceptible  minorité  qui  l'exploite.  Nous 
passons  aux  détails.  Nous  allons  visiter  rapidement  les  différens  marchés  de 
la  hbrairie ,  aOn  de  prévoir,  autant  que  possible ,  l'issue  des  négociations. 

Le  respect  de  la  propriété  littéraire  est  réclamé  en  Angleterre  avec  plus 
d'instance  que  chez  nous-mêmes.  La  valeur  attribuée  aux  manuscrits ,  la 
cherté  du  papier  et  de  la  main-d'œuvre ,  enfin ,  des  impôts  de  plus  d'un 
genre  se  réunissent  pour  y  rendre  la  fabrication  des  livres  plus  coûteuse  que 
partout  ailleurs.  Les  Anglais ,  qui  ne  peuvent  pas  songer  à  faire  concurrence 
aux  éditeurs  du  continent ,  ont  à  souffrir  particulièrement  de  la  part  des  con- 
trefacteurs établis  à  Paris.  Ils  ne  nous  envoient,  année  moyenne,  que  pour 
120,000  francs  de  livres.  Leurs  demandes  en  livres  français  originaux  va- 
rient de  600,000  à  900,000  francs.  Mais  comme  dans  cette  somme  figurent 

sont  que  des  traductions  d'ouvrages  français  faites  à  Paris ,  sont  destinés  à  l'Amérique  méri- 
dionale, et  figurent  dans  le  chiffre  de  nos  exportations. 


DE  LA  PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  399 

les  anciennes  éditions ,  les  livres  rares  et  curieux ,  vente  qui  appauvrit  cer- 
tainement une  nation,  la  part  demeure  assez  faible  pour  les  livres  nouveaux 
qu'on  remplace  probablement  par  les  contrefaçons  belges.  Une  convention  en- 
tre les  deux  états  est  donc  également  avantageuse,  également  désirée.  Elle  dé- 
terminerait bientôt  une  modification  de  la  loi  anglaise ,  peu  favorable  jus- 
qu'ici à  la  propriété  littéraire.  On  sait  que  la  publication  d'un  ouvrage  con- 
fère un  privilège  de  vingt-buit  ans,  et  que  si  l'auteur  vit  encore  après  cet 
espace  de  temps,  il  conserve  ses  droits  sur  son  œuvre  durant  le  reste  de 
sa  vie. 

L'Allemagne  a  préludé  déjà  aux  mesures  qu'elle  invoque  contre  la  contre- 
façon par  des  lois  qui  règlent  les  droits  de  l'intelligence.  Si  les  conditions  de 
l'hérédité  temporaire  ne  sont  pas  les  mêmes  partout ,  le  principe  du  moins 
en  est  généralement  admis ,  et  les  résolutions  prises  provisoirement  par  la 
diète  germanique  doivent  être  solennellement  régularisées  en  1842.  En  atten- 
dant ,  tous  les  états  confédérés  ont  pris  l'engagement  de  respecter  mutuelle- 
ment les  titres  légitimes.  L'Allemagne,  qui  a  récemment  eu  à  se  plaindre  de 
quelques  contrefaçons  faites  à  Paris,  et  qui  redoute  surtout  la  supériorité  des 
presses  parisiennes,  réclame  très  vivement  une  loi  de  garantie  inter-nationale. 
Déjà  même  le  vœu  de  tous  les  esprits  élevés  dont  elle  s'honore  a  été  prévenu 
par  le  roi  de  Danemark  :  une  ordonnance  qu'il  a  rendue  en  1828,  interdit  le 
commerce  des  contrefaçons.  Ces  dispositions  sont  très  heureuses  pour  nous.  La 
concurrence  belge  sera  frappée  mortellement  le  jour  où  ses  produits  cesse- 
ront d'avoir  un  libre  cours  au-delà  du  Rhin.  Présentement,  l'Allemagne  nous 
fournit  pour  350,000  à  400,000  francs  de  livres,  et  reçoit  en  retour  une  va- 
leur à  peu  près  double.  Si  l'on  s'entend  pour  mettre  un  terme  à  la  fraude, 
l'échange  deviendra  beaucoup  plus  actif,  et  la  proportion  en  notre  faveur 
beaucoup  plus  décisive. 

En  1834,  la  Russie  a  compté,  huit  cent  quarante-quatre  publications. 
Dans  ce  nombre  figurent  quatre-vingt-onze  ouvrages  allemands  et  trente-six 
en  langue  française.  La  propriété  de  plusieurs  de  ces  ouvrages  était,  sans 
doute,  établie  à  l'étranger.  Il  ne  faudrait  pourtant  pas  conclure  de  ce  fait 
que  la  Fvussie  est  directement  intéressée  au  maintien  du  droit  de  contrefaçon. 
Elle  paraît  même  préférer  les  belles  éditions  originales  aux  imitations  fur- 
tives.  Les  demandes  qu'elle  adresse  à  Paris  s'élèvent  environ  à  600,000  fr. , 
et  on  assure  que  les  expéditions  de  la  Belgique  restent  très  inférieures  à  cette 
somme. 

Dans  les  contrées  morcelées  en  petits  états,  comme  l'Italie  et  la  Suisse, 
la  propriété  littéraire  reconnue  par  la  loi,  ou  conférée  par  privilège,  n'est 
pour  les  auteurs  qu'une  garantie  illusoire,  puisque  le  droit  établi  à  Zurich 
n'est  plus  valable  à  Lucerne,  puisqu'un  libraire  de  Florence  peut  s'approprier 
un  livre  publié  à  Rome.  Une  loi  inter-nationale,  proposée  par  les  grandes 
puissances,  mettrait  fin  à  ce  déplorable  état  de  choses.  11  faudrait ,  à  la  vérité, 
entrer  en  correspondance  avec  chacune  des  principautés  italiennes ,  avec 


VOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaque  directoire  cantonal;  mais  les  négociations,  quoique  multipliées,  ne 
présenteraient  pas  des  difficultés  sérieuses.  L'Italie  et  la  Suisse  n'ont  pas  un 
avantage  bien  marqué  à  s'approvisionner  en  Belgique  de  livres  français.  Au 
contraire,  on  pourrait  faire  valoir  dans  ces  deux  pays  des  considérations  dé- 
cisives en  faveur  du  projet.  Si  le  génie  pouvait  partout  acquérir  et  posséder, 
réniulation  renaîtrait  sans  doute  dans  la  patrie  du  Tasse  et  de  Machiavel;  le 
peuple  helvétique  aurait  peut-être  bientôt  une  littérature  nationale  (1).  Nous 
ignorons  les  dispositions  des  lois  espagnoles  et  portugaises  relativement  aux 
richesses  créées  par  l'esprit.  Une  ordonnance  pour  la  répression  de  la  contre- 
façon a  été  rendue  dernièrement  à  Madrid;  elle  fait  présager  l'adhésion  de 
l'Espagne  au  système  de  garantie  mutuelle. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  énuméré  que  des  chances  de  succès.  Quand  on  aura 
démontré  à  presque  toutes  les  nations  civilisées  qu'elles  ont  un  intérêt  com- 
mercial et  un  intérêt  d'honneur  à  repousser  la  contrefaçon ,  on  aura  réduit 
les  peuples  contrefacteurs  à  leur  seule  consommation,  et  concentré  le  mal 
dans  son  propre  foyer.  Mais  nous  allons  plus  loin ,  et  nous  osons  attendre  un 
résultat  complet,  définitif. 

La  Belgique  et  l'Union  américaine  se  trouvent  dans  une  position  excep- 
tionnelle, l'une  à  l'égard  de  la  France,  l'autre  de  l'Angleterre.  Dans  chaque 
pays ,  les  éditeurs  ayant  le  privilège  de  s'approprier  sans  frais  les  productions 
déjà  célèbres  de  deux  grandes  littératures,  se  refusent  à  publier  les  essais  de 
leurs  compatriotes.  Blessés  dans  leur  amour-propre  et  leur  intérêt ,  les  écri- 
vains proclament  que  le  développement  d'une  littérature  nationale  est  im- 
possible, que  l'intelligence  publique  est  étouffée,  au  profit  d'une  poignée  de 
spéculateurs.  Des  deux  parts ,  les  plaintes  deviennent  assez  vives  pour  être 
prises  en  considération  sérieuse  par  le  pouvoir.  Dernièrement ,  un  auteur 
belge  déclarait  dans  sa  préface  que,  pour  arriver  jusqu'à  ses  compatriotes, 
il  avait  diî  faire  les  frais  d'une  impression  en  France ,  bien  certain  d'être 
contrefait.  Il  y  a  trois  ans,  une  association  pour  l'encouragement  des  publi- 
cations nationales  a  essayé  de  se  constituer  à  Bruxelles,  et,  dans  le  pro- 
gramme qu'elle  a  répandu  ,  les  éditeurs  belges  étaient  encore  plus  mal  traités 
que  par  les  écrivains  de  la  France.  Mêmes  dispositions  en  Amérique,  où  les 
plaintes  des  auteurs  ont  trouvé  un  interprète  dans  le  sein  du  congrès. 

Avec  l'alliance  des  écrivains,  ou,  pour  mieux  dire,  des  esprits  élevés  de 
toutes  les  classes  en  Amérique  et  chez  les  Belges,  il  deviendrait  possible  de 
détruire  chez  ces  deux  peuples  ce  parti-pris  de  l'opinion ,  cette  impression 
première  et  irréfléchie  qui  est  trop  souvent  décisive  en  affaires.  Les  gouver- 

(1)  L'Italie,  qui  a  long-lemps  régenté  la  France,  est  aujourd'hui  tributaire  du  génie  fran- 
i;ais.  Sans  parler  du  grand  nombre  de  nos  ouvrages  qu'elle  traduit ,  ni  de  la  préférence  qu'elle 
parait  accorder  aux  contrefaçons  belges  en  raison  de  la  modicité  du  prix ,  elle  nous  demande 
annuellement  pour  600,000  francs  de  livres,  tandis  que  les  envois  qu'elle  fait  en  France  attei- 
gnent à  peine  100,000  francs.  Notre  librairie  reçoit  aussi  environ  400,000  francs  de  la  Suisse, 
dont  les  exportations  sont  à  peu  près  nulles. 


DE  LA   PROPRIÉTÉ  LITTÉRAIRE.  401 

nemens  comprendraient  qu'ils  sacrifient  l'élan  national ,  qu'ils  tarissent  une 
source  de  nobles  richesses,  pour  enrichir  une  centaine  de  spéculateurs. 
Ceux-ci  ne  tarderaient  même  pas  à  ouvrir  les  yeux,  et  à  reconnaître  que  la 
contrefaçon  perdrait  toute  son  importance  par  l'adoption  générale  d'un  sys- 
tème répressif,  que  les  capitaux  accumulés  par  eux  deviendraient  une  cause 
de  ruine,  si  l'exportation  des  produits  contrefaits  était  interdite.  Peut-être 
alors  seraient-ils  amenés  eux-mêmes  à  demander  l'extension  du  droit  de  pro- 
priété littéraire ,  qui  ouvrirait  légitimement  l'Angleterre  aux  éditeurs  améri- 
cains ,  et  la  France  aux  éditeurs  belges. 

Nous  le  répétons  :  si  la  loi  qu'on  va  rendre  ne  laisse  pas ,  dans  ses  termes , 
ouverture  à  la  mauvaise  foi  ;  si  les  négociations  qui  doivent  la  couronner  sont 
suivies  avec  zèle  et  persévérance  ;  si  les  instructions  fournies  aux  représen- 
tans  de  la  France  auprès  des  étrangers  sont  rédigées  avec  une  assez  parfaite 
intelligence  des  intérêts  et  des  usages  de  la  librairie ,  pour  qu'ils  puissent 
dissiper  une  à  une  les  objections  de  la  routine ,  la  contrefaçon  disparaîtra 
dans  un  temps  plus  ou  moins  long.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  observer 
que  ce  que  nous  avons  dit  de  la  reproduction  frauduleuse  des  livres  s'applique 
à  toutes  les  compositions  qui  se  multiplient  par  la  presse,  à  la  musique  et  à 
la  gravure.  Les  auteurs  dramatiques  iront  plus  loin  sans  doute,  et,  appliquant 
à  leurs  œuvres  la  formule  que  nous  avons  émise ,  demanderont  à  être  assi- 
milés, dans  les  pays  étrangers,  aux  auteurs  nationaux,  et  à  recueillir  tous 
les  avantages  qui  résultent  de  la  représentation  publique.  Déjà  même,  nous 
a-t-on  dit ,  un  fondé  de  pouvoirs  de  la  commission  dramatique  de  Paris  a  été 
envoyé  à  Bruxelles  avec  des  instructions  rédigées  en  ce  sens.  Nous  n'osons 
pas  nous  prononcer  sur  ce  point.  Assm-ément,  l'auteur  dramatique  est,  de 
même  que  le  dessinateur  et  le  romancier,  maître  absolu  de  son  œuvre.  Mais 
peut-être  les  docteurs  du  droit  des  gens  rangeront-ils  les  pièces  de  théâtre 
parmi  les  choses  dont  on  peut  user,  pourvu  que  l'usage  ne  cause  aucun  dom- 
mage au  propriétaire  légitime;  et,  en  effet,  la  représentation  d'une  pièce 
à  Vienne  ou  à  Londres  est  plutôt  utile  que  préjudiciable  aux  entrepreneurs 
de  Paris. 

On  demandera  peut-être  si  le  résultat  espéré  vaut  toute  la  peine  qu'il  pré- 
pare. C'est  à  n'en  pas  douter.  Sans  avoir  l'activité  que  le  ministre  paraît 
lui  attribuer  dans  son  rapport  (1),  la  librairie  est  un  commerce  de  pre- 
mier ordre.  Si  on  énumère  tous  les  travailleurs  quelle  met  en  œuvre,  on 
voit  que  sa  prospérité  intéresse  environ  cent  mille  familles,  et  qu'elle  alimente 
jusqu'au  malheureux  qui  ramasse  dans  la  boue  les  élémens  du  papier.  Eh 
bien!  présentement,  une  crise  inquiétante  paralyse  la  presse,  et  chaque  jour 

(1)  De  1833  à  1836  inclusivement,  la  moyenne  des  exportations  a  été  de  3,8^1,149  francs,  et 
celle  des  marchandises  importées  et  mises  en  consommation  a  été  de  851,605  francs.  Le  solde 
en  notre  faveur  est  donc  seulement  de  3,010,000  francs.  iSous  insistons  sur  la  faiblesse  du 
chiffre  de  nos  exportations,  parce  qu'il  prouve  le  dépérissement  de  notre  librairie  et  l'ur- 
gence de  la  loi  soumise  aux  chambres. 

TOME    XVtr.  —  SliPPLKArKTNT.  2fi 


fi,02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  ruine  est  signalée  comme  le  présage  d'un  désastre  nouveau.  Certes , 
une  manifestation  du  gouvernement  ne  saurait  venir  plus  à  propos  pour 
rendre  courage  à  notre  librairie,  et  raffermir  son  crédit  ébranlé.  Mais  ce  n'est 
pas  tout .  le  commerce  des  livres  a  une  autre  importance  que  celle  qui  se 
traduit  par  francs  et  centimes  dans  les  relevés  de  la  douane.  Son  action  dans 
le  monde  littéraire  exerce  une  influence  très  marquée  sur  l'intelligence  pu- 
blique. Dans  l'état  présent  des  choses,  le  libraire,  dont  le  champ  d'exploita- 
tion est  circonscrit,  refuse  à  l'écrivain  les  moyens  de  féconder  une  pensée,  de 
compléter  des  recherches ,  de  produire  avec  toutes  les  séductions  d'un  beau 
langage  une  vérité  laborieusement  conquise.  Aujourd'hui,  les  dépenses  que 
fait  le  hbraire  pour  améliorer  une  publication ,  ne  sont  qu'une  amorce  de 
plus  pour  les  contrefacteurs.  Aussi ,  les  opérations  qu'il  combine  de  préfé- 
rence ne  sont  pas  celles  qui  ont  besoin  d'avenir,  mais  celles  qui  exigent  peu 
d'avances ,  et  qu'un  caprice  de  vogue  peut  enlever.  Que  la  littérature  ne  soit 
plus  en  dehors  du  droit  des  gens,  aussitôt  le  point  de  vue  de  la  spéculation 
change.  Tout  éditeur  intelligent  appuie  ses  entreprises  sur  la  base  solide  des 
réputations  acceptées  par  l'Europe:  l'écrivain  n'est  plus  réduit  comme  aujour- 
d'hui à  gonfler  des  volumes  pour  en  tirer  une  rétribution  convenable ,  ou  à 
semer  des  pages  dans  vingt  journaux  :  il  entrevoit  qu'un  petit  nombre  de 
bonnes  pages,  adressées  au  sentiment  des  peuples  ou  à  leur  intérêt ,  lui  peu- 
vent donner  un  domaine  sans  limites,  et  assez  fécond  pour  enrichir  sa 
famille. 

Quelques  hommes  politiques  ont  pu  se  dire  tout  bas  que  des  avantages 
trop  grands  attachés  au  métier  d'auteur  augmenteraient  sans  mesure  le 
nombre,  quelque  peu  effrayant  déjà,  de  ceux  qui  ont  la  plume  ou  le  crayon  en 
main.  C'est  là  une  erreur.  Ce  qui  engendre  les  mauvais  auteurs ,  c'est  le  succès 
factice  qui  égare  l'opinion ,  c'est  la  fortune  des  médiocrités.  A  l'aspect  d'une 
production  misérable  à  laquelle  une  foule  hébétée  paie  tribut ,  un  sot  frappe 
son  front  en  criant .  Et  moi  aussi  je  suis  peintre  !  et  le  sot  prouve  son  dire 
tant  bien  que  mal.  Au  contraire,  quand  vient  à  paraître  une  œuvre  saine  et 
forte,  la  vanité  infirme  se  retire  désespérée;  la  fièvre  du  dépit  la  tue.  Un  bon 
ouvrage  en  fait  avorter  dix  mauvais ,  double  profit.  Nous  osons  donc  le  pré- 
dire :  on  remarquera  un  bel  élan  littéraire,  et,  par  conséquent,  un  progrès 
dans  la  raison  publique ,  quand  l'auteur  sera  plus  directement  intéressé  à  la 
perfection  de  son  travail ,  quand  une  œuvre  de  civilisation  obtiendra ,  dans 
tout  le  monde  civilisé,  la  protection  des  lois. 

A.   CoCHIiT. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  janvier  1839. 

La  coalition  commence  à  jouir  de  son  ouvrage.  Elle  a  fait  naître  toutes 
les  impossibilités  dont  elle  nous  menaçait,  et  elle  a  même  dépassé  son  pro- 
gramme ,  car  elle-même  ne  saurait  rien  réaliser.  Voilà  pourtant  un  an  que 
tous  ceux  qui  s'intitulent  les  seules  capacités  du  pays  ont  uni  leurs  efforts 
pour  aboutir  à  une  telle  œuvre! 

Il  y  a  un  an,  les  doctrinaires  appuyaient  le  ministère.  Quelles  étaient  alors 
leurs  conditions?  Il  n'y  en  avait  aucune.  Le  ministère  leur  semblait  alors 
sans  doute  parlementaire  dans  son  origine  et  dans  ses  actes,  puisqu'ils  le 
soutenaient.  A  leurs  yeux,  ce  n'était  ni  un  ministère  funeste,  comme  l'a  dit 
M.  Guizot,  ni  un  ministère  qui  méritât  toutes  les  injures  que  lui  a  adressées 
M.  Duvergier  de  Hauranne.  D'où  vient  donc  ce  changement  complet  du  parti 
doctrinaire?  Se  sentant  alors  impossible,  puisqu'il  sortait  des  affaires ,  vou- 
lait-il faire  garder  sa  place  par  le  ministère  actuel,  et  la  défendre  contre 
M.  Thiers  et  le  centre  gauche,  qui  voulaient  s'en  emparer?  Le  ministère  du 
15  avril  n'était  pas  alors  funeste  aux  yeux  de  M.  Guizot;  on  ne  l'honorait  pas 
d'une  épithète  de  si  grande  importance.  C'était  le  petit  ministère.  Le  petit 
ministère,  en  grandissant,  a  vu  ses  ennemis  se  déclarer  plus  hautement;  et 
comme  s'ils  s'étaient  sentis  diminués  eux-mêmes,  ils  se  sont  mis  en  faisceau 
pour  agir.  Le  centre  gauche  a  appelé  à  lui  le  parti  radical  ;  les  doctrinaires 
ont  eu  recours  aux  légitimistes,  et  chacun  a  apporté  sa  cotisation  dans  l'en- 
treprise qu'ils  tentent  en  commun.  Dans  tout  cela,  nous  l'avons  démontré, 
il  ne  reste  pas  la  moindre  place  pour  les  principes.  C'est  presque  une  question 
de  force  matérielle,  et  matériellement,  en  effet,  le  but  a  été  atteint,  puisque 
depuis  dix  jours  nous  n'avons  plus  de  ministère.  Si  la  coalition  avait  été  en 
mesure  de  le  remplacer, il  ne  nous  resterait  plus  qu'à  garder  le  silence  en 
présence  d'un  malheur  accompli.  IMais  dans  la  situation  où  nous  sommes , 
quelques  paroles  de  bonne  foi  ne  seront  pas  de  trop. 

M.  Guizot  a  résumé  toutes  ses  accusations  contre  le  ministère  du  15  avril 
par  un  mot.  Il  a  dit  que  le  ministère  a  été  funeste  à  la  France.  Nous  serions 


^1.0'»  REVUE  DES  DEUX  MOiNDES. 

bien  tentés  de  demander  si  c'est  du  ministère  ou  de  la  coalition  qu'on  pour- 
rait parler  ainsi.  Qu'on  se  rappelle  ce  qui  s'est  passé  depuis  dix-huit  mois  ; 
qu'on  se  reporte  au  point  de  départ  des  ministres  qui  vieiuient  de  se  démettre 
du  pouvoir,  et  qu'on  se  demande  ensuite  s'ils  avaient  à  se  reprocher,  en  se  re- 
tirant, d'avoir  été  funestes  à  la  France  !  Nous  ne  nous  ferons  pas  aujourd'hui 
les  historiens  de  cette  administration;  mais  rien  qu'en  énumérant ses  actes, 
on  peut  réfuter  toutes  les  accusations  de  ses  adversaires.  Qu'est-il  arrivé  de- 
puis le  15  avril ,  qui  ait  été  funeste  à  la  France  ?  Le  cabinet  du  15  avril  avait 
hérité  à  la  fois  des  embarras  de  la  situation  générale  et  des  embarras  que  lui 
avaient  légués  ses  prédécesseurs.  Extérieurement,  il  avait  devant  lui  la  con- 
vention d'Ancône  dont  l'exécution  fidèle  pouvait  amener  l'évacuation  qui  a 
eu  lieu,  la  Suisse  où  le  cabinet  précédent  avait  semé  des  difficultés  de  plus 
d'un  genre ,  la  Belgique ,  et  l'Afrique  où  régnaient  le  plus  affreux  désordre 
et  le  découragement  dû  à  un  désastre. 

La  situation  de  nos  possessions  d'Afrique  est  aujourd'hui  florissante ,  le 
désastre  de  Constantine  a  été  glorieusement  réparé  ;  le  foyer  d'intrigues  qui 
se  formait  en  Suisse  a  été  dispersé ,  et  l'irritation  qu'on  y  avait  excitée  contre 
la  France  se  dissipe  de  jour  en  jour;  et,  pour  Ancône,  le  gouvernement  a 
exécuté  les  traités  qui  lui  commandaient  d'évacuer  les  états  du  pape  en  même 
temps  que  les  Autrichiens.  Il  l'a  fait  au  moment  même  d'une  session,  car  il 
n'a  pas  pensé  qu'un  acte  de  loyauté  pourrait  être  blâmé  par  une  chambre 
française,  et  il  ne  s'est  pas  laissé  séduire  par  les  petits  calculs  que  d'autres 
pouvaient  faire.  Il  en  a  été  ainsi  du  traité  des  24  articles.  Le  ministère  n'a 
pas  cru  qu'on  pouvait  déchirer  un  traité  signé  par  la  France.  Il  a  fait  à  Lon- 
dres de  nobles  efforts  en  faveur  de  la  Belgique,  il  a  même  obtenu  pour  elle 
de  grands  avantages;  mais  il  a  respecté  un  engagement  pris  au  nom  de  la 
France.  Au  Mexique ,  il  a  fait  valoir  avec  énergie  les  droits  de  nos  nationaux. 
A  Haïti,  il  a  stipulé  avec  avantage  pour  d'anciens  intérêts  blessés.  En  un  mot, 
le  ministère  a  fait  assidûment  et  avec  ardeur  les  affaires  de  la  France.  La 
paix  publique,  la  prospérité  dont  jouissait  le  pays  il  y  a  un  mois,  la  sécurité 
des  jours  du  roi ,  la  confiance  de  l'Europe  dans  la  sagesse  de  notre  politique, 
un  accroissement  de  recettes  tel  qu'il  n'avait  pas  encore  été  atteint  depuis 
1830,  tout  atteste  qu'il  ne  s'est  pas  trompé ,  et  qu'il  avait  atteint  le  but  qu'il 
s'était  hautement  proposé  en  signant  l'amnistie,  l'amnistie  que  blâmait  et 
repoussait  M.  Guizot.  Est-ce  là  un  ministère  funeste  à  la  France? 

Le  ministère  du  15  avril  avait  pris  les  affaires  dans  un  état  désespérant. 
L'a-t-on  oublié  déjà  ?  L'avenir  se  présentait  sous  l'aspect  le  plus  sombre.  La 
vie  du  roi  menacée  chaque  jour,  la  polémique  des  partis  poussée  jusqu'à 
l'exaspération ,  l'Afrique  à  la  veille  d'être  abandonnée ,  les  mesures  les  plus 
violentes  rendues  presque  nécessaires  ,  grâce  à  la  violence  des  plus  exaltés 
doctrinaires.  Le  calme ,  la  paix  ,  la  sécurité,  ont  succédé  pendant  un  an  et 
demi  à  ces  tristes  symptômes ,  et,  sans  les  efforts  de  la  coalition ,  cet  état 
prospère  durerait  encore.  Est-ce  le  ministère  qui  a  été  funeste  au  pays.' 

L'histoire  de  la  coalition  n'est-elle  pas  également  facile  à  faire  .'Nous  ne 


UEVXFE.  —  CHRONIQUE.  465 

parlons  pas  de  son  histoire  cachée  que  la  France  ne  connaîtra  que  trop  tôt,  dcfi 
conventions  secrètes  qui  ont  eu  lieu  entre  les  partis  qui  la  composent,  et  qui 
livreront,  si  elles  sont  exécutées,  la  monarchie  de  juillet  à  ses  plus  vîolens 
adversaires,  ou  qui  augmenteront  encore  l'irritation  des  partis,  si  elles  restent 
sans  résultats.  IMais  sa  marche  politique  dans  la  chambre,  que  nous  connais- 
sons au  moins ,  a-t-elle  été  bien  favorable  au  pays?  Dans  la  dernière  session, 
tous  les  projets  de  loi  d'utilité  matérielle  ont  été  disputés  ou  repoussés  par 
la  coalition  qui  avait  résolu  de  tout  entraver  pour  faire  pièce  au  ministère , 
et  qui  le  fustigeait  ainsi  sur  le  dos  de  la  France.  Qui  donc  a  encouragé  les  op- 
positions exagérées  à  demander  le  suffrage  universel  et  l'abolition  des  lois 
de  septembre,  si  ce  n'est  la  coalition;  et  d'oii  sont  venus  tous  les  obstacles 
de  la  situation  actuelle,  si  ce  n'est  encore  de  là?  Pour  ne  parler  que  de  la 
Belgique,  n'est-ce  pas  en  répandant,  dans  toutes  les  provinces  de  ce  pays,  le 
bruit  d'une  prétendue  promesse  de  M.  Thiers  de  prendre  en  main  la  cause 
belge  contre  les  puissances  et  les  traités ,  que  les  députés  belges  à  Paris  ont 
soulevé ,  à  leur  retour,  toutes  les  populations  ?  Nous  savons  bien  que  ces  pro- 
messes n'ont  pas  été  faites  par  M.  Thiers;  mais  la  parole  de  M.  Mauguin  et 
des  membres  de  la  coalition  qui  siègent  à  l'extrême  gauche,  n'a-t-elle  pas  le 
pouvoir  d'engager  celle  de  M.  Thiers,  puisqu'il  ne  saurait  être  ministre  sans 
leur  concours,  et  qu'il  lui  faudra  subir  leurs  conditions?  Et  la  paix  intérieure 
du  pays  n'est-elle  pas  bien  assurée  en  présence  des  partis  qui  s'écrient  cha- 
que jour  qu'il  faut  s'opposer  auxempiétemens  du  trône?  N'avons-nous  donc 
pas  vu  les  déplorables  effets  de  semblables  accusations ,  et  sous  le  ministère 
de  M.  Thiers,  un  assassin  ne  s'armait-il  pas  de  cette  raison  pour  attenter  aux 
jours  du  roi?  Et  l'on  viendra  nous  dire  que  c'est  le  ministère  qui  est  funeste 
à  la  France  ! 

Le  ministère  du  15  avril  a  répondu  à  toutes  ces  attaques  en  discutant  le 
projet  d'adresse  avec  un  talent  et  un  courage  qui  n'ont  été  méconnus  en 
France  et  en  Europe ,  que  par  les  journaux  de  la  coalition.  Puis  il  s'est  retiré  , 
laissant  à  d'autres  une  tâche  qu'on  lui  rendait  trop  difficile  et  trop  amère. 
Au  moins  ce  n'est  pas  la  coalition  qui  dira  qu'en  se  retirant,  le  cabinet  du 
15  avril  a  fait  encore  une  chose  funeste  à  la  France.  Nous  le  disons ,  nous ,  en 
approuvant  toutefois  le  sentiment  qui  a  dicté  cette  démarche  à  M.  le  comte 
Mole  et  à  ses  collègues,  qui ,  après  une  discussion  telle  que  celle  de  l'adresse , 
devaient,  à  juste  titre ,  s'attendre  à  un  meilleur  résultat.  Une  réunion  de 
221  voix,  toute  désintéressée,  toute  courageuse,  toute  unie  qu'elle  soit,  ne 
pouvait  suffire  à  les  faire  triompher  suffisamment  des  difficultés  de  la  situa- 
tion actuelle. 

Depuis  le  commencement  de  cette  crise  ministérielle,  avons-nous  vu  la 
coalition  préoccupée  des  intérêts  du  pays?  S'est-elle  servie  de  ses  organes  si 
divers  pour  le  l'assurer  sur  ses  projets?  Se  voyant  à  la  veille  de  s'emparer  du 
pouvoir,  a-t-elle  fait  entendre  quelques  paroles  conciliatrices?  S'est-elle  mise 
en  mesure  de  maintenir  la  paix  en  Europe,  en  déclarant  que  les  traités  ont 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  puissance  réelle  et  qu'elle  entend  les  respecter?  La  coalition  ne  s*est  pré- 
occupée que  de  mesquines  intrigues.  Elle  n'a  eu  d'autre  souci  que  de  s'informer 
si  la  démission  de  M.  Mole  était  sans  retour,  et  il  a  fallu  la  rassurer  en  lui 
disant  que  M.  Mole  était  bien  décidé  à  ne  pas  porter  la  responsabilité  des 
affaires  avec  une  majorité  de  13  voix.  Isous  avons  vu  les  tristes  débats  que  la 
mission  du  maréchal  Soult  a  fait  naître  dans  la  coalition;  l'effroi  dont  elle 
était  saisie  à  la  seule  pensée  que  le  maréchal  Soult  pourrait  bien  accepter 
d'autres  collègues  que  M.  Thiers  et  M.  Guizot,  et  sa  joie  quand  elle  a  été  en 
position  de  déclarer  que  le  maréchal  se  refusait  à  former  un  ministère.  Nous 
concevons  jusqu'à  un  certain  point  l'inquiétude  et  la  joie  des  organes  et  des 
amis  des  chefs  de  la  coalition;  mais  on  se  demande  avec  étonnement  ce  que 
M.  ïhiers  a  pu  faire  espérer  à  l'extrême  gauche ,  et  M.  Guizot  promettre  à 
l'extrême  droite ,  pour  exciter  à  ce  point  leurs  appréhensions. 

Aujourd'hui  la  coalition  s'étonne  de  ce  qu'on  ne  vient  pas  chercher  des 
ministres  au  milieu  d'elle.  Quoi  de  plus  naturel,  à  son  gré,  que  de  venir  of- 
frir le  pouvoir  à  M.  Guizot  et  à  M.  Duvergier  de  Hauranne,  qui  déclarent  que 
le  roi  ne  règne  pas  constitutionnellement ,  tandis  que  la  majorité  de  la  chambre 
élective  et  celle  de  la  chambre  des  pairs  sont  d'un  avis  contraire  ?  Quoi  de  plus 
simple  que  de  mettre  la  direction  des  affaires  dans  les  mains  de  M.  Thiers, 
qui  était  opposé  à  l'évacuation  d'Ancône  en  dépit  des  traités,  au  nom  duquel 
on  écrit  chaque  jour,  dans  le  Constitutionnel,  qu'il  faut  foudroyer  à  coups 
de  canon  le  traité  des  24  articles  et  la  conférence  de  Londres ,  qui  est  pour 
l'intervention  en  Espagne,  tandis  que  la  chambre,  mal  éclairée  sans  doute 
sur  les  intérêts  du  pays,  mais  obstinée  jusqu'au  vote  inclusivement,  se 
montre  rebelle  à  tous  ces  projets?  Mais  que  faire?  nous  dira-t-on.  C'est  ce 
que  nous  demanderons  à  la  coalition  elle-même,  en  lui  donnant  tous  les 
moyens  de  répondre  à  nos  questions. 

Dans  l'état  actuel  des  choses,  il  y  a  trois  partis  à  prendre,  également  difll- 
ciles  tous  les  trois.  Il  faut  ou  maintenir  le  ministère  du  15  avril,  ou  prendre 
un  ministère  dans  la  coalition ,  ou  dissoudre  la  chambre.  Il  nous  paraît  im- 
possible que,  hors  ces  trois  issues,  on  puisse  en  trouver  une  autre. 

Quant  au  maintien  du  cabinet  du  15  avril,  M.  le  comte  Mole ,  ayant  jugé 
la  majorité  insuffisante,  ne  pourrait  consentir  à  garder  la  direction  des  affaires 
qu'en  se  voyant  assuré  d'une  majorité  de  trente  à  quarante  voix.  Nous  ne 
croyons  pas ,  d'ailleurs ,  que  la  coalition  insiste  beaucoup  sur  ce  moyen  de 
sortir  d'embarras.  Elle  serait,  sans  doute ,  moins  opposée  au  projet  de  char- 
ger un  ou  deux  de  ses  chefs  du  soin  de  former  un  nouveau  ministère,  en  leur 
laissant  toute  la  latitude  qu'ils  demandent  au  nom  des  principes  de  conserva- 
tion et  de  sécurité  publique  qu'ils  ont  si  lumineusement  exposés  dans  la  dis- 
cussion de  l'adresse!  Nous  serons,  sans  doute,  mal  reçus  à  lui  répondre 
que  prendre  un  ministère  dans  le  sein  de  la  minorité  des  deux  chambres, 
c'est  commettre  un  acte  peu  constitutionnel,  et  que  la  prérogative  royale ,  en 
s'exerçant  de  cette  manière,  s'exposerait  à  créer  de  terribles  résistances  dans 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  407 

l'état,  ou  risquerait  simplement  de  former  une  administration  sans  consis- 
tance et  qui  aurait  à  peine  quelques  jours  de  durée. 

Dans  l'un  ou  l'autre  cas,  ce  serait  un  fait  très  grave  que  de  s'adresser  à  la 
minorité  des  chambres ,  quand  les  vues  avouées  de  ces  minorités  sont  oppo- 
sées à  toutes  les  vues  qui  ont  dirigé  le  système  politique  de  la  France  jusqu'à 
ce  jour,  quand  un  tel  choix  peut  entraîner  la  guerre,  et  jeter  le  pays  dans 
une  série  d'entreprises  qu'il  vient  de  blâmer  dans  l'adresse  de  ses  représen- 
tans.  Nous  savons  la  réponse  de  la  coalition.  A  peine  sera-t-elle  aux  affaires 
qu'elle  aura  la  majorité.  M.  Thiers  l'a  dit.  La  majorité  fait  partie  du  bagage 
ministériel.  Il  y  a  cent  voix  et  plus  dans  les  centres  qu'un  ministre  trouve 
toujours  à  sa  disposition,  comme  les  employés  de  son  ministère.  Ceux  qui 
ont  voté  pour  le  maintien  des  traités,  quand  M.  Mole  était  ministre,  les  fou- 
leront aux  pieds  dès  que  M.  Thiers  aura  pris  sa  place.  Ceux  qui  ne  veulent 
pas  de  l'intervention ,  voteront  aussitôt  des  hommes  et  de  l'argent  pour  aller 
en  Espagne.  Si  c'est  M.  Guizot  qui  prend  les  affaires,  ces  hommes-là  seront 
successivement  de  toutes  les  opinions  que  M.  Guizot  a  professées  depuis  trois 
mois,  pour  ou  contre  les  idées  révolutionnaires;  ils  iront  à  droite,  à  gauche, 
en  arrière,  en  avant ,  selon  le  commandement  du  chef  qui  se  fera  reconnaître 
à  la  tête  des  rangs.  Et  pour  la  presse  qui  défend  l'ordre  intérieur  et  extérieur, 
ne  lui  a-t-on  pas  déjà  dit  qu'elle  sera  aussi  aux  nouveaux  ministres,  quels  qu'ils 
soient,  quinze  jours  après  leur  entrée  aux  affaires?  Quinze  jours,  soit;  mais  il 
se  pourrait  que  les  nouveaux  ministres  ne  durassent  pas  autant  que  le  délai 
de  fidélité  qu'on  accorde  à  la  presse;  et,  en  attendant,  nous  voyons  la  majo- 
rité de  la  chambre  fidèle,  non  pas  aux  ministres  qui  se  retirent,  mais  aux 
principes  qu'ils  représentaient,  et  la  presse  s'unir  à  cette  belle  et  noble  ma- 
jorité. 11  faut  donc  la  gagner,  et  les  chefs  de  la  coalition  ne  pourront  y  réus- 
sir qu'en  adoptant  ses  principes ,  écrits  dans  son  adresse ,  et  que  la  coalition 
a  si  violemment  combattus. 

Que  M.  Thiers  et  M.  Guizot  veuillent  donc  nous  dire  de  quelle  nature  sont 
leurs  engagemens  avec  M.  Odilon  Barrot  et  l'extrême  gauche.  On  a  avancé 
qu'ils  avaient  promis  l'entrée  de  la  chambre  des  pairs  à  un  certain  nombre  de 
notabilités  de  la  gauche;  on  a  parlé  de  concessions  au  sujet  de  la  réforme 
électorale ,  et  de  quelques  autres  conditions  que  la  majorité  sera  désireuse 
de  connaître  avant  de  consentir  à  faire  partie  de  leur  bagage.  Il  sera  égale- 
ment bon  de  savoir  si  les  hommes  de  la  gauche  sont  pour  M.  Guizot  le  parti 
du  progrès  ou  le  parti  rétrogrucle,  deux  épithètes  qu'il  leur  a  données  à  de 
courtes  distances,  et  entre  lesquelles  la  politique  et  la  philosophie  mettent 
autant  de  différence  que  la  grammaire.  On  nous  dira  aussi  ce  qu'on  pense 
du  traité  des  24  articles,  et  si  le  Cunstilutionnel ,  qui  s'est  déclaré  Torgane 
et  même  l'œuvre  de  M.  Thiers,  exprime  ses  opinions  quand  il  demande  que 
la  France  soutienne  militairement  la  Belgique  dans  ses  prétentions  territo- 
riales. Il  y  aura  sans  doute  également  quelques  paroles  à  dire  à  la  majorité  au 
sujet  de  l'Espagne;  après  quoi ,  si  l'on  marche  d'accord  avec  la  majorité  de  la 
chambre,  rien  ne  fera  plus  obstacle  à  un  ministère  sorti  de  la  coalition.  Si 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ton  se  refusait  à  accomplir  les  fonnalités  que  nous  indiquons,  il  faudrait 
renoncer  au  ministère  ou  en  former  un  ,  malgré  la  majorité  de  la  chambre, 
que  personne  aujourd'hui  n'a  le  droit  de  regarder  comme  indécise.  La  con- 
duite qu'elle  tient  depuis  dix  jours  ferait  une  éclatante  justice  d'une  pareille 
imputation. 

Entrer  au  ministère  malgré  la  majorité  de  la  chambre,  nous  paraît  diffi- 
cile, sinon  impossible.  Y  entrer  avec  elle,  en  adoptant  ses  principes,  et  en 
reniant  ceux  qu'on  a  professés  dans  le  projet  d'adresse  et  dans  la  discussion  , 
ce  serait  d'abord  réhabiliter  toute  la  politique  du  15  avril  qu'on  s'est  efforcé 
de  flétrir.  Ce  serait,  en  outre,  se  séparer  de  la  gauche  et  de  l'extrême  droite 
qui  sont  l'appoint  douteux  avec  lequel  la  coalition  forme  le  chiffre  de  sa  mi- 
norité et  se  réduire  à  l'appui  des  221.  Ce  serait  donc  refaire  le  ministère 'du 
1.5  avril  moins  l'estime  de  la  majorité  qui  l'a  soutenu,  même  après  sa  démis- 
sion ,  et  qui  le  soutiendrait  encore  s'il  voulait  se  contenter  de  221  voix.  Voilà 
tout  ce  que  gagnerait  la  coalition  à  un  pareil  jeu.  Voyons  maintenant  ce 
qu'y  gagnerait  la  France. 

L'opposition  a,  sans  doute,  des  principes  plus  avancés  que  ceux  du  gou- 
vernement, puisqu'elle  le  dit.  M.  Thiers  et  M.  Guizot  sont-ils  plus  avancés 
que  le  ministère  du  15  avril?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Leur  administration 
a-t-elle  été  pi  us  libérale  que  celle  du  ministère  de  l'amnistie  ?  Quant  au  système 
extérieur,  M.  Thiers  blâme  l'exécution  de  la  convention  d'Ancône,  le  traité 
des  24  articles  lui  semble  pouvoir  être  rejeté ,  et  à  ses  yeux  le  traité  de  la 
quadruple  alliance  doit  amener  une  coopération  de  la  France  en  Espagne; 
mais  nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  partisan  de  la  réforme  électorale ,  de 
l'abrogation  des  lois  de  septembre  et  de  tout  ce  que  demande  l'opposition 
qui  se  dit  avancée,  l'opposition  de  gauche.  Pour  M.  Guizot,  on  sait  qu'il 
veut  encore  moins  que  M.  Thiers  toutes  ces  choses ,  quand  il  est  de  sang- 
froid  ,  quoique  dans  le  feu  de  la  passion  il  s'avance  beaucoup  plus  loin  que 
le  chef  du  ministère  du  22  février,  et  qu'il  ait  parlé  de  reformer  la  société 
républicaine  Aide-toi ,  le  ciel  t'aidera  ,  où  il  avait  pris  place  en  1830,  avant  la 
révolution  de  juillet.  Mais  la  passion  de  M.  Guizot  fera  place  à  son  sang- 
froid  habituel  quand  il  sera  rentré  aux  affaires .  et  l'opposition  aura  encore 
moins  à  espérer  de  lui  que  de  M.  Thiers.  Ainsi ,  les  chefs  de  la  coalition , 
admis  au  gouvernement  des  affaires,  apporteraient  avec  eux  la  politique  inté- 
rieure actuelle  et  la  politique  extérieure  de  l'opposition ,  c'est-à-dire  qu'ils 
seraient  forcés  de  faire  la  guerre  aux  factions ,  à  la  gauche,  à  la  république, 
comme  ont  fait  tous  les  cabinets  depuis  1830 ,  et  en  même  temps  la  guerre  à 
l'Europe.  Ils  seraient  propagandistes  au  dehors,  et  du  juste-milieu  au  de- 
dans! Qu'on  juge  de  leur  force  et  de  l'appui  qu'ils  trouveraient! 

Voilà  sur  quels  principes  se  fondent  les  chefs  de  la  coalition  pour  avoir 
une  majorité  quand  ils  seront  ministres!  En  attendant,  ils  ne  l'ont  pas,  c'est 
un  fait  clair  comme  l'arithmétique ,  et  ils  veulent  que  le  roi  les  charge  de 
former  un  cabinet.  ]N'est-ce  pas  vouloir  que  le  roi  méconnaisse  les  principes 
constitutionnels?  IN'est-ee  pas  lui  demander  de  faire  abandon  de  la  majo- 


IIEVLE.  —  CHRONIQUE,  409 

rite  au  protit  de  la  minorité?  et  de  quelle  minorité  encore!  Que  demande-t-on 
au  roi  en  exigeant  qu'il  s'adresse  à  la  coalition?  Qu'est-ce  que  la  coalition? 
INe  l'a-t-on  pas  dit  cent  fois?  Dix  partis  ditïérens  unis  pour  détruire.  S'adres- 
ser à  M.  Thiers,  c'est  ne  s'adresser  qu'à  soixante  voix  dont  il  dispose;  il  ne 
pourra  traiter  avec  les  autres  que  par  transaction ,  et  par  des  transactions  de 
principes.  Les  doctrinaires  représentent  une  fraction  plus  petite  encore ,  et 
ce  sont  là  les  partis  qu'on  veut  grouper  autour  du  trône ,  pour  qu'ils  se  livrent 
bataille  sur  ses  degrés,  tandis  qu'une  majorité  compacte  l'entoure,  et  le  dé- 
fend par  sa  fidélité  aux  principes  sur  lesquels  il  est  assis.  Il  nous  est  sans  doute 
permis  de  supposer  ce  qui  est.  Si  les  221,  qui  ont  si  dignement  rempli  jusqu'à 
ce  moment  la  mission  qu'ils  ont  de  représenter  la  majorité  du  pays,  restent 
lidèles  à  eux-mêmes,  et  repoussent  la  coalition,  même  quand  elle  sera  entrée 
aux  affaires,  que  sera  leur  adresse,  et  quel  langage  auront-ils  à  tenir  ?  C'est  pour 
le  coup  qu'il  y  aurait  lieu  à  déclarer  dans  une  adresse  que  le  gouvernement  con- 
stitutionnel est  méconnu,  et  qu'une  chambre  aurait  le  droit  d'en  rappeler  les 
principes  au  roi.  C'est  bien  alors  qu'il  y  aurait  lieu  de  s'écrier  que  le  cabinet 
n'a  pas  une  origine  parlementaire,  et  qu'il  se  serait  glissé  au  pouvoir  sans  avoir 
la  majorité,  et  sans  espoir  de  l'obtenir,  pourrait-on  ajouter!  11  y  a  des  hommes 
de  talent  et  d'esprit  dans  la  coalition.  Est-ce  que  la  passion  les  aveuglerait  au 
point  de  vouloir  terminer  la  crise  actuelle  par  une  entreprise  semblable?  Le 
proposent-ils  sérieusement,  et  ont-ils  bien  réfléchi  aux  conséquences?  En 
formant  un  ministère  contre  le  vœu  de  la  majorité,  on  n'a  que  la  ressource 
du  coup  d'état.  Charles  X,  en  renversant  le  ministère  de  M.  de  Martignac, 
avait  au  moins  une  majorité  dans  la  chambre  pour  soutenir  ses  projets.  La 
coalition  n'a  pas  même  ce  prétexte  à  offrir  à  la  couronne  en  la  sommant  de 
se  mettre  en  ses  mains,  et  elle  revient  simplement  aux  projets  de  la  gauche, 
qni,  en  1831 ,  voulait  détruire  la  Chiute  et  forcer  le  roi  à  changer  la  consti- 
tution ,  pour  assurer  la  direction  des  affaires  au  général  Lafayette  et  à  M.  Laf- 
lîtte.  La  Charte  de  1830  trouva  dans  M.  Thiers  et  dans  M.  Guizot,  mais  sur- 
tout dans  le  roi,  d'intrépides  soutiens  :  aujourd'hui,  faute  de  quelques 
défenseurs,  elle  ne  périra  pas. 

La  coalition,  qui  entend  le  gouvernement  représentatif  à  sa  manière,  va 
nous  répondre  qu'elle  dissoudra  la  chambre,  et  qu'elle  se  fera  une  majorité. 
Mais  une  minorité  entrée  aux  affaires  a-î-elle  le  droit  d'en  appeler  aux  élec- 
teurs? C'est,  il  nous  semble,  le  droit  de  la  majorité  restée  aux  affaires,  quand 
elle  ne  se  trouve  pas  suffisante.  S'il  faut  commencer  par  vous  faire  ministres 
pour  vous  faire  agréer  par  la  France,  vous  nous  permettrez  de  dire  que  votre 
crédit  n'est  pas  bien  grand ,  et  nous  demanderons  à  la  couronne  si ,  avant  de 
vous  prêter  la  force  dont  vous  avez  besoin ,  elle  ne  ferait  pas  bien  de  vous 
sommer  de  dire  quel  usage  vous  voudriez  en  faire.  Or,  c'est  ce  que  vous  ne 
direz  pas ,  car  cet  aveu  vous  isolerait  de  vos  alliés ,  et  vous  rendrait  encore 
plus  faibles  que  vous  n'êtes. 

Voilà  l'état  réel  des  choses.  Le  ministère  s'est  retiré  pour  ne  pas  blesser  les 
usages  du  gouvernement  représentatif,  qui  veulent  que  le  pouvoir  ait  une 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notable  majorité  dans  les  deux  chambres;  et  la  coalition  voudrait  entrer  aux 
affaires  en  violant  toutes  les  lois  et  tous  les  principes  de  ce  gouvernement, 
li  nous  semble  que  la  question,  ainsi  posée  dans  toute  sa  vérité,  ce  n'est  pas 
contre  le  ministère,  qui  a  donné  l'exemple  de  la  loyauté  et  de  la  sincérité 
dans  tous  ses  actes  intérieurs  et  extérieurs ,  que  se  prononcera  la  voix  du 
pays  dans  les  élections. 

P.  S.  En  portant  aujourd'hui  à  la  chambi'e  une  ordonnance  qui  proroge  le 
parlement,  et  qui  précède  l'ordonnance  de  convocation  des  collèges  électo- 
raux dans  le  délai  le  plus  prompt,  le  ministère  du  15  avril  a  obéi  àTtous  ses 
devoirs  constitutionnels.  Il  en  appelle  au  pays ,  et  lui  demande  de  consolider 
une  majorité  qu'il  était  de  son  devoir  de  soutenir,  et  de  ne  pas  laisser  disper- 
ser; car  c'est  à  elle  qu'il  appartient  de  sauver  la  France,  et  de  la  protéger 
contre  une  intrigue  inouie  dans  l'histoire  parlementaire. 

Nous  avons  conflance  dans  les  électeurs.  Ils  ont  encore  cette  fois  à  choisir 
entre  la  prospérité  du  pays  et  les  troubles  dont  le  menacent  des  ambitions 
inquiètes,  entre  les  véritables  doctrines  constitutionnelles  et  des  menées  dé- 
corées d'un  beau  langage,  entre  la  fidélité  aux  traités  et  le  mépris  des  enga- 
gemens  de  la  France ,  entre  une  paix  honorable  avec  l'Europe  et  la  guerre 
sans  motif  et  sans  but ,  entre  le  système  du  1 3  mars  et  la  propagande  :  les 
électeurs  n'hésiteront  pas. 

Est-il  vrai  qu'à  la  lecture  de  l'ordonnance  de  prorogation,  M.  Duchâtel  se 
soit  écrié  que  le  parti  adresserait  une  lettre  circulaire  aux  préfets  pour  les 
menacer  de  destitution  de  la  part  du  ministère  que  rêve  la  coalition ,  dans  le 
cas  oii  ils  ne  trahiraient  pas  les  intérêts  du  gouvernement  en  faveur  de  ceux 
de  l'opposition .'  Il  serait  impossible  de  qualifler  un  tel  langage  dans  la  bouche 
d'un  ancien  ministre. 


%  M\,  k  WivecUnv  ^c  la  îltnnif  tfc^  Bmx  iHontrrs. 

Monsieur, 

Mon  article  sur  M.  Adrien  Balbi,  inséré  dans  le  dernier  numéro  de  la 
lievue,  a  été  l'objet  d'une  réclamation  dont  je  ne  puis,  dans  une  certaine 
mesure,  méconnaître  la  légitimité.  Mon  travail,  ainsi  que  je  l'ai  indiqué 
(page  167) ,  portait  sur  la  première  édition  de  V Abrégé,  celle  de  1833.  Depuis 
lors  et  dans  le  courant  de  1838,  il  a  été  publié  par  livraisons  une  édition 
nouvelle,  avec  cartes  et  plans,  à  laquelle,  quoique  absent  de  Paris,  M.  Balbi 
ne  semble  pas  être  demeuré  étranger.  C'est  cette  édition  que  M.  .Tules  Re- 
nouard  a  signalée  à  notre  impartialité  bienveillante,  en  nous  priant  de  véri- 
fier si ,  à  la  suite  d'un  examen  comparatif,  il  ne  nous  serait  pas  possible 
d'adoucir  quelques-unes  de  nos  critiques.  Bien  que  les  termes  même  de 
l'article  missent  parfaitement  hors  de  cause,  sans  les  préjuger,  les  réimpres- 
sions postérieures  à  1833 ,  nous  n'avons  pas  cru  devoir  refuser  aux  proprié- 
taires de  VAhri'fjé  cette  espèce  de  supplément  d'instruction,  désireux  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  411 

prouver  en  cela  et  notre  sincérité  complète ,  et  nos  profonds  égards  pour  des 
intérêts  toujours  respectables. 

Or,  d'un  collationnement  rapide,  il  résulte  y^our  nous  qu'en  effet,  par  plu- 
sieurs côtés ,  cette  édition  nouvelle  rectifie  ou  complète  l'ancienne.  L'intro- 
duction, trop  parasite  encore,  a  été  néanmoins  fort  abrégée  et  adoucie 
surtout  dans  ses  formules  louangeuses.  La  Charte ,  au  lieu  d'être  insérée  in 
extenso,  n'y  ligure  plus  qu'en  analyse;  le  chef-d'œuvre  du  docteur  Constan- 
cioj  le  mot  Pleïaclelphia,  a  disparu  ,  et  l'espace  qu'occupaient  ces  puérilités  a 
été  rendu  à  des  détails  plus  importans  de  topographie  et  de  statistique.  Un 
passage  nouveau ,  au  sujet  de  l'obélisque  de  Louqsor ,  rétablit  la  vérité  des 
faits  de  manière  à  rendre  impossible  la  méprise  que  nous  avions  signalée. 
L'article  France ,  écourté  dans  la  première  édition ,  a  repris  dans  la  dernière 
l'étendue  et  l'importance  nécessaires;  des  additions  nombreuses  à  propos  de 
la  Belgique,  de  l'Italie,  de  la  Suisse,  de  la  confédération  germanique  et 
d'autres  états ,  maintiennent  les  parties  qui  y  ont  trait  au  niveau  des  documens 
actuels,  et  une  table  alphabétique,  dressée  avec  un  soin  particulier,  corrige 
et  atténue  ce  que  l'ordonnance  du  livre  a  conservé  de  défectueux. 

Telles  sont  les  améliorations  que  nous  avons  remarquées  dans  l'édition  de 
1838.  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  rectifier  nos  assertions  sur  deux  points.  C'est 
d'abord  au  sujet  de  la  confusion  entre  les  Eleuthset  lesllliâts  qui  n'appar- 
tient pas  à  M.  Balbi ,  et  qu'il  faut  restituer  à  l'un  de  ses  collaborateurs  secon- 
daires; c'est  ensuite  à  propos  de  l'omission  de  Tarare  et  de  Saint-Quentin, 
qui  n'est  point  aussi  absolue  que  nous  avions  pu  le  croire.  Ces  deux  villes  ne 
sont  oubliées  qu'à  l'article  Commerce ,  où  figure  Aix ,  qui ,  certes,  y  avait  bien 
moins  de  droits  qu'elles;  mais  comme  cités  industrielles  et  importantes, 
Tarare  et  Saint-Quentin  figurent  dans  VAhrécjè,  même  dans  l'édition  de  1833. 

En  donnant  place  à  ces  lignes,  vous  prouverez,  monsieur,  comme  nous 
l'avons  fait  en  les  écrivant ,  qu'une  critique  conçue  et  poursuivie  en  vue  de  la 
science,  n'exclut  pas  les  ménagemens  que  l'on  doit  à  des  intérêts  légitimes  et 
prompts  à  s'alarmer.  Agréez,  etc. 

Louis  Reybaud. 

Paris,  26  janvier  1839. 


Histoire  de  l'Europe  au  xvï"'  siècle,  par  M.  Filon. — L'histoire 
de  l'Europe  au  xvi''  siècle,  quand  on  ne  veut  pas  soumettre  absolument  et 
exclusivement  la  logique  à  la  chronologie,  commence  à  la  mort  de  Louis  XI 
et  finit  à  l'avènement  de  Richelieu.  Plus  de  cent  années  de  luttes  dans 
les  actes  comme  dans  les  idées  séparent  donc  ces  deux  hommes ,  qui ,  Fun 
avec  plus  de  cruauté  et  moins  de  grandeur,  l'autre  avec  plus  d'élévation 
de  vues  et  de  caractère ,  tous  deux  avec  la  volonté  persévérante  du  génie,  ont 
servi  à  leur  manière  et  diversement  le  développement  intellectuel  et  la  sou- 
veraineté politique  de  notre  pays.  Le  long  intervalle  qui  sépare  Louis  XI  de 
Richelieu  a  été  rempli  par  les  plus  grands  évènemens  du  monde  moderne ,  par 
un  terrible  conflit  d'opinions  et  de  croyances,  et,  si  l'on  peut  dire,  par  une 
sorte  de  fermentation  dans  les  esprits  et  dans  les  choses,  qu'il  appartenait  au 
grand  ministre  du  règne  de  Louis  XIII  de  régulariser  et  de  tourner  au  profit 
de  l'état  et  à  la  gloire  de  la  France.  Sans  croire  que  l'année  à  laquelle  on  fait 
d'ordinaire  finir  le  moyen-âge,  je  veux  dire  la  prise  de  Constantinople  par  les 
Turcs,  en  14.53,  soit  exactement  le  dernier  terme  de  ce  long  période  et  le  vrai 


412  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

point  de  départ  d'un  âge  nouveau ,  il  est  permis  de  rattacher  au  grand  événe- 
ment de  la  chute  byzantine  le  commencement  de  cette  révolution  dans  les 
moeurs  et  dans  les  idées,  qui  va  éclater  avec  violence  au  xvi"  siècle  et  changer 
la  face  politique  et  religieuse  de  l'Europe.  C'est  au  tableau  rapide  de  ce  siècle 
sans  exemple ,  qui  a  eu  une  si  grande  influence  sur  les  destinées  posté- 
rieures de  notre  société  moderne ,  et  où  les  grands  noms  et  les  grandes  actions 
se  sont  accumulés  avec  une  si  effrayante  vitesse,  que  sont  consacrés  les 
deux  volumes  publiés  par  M.  Filon,  maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale. 
C'est  un  bien  petit  espace,  sans  doute,  pour  un  siècle  qui  a  conquis  l'Amé- 
rique, vu  régner  Charles  VIII  et  Louis  XII ,  assisté  aux  débats  militaires  de 
Charles-Quint  et  de  François  T"',  accompli  la  réforme  religieuse  avec  Luther, 
Zvingle,  Calvin  et  Knox,  applaudi  ou  pleuré  au  despotisme  de  Henri  VIII, 
au  triomphe  d'Elisabeth  sur  lAIarie  Stuart,  à  la  Ligue  et  à  la  Saint-Barthé- 
lemi ,  aux  exploits  si  différens  de  Gustave  Wasa,  de  Barberousse  et  de  Henri  IV; 
pour  un  siècle  eniin  qui  a  vu  l'imprimerie  se  développer,  les  idiomes  se  per- 
fectionner, et  les  lettres,  aidées  des  sciences  et  des  arts,  renaître  avec  un 
éclat  puissant  et  nouveau.  Mais  aussi,  une  histoire  générale  de  l'Europe  au 
XVI''  siècle  manquait  dans  l'enseignement  et  dans  la  science;  d'excellentes 
monographies ,  des  travaux  spéciaux  de  grande  valeur,  ne  pouvaient  dis- 
penser d'un  tableau  animé  et  vif  où  les  évènemens fussent  montrés,  non  plus 
dans  leurs  rapports  particuliers  et  isolés ,  mais  dans  le  développement  complet 
de  la  société  d'alors,  et  où  on  aperçût  enfln  l'enchaînement  des  faits  et  l'in- 
fluence réciproque  des  hommes  et  des  peuples.  Sans  prétendre  à  une  synthèse 
ambitieuse,  le  livre  de  M.  Filon  donne  tout  ce  qu'il  promet  et  comble  une 
lacune  historique. 

L'auteur,  tout  en  resserrant  les  évènemens  sous  une  forme  toujours  rapide, 
n'est  parvenu  qu'avec  peine  à  les  comprendre  tous  dans  l'espace  de  deux  vo- 
lumes. Toute  analyse  est  donc  impossible  ici,  et  notre  critique  ne  peut  se 
borner  qu'à  des  remarques  générales.  Ce  que  nous  reprocherons  surtout  à  ce 
livre,  c'est  le  synchronisme  que  M.  Filon  s'est  constamment  efforcé  d'y  con- 
server. L'unité  s'y  brise  à  tout  instant,  et  l'attention  se  fatigue  en  passant 
tour  à  tour,  dans  la  même  page ,  à  l'histoire ,  si  vite  interrompue ,  des  popu- 
lations mobiles  et  variées  du  xvi^  siècle.  La  découverte  de  l'Amérique,  le 
grand  homme  qui  a  deviné  ce  monde  et  l'a  trouvé ,  les  aventureuses  expédi- 
tions des  capitaines  qui  l'ont  conquis,  sont  habilement  appréciés.  Colomb , 
Fernand  Cortez  et  Pizarre  gardent  chacun  leur  physionomie  propre;  mais  il 
y  a  moins  de  précision  et  de  netteté  dans  les  pages  consacrées  à  la  réforme. 
L'auteur,  en  cette  partie ,  semble  hésiter  dans  ses  déductions  historiques , 
comme,  au  xvi''  siècle  même,  plus  d'un  esprit  distingué  hésitait  entre  le 
respectueux  attachement  aux  traditions,  aux  croyances  du  passé,  et  les  har- 
diesses des  opinions  nouvelles.  Du  reste ,  des  notes  curieusement  extraites , 
un  tableau  rapide,  mais  complet,  de  l'état  des  lettres  et  des  arts  au  xvi*'  siè- 
cle, l'indication  exacte  des  sources  originales,  recommandent  au  point  de 
vue  de  l'érudition  ce  consciencieux  travail.  Le  style  en  est  élégant,  et  l'auteur 
a  su  donner  à  sa  phrase  la  lucidité  que  sa  pensée  garde  toujours  dans  les 
aperçus ,  que  la  forme  concise  de  son  livre  a ,  par  malheur,  rendus  trop  rares. 


Y.  DK  ]Mars. 


CROISILLES. 


I. 


Au  commencement  du  règne  de  Louis  XV,  un  jeune  homme 
nommé  Croisilles,  fils  d'un  orfèvre,  revenait  de  Paris  au  Havre,  sa 
ville  natale.  Il  avait  été  chargé  par  son  père  d'une  affaire  de  com- 
merce, et  cette  affaire  s'était  terminée  à  son  gré.  La  joie  d'apporter 
une  bonne  nouvelle  le  faisait  marcher  plus  gaiement  et  plus  leste- 
ment que  de  coutume;  car,  bien  qu'il  eût  dans  ses  poches  une  somme 
d'argent  assez  considérable ,  il  voyageait  à  pied  pour  son  plaisir. 
C'était  un  garçon  de  bonne  humeur,  et  qui  ne  manquait  pas  d'esprit, 
mais  tellement  distrait  et  étourdi ,  qu'on  le  regardait  comme  un  peu 
fou.  Son  gilet  boutonné  de  travers,  sa  perruque  au  vent,  son  cha- 
peau sous  le  bras,  il  suivait  les  rives  de  la  Seine,  tantôt  rêvant,  tan- 
tôt chantant,  levé  dès  le  matin,  soupant  au  cabaret,  et  charmé  de 
traverser  ainsi  l'une  des  plus  belles  contrées  de  la  France.  Tout  en 
dévastant ,  au  passage ,  les  pommiers  de  la  Normandie ,  il  cherchait 
des  rimes  dans  sa  tête  (car  tout  étourdi  est  un  peu  poète) ,  et  il  es- 
sayait de  faire  un  madrigal  pour  une  belle  demoiselle  de  son  pays  ; 
ce  n'était  pas  moins  que  la  fille  d'un  fermier-général ,  M"'  Godeau , 
la  perle  du  Havre,  riche  héritière  fort  courtisée.  Croisilles  n'était 
point  reçu  chez  M,  Godeau  autrement  que  par  hasard,  c'est-à-dire 
qu'il  y  avait  porté  quelquefois  des  bijoux  achetés  chez  son  père; 
M.  Godeau,  dont  le  nom,  tant  soit  peu  commun,  soutenait  mal  une 

TOME  XVII.  — 15  FÉVRIER  1839.  27 


hik  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immense  fortune,  se  vengeait  par  sa  morgue  du  tort  de  sa  naissance, 
et  se  montrait,  en  toute  occasion,  énormément  et  impitoyablement 
riche.  Il  n'était  donc  pas  homme  à  laisser  entrer  dans  son  salon  le 
fils  d'un  orfèvre;  mais,  commeM"''Godeau  avait  les  plus  beaux  yeux 
du  monde,  que  Croisilles  n'était  pas  mal  tourné,  et  que  rien  n'em- 
pêche un  joli  garçon  de  devenir  amoureux  d'une  belle  fille,  Croisilles 
adorait  M"*'  Godeau,  qui  n'en  paraissait  pas  fâchée.  Il  pensait  donc 
à  elle  tout  en  regagnant  le  Havre ,  et ,  comme  il  n'avait  jamais  ré- 
fléchi à  rien ,  au  lieu  de  songer  aux  obstacles  invincibles  qui  le  sépa- 
raient de  sa  bien-aimée,  il  ne  s'occupait  que  de  trouver  une  rime  au 
nom  de  baptême  qu'elle  portait.  M"'^  Godeau  s'appelait  Julie,  et  la 
rime  était  aisée  à  trouver.  Croisilles,  arrivé  à  Honfleur,  s'embarqua 
le  cœur  satisfait,  son  argent  et  son  madrigal  en  poche,  et  dès  qu'il 
eut  touché  le  rivage,  il  courut  à  la  maison  paternelle. 

Il  trouva  la  boutique  fermée  ;  il  y  frappa  à  plusieurs  reprises ,  non 
sans  étonnementni  sans  crainte,  car  ce  n'était  point  un  jour  de  fête; 
personne  ne  venait;  il  appela  son  père,  mais  en  vain;  il  entra  chez 
un  voisin  pour  demander  ce  qui  était  arrivé;  au  lieu  de  lui  répondre, 
le  voisin  détourna  la  tête,  comme  ne  voulant  pas  le  reconnaître.  Croi- 
silles répéta  ses  questions;  il  apprit  que  son  père,  depuis  long-temps 
gêné  dans  ses  affaires ,  venait  de  faire  faillite,  et  s'était  enfui  en 
Amérique ,  abandonnant  à  ses  créanciers  tout  ce  qu'il  possédait. 

Avant  de  sentir  tout  son  malheur,  Croisilles  fut  d'abord  frappé  de 
l'idée  qu'il  ne  reverrait  peut-être  jamais  son  père.  Il  lui  paraissait 
impossible  de  se  trouver  ainsi  abandonné  tout  à  coup;  il  voulut,  à 
toute  force,  entrer  dans  la  boutique,  mais  on  lui  fit  entendre  que 
les  scellés  étaient  mis;  il  s'assit  sur  un<î  borne,  et,  se  livrant  à  sa 
douleur,  il  se  mit  à  pleurer  à  chaudes  larmes,  sourd  aux  consolations 
de  ceux  qui  l'entouraient,  ne  pouvant  cesser  d'appeler  son  père, 
quoiqu'il  le  sût  déjà  bien  loin;  enfin,  il  se  leva,  honteux  de  voir  la 
foule  s'attrouper  autour  de  lui,  et,  dans  le  plus  profond  désespoir,  il 
se  dirigea  vers  le  port. 

Arrivé  sur  la  jetée ,  il  marcha  devant  lui  comme  un  homme  égaré 
qui  ne  sait  où  il  va  ni  que  devenir.  Il  se  voyait  perdu  sans  ressources, 
n'ayant  plus  d'asile,  aucun  moyen  de  salut,  et,  bien  entendu,  plus 
d'amis.  Seul ,  errant  au  bord  de  la  mer,  il  fut  tenté  de  mourir  en  s'y 
précipitant.  Au  moment  où,  cédant  à  cette  pensée,  il  s'avançait  vers 
un  rempart  élevé ,  un  vieux  domestique  nommé  Jean ,  qui  servait  sa 
famille  depuis  nombre  d'années,  s'approcha  de  lui  : 

—  Ah!  mon  pauvre  Jean!  s'écria-t-il,  tu  sais  ce  qui  s'est  passé 


CROISILLES.  4fl5 

depuis  mon  départ.  Est-il  possible  que  mon  père  nous  quitte  sans 
avertissement,  sans  adieu? 

—  Il  est  parti ,  répondit  Jean ,  mais  non  pas  sans  vous  dire  adieu. 
En  même  temps  il  tira  de  sa  poche  une  lettre  qu'il  donna  à  son, 

jeune  maître.  Croisilles  reconnut  l'écriture  de  son  père ,  et ,  avant 
d'ouvrir  la  lettre,  il  la  baisa  avec  transport  ;  mais  elle  ne  renfermait 
que  quelques  mots.  Au  lieu  de  sentir  sa  peine  adoucie ,  le  jeune 
homme  la  trouva  confirmée.  Honnête  jusque-là  et  connu  pour  tel , 
ruiné  par  un  malheur  imprévu  (la  banqueroute  d'un  associé),  le 
vieil  orfèvre  n'avait  laissé  à  son  fils  que  quelques  paroles  banales  de 
consolation  ,  et  nul  espoir,  sinon  cet  espoir  vague,  sans  but  ni  raison , 
le  dernier  bien,  dit-on,  qui  se  perde. 

—  Jean ,  mon  ami ,  tu  m'as  bercé ,  dit  Croisilles  après  avoir  lu  la 
lettre,  et  tu  es  certainement  aujourd'hui  le  seul  être  qui  puisse 
m'airaer  un  peu;  c'est  une  chose  qui  m'est  bien  douce,  mais  qui  est 
fâcheuse  pour  toi,  car,  aussi  vrai  que  mon  père  s'est  embarqué  là, 
je  vais  me  jeter  dans  cette  mer  qui  le  porte,  non  pas  devant  toi  ni 
tout  de  suite,  mais  un  jour  ou  l'autre,  car  je  suis  perdu. 

—  Que  voulez-vous  y  faire?  répliqua  Jean,  n'ayant  point  l'air  d'a- 
voir entendu ,  mais  retenant  Croisilles  par  le  pan  de  son  habit  ;  que 
voulez-vous  y  faire,  mon  cher  maître?  Votre  père  a  été  trompé;  il 
attendait  de  l'argent  qui  n'est  pas  venu ,  et  ce  n'était  pas  peu  de  chose. 
Pouvait-il  rester  ici?  Je  l'ai  vu,  monsieur,  gagner  sa  fortune  depuis 
trente  ans  que  je  le  sers;  je  l'ai  vu  travailler,  faire  son  commerce,  et 
les  éeus  arriver  un  à  un  ch€z  vous.  C'était  un  honnête  homme ,  et 
habile;  on  a  cruellement  abusé  de  lui.  Ces  jours  derniers,  j'étais  en- 
core là ,  et  comme  les  écus  étaient  arrivés,  je  les  ai  vus  partir  du  logis. 
Votre  père  a  payé  tout  ce  qu'il  a  pu,  pendant  une  journée  entière; 
et  lorsque  son  secrétaire  a  été  vide ,  il  n'a  pas  pu  s'empêcher  de  me 
dire,  en  me  montrant  un  tiroir  où  il  ne  restait  que  six  francs  :  «  Il  y 
avait  ici  cent  mille  francs  ce  matin  !  »  Ce  n'est  pas  là  une  banqueroute, 
monsieur;  ce  n'est  point  une  chose  qui  déshonore! 

—  Je  ne  doute  pas  plus  de  la  probité  de  mon  père,  répondit  Croi- 
silles, que  de  son  malheur.  Je  ne  doute  pas  non  plus  de  son  affection; 
mais  j'aurais  voulu  l'embrasser,  car  que  veux-tu  que  je  devienne?  Je 
ne  suis  point  fait  à  la  misère,  je  n'ai  pas  l'esprit  nécessaire  pour  re- 
commencer ma  fortune.  Et  quand  je  l'aurais?  mon  père  est  parti. 
S'il  a  mis  trente  ans  à  s'enrichir,  combien  m'en  faudra-t-il  pour  ré- 
parer ce  coup?  Bien  davantage.  Et  viYra-t-il  alors?  Non ,  sans  doute; 

27. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  mourra  là-bas,  et  je  ne  puis  pas  même  l'y  aller  trouver;  je  ne  puis 
le  rejoindre  qu'en  mourant  aussi. 

Tout  désolé  qu'était  Groisilles,  il  avait  beaucoup  de  religion. 
Quoique  son  désespoir  lui  fît  désirer  la  mort,  il  hésitait  à  se  la 
donner.  Dès  les  premiers  mots  de  cet  entretien,  il  s'était  appuyé  sur 
le  bras  de  Jean ,  et  tous  deux  retournaient  vers  la  ville.  Lorsqu'ils 
furent  entrés  dans  les  rues,  et  lorsque  la  mer  ne  fut  plus  si  proche  : 

—  Mais ,  monsieur,  dit  encore  Jean ,  il  me  semble  qu'un  homme 
de  bien  a  le  droit  de  vivre,  et  qu'un  malheur  ne  prouve  rien.  Puisque 
votre  père  ne  s'est  pas  tué.  Dieu  merci,  comment  pouvez-vous 
songer  à  mourir?  Puisqu'il  n'y  a  point  de  déshonneur,  et  toute  la 
ville  le  sait,  que  penserait-on  de  vous?  Que  vous  n'avez  pu  supporter 
la  pauvreté.  Ce  ne  serait  ni  brave,  ni  chrétien  ;  car,  au  fond ,  qu'est-ce 
qui  vous  effraie?  Il  y  a  des  gens  qui  naissent  pauvres,  et  qui  n'ont 
jamais  eu  ni  père  ni  mère.  Je  sais  bien  que  tout  le  monde  ne  se  res- 
semble pas;  mais  enfin  il  n'y  a  rien  d'impossible  à  Dieu.  Qu'est-ce 
que  vous  feriez  en  pareil  cas?  Votre  père  n'était  pas  né  riche,  tant 
s'en  faut,  sans  vous  offenser,  et  c'est  peut-être  ce  qui  le  console.  Si 
vous  aviez  été  ici  depuis  un  mois,  cela  vous  aurait  donné  du  courage. 
Oui ,  monsieur,  on  peut  se  ruiner,  personne  n'est  à  l'abri  d'une  ban- 
queroute; mais  votre  père  ,  j'ose  le  dire  ,  a  été  un  homme,  quoiqu'il 
soit  parti  un  peu  vite.  Mais  que  voulez-vous?  on  ne  trouve  pas  tous 
les  jours  un  bâtiment  pour  l'Amérique.  Je  l'ai  accompagné  jusque 
sur  le  port ,  et  si  vous  aviez  vu  sa  tristesse  !  comme  il  m'a  recommandé 
d'avoir  soin  de  vous,  de  lui  donner  de  vos  nouvelles!.,....  Monsieur, 
c'est  une  vilaine  idée  que  vous  avez  de  jeter  le  manche  après  la  coi- 
gnée.  Chacun  a  son  temps  d'épreuve  ici-bas,  et  j'ai  été  soldat  avant 
d'être  domestique.  J'ai  rudement  souffert,  mais  j'étais  jeune;  j'avais 
votre  âge,  monsieur,  à  cette  époque-là,  et  il  me  semblait  que  la  Pro- 
vidence ne  peut  pas  dire  son  dernier  mot  à  un  homme  de  vingt-cinq 
ans.  Pourquoi  voulez-vous  empêcher  le  bon  Dieu  de  réparer  le  mal 
qu'il  vous  fait?  Laissez-lui  le  temps,  et  tout  s'arrangera.  S'il  m'était 
permis  de  vous  conseiller,  vous  attendriez  seulement  deux  ou  trois 
ans,  et  je  gagerais  que  vous  vous  en  trouveriez  bien.  11  y  a  toujours 
moyen  de  s'en  aller  de  ce  monde.  Pourquoi  voulez-vous  profiter 
d'un  mauvais  moment? 

Pendant  que  Jean  s'évertuait  à  persuader  son  maître,  celui-ci 
marchait  en  silence,  et,  comme  font  souvent  ceux  qui  souffrent,  il 
regardait  de  côté  et  d'autre ,  comme  pour  chercher  quelque  chose 


CROISILLES.  417 

qui  pût  le  rattacher  à  la  vie.  Le  hasard  fit  que ,  sur  ces  entrefaites  , 
M"'=  Godeau,  la  fille  du  fermier-général,  vint  à  passer  avec  sa  gou- 
vernante. L'hôtel  qu'elle  habitait  n'était  pas  éloigné  de  là  ;  Croisilles 
la  vit  entrer  chez  elle.  Cette  rencontre  produisit  sur  lui  plus  d'effet 
que  tous  les  raisonnemens  du  monde.  J'ai  dit  qu'il  était  un  peu  fou, 
et  qu'il  cédait  presque  toujours  à  un  premier  mouvement.  Sans  hé- 
siter plus  long-temps  et  sans  s'expliquer,  il  quitta  le  bras  de  son  vieux 
domestique,  et  alla  frapper  à  la  porte  de  M.  Godeau. 


II. 

Quand  on  se  représente  aujourd'hui  ce  qu'on  appelait  jadis  un 
financier,  on  imagine  un  ventre  énorme ,  de  courtes  jambes ,  une 
immense  perruque,  une  large  face  à  triple  menton,  et  ce  n'est  pas 
sans  raison  qu'on  s'est  habitué  à  se  figurer  ainsi  ce  personnage.  Tout 
le  monde  sait  à  quels  abus  ont  donné  lieu  les  fermes  royales ,  et  il 
semble  qu'il  y  ait  une  loi  de  nature  qui  rende  plus  gras  que  le  reste 
des  hommes  ceux  qui  s'engraissent  non-seulement  de  leur  propre 
oisiveté,  mais  encore  du  travail  des  autres.  M.  Godeau,  parmi  les 
financiers,  était  des  plus  classiques  qu'on  pût  voir,  c'est-à-dire  des 
plus  gros;  pour  l'instant,  il  avait  la  goutte,  chose  fort  à  la  mode  en  ce 
temps-là ,  comme  l'est  à  présent  la  migraine.  Couché  sur  une  chaise 
longue,  les  yeux  à  demi  fermés,  il  se  dorlotait  au  fond  d'un  boudoir. 
Les  panneaux  de  glaces  qui  l'environnaient  répétaient  majestueuse- 
ment de  toutes  parts  son  énorme  personne;  des  sacs  pleins  d'or  cou- 
vraient sa  table;  autour  de  lui,  les  meubles,  les  lambris,  les  portes, 
les  serrures  ,  la  cheminée,  le  plafond  étaient  dorés;  son  habit  l'était; 
je  ne  sais  si  sa  cervelle  ne  l'était  pas  aussi.  Il  calculait  les  suites  d'une 
petite  affaire  qui  ne  pouvait  manquer  de  lui  rapporter  quelques  mil- 
liers de  louis  ;  il  daignait  en  sourire  tout  seul ,  lorsqu'on  lui  annonça 
Croisilles,  qui  entra  d'un  air  humble,  mais  résolu,  et  dans  tout  le 
désordre  qu'on  peut  supposer  d'un  homme  qui  a  grande  envie  de  se 
noyer.  M.  Godeau  fut  un  peu  surpris  de  cette  visite  inattendue;  il 
crut  que  sa  fille  avait  fait  quelque  emplette ,  et  il  fut  confirmé  dans 
cette  pensée  en  la  voyant  paraître  presque  en  même  temps  que  le 
jeune  homme.  Il  fit  signe  à  Croisilles,  non  pas  de  s'asseoir,  mais  de 
parler.  La  demoiselle  prit  place  sur  un  sopha,  et  Croisilles,  resté 
debout,  s'exprima  à  peu  près  en  ces  termes  : 

—  Monsieur,  mon  père  vient  de  faire  faillite.  La  banqueroute  d'un 


44,8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

associé  l'a  forcé  à  suspendre  ses  paiemens,  et,  ne  pouvant  assister  à 
sa  propre  honte,  il  s'est  enfui  en  Amérique,  après  avoir  donné  à  ses 
créanciers  jusqu'à  son  dernier  sou.  J'étais  absent  lorsque  cela  s'est 
passé  ;  j'arrive ,  et  il  y  a  deux  heures  que  je  sais  cet  événement.  Je 
suis  absolument  sans  ressources,  et  déterminé  à  mourir.  Il  est  très 
probable  qu'en  sortant  de  chez  vous  je  vais  me  jeter  à  l'eau.  Je  l'au- 
rais déjà  fait,  selon  toute  apparence,  si  le  hasard  ne  m'avait  fait  ren- 
contrer mademoiselle  votre  fille  tout  à  l'heure.  Je  l'aime,  monsieur, 
du  plus  profond  de  mon  cœur;  il  y  a  deux  ans  que  je  suis  amoureux 
d'elle,  et  je  me  suis  tu  jusqu'ici  à  cause  du  respect  que  je  lui  dois; 
mais  aujourd'hui,  en  vous  le  déclarant,  je  remphs  un  devoir  indis- 
pensable, et  je  croirais  offenser  Dieu  si,  avant  de  me  donner  la  mort, 
je  ne  venais  pas  vous  demander  si  vous  voulez  que  j'épouse  M"'=  Julie. 
Jje  n'ai  pas  la  moindre  espérance  que  vous  m'accordiez  cette  de- 
mande, mais  je  dois  néanmoins  vous  la  faire ,  car  je  suis  bon  chré- 
tien ,  monsieur,  et  lorsqu'un  bon  chrétien  se  voit  arrivé  à  un  tel  degré 
de  malheur  qu'il  ne  lui  soit  plus  possible  de  souffrir  la  vie,  il  doit  du 
moins,  pour  atténuer  son  crime  ,  épuiser  toutes  les  chances  qui  lui 
restent  avant  de  prendre  un  dernier  parti. 

Au  commencement  de  ce  discours ,  M.  Godeau  avait  supposé  qu'on: 
venait  lui  emprunter  de  l'argent,  et  il  avait  jeté  prudemment  son 
mouchoir  sur  les  sacs  placés  auprès  de  lui,  préparant  d'avance  un 
refus  poli ,  car  il  avait  toujours  eu  de  la  bienveillance  pour  le  père  de 
Croisilles.  Mais  quand  il  eut  écouté  jusqu'au  bout,  et  qu'il  eut  com- 
pris de  quoi  il  s'agissait,  il  ne  douta  pas  que  le  pauvre  garçon  ne  fûtl 
devenu  complètement  fou.  IFeut  d'abord  quelque  envie  de  sonner  et, 
de  le  faire  mettre  à  la  porte ,  mais  il  lui  trouva  une  apparence  si 
ferme,  un  visage  si  déterminé,  qu'il  eut  pitié  d'une  démence  si  tran- 
quille. Il  se  contenta  de  dire  à  sa  fille  de  se  retirer,  afin  de  ne  pas- 
slexposer  plus  long-temps  à  entendre  de  pareilles  inconvenances. 

Pendant  que  Croisilles  avait  parlé,  M"*"  Godeau  était  devenue  rouge 
comme  une  pêche  au  mois  d'août.  Sur  l'ordre  de  son  père,  elle  se 
retira.  Le  jeune  homme  lui  fit  un  profond  salut  dont  elle  ne  sembla; 
pas  s'apercevoir.  Demeuré  seul  avec  Croisilles,  M.  Godeau  toussa;, 
se  souleva,,  se  laissa  retomber  sur  ses  coussuis,  et  s'efforçant  de 
prendre  un  air  paternel  : 

—  Mon  garçon,  dit-il,  je  veux  bien  croire  que  tu  ne  te  moques 
pas  de  moi  et  que  tu  as  réellement  perdu  la  tête.  Non-seulement 
j'excuse  ta  démarche,  mais  je  consens  à  ne  point  t'en  punir.  Je  suis 
fâché  que  ton  pauvre  diable  de  père  ait  fait  banqueroute  et  qu'il  ait 


CROISILLES.  kid 

décampé ,  c'est  fort  triste ,  et  je  comprends  assez  q«e  cda  t'ait  tourné 
la  cervelle.  Je  veux  faire  quelque  chose  pour  toi  ;  prends  un  pliant 
et  assieds-toi  là. 

—  C'est  inutile,  monsieur,  répondit  Croisilks;  du  moment  que 
vous  me  refusez,  je  n'ai  plus  qu'à  prendre  congé  de  vous.  Je  vous 
souhaite  toutes  sortes  de  prospérités. 

—  Et  où  t'en-vas-tu  ? 

—  Écrire  à  mon  père  et  lui  dire  adieu. 

—  Eh!  que  diantre!  on  jurerait  que  tu  dis  vrai;  tu  vas  te  noyer, 
ou  le  diable  m'emporte. 

—  Oui,  monsieur,  du  moins  je  le  crois,  si  le  courage  ne  m'aban- 
donne pas. 

—  La  belle  avance!  Fi  donc!  quelle  niaiserie!  Assieds-toi ,  te  dis- 
je,  et  écoute-moi. 

M.  Godeau  venait  de  faire  une  réflexion  fort  juste ,  c'est  qu'il  n'est 
jamais  agréable  qu'on  dise  qu'un  homme,  quel  qu'il  soit,  s'est  jeté  à 
l'eau  en  nous  quittant.  Il  toussa  donc  de  nouveau,  prit  sa  tabatière, 
jeta  un  regard  distrait  sur  son  jabot  et  continua  : 

—  Tu  n'es  qu'un  sot,  un  fou ,  un  enfant,  c'est  clair,  tu  ne  sais  ce 
que  tu  dis.  Tu  es  ruiné,  voilà  ton  affaire.  Mais,  mon  cher  ami,  tout 
cela  ne  suffit  pas;  il  faut  réfléchir  aux  choses  de  ce  monde.  Si  tu 
venais  me  demander...  je  ne  sais  quoi,  un  bon  conseil;  eh  bien! 
passe,  mais  qu'est-ce  que  tu  veux?  Tu  es  amoureux  de  ma  fille? 

—  Oui ,  monsieur,  et  je  vous  répète  que  je  suis  bien  éloigné  de 
supposer  que  vous  puissiez  me  la  donner  pour  femme;  mais  comme 
il  n'y  a  que  cela  au  monde  qui  pourrait  m' empêcher  de  mourir,  si 
vous  croyez  en  Dieu,  comme  je  n'en  doute  pas,  vous  comprendrez 
la  raison  qui  m'amène. 

—  Que  je  croie  en  Dieu  ou  non,  cela  ne  te  regarde  pas;  je  n'en- 
tends pas  qu'on  m'interroge;  réponds  d'abord  :  où  as-tu  vu  ma  fille? 

—  Dans  la  boutique  de  mon  père,  et  dans  cette  maison,  lorsque 
j'y  ai  apporté  des  bijoux  pour  M"''  Julie. 

—  Qui  est-ce  qui  t'a  dit  qu'elle  s'appelle  Julie?  On  ne  s'y  recon- 
naît plus,  Dieu  me  pardonne.  Mais  qu'elle  s'appelle  Julie  ou  Javotte, 
sais-tu  ce  qu'il  faut,  avant  tout,  pour  oser  prétendre  à  la  main  de  la 
fille  d'un  fermier-général? 

—  Non ,  je  l'ignore  absolument ,  à  moins  que  ce  ne  soit  d'être  aussi 
riche  qu'elle. 

—  Il  faut  autre  chose,  mon  cher,  il  faut  un  nom. 

—  Eh  bien!  je  m'appelle  Croisilles. 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  t'appelles  Croisilles,  malheureux!  Est-ce  un  nom  que  Croi- 
silles? 

—  Ma  foi,  monsieur,  en  mon  ame  et  conscience,  c'est  un  aussi 
beau  nom  que  Godeau. 

—  Tu  es  un  impertinent  et  tu  me  le  paieras. 

—  Eh!  mon  Dieu,  monsieur,  ne  vous  fâchez  pas;  je  n'ai  pas  la 
moindre  envie  de  vous  offenser.  Si  vous  voyez  là  quelque  chose  qui 
vous  blesse ,  et  si  vous  voulez  m'en  punir,  vous  n'avez  que  faire  de 
vous  mettre  en  colère  ;  en  sortant  d'ici ,  je  vais  me  noyer. 

Bien  que  M.  Godeau  se  fût  promis  de  renvoyer  Croisilles  le  plus 
iloucement  possible,  afin  d'éviter  tout  scandale,  sa  prudence  ne 
pouvait  résister  à  l'impatience  de  l'orgueil  offensé;  l'entretien  auquel 
il  essayait  de  se  résigner  lui  paraissait  monstrueux  en  lui-môme;  je 
laisse  à  penser  ce  qu'il  éprouvait  en  s'entendant  parler  de  la  sorte. 

—  Écoute,  dit-il  presque  hors  de  lui  et  résolu  à  en  finir  à  tout  prix , 
tu  n'es  pas  tellement  fou  que  tu  ne  puisses  comprendre  un  mot  de 
sens  commun  :  es-tu  riche?  Non.  Es-tu  noble?  Encore  moins.  Qu'est- 
ce  que  c'est  que  la  frénésie  qui  t'amène?  Tu  viens  me  tracasser,  tu 
crois  faire  un  coup  de  tête  ;  tu  sais  parfaitement  bien  que  c'est  in- 
utile; tu  veux  me  rendre  responsable  de  ta  mort.  As-tu  à  te  plaindre 
de  moi?  Dois-je  un  sou  à  ton  père?  Est-ce  ma  faute  si  tu  en  es  là? 
Eh!  mordieu,  on  se  noie  et  on  se  tait. 

—  C'est  ce  que  je  vais  faire  de  ce  pas  ;  je  suis  votre  très  humble 
serviteur. 

—  Un  moment!  il  ne  sera  pas  dit  que  tu  auras  eu  en  vain  recours 
à  moi.  Tiens,  mon  garçon,  voilà  quatre  louis  d'or;  va-t-en  dîner  à  la 
cuisine,  et  que  je  n'entende  plus  parler  de  toi. 

—  Bien  obligé;  je  n'ai  pas  faim,  et  je  n'ai  que  faire  de  votre  ar- 
gent. 

Croisilles  sortit  de  la  chambre ,  et  le  financier,  ayant  mis  sa  con- 
science en  repos  par  l'offre  qu'il  venait  de  faire,  se  renfonça  de  plus 
belle  dans  sa  chaise  et  reprit  ses  méditations. 

M""  Godeau,  pendant  ce  temps-là,  n'était  pas  si  loin  qu'on  pou- 
vait le  croire  :  elle  s'était ,  il  est  vrai ,  retirée  par  obéissance  pour  son 
père  ;  mais,  au  lieu  de  regagner  sa  chambre ,  elle  était  restée  à  écou- 
ter derrière  la  porte.  Si  l'extravagance  de  Croisilles  lui  paraissait 
inconcevable,  elle  n'y  voyait  du  moins  rien  d'offensant;  car  l'amour, 
depuis  que  le  monde  existe,  n'a  jamais  passé  pour  offense;  d'un 
autre  côté,  comme  il  n'était  pas  possible  de  douter  du  désespoir  du 
jeune  homme ,  M"*"  Godeau  se  trouvait  prise  à  la  fois  par  les  deux 


CROISILLES.  421 

sentimens  les  plus  dangereux  aux  femmes,  la  compassion  et  la  cu- 
riosité. Lorsqu'elle  vit  l'entretien  terminé ,  et  Croisilles  prêt  à  sortir, 
elle  traversa  rapidement  le  salon  où  elle  se  trouvait,  ne  voulant  pas 
être  surprise  aux  aguets,  et  elle  se  dirigea  vers  son  appartement; 
mais  presque  aussitôt  elle  revint  sur  ses  pas.  L'idée  que  Croisilles 
allait  peut-être  réellement  se  donner  la  mort  lui  troubla  le  cœur  mal- 
gré elle.  Sans  se  rendre  compte  de  ce  qu'elle  faisait,  elle  marcha  à 
sa  rencontre;  le  salon  était  vaste,  et  les  deux  jeunes  gens  vinrent 
lentement  au-devant  l'un  de  l'autre.  Croisilles  était  pâle  comme  la 
mort,  et  M"''  Godeau  cherchait  vainement  quelque  parole  qui  pût 
exprimer  ce  qu'elle  sentait.  En  passant  à  côté  de  lui,  elle  laissa  tom- 
ber à  terre  un  bouquet  de  violettes  qu'elle  tenait  à  la  main.  Il  se 
baissa  aussitôt,  ramassa  le  bouquet  et  le  présenta  à  la  jeune  fdle 
pour  le  lui  rendre;  mais,  au  lieu  de  le  reprendre,  elle  continua  sa 
route  sans  prononcer  un  mot,  et  entra  dans  le  cabinet  de  son  père. 
Croisilles,  resté  seul,  mit  le  bouquet  dans  son  sein,  et  sortit  de  la 
maison,  le  cœur  agité,  ne  sachant  trop  que  penser  de  cette  aventure. 


III. 


A  peine  avait-il  fait  quelques  pas  dans  la  rue ,  qu'il  vit  accourir  son 
fidèle  Jean ,  dont  le  visage  exprimait  la  joie. 

—  Qu'est-il  arrivé?  lui  demanda-t-il ;  as-tu  quelque  nouvelle  à 
m'apprendre? 

—  Monsieur,  répondit  Jean ,  j'ai  à  vous  apprendre  que  les  scellés 
sont  levés,  et  que  vous  pouvez  rentrer  chez  vous.  Toutes  les  dettes  de 
votre  père  payées,  vous  restez  propriétaire  de  la  maison.  Il  est  bien 
vrai  qu'on  en  a  emporté  tout  ce  qu'il  y  avait  d'argent  et  de  bijoux,  et 
qu'on  en  a  môme  enlevé  les  meubles;  mais  enfin  la  maison  vous  ap- 
partient et  vous  n'avez  pas  tout  perdu.  Je  cours  partout  depuis  une 
heure,  ne  sachant  ce  que  vous  étiez  devenu,  et  j'espère,  mon  cher 
maître ,  que  vous  serez  assez  sage  pour  prendre  un  parti  raisonnable. 

—  Quel  parti  veux-tu  que  je  prenne? 

—  Vendre  cette  maison,  monsieur,  c'est  toute  votre  fortune;  elle 
vaut  une  trentaine  de  mille  francs.  Avec  cela,  du  moins,  on  ne  meurt 
pas  de  faim  ;  et  qui  vous  empêcherait  d'acheter  un  petit  fonds  de 
commerce  qui  ne  manquerait  pas  de  prospérer? 

—  Nous  verrons  cela ,  répondit  Croisilles ,  tout  en  se  hâtant  de 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  le  chemin  de  sa  rue.  Il  lui  tardait  de  revoir  le  toit  paternel; 
mais,  lorsqu'il  y  fut  arrivé,  un  si  triste  spectacle  s'oflrit  à  lui,  qu'il 
eut  à  peine  le  courage  d'entrer.  La  boutique  en  désordre ,  les  cham- 
bres désertes ,  l'alcove  de  son  père  vide ,  tout  présentait  à  ses  regards 
la  nudité  de  la  misère.  Il  ne  restait  pas  une  chaise;  tous  les  tiroirs 
avaient  été  fouillés,  le  comptoir  brisé,  la  caisse  emportée;  rien 
n'avait  échappé  aux  recherches  avides  des  créanciers  et  de  la  justice, 
qui,  après  avoir  pillé  la  maison ,  étaient  partie ,  laissant  les  portes  ou- 
vertes, comme  pour  témoigner  aux  passans  que  leur  besogne  était 
accomplie. 

—  Voilà  donc ,  s'écria  Groisilles ,  voilà  donc  ce  qui  reste  de  trente 
ans  de  travail  et  de  la  plus  honnête  existence ,  faute  d'avoir  eu  à 
temps,  au  jour  fixe,  de  quoi  faire  honneur  à  une  signature  impru- 
demment engagée  ! 

Pendant  que  le  jeune  homme  se  promenait  de  long  en  large ,  livré 
aux  plus  tristes  pensées,  Jean  paraissait  fort  embarrassé.  Il  suppo- 
sait que  son  maître  était  sans  argent ,  et  qu'il  pouvait  môme  n'avoir 
pas  dîné.  Il  cherchait  donc  quelque  moyen  pour  le  questionner  là- 
dessus  ,  et  pour  lui  offrir,  en  cas  de  besoin ,  une  part  de  ses  écono- 
mies. Après  s'être  mis  l'esprit  à  la  torture  pendant  un  quart  d'heure 
pour  imaginer  un  biais  convenable,  il  ne  trouva  rien  de  mieux  que 
de  s'approcher  de  Groisilles ,  et  de  lui  demander  d'une  voix  atten- 
drie : 

—  Monsieur  aime-t-il  toujours  les  perdrix  aux  choux? 

Le  pauvre  homme  avait  prononcé  ces  mots  avec  un  accent  à  la  fois 
si  burlesque  et  si  touchant,  que  Groisilles,  malgré  sa  tristesse,  ne 
put  s'empêcher  d'en  rire. 

—  Et  à  propos  de  quoi  cette  question?  dit-il. 

—  Monsieur,  répondit  Jean,  c'est  que  ma  femme  m'en  fait  cuire 
une  pour  mon  dîner,  et  si  par  hasard  vous  les  aimiez  toujours... 

Groisilles  avait  entièrement  oublié  jusqu'à  ce  moment  la  somme 
qu'il  rapportait  à  son  père  ;  la  proposition  de  Jean  le  fit  se  ressou- 
venir que  ses  poches  étaient  pleines  d'or. 

—  Je  te  remercie  de  tout  mon  cœur,  dit-il  au  vieillard,  et  j'accepte 
avec  plaisir  ton  dîner;  mais,  si  tu  es  inquiet  de  ma  fortune,  rassure- 
toi  ,  j'ai  plus  d'argent  qu'il  ne  m'en  faut  pour  avoir  ce  soir  un  bon  sou- 
per que  tu  partageras  à  ton  tour  avec  moi. 

En  parlant  ainsi ,  il  posa  sur  la  cheminée  quatre  bourses  bien  gar- 
nies, qu'il  vida ,  et  qui  contenaient  chacune  cinquante  louis. 

—  Quoique  cette  somme  ne  m'appartienne  pas,  ajouta-t-il,  je  puis 


CROISILLES.  423 

€n  user  pour  un  jour  ou  deux.  A  qui  faut-il  que  je  m'adresse  pour  la 
faire  tenir  à  mon  père  ? 

—  Monsieur,  répondit  Jean  avec  empressement,  votre  père  m'a 
bien  recommandé  de  vous  dire  que  cet  argent  vous  appartenait,  et 
si  je  ne  vous  en  parlais  point ,  c'est  que  je  ne  savais  pas  de  quelle 
manière  vos  affaires  de  Paris  s'étaient  terminées.  Votre  père  ne  man- 
quera de  rien  là-bas;  il  logera  chez  un  de  vos  correspondans,  qui  le 
recevra  de  son  mieux;  il  a,  d'ailleurs,  emporté  ce  qu'il  lui  faut,  car 
il  était  bien  sûr  d'en  laisser  encore  de  trop,  et  ce  qu'il  a  laissé ,  mon- 
sieur, tout  ce  qu'il  a  laissé,  est  à  vous  ;  il  vous  le  marque  lui-môme 
dans  sa  lettre,  et  je  suis  expressément  chargé  de  vous  le  répéter.  Cet 
or  est  donc  aussi  légitimement  votre  bien  que  cette  maison  où  nous 
sommes.  Je  puis  vous  rapporter  les  paroles  mômes  que  votre  père 
m'a  dites  en  partant  :  «  Que  mon  fds  me  pardonne  de  le  quitter; 
qu'il  se  souvienne  seulement  pour  m'aimer  que  je  suis  encore  en 
ce  monde ,  et  qu'il  use  de  ce  qui  restera  après  mes  dettes  payées , 
comme  si  c'était  mon  héritage.  »  Voilà,  monsieur,  ses  propres  ex- 
pressions; ainsi,  remettez  ceci  dans  votre  poche ,  et  puisque  vous 
voulez  bien  de  mon  dîner,  allons,  je  vous  prie,  à  la  maison. 

La  joie  et  la  sincérité  qui  brillaient  dans  les  yeux  de  Jean ,  ne  lais- 
saient aucun  doute  à  Croisillcs.  Les  paroles  de  son  père  l'avaient  ému 
à  tel  point,  qu'il  ne  put  retenir  ses  larmes;  d'autre  part,  dans  un 
pareil  moment,  4,000  francs  n'étaient  pas  une  bagatelle.  Pour  ce 
qui  regardait  la  maison,  ce  n'était  point  une  ressource  certaine;  car 
on  ne  pouvait  en  tirer  parti  qu'en  la  vendant,  chose  toujours  longue 
et  difficile.  Tout  cela  cependant  ne  laissait  pas  que  d'apporter  un 
changement  considérable  à  la  situation  dans  laquelle  se  trouvait  le 
jeune  homme;  il  se  sentit  tout  à  coup  attendri,  ébranlé  dans  sa  fu- 
neste résolution ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  à  la  fois  plus  triste  et  moins 
désolé.  Après  avoir  fermé  les  volets  de  la  boutique ,  il  sortit  de  la 
maison  avec  Jean ,  et ,  en  traversant  de  nouveau  la  ville ,  il  ne  put 
s'empêcher  de  songer  combien  c'est  peu  de  chose  que  nos  afflictions, 
puisqu'elles  servent  quelquefois  à  nous  faire  trouver  une  joie  impré- 
vue dans  la  plus  faible  lueur  d'espérance.  Ce  fut  avec  cette  pensée 
qu'il  se  mit  à  table  à  côté  de  son  vieux  serviteur,  qui  ne  manqua 
point,  durant  le  repas ,  de  faire  tous  ses  efforts  pour  l'égayer. 

Les  étourdis  ont  un  heureux  défaut  :  ils  se  désolent  aisément, 
mais  ils  n'ont  même  pas  le  temps  de  se  consoler,  tant  il  leur  est  facile 
de  se  distraire.  On  se  tromperait  de  les  croire  insensibles  ou  égoïstes  ; 
ils  sentent  peut-être  plus  vivement  que  d'autres,  et  ils  sont  très  ca- 


424.  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

pables  de  se  brûler  la  cervelle  dans  un  moment  de  désespoir;  mais, 
ce  moment  passé,  s'ils  sont  encore  en  vie,  il  faut  qu'ils  aillent  dîner, 
qu'ils  boivent  et  mangent  comme  à  l'ordinaire ,  pour  fondre  ensuite 
en  larmes  en  se  couchant.  La  joie  et  la  douleur  ne  glissent  pas  sur 
eux  ;  elles  les  traversent  comme  des  flèches  :  bonne  et  violente  na- 
ture qui  sait  souffrir,  mais  qui  ne  peut  pas  mentir ,  dans  laquelle  on 
lit  tout  à  nu,  non  pas  fragile  et  vide  comme  le  verre,  mais  pleine  et 
transparente  comme  le  cristal  de  roche. 

Après  avoir  trinqué  avec  Jean ,  Croisilles,  au  lieu  de  se  noyer,  s'en 
alla  à  la  comédie.  Debout  dans  le  fond  du  parterre,  il  tira  de  son  sein 
le  bouquet  de  M"'^  Godeau  ,  et,  pendant  qu'il  en  respirait  le  parfum 
dans  un  profond  recueillement,  il  commença  à  penser  d'un  esprit 
plus  calme  à  son  aventure  du  matin.  Dès  qu'il  y  eut  réfléchi  quelque 
temps,  il  vit  clairement  la  vérité,  c'est-à-dire  que  la  jeune  liUc,  en 
lui  laissant  son  bouquet  entre  les  mains  et  en  refusant  de  le  reprendre, 
avait  voulu  lui  donner  une  marque  d'intérêt;  car,  autrement,  ce 
refus  et  ce  silence  n'auraient  été  qu'une  preuve  de  mépris  ,  et  cette 
supposition  n'était  pas  possible.  Croisilles  jugea  donc  que  M"*  Godeau 
avait  le  cœur  moins  dur  que  M.  son  père,  et  il  n'eut  pas  de  peine  à 
se  souvenir  que  le  visage  de  la  demoiselle,  lorsqu'elle  avait  traversé 
le  salon ,  avait  exprimé  une  émotion  d'autant  plus  vraie,  qu'elle  sem- 
blait involontaire.  Mais  cette  émotion  était-elle  de  l'amour  ou  seu- 
lement de  la  pitié,  ou  moins  encore  peut-être,  de  l'humanité? 
M"'' Godeau  avait-elle  craint  de  le  voir  mourir,  lui,  Croisilles,  ou 
seulement  d'être  la  cause  de  la  mort  d'un  homme,  quel  qu'il  fût? 
Bien  que  fané  et  à  demi  effeuillé ,  le  bouquet  avait  encore  une  odeur 
si  exquise  et  une  si  galante  tournure ,  qu'en  le  respirant  et  en  le  re- 
gardant, Croisilles  ne  put  se  défendre  d'espérer.  C'était  une  guirlande 
de  roses  autour  d'une  touffe  de  violettes.  Combien  de  sentimens  et 
de  mystères  un  Turc  aurait  lus  dans  ces  fleurs  en  interprétant  leur 
langage!  Mais  il  n'y  a  que  faire  d'être  Turc  en  pareille  circonstance. 
Les  fleurs  qui  tombent  du  sein  d'une  jolie  femme,  en  Europe  comme 
en  Orient,  ne  sont  jamais  muettes;  quand  elles  ne  raconteraient 
que  ce  qu'elles  ont  vu,  lorsqu'elles  reposaient  sur  une  belle  gorge, 
ce  serait  assez  pour  un  amoureux ,  et  elles  le  racontent  en  effet.  Les 
paTfums  ont  plus  d'une  ressemblance  avec  l'amour,  et  il  y  a  même 
des  gens  qui  pensent  que  l'amour  n'est  qu'une  sorte  de  parfum;  il 
est  \rai  que  la  fleur  qui  l'exhale  est  la  plus  belle  de  la  création. 

Pendant  que  Croisilles  divaguait  ainsi ,  fort  peu  attentif  à  la  tra- 
gédie qu'on  représentait  pendant  ce  temps-là,  M'^«  Godeau  elle- 


CROISILLES.  425 

même  parut  dans  une  loge  en  face  de  lui.  L'idée  ne  lui  vint  pas  que, 
si  elle  l'apercevait,  elle  pourrait  bien  trouver  singulier  de  le  voir  là 
après  ce  qui  venait  de  se  passer.  Il  fit ,  au  contraire ,  tous  ses  efforts 
pour  se  rapprocher  d'elle;  mais  il  n'y  put  parvenir.  Une  figurante  de 
Paris  était  venue  en  poste  jouer  Blérope,  et  la  foule  était  si  serrée, 
qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  bouger.  Faute  de  mieux  ,  il  se  contenta 
donc  de  fixer  ses  regards  sur  sa  belle,  et  de  ne  pas  la  quitter  un  in- 
stant des  yeux.  Il  remarqua  qu'elle  semblait  préoccupée,  maussade, 
et  qu'elle  ne  parlait  à  personne  qu'avec  une  sorte  de  répugnance. 
Sa  loge  était  entourée,  comme  on  peut  penser,  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  petits-maîtres  normands  dans  la  ville;  chacun  venait  à  son  tour 
passer  devant  elle  à  la  galerie ,  car,  pour  entrer  dans  la  loge  même 
qu'elle  occupait,  cela  n'était  pas  possible,  attendu  que  M.  son  père 
en  remplissait ,  seul  de  sa  personne ,  plus  des  trois  quarts.  Croisilles 
remarqua  encore  qu'elle  ne  lorgnait  point,  et  qu'elle  n'écoutait  pas 
la  pièce.  Le  coude  appuyé  sur  la  balustrade,  le  menton  dans  sa  main, 
le  regard  distrait,  elle  avait  l'air,  au  milieu  de  ses  atours,  d'une 
statue  de  Ténus  déguisée  en  marquise  ;  l'étalage  de  sa  robe  et  de  sa 
coiffure,  son  rouge,  sous  lequel  on  devinait  sa  pâleur,  toute  la 
pompe  de  sa  toilette,  ne  faisaient  que  mieux  ressortir  son  immobilité. 
Jamais  Croisilles  ne  l'avait  vue  si  jolie.  Ayant  trouvé  moyen,  pendant 
l'entr'acte,  de  s'échapper  de  la  cohue  ,  il  courut  regarder  au  carreau 
de  la  loge,  et,  chose  étrange,  à  peine  y  eut-il  mis  la  tête,  que 
M"*"  Godeau,  qui  n'avait  pas  bougé  depuis  une  heure,  se  retourna. 
Elle  tressaillit  légèrement  en  l'apercevant,  et  ne  jeta  sur  lui  qu'un 
coup  d'œil;  puis  elle  reprit  sa  première  posture.  Si  ce  coup  d'oeil 
exprimait  la  surprise,  l'inquiétude,  le  plaisir  ou  l'amour;  s'il  voulait 
dire  :  «  Quoi!  vous  n'êtes  pas  mort?»  ou  :  «  Dieu  soit  béni!  vous 
voilà  vivant  !  »  je  ne  me  charge  pas  de  le  démêler  ;  toujours  est-il  que 
sur  ce  coup  d'œil  Croisilles  se  jura  tout  bas  de  mourir  ou  de  réussir 
à  se  faire  aimer. 

IV. 

De  tous  les  obstacles  qui  nuisent  à  l'amour ,  l'un  des  plus  grands 
est  sans  contredit  ce  qu'on  appelle  la  fausse  honte,  qui  en  est  bien 
une  très  véritable.  Croisilles  n'avait  pas  ce  triste  défaut  que  donnent 
l'orgueil  et  la  timidité  ;  il  n'était  pas  de  ceux  qui  tournent  pendant 
des  mois  entiers  autour  de  la  femme  qu'ils  aiment,  comme  un  chat 
autour  d'un  oiseau  en  cage.  Dès  qu'il  eut  renoncé  à  se  noyer,  il  ne 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

songea  plus  qu'à  faire  savoir  à  sa  chère  Julie  qu'il  vivait  uniquement 
pour  elle;  mais  comment  le  lui  dire?  S'il  se  présentait  une  seconde 
fois  à  l'hôtel  du  fermier-général ,  il  n'était  pas  douteux  que  M.  Go- 
deau  ne  le  fît  mettre  au  moins  à  la  porte.  Julie  ne  sortait  jamais 
qu'avec  une  femme  de  chambre,  quand  il  lui  arrivait  d'aller  à  pied  ; 
il  était  donc  inutile  d'entreprendre  de  la  suivre.  Passer  les  nuits  sous 
les  croisées  de  sa  maîtresse  est  une  folie  chère  aux  amoureux ,  mais 
qui,  dans  le  cas  présent,  était  plus  inutile  encore.  J'ai  dit  que  Croi- 
silles  était  fort  religieux  ;  il  ne  lui  vint  donc  pas  à  l'esprit  de  cher- 
cher à  rencontrer  sa  belle  à  l'église.  Gomme  le  meilleur  parti,  quoi- 
que le  plus  dangereux ,  est  d'écrire  aux  gens  lorsqu'on  ne  peut  leur 
parler  soi-même,  il  écrivit  dès  le  lendemain.  Sa  lettre  n'avait,  bien 
entendu,  ni  ordre  ni  raison.  Elle  était  à  peu  près  conçue  onces 
termes  : 

«  Mademoiselle  , 

«  Dites-moi ,  au  juste,  je  vous  en  supplie,  ce  qu'il  faudrait  possé- 
der de  fortune  pour  pouvoir  prétendre  à  vous  épouser.  Je  vous  fais 
là  une  étrange  question  ;  mais  je  vous  aime  si  éperduement  qu'il 
m'est  impossible  de  ne  pas  la  faire,  et  vous  êtes  la  seule  personne  au 
monde  à  qui  je  puisse  l'adresser.  Il  m'a  semblé,  hier  au  soir,  que 
vous  me  regardiez  au  spectacle.  Je  voulais  mourir;  plût  à  Dieu  que 
je  fusse  mort  en  effet  si  je  me  trompe  et  si  ce  regard  n'était  pas  pour 
moi  !  Dites-moi  si  le  hasard  peut  être  assez  cruel  pour  qu'un  homme 
s'abuse  d'une  manière  à  la  fois  si  triste  et  si  douce?  J'ai  cru  que  vous 
m'ordonniez  de  vivre.  Vous  êtes  riche ,  belle,  je  le  sais;  votre  père 
est  orgueilleux  et  avare,  et  vous  avez  le  droit  d'être  tîère;  mais  je  vous 
aime  et  le  reste  est  un  songe.  Fixez  sur  moi  ces  yeux  charmans ,  pen- 
sez à  ce  que  peut  l'amour,  puisque  je  souffre,  que  j'ai  tout  lieu  de 
craindre ,  et  que  je  ressens  une  inexprimable  jouissance  à  vous  écrire 
cette  folle  lettre  qui  m'attirera  peut-être  votre  colère  ;  mais  pensez 
aussi ,  mademoiselle ,  qu'il  y  a  un  peu  de  votre  faute  dans  cette  folie. 
Pourquoi  m'avez-vous  laissé  ce  bouquet?  Mettez-vous  un  instant, 
s'il  se  peut,  à  ma  place;  j'ose  croire  que  vous  m'aimez  et  j'ose  vous 
demander  de  me  le  dire.  Pardonnez-moi,  je  vous  en  conjure.  Je 
donnerais  mon  sang  pour  être  certain  de  ne  pas  vous  offenser,  et 
pour  vous  voir  écouter  mon  amour  avec  ce  sourire  d'ange  qui  n'ap- 
partient qu'à  vous.  Quoi  que  vous  fassiez ,  votre  image  m'est  restée; 
vous  ne  l'effacerez  qu'en  m'arrachant  le  cœur.  Tant  que  votre  regard 


CROISILLES.  4i27v' 

vivra  dbns  mon  souvenir,  tant  que  ce  bouquet  gardera  un  reste  de 
parfum,  tant  qu'un  mot  voudra  dire  qu'on  aime^  je  conserverai  quel- 
que espérance.  » 

Après  avoir  cacheté  sa  lettre,  Croisilles  s'en  alla  devant  l'hôtel 
Godeau,  et  se  promena  de  long  en  large  dans  la  rue,  jusqu'à  ce  qu'il 
vît  sortir  un  domestique.  Le  hasard ,  qui  sert  toujours  les  amoureux 
en  cachette  quand  il  le  peut  sans  se  compromettre,  voulut  que  la 
femme  de  chambre  de  M"''  Julie  eût  résolu  ce  jour-là  de  faire  em- 
plette d'un  bonnet.  Elle  se  rendait  chez  la  marchande  de  modes,  lors- 
que Croisilles  l'aborda,  lui  glissa  un  louis  dans  la  main,  et  la  pria  de 
se  charger  de  sa  lettre.  Le  marché  fut  bientôt  conclu;  la  servante 
prit  l'argent  pour  payer  son  bonnet  et  promit  de  faire  la  commission 
par  reconnaissance.  Croisilles,  plein  de  joie,  revint  à  sa  maison  et 
s'assit  devant  sa  porte,  attendant  la  réponse. 

Avant  de  parler  de  cette  réponse ,  il  faut  dire  un  mot  de  M"*'  Go- 
deau. Elle  n'était  pas  tout-à-fait  exempte  de  la  vanité  de  son  père, 
mais  son  bon  naturel  y  remédiait.  Elle  était,  dans  la  force  du  terme, 
ce  qu'on  nomme  un  enfant  gâté.  D'habitude  elle  parlait  fort  peu,  et 
jamais  on  ne  la  voyait  tenir  une  aiguille  ;  elle  passait  les  journées  à  sa 
toilette,  et  les  soirées  sur  un  sopha,  n'ayant  pas  l'air  d'entendre  la 
conversation.  Pour  ce  qui  regardait  sa  parure,  elle  était  prodigieuse- 
ment coquette,  et  son  propre  visage  était  à  coup  sûr  ce  qu'elle  avait 
le  plus  considéré  en  ce  monde.  Un  pli  à  sa  collerette ,  une  tache  d'en- 
cre à  son  doigt,  l'auraient  désolée  :  aussi,  quand  sa  robe  lui  plaisait , 
rien  ne  saurait  rendre  le  dernier  regard  qu'elle  jetait  sur  sa  glace 
avant  de  quitter  sa  chambre.  Elle  ne  montrait  ni  goût  ni  aversion 
pour  les  plaisirs  qu'aiment  ordinairement  les  jeunes  filles;  elle  allait 
volontiers  au  bal ,  et  elle  y  renonçait  sans  humeur,  quelquefois  sans 
motif;  le  spectacle  l'ennuyait  et  elle  s'y  endormait  continuellement. 
Quand  son  père,  qui  l'adorait,  lui  proposait  de  lui  faire  quehiue  ca- 
deau à  son  choix ,  elle  était  une  heure  à  se  décider,  ne  pouvant  se 
trouver  un  désir.  Quand  M.  Godeau  recevait  ou  donnait  à  dîner,  il 
arrivait  que  Julie  ne  parût  pas  au  salon;  elle  passait  la  soirée,  pen- 
dant ce  temps-là ,  seule  dans  sa  chambre ,  en  grande  toilette ,  à  se 
promener  de  long  en  large ,  son  éventail  à  la  main.  Si  on  lui  adres- 
sait un  compliment,  elle  détournait  la  tête,  et  si  on  tentait  de  lui 
faire  la  cour,  elle  ne  répondait  que  par  un  regard  à  la  fois  si  brillant 
et  si  sérieux  ,  qu'elle  déconcertait  le  plus  hardi.  Jamais  un  bon  mot 
ne  l'avait  fait  rire  ;  jamais  un  air  d'opéra ,  une  tirade  de  tragédie  ne 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avaient  émue;  jamais,  enfin,  son  cœur  n'avait  donné  signe  de  vie, 
et  en  la  voyant  passer  dans  tout  l'éclat  de  sa  nonchalante  beauté,  on 
aurait  pu  la  prendre  pour  une  belle  somnambule  qui  traversait  ce 
monde  en  rêvant. 

Tant  d'indifférence  et  de  coquetterie  ne  semblaient  pas  aisées  à 
comprendre.  Les  uns  disaient  qu'elle  n'aimait  rien;  les  autres, 
qu'elle  n'aimait  qu'elle-même.  Un  seul  mot  suffisait  cependant  pour 
expliquer  son  caractère  :  elle  attendait.  Depuis  l'âge  de  quatorze 
ans ,  elle  avait  entendu  répéter  sans  cesse  que  rien  n'était  si  char- 
mant qu'elle  ;  elle  en  était  persuadée  ;  c'est  pourquoi  elle  prenait 
grand  soin  de  sa  parure;  en  manquant  de  respect  à  sa  personne ,  elle 
aurait  cru  commettre  un  sacrilège.  Elle  marchait,  pour  ainsi  dire, 
dans  sa  beauté ,  comme  un  enfant  dans  ses  habits  de  fête;  mais  elle 
était  bien  loin  de  croire  que  cette  beauté  dût  rester  inutile;  sous  son 
apparente  insouciance  se  cachait  une  volonté  secrète,  inflexible, 
et  d'autant  plus  forte  qu'elle  était  mieux  dissimulée.  La  coquetterie 
des  femmes  ordinaires ,  qui  se  dépense  en  œillades ,  en  minaude- 
ries et  en  sourires ,  lui  semblait  une  escarmouche  puérile ,  vaine , 
presque  méprisable.  Elle  se  sentait  en  possession  d'un  trésor,  et  elle 
dédaignait  de  le  hasarder  au  jeu  pièce  à  pièce  :  il  lui  fallait  un  ad- 
versaire digne  d'elle  ;  mais,  trop  habituée  à  voir  ses  désirs  prévenus, 
elle  ne  cherchait  pas  cet  adversaire  ;  on  peut  même  dire  davantage  : 
elle  était  étonnée  qu'il  se  fît  attendre.  Depuis  quatre  ou  cinq  ans 
qu'elle  allait  dans  le  monde ,  et  qu'elle  étalait  consciencieusement 
ses  paniers ,  ses  falbalas  et  ses  belles  épaules ,  il  lui  paraissait  incon- 
cevable qu'elle  n'eût  point  encore  inspiré  une  grande  passion.  Si 
elle  eût  dit  le  fond  de  sa  pensée ,  elle  eût  volontiers  répondu  à  ceux 
qui  lui  faisaient  des  complimens  :  «  Eh  bien ,  s'il  est  vrai  que  je  sois 
si  belle ,  que  ne  vous  brûlez-vous  la  cervelle  pour  moi  ?  »  Réponse 
que,  du  reste,  pourraient  faire  bien  des  jeunes  filles,  et  que  plus 
d'une ,  qui  ne  dit  rien ,  a  au  fond  du  cœur,  quelquefois  sur  le  bord 
des  lèvres. 

Qu'y  a-t-il,  en  effet,  au  monde,  de  plus  impatientant  pour 
une  femme,  que  d'être  jeune,  belle,  riche,  de  se  regarder  dans 
son  miroir,  de  se  voir  parée,  digne  en  tout  point  de  plaire, 
toute  disposée  à  se  laisser  aimer,  et  de  se  dire  :  On  m'admire , 
on  me  vante,  tout  le  monde  me  trouve  charmante,  et  personne 
ne  m'aime.  Ma  robe  est  de  la  meilleure  faiseuse ,  mes  dentelles 
sont  superbes ,  ma  coiffure  est  irréprochable  ,  mon  visage  le  plus 
beau  de  la  terre ,  ma  taille  fine ,  mon  pied  bien  chaussé ,  et  tout 


CROISILLES.  429 

cela  ne  me  sert  à  rien  qu'à  aller  bâiller  dans  le  coin  d'un  salon  !  Si 
un  jeune  liomrne  me  parle ,  il  me  traite  en  enfant  ;  si  on  me  de- 
mande en  mariage ,  c'est  pour  ma  dot  ;  si  quelqu'un  me  serre  la 
main  en  dansant,  c'est  un  fat  de  province  ;  dès  que  je  parais  quel- 
que part,  j'excite  un  murmure  d'admiration,  mais  personne  ne  me 
dit,  à  moi  seule,  un  mot  qui  me  fasse  battre  le  cœur.  J'entends  des 
impertinens  qui  me  louent  tout  haut,  à  deux  pas  de  moi,  et  pas  un 
regard  modeste  et  sincère  ne  cherche  le  mien.  Je  porte  une  arae 
ardente ,  pleine  de  vie  ,  et  je  ne  suis  à  tout  prendre  qu'une  jolie  pou- 
pée qu'on  promène ,  qu'on  fait  sauter  au  bal ,  qu'une  gouvernante 
habille  le  matin  et  décoiffe  le  soir,  pour  recommencer  le  lendemain! 

Yoilà  ce  que  M"*^  Godeau  s'était  dit  bien  des  fois  à  elle-même ,  et 
il  y  avait  de  certains  jours  où  cette  pensée  lui  inspirait  un  si  sombre 
ennui,  qu'elle  restait  muette  et  presque  immobile  une  journée  en- 
tière. Lorsque  Croisilles  lui  écrivit ,  elle  était  précisément  dans  un 
accès  d'humeur  semblable.  Elle  venait  de  prendre  son  chocolat,  et 
elle  rêvait  profondément,  étendue  dans  une  bergère,  lorsque  sa 
femme  de  chambre  entra  et  lui  remit  la  lettre  d'un  air  mystérieux. 
Elle  regarda  l'adresse ,  et,  ne  reconnaissant  pas  l'écriture,  elle  re- 
tomba dans  sa  distraction.  La  femme  de  chambre  se  vit  alors  forcée 
d'expliquer  de  quoi  il  s'agissait,  ce  qu'elle  fit  d'un  air  assez  décon- 
certé, ne  sachant  trop  comment  la  jeune  fille  prendrait  cette  démar- 
che. M"''  Godeau  écouta  sans  bouger,  ouvrit  ensuite  la  lettre  et  y 
jeta  seulement  un  coup  d'oeil  ;  elle  demanda  aussitôt  une  feuille  de 
papier,  et  écrivit  nonchalamment  ce  peu  de  mots  : 

a  Eh  !  mon  Dieu  non ,  monsieur,  je  ne  suis  pas  fière.  Si  vous  aviez 
seulement  cent  mille  écus,  je  vous  épouserais  très  volontiers.  » 

Telle  fut  la  réponse  que  la  femme  de  chambre  rapporta  sur-le- 
champ  à  Croisilles ,  qui  lui  donna  encore  un  louis  pour  sa  peine. 


Cent  mille  écus,  comme  dit  le  proverbe,  ne  se  trouvent  pas  «dans 
le  pas  d'un  âne,  »  et  si  Croisilles  eût  été  défiant,  il  eût  pu  croire,  en 
lisant  la  lettre  de  M"''  Godeau,  qu'elle  était  folle  ou  qu'elle  se  mo- 
quait de  lui.  Il  ne  pensa  pourtant  ni  l'un  ni  l'autre;  il  ne  vit  rien  autre 
chose,  sinon  que  sa  chère  Julie  l'aimait,  qu'il  lui  fallait  cent  mille 
écus,  et  il  ne  songea,  dès  ce  moment,  qu'à  tâcher  de  se  les  pro- 
curer. 

TOME  XVII.  28 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES.      i 

Il  possédait  deux  cents  louis  comptant,  plus  une  maison  qui, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  pouvait  valoir  une  trentaine  de  mille  francs. 
Que  faire?  Comment  s'y  prendre,  pour  que;  ces  trente-quatre  mille 
francs  en  devinssent  tout  à  coup  trois  cent  mille?  Le  première  idée 
qui  vint  à  l'esprit  du  jeune  homme  fut  de  trouver  une  manière  quel- 
conque de  jouer  à  croix  ou  pile  toute  sa  fortune;  mais,  pour  cela,  il 
fallait  vendre  la  maison.  Croisilles  commença  donc  par  coller  sur  sa: 
porte  un  écriteau  portant  que  sa  maison  était  à  vendre,  puis,  tout  en 
rêvant  à  ce  qu'il  ferait  de  l'argent  qu'il  pourrait  en  tirer,  il  attendit 
un  acheteur. 

Une  semaine  s'écoula,  puis  une  autre;  pas  un  acheteur  ne  se  pré- 
senta. Croisilles  passait  ses  journées  à  se  désoler  avec  Jean,  et  le 
désespoir  s'emparait  de  lui,  lorsqu'un  brocanteur  juif  sonna  à  sa 
porte. 

—  Cette  maison  est  à  vendre,  monsieur.  En  êtes-vous  le  proprié- 
taire? 

—  Oui ,  monsieur. 

—  Et  combien  vaut-elle? 

—  Trente  mille  francs,  à  ce  que  je  crois;  du  moins  je  l'ai  entendu 
dire  à  mon  père. 

Le  juif  visita  toutes  les  chambres,  monta  au  premier,  descendit  à 
la  cave,  frappa  sur  les  murailles,  compta  les  marches  de  l'escalier,  fit 
tourner  les  portes  sur  leurs  gonds  et  les  clés  dans  les  serrures ,  ouvrit 
et  ferma  les  fenêtres ,  puis  enfin ,  après  avoir  tout  bien  examiné,  sans 
dire  un  mot  et  sans  faire  la  moindre  proposition ,  il  salua  Croisilles 
et  se  retira. 

Croisilles,  qui,  durant  une  heure,  l'avait  suivi  le  cœur  palpitant, 
ne  fut  pas,  comme  on  pense,  peu  désappointé  de  cette  retraite  silen- 
cieuse. Il  supposa  que  le  juif  avait  voulu  se  donner  le  temps  de  ré- 
fléchir, et  qu'il  reviendrait  incessamment.  Il  l'attendit  pendant  huit 
jours,  n'osant  sortir  de  peur  de  manquer  sa  visite,  et  regardant  à  la 
fenêtre  du  matin  au  soir;  mais  ce  fut  en  vain  :  le  juif  ne  reparut  point. 
Jean ,  fidèle  à  son  triste  rôle  de  raisonneur,  faisait,  comme  on  dit,  de 
la  morale  à  son  maître,  pour  le  dissuader  de  vendre  sa  maison  d'une 
manière  si  précipitée  et  dans  un  but  si  extravagant.  Mourant  d'im- 
patience, d'ennui  et  d'amour,  Croisilles  prit  un  matin  ses  deux  cent 
louis  et  sortit ,  résolu  à  tenter  la  fortune  avec  cette  somme,  puisqu'il 
n'en  pouvait  avoir  davantage. 

Les  tripots,  dans  ce  temps-là,  n'étaient  pas  pubhcs,  et  l'on  n'avait 
pas  encore  inventé  ce  raffinement  de  civilisation  qui  permet  au  pre- 


CllOISILLES.  431 

mier  venu  de  se  ruiner  à  toute  heure,  dès  que  l'envie  lui  en  passe 
par  la  tête.  A  peine  Croisilles  fut-il  dans  la  rue  qu'il  s'arrêta ,  ne  sa- 
chant où  aller  risquer  son  argent.  Il  regardait  les  maisons  du  voisi- 
nage, et  les  toisait  les  unes  après  les  autres ,  tâchant  de  leur  trouver 
une  apparence  suspecte  et  de  deviner  ce  qu'il  cherchait.  Un  jeune 
homme  de  bonne  mine,  vêtu  d'un  habit  magnifique,  vint  à  passer.  A 
en  juger  par  les  dehors ,  ce  ne  pouvait  être  qu'un  fils  de  famille. 
Croisilles  l'aborda  poliment  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il ,  je  vous  demande  pardon  de  la  liberté  que 
je  prends.  J'ai  deux  cents  louis  dans  ma  poche,  et  je  meurs  d'envie 
de  les  perdre  ou  d'en  avoir  davantage.  Ne  pourriez-vous  pas  m'indi- 
quer  quelque  honnête  endroit  où  se  font  ces  sortes  de  choses? 

A  ce  discours  assez  étrange,  le  jeune  homme  partit  d'un  éclat  de 
rire  : 

—  Ma  foi  !  monsieur,  répondit-il ,  si  vous  cherchez  un  mauvais 
lieu,  vous  n'avez  qu'à  me  suivre,  car  j'y  vais. 

Croisilles  le  suivit,  et,  au  bout  de  quelques  pas,  ils  entrèrent  tous 
deux  dans  une  maison  de  la  plus  belle  apparence ,  où  ils  furent  reçus 
le  mieux  du  monde  par  un  vieux  gentilhomme  de  fort  bonne  compa- 
gnie. Plusieurs  jeunes  gens  étaient  déjà  assis  autour  d'un  tapis  vert; 
Croisilles  y  prit  modestement  une  place,  et ,  eu  moins  d'une  heure, 
ses  deux  cents  louis  furent  perdus. 

Il  sortit  aussi  triste  que  peut  l'être  un  amoureux  qui  se  croit  aimé. 
Il  ne  lui  restait  pas  de  quoi  dîner,  mais  ce  n'était  pas  ce  qui  l'inquié- 
tait : 

—  Comment  ferai-je  à  présent ,  se  demanda-t-il ,  pour  me  pro- 
curer de  l'argent?  A  qui  m'adresser  dans  cette  ville?  Qui  voudra  me 
prêter  seulement  cent  louis  sur  cette  maison  que  je  ne  puis  vendre? 

Pendant  qu'il  était  dans  cet  embarras ,  il  rencontra  son  brocanteur 
juif.  Il  n'hésita  pas  à  s'adresser  à  lui,  et,  en  sa  qualité  d'étourdi,  il 
ne  manqua  pas  de  lui  dire  dans  quelle  situation  il  se  trouvait.  Le  juif 
n'avait  pas  grande  envie  d'acheter  la  maison;  il  n'était  venu  la  voir 
que  par  curiosité,  ou,  pour  mieux  dire,  par  acquit  de  conscience, 
comme  un  chien  entre  en  passant  dans  une  cuisine  dont  la  porte  est 
ouverte,  pour  voir  s'il  n'y  a  rien  à  voler;  mais  il  vit  Croisilles  si  dés- 
espéré, si  triste,  si  dénué  de  toute  ressource,  qu'il  ne  put  résister  à 
la  tentation  de  profiter  de  sa  misère ,  au  risque  de  se  gêner  un  peu 
pour  payer  la  maison.  Il  lui  en  offrit  donc  à  peu  près  le  quart  de  ce 
qu'elle  valait.  Croisilles  lui  sauta  au  cou ,  l'appela  son  ami  et  son  sau- 
veur, signa  aveuglément  un  marché  à  faire  dresser  les  cheveux  sur  la 

28^^ 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête,  et,  dès  le  lendemain,  possesseur  de  quatre  cents  nouveaux 
louis,  il  se  dirigea  derechef  vers  le  tripot  où  il  avait  été  si  poliment 
et  si  lestement  ruiné  la  veille. 

En  s'y  rendant ,  il  passa  sur  le  port.  Un  vaisseau  allait  en  sortir;  le 
vent  était  doux,  l'Océan  tranquille.  De  toutes  parts,  des  négocians, 
des  matelots,  des  officiers  de  marine  en  uniforme,  allaient  et  ve- 
naient. Des  crocheteurs  transportaient  d'énormes  ballots  pleins  de 
marchandises.  Les  passagers  faisaient  leurs  adieux;  de  légères  bar- 
ques flottaient  de  tous  côtés;  sur  tous  les  visages  on  lisait  la  crainte, 
l'impatience  ou  l'espérance;  et,  au  milieu  de  l'agitation  qui  l'entou- 
rait, le  majestueux  navire  se  balançait  doucement,  gonflant  ses  voiles 
orgueilleuses  : 

—  Quelle  admirable  chose,  pensa  Croisilles,  que  de  risquer  ainsi 
ce  qu'on  possède,  et  d'aller  chercher,  au-delà  des  mers,  une  péril- 
leuse fortune  !  quelle  émotion  de  regarder  partir  ce  vaisseau  chargé 
de  tant  de  richesses,  du  bien-être  de  tant  de  familles!  quelle  joie  de 
le  voir  revenir,  rapportant  le  double  de  ce  qu'on  lui  a  confié,  ren- 
trant plus  fier  et  plus  riche  qu'il  n'était  parti  !  Que  ne  suis-je  un  de 
ces  marchands!  que  ne  puis-je  jouer  ainsi  mes  quatre  cents  louis! 
Quel  tapis  vert  que  cette  mer  immense ,  pour  y  tenter  hardiment  le 
hasard!  pourquoi  n'achèterais-je  pas  quelques  ballots  de  toiles  ou 
de  soieries?  qui  m'en  empêche,  puisque  j'ai  de  l'or?  Pourquoi  ce 
capitaine  refuserait-il  de  se  charger  de  mes  marchandises?  Et  qui 
sait?  au  lieu  d'aller  perdre  celle  pauvre  et  unique  somme  dans  un 
tripot,  je  la  doublerais,  je  la  triplerais  peut-être  par  une  honnête  in- 
dustrie. Si  Julie  m'aime  véritablement,  elle  attendra  quelques  années 
et  elle  me  restera  fidèle  jusqu'à  ce  que  je  puisse  l'épouser.  Le  com- 
merce procure  quelquefois  des  bénéfices  plus  gros  qu'on  ne  pense;  il 
ne  manque  pas  d'exemples,  en  ce  monde,  de  fortunes  rapides ,  surpre- 
nantes ,  gagnées  ainsi  sur  ces  flots  changeans  ;  pourquoi  la  Providence 
ne  bénirait-elle  pas  une  tentative  faite  dans  un  but  si  louable ,  si 
digne  de  sa  protection  ?  Parmi  ces  marchands  qui  ont  tant  amassé  et 
qui  envoient  des  navires  aux  deux  bouts  de  la  terre,  plus  d'un  a 
commencé  avec  une  moindre  somme  que  celle  que  j'ai  là.  Ils  ont 
prospéré  avec  l'aide  de  Dieu  ;  pourquoi  ne  pourrais-je  pas  prospérer 
à  mon  tour?  Il  me  semble  qu'un  bon  vent  souffle  dans  ces  voiles,  et 
que  ce  vaisseau  inspire  la  confiance.  Allons!  le  sort  en  est  jeté,  je 
vais  m'adresser  à  ce  capitaine  qui  me  paraît  aussi  de  bonne  mine; 
j'écrirai  ensuite  à  Julie,  et  je  veux  devenir  un  habile  négociant. 

Le  plus  grand  danger  que  courent  les  gens  qui  sont  habituellement 


CROISILLES.  433 

un  peu  fous,  c'est  de  le  devenir  tout-à-fait  par  instant.  Le  pauvre 
garçon,  sans  réfléchir  davantage,  mit  son  caprice  à  exécution.  Trou- 
ver des  marchandises  à  acheter,  lorsqu'on  a  de  l'argent  et  qu'on  ne 
s'y  connaît  pas,  c'est  la  chose  du  monde  la  moins  difficile.  Le  capi- 
taine, pour  obliger  Croisilles,  le  mena  chez  un  fabricant  de  ses  amis 
qui  lui  vendit  autant  de  toiles  et  de  soieries  qu'il  put  en  payer;  le 
tout,  mis  dans  une  charrette,  fut  promptement  transporté  à  bord. 
Croisilles,  ravi  et  plein  d'espérance,  avait  écrit  lui-même  en  grosses 
lettres  son  nom  sur  ses  ballots.  Il  les  regarda  s'embarquer  avec  une 
joie  inexprimable;  l'heure  du  départ  arriva  bientôt ,  et  le  navire  s'é- 
loigna de  la  côte. 


VL 


Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que ,  dans  cette  affaire,  Croisilles  n'avait 
rien  gardé.  D'un  autre  côté,  sa  maison  était  vendue;  il  ne  lui  restait , 
pour  tout  bien ,  que  les  habits  qu'il  avait  sur  le  corps;  point  de  gîte, 
et  pas  un  denier.  Avec  toute  la  bonne  volonté  possible,  Jean  ne 
pouvait  supposer  que  son  maître  fût  réduit  à  un  tel  dénuement  ; 
Croisilles  était,  non  pas  trop  lier,  mais  trop  insouciant  pour  le  dire; 
il  prit  le  parti  de  coucher  à  la  belle  étoile,  et  quant  aux  repas,  voici 
le  calcul  qu'il  fit  :  il  présumait  que  le  vaisseau  qui  portait  sa  fortune 
mettrait  six  mois  à  revenir  au  Havre;  il  vendit,  non  sans  regret,  une 
montre  d'or  que  son  père  lui  avait  donnée ,  et  qu'il  avait  heureuse- 
ment gardée;  il  en  eut  trente-six  livres.  C'était  de  quoi  vivre  à  peu 
près  six  mois  avec  quatre  sous  par  jour.  Il  ne  douta  pas  que  ce  ne 
fût  assez,  et,  rassuré  sur  le  présent,  il  écrivit  à  M""  Godeau  pour 
l'informer  de  ce  qu'il  avait  fait;  il  se  garda  bien,  dans  sa  lettre,  de 
lui  parler  de  sa  détresse;  il  lui  annonça,  au  contraire,  qu'il  avait 
entrepris  une  opération  de  commerce  magnifique ,  dont  les  résultats 
étaient  prochains  et  infaillibles;  il  lui  expliqua  comme  quoi  la  Fleu- 
rette, vaisseau  à  fret,  de  cent  cinquante  tonneaux,  portait  dans  la 
Baltique  ses  toiles  et  ses  soieries;  il  la  supplia  de  lui  rester  fidèle 
pendant  un  an ,  se  réservant  de  lui  en  demander  davantage  ensuite, 
et,  pour  sa  part,  il  lui  jura  un  éternel  amour. 

Lorsque  M""  Godeau  reçut  cette  lettre ,  elle  était  au  coin  de  son 
feu ,  et  elle  tenait  à  la  main ,  en  guise  d'écran ,  un  de  ces  bulletins 
qu'on  imprime  dans  les  ports ,  qui  marquent  l'entrée  et  la  sortie  des 
navires ,  et  en  môme  temps  annoncent  les  désastres,  il  ue  lui  était 


%34  REVUE  DES  BfEUX  MONDES. 

jamais  arrivé ,  comme  on  peut  penser,  de  prendre  intérêt  à  ces  sortes 
de  choses,  et  elle  n'avait  jamais  jeté  les  yeux  sur  une  seule  de  ces 
feuilles.  La  lettre  de  Croisilles  fut  cause  qu'elle  lut  le  bulletin  qu'elle 
tenait;  le  premier  mot  qui  frappa  ses  yeux  fut  précisément  le  nom 
de  la  Fleurette;  le  navire  avait  échoué  sur  les  côtes  de  France  dans  la 
nuit  même  qui  avait  suivi  son  départ.  L'équipage  s'était  sauvé  à 
grand'  peine,  mais  toutes  les  marchandises  avaient  été  perdues. 

M"''Godeau,  à  cette  nouvelle,  ne  se  souvint  plus  que  Croisilles 
avait  fait,  devant  elle,  l'aveu  de  sa  pauvreté;  elle  fut  aussi  désolée 
que  s'il  se  fût  agi  d'un  million;  en  un  instant,  l'horreur  d'une  tem- 
pête, les  vents  en  furie,  les  cris  des  noyés,  la  ruine  d'un  homme  qui 
l'aimait,  tout  une  scène  de  roman,  se  présentèrent  à  sa  pensée;  le 
bulletin  et  la  lettre  lui  tombèrent  des  mains;  elle  se  leva  dans  un 
trouble  extrême,  et,  le  sein  palpitant,  les  yeux  prêts  à  pleurer,  elle 
se  promena  à  grands  pas,  résolue  à  agir  dans  cette  occasion,  et  se 
demandant  ce  qu'elle  devait  faire. 

Il  y  a  une  justice  à  rendre  à  l'amour,  c'est  que  plus  les  motifs  qui 
le  combattent  sont  forts,  clairs,  simples,  irrécusables,  en  un  mot, 
moins  il  a  le  sens  commun ,  plus  la  passion  s'irrite ,  et  plus  on  aime  ; 
c'est  une  belle  chose  sous  le  ciel  que  cette  déraison  du  cœur;  nous 
ne  vaudrions  pas  grand'  chose  sans  elle.  Après  s'être  promenée  dans 
sa  chambre,  sans  oublier  ni  son  cher  éventail,  ni  le  coup  d'oeil  à  la 
glace  en  passant,  Julie  se  laissa  retomber  dans  sa  bergère.  Qui  l'eût 
pu  voir  en  ce  moment  eût  joui  d'un  beau  spectacle  ;  ses  yeux  étince- 
laient,  ses  joues  étaient  en  feu;  elle  poussa  un  long  soupir  et  mur- 
mura avec  une  joie  et  une  douleur  délicieuses  : 

—  Pauvre  garçon  !  il  s'est  ruiné  pour  moi  ! 

Indépendamment  de  la  fortune  qu'elle  devait  attendre  de  son  père, 
M'^"  Godeau  avait,  à  elle  appartenant,  le  bien  que  sa  mère  lui  avait 
laissé.  Elle  n'y  avait  jamais  songé  ;  en  ce  moment ,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie ,  elle  se  souvint  qu'elle  pouvait  disposer  de  cinq  cent 
mille  francs.  Cette  pensée  la  fit  sourire;  un  projet  bizarre,  hardi, 
tout  féminin ,  presque  aussi  fou  que  Croisilles  lui-même ,  lui  traversa 
l'esprit  ;  elle  berça  quelque  temps  son  idée  dans  sa  tête ,  puis  se  dé- 
cida à  l'exécuter. 

Elle  commença  par  s'enquérir  si  Croisilles  n'avait  pas  quelque  pa- 
rent ou  quelque  ami  ;  la  femme  de  chambre  fut  mise  en  campagne. 
Tout  bien  examiné ,  on  découvrit ,  au  quatrième  étage  d'une  vieille 
maison ,  une  tante  à  demi  perdue ,  qui  ne  bougeait  jamais  de  son 
fauteuil,  et  qui  n'étaitfpas  sortie  depuis  quatre  oui  cinq  ans.  Cette 


CROISILLES.  435 

pauvre  femme,  fort  âgée,  semblait  avoir  été  mise  ou  plutôt  laissée 
au  monde  comme  un  échantillon  des  misères  humaines.  Aveugle, 
goutteuse,  presque  sourde,  elle  vivait  seule  dans  un  grenier;  mais 
une  gaieté  plus  forte  que  le  malheur  et  la  maladie  la  soutenait  à 
quatre-vingts  ans  et  lui  faisait  encore  aimer  la  vie  ;  ses  voisins  ne  pas- 
saient jamais  devant  sa  porte  sans  entrer  chez  elle,  et  les  airs  suran- 
nés qu'elle  fredonnait  égayaient  toutes  les  filles  du  quartier.  Elle 
possédait  une  petite  rente  viagère  qui  suffisait  à  l'entretenir;  tant 
que  durait  le  jour,  elle  tricotait  ;  pour  le  reste,  elle  ne  savait  pas  ce 
qui  s'était  passé  depuis  la  mort  de  Louis  XIV. 

Ce  fut  chez  cette  respectable  personne  que  Julie  se  fit  conduire  en 
secret.  Elle  se  mit ,  pour  cela ,  dans  tous  ses  atours  ;  plumes ,  den- 
telles, rubans,  diamans,  rien  ne  fut  épargné  :  elle  voulait  séduire  ; 
mais  sa  vraie  beauté ,  en  cette  circonstance ,  fut  le  caprice  qui  l'en- 
traînait. Elle  monta  l'escalier  raide  et  obscur  qui  menait  chez  la 
bonne  dame ,  et  après  le  salut  le  plus  gracieux,  elle  parla  à  peu  près 
ainsi  : 

—  Vous  avez ,  madame ,  un  neveu  nommé  Croisilles ,  qui  m'aime 
et  qui  a  demandé  ma  main;  je  l'aime  aussi  et  voudrais  l'épouser; 
mais  mon  père ,  M.  Godeau ,  fermier-général  en  cette  ville ,  refuse 
de  nous  marier,  parce  que  votre  neveu  n'est  pas  riche.  Je  ne  voudrais 
pour  rien  au  monde  être  l'occasion  d'un  scandale ,  ni  causer  de  la 
peine  à  personne  ;  je  ne  saurais  donc  avoir  la  pensée  de  disposer  de 
moi  sans  le  consentement  de  ma  famille.  Je  viens  vous  demander 
une  grâce  que  je  vous  supplie  de  m'accorder;  il  faudrait  que  vous 
vinssiez  vous-même  proposer  ce  mariage  à  mon  père.  J'ai ,  grâce  à 
Dieu ,  une  petite  fortune  qui  est  toute  à  votre  service  ;  vous  prendrez , 
quand  il  vous  plaira ,  cinq  cent  mille  francs  chez  mon  notaire  ;  vous 
direz  que  cette  somme  appartient  à  votre  neveu,  et  elle  lui  appar- 
tient en  effet;  ce  n'est  point  un  présent  que  je  veux  lui  faire,  c'est 
une  dette  que  je  lui  paie ,  car  je  suis  cause  de  la  ruine  de  Croisilles, 
et  il  est  juste  que  je  la  réparc.  Mon  père  ne  cédera  pas  aisément;  il 
faudra  que  vous  insistiez  et  que  vous  ayez  un  peu  de  courage  ;  je  n'en 
manquerai  pas  de  mon  côté.  Gomme  personne  au  monde ,  excepté 
moi ,  n'a  de  droit  sur  la  somme  dont  je  vous  parle ,  personne  ne  saura 
jamais  de  quelle  manière  elle  aura  passé  entre  vos  mains.  Vous  n'êtes 
pas  très  riche  non  plus ,  je  le  sais ,  et  vous  pouvez  craindre  qu'on  ne 
s'étonne  de  vous  voir  doter  ainsi  votre  neveu;  mais  songez  que  mon 
père  ne  vous  connaît  pas,  que  vous  vous  montrez  fort  peu  par  la 
ville ,  et  que  par  conséquent  il  vous  sera7acile  de  feindre  que  vous 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivez  de  quelque  voyage.  Cette  démarche  vous  coûtera  sans  doute , 
il  faudra  quitter  votre  fauteuil  et  prendre  un  peu  de  peine  ;  mais 
vous  ferez  deux  heureux ,  madame ,  et ,  si  vous  avez  jamais  connu 
l'amour,  j'espère  que  vous  ne  me  refuserez  pas. 

La  bonne  dame ,  pendant  ce  discours ,  avait  été  tour  à  tour  surprise , 
inquiète,  attendrie  et  charmée.  Le  dernier  mot  la  persuada. 

—  Oui,  mon  enfant,  répéta-t-ellc  plusieurs  fois,  je  sais  ce  que  c'est, 
je  sais  ce  que  c'est! 

En  parlantainsi,  elle  fit  un  effort  pour  se  lever;  ses  jambes  affaiblies 
la  soutenaient  à  peine  ;  Julie  s'avança  rapidement ,  et  lui  tendit  la 
main  pour  l'aider;  par  un  mouvement  presque  involontaire,  elles  se 
trouvèrent  en  un  instant  dans  les  bras  l'une  de  l'autre.  Le  traité  fut 
aussitôt  conclu;  un  cordial  baiser  le  scella  d'avance,  et  toutes  les 
confidences  nécessaires  s'ensuivirent  sans  peine. 

Toutes  les  explications  étant  faites,  la  bonne  dame  tira  de  son  ar- 
moire une  vénérable  robe  de  taffetas  qui  avait  été  sa  robe  de  noce. 
Ce  meuble  antique  n'avait  pas  moins  de  cinquante  ans;  mais  pas 
une  tache,  pas  un  grain  de  poussière  ne  l'avait  défloré  ;  Julie  en  fut 
dans  l'admiration.  On  envoya  chercher  un  carrosse  de  louage  ,  le  plus 
beau  qui  fût  dans  toute  la  ville.  La  bonne  dame  prépara  le  discours 
qu'elle  devait  tenir  à  M.  Godeau  ;  Julie  lui  apprit  de  quelle  façon 
il  fallait  toucher  le  cœur  de  son  père,  et  n'hésita  pas  à  avouer  que 
la  vanité  était  son  côté  vulnérable. 

—  Si  vous  pouviez  imaginer,  dit-elle,  un  moyen  de  flatter  ce  pen- 
chant, nous  aurions  partie  gagnée. 

La  bonne  dame  réfléchit  profondément,  acheva  sa  toilette  sans 
mot  dire ,  serra  la  main  de  sa  future  nièce,  et  monta  en  voiture.  Elle 
arriva  bientôt  à  l'hôtel  Godeau;  là,  elle  se  redressa  si  bien,  en  en- 
trant, qu'elle  semblait  rajeunie  de  dix  ans.  Elle  traversa  majestueu- 
sement le  salon  où  était  tombé  le  bouquet  de  Julie ,  et  quand  la 
porte  du  boudoir  s'ouvrit,  elle  dit  d'une  voix  ferme  au  laquais  qui 
la  précédait  : 

—  Annoncez  la  baronne  douairière  de  Croisilles. 

Ce  motdécida  du  bonheur  des  deux  amans;  M.  Godeau  en  futébloui. 
Bien  que  les  cinq  cent  mille  francs  lui  semblassent  peu  de  chose,  il 
consentit  à  tout  pour  faire  de  sa  fille  une  baronne ,  et  elle  le  fut;  qui 
eût  osé  lui  en  contester  le  titre  ?  A  mon  avis,  elle  l'avait  bien  gagné. 

Alfred  de  Musset. 


LA  TERREUR 

EN  BRETAGNE. 


I. 

Nous  marchâmes  environ  deux  heures  sans  rien  rencontrer.  Je  re- 
marquai que  notre  guide,  d'abord  causeur,  était  insensiblement  de- 
venu silencieux.  Je  l'avais  vu  se  pencher  plusieurs  fois  pour  regarder 
la  route,  à  la  lueur  des  étoiles;  je  lui  en  demandai  la  cause. 

—  Je  croyais  qu'il  n'y  avait  à  venir  par  ici,  comme  autrefois ,  que 
les  paysans  du  pays,  me  répondit-il;  mais,  depuis  qu'il  n'y  a  plus  de 
sûreté  sur  les  grands  chemins ,  ceux  qui  voyagent  cherchent  les  tra- 
verses; aussi,  vois  comme  l'herbe  de  la  route  a  été  piétinée  par  les 
chevaux. 

—  Que  nous  importe? 

—  Plus  que  tu  ne  crois ,  citoyen  ;  les  royalistes  cherchent  les  voya- 

(i)  Voyez  l'épisode  de  celle  série  qui  précède  celui-ci,  dans  la  livraison  dul^t  juilleU838, 
sous  le  litre  de  Rennes  en  95.  L'auteur,  qui  a  rédigé  ces  souvenirs  historiques  d'après  les 
notes  de  son  père ,  s'est  attaché  à  conserver  le  langage  du  temps. 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

geurs  comme  les  chasseurs  le  gibier,  et  depuis  qu'on  passe  ici ,  ils 
doivent  y  venir. 
En  parlant  ainsi ,  nous  arrivions  à  un  carrefour. 

—  Vois  plutôt,  ajouta  Ivon  en  nous  montrant,  sous  un  chêne,  une 
croix  dont  on  avait  relevé  les  débris  et  que  l'on  s'était  efforcé  de  ré- 
tablir; voilà  de  leur  ouvrage. 

Dans  ce  moment  ses  regards  tombèrent  sur  le  chêne  lui-même,  et 
il  s'interrompit  avec  une  exclamation, 

—  Qu'y  a-t-il?  demandai-j'e. 

—  Ne  vois-tu  pas  les  branches  les  plus  basses  de  l'arbre  qui  sont 
cassées  toutes  du  même  côté? 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  c'est  un  signal  pour  les  royalistes. 

—  En  es-tu  sûr? 

—  C'est  connu  de  tout  le  monde. 

—  Et  que  veut  dire  ce  signal? 

—  Qu'ils  viendront  ou  qu'ils  sont  venus. 

—  Que  faire  alors? 

Ivon  réfléchit  quelques  instans. 

—  En  retournant,  dit-il  enfln  ,  nous  pouvons  les  rencontrer  comme 
en  continuant,  car  nous  ne  savons  pas  s'ils  sont  derrière  ou  devant. 

—  Continuons  alors. 

—  Soit,  mais  attention  :  nous  allons  traverser  un  taiUis  où  il  pour- 
rait bien  y  avoir  plus  d'aristocrates  que  de  renards;  ouvre  l'œil,  ci- 
toyen ,  et  regarde  les  oreilles  de  ton  cheval. 

Nous  arrivions  effectivement  à  un  fourré  fort  touffu ,  au  milieu 
duquel  le  chemin  serpentait.  Ivon  s'était  presque  couché  sur  sa 
monture  et  avait  passé  devant  nous  pour  prendre  le  milieu  de  la 
route.  Je  suivais  au  pas,  tenant  attentivement  mon  cheval  en  bride. 

Ma  compagne  effrayée  s'était  rapprochée  de  moi ,  et  le  bras  dont 
elle  m'entourait  tremblait  sur  ma  poitrine.  Je  ne  sais  si  l'inquiétude 
même  m'avait  préparé  à  l'exaltation;  mais  le  silence  de  la  nuit,  le 
danger  que  nous  courions,  l'humidité  de  celte  haleine  de  femme 
que  je  sentais  frissonner  dans  mes  cheveux ,  me  pénétrèrent  d'une 
étrange  émotion.  11  est  un  âge  où  tous  les  troubles  du  cœur  se  trans- 
forment vite  en  tendres  mouvemens.  J'oubliai  presque  complètement 
la  situation  dans  laquelle  nous  nous  trouvions  pour  ne  sentir  que 
cette  main  charmante  qui  s'appuyait  sur  mon  cœur  et  en  accélérait 
les  battemens.  Je  la  pressai  sous  la  mienne ,  et  me  détournant  à 
moitié  vers  la  jeune  fille  : 


LA   TERREUR  EN  BRETAGNE.  ff39 

—  Pourquoi  trembler?  lui  demandai-je.  Lors  même  que  les  roya- 
listes viendraient,  vouS'  n'avez  rien  à  craindre;  vos  frères  ne  combat- 
tent-ils pas  dans  leurs  rangs? 

—  Le  sauront-ils?  dit-elle. 

—  Votre  famille  habite  ces  cantons ,  et  ils  doivent  connaître  votre 
nom  ? 

—  Je  l'espère!...  Mais  vous? 

—  Moi ,  j'ai  fait  mes  dispositions  testamentaires  ;  je  ne  crainç 
rien. 

—  Ah!  je  ne  vous  quitterai  pas!  s'écria-t-elle  en  se  serrant  davan- 
tage contre  moi. 

Je  fus  touché  de  cet  élan  naïf  et  généreux. 

—  Ne  songez  qu'à  vous ,  lui  dis-je;  c'est  vous ,  et  non  pas  moi ,  que 
j'ai  promis  de  sauver. 

—  Comment  reconnaître  jamais  ce  que  vous  faites,  monsieur. 

—  En  vous  souvenant  quelquefois  de  cette  nuit.... 

Elle  allait  répondre  sans  doute,  lorsque  Ivon  jeta  un  léger  cri  et 
partit  au  galop.  Au  môme  instant  deux  coups  de  feu  retentirent;  mon 
cheval  tomba  en  poussant  un  hennissement  plaintif;  plusieurs  honmies 
franchirent  le  fossé  qui  séparait  le  taillis  de  la  route,  et  nous  nous 
trouvâmes  entourés.  Quoique  j'eusse  une  jambe  engagée  sous  mon 
cheval,  je  m'étais  redressé,  pour  faire  de  mon  corps  une  défense  à  la 
jeune  fdle. 

—  C'est  mademoiselle  de  La  Ilunoterie!  m'écriai-je. 

J'avais  à  peine  achevé  que  je  me  sentis  frappé  à  la  tète;  je  tombai 
étourdi  et  la  face  contre  terre.  A  partir  de  cet  instant,  je  ne  sus  plus 
que  vaguement  ce  qui  se  passait.  Il  me  sembla  qu'on  m'emportait 
dans  le  bois,  et  je  crus  même  sentir  les  ronces  me  déchirer  les  mains 
et  le  visage;  mais  ce  que  j'éprouvais  devint  de  plus  en  plus  confus , 
et  je  finis  par  m'évanouir  complètement. 

Je  fus  rappelé  à  moi  par  une  sensation  de  froid.  Ayant  étendu  ma- 
chinalement la  main ,  je  rencontrai  un  mur  de  branches  et  de  feuilles. . 
Je  m'efforçai  alors  de  me  soulever  sur  le  coude,  mais  je  fus  quelque 
temps  avant  de  pouvoir  rassembler  mes  idées.  J'éprouvais  une  dou- 
leur violente  à  la  tête;  tout  flottait  devant  mes, yeux  comme  les  images 
d'un  rêve.  Enfin  ,  pourtant,  le  sentiment  de  la  réalité  me  revint;  je 
me  rappelai  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  je  regardai  autour  de  moi. 

Je  me  trouvai  couché  sur  une  litière  de  paille  de  sarrasin,  au  fond; 
d'une  vaste  hutte  bâtie  en  ramées ,  et  au  milieu  de  laquelle  étincelait 
un  grand  feu.  Une  dizaine  d'hommes  causaient  à  l'entour  :  tous  por- 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taient  l'habit  breton ,  le  manteau  de  peau  de  chèvre  et  les  cheveux 
longs,  sauf  un  seul,  qu'à  son  mouchoir  de  Chollet  enveloppant  le 
chapeau ,  à  sa  veste  brune  ornée  d'un  sacré  cœur  et  d'un  chapelet,  il 
était  facile  de  reconnaître  pour  un  Vendéen  fugitif.  Ils  étaient  armés 
de  fusils  et  de  couteaux  de  chasse. 

Dans  le  premier  moment ,  je  ne  pus  rien  saisir  de  leur  conversa- 
tion. Ils  parlaient  tous  à  la  fois,  en  français  ou  en  breton,  avec  beau- 
coup d'action.  Tout  à  coup  un  sifflement  prolongé  retentit  au  de- 
hors ,  un  second  sifflement  semblable  lui  répondit  ;  on  entendit  un 
bruit  de  pas ,  et  plusieurs  hommes  entrèrent. 

—  Eh  bien!  Fine-OreiUe?  demanda  le  Vendéen. 

—  M.  de  La  Hunoterie  n'était  pas  chez  lui,  répondit  le  jeune 
homme  qui  était  entré  le  premier. 

—  Qu'as-tu  fait  alors  de  la  demoiselle? 

—  La  vieille  Rose  l'a  reconnue  pour  la  nièce  de  monsieur;  je  l'ai 
laissée  au  manoir. 

—  Et  on  ne  t'a  pas  donné  d'ordres  pour  les  autres? 

—  Puisqu'il  n'y  avait  personne.  Seulement,  la  demoiselle  a  bien 
recommandé  de  ne  pas  leur  faire  de  mal, 

—  C'est  bon,  dit  le  Vendéen,  on  ira  lui  demander  son  avis....  Je 
m'en  charge,  moi,  des  autres. 

—  Elle  a  dit  qu'elle  viendrait  elle-même  demain  matin  les  chercher 
avec  son  oncle,  ajouta  Fine-Oreille. 

—  Pardieu!  elle  les  trouvera  ;  nous  ne  mangeons  pas  de  chair  hu- 
maine... Je  les  lui  garderai  même  en  pièces,  pour  qu'ils  soient  plus 
faciles  à  emporter. 

Les  Bretons  se  regardèrent  entre  eux  avec  une  sorte  d'incertitude. 

—  Si  pourtant  le  capitaine  ne  veut  pas  qu'on  les  tue ,  monsieur 
Storel,  dit  l'un  d'eux  en  hésitant. 

—  Le  capitaine,  pour  le  quart  d'heure,  c'est  moi,  mon  gars,  ré- 
pondit rudement  le  Vendéen,  et  on  fera  ce  que  j'ordonnerai  ou  l'on 
dira  pourquoi!...  Mais,  avant,  faut  savoir  ce  que  chante  ce  morceau 
de  papier  trouvé  sur  le  petit.  Tiens,  Fine-Oreille,  lis-moi  ça,  toi  qui 
sors  du  séminaire. 

Le  jeune  Breton  prit  le  papier,  et  demanda  un  luHc  (1)  pour 
le  lire. 

J'avais  cru  Ivon  échappé;  ce  que  je  venais  d'entendre  me  prouvait 
le  contraire.  Je  fouillai  du  regard  tous  les  recoins,  et  je  l'aperçus 

(1)  Chandelle  de  résine. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  44,1 

enfin  de  l'autre  côté  de  la  hutte ,  assis  à  terre ,  immobile  et  la  tête 
entre  ses  genoux.  Dans  ce  moment,  le  jeune  séminariste  commen- 
çait la  lecture  de  la  dépêche  dont  on  avait  trouvé  notre  compagnon 
porteur  :  je  prêtai  l'oreille. 

C'était  une  longue  lettre  par  laquelle  les  représentans  ordonnaient 
aux  administrateurs  de  la  Roche-Sauveur  (1)  de  recommencer  les 
fouilles  dans  la  campagne,  de  placer  des  garnisaires  dans  toutes  les 
paroisses  qui  refuseraient  de  livrer  leurs  grains  ou  leurs  bestiaux  à  la 
république ,  et  de  livrer  à  la  juste  fureur  des  défenseurs  de  la  patrie 
celles  qui  avaient  pris  les  armes.  «  Faites  marcher  sur  les  cantons 
rebelles  les  troupes  dont  vous  disposez,  disait,  en  terminant,  la 
dépêche;  brûlez  tout  ce  qui  se  brûle,  frappez  tout  ce  qui  peut  être 
frappé,  détruisez  le  reste,  et  que  l'on  puisse  écrire  sur  un  poteau,  à 
l'entrée  des  villages  révoltés  :  Ici  il  y  avait  un  pays  riche  et  populeux 
qui  méconnut  les  volontés  souveraines  de  la  nation ,  et  la  nation  en  a 
fait  un  désert  !  » 

La  lecture  de  cette  lettre  avait  été  plusieurs  fois  interrompue  par 
les  imprécations  des  royalistes;  mais,  lorsqu'elle  fut  achevée,  il  n'y 
eut  qu'un  cri  d'indignation  et  de  rage. 

—  Qu'ils  viennent  les  patauds,  s'écrièrent  toutes  les  voix  ensem- 
ble, nous  avons  de  la  poudre  et  des  balles  dans  les  paroisses;  qu'ils 
viennent,  nous  les  recevrons! 

—  Soyez  donc  calmes,  mes  agneaux,  dit  le  Vendéen  en  ricanant, 
ils  viendront  assez  tôt.  Maintenant  qu'il  ne  reste  plus  dans  notre  pays 
que  des  maisons  brûlées,  des  champs  en  friche  et  des  puits  qui  puent 
la  mort,  il  faut  bien  que  les  bleus  arrivent  ici  :  chacun  son  tour.  Vous 
verrez  bientôt  les  grenadiers  de  Mayence  porter  les  oreilles  de  vos 
femmes  en  chapelets  et  les  têtes  de  vos  enfans  au  bout  de  leurs 
baïonnettes.  Tous  ceux  que  vous  ne  tuerez  pas  tueront  quelqu'un 
des  vôtres,  d'abord  parce  que,  quand  un  bleu  et  un  blanc  se  ren- 
contrent, voyez-vous,  c'est  comme  le  loup  et  le  chien ,  il  faut  qu'il  y 
en  ait  un  d'étranglé  ! 

—  Eh  bien  !  nous  les  étranglerons,  s'écrièrent  les  Bretons. 

—  A  la  bonne  heure  ;  vous  pouvez  même  commencer  dès  aujour- 
d'hui. 

Tous  les  yeux  se  tournèrent  du  côté  d'Ivon. 

—  Au  fait ,  dit  un  paysan ,  c'est  lui  qui  portait  l'ordre  de  nous  faire 
égorger  tous. 

(1)  Depuis  le  meurtre  du  citoyen  Sauveur  à  la  Roche-Bernard  ,\e%  républicains  appelaient 
celle  ville  la  /îoc/ie-Sauveur.  —  Voyez  la  livraison  du  1er  juillet  1838 ,  page  12. 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Laissez-moi  lui  mettre  une  balle  dans  l'estomac ,  s'écria  un  se- 
cond en  soulevant  son  fusil. 

M.  Storel  l'arrêta. 

—  La  poudre  est  rare,  garçon,  dit-il  tranquillement,  garde  la  tienne 
pour  une  meilleure  occasion. 

—  Qu'on  le  tue  alors  à  coups  de  pierres  comme  un  chien ,  reprit 
le  paysan. 

—  C'est  une  idée ,  répliqua  Storel  nonchalamment. 

—  Il  faut  le  pendre  au  chêne  du  carrefour,  dit  un  autre. 

—  Lui  couper  la  tête. 

—  Lui  crever  les  yeux. 

—  L'enterrer  vif. 

Toutes  CCS  propositions  étaient  faites  presque  en  même  temps  ;  le 
Vendéen  les  écoutait  avec  un  sourire  capable. 

—  Vous  êtes  des  enfans ,  dit-il  enfin  ;  c'est  moi  qui  me  charge  du 
bleu. 

Un  frisson  d'horreur  me  parcourut  :  je  savais  à  quelles  horribles 
tortures  les  brigands  soumettaient  leurs  prisonniers,  et  je  voyais 
dans  tous  les  yeux  une  férocité  sinistre.  La  colère  des  royalistes  avait 
crû  avec  leurs  menaces,  la  cruauté  avait  passé  de  leur  langage  dans 
leurs  intentions,  et,  en  cherchant  un  genre  de  supplice,  la  soif  du 
sang  leur  était  venue. 

Ils  entourèrent  le  Vendéen  qui  chargeait  tranquillement  sa  pipe. 

—  Qu'allez-vous  faire  du  pataud,  monsieur  Storel?  demanda  le 
plus  hardi. 

Le  chef  regarda  autour  de  lui. 

—  Voyons,  dit-il ,  êtes-vous  en  goût  de  rire?  Si  vous  voulez,  je  le 
ferai  danser  pieds  nus  sur  des  tisons,  ou  bien  je  lui  emprunterai  ses 
deux  oreilles  pour  les  lui  faire  manger  à  souper. 

—  Oui ,  oui ,  s'écrièrent  quelques-uns  avec  un  rire  farouche. 

—  Mais  ça  ne  le  tuera  pas,  dit  celui  qui  avait  voulu  lui  tirer  un 
coup  de  fusil. 

—  De  la  patience  donc!  répondit  Storel,,  faut  jamais  se  presser!.. 
Est-ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'il  se  sente  mourir,  le  citoyen?  Nous 
commencerons  par  en  tirer  de  l'agrément...  Et  quand  il  sera  fatigué , 
nous  le  clouerons  à  la  porte  de  la  baraque  en  manière  de  chauve- 
souris,  avec  la  lettre  des  représentans  cousue  sur  la  poitrine...  Ça 
vous  va-t-il ,  mes  gars  ? 

—  Oui ,  oui. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  443 

—  Eh  bren  !  Toyons ,  avez-vous  quelques  bouts  de  corde ,  quelques 
clous  ? 

—  Pas  ici ,  répondit-on ,  mais  à  la  ferme. 

—  Où  cela? 

—  Chez  Solian ,  à  la  lisière  du  fourré  ;  nous  allons  en  chercher. 

—  Je  vais  avec  vous ,  dit  Storel  ;  je  choisirai  moi-même,  et  je  verrai 
en  passant  ce  que  font  les  gars  qui  surveillent  la  route  ;  mais  surtout 
du  silence. 

Les  royalistes  prirent  leurs  fusils  et  sortirent.  Fine-Oreille  resta 
seul  près  du  feu  avec  six  ou  huit  paysans  qui  ne  parlaient  que  breton 
et  avaient  pris  peu  de  part  à  tout  ce  qui  venait  d'avoir  lieu. 

Je  me  soulevai  alors  pour  apercevoir  Ivon,  qui  m'avait  été  caché 
pendant  toute  cette  scène  ;  il  était  à  la  même  place  et  dans  la  même 
posture.  Cependant,  quand  le  bruit  des  pas  de  Storel  et  de  ses  com- 
pagnons eut  cessé ,  il  releva  lentement  la  tête.  Son  visage  était  pâle, 
ses  yeux  ouverts;  mais  une  suprême  expression  de  courage  y  luttait 
avec  l'effroi.  H  regarda  quelques  instans  autour  de  lui,  comme  s'il  eût 
cherché  à  recueillir  ses  esprits  et  à  s'assurer  qu'il  n'y  avait  aucune 
chance  de  salut;  puis  sa  vue  s'arrêta  sur  le  groupe  de  royalistes  qui 
se  trouvaient  près  du  foyer;  insensiblement,  il  me  sembla  que  ses 
regards  s'animaient,  il  se  redressa  sur  son  séant,  et  donnant  à  sa 
voix  une  expression  de  calme  qui  me  saisit  : 

—  Bonjour  à  Guillaume  Salaiin  ,  dit-il. 

Tous  se  détournèrent  brusquement  gfvec  une  exclamation  de  sur- 
prise. 

— Ce  fils  de  prêtre  sait  ton  nom?  dit  à  Fine-Oreille  un  des  paysans. 

— Et  le  tien  aussi,  Claude  Menez,  reprit  Ivon;  et  le  vôtre,  Jean 
Guïader,  Pierre  Leguern ,  Louis  Ledu. 

Ils  se  levèrent  tous. 

—  Il  nous  connaît,  s'écrièrent-ils;  qui  es-tu  donc? 

—  Un  homme  de  votre  paroisse. 
Ils  s'étaient  approchés. 

—  Au  fait,  j'ai  idée  d'un  chrétien  qui  avait  cette  figure-là,  dit  Fine- 
Oreille. 

—  C'est-il  pas  le  petit  Ivon  Guesno?  demanda  Louis  Ledu  en  hési- 
tant. 

—  Juste,  s'écrièrent  les  autres ,  c'est  le  petit  Ivon ,  celui  qui  jouait 
la  tragédie  avec  nous  à  Vannes. 

11  y  eut  un  moment  de  surprise  et  d'embarras  pour  tous;  il  était 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

évident  que  leur  hostilité  actuelle  arrêtait  un  épanchement  et  gênait 
d'heureux  souvenirs. 

—  Et  pourquoi  t'es-tu  mis  avec  les  bleus  contre  nous?  demanda 
brusquement  Fine-Oreille. 

—  Un  pauvre  gars  comme  moi  ne  choisit  pas  sa  place ,  répondit 
Ivon  ;  il  est  où  Dieu  le  met. 

—  Si  tu  étais  arrivé  à  la  Roche-Bernard,  nous  aurions  tous  été  mas- 
sacrés dans  les  villages. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  aurais  donné  l'ordre. 

—  Non,  mais  tu  le  portais. 

—  Mon  cheval  nous  portait  tous  deux,  et  vous  ne  vous  êtes  pas  mis 
en  colère  contre  lui. 

Les  paysans  ne  répondirent  rien  ;  il  y  eut  une  pause  pendant  la- 
quelle Fine-Oreille  se  rapprocha  du  feu. 

—  Tu  as  eu  du  malheur  de  ne  pas  prendre  un  autre  chemin,  re- 
prit-il enfin  ,  en  affectant  un  ton  d'indifférence;  M.  Storelale  cœur 
enragé  contre  les  bleus,  et  il  ne  leur  fera  pas  grâce. 

—  Je  ne  savais  pas  que  c'étaient  les  gens  du  haut  pays  qui  étaient 
les  maîtres  ici  maintenant,  dit  Ivon. 

—  Le  Vendéen  n'est  pas  notre  maître,  répliqua  vivement  Fine- 
Oreille. 

—  Il  n'attend  pourtant  les  ordres  de  personne. 

Les  Bretons  se  regardèrent  de  nouveau  et  se  grattèrent  la  tête  en 
signe  d'indécision.  Ivon  venait  de  touchera  deux  sentimens  qui  dor- 
maient au  cœur  de  tous,  la  haine  nationale  pour  les  hommes  d'ou- 
tre-Loire et  la  jalousie  contre  tout  chef  étranger.  Ce  n'était  point , 
en  effet,  sans  impatience  qu'ils  avaient  vu  Storel  occuper,  dès  son 
arrivée ,  la  seconde  place  dans  la  bande  du  chevalier  de  la  Hunoterie; 
et  les  comparaisons  ironiques  que  faisait  perpétuellement  le  Ven- 
déen entre  les  brillans  combats  du  Bocage  et  la  guerre  de  broussailles 
des  royalistes  bretons  n'avaient  point  contribué  à  lui  ramener  les 
esprits.  Je  pus  en  juger  par  l'entretien  qui  s'établit  à  voix  basse,  tout 
près  de  moi,  entre  Jean  Guïader,  Jacques  Leguern  et  Fine-Oreille. 
Ivon  ne  pouvait  l'entendre ,  mais  il  le  devina  sans  doute  ,  car  après 
un  assez  court  silence  il  interpella  de  nouveau  Salaiin. 

—  Que  veux-tu?  demanda  celui-ci  brusquement. 

—  Je  veux  te  faire  une  recommandation  d'agonisant,  dit  le  jeune 
homme. 

Fine-Oreille  s'approcha. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  445 

—  Puisque  c'est  l'homme  du  haut  pays  qui  commande,  ajouta 
Ivon ,  je  sais  qu'il  n'y  a  pas  de  pitié  à  attendre,  il  sera  trop  content 
de  voir  quelle  couleur  a  le  sang  d'un  Breton;  mais  toi,  Guillaume, 
qui  as  fait  ta  première  communion  avec  moi ,  tu  ne  peux  pas  refuser 
la  demande  d'un  chrétien. 

—  Parle,  dit  Salaûn. 

—  J'ai  ma  tante  à  Locminé  ;  c'est  une  vieille  femme  à  qui  j'ai  été 
donné  par  le  curé  sur  le  tombeau  de  ma  mère  (1) ,  et  avec  laquelle 

je  ne  me  suis  jamais  rappelé  que  j'étais  un  pauvre  mineur ïu  la 

connais,  Guillaume;  car,  aux  vacances,  elle  nous  laissait  manger  en- 
semble les  hlosses  de  son  courtil. 

—  Je  la  connais,  répéta  Fine-Oreille. 

—  Eh  bien  !  elle  est  misérable ,  à  présent  que  les  bleus  ont  ravagé 
son  héritage  et  vidé  ses  huches.  Je  partageais  mon  pain  avec  elle  et 
avec  un  prêtre  qu'elle  cache.  Quand  ils  ne  me  verront  plus  venir,  ils 
pourront  croire  que  je  les  abandonne ,  et  ce  serait  un  grand  crève- 
cœur  pour  moi.  Promets-moi  d'aller  les  trouver,  et  de  leur  dire  le 
malheur  qui  m'est  arrivé. 

—  J'irai,  répondit  Fine-Oreille  ému. 

—  Que  Dieu  te  récompense  pour  ce  service  !  Surtout  ne  dis  pas  à 
la  pauvre  créature  que  l'on  s'est  amusé  avec  les  souffrances  de  mon 
corps,  car  elle  est  vieille,  et  elle  m'aime...  Fais-lui  croire  que  je  suis 
mort  doucement,  qu'on  m'a  mis  en  terre  bénite  comme  un  chrétien... 

Et  si,  quand  tu  la  verras,  Guillaume,  elle  avait  faim rappelle-toi 

que  tu  as  autrefois  mangé  de  son  pain. 

La  voix  d'Ivon  s'était  attendrie  à  mesure  qu'il  parlait.  Ces  souve- 
nirs, qu'il  n'avait  rappelés  peut-être  que  pour  toucher  Salaiin, 
l'avaient  remué  lui-même.  Exalté  par  la  grandeur  douloureuse  de  sa 
situation ,  il  s'était  pris  au  pathétique  de  ses  propres  paroles  :  aussi  la 
préoccupation  de  son  salut  avait-elle  fait  place  insensiblement  à  une 
sorte  de  résignation  enthousiaste;  son  accent  s'était  ému  et  en  même 
temps  élevé;  son  regard  avait  pris  une  expression  d'extase.  Il  était  à 
genoux ,  les  mains  étendues  vers  Guillaume;  mais  sa  prière  n'avait 
rien  de  pressant,  ni  de  bas.  Il  parlait  avec  cette  autorité  touchante 
de  l'homme  qui  va  mourir. 

Les  paysans  s'étaient  tous  approchés ,  involontairement  saisis  par 
l'accent  d'Ivon. 

())  Les  curés  donnent  ainsi  les  orphelins  à  des  femmes  de  leur  choix,  qui  deviennent 
(lès-lors  leurs  mères  d'adoption.  Voyez  les  Derniers  Bretons. 

TOME  XVII.  29 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ne  veux-tu  rien  autre  chose?  demanda  Salaûn,  qui  cachait  à 
peine  son  trouble. 

—  Plus  rien  qu'une  prière ,  Guillaume  ,  et  les  vôtres  à  tous ,  mes 
compagnons  d'études  ;  priez  pour  moi  quand  vous  m'aurez  vu  tuer. 

Et,  se  redressant  sur  ses  genoux,  le  regard  brillant  d'une  résolu- 
tion suprême,  il  joignit  les  mains  avec  un  transport  pieux,  et  répéta 
tout  haut,  sur  le  ton  cadencé  de  la  déclamation  bretonne  : 

«  Maintenant  bénédiction  entière  à  la  Trinité!  Maintenant  je  suis 
pur,  je  l'espère  du  moins;  mon  courage  est  affermi.  Que  le  fds  de 
Dieu  me  garde!  je  vais  faire  mon  oraison  avec  un  cœur  sincère  et 
aimant  (1).  » 

L'effet  de  ces  vers  fut  magique  ;  il  y  eut  parmi  les  Bretons  comme 
un  frémissement  d'émotion;  tous  les  regards  se  rencontrèrent  et 
toutes  les  voix  répétèrent  à  la  fois  : 

—  C'est  la  prière  de  la  tragédie. 

—  D'où  la  sait-il?  demanda  Guïader. 

—  C'était  lui  qui  faisait  sainte  Nona,  répliqua  Salaiin. 

—  Et  moi  Dieu  le  père ,  dit  Menez. 

—  Moi  le  prêtre,  dit  Ledu. 

—  Moi  la  Mort,  dit  Leguern. 

Les  souvenirs  arrivèrent  alors  tous  en  même  temps.... 

—  C'est  dans  l'aire  d'Olier  Moreau  que  nous  avons  joué  la  pre- 
mière fois. 

—  Et  il  y  avait  une  haie  de  sureau  derrière  le  théâtre. 

—  Et  un  grand  arbre  d'aubépine  qui  jetait  ses  fleurs  sur  nous. 

—  Te  souviens-tu  comme  on  applaudissait? 

—  Et  comme  il  y  avait  de  jolies  fdles  à  nous  voir? 

Et  ces  souvenirs  amenant  à  flots  les  réminiscences  poétiques, 
chacun  se  mit  à  répéter  son  rôle.  Mais  bientôt  la  voix  d'Ivon  s'éleva 
de  nouveau  et  domina  toutes  les  autres  : 

«  Seigneur  Dieu,  qui  as  créé  les  étoiles,  mon  heure  est  arrivée, 
je  crois.  0  vierge  Marie,  je  t'en  conjure,  délivre-moi  de  langueurs 
et  de  tourmens  !  » 

Menez  répondit  : 

«  Moi,  Dieu  le  père,  j'ordonne  à  toi ,  Mort  froide,  de  descendre 


(i)  La  tragédie  dont  ce  passage  est  tiré  a  été  imprimée  en  1857,  sous  ce  litre:  Buhez 
Santez  Notin,  avec  une  introduction  de  l'abbé  Sionnet  et  une  traduction  de  Le  Gonidec.  Ce 
mystère  a  été  composé  en  langue  bretonne  antérieurement  au  xiie  siècle. 


LA  TERREUR  EiN  BRETAGNE.  4W 

sur  la  terre  sans  retard  ;  amène-moi  Nona,  qui  a  gardé  ma  loi /pour 
qu'elle  soit  délivrée  de  toute  douleur,  ainsi  qu'elle  le  mérite.  » 

Et  Ivon  reprit  : 

«  Hélas!  ô  mon  Dieu!  il  faut  souffrir  et  puis  mourir!  Il  est  temps 
de  laisser  la  terre,  et  ses  tromperies,  et  ses  douleurs,  et  ses  agitations. 
Le  temps  est  flni  pour  moi;  prenons  soin  de  l'avenir!  Je  vous  prie 
de  me  donner  l'extrôme-onction ,  prêtres  blancs  ;  car  je  pense  que  je 
vais  partir  d'ici.  » 

«  Je  donne  donc  mon  ame  à  Dieu ,  vrai  roi  du  monde  ;  je  prie  que 
l'on  mette  mon  corps  dans  la  terre  consacrée ,  que  les  pauvres  soient 
soulagés,  que  la  paix  soit  partout;  plus  de  combats,  je  le  demande 
à  chacun  !  » 

Alors  Leguern  continua  : 

«  C'est  moi ,  la  Mort  ;  dans  cette  vallée ,  je  tue  sans  pitié  tout  ce 
qui  est  né.  Vous,  religieuse  courtoise,  votre  temps  est  venu,  je  vous 
frappe  d'abord  sur  le  front;  recevez  aussi  ce  coup  assuré  dans  le 
cœur.  » 

Et  tous ,  excepté  Ivon ,  répétèrent  ensemble  : 

«  Entre  ces  deux  grandes  pierres  cherchons  un  lieu  charmant  et 
doux  aux  regards.  Il  est  situé  dans  la  terre  de  Rivelen;  c'est  ainsi 
que  les  anciens  ont  nommé  cet  endroit.  Enterrons  ici  le  corps  pur  de 
la  religieuse ,  près  de  la  mer  armorique ,  à  la  vue  de  tout  le  monde. 
C'est  en  ce  lieu  désert  qu'elle  a  été  partagée  en  deux  parties  :  son 
ame  chaste  est  allée  se  réunir  à  Dieu ,  et  son  corps  a  été  enseveli  sous 
l'herbe,  entre  la  terre  cVErné  et  celle  des  deux  meurtres.  » 

On  eût  dit  que  ces  vers  agissaient  sur  les  Bretons  comme  une 
formule  magique.  Ils  les  avaient  répétés  avec  une  action  toujours 
croissante,  et,  à  mesure  qu'ils  les  déclamaient,  une  sorte  d'enthou- 
siasme poétique  s'était  emparé  d'eux.  La  victime  et  les  bourreaux 
semblaient  avoir  oublié  leurs  opinions  différentes  et  leurs  positions 
hostiles ,  pour  se  confondre  dans  une  même  émotion  ! 

Quant  à  moi ,  je  ne  puis  dire  ce  que  cet  étrange  spectacle  m'avait 
fait  éprouver.  L'inattendu  d'une  telle  répétition  au  milieu  des  dangers 
qui  nous  menaçaient,  l'espèce  d'allusion  que  le  rôle  des  acteurs  sem- 
blait faire  à  la  position  réelle  de  chacun ,  la  pompe  cadencée  de  la 
déclamation ,  et  cette  sauvage  harmonie  du  vers  celtique,  qui  évo- 
quait chez  moi-même  mille  réminiscences  de  mes  premières  années; 
tout  s'était  réuni  pour  m'émouvoir.  Je  m'étais  levé,  et  j'écoutais  avec 
une  sorte  de  transport,  lorsque  retentit  le  cri  général  qui  marque 
la  fin  de  la  trayédie.  Au  même  instant  il  me  sembla  entendre  un 

29. 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bruit  de  pas  au  dehors.  Par  un  mouvement  spontané ,  je  m'élançai 
vers  Ivon,  qui  était  encore  à  genoux. 

— Voici  le  Vendéen!  m'écriai-je. 

Les  Bretons  se  turent  subitement  et  prêtèrent  l'oreille.  Je  pris  la 
main  du  jeune  paysan. 

—  Si  vous  êtes  des  chrétiens,  montrez-le,  continuai-je  vivement 
en  me  tournant  vers  eux  ;  aurez-vous  le  cœur  de  laisser  tuer  sous  vos 
yeux  un  enfant  de  votre  paroisse,  qui  a  été  petit  avec  vous  et  qui  n'a 
fait  de  mal  à  personne? 

Ils  se  regardèrent. 

—  C'est  un  bleu,  dit  Salaiin  avec  hésitation. 

—  C'est  un  Breton,  répliquai-je,  et  qui  a  sauvé  plusieurs  des 
vôtres  :  sans  lui  je  n'aurais  pu  faire  sortir  de  Rennes  M"''  de  la  Hu- 
noterie  ;  il  n'y  a  jamais  eu  de  trahison  dans  son  cœur,  ni  de  sang 
sur  ses  mains  ;  faites  pour  lui  comme  il  a  fait  pour  les  autres. 

—  C'est  M.  le  chevalier  qui  commande,  et  nous  ne  sommes  point 
les  maîtres  de  sauver  les  prisonniers  sans  son  ordre. 

—  Pourquoi  alors  le  Vendéen  est-il  maître  de  les  tuer?  dit  Ivon. 

—  En  effet,  repris-je,  si  M.  de  la  Ilunoterie  est  le  seul  qui  ait 
droit  de  sauver,  il  est  aussi  le  seul  qui  ait  droit  de  punir.  Vous  avez 
entendu  sa  nièce  elle-même  recommander  qu'on  ne  nous  fît  aucun 
mal;  en  nous  laissant  assassiner,  vous  vous  exposez  à  ses  reproches. 
Vous  devez  au  moins  exiger  qu'on  attende  ses  ordres. 

Les  Bretons  parurent  ébranlés. 

—  M.  Storel  ne  voudra  pas ,  dit  Leguern. 

—  Je  pourrais  voir  si  M.  le  chevalier  est  revenu  au  manoir,  reprit 
Fine-Oreille;  mais  les  autres  vont  arriver,  et  tout  serait  fini  avant 
mon  retour!...  Comment  faire? 

—  Emmène-nous  avec  toi,  dit  Ivon. 

—  C'est  juste,  s'écrièrent  les  paysans.  M.  le  chevalier  fera,  comme 
ça,  à  son  désir.  Mais  vite  alors,  car  le  Vendéen  va  revenir!... 

Ils  prirent  leurs  fusils,  et  nous  firent  marcher  au  milieu  d'eux.  Nous 
entrâmes  dans  le  fourré,  et  la  hutte  disparut  bientôt  derrière  nous. 

—  Maintenant  nous  sommes  sauvés,  dis-je  tout  bas  à  Ivon. 

—  Pas  encore ,  répondit-il. 
Il  s'était  arrêté  en  écoutant. 

—  Marche  donc,  dit  Menez. 

—  Silence  !  murmura  le  jeune  paysan. 

Nous  prêtâmes  l'oreille ,  et  un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  distinc- 
tement. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  449 

—  Ce  sont  les  autres  qui  viennent  de  la  ferme,  dit  Salaiin.  Ils  ont 
pris  le  sentier  vert;  nous  sommes  sûrs  d'être  vus. 

—  Ils  passent  donc  près  de  nous? 

—  De  l'autre  côté  du  buisson. 

En  effet,  nous  pûmes  bientôt  distinguer  les  paroles.  Nos  guides 
s'étalent  arrêtés ,  mais  le  plus  léger  mouvement  pouvait  nous  trahir: 
mon  cœur  battait  avec  violence.  Les  pas  et  les  voix  approchaient  tou- 
jours ;  enfin  nous  aperçûmes  distinctement  Storel  et  ses  compagnons  à 
travers  les  buissons  dépouillés ,  nous  sentîmes  l'agitation  des  branches 
froissées  par  leurs  mouvemens  ! ...  Ils  passèrent  sans  nous  apercevoir. . . 

Nous  reprîmes  notre  route  d'un  pas  rapide ,  traversant  le  fourré 
dans  sa  largeur,  et  nous  arrivâmes  au  manoir. 

M.  de  la  Hunoterie  venait  par  bonheur  d'y  arriver.  Au  premier  mot 
d'explication,  il  nous  rassura;  ma  jeune  compagne  de  voyage  entra 
presque  au  même  instant ,  et  acheva  de  tout  raconter  au  chevaUer, 
qui ,  après  m'avoir  fait  des  excuses  sur  ce  qu'il  appelait  un  malen- 
icndu,  et  m'avoir  remercié  assez  légèrement  du  service  rendu  à  sa 
nièce,  m'engagea  à  accepter  son  hospitalité  jusqu'au  matin.  Le  reste 
de  la  nuit  se  passa  sans  nouvelle  aventure,  et  je  repartis  le  lende- 
main avec  Ivon  pour  la  Roche-Sauveur,  où  nous  arrivâmes  enfin  sains 
et  saufs. 


II. 

II  était  écrit  que  mon  voyage  de  Brest ,  déjà  contrarié  par  tant 
d'obstacles,  n'aurait  point  lieu.  Retenu  à  la  Roche-Sauveur  par  la 
maladie,  je  reçus  des  lettres  qui  changèrent  mes  projets  et  me  for- 
cèrent de  partir  pour  Nantes. 

Nous  étions  alors  au  20  nivôse  1793 ,  c'est-à-dire  au  plus  fort  de  la 
terreur  organisée  dans  cette  ville  par  Carrier.  J'avais  entendu  parler 
assez  légèrement,  à  Rennes,  des  mesures  énergiques  prises  par  ce 
représentant;  on  était  loin  d'en  connaître  toute  la  gravité,  et  l'on 
s'en  inquiétait  peu.  Le  premier  effet  du  danger  est  de  rapprocher  les 
hommes  et  de  les  associer;  mais,  s'il  est  poussé  trop  loin,  il  les  sépare 
immanquablement ,  en  excilant  outre  mesure  chez  chacun  le  senti- 
ment de  la  conservation  et  de  la  défense  personnelle.  Or,  la  crise 
était  alors  si  terrible  partout,  que  l'on  s'occupait  uniquement  des 
malheurs  qu'on  avait  à  ses  portes.  Chaque  ville,  assiégée  par  la  faim  , 
la  guerre  et  la  proscription ,  ressemblait  à  un  malade  luttant  contre 


450  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

l'agonie  et  peu  soucieux  de  ce  qui  se  passe  ailleurs  :  telle  était, 
d'ailleurs,  l'imminence  de  la  mort  pour  tous ,  qu'on  s'y  était  accou- 
tumé et  qu'on  l'attendait  sans  cesse  pour  les  autres  comme  pour  soi. 
Au  milieu  des  convulsions  politiques  qui  ébranlaient  la  France, 
c'était  un  événement  vulgaire,  journalier  et  prévu;  on  en  parlait 
comme  aujourd'hui  d'un  mariage  ou  d'une  naissance;  on  ne  s'éton- 
nait point  de  ceux  qui  tombaient,  mais  de  ceux  qui  restaient  debout. 
La  mort  était,  pour  ainsi  dire,  la  règle  ;  la  vie  ,  l'exception.  Il  fallait 
donc ,  pour  que  la  victime  émût ,  l'aspect  de  ses  souffrances ,  la  vue 
du  sang,  quelque  circonstance  pathétique  et  particulière,  autre 
chose  enfm  que  la  pensée  de  la  destruction ,  car  celle-ci  était  devenue 
si  familière,  qu'elle  n'émouvait  plus. 

Or,  pour  ceux  qui  étaient  loin  ,  les  exécutions  de  Nantes  ressem- 
blaient à  toutes  les  autres  ;  leur  nombre  s'expliquait  par  la  multitude 
des  prisonniers  vendéens;  et  telle  était  la  haine  excitée  par  les  ra- 
vages et  les  cruautés  des  brif/ands,  que  leurs  supplices  ne  parais- 
saient, en  général,  que  de  justes  représailles.  Trop  d'indignations , 
de  douleurs  et  de  désirs  de  vengeance  s'étaient  amassés  dans  les 
cœurs  pour  que  l'on  fût  miséricordieux.  Il  n'était  point,  dans  toute 
la  Bretagne,  une  seule  famille  patriote  qui  n'eût  à  pleurer  un  des 
siens  tué  dans  cette  guerre  impie,  de  sorte  que  chaque  tête  ven- 
déenne qui  tombait  était  un  holocauste  offert  à  la  mémoire  d'un 
être  que  l'on  avait  aimé,  ou  une  promesse  de  sécurité  pour  ceux  que 
l'on  aimait  encore.  De  nos  jours,  où  les  haines  ont  la  môme  tiédeur 
que  les  amours ,  on  peut  accuser  de  pareils  sentimens  de  férocité  ; 
l'impartialité  est  facile  à  qui  ne  souffre  point.  Quant  à  moi,  j'avoue 
que  je  partageais  alors  la  colère  de  tous  les  miens,  et  que  la  punition 
des  excès  commis  par  les  royalistes  me  touchait  faiblement. 

Je  partis  donc  pour  Nantes  sans  répugnance  comme  sans  crainte  ; 
j'étais  loin  de  prévoir  le  spectacle  qui  m'y  attendait. 

On  a  souvent  parlé  des  malheurs  de  cette  ville  pendant  la  terreur, 
et,  grâce  à  eux,  l'un  des  membres  les  plus  obscurs  de  la  convention 
a  laissé  un  souvenir  à  l'histoire.  Les  noms  de  Leperdit,  de  Cham- 
penois, d'Audaudine,  de  Gambart,  de  Thomas,  de  Bancelin,  ont 
été  oubliés,  tandis  que  celui  de  Carrier  est  resté  vivant  et  debout! 
C'est  que  ce  nom  avait  été  écrit  au  cœur  même  de  la  génération, 
comme  la  loi  écrit  le  sien  sur  l'épaule  du  condamné  ;  c'est  qu'après 
tout,  les  républicains  que  nous  avons  nommés  plus  haut  ne  furent 
que  des  hommes  de  courage,  de  loyauté,  de  dévouement,  dans  un 
temps  où  le  courage,  la  loyauté  et  le  dévouement  se  trouvaient  par- 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  451 

tout,  tandis  que  Carrier  fut  un  scélérat  d'élite,  qui  résuma  en  lui 
tous  les  excès  de  l'époque. 

Dussé-je  vivre  mille  ans,  je  n'oublierai  jamais  mon  arrivée  à 
Nantes.  C'était  vers  le  soir;  je  venais  d'apercevoir  la  ville  à  demi 
noyée  dans  les  brouillards  de  la  Loire;  je  pressais  le  pas  de  mon  che- 
val, lorsqu'une  fusillade  vive  et  nourrie  se  fit  entendre  et  fut  suivie 
presque  aussitôt  des  éclats  sourds  du  canon.  Je  m'arrêtai  étonné  :  il 
y  eut  une  assez  longue  pause;  puis  la  fusillade  retentit  de  nouveau, 
et  le  canon  continua  seul.  Le  bruit  venait  évidemment  de  la  ville;  ce 
ne  pouvait  être  qu'une  attaque  imprévue  de  Vendéens  ou  une  insur- 
rection ;  je  délibérais  déjà  sur  ce  que  je  devais  faire ,  lorsqu'un  volon- 
taire passa. 

—  On  se  bat  donc?  lui  criai-je. 
Il  me  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Pourquoi  cela? 

—  N'entendez- vous  point  la  fusillade? 
Il  haussa  les  épaules  en  souriant  : 

—  Ça,  dit-il,  ce  sont  les  brigands  h  qui  on  récite  les  prières  du 
soir.... 

—  Mais  le  canon? 

—  Ah!...  c'est  une  idée  du  représentant  pour  aller  plus  vite. 

—  On  en  exécute  donc  beaucoup? 

—  Tant  qu'on  peut.  Tout  ce  qui  se  tue  est  bon  à  Carrier. . .  Du  reste, 
tu  n'as  qu'à  continuer,  tu  pourras  compter  les  charognes  royalistes 
sur  ton  chemin  ! 

A  ces  mots,  le  volontaire  passa  outre,  et  je  repris  ma  route  tout 
rêveur.  Je  trouvai  les  faubourgs  tels  qu'ils  avaient  été  laissés  par  les 
Vendéens  après  le  siège  ;  on  eût  dit  que  l'ennemi  venait  de  se  retirer. 
La  plupart  des  maisons ,  sans  portes  et  sans  fenêtres,  étaient  sillonnées 
par  les  traces  des  boulets  ou  mouchetées  d'éclats  de  balles  et  de  mi- 
traille. Quelques-unes,  plus  écartées  du  chemin,  montraient  de  loin 
leurs  toits  à  moitié  consumés  et  leurs  murs  noircis  ;  d'autres  ne  pré- 
sentaient plus  qu'un  amas  de  décombres  sur  lesquels  les  ronces  avaient 
déjà  poussé.  On  apercevait  à  peine  de  loin  en  loin,  sur  les  seuils, 
quelques  femmes  portant  dans  leurs  bras  des  nourrissons  chétifs,  et 
quelques  hommes  débraillés  qui  vous  regardaient  d'un  œil  hagard. 

En  arrivant  près  de  l'Èdre,  je  rencontrai  une  troupe  d'enfans  char- 
gés de  vêtemens  ensanglantés  qu'ils  se  disputaient.  La  nuit  était 
venue  ;  je  voulus  abréger  en  évitant  les  quais  et  en  prenant  par  la 
place  du  Département.  J'avais  le  cœur  serré  d'une  indicible  tristesse. 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  j'avançais  pensif  sans  regarder  autour  de  moi ,  lorsque  tout  à  coup 
mon  cheval  se  jeta  de  côté  avec  un  hennissement  d'effroi;  il  avait  mar- 
ché sur  un  cadavre  !  Je  le  fis  passer  vite ,  mais  il  en  heurta  un  second , 
puis  un  troisième,  puis  un  autre  encore.  Je  voulus  lui  faire  rebrous- 
ser chemin  ;  il  refusa  d'avancer.  Il  fallut  descendre  :  mon  pied ,  en 
se  posant,  rencontra  quelque  chose  qui  céda;  c'était  le  corps  d'un 
enfant!  Je  regardai  autour  de  moi  avec  épouvante;  la  place  entière 
était  couverte  de  morts,  et  le  sang  coulait  par  rigoles,  comme  l'eau 
après  un  orage!  Il  y  avait  dans  l'air  une  odeur  sans  nom;  je  me 
sentis  froid  jusque  dans  les  cheveux.  Mon  cheval  refusait  toujours  de 
marcher;  je  ne  savais  à  quoi  me  décider,  lorsque  de  longs  aboiemens 
se  firent  entendre  au  loin;  ils  grossirent,  s'approchèrent  rapidement, 
éclatèrent  à  mes  oreilles.  Je  me  détournai  ;  une  meute  haletante  se 
précipitait  sur  la  place  ;  je  la  vis  passer  près  de  moi ,  se  disperser  parmi 
les  cadavres  et  disparaître!  Alors  les  aboiemens  s'éteignirent  peu  à 
peu;  on  n'entendit  plus  que  de  sourds  grondemens  môles  de  je  ne  sais 
quel  horrible  bruit  de  chairs  fouillées  et  d'ossemens  rongés.  On  voyait 
ces  corps,  immobiles  un  instant  auparavant ,  remuer  dans  l'ombre  et 
se  séparer  par  lambeaux.  Saisi  d'une  horreur  qui  touchait  à  l'égare- 
ment, je  remontai  sur  mon  cheval,  et  je  lui  enfonçai  mes  éperons 
dans  le  flanc.  Il  partit  au  galop ,  mais  ses  pieds  glissaient  à  chaque  in- 
stant dans  le  sang;  il  s'abattit  trois  fois!  Dérangés  de  leur  curée,  les 
chiens  s'écartaient  sur  notre  passage ,  et  levaient  vers  nous ,  en  gron- 
dant, leurs  yeux  sauvages  et  leurs  museaux  ensanglantés.  Pendant 
quelques  minutes,  je  fus  en  proie  à  une  espèce  d'hallucination  hor- 
rible; enfin,  pourtant,  je  pus  échapper  à  cet  affreux  charnier,  ga- 
gner la  place  de  la  Cathédrale,  et  de  là  l'auberge  où  j'avais  coutume 
de  descendre. 

Je  me  trouvai ,  en  entrant ,  face  à  face  avec  la  citoyenne  Benoist  ; 
nous  jetâmes  en  même  temps  un  cri  de  surprise. 

—  Vous  ici  ! 

Je  lui  racontai  en  peu  de  mots  ce  qui  m'était  arrivé  et  comment 
j'avais  changé  mon  itinéraire.  Quand  j'eus  fini  : 
.  —  Moi,  je  suis  venue  pour  mon  mari,  dit-elle. 

—  Il  est  malade? 

.  —  Il  est  en  prison. 

—  Le  citoyen  Benoist!  m'écriai-je  stupéfait. 
Elle  m'emmena  à  l'écart. 

— Vous  ne  savez  point  où  vous  êtes  venu,  malheureux!  Nantes  est 
une  caverne  de  tigres. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  453 

—  En  effet,  répondis-je,  tout  à  l'heure  j'ai  traversé  la  place  du 
Département,... 

—  Et  vous  l'avez  trouvée  semée  de  cadavres?...  Ceux-là  sont  des 
Vendéens  venus  sur  la  foi  des  proclamations  qui  promettaient  le  par- 
don !  Hier  on  en  a  exécuté  d'autres  ,  pris ,  disait-on ,  les  armes  à  la 
main!...  C'étaient  des  jeunes  filles  et  des  enfans!  Carrier  a  menacé  le 
président  de  la  commission  militaire ,  Gouchon ,  de  le  faire  fusiller 
s'il  ne  condamnait  pas  plus  vite  et  plus  léyèreinent.  Le  pauvre  vieil- 
lard en  est  devenu  fou  ;  il  est  mort,  il  y  a  quelques  jours ,  dans  le  dé- 
lire. Aussi,  maintenant,  ne  juge-t-on  plus.  Les  prisons  sont  un  en- 
trepôt de  chair  humaine;  on  y  puise  à  môme,  comme  à  la  rivière. 
On  guillotine,  on  mitraille,  on  noie  tout  ce  qui  tombe  sous  la  main. 
Il  y  a  trois  jours  qu'une  marée  grossie  par  un  vent  d'ouest  nous  a 
rapporté  une  partie  des  victimes  de  Carrier  ;  on  eût  dit  une  débâcle 
de  cadavres.  L'eau  qu'on  puise  à  la  Loire  est  mêlée  de  lambeaux  de 
chair  corrompue;  une  ordonnance  de  police  a  fait  défense  d'en 
boire ,  et  voilà  près  d'un  mois  que  trois  cents  hommes  sont  occupés 
à  creuser  des  fosses.  Le  typhus  ravage  les  prisons;  il  commence  à 
atteindre  les  gardiens  eux-mêmes;  un  poste  de  grenadiers  a  suc- 
combé tout  entier  dans  une  seule  nuit!  Quant  à  la  disette,  vous  trou- 
verez, le  soir,  les  rues  pleines  de  malheureuses  qui  se  prostituent  pour 
un  morceau  de  pain.  Cependant  Carrier  vit  dans  l'abondance ,  au  mi- 
lieu de  femmes  perdues ,  menaçant  de  mort  quiconque  ose  lui  par- 
ler des  misères  publiques.  Voilà  ce  que  mon  mari  a  vu  en  arrivant;  il 
n'a  pu  cacher  son  indignation,  et  on  l'a  fait  arrêter  comme  suspect. 
Je  suis  ici  pour  partager  son  sort ,  quel  qu'il  soit. 

—  Et  avez-vous  quelque  espérance? 

—  Je  ne  sais;  la  terreur  retient  les  lâches,  et  la  fatigue  a  énervé 
les  courageux.  On  a  dépensé  trop  de  vie  depuis  quelques  mois; 
on  est  engourdi.  Chacun  renonce  à  combattre  et  attend  tranquil- 
lement la  mort,  non  par  bravoure,  mais  par  torpeur;  on  se  laisse 
égorger  sans  se  retourner  môme  contre  le  couteau.  Cependant  j'ai 
vu  déjà  Philippe  Tronjolly  et  plusieurs  autres  ;  tant  que  je  serai  libre, 
je  ne  désespérerai  point.  Un  tel  état  de  choses,  d'ailleurs,  ne  peut 
durer;  il  y  a  des  douleurs  qui  forcent  les  mourans  eux-mêmes  à  se 
lever.  Il  faudra  bien  que  la  convention  fasse  justice  ,  quand  les  cris 
d'exécration  s'élèveront  de  toutes  parts  ;  plus  on  aura  été  loin ,  plus 
le  retour  sera  rapide  et  complet. 

—  Et  cela  m'épouvante  encore ,  répondis-je  avec  tristesse.  Tout 
excès  amène  une  réaction  presque  aussi  funeste  :  qui  sait  ce  qu'em- 


454-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portera  le  flot  d'indignation  et  de  colère  qui  va  déborder?  Quel 
thème  fécond  pour  nos  ennemis  !  Comme  il  sera  facile  d'attribuer  aux 
principes  les  crimes  des  personnes! 

—  Croyez-vous  les  hommes  si  aveugles,  dit  M"""  Benoist;  est-ce 
d'aujourd'hui  que  les  pirates  prennent  de  nobles  drapeaux,  et  ne 
sait-on  pas  que  les  mauvaises  passions  portent  toujours  la  cocarde 
qui  donne  la  force?  Ces  misérables  qui  maintenant  noient  des  roya- 
listes et  des  prêtres  sont  ceux  qui  massacraient  les  protestans  sous 
les  Médicis;  c'est  toujours  la  même  famille  de  voleurs  et  d'assassins. 
Ce  sont  des  hommes  qui  suivent  toutes  les  grandes  évolutions  sociales 
comme  les  loups  cerviers  suivent  les  armées ,  et  auxquels  les  champs 
de  bataille  appartiennent  quelques  heures. 

—  Oui  ;  mais  tout  ce  que  Carrier  fait  ici ,  il  le  fait  au  nom  de  la 
liberté.  On  feindra  de  prendre  ses  vices  pour  des  doctrines. 

—  Des  doctrines!  s'écria  M""*  Benoist;  qui  pourra  accuser  cet  Au- 
vergnat stupide  d'en  avoir  eu ,  bon  Dieu  !  Mais  savez-vous  bien  ce  que 
c'est  que  Carrier?  Un  chaudronnier  ivre  qui  sort  du  bagne  !  Il  s'est 
trouvé  qu'il  était  trop  ignorant  et  trop  scélérat,  même  pour  être  pro- 
cureur; il  n'a  jamais  pu  apprendre  à  sucer  la  moelle  des  cliens  sans 
les  faire  crier!  Je  me  demande  à  chaque  instant  ce  qu'il  faut  le  plus 
admirer  de  son  ineptie,  de  son  cynisme  ou  de  sa  férocité!...  Il  a 
entendu  les  idéologues  de  la  convention  répéter  que  la  France  de- 
vait avoir  seulement  sept  cents  habitans  par  lieue  carrée;  que,  pour 
établir  solidement  la  république,  il  fallait  prélever  sur  la  génération  ac- 
tuelle deux  millions  de  têtes  ;  il  a  appris  par  cœur  ces  calculs  de  quel- 
ques fous  féroces,  et  il  les  répète  ainsi  que  les  médecins  de  Mo- 
lière répétaient  leurs  formules  de  purgations  et  de  saignées.  Ce  n'est 
point,  comme  Robespierre  et  Saint-Just,  un  métaphysicien  impla- 
cable; ce  n'est  même  point,  comme  Marat,  un  enragé  qui  mord  par 
maladie  :  c'est  tout  simplement  un  bandit  qui  profite  de  sa  position. 
Ce  qui  lui  plaît  dans  la  république,  ce  ne  sont  point  les  principes  qui 
la  constituent,  mais  les  avantages  qu'elle  lui  donne.  Il  l'aime  comme 
il  aime  ses  vices;  il  la  défend  comme  le  brigand  défend  l'antre  où  il 
garde  son  butin.  Il  vous  parle  de  sa  haine  pour  les  aristocrates;  mais 
les  aristocrates,  pour  lui,  ce  sont  les  riches,  les  muscadins,  les  gens 
d'esprit  (1).  Voilà  ceux  qu'il  désigne  à  la  compagnie  de  Marat. 'Et  cette 
compagnie,  expression  complète  de  la  pensée,  savez-vous  de  quoi  elle 

(1)  «  Vous,  mes  bons  sans-culottes,  qui  êtes  dans  l'indigence,  tandis  que  d'autres  sont 
dans  l'abondance,  ne  savez-vous  pas  que  ce  que  possèdent  les  gros  négocians  vous  appar- 
tient? Il  est  temps  que  vous  jouissiez  à  votre  tour;  faites-moi  des  dénonciations  :  le  témoi- 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  455 

se  compose?  De  faussaires,  de  meurtriers  (1).  Lorsque  Goullin  et 
Lamberty  l'ont  formée,  ils  ne  demandaient  pas  à  chaque  nom  pro- 
posé :  —  Y  a-t-il  un  plus  chaud  patriote  à  Nantes?  mais  :  —  N'y 
a-t-il  pas  quelqu'un  de  plus  scélérat?...  De  leurpropre  aveu,  ils  n'ont 
d'autre  but  que  Aq  fouiller  les  gros  négocians.  Ils  ont  décidé  qu'ils 
incarcéreraient  successivement  tous  les  citoyens ,  et  qu'ils  les  force- 
raient à  se  racheter.  On  traite  tout  haut ,  au  comité ,  des  échéan- 
ces et  des  époques  de  paiement  pour  ces  rançons.  Voilà  les  faits  (2). 
Dévorée  par  la  guerre  civile  et  la  famine ,  Nantes  ressemble,  dans 
ce  moment,  à  une  de  ces  villes  italiennes  du  moyen-âge,  où  la 
peste  brisait  tous  les  liens,  suspendait  toutes  les  lois,  et  où  quelques 
bandits  régnaient  sans  obstacle,  pillant  les  palais  et  assassinant  ceux 
que  le  mal  avait  épargnés.  L'avenir  saura  tout  cela,  et  il  restera  bien 
constant  que  ce  sont  les  circonstances,  non  les  principes  de  la  révo- 
lution, qui  ont  amené  tant  de  désastres. 

Je  secouai  la  tête;  mais  les  préoccupations  personnelles  de  la  ci- 
toyenne Benoist  étaient  trop  poignantes  pour  qu'elle  pût  continuer 
long-temps  une  discussion  générale.  Elle  revint  à  parler  des  moyens 
de  sauver  son  mari  :  je  lui  proposai  mon  entremise;  elle  refusa. 

—  Ce  serait  vous  compromettre  sans  utilité ,  me  répondit-elle; 
laissez-moi  agir  seule  d'abord,  afin  que  je  vous  trouve  si  j'échoue. 
Nous  vivons  dans  un  temps  où  l'on  doit  ménager  les  têtes  de  ses 
amis,  ne  fût-ce  que  par  égoïsme.  J'ai  ici  des  parens  qui  me  sont  dé- 
voués; je  n'ai  pas  voulu  les  voir  de  peur  de  les  désigner  à  la  persécu- 
tion ,  et  je  n'aurai  recours  à  eux  qu'à  la  dernière  extrémité.  Mais 
pardon  ;  voici  l'heure  où  Philippe  m'attend  ;  nous  nous  reverrons  ce 
soir. 

in. 

J'avais  moi-même  des  affairés ,  et  ce  que  je  venais  d'apprendre 
m'inspira  le  désir  de  les  terminer  le  plus  promptement  possible.  Je 

gnage  de  deux  bons  sans-culoltes  me  suffira  pour  faire  rouler  leurs  têtes.  ï> {Discours  à  la 
réunion  Vincejit  la  Mojitagne.) 

«  Incarcération  de  tous  les  gens  riches  et  de  tous  les  gens  d'esprit.  »  (  Arrêté  du  15  bru- 
maire. ) 

(1)  Chaux,  connu  par  plusieurs  banqueroutes,  a  fait  incarcérer  une  partie  de  ses  créan- 
ciers; Bachelier,  notaire  décrié  ;  Goullin  ,  connu ,  avant  1789,  par  ses  talons  rouges ,  s'est 
couvert  de  tous  les  crimes,  dont  le  moins  criant  peut-être  est  celui  d'avoir  fait  mourir  en 
prison  un  bienfaiteur  à  qui  il  devait  des  sommes  considérables  ;  Grandmaison ,  assassin  dans 
l'ancien  régime,  avait  obtenu  des  lettres  de  grâce  par  le  crédit  de  quelques  nobles.  {Mé- 
moires de  Philippe  Tronjolly.) 

(2)  Ibid. 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

me  rendis  en  conséquence  chez  le  citoyen  Dufour.  Je  ne  le  trouvai 
point,  mais  on  me  désigna  une  taverne,  le  Café  du  vrai  Sans-Culotte, 
où  je  devais  le  rencontrer  :  je  m'y  rendis. 

C'était  une  salle  basse  et  enfumée,  sur  les  volets  de  laquelle  le  pin- 
ceau du  barbouilleur  avait  grossièrement  dessiné  une  guillotine 
coiffée  du  bonnet  phrygien ,  avec  ces  mots  qui  semblaient  faire  épi- 
gramme  au-dessous  :  liberté  ,  fraternité.  Un  vasistas  entr'ouvert 
laissait  entendre  un  bruit  de  verres,  de  rires  et  de  juremens,  qui  sor- 
tait par  bouffées,  avec  je  ne  sais  quelle  odeur  acre  et  brûlante.  Je 
m'approchai  du  vitrage;  mais  je  ne  pus  distinguer,  à  travers  la  va- 
peur dont  il  était  couvert,  que  des  formes  confuses  qui  s'agitaient  en 
tout  sens  ;  il  fallut  se  décider  à  entrer. 

Je  venais  de  refermer  la  porte,  et  je  cherchais  des  yeux  le  citoyen 
Dufour,  lorsque  mon  nom  retentit  tout  à  coup  derrière  moi.  Je  me 
détournai,  et  j'aperçus  un  homme  en  carmagnole  qui  me  tendait  les 
deux  mains;  je  m'avançai  étonné  :  c'était  Pinard! 

Je  ne  l'avais  point  vu  depuis  mon  premier  séjour  à  Rennes,  et  la 
manière  dont  nous  nous  étions  quittés  s'accordait  peu  avec  ces 
avances  amicales;  mais,  que  ce  fût  l'effet  de  l'ivresse  ou  du  temps, 
il  paraissait  avoir  tout  oublié.  Je  répondis  pourtant  à  ses  empresse- 
mens  avec  quelque  froideur  :  il  s'en  aperçut. 

—  Eh  bien!  est-ce  que  nous  sommes  encore  fâchés?  s'écria-t-il ; 
la  paix,  mille  dieux!  la  paix!  et  viens  ici  avec  les  amis. 

Je  voulus  me  défendre;  mais  il  me  prit  de  force,  et,  s'adressantà 
une  douzaine  de  compagnons  qui  buvaient  avec  lui  : 

—  Holà  !  vous  autres  ;  une  place  pour  un  vrai  républicain. 

On  se  rangea ,  et  je  me  vis  forcé  de  m'asseoir.  Pinard  me  fit  donner 
un  verre. 

—  Allons,  cria-t-il;  Cincinnatus,  déride-toi,  et  une  rasade  à  la 
mort  des  calotins. 

Il  fallut  boire.  J'éprouvais  un  véritable  malaise,  ne  sachant  avec 
quelles  gens  je  me  trouvais,  et  craignant  de  le  deviner  d'après  la  con- 
naissance que  j'avais  de  Pinard.  Il  ne  me  tint  pas,  du  reste,  long- 
temps dans  l'incertitude. 

—  ïu  es  donc  venu  voir  comment  nous  faisions  ici  nos  affaires? 
reprit-il  en  se  versant  du  punch. 

(1)  Toute  celle  conversation  est  rigoureusement  historique,  comme  le  reste  du  rccil; 
on  n'invente  pas  de  telles  choses.  Nous  ne  faisons  dire  à  chaque  personnage  que  ce  qu'il  u 
réellement  dit,  et  les  pièces  justificatives  pourraient  être  apportées  à  l'appui  de  chaque  fail  ; 
nous  les  avons  toutes  en  main. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  457 

Je  lui  expliquai  rapidement  ce  qui  m'avait  amené  à  Nantes;  mais 
il  ne  m'écoutait  pas,  et  buvait  à  petites  gorgées  en  regardant  le  fond 
de  son  verre. 

—  Les  circonstances  sont  difficiles,  Gincinnatus,  continua-t-il  avec 
la  gravité  d'un  homme  ivre.  Les  vrais  patriotes  comme  nous  sont 
soumis  à  de  cruelles  fatigues  :  on  a  beau  travailler  jour  et  nuit,  il  y  a 
tant  de  brigands  dans  les  prisons,  qu'on  ne  peut  leur  faire  justice... 
Le  temps  manque. 

—  Je  crois  bien,  dit  un  petit  homme  à  barbe  rousse  qui  buvait  de- 
vant nous  d'un  air  morose;  le  temps  de  les  déshabiller,  le  temps  de 
les  fusiller,  le  temps  de  les  assommer!...  C'est  trop  de  temps!... 

Pinard  se  pencha  vers  moi. 

—  C'est  Ducou,  me  murmura-t-il  à  l'oreille  en  désignant  le  bu- 
veur avec  une  complaisance  caressante. 

—  Si  ce  n'était  encore  que  le  temps,  reprit  un  autre,  on  tâcherait 
de  travailler  vite;  mais  ce  président  de  malheur,  Tronjolly,  ne  veut-il 
pas  écouter  ceux  qu'il  juge?  cbmme  s'il  fallait  des  preuves  pour  faire 

passer  des  aristocrates  au  rasoir  national! On  leur  fait  mettre  la 

tête  à  la  fenêtre  sur  l'étiquette  du  sac. 

—  Celui-là  est  GouUin ,  me  dit  Pinard  à  demi-voix;  c'est  le  meil- 
leur de  nous  tous. 

—  Sais-tu  si  on  envoie  encore  ce  soir  des  brigands  au  château 
d'Aux?  demanda  Ducou. 

—  xVu  château  d'Aux  (Ij!  répétai-je...  Mais  j'en  viens,  et  je  n'y  ai 
point  vu  de  prisonniers. 

Un  éclat  de  rire  général  s'éleva. 

—  Fameux!  s'écria  Pinard;  il  n'a  pas  compris  le  calembour!...  Le 
château  d'Aux,  nigaud,  c'est  la  Loire. 

Je  fis  un  geste  d'horreur,  qu'il  prit  pour  un  mouvement  d'impa- 
tience. 

—  Allons,  dit-il  avec  bonté,  ne  te  fâche  pas,  Cincinnatus;  c'est 
une  farce  qu'on  dit  aux  prisonniers  quand  on  les  fait  sortir  pour  les 
passer  à  la  baignoire  nationale.  Faut-il  pas  s'amuser?  Dans  les  com- 
mencemens,  lorsqu'on  les  embarquait,  ils  croyaient  que  c'était  pour 
les  conduire  en  Angleterre  ou  en  Espagne;  aussi  Carrier  appelle  nos 
baignades  des  déportations  verticales!  Du  reste,  je  te  conduirai  uu 
jour  à  l'entrepôt;  tu  verras  comme  nous  nous  y  prenons  pour  les  faire 


(I)  Clùteau  situé  près  de  Nantes,  et  dont  le  nom  donna  occasion  à  cet  horrible  calembour 
que  l'on  répétait  sans  cesse  aux  prisonniers. 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

boire  à  la  tasse  des  calotins.  En  attendant,  ton  verre;  eh  bien!  Lam- 
berty,  que  diable  fais-tu  là  avec  tes  paperasses,  au  lieu  de  boire?.... 

—  Je  regarde  qui  j'ai  à  pincer  ce  soir. 

—  Tu  as  une  liste  de  suspects? 

—  Pardieu!  le  comité  ne  vient-il  pas  de  porter  un  arrêt  contre 
ceux  qui  ont  cherché  à  interrompre  le  cours  de  la  justice  révolution- 
naire, en  sollicitant  pour  leurs  parens  (1)  ? 

—  Y  eu  a-t-il  beaucoup? 

—  Une  bande  de  noms  que  je  ne  connais  pas,..  Jeanne  Papin, 
Pierre  Fourant,  la  citoyenne  Benoist,  de  Rennes... 

Je  m'étais  levé  pour  partir  ;  ce  nom  m'arrêta  court. 

—  C'est  un  gibier  qui  peut  s'échapper,  continua  Lamberty  en  re- 
pliant sa  liste;  faut  que  j'y  aille  sur-le-champ. 

—  Au  diable!  s'écria  Pinard;  si  tu  ne  retrouves  plus  ceux-là,  tu  en 

prendras  d'autres.  Repose-toi,  mille  tonnerres! Je  veux  que  tu 

fasses  la  connaissance  de  Cincinnatus... 

—  Le  citoyen  a  l'air  lui-même  de  se  disposer  à  partir,  dit  Lam- 
berty. 

—  Je  reste,  répondis-je  en  me  rasseyant. 

—  Tu  vois  ;  si  tu  nous  quittes,  tu  n'es  pas  un  vrai  sans-culotte. 
Lamberty  résista  encore  quelques  instans ,  et  finit  par  se  laisser 

persuader.  J'avais  compris  sur-le-champ  que  le  seul  moyen  de  sauver 
la  citoyenne  Benoist  était  de  l'avertir  pendant  que  je  retiendrais  à 
table  les  gens  chargés  de  l'arrêter.  J'exprimai  en  conséquence  la  ré- 
solution de  demeurer,  objectant  seulement  un  rendez-vous  d'affaires 
donné  à  mon  hôtellerie.  Pinard  me  proposa  lui-même  d'envoyer  un 
mot  pour  qu'on  n'eût  point  à  m'attendre;  j'adoptai  l'expédient,  et 
j'écrivis  au  crayon,  sur  le  coin  même  de  la  table,  le  billet  suivant  : 

«  Cachez-vous  en  lieu  sûr,  sans  perdre  de  temps  ;  on  vous  cherche 
pour  vous  arrêter.  Vos  amis  veilleront  au  sort  de  votre  mari  ;  mais 
songez  que  votre  arrestation  leur  rendrait  sa  délivrance  plus  difficile. 
Ils  auraient  deux  têtes  à  préserver  au  lieu  d'une  !  » 

Je  ne  signai  point;  la  citoyenne  Benoist  connaissait  mon  écriture. 
Le  billet  cacheté,  je  cherchai  quelqu'un  pour  le  porter;  je  ne  pus 
trouver  qu'une  petite  mendiante  qui  se  tenait  à  la  porte  du  café. 
L'enfant  parti,  je  revins  m'asseoir  près  de  Pinard. 

—  Depuis  quand  es-tu  ici ,  citoyen?  me  demanda  Goulhn. 

—  Depuis  quelques  heures  seulement. 

^1)  Ordre  du  2  nivôse,  signé  Grandmaison. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  459 

—  Alors  tu  n'as  pu  savoir  encore  ce  qui  se  passe Les  vrais 

montagnards  sont  les  maîtres  partout ,  et  nous  marchons  ici  sur  les 
cadavres  et  sur  les  jolies  femmes. 

—  Il  faut  faire  au  citoyen  les  honneurs  du  pays,  dit  le  petit  homme 

à  barbe  rouge Lamberty,  tu  l'amèneras  à  l'entrepôt,  pour  qu'il 

choisisse  une  brigande  à  son  goût. 

—  A  moins,  observa  Goullin ,  que  le  citoyen  ne  soit  comme  Pinard , 
qui  s'intitule  rennemi  des  femmes,  et  ne  les  trouve  bonnes  qu'à  tuer. 

Pinard  allait  répondre ,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  ;  six  nouveaux 
sans-culottes  entrèrent. 

—  Tiens,  c'est  Chaux  et  les  autres,  dit  Lamberty. 

—  Enfin ,  s'écria  Ducou ,  c'est  pas  malheureux  ;  je  vous  croyais  en 
mission  extraordinaire. 

—  C'est  ce  gueux  de  comité  qui  nous  a  retenus ,  répondit  Chaux  ; 
j'enrageais  en  pensant  que  vous  étiez  ici.  Aussi,  j'aurais  donné  la 
tête  de  mon  père  pour  en  finir. 

—  Sans  compter,  reprit  une  espèce  de  géant  qui  se  trouvait  parmi 
les  nouveau-venus,  qu'on  leur  avait  confié  huit  prisonniers  à  recon- 
duire à  l'entrepôt... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  ma  foi!  c'était  trop  loin.  Je  leur  ai  conseillé  de  sabrer 
cette  canaille  pour  en  avoir  fini  plus  tôt;  je  les  ai  même  aidés....  Ce 
sera  de  la  besogne  de  moins  pour  vous ,  mes  Romains. 

—  Diable  d'Héron!  s'écria  Lamberty  en  frappant  la  table  du 
poing;  il  a  toujours  de  ces  expédiens. 

—  Ça  m'a ,  du  reste ,  valu  un  ornement  militaire ,  ajouta  le  géant 
en  se  décoiffant.  Regarde. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

—  Ça ,  mon  cher,  c'est  la  vraie  cocarde  d'un  patriote...  une  oreille 
de  brigand  que  j'ai  clouée  à  mon  chapeau. 

—  Vous  verrez ,  s'écria  Chaux ,  qu'en  sa  qualité  d'inspecteur  des 
vivres,  il  finira  par  nous  faire  manger  du  Vendéen  en  guise  de  bœuf 
salé. 

—  Pourquoi  pas?...  Un  chirurgien  de  mes  amis  a  bien  proposé  à  la 
convention  de  tanner  les  peaux  des  ennemis  pour  en  faire  des  cu- 
lottes à  nos  grenadiers...  Mais  voyons,  n'y  a-t-il  point  là  une  place  et 
un  verre  pour  moi? 

On  se  rangea,  et  les  nouveau-venus  s'attablèrent  près  de  nous. 
Jusqu'alors  j'avais  tout  écouté  dans  une  sorte  de  stupeur  et  d'é- 
pouvante. J'aurais  voulu  me  lever  et  fuir,  et  je  ne  sais  quel  instinct  de 


4.60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

curiosité  mêlé  d'horreur  me  retenait.  J'étais  là  comme  dans  un  antre 
de  bêtes  fauves  qui  rugissaient  autour  de  moi.  Il  me  semblait,  par 
instans,  que  j'étais  le  jouet  d'un  rêve  insensé.  Le  retour  de  l'enfant 
que  j'avais  envoyé  à  l'hôtellerie  m'arracha  à  cette  torpeur.  Elle  avait 
remis  mon  billet  à  M"''  Benoist  elle-même.  Cette  nouvelle  me  ras- 
sura ,  et ,  profitant  du  tumulte  produit  par  l'arrivée  de  nouveaux  com- 
pagnons, et  de  l'ivresse  toujours  croissante  de  Pinard ,  je  m'échappai 
sans  être  aperçu. 

Je  n'essaierai  point  de  dire  ce  que  j'éprouvai  en  me  retrouvant 
seul.  Tout  ce  que  je  venais  d'entendre  bourdonnait  encore  à  mes 
oreilles;  je  ne  me  sentais  ni  marcher,  ni  vivre;  j'étais  comme  un 
homme  qui  vient  de  fuir  une  caverne  d'assassins,  et  qui  n'a  plus  con- 
science du  monde ,  ni  de  lui-même.  La  nuit  entière  se  passa  dans 
la  fièvre;  enfin,  vers  le  matin,  mon  imagination  s'apaisa,  et  je  m'en- 
dormis. 

Je  fus  réveillé  par  l'hôtesse ,  qui  m'apportait  une  lettre.  M"""  Be- 
noist me  remerciait  de  mon  avertissement ,  en  m'annonçant  qu'elle 
était  en  sûreté.  Elle  me  conjurait  de  tout  faire  pour  sauver  son  mari , 
m'indiquant  les  personnes  qu'elle  avait  déjà  vues  et  sur  l'appui  des- 
quelles elle  comptait.  Cette  lettre  me  ranima  en  me  donnant  un 
devoir  à  remplir.  Je  résolus  de  mériter  la  confiance  qui  m'était  accor- 
dée, quelque  danger  qu'il  fallût  courir.  Cependant,  comme  j'ignorais 
quels  moyens  pouvaient  réussir,  je  me  rendis  chez  Dufour,  que  je 
trouvai  cette  fois.  J'avais  en  lui  toute  confiance;  je  lui  racontai  ce 
qui  s'était  passé  et  lui  demandai  conseil. 

—  Comment  donner  un  conseil ,  me  répondit-il ,  à  une  époque  où 
toutes  les  prévisions  de  la  prudence  et  de  la  raison  vous  trompent , 
où  vous  êtes  sauvé  par  ce  qui  devrait  vous  perdre ,  perdu  par  ce  qui 
devrait  vous  sauver!...  Le  citoyen  Benoist  lui-même  n'a-t-il  aucun 
moyen  de  détourner  le  coup  qui  le  menace?  Il  faudrait  le  voir,  l'in- 
terroger. 

—  Mais  comment? 

—  Je  connais  le  geôlier  Lagueze  ;  il  nous  laisserait  peut-être  com- 
muniquer avec  le  prisonnier. 

—  Allons  tout  de  suite  alors. 

—  Allons. 

Nous  nous  dirigeâmes  ensemble  vers  le  Bouffai.  En  arrivant,  j'aper- 
çus la  place  couverte  d'une  foule  de  gens  assis  qui  mangeaient,  tra- 
vaillaient ou  causaient  tranquillement.  Il  y  avait,  comme  dans  nos 
églises,  des  bancs  sur  lesquels  étaient  écrits  des  noms,  d'autres 


LA  TERREDR  EN  BRETAGNE.  461 

qu'on  louait  à  l'heure.  L'échafaud  se  dressait  au  milieu,  sur  une  im- 
mense cuve  recouverte  d'un  prélat  (1)  rougeâtre.  Mon  compagnon 
m'apprit  que  c'était  un  perfectionnement  dû  aux  réclamations  des 
habitans  dont  les  boutiques  étaient  auparavant  inondées  de  sang. 

—  Tu  le  vois,  me  dit-il,  c'est  ici  le  lieu  de  réunion  et  de  cau- 
serie; on  fait  cercle  autour  de  la  guillotine  ;  on  y  vient  en  famille  !... 
Les  femmes  y  apportent  leur  ouvrage  comme  pour  une  visite  de  voi- 
sinage ,  les  bonnes  y  conduisent  les  enfans  qu'elles  doivent  promener. 
Ce  n'est  pas  la  vengeance  qu'on  vient  chercher  ici,  mais  l'émotion; 
c'est  le  cirque  où  le  peuple  souverain  regarde  les  chrétiens  mourir, 
ïu  entendras  applaudir  ceux  qui  marchent  fièrement  vers  l'échelle,  et 
siffler  ceux  qui  tremblent.  A  part  un  petit  nombre,  il  n'y  a  dans  cette 
foule  ni  haines,  ni  colères  violentes;  ce  sont  moins  des  ennemis  que 
des  connaisseurs  qui  viennent  juger,  ou  des  curieux  qui  s'amusent. 

Psous  étions  arrivés  à  la  prison;  on  consentit  sans  trop  de  peine  à 
nous  conduire  au  cachot  du  citoyen  Benoist.  Nous  suivîmes  le  geôlier 
à  travers  un  long  corridor  obscur.  On  entendait  des  deux  côtés  un 
murmure  de  voix  et  des  gémissemens  confus  ;  enfin  Lagueze  nous 
ouvrit  une  porte  en  nous  disant  :  —  C'est  là. 

Je  voulus  entrer,  mais  une  bouffée  de  vapeurs  fétides  m'enveloppa 
tout  à  coup,  et,  me  sentant  défaillir,  je  m'appuyai  au  mur.  Dufour 
me  prit  par  le  bras  en  me  proposant  de  redescendre;  je  refusai ,  et 
je  m'avançai  en  chancelant.  Tout  flottait  devant  mes  yeux  comme 
dans  un  rêve;  j'aperçus  vaguement,  étendus  à  terre  et  sur  une  couche 
de  paille,  des  hommes,  des  femmes,  des  enfans;  ils  me  semblèrent 
immobiles...  Cependant,  en  arrivant  au  bout  de  la  salle,  j'en  vis 
quelques-uns  qui  remuaient.  Un  air  plus  pur  pénétrait  par  une  fenê- 
tre à  demi  murée.  Je  me  sentis  ranimer. 

Dans  ce  même  moment,  je  reconnus  Benoist,  et  je  courus  à  lui. 

—  Est-ce  pour  moi  que  vous  venez?  nous  demanda-t-il. 

Je  lui  répondis  affirmativement;  il  s'informa  de  sa  femme;  je  lui 
racontai  ce  qui  s'était  passé.  En  apprenant  qu'elle  avait  failli  être  ar- 
rêtée, il  poussa  un  cri. 

—  Fais-la  partir,  me  dit-il;  au  nom  du  ciel,  qu'elle  quitte  Nantes. 
On  pourrait  la  découvrir,  et  tu  ne  sais  point  ce  que  sont  les  cachots  de 
Carrier...  Regarde,  ajouta-t-il  en  montrant  la  longue  rangée  de  corps 
immobiles  que  j'avais  déjà  remarquée ,  il  n'y  a  plus  ici  que  quatre 

(1)  On  appelle  ainsi,  en  marine,  un  grand  carré  de  loile  goudronnée. 

TOME  XVII.  30 


462  REVUE  DES  DEUX  5I0NDES. 

vivans!  Là,  sur  la  litière  de  paille,  toutes  les  places  sont  prises  par 
des  morts!.,..  Eh  bien  !  ceux  qui  arriveront  ce  soir  ou  demain  cou- 
cheront sur  ces  morts,  et  serviront  eux-mêmes,  dans  quelques  jours, 
de  lits  à  de  nouveaux  venus.  On  superpose  ainsi  de  la  pourriture  hu- 
maine jusqu'à  ce  que  les  geôliers  ne  puissent  plus  ouvrir  les  cachots 
sans  mourir.  Ceux  qui  enlevaient  autrefois  les  cadavres  s'y  refusent 
maintenant,  sachant  qu'on  ne  peut  y  toucher  sans  gagner  le  mal  qui 
les  a  tués.  Il  y  a  quelque  temps,  quarante  prisonniers  acceptèrent 
pourtant  cette  périlleuse  tâche  en  échange  de  leur  liberté;  trente 
ont  péri ,  et,  une  fois  les  prisons  purgées,  on  a  guillotiné  le  reste  (1)  ! 
Vous  n'ignorez  pas  ce  qu'on  a  dit  de  notre  insolence  au  comité.  A  en 
croire  la  compaynie  Marat,  nous  nageons  dans  les  richesses,  nous  fou- 
lons aux  pieds  les  alimens  qui  nous  sont  fournis,  tandis  que  les  vrais 
patriotes  meurent  de  faim  !  Or,  savez-vous  quelle  est  notre  nourri- 
ture?... Une  demi-livre  de  pain  mêlé  de  paille  et  une  demi-livre  de 
riz  que  l'on  refuse  de  nous  cuire!..  Encore  a-t-on  oublié  pendant 
deux  jours  de  nous  les  distribuer.  On  nous  vend  l'eau  dont  nous  avons 
besoin  ;  des  enfans  sont  morts  de  soif  et  de  faim  sous  mes  yeux. 

—  Et  il  n'existe  aucun  moyen  de  délivrance?  demandai-je. 

—  Aucun.  Les  femmes  qui  sont  belles  croient  échapper  à  la  mort 
en  se  Uvrant  à  Carrier;  mais  sa  couche,  comme  celle  de  Cléopàtre, 
ne  confie  ses  secrets  que  pour  une  nuit ,  et  la  Loire  engloutit  tout  le 
lendemain.  Reste  donc  la  prostitution,  qui  n'est  guère  plus  sûre... 
Les  prisons  de  Nantes  sont  devenues  des  espèces  de  bazars  où  quel- 
ques vieilles  femmes  ont  acheté  le  droit  de  venir  recruter  pour  leur 
hideuse  industrie.  Le  succès  leur  est  facile,  car  la  peur  est  encore  plus 
corruptrice  que  l'or;  elles  tentent  l'honneur  des  jeunes  filles  en  leur 
proposant  la  vie ,  mais  le  plus  souvent  elles  ne  les  délivrent  que  pour 
peu  de  temps,  et,  une  fois  qu'elles  ont  flétri  la  fleur  de  leur  beauté, 
elles  les  rendent  aux  bourreaux  qui  les  tuent...  Du  reste,  à  quoi  bon 
vous  révéler  tous'ces  crimes?  ajouta  Benoist  en  voyant  l'horreur  dont 
nous  étions  saisis.  Quand  les  hommes  s'abandonnent  eux-mêmes ,  ils 
méritent  d'être  livrés  aux  assassins  ;  chacun  doit  subir  la  peine  de  la 
lâcheté  de  tous.  Quant  a  moi ,  j'attends  tranquillement  le  coup  qui 
me  frappera. 

—  J'espère  que  nous  t'y  déroberons,  répondis-je.  Le  hasard  m'a 
fait  retrouver  ici  un  homme  qui  vit  dans  la  familiarité  des  bourreaux 
et  dont  l'entremise  pourra  nous  être  utile. 

(1)  Déposition  de  Thomas  dans  le  procès  de  Carrier. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  463 

Je  lui  racontai  alors  la  rencontre  de  Pinard  et  les  offres  de  service 
qu'il  m'avait  faites  :  il  secoua  la  tête. 

—  N'y  compte  point ,  me  répondit-il  ;  ces  hommes  aiment  le  mal 
pour  lui-même  et  ne  l'empêchent  jamais  ;  la  victime  qu'on  leur  re- 
commande est  d'habitude  la  première  qu'ils  immolent. 

Dufour  approuva  par  un  geste. 

—  Solliciter  la  délivrance  de  son  ami ,  c'est  le  rappeler  aux  bour- 
reaux ,  me  dit-il. 

—  Mais,  si  je  ne  la  sollicite  pas,  son  nom  se  trouvera  peut-être  sur 
la  prochaine  liste;  aujourd'hui  ou  demain  il  peut  être  appelé... 

—  Qu'il  ne  réponde  pas. 

Je  regardai  Dufour  avec  étonnement. 

—  Savent-ils  seulement  ce  qu'ils  tuent?  continua-t-il  en  haussant 
les  épaules  ;  nos  prisons  sont  des  parcs  de  bétail  où  l'on  prend  au 
hasard.  Si  un  prisonnier  ne  se  trouve  point  au  moment  de  l'appel, 
les  noyeurs  passent  plus  loin  (car  l'heure  de  la  marée  les  presse),  et  le 
lendemain  ils  l'ont  oublié.  Un  tel  moyen  de  salut  te  paraît  extraordi- 
naire, impossible  peut-être;  mais ,  de  nos  jours ,  il  n'y  a  que  l'extraor- 
dinaire de  vraisemblable  et  que  le  vraisemblable  d'impossible.  Ce 
qu'il  faut  maintenant  pour  sauver  un  homme,  ce  n'est  ni  le  bon  droit, 
ni  le  dévouement,  ni  le  courage,  mais  le  hasard  d'un  nom  mal  écrit 
ou  d'une  liste  emportée  par  le  vent  :  notre  vie  et  notre  mort  ^  à  tous, 
ne  relève  point  de  causes  plus  hautes. 

Benoist  confirma  la  vérité  de  ces  observations  en  nous  citant  un 
compagnon  d'infortune  qui  avait  échappé  ainsi  ;  je  l'engageai  alors 
à  tout  essayer  pour  se  soustraire  aux  recherches ,  si  son  nom  était 
appelé,  tandis  que ,  de  mon  côté,  j'emploierais  tous  les  moyens  d'ob- 
tenir son  élargissement. 

Lagueze  vint  alors  nous  avertir  qu'il  était  temps  de  nous  retirer. 
J'embrassai  Benoist,  et  nous  sortîmes. 


IV. 

Je  venais  de  quitter  le  citoyen  Dufour,  lorsque  je  rencontrai  Pinard 
et  Goullin  qui  m'accostèrent;  ils  allaient  dîner  chez  le  représentant 
et  me  proposèrent  de  m'y  mener.  Je  refusai  d'abord ,  mais  ils  me 
pressèrent  ;  je  réfléchis  que  le  hasard  pourrait  me  fournir,  dans  cette 
visite ,  l'occasion  d'être  utile  à  Benoist ,  et  j'hésitai. 

30. 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Viens,  me  dit  Goullin  ;  présenté  par  nous,  tu  seras  bien  reçu,  et 
tu  verras  la  citoyenne  Caron. 

—  La  maîtresse  de  Carrier? 

—  Oui,  une  syrène  qui  vous  ferait  marcher  sur  la  tête. 
J'acceptai  :  Carrier  demeurait  alors  à  l'extrémité  de  Richebourg  ; 

sa  maison  était  gardée  avec  soin ,  et  il  fallut  nous  faire  reconnaître 
pour  que  la  sentinelle  nous  permît  d'entrer.  Nous  trouvâmes  le  repré- 
sentant sur  le  palier  avec  une  jeune  fille  en  larmes  qui  le  suppliait. 

—  Tu  aimes  les  aristocrates,  disait-il  ;  moi,  j'aime  les  jolies  femmes; 
je  t'ai  dit  à  quelle  condition  ton  frère  sortirait  de  prison  :  complai- 
sance pour  complaisance  ! 

En  parlant  ainsi,  il  voulut  lui  prendre  les  mains;  la  jeune  fille 
recula. 

—  Je  ne  veux  pas  d'un  malheur  en  faire  deux ,  dit-elle  avec  un 
noble  désespoir. 

—  Alors  va  au  diable ,  s'écria  brutalement  Carrier  ;  aussi  bien  je 
n'aime  pas  les  blondes. 

Nous  arrivions  dans  ce  moment. 

—  Tiens!  s'écria  Goullin,  c'est  la  petite  Brevet;  vient-elle  encore 
demander  la  permission  de  porter  du  pain  à  son  frère? 

—  Hélas  !  accordez-moi  au  moins  cette  grâce ,  dit-elle  en  se  retour- 
nant, les  mains  jointes,  vers  Carrier. 

—  Au  fait,  continua  Goullin,  donne-lui  cette  permission;  il  est 
juste  que  son  frère  mange  aujourd'hui;  hier,  il  a  assez  bu.... 

La  jeune  fille  releva  la  tête  avec  un  cri  ;  Goullin  et  Pinard  écla- 
tèrent de  rire. 

—  Est-ce  vrai?  balbutia-t-elle  éperdue....  Michel!...  vous  l'avez 
noyé?... 

—  Puisque  je  t'offrais  sa  grâce ,  imbécile  !  dit  Carrier  en  haussant 
les  épaules. 

Elle  poussa  un  cri  et  tendit  les  bras  pour  chercher  un  appui.  Je 
voulus  la  soutenir,  mais  Carrier  me  retint. 

—  Qu'on  jette  dehors  cette  bégueule,  dit-il,  et  que  la  sentinelle 
passe  sa  baïonnette  au  travers  du  ventre  de  tous  ceux  qui  auront  quel- 
que chose  à  me  demander;  je  ferme  la  boutique  pour  aujourd'hui. 

A  ces  mots,  il  nous  fit  entrer  au  salon ,  où  je  trouvai  la  plupart  de 
ceux  que  j'avais  déjà  vus  au  Café  chc  vrai  Sans-Culotte.  Je  fus  alors 
présenté  à  Carrier. 

—  Est-ce  un  patriote  solide?  demanda-t-il  en  arrêtant  sur  moi  ses 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  465 

yeux  hagards  ;  tu  sais  qu'il  ne  nous  faut  ici ,  comme  dit  Goullin ,  que 
des  républicains  capables  de  boire  un  verre  de  sang. 

Pinard  se  porta  fort  de  mes  principes. 

—  Alors  qu'il  soit  des  nôtres,  répondit  Carrier. 

Et,  prenant  à  part  mes  deux  introducteurs,  il  se  mit  à  causer  con- 
fidentiellement avec  eux.  Je  profitai  de  cet  instant  pour  le  regarder 
avec  attention.  C'était  un  homme  d'environ  trente-cinq  ans,  d'une 
taille  élevée,  mais  gauche.  Sa  chevelure  noire,  collée  aux  tempes, 
tranchait  durement  sur  un  visage  olivâtre;  son  front  était  bas  ;  ses  yeux 
ronds  et  inquiets;  son  nez  recourbé,  ses  lèvres  invisibles.  Quoiqu'il 
eût  l'apparence  de  la  force,  il  y  avait  dans  tout  son  être  je  ne  sais  quoi 
de  précautionneux  et  de  lâche  que  la  brutalité  des  manières  cachait 
mal.  De  quelque  côté  qu'on  le  regardât,  il  semblait  se  montrer  de 
profil;  l'ancien  homme  de  loi  se  devinait  encore  dans  le  bourreau. 

Ou  vint  nous  avertir  que  le  dîner  était  servi ,  et  nous  passâmes 
dans  la  pièce  voisine;  plusieurs  femmes  s'y  trouvaient  déjà.  Pinard 
me  désigna  les  deux  favorites  du  représentant ,  M"^  Le  Normand 
et  Angélique  Caron. 

Cette  dernière  me  frappa  :  j'avais  vu  peu  de  femmes  aussi  belles, 
aucune  du  moins  ne  m'avait  paru  aussi  séduisante.  Il  y  avait  dans 
son  regard  une  volupté  avide,  mais  ingénieuse,  dans  ses  mouvemens 
une  sorte  de  souplesse  harmonieuse  et  pour  ainsi  dire  cadencée.  En 
oubliant  ses  devoirs,  elle  avait  du  moins  respecté  ses  grâces  ;  on  sentait 
qu'elle  aimait  encore  sa  beauté,  cette  dernière  religion  des  femmes. 
II  y  avait  entre  elle  et  les  êtres  qui  l'entouraient ,  tout  l'intervalle  de 
l'ange  tombé  à  Caliban.  A  la  voir,  au  milieu  de  ces  brutes  à  faces 
d'hommes,  avec  sa  distinction  naturelle,  que  le  vice  lui-même  n'avait 
pu  faire  grimacer,  on  eût  dit  une  marquise  de  la  régence,  soupant 
par  caprice  avec  des  valets  de  potence. 

Je  ne  sais  si  elle  remarqua  l'espèce  d'admiration  étonnée  que  sa 
présence  me  causait ,  ou  si  elle  devina  en  moi  une  nature  moins 
grossière,  mais  je  me  trouvais  assis  près  d'elle  à  table,  et  ses  préve- 
nances établirent  bientôt  une  sorte  de  familiarité  entre  nous.  La 
conversation  d'Angélique  Caron  était  vive ,  originale  et  mobile;  c'é- 
tait un  de  ces  esprits  pour  ainsi  dire  fluides,  qui  pénètrent  partout 
comme  l'eau ,  mais  qui  manquent  aussi  comme  elle  de  forme  et  de 
solidité;  natures  d'autant  plus  dangereuses ,  qu'elles  plongent  dans 
la  corruption  sans  crises,  et  qu'on  les  condamne  sans  pouvoir  les 
haïr.  Notre  entretien  suivi  à  demi-voix ,  au  milieu  des  déclamations 
furieuses,  des  cris  et  des  blasphèmes  des  convives ,  ne  pouvait  man- 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quer  de  prendre  insensiblement  un  caractère  d'intimité.  L'étrangeté 
de  notre  position ,  la  rareté  d'une  causerie  paisible  à  cette  époque , 
des  habitudes  élégantes  suspendues,  mais  non  oubliées,  donnaient 
d'ailleurs  à  cet  entretien  un  charme  qui  nous  entraîna  tous  deux. 
La  vie  infâme  que  menait  Angélique  Caron  ne  lui  avait  pas  tout 
enlevé ,  et  elle  savait  encore  comprendre  ce  qu'elle  n'était  plus  ca- 
pable de  faire. 

Il  est  rare ,  du  reste ,  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi  pour  les  femmes 
perdues.  Il  y  a  presque  toujours  plus  d'emportement  ou  de  hasard 
dans  leur  corruption  que  datis  la  nôtre;  chez  elles,  le  mal  arrive 
droit  au  cœur  sans  avoir  fdtré  par  l'esprit.  Par  cela  même  que  leur 
chute  est  plus  profonde,  elles  ne  la  calculent  pas  ;  elles  la  font  d'un 
saut  et  en  fermant  les  yeux.  Les  hommes,  au  contraire,  savent 
se  donner  les  raisons  du  mal ,  et  descendre  dans  le  vice  par  une  pente 
philosophique.  Sans  doute,  arrivés  au  fond ,  le  retour  est  également 
impossible  pour  tous  deux;  mais  l'un  est  descendu  dans  la  plaine  gra- 
duellement ,  et  ne  songe  même  plus  à  la  montagne  qu'il  a  quittée, 
tandis  que,  précipitée  subitement,  la  femme  lève  encore  les  yeux 
quelquefois  vers  la  hauteur  d'où  elle  est  tombée.  Ce  n'est  point  un 
remords,  mais  un  souvenir;  elle  ne  veut  pas  être  meilleure,  mais  elle 
se  plaît  à  penser  qu'elle  l'a  été,  comme  nous  aimons  à  nous  rappeler, 
malgré  notre  incrédulité  de  l'âge  mûr,  les  naïves  dévotions  de  notre 
enfance. 

Quelque  chose  de  semblable  se  passait  sans  doute  dans  le  cœur  d' An- 
géhque  Caron  ,  car  elle  me  parla  avec  une  sensibilité  sincère  de  son 
enfance,  de  ses  goûts,  de  ses  rêves  d'alors.  Elle  prononça  ainsi,  par 
hasard,  le  nom  du  couvent  où  elle  avait  passé  ses  premières  années, 
c'était  celui  de  M™"  Benoist  !  Je  lui  parlai  de  Rose  Boivin  ;  elle  se  la 
rappelait.  J'allais  profiter  de  cette  découverte  inattendue,  lorsqu'on 
se  leva  de  table.  Heureusement  qu'échauffés  par  le  repas ,  les  amis 
de  Carrier  continuaient  à  discuter  sans  prendre  garde  à  nous  ;  je  les 
laissai  passer  dans  le  salon,  et  je  m'approchai  de  la  fenêtre.  Angé- 
lique m'y  rejoignit. 

—  Ces  débats  vous  fatiguent ,  me  dit-elle ,  en  cessant  tout  à  coup 
de  me  tutoyer. 

—  Je  ne  les  évite  pas  toujours ,  répondis-je;  mais  ici  il  y  a  pru- 
dence. 

—  Nous  vivons  dans  une  fournaise ,  me  répondit-elle  ;  l'énergie 
devient  du  délire,  l'indignation  de  la  rage.  Au  fond  de  votre  Breta- 
gne vous  ne  savez  pas  jusqu'à  quel  point  les  ennemis  de  la  républi- 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  467 

que  se  sont  montrés  lâches  et  cruels;  vous  ne  pouvez  pas  les  haïr 
comme  nous. 

—  Je  hais  ceux  qui  ont  été  cruels  et  lâches  ;  mais  tant  d'innocens 
sont  aujourd'hui  confondus  avec  les  coupables  ! 

—  Les  devoirs  de  ceux  qui  tiennent  le  pouvoir  sont  terribles. 

—  Leur  rigueur  ne  peut-elle  jamais  fléchir  ? 

—  Elle  est  nécessaire. 

—  Il  est  pourtant  ici  une  voix  qui  obtient  toujours  merci ,  à  ce 
qu'on  assure ,  et  qui  aime  sans  doute  à  l'obtenir. 

Angélique  me  regarda  et  me  dit  : 

—  Qui  voulez-vous  sauver? 

—  Un  patriote  sincère. 

—  Nos  amis  le  sont  tous,  dit-elle  en  souriant. 

—  Le  mari  d'une  de  vos  compagnes,  ajoutai-je ,  de  celle  que  vous 
nommiez  tout  à  l'heure. 

—  De  Rose  Boivin? 

—  D'elle-même. 

—  Vous  l'appelez?... 

—  Le  citoyen  Benoist. 

—  Demain,  j'en  parlerai  à  Carrier,  dit-elle  vivement. 

—  Demain ,  peut-être ,  il  sera  trop  tard. 
Elle  réfléchit. 

—  Que  puis-je  faire?  reprit-elle  après  un  silence;  maintenant  ils 
sont  tous  là;  ma  demande  serait  sûrement  repoussée!...  Même,  en 
choisissant  l'instant,  elle  le  sera  peut-être.... 

J'allais  insister,  lorsqu'on  vint  l'appeler  de  la  part  de  Carrier. 

—  J'y  penserai ,  dit-elle  en  me  quittant.... 

Je  craignais  que  mon  absence  n'eût  été  remarquée ,  et  je  rejoignis 
les  invités.  Le  nombre  s'en  était  singulièrement  accru.  Il  y  avait  plu- 
sieurs généraux  en  épaulettes  de  laine,  selon  l'usage  du  temps,  des 
membres  du  département  en  sabots,  des  juges  du  tribunal  révolution- 
naire sans  gilet  et  sans  cravate.  La  plupart  fumaient,  jouaient  ou 
buvaient.  Quelques-uns  poursuivaient  des  femmes  à  demi  nues ,  qui 
leur  échappaient  en  riant;  on  n'entendait  que  juremens,  cliquetis  de 
verres,  chants  obscènes  et  bruits  de  baisers;  on  eût  dit  un  musico 
d'Amsterdam.  Au  milieu  de  ce  tumulte ,  une  femme  laide  et  re- 
vèche  tricotait  seule  dans  un  coin.  Je  demandai  son  nom. 

—  C'est  l'épouse  du  représentant ,  me  répondit  Pinard  ;  un  véri- 
table hérisson.  Si  j'étais  Carrier,  il  y  a  long-temps  que  je  m'en  serais 
débarrassé  ;  mais  elle  lui  fait ,  à  ce  qu'il  dit ,  l'effet  d'un  dindon  qui 


^68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tricote.  Il  la  garde  en  mue  sans  s'en  apercevoir.  A  propos,  où  est-il 
donc  Carrier?  avec  la  citoyenne  Caron,  je  parie!...  Qu'est-ce  que  je 
disais?  les  voilà  tous  deux.... 

Le  représentant  venait,  en  effet,  d'entrer  en  tenant  par  la  taille 
Angélique ,  qui ,  vêtue  d'une  simple  tunique  et  à  demi  renversée  dans 
ses  bras ,  semblait  appeler  ses  baisers. 

J'éprouvai,  à  cette  vue,  un  sentiment  de  surprise  et  de  dégoût 
invincibles.  Cela  était-il  possible  !...  Cette  femme  que  j'avais  trouvée 
tout  à  l'heure  si  belle,  si  distinguée,  et  qui  m'avait  fait  douter  un 
instant  des  accusations  portées  contre  elle,  était  moins  qu'une  cour- 
tisane, c'était  la  femelle  de  ce  tigre  laid  et  poltron,  qui  n'avait  ja- 
mais déchiré  que  des  hommes  désarmés!  Sa  beauté  elle-même  me 
parut  flétrie.  Voyant  qu'elle  venait  de  mon  côté,  je  me  rangeai  pour 
ne  point  me  trouver  sur  son  passage;  mais  elle  m'aperçut,  rougit 
légèrement;  et ,  quittant  le  bras  de  son  amant,  qui  parlait  à  Lamberty, 
elle  passa  près  de  moi  sans  me  regarder,  s'arrêta ,  en  ayant  l'air  d'at- 
tendre Carrier,  et  me  glissa  dans  la  main  un  papier.  Je  fis  un  mou- 
vement. 

—  Prenez,  murmura-t-elle mais  qu'il  quitte  Nantes  sur-le- 
champ...  C'est  une  signature  surprise... 

Et,  sans  attendre  de  réponse,  elle  disparut  dans  la  foule. 


V. 

Lorsque  j'arrivai  à  mon  auberge,  on  me  dit  que  quelqu'un  m'at- 
tendait dans  ma  chambre;  j'y  montai;  c'était  M""^  Benoist. 

—  Quelle  imprudence!  m'écriai-je. 

—  Mon  mari  est  perdu ,  dit-elle. 

—  Il  est  sauvé! 

—  Comment  cela? 

—  J'ai  sa  grâce  signée  de  Carrier. 

—  Est-ce  possible? 

—  La  voilà. 

—  Mais  son  nom  est  sur  la  liste  des  prisonniers  qui  doivent  périr 
ce  soir. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Philippe  ïronjolly. 

—  Courons  à  la  prison. 

—  Je  vous  suis. 


LA  TERREUR  EN  BRETAGNE.  469 

—  Y  pensez-vous?  si  l'on  vous  reconnaît.... 

—  Je  le  veux ,  je  le  veux,  s'écria-t-elle;  venez. 

Nous  trouvâmes ,  au  bas  de  l'escalier  du  Bouffai ,  des  gens  armés 
qui  nous  empochèrent  de  passer. 

—  Qu'y  a-t-il?  demandai-je. 

—  Des  prisonniers  qu'on  mène  baigner,  répondit  un  sergent. 
M"""  Benoist  jeta  un  cri. 

—  Ne  craignez  rien,  lui  dis-je  d'une  voix  mal  assurée, il  est  averti 
et  se  sera  caché. 

Mais  elle  ne  m'écoutait  point. 

—  Ils  ne  peuvent  le  faire  périr,  puisque  j'ai  sa  grâce,  criait-elle, 
laissez-moi  passer. 

—  Arrière  !  dit  le  sergent. 

—  Je  veux  leur  parler. 

—  Au  diable! 

—  Je  vous  en  conjure. 

—  On  ne  passe  pas. 

—  Je  veux  passer,  moi ,  s'écria-t-elle ,  et  elle  essaya  de  percer  les 
rangs  des  soldats.  Je  la  retins. 

—  Attendez,  lui  dis-je;  avant  de  leur  parler,  il  faut  au  moins  nous 
assurer  qu'il  fait  partie  des  victimes  :  tout  débat  maintenant  serait 
dangereux  et  peut-être  inutile. 

En  ce  moment  les  prisonniers  commençaient  à  descendre  le  grand 
escaher  entre  deux  haies  de  soldats;  ils  étaient  presque  nus,  et  cha- 
que femme  était  liée  à  un  homme.  Il  y  avait  des  jeunes  filles  chez 
qui  l'instinct  de  la  pudeur  survivait  encore,  et  qui  baissaient  la  tète; 
des  vieillards  qui  trébuchaient  à  chaque  pas;  des  enfans  dépassant  à 
peine  les  genoux  des  bourreaux,  et  qui  pleuraient!  Tous  descen- 
daient lentement  le  grand  escalier  avec  des  gémissemens  sourds  ou 
des  prières  interrompues.  Une  odeur  de  cadavre,  la  môme  que  j'avais 
respirée  dans  la  prison,  les  devançait!  Des  torches  agitées  au  milieu 
des  piques  et  des  baïonnettes  éclairaient  de  loin  en  loin  ce  spectacle 
inoui  ! 

Les  premiers  commencèrent  à  défiler  devant  nous.  Je  tenais  la 
main  de  M""'  Benoist,  qui  regardait  béante  et  éperdue;  tout  à  coup 
elle  fit  un  mouvement,  je  me  penchai... 

—  Ce  n'est  pas  lui ,  me  dit-elle. 

Les  prisonniers  passaient  toujours.  Il  y  avait  des  femmes  qui  le- 
vaient leurs  nourrissons  dans  leurs  bras ,  criant  : 

—  Une  mère ,  une  mère  pour  mon  pauvre  enfant  !... 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelquefois  alors  deux  mains  s'avançaient  entre  les  baïonnettes , 
la  mère  jetait  son  fils,  et  continuait  sans  savoir  même  à  qui  elle  l'a- 
vait légué  !  Je  ne  sais  combien  de  temps  il  en  passa  ainsi  ! . . .  Lorsque  le 
dernier  eut  disparu,  M"*  Benoist  poussa  un  cri  de  joie. 

—  Il  n'y  est  point ,  me  dit-elle ,  venez. 

—  Laissons  d'abord  passer  ces  gens. 

En  effet,  Robin  (1)  et  ses  compagnons  descendaient  du  Bouffai , 
portant  des  mannequins  chargés  d'objets  précieux  enlevés  aux  mal- 
heureux qui  allaient  périr.  Nous  nous  retirâmes  dans  l'ombre  pour 
qu'ils  ne  pussent  nous  voir.  Les  hommes  armés  s'étaient  dirigés  vers 
la  Loire,  et  l'on  voyait  briller  les  torches  au  milieu  du  fleuve;  bientôt 

des  coups  de  hache  retentirent Un  cri  terrible  s'éleva  et  mourut 

presque  aussitôt....  Les  torches  avaient  disparu!... 

L'escalier  était  libre,  nous  montâmes  en  courant  à  la  prison.  Je 
présentai  le  papier  au  geôlier. 

—  Le  citoyen  Benoist,  dit-il  ;  il  est  mort  sans  doute,  car  on  l'a  ap- 
pelé tout  à  l'heure  sans  pouvoir  le  trouver. 

M"''  Benoist  et  moi  nous  échangeâmes  un  regard. 

—  Conduisez-moi  à  son  cachot ,  dit-elle ,  je  veux  le  chercher. 

Je  la  laissai  monter  avec  Lagueze;  elle  reparut  bientôt  accompa- 
gnée de  Benoist.  Nous  nous  jetâmes  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

Une  heure  après,  ils  avaient  tous  deux  quitté  Nantes,  et  je  faisais 
moi-même  mes  préparatifs  de  départ. 

E.   SOUVESTRE. 

(î)  Un  des  chefs  des  noyeurs. 


HISTOIRE 


DES 


CLASSES   OUVRIERES 

ET  DES  CLASSES  BOURGEOISES, 

PAR   M.  «RADIER  DE  CASSAGJVAC. 


S'il  est  un  genre  de  littérature  dont  on  ait  de  nos  jours  étrangement  abusé, 
c'est,  sans  doute,  l'histoire.  Des  esprits  aventureux  et  hardis  y  ont  cherché 
les  systèmes  les  plus  extravagans ,  les  idées  les  plus  bizarres ,  et  telle  qu'une 
pythonisse  mercenaire,  l'histoire  a  paru  rendre  tous  les  oracles  que  lui  de- 
mandaient ces  faux  prêtres.  L'histoire  se  ferait-elle  donc  parfois  complice  de 
l'erreur.^  ou  bien  ses  dépositions  seraient-elles  si  équivoques,  que  chacun  pût 
les  expliquer  au  gré  de  sa  fantaisie?  Loin  de  là  :  il  n'est  pas  de  témoin  plus 
véridique  et  plus  incorruptible.  Mais  souvent  l'histoire  se  tait;  et  quand  elle 
s'obstine  à  garder  le  silence,  on  ne  doit  Tinterroger  que  par  de  timides  con- 
jectures, sous  peine  d'instruire  sans  preuves  le  procès  du  passé.  Souvent 
aussi,  lorsque  l'histoire  parle,  ses  réponses,  comme  celles  de  la  sibylle  du 
poète ,  se  trouvent  dispersées  sur  des  milliers  de  feuilles  volantes ,  et  alors 
on  doit  indispensablement  réunir  les  élémens  épars  de  la  réponse,  sous 
peine  de  ne  la  jamais  comprendre  ou  de  l'interpréter  faussement.  Or,  il  existe 
aujourd'hui  des  écrivains  qui,  sans  se  préoccuper  de  cette  nécessité  de'do- 
cumens  positifs,  ou  sans  se  mettre  en  peine  de  savoir  si  les  témoignages[qu'iIa 


W2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

invoquent  ne  sont  pas  contredits,  remplacent  hardiment  la  réalité  par  la  fic- 
tion, ou  donnent  avec  confiance  un  fait  isolé  pour  l'expression  complète  et 
absolue  de  la  vérité. 

La  faute  en  est,  il  faut  bien  le  dire,  pour  la  majeure  part,  à  la  critique. 
Au  lieu  de  prendre  en  main  les  droits  de  la  justice ,  de  la  vérité ,  du  bon  sens, 
de  la  raison ,  et  de  poursuivre  impitoyablement  tous  ceux  qui  cherchent  à  y 
porter  atteinte,  elle  est  devenue  frivole,  indifférente,  complimenteuse  et 
presque  toujours  passionnée,  quand  elle  a  voulu  être  sérieuse.  Cependant  le 
désordre  s'est  propagé  avec  une  effrayante  rapidité,  le  talent  a  méconnu  les 
règles,  la  médiocrité  son  impuissance,  et  le  lecteur,  privé  de  guide,  a  dis- 
pensé sans  choix  ses  sympathies  et  ses  répugnances,  son  admiration  et  son 
dédain.  Qu'on  ne  s'imagine  pas,  en  effet,  qu'une  critique  sévère  et  éclairée 
n'eût  exercé  aucune  action.  Aux  époques  mêmes  où  sa  voix  est  le  moins  écou- 
tée, elle  est  toujours  entendue  d'un  grand  nombre,  et  finit  infailliblement 
par  dominer.  Toutefois ,  nous  ne  pensons  pas  que  la  critique  doive  s'armer 
d'une  égale  rigueur  contre  tous  :  il  faut  même,  selon  nous,  que  dans  beau- 
coup de  cas,  si  elle  veut  être  juste  sans  dureté,  une  double  considération 
dirige  ses  jugemens ,  et  qu'en  appréciant  les  résultats  de  l'ouvrage ,  elle  ne 
perde  pas  de  vue  les  intentions  de  l'auteur.  Ainsi,  pour  nous  en  tenir  aux 
écrivains  que  nous  avons  déjà  signalés ,  il  en  est  parmi  eux  qui  sont  inoffen- 
sifs et  qui  ont  pu  être  de  bonne  foi  ;  à  ceux-là ,  sans  doute ,  la  critique  doit 
ses  conseils  et  de  l'indulgence.  Dans  cette  catégorie,  je  range  les  écrivains 
qui ,  par  une  méprise  de  vocation ,  ont  transporté  la  poésie  dans  le  domaine 
de  l'histoire.  Ici,  en  effet,  le  lecteur  qui  rencontre  à  chaque  pas  des  asser- 
tions sans  preuves,  mais  quelquefois  vraisemblables,  des  faits  sans  relation, 
mais  ingénieusement  groupés,  des  conséquences  forcées,  mais  tirées  avec 
esprit,  est  suffisamment  averti  que  l'imagination  a  eu  la  plus  grande  part  à 
l'œuvre,  et  dès-lors  il  ne  doit  lui  demander  à  peu  près  que  ce  qu'il  demande  à 
la  fiction.  Il  est  d'autres  écrivains,  au  contraire,  dont  l'infiuence  est  nuisible  et 
qui  exploitent  sciemment  l'erreur  à  leur  profit.  A  ceux-là ,  point  de  conseils, 
ils  seraient  inutiles:  la  vérité  sans  ménagemens,  non  pour  les  convertir, 
mais  pour  ruiner  leur  crédit.  Dans  cette  catégorie  je  range  les  écrivains  qui , 
après  s'être  annoncés  avec  l'appareil  imposant  des  méditations  profondes  et 
des  études  sérieuses,  trahissent  la  confiance  qu'ils  avaient  inspirée.  Ici,  en 
effet,  le  lecteur  a  pu  être  d'autant  plus  aisément  troiupé  que  l'affirmation  lui 
paraissait  plus  grave  et  plus  sincère,  et  l'auteur  n'a  pour  excuse,  ni  l'en- 
traînement de  la  chaleur  poétique ,  ni  les  fantaisies  de  l'imagination  ;  il  y  a 
eu  de  sa  part  calcul,  préméditation.  De  pareils  charlatans  ne  sont  pas  rares 
par  le  temps  qui  court,  et  grâce  d'une  part  à  la  facilité  du  succès  et  de  l'autre 
à  l'assurance  de  l'impunité ,  le  nombre  s'en  augmente  chaque  jour.  Ce  n'est 
pas  tout  :  cette  coupable  faiblesse  de  la  critique  n'a  pas  seulement  pour  effet 
d'enhardir  l'ignorance  présomptueuse  ;  elle  décourage  encore  le  mérite  mo- 
deste et  consciencieux,  elle  le  distrait  des  longs  travaux,  des  vastes  pensées, 
et,  en  prodiguant,  sinon  la  gloire,  du  moins  la  réputation,  elle  peut  lui  faire 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  473 

Craindre  de  s'être  engagé  dans  une  fausse  route  et  l'amener  presque  à  douter 
de  lui-même. 

Cette  profession  de  foi  un  peu  solennelle  peut-être  pour  servir  de  préam- 
bule à  l'examen  que  j'entreprends,  m'a  paru  cependant  nécessaire  pour  mon- 
trer au  lecteur  comment  j'entends  les  devoirs  de  la  critique  et  pour  l'éclairer 
en  même  temps  sur  mes  véritables  intentions. 

Parmi  les  jeunes  écrivains  qui  se  sont  posés  sous  les  yeux  du  public  dans 
une  attitude  sérieuse  et  réflécbie ,  il  faut  compter  M.  Granier  de  Cassagnac. 
Dédaignant  les  routes  battues  et  les  sujets  vulgaires,  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac s'est  pris  à  une  question  d'histoire  entièrement  neuve  et  de  la  plus  haute 
portée.  Il  ne  s'agit,  en  effet,  cette  fois,  ni  de  chercher  l'origine  des  peuples 
ou  la  filiation  des  races,  ni  de  renverser  la  certitude  historique  des  âges  pri- 
mitifs pour  y  substituer  des  mythes  ou  des  épopées,  toutes  questions  agitées 
depuis  long-temps,  mais  d'expliquer  les  mystères  de  la  hiérarchie  sociale, 
de  remonter  à  l'établissement  de  la  supériorité  et  de  la  dépendance ,  et  de 
suivre  ces  deux  grands  faits  à  travers  les  siècles ,  en  déterminant  les  rapports 
qu'ils  ont  engendrés  et  en  analysant  dans  leurs  causes,  ainsi  que  dans  leurs 
résultats,  les  différentes  classes  qu'ils  ont  tour  à  tour  constituées.  La  thèse 
est  donc  aussi  vaste  qu'élevée,  et  demande,  dans  celui  qui  la  soutient,  un 
jugement  ferme,  une  critique  sûre,  un  esprit  pénétrant  et  un  savoir  presque 
sans  bornes.  Ce  ne  sera  pas  trop  dire,  si  l'on  ajoute  que  IM.  de  Cassagnac, 
non  content  de  distribuer  les  personnes  en  catégories,  a  essayé  encore  de 
parquer  les  intelligences  et  de  tracer  la  limite  au-delà  de  laquelle,  dans  cer- 
taines conditions  de  l'ordre  social  antique,  il  leur  était  interdit  de  s'avancer. 

L'auteur  nous  apprend ,  dans  sa  préface ,  comment  il  fut  conduit  à  traiter  ce 
sujet.  En  parcourant  le  domaine  de  l'histoire,  il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir 
que  ce  domaine  était  encore  inculte  et  presque  partout  en  friche.  L'histoire  lui 
parut,  c'est  la  comparaison  dont  il  aime  à  se  servir,  «  semblable  à  la  carte  de 
ces  pays  inconnus,  où  l'on  n'a  dessiné  avec  certitude  que  quelques  havres  et 
quelques  rivières...  Les  traditions  du  monde  ancien  et  du  monde  moderne, 
ajoute-t-il,  ressemblent,  en  effet,  à  cette  carte  géographique;  il  n'y  a  que  la 
position  d'un  très  petit  nombre  de  points  qui  y  soit  rigoureusement  et  géo- 
métriquement indiquée;  la  position  de  tous  les  autres  y  est  vague,  incertaine, 

facultative sans  compter  les  blancs  nombreux  qui  servent  à  y  désigner 

les  déserts  et  les  plages  inexplorées.  Ces  vides  laissés  jusqu'à  présent  dans 
l'histoire  générale ,  effraient  par  leur  nombre  et  par  leur  étendue.  »  D'où 
viennent  donc  ces  immenses  lacunes?  Un  lecteur  érudit  ne  s'en  douterait 
certainement  pas  :  elles  viennent  «  de  ce  qu'on  n'a  écrit  encore,  ni  l'histoire 
de  la  famille ,  ni  l'histoire  du  droit ,  ni  l'histoire  des  langues  et  des  littéra- 
tures, ni  l'histoire  des  religions,  ni  l'histoire  des  institutions  administratives 
et  judiciaires,  ni  l'histoire  de  l'art  militaire,  ni  l'histoire  du  commerce,  ni 
l'histoire  de  l'agriculture,  ni  l'histoire  de  l'architecture,  ni  l'histoire  du 
blason,  ni  l'histoire  des  meubles,  des  costumes  et  de  la  vie  domestique.  »  Il 
faut  avouer,  en  effet ,  que  si  toutes  ces  histoires-là  sont  nécessaires  pour 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

écrire  l'histoire,  et  qu'aucune  d'elles  n'existe  encore,  il  y  a  dans  l'histoire 
des  blancs  nombreux  et  des  vides  vraiment  effrayans.  Disons  mieux  :  à  ce 
compte,  nous  n'avons  pas  encore  d'histoire,  et  le  ciel  fît-il  naître,  à  l'heure 
qu'il  est,  un  génie  merveilleux,  nous  n'en  serions  guère  plus  avancés.  Telles 
sont  aussi  les  conclusions  de  M.  Granier  de  Cassagnac  :  «  L'histoire  géné- 
rale, dit -il,  l'histoire  qui  a  une  signification,  l'histoire  enfin  n'est  donc  pas 
encore  faite  ;  bien  plus ,  elle  n'est  pas  encore  possible.  »  Mais  en  nous  for- 
çant ainsi  à  sacrifier  le  passé  tout  entier,  nous  laisse-t-on  au  moins  quelque 
espérance  dans  l'avenir.^  Oui,  l'humanité  pourra  posséder  un  jour  son  his- 
toire ;  mais  ni  la  génération  actuelle,  ni  la  génération  qui  la  suivra,  ne  seront, 
sans  doute,  appelées  à  voir  debout  ce  gigantesque  monument.  Écoutons 
M.  Granier  :  «  Que  faut-il  donc  faire  dans  cette  situation  des  études.^  A  mon 
avis,  la  position  est  dure,  mais  elle  est  simple.  Il  faut  en  prendre  son  parti...; 
il  faut  renoncer  à  l'histoire  générale,  qui  est  impossible,  et  aborder  résolu- 
ment les  monographies,  les  dissertations,  les  traités  spéciaux;  il  faut  être 
érudit....  Quand  on  aura  ainsi  résolu  l'une  après  l'autre ,  toutes  les  difficultés 
spéciales  que  renferme  la  tradition ,  il  ne  faudra  pas  s'inquiéter  pour  savoir 
qui  écrira  l'histoire  générale;  elle  sera  écrite.  « 

C'était  peu  d'avoir  sondé  le  mal  et  indiqué  le  remède  ;  M.  de  Cassagnac 
voulut  encore  donner  l'exemple  et  jeter  lui-même  les  fondemens  de  l'édillce 
historique  dont  la  postérité  poserait  un  jour  le  couronnement.  Il  se  mit  donc 
à  la  recherche  d'un  sujet  de  monographie.  Mais,  au  départ ,  un  doute  l'arrêta  : 
Il  se  demanda  «  si  toutes  les  monographies  étaient  indépendantes  l'une  de 

l'autre ou  bien  si  elles  étaient  liées  entre  elles de  telle  façon  qu'il 

fallût  nécessairement  entamer  d'abord  celle  qui  est  la  clé  des  autres,  sous 
peine  de  se  jeter  dans  des  travaux  non-seulement  longs,  mais  encore  in- 
utiles (1).  »  Un  pareil  doute  était  capable  de  décourager  la  vocation  la  plus 
intrépide ,  car  la  question  que  l'auteur  s'était  posée  ne  pouvait  se  résoudre 
que  par  l'expérience,  et  l'expérience  entraînait  une  multitude  d'essais  aussi 
longs  que  pénibles.  Rien  cependant  ne  put  le  rebuter;  il  s'arma  d'une  hé- 
roïque résolution  et  fit  des  essais.' Il  essaya  d'abord  l'histoire  du  droit;  ensuite 
il  essaya  l'histoire  de  la  famille.  «  Je  fis,  nous  dit-il,  le  même  essai  sur  la 
plupart  des  spécialités  historiques  qui  avaient  quelque  élévation  et  quelque 
étendue,  et  je  fus  sans  cesse  conduit  à  ce  résultat,  que  le  fait  le  plus  pri- 
mitif de  l'histoire,  celui  qui  est  le  plus  près  de  sa  racine c'était  le  fait  des 

races  nobles  et  des  races  esclaves.  »  Un  résultat  si  concluant,  une  fois 
obtenu,  il  ne  restait  donc  plus  de  doute  sur  le  choix;  la  monographie /jri- 
mordiale  était  décidément  trouvée,  et  M.  Granier  pouvait ,  en  toute  assurance, 
mettre  la  main  à  l'œuvre.  Aussi  le  grand  fait  des  races  nobles  et  des  races 
esclaves  devint-il  pour  lui  »  l'objet  d'une  étude  constante  et  suivie.  .Te  cher- 
chai, poursuit-il,  son  origine,  son  développement  et,  en  quelque  sorte, 
son  caractère,  et  je  demeurai  entièrement  convaincu  qu'il  était  comme  une 

(1)  Préface,  pag,  25. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  475 

haute  montagne  du  haut  de  laquelle  partaient,  pour  aller  onduler  et  se 
perdre  dans  l'intini,  toutes  les  chaînes  secondaires  de  l'histoire  (1).  » 

Avant  de  passer  outre,  arrêtons-nous  un  moment  sur  cette  préface.  Est-il 
donc  vrai  que  nous  soyons  aussi  pauvres  en  monographies  qu'on  a  l'air  de  le 
faire  entendre?  Et  les  doléances  de  M.  Granier  de  Cassagnac  sont-elles  réelle- 
ment fondées?  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  révoquer  en  doute  son  éru- 
dition; mais  en  songeant  à  la  multitude  des  ouvrages  qui  ont  été  écrits  sur 
presque  tous  les  points  importans  de  l'histoire  civile,  politique,  miUtaire  et 
privée  des  anciens,  on  serait  tenté ,  je  l'avoue,  de  croire  que  M.  de  Cassagnac 
n'a  mis  que  superficiellement  en  pratique  le  conseil  qu'il  nous  donne  à  tous 
d'être  érudits.  Je  n'entreprendrai  point  de  dérouler  ici  la  liste  de  ces  mono- 
graphies; rien  ne  serait  plus  fastidieux  pour  le  lecteur  et  plus  aisé  pour  moi 
que  cette  érudition  de  catalogue.  Qu'il  me  soit  permis  seulement  de  rappeler 
la  collection  des  Mémoires  de  notre  Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  répertoire  immense  où  le  bon  goût  distribue  partout  les  richesses 
d'un  savoir  aussi  solide  qu'agréable,  et  où  l'érudition  se  montre  toujours  élé- 
gante et  sobre;  qu'il  me  soit  permis  de  rappeler  le  Trésor  des  Antiquités  de 
Grœvius,  vaste  recueil  de  traités  en  tout  genre,  et  celui  de  Gruter  où  sont 
agitées  tant  de  questions  diverses  d'histoire  et  de  littérature,  et  les  nombreux 
ouvrages  de  cet  inépuisable  Meursius,  et  ces  Miscellanèes  si  communs  dans 
nos  bibhothèques  et  où  l'on  rencontre  pêle-mêle,  ainsi  que  dans  un  magasin 
sans  inventaire,  la  jurisprudence  à  côté  des  lettres,  les  dissertations  savantes 
à  côté  des  recherches  curieuses ,  les  questions  approfondies  à  côté  des  détails 
piquans  sur  les  mœurs  et  les  usages.  Que  nous  manque-t-il  donc?  Rien  de 
bien  essentiel ,  ou  tout  au  moins  fort  peu  de  chose  en  fait  de  monographies 
de  cette  espèce.  L'histoire  est  donc  écrite  depuis  long-temps  à  la  manière  de 
M.  Granier  de  Cassagnac.  Nullement,  nous  répondra-t-il;  car,  si  je  me  suis 
plaint  amèrement  d'une  chose,  c'est  du  défaut  d'accord  entre  les  historiens. 
«  Les  historiens ,  ai-je  dit ,  ne  se  sont  entendus  ni  dans  leur  plan  de  travail 
ni  dans  leurs  idées  critiques;  cela  fait  que  l'œuvre  de  l'un  ne  s'ajoute  pas  à 
l'œuvre  de  l'autre,  que  leurs  efforts  ne  s'aident  pas,  ne  se  complètent  pas; 
qu'il  n'y  a  dans  l'ensemble  de  leurs  ouvrages  ni  suite,  ni  logique,  ni  intention.  » 
Or,  toutes  les  monographies  dont  vous  nous  parlez  là  sont  isolées,  décou- 
sues, sans  relations  et  sans  rapports  entre  elles.  Il  est  vrai ,  repli querai-je  à 
mon  tour;  mais  vous  convenez  du  moins  que  les  premiers  frais  d'érudition 
sont  faits  ;  or,  s'il  en  est  ainsi ,  comment  avez-vous  eu  le  courage  de  refuser 
un  souvenir  à  tant  de  modestes  et  infatigables  travailleurs  qui  vous  ont  dé- 
blayé le  terrain  et  préparé  les  matériaux?  Un  peu  de  reconnaissance  n'eût 
cependant  intéressé  que  faiblement  votre  gloire,  car  il  vous  restera  toujours 
vos  déductions  et  vos  raisonnemens;  et  si  d'autres  ont  déployé  plus  d'érudi- 
tion que  vous  à  propos  des  esclaves,  des  mendians,  des  courtisanes  et  des 
voleurs,  vous  pouvez  réclamer  en  toute  propriété  la  commune,  la  jurande  et 

(1)  Préface,  pag.  28. 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  paysans  de  l'antiquité.  Mais  enfin,  puisque,  soit  oubli,  soit  caprice  dé- 
daigneux, soit  toute  autre  raison,  M.  de  Cassagnac  ne  fait  pas  plus  d'état  des 
monographes  que  des  historiens  qui  l'ont  précédé ,  contentons-nous  d'exa- 
miner si  ces  monographies  de  seconde  main  pourront  former  à  la  longue  un 
corps  d'histoire  complet  et  régulier. 

Pour  que  l'idée  de  M.  Granier  de  Cassagnac  arrive  à  terme,  il  faut,  comme 
nous  venons  de  le  voir,  que  les  monographes  qui  lui  succéderont,  marchent 
sans  dévier  dans  le  chemin  qu'il  leur  aura  tracé,  et  ne  laissent  jamais  échap- 
per le  fil  traditionnel  dont  il  tient  le  premier  bout.  Or,  l'exposé  seul  d'une 
pareille  difficulté  doit  la  faire  juger  insurmontable;  car  comment  s'imaginer 
que  des  hommes  séparés  de  mœurs ,  de  langage  et  d'époque ,  au  lieu  de 
suivre,  dans  le  choix  d'un  sujet,  leur  inspiration  personnelle,  viendront, 
dociles  et  soumis,  ajouter  une  pierre  soigneusement  taillée  à  la  pierre  d'at- 
tente laissée  par  leur  prédécesseur?  Comment  s'imaginer  que,  si  la  fantaisie 
leur  vient  de  reprendre  un  sujet  déjà  traité  et  de  le  présenter  sous  un  jour 
différent,  ils  y  résisteront?  L'accord,  tel  qu'on  le  demande,  serait  donc  mi- 
raculeux. Toutefois,  consentons  un  moment  à  nous  faire  illusion,  et  admet- 
tons qu'une  suite  d'historiens  intelligens,  animés  d'un  même  esprit,  poussés 
d'un  même  zèle,  développent  progressivement  un  même  plan  et  parviennent 
enfin  à  l'accomplissement  de  leur  œuvre;  aurons-nous,  je  le  demande,  dans 
cette  longue  série  de  monographies,  aurons-nous  une  histoire?  .Te  vois  bien 
un  édifice  imposant,  distribué  avec  méthode  dans  toutes  ses  parties;  je  vois 
bien  un  théâtre  décoré  avec  goût;  mais  les  spectateurs,  mais  les  acteurs ,  où 
sont-ils?  Où  est  la  vie,  l'action,  le  drame?  En  un  mot,  je  vois  partout  des 
traces  d'hommes;  mais  l'homme  lui-même,  où  est-il  ?  Nulle  part.  Et  c'est  là 
ce  que  vous  appelez  de  l'histoire?  Vous  avez  confondu  les  curiosités  de  l'ar- 
chéologie et  les  investigations  de  la  science  avec  la  peinture  animée  du  cœur 
de  l'homme.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'histoire,  si  ce  n'est  le  tableau  mouvant 
de  la  lutte  des  passions  et  du  déploiement  de  toutes  les  forces  morales  de 
l'humanité?  Sans  doute  la  connaissance  des  lois,  des  mœurs  et  des  usages 
répand,  sur  l'histoire  ainsi  conçue,  de  la  lumière  ;  mais  croire  que  cette  con- 
naissance suffit  et  peut  suppléer  à  l'histoire ,  c'est  prendre  la  forme  pour  le 
fond.  Sans  doute  ces  mœurs,  ces  lois  et  ces  usages  sont  un  reflet  direct  de 
l'humanité;  mais  ils  varient  de  peuple  à  peuple,  ils  changent  d'âge  en  âge, 
tandis  que,  au-dessous  de  cette  surface  inconstante,  le  principe  vivifiant  se 
meut  et  se  développe  incessamment.  Or,  tel  est  le  spectacle  que  l'historien  a 
surtout  mission  de  nous  représenter,  s'il  veut  nous  intéresser,  s'il  veut  nous 
rendre  plus  sages  et  meilleurs. 

Ce  n'est  donc  pas  comme  pierre  angulaire  d'un  nouvel  édifice  historique, 
ni  comme  produit  d'une  érudition  originale,  que  nous  voulons  considérer  le 
livre  de  M.  Granier  de  Cassagnac.  Mais  ce  livre  renferme  des  doctrines  philo- 
sophiques, politiques  et  littéraires  qui  nous  ont  paru  hétérodoxes,  et  c'est  à 
ce  titre  que  nous  le  combattrons.  Ce  livre  fait  souvent  d'une  érudition  connue 
un  emploi  qui  nous  a  paru  étrange  et  bizarre,  et  ce  sont  ces  applications  que 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  477 

nous  discuterons.  Notre  appréciation  sera  sérieuse  comme  a  droit  de  l'atten- 
dre un  livre  qui  a  coûté  «  sept  ans  de  travail  continuel  (1);  »  et  nous  promet- 
tons d'avance  à  l'auteur  cette  sévère  impartialité  qu'il  appelle  lui-même  sur 
son  œuvre.  «  Toutefois,  dit  en  effet  M.  Granier  de  Cassagnac,  j'accepte  avec 
confiance  les  risques  d'un  jugement  public,  parce  que  la  vérité  se  défend 
toujours.  «  Telle  est  aussi  notre  conviction  :  la  vérité  se  défend  toujours, 
et  c'est  dans  le  seul  espoir  de  la  faire  triompher  que  nous  prenons  la  plume. 
Nous  ne  cédons  à  aucune  considération  personnelle;  nous  n'ambitionnons 
pas  même  l'honneur  de  convertir  M.  Granier  de  Cassagnac,  quoiqu'il  nous 
dise  de  la  meilleure  grâce  du  monde:  «  Que  si,  par  aventure,  je  m'étais 
trompé  d'un  bout  à  l'autre  de  mes  convictions,  eh  bien!  j'en  serais  quitte 
pour  me  corriger  et  pour  m'en  faire  de  meilleures.  »  Non  qu'une  pareille 
conversion  ne  fût  assurément  très  flatteuse  pour  nous;  mais,  indépendam- 
ment de  la  crainte  que  nous  aurions  de  faire  entrer  un  calcul  d'amour-propre 
dans  la  défense  de  la  vérité,  nous  croyons,  à  parler  avec  franchise,  que  le 
bon  propos  de  M.  de  Cassagnac  n'est  qu'une  illusion  de  sa  modestie.  A  son 
âge ,  on  ne  revient  pas  d'une  erreur  qui  a  duré  sept  ans ,  et  le  livre  qui  a 
pris  une  si  longue  portion  de  l'existence,  doit,  aux  yeux  de  l'auteur,  avoir 
raison  contre  la  critique ,  surtout  si  la  critique  démontrait  par  malheur  que 
le  livre  ne  vaut  rien. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  quand  M.  Granier  fut  fixé,  comme  nous  l'avons  vu,  sur 
le  choix  de  sa  monographie,  son  sujet  se  trouva  naturellement  divisé  en  deux 
parties,  l'histoire  des  races  nobles  et  l'histoire  des  races  esclaves.  L'idée  lui 
vint  de  commencer  par  la  dernière ,  quoique  l'ordre  inverse  eût  été  plus 
rationnel,  et  cette  idée  produisit  le  livre  des  Classes  ouvrières  et  des  Classes 
bourgeoises.  «  Ce  volume,  nous  dit  l'auteur  lui-même,  n'est  que  la  moitié  du 
sujet;  il  contient  l'histoire  des  races  esclaves  prises  à  leur  point  de  départ  et 
suivies  dans  toutes  les  phases  de  leur  fortune  sociale.  Je  donnerai  prochai- 
nement au  public  l'histoire  des  races  nobles.  » 

Voici  le  plan  du  livre  que  M.  de  Cassagnac  a  déjà  publié.  Étonné  de  trouver 
l'esclavage  à  coté  du  berceau  de  chaque  peuple,  M.  de  Cassagnac  se  demande 
d'où  peut  venir  un  fait  universellement  existant  dans  les  premiers  siècles  de 
toute  nation ,  et  il  est  amené  à  conclure  que  Yesclavage  n'a  pu  naître  que 
dans  la  famille.  Un  fait  postérieur  à  l'esclavage  et  qui  en  est  toujours  le  ré- 
sultat inévitable,  c'est  Vaffrancliissemcnt.  M.  Granier  suit  donc  les  esclaves 
émancipés  et  les  voit  bientôt  se  diviser  «  en  deux  grandes  colonnes,  »  dont 
l'une  va  se  grouper  dans  les  cités  et  l'autre  se  disperser  dans  les  campagnes. 
Là  chaque  division  se  constitue  et  s'organise.  Les  affranchis  de  la  cité ,  ou 
les  bourgeois,  forment  une  association  administrative  qui  donne  naissance  à 
la  commune,  et  une  association  industrielle  qui  donne  naissance  à  \a  jurande. 
Les  affranchis  de  la  campagne,  ou  les  paysans ,  forment,  de  leur  côté,  une 
association  administrative  qui  produit  des  villages  et  des  bourgades  soumis  à 

(1  )  Préface ,  pag.  30. 

TOME  XVII.  31 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  seigneurs.  Telles  sont  les  associations  que,  par  une  loi  de  leur  nature  et 
de  leur  instinct ,  ces  deux  espèces  d'affranchis  ne  manquent  jamais  de  former, 
au  sortir  de  resclavage;  or,  comme  ces  deux  espèces  se  rencontrent  chez 
tous  les  peuples,  M.  Granier  en  conclut  que,  chez  tous  les  peuples,  il  y  a  eu 
commune ,  jurande  et  féodalité. 

Cependant  il  est  encore  d'autres  classes  dérivées  de  l'affranchissement ,  et 
comprises  dans  la  nombreuse  et  féconde  division  des  prolétaires,  masse  d'in- 
dividus qui  composent  la  couche  la  plus  infime  de  toute  société,  hommes  ne 
tenant  au  passé  par  aucune  tradition,  à  l'avenir  par  aucune  espérance,  et 
qu'absorbe  un  soin  unique ,  celui  de  gagner  le  pain  de  la  journée.  Du  prolé- 
tariat, comme  d'une  plante  abâtardie,  mais  pleine  de  sève  et  de  vigueur, 
sortent  d'abord  les  ouvkieks,  qui  se  rattachent  à  la  commune  par  le  travail; 
ensuite  les  mendians,  ou  «  ceux  qui  ne  peuvent  pas  vivre  dans  leur  condi- 
tion, »  puis  les   ESCLAVES   LETTRÉS,  leS   COURTISANES   Ct    leS    BANDITS   OU 

«  ceux  qui  ne  veident  pas  vivre  de  leur  vie.  » 

Le  lecteur  a ,  dans  ce  court  résumé ,  le  plan  de  l'Histoire  des  Classes  oii- 
vrières  et  des  Classes  bourgeoises.  Les  prétentions  de  ce  livre  sont  donc, 
comme  on  peut  en  juger  dès  à  présent,  1"  d'attribuer  à  l'esclavage  une  ori- 
gine qui  contrarie  les  idées  les  plus  raisonnables  et  les  plus  généralement 
reçues;  2"  de  trouver  chez  les  anciens  la  commune,  la  jurande  et  la  féoda- 
lité ,  et  de  rattacher  ainsi  au  passé  des  institutions  qu'on  a  crues  jusqu'à  ce 
jour  essentiellement  modernes;  3°  de  faire  sortir  de  l'esclavage  et  de  l'escla- 
vage seul,  comme  d'une  sentine  impure,  la  mendicité,  le  vol  et  la  prostitu- 
tion, en  même  temps  que  la  pauvreté  laborieuse  et  la  vertu  modeste,  ne 
réservant  à  cette  race  maudite ,  pour  la  relever  un  peu ,  que  les  travaux  de 
l'industrie  et  quelques  arts  de  l'esprit  dédaignés  de  ses  oppresseurs  ;  4"  de 
constituer  et  de  traiter  à  l'égal  des  autres  classes  les  mendians,  les  bandits 
et  les  courtisanes,  notes  discordantes  qui  troublèrent  toujours  l'harmonie 
sociale. 

Mais  quel  peut  être  le  but  moral  d'un  ouvrage  ainsi  conçu?  L'auteur  nous 
l'explique  :  «  Il  ne  suffit  pas,  dit-il,  de  vouloir  organiser  les  classes  ouvrières; 
il  faut  encore  que  les  classes  ouvrières  veuillent  elles-mêmes  être  organisées; 
il  faut  surtout  qu'elles  reconnaissent  que  la  condition  d'ouvrier  est  une  con- 
dition naturelle  et  normale ,  et  que  le  peuple ,  qui  consiste  principalement 
dans  les  classes  ouvrières,  n'a  jamais  été  réduit  en  l'état  où  il  se  trouve  par 
l'avidité  des  grands;  que  s'il  est  bon,  moral  et  légitime  que  les  ouvriers,  en 
leur  qualité  d'hommes  intelligens  et  perfectibles,  aient  aussi  leur  ambition, 
il  faut  veiller  à  ce  que  cette  ambition  ne  se  trompe  pas  d'objets....  Nous  vou- 
drions donc ,  si  cela  se  pouvait ,  faire  comprendre  aux  classes  ouvrières  que 
leur  condition,  comme  la  condition  de  tous,  a  été  en  s'améliorant  de  siècle 
en  siècle....  La  difficulté  de  leur  association  est  peut-être  moins  à  nos  yeux 
dans  l'invention  d'un  mécanisme  logique  et  applicable  que  dans  les  obstacles 
qu'apporteront  les  idées  poHtiques  fausses....  Ce  n'est  pas  en  peu  d'années 
qu'on  peut  se  promettre  de  réformer  les  préjugés  politiques  des  classes  ou- 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  479 

vrières  ;  mais  l'histoire  appliquée  5  leur  condition  sociale  nous  a  paru  l'une 
des  voies  les  plus  sures  et  les  plus  courtes  pour  y  parvenir  (1).  » 

Je  ne  m'arrête  point  à  relever  toutes  les  assertions  historiquement  fausses 
contenues  dans  cette  citation;  mais  je  demande  comment  il  sera  possible  de 
discipliner  les  classes  ouvrières  avec  ces  souvenirs  historiques.  Que  se  pro- 
pose-t-on ,  en  effet ,  en  les  ramenant  à  leur  point  de  départ  et  en  leur  rappe- 
lant la  bassesse  de  leur  origine?  Serait-ce  de  les  humilier?  Mais  croit-on  les 
assouplir  en  les  avilissant,  comme  autrefois,  dit-on,  pour  faire  rentrer  dans 
le  devoir  des  esclaves  révoltés,  il  suffit  de  leur  montrer  le  fouet?  ou  bien,  en 
renouant  les  classes  ouvrières  d'aujourd'hui  à  celles  de  l'antiquité ,  voulez- 
vous  leur  faire  entendre  que  ce  qui  fut  doit  toujours  être?  Mais  vous  recon- 
naissez vous-même  que  l'ouvrier  est  intelligent  et  perfectible  ;  vous  recon- 
naissez que  sa  condition  s'est  améliorée  de  siècle  en  siècle.  Pourquoi  donc  le 
progrès  ne  s'étendrait-il  pas?  Pourquoi  l'intelligence  de  l'ouvrier  ne  s'élève- 
rait-elle pas?  Et  de  quel  droit  bornez-vous  l'horizon  de  son  ambition  aux 
murs  de  son  atelier?  Ne  craignez-vous  pas  d'ailleurs  qu'en  calculant  le  che- 
min qu'il  a  fait,  il  ne  s'aperçoive  qu'il  lui  en  reste  beaucoup  moins  à  faire 
pour  atteindre  à  la  condition  que  vous  lui  interdisez?  Mais,  grâce  au  ciel!  les 
classes  ouvrières  n'ont  pas  besoin  d'être  disciplinées  ni  d'apprendre  d'où  elles 
viennent  pour  savoir  où  elles  vont.  Au  point  où  nous  en  sommes,  l'ouvrier 
sait  que  la  considération  et  l'estime  ne  lui  manqueront  plus,  s'il  est  probe  et 
laborieux;  il  sait  que  rien  n'entravera  son  ambition,  pourvu  qu'il  respecte 
les  lois  et  se  montre  honnête  homme.  Eh!  n'a-t-il  pas,  en  effet,  chaque  jour 
sous  les  yeux  des  exemples  de  ce  que  peuvent  le  travail ,  l'ordre ,  l'économie 
et  la  bonne  conduite?  Que  M.  Granier  se  rassure  donc.  «  L'exemple  de  l'as- 
semblée constituante  abolissant  les  livrées,  celui  de  la  convention  abolissant 
la  domesticité,  et  tous  les  souvenirs  de  la  fraternité  populaire  (2),  »  n'en- 
flammeront jamais  le  cerveau,  n'exalteront  jamais  l'imagination  de  nos  ou- 
vriers au  point  de  leur  faire  ci'oire,  à  celui-ci  qu'il  est  né  «  pour  faire  un 
triumvir,  »  à  celui-là  «  qu'il  doit  être  le  premier  consul  d'une  république.  » 
Toutefois ,  je  ne  réponds  pas  que  du  sein  de  l'atelier  il  ne  se  fasse  de  temps  à 
autre  quelques-unes  de  ces  ascensions  brusques  et  soudaines  dont  l'histoire 
nous  offre  tant  d'exemples.  Mais  où  est  le  mal  à  cela?  Si  le  talent  se  trouve 
au  niveau  de  l'ambition ,  on  en  sera  quitte  plus  haut  pour  serrer  les  rangs  et 
faire  place.  Je  ne  réponds  pas  non  plus  qu'après  avoir  conquis  par  son  travail 
une  position  sociale  que  la  fortune  lui  avait  refusée,  l'ouvrier,  au  lieu  de 
faire  recommencer  sa  carrière  de  labeur  à  ses  enfans,  ne  les  fasse  partir  du 
point  où  il  est  arrivé ,  et  ne  les  lance  dans  le  monde  de  la  hauteur  où  il  a  su 
s'élever;  car  c'est  moins  pour  lui  que  pour  ses  enfans  que  l'ouvrier  se  montre 
ambitieux.  Mais  où  est  encore  le  mal  à  cela?  Certes,  si  l'on  comptait  les 
hommes  supérieurs  que  les  arts  et  les  lettres,  les  sciences  et  l'administration 

(1)  Chap.  II,  pag.  16-20. 
C2)  Chap.  H,  pag.  18. 

31. 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doivent  à  une  pareille  origine,  il  faudrait  bénir  l'ambition  qui  échauffa  le 
cœur  de  tous  ces  généreux  roturiers.  Craint-on  que  ces  désertions  ne  laissent 
à  la  longue  les  ateliers  vides  et  l'industrie  sans  bras  ?  Crainte  chimérique  ! 
Au-dessous  de  celui  qui  s'élève ,  d'autres  aspirent  à  la  hauteur  qu'il  aban- 
donne ,  et  les  rangs  les  moins  élevés  sont  encore  une  élévation.  En  vain  ex- 
haussera-t-on  le  niveau;  l'échelle  aussi  s'exhaussera,  et  il  y  aura  toujours  à 
cette  échelle  un  premier  degré.  Ainsi  pourra  s'effectuer,  sans  trouble  et  sans 
danger,  sans  gêner  aucun  essor,  sans  méconnaître  aucun  droit,  ce  progrès 
continu  et  cette  marche  ascendante  de  la  société  vers  un  état  meilleur. 

Nous  avons  démontré  que  l'érudition,  même  en  prenant  ce  mot  dans  l'ac- 
ception beaucoup  trop  étendue  que  lui  a  donnée  M.  Granier  de  Cassagnac, 
ne  suffit  point  pour  écrire  l'histoire ,  et  qu'elle  laisse  même  en  dehors  la  partie 
la  plus  intéressante  de  la  tâche  de  l'historien;  d'où  il  est  résulté  que  le  livre 
des  Classes  ouvrières  et  des  Classes  hoimjeoises  ne  justifie  nullement  la  pré- 
tention qu'il  a  de  commencer  une  ère  historique  nouvelle.  Nous  avons  démon- 
tré que  M.  de  Cassagnac  s'était  mépris  sur  la  nature  des  besoins  des  classes 
ouvrières,  et  que,  dans  tous  les  cas,  le  remède  qu'il  avait  imaginé,  loin  de 
soulager  le  mal,  ne  pourrait  que  l'aigrir;  d'où  il  est  résulté  que  le  but  moral 
que  son  livre  se  proposait ,  avait  été  complètement  manqué.  Nous  allons 
maintenant  essayer  d'apprécier  la  valeur  intrinsèque  et  absolue  de  cet  ouvrage. 


I.  —  ORIGINE  DE  l'esclavage. 

«  En  prenant  l'histoire  à  ses  sources,  nous  dit  M.  Granier  de  Cassagnac, 
nous  avons  trouvé  les  traces  nombreuses,  profondes,  flagrantes,  irrécusables 
de  deux  classes  d'hommes  qui  ont  rempli  en  tout  pays  les  premières  époques 
de  toute  société.  L'une  de  ces  classes  d'hommes  est  celle  des  maitees,  l'au- 
tre est  celle  des  esclaves  (1).  » 

Comme  cette  découverte  n'a  rien  de  bien  curieux ,  et  que  d'ailleurs  beau- 
coup de  gens  l'avaient  faite  avant  lui,  M.  Granier  a  eu  le  bon  esprit  de  ne 
pas  s'y  appesantir.  «  Nous  n'insistons  pas,  ajoute-t-il,  sur  ce  grand  fait  his- 
torique dont  les  preuves  sont  partout Nous  allons  seulement  examiner 

ses  caractères.  D'abord  il  est  clair,  par  tous  les  témoignages  qui  s'y  rappor- 
tent, que  ce  fait  est  très  ancien ,  si  ancien  qu'on  n'en  trouve  le  commence- 
ment nulle  part....  Ensuite  il  ne  paraît  point,  par  l'étude  de  toutes  les  tradi- 
tions, que  l'esclavage  ait  jamais  été  institué,  fondé,  créé Nous  pouvons 

même  annoncer  que  nous  tenons  en  réserve  des  considérations  irrésistibles , 
mathématiques,  qui  établiront  que  non-seulement  l'esclavage  n'est  pas  dans 
le  Lévitique,  dans  l'Iliade,  une  chose  actuellement  ou  même  nouvellement 
fondée;  mais  qu'il  y  est  une  chose  vieille,  une  chose  décrépite....,  de  telle 
sorte  que ,  loin  de  devoir  sa  naissance  aux  institutions  humaines ,  l'esclavage 

(1)  Chap.  m,  pag.  36. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  481 

était  déjà  profondément  déchu,  quand  les  plus  anciennes  institutions  virent 
le  jour.  » 

Et  que  conclut  M.  Granier  de  ce  double  caractère?  «  Que  d'après  toutes 
les  apparences  traditionnelles  et  toutes  les  réalités  historiques,  l'esclavage  se 
présente  universellement,  dans  les  temps  primitifs  de  toutes  les  nations, 
comme  un  fait  spontané,  naïf,  autoclitlione.  » 

Ainsi ,  réduit  à  ses  termes  les  plus  simples ,  le  raisonnement  de  M.  Granier 
de  Cassagnac  revient  à  dire  que ,  puisque  l'esclavage ,  en  paraissant  pour  la 
première  fois  dans  l'histoire ,  se  montre  déjà  décrépit  et  usé ,  l'esclavage  re- 
monte à  l'origine  même  de  la  société ,  et  n'est  par  conséquent  pas  d'institu- 
tion humaine.  Mais  à  quelle  époque  commencent  donc  et  le  monde  et  l'his- 
toire pour  M.  Granier  de  Cassagnac?  L'on  dirait,  en  vérité ,  qu'il  ignore  com- 
bien l'un  est  vieux  et  l'autre  jeune;  cependant  la  géologie  pouvait  lui  donner 
des  renseignemens  assez  exacts  sur  l'âge  du  monde,  et  la  chronologie  sur 
celui  de  l'histoire.  A  défaut  même  des  enseignemens  positifs  de  ces  deux 
sciences,  M.  Granier  aurait  pu  remarquer  une  chose,  c'est  que  les  monumens 
historiques  les  plus  anciens  qui  nous  restent,  sont  aussi  des  chefs-d'œu- 
vre littéraires.  Or,  que  d'essais  infructueux,  que  de  tentatives  inutiles  ont 
dû  précéder  des  productions  si  accomplies!  Quelle  civilisation  élégante  et 
polie  n'annonce  point  tant  de  perfection  dans  l'art  le  plus  difficile  !  Et ,  lors- 
qu'on sait  combien  l'esprit  humain  est  lent  à  s'avancer,  que  de  milliers  d'an- 
nées ne  doit-on  pas  croire  que  ces  progrès  ont  demandées  !  Le  monde  est  donc 
assez  vieux  pour  avoir  vu  d'autres  institutions  que  les  institutions  des  pre- 
miers monumens  de  l'histoire;  et  c'est  sans  aucune  raison,  ou  plutôt  contre 
toute  vraisemblance,  que  M.  Granier  de  Cassagnac  suppose  que,  pendant  la 
longue  période  qui  a  précédé  le  Pentateuque  et  l'Iliade ,  l'esclavage  n'a  pu 
être  établi  de  main  d'homme. 

Mais  laissons  à  M.  Granier  la  faculté  de  reculer  à  son  gré  le  conuuencement 
de  l'esclavage;  le  placera-t-il  aune  époque  où  il  soit  loisible  de  dire,  non  pas 
que  l'esclavage  est  un  fait  naïf:  car  le  mot  est  ridicule  ainsi  appliqué,  et  on 
doit  le  laisser  à  Diderot,  qui  avait  de  quoi  se  le  faire  pardonner;  ni  qu'il  est 
un  fait  autuchthone ;  car  la  fable,  dans  ses  conceptions  même  les  plus  extra- 
vagantes, n'imagina  jamais  des  faits  ou  des  actions  issus  de  la  terre;  mais 
qu'il  est  un  fait  spontané  ?  On  a  étrangement  abusé  du  mot  spontané.  Tout 
ce  qu'on  ne  peut  ou  qu'on  ne  veut  pas  expliquer  est  mis  sur  le  compte  de  la 
spontanéité ,  et  dès-lors  on  ne  se  croit  plus  responsable.  Mais  quand  la  science 
emploie  ce  mot  pour  désigner  un  fait  dont  elle  ignore  la  cause,  elle  s'est  du 
moins  préalablement  assurée,  d'une  part  que  le  fait  existe,  d'une  autre  part 
qu'il  n'est  pas  encore  explicable.  Je  conçois  aussi  qu'on  mette  en  avant  un 
principe  hypothétique  autour  duquel  se  rallie  un  ensemble  de  faits  dont  il  est 
la  clé  ;  mais,  dans  ce  cas,  il  est  nécessaire  que  toutes  les  conséquences  qu'on 
tire  du  principe ,  y  rentrent  avec  une  rigoureuse  précision.  Ces  règles  posées , 
l'esclavage  peut-il  être  traité  comme  un  fait  spontané  ou  comme  une  hypo- 
thèse systématique?  Non,  car  l'esclavage  est  un  de  ces  faits  dont  la  philo- 


482  REVUE  DES  BEUX  MONDES. 

Sophie  a  raison  sans  effort.  Qui  dit  esclavage ,  dit  oppression ,  souffrance  ; 
l'homme  subit  donc  l'esclavage  malgré  lui.  Qui  dit  société  suppose  le  senti- 
ment du  droit;  l'homme  cherche  donc  à  s'affranchir  de  l'esclavage. 

Suivons  cependant  M.  Granier  de  Cassagnac  :  «  Les  argumens,  continue- 
t-il ,  que  nous  avons  donnés  jusqu'ici ,  sont  de  ceux  qu'on  appelle  néfjatifs 
dans  les  sciences  exactes....  Il  nous  reste  à  donner  maintenant  les  argumens 
positifs  et  directs,  c'est-à-dire  à  montrer  par  quels  procédés  naturels ,  sim- 
ples,  logiques ,  l'esclavage  s'est  trouvé  établi  en  même  temps  que  les  peuples 
se  sont  trouvés  formés....  Après  force  réflexions  et  surtout  force  lectures ,  il 
nous  a  semblé  que  primitivement  l'idée  de  maître  et  l'idée  de  père  se  confon- 
daient entièrement....  Nous  devons  dire,  ce  qui  est  fort  important,  qu'il  ne 
suffit  pas  d'être  père  selon  la  chair;  il  faut  encore  l'être  avec  de  certaines 
conditions  de  tradition,  de  famille,  d'aïeux  (1).  » 

Le  lecteur  aura  plus  d'une  fois  l'occasion  d'admirer  dans  le  cours  de  cette 
discussion  la  hardiesse  et  l'assurance  avec  laquelle  M.  Granier  s'enfonce  dans 
ces  ténèbres  historiques  où  l'on  ne  s'aventure  d'ordinaire  qu'en  tremblant  et 
à  tâtons.  C'est  que,  lorsque  les  faits  avérés  manquent,  M.  de  Cassagnac  sait 
trouver  dans  les  mots  des  indications  qui  échappent  à  tout  le  monde  ;  voilà 
son  secret,  et  l'on  pense  bien  qu'à  l'aide  de  ce  nouveau  sens  historique,  il  a 
dû  faire  d'étonnantes  découvertes.  La  première,  et  ce  n'est  pas  la  moins  cu- 
rieuse, qui  se  présente  dans  son  livre,  c'est  cette  nécessité  même  d'une 
extraction  divine  imposée  à  tous  les  pères  pour  pouvoir  exercer  une  autorité 
absolue  sur  leurs  enfans.  Où  croirait-on .  en  effet,  qu'il  a  trouvé  cette  indis- 
pensable condition?  Dans  deux  épithètes,  celle  de  ^'.o;^  divin,  donnée  par 
les  poètes  grecs  aux  rois  et  aux  héros ,  et  celle  de  plus ,  que  les  auteurs  latins , 
et  Virgile  surtout,  ont  si  fréquemment  employée.  Comme  c'est  principale- 
ment de  cette  dernière  que  l'auteur  s'est  plu  à  développer  la  signiGcation, 
nous  demandons  la  permission  de  nous  y  arrêter  un  instant. 

Tous  nos  lecteurs  savent  que  le  mot  pins,  chez  les '.Latins,  se  prenait 
pour  désigner:  1"  celui  qxii  honore  les  dieux,  proprement  l'homme  pieux; 
2°  l'homme  prohe  et  intéfjre;  3"  celui  qui  montre  à  ses  parem  de  la  soumission, 
du  respect,  de  l'amour;  4°  les  parens  eux-mêmes  qui  ont  pour  leurs  enfans 
de  la  tendresse ,  et  qui  la  lexir  proxirent  par  des  soins  affectueux;  5"  ceux 
enfin  qui  manifestent  du  dévouement ,  de  l'affection  pour  la  patrie ,  jiour  leurs 
proches ,  leurs  amis,  etc.  Il  était  réservé  à  M.  Granier  de  Cassagnac  de  dé- 
couvrir dans  ce  mot  une  acception  inconnue.  «  Il  y  avait  encore,  nous  ap- 
prend-il, un  autre  mot  par  lequel  se  désignaient  les  anciennes  familles  latines 
qui  descendaient  des  dieux;  c'était  celui  de  pius,  qu'on  a  traduit  à  tort  par 
pieux.  Virgile  appelle  constamment  Énée  l^ius,  c'est-à-dire  fils  de  Jupiter, 
signification  que  les  nombreux  traducteurs  qui  se  sont  succédé  ont  générale- 
ment ignorée  (2).  » 


[1)  Chap.  III,  pag.  iS-iô. 

(2)  Chap.  iii ,  pag.  47. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  483 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  traducteurs  qui  l'ont  ignorée  ;  ce  sont  encore 
les  commentateurs,  les  littérateurs ,  tout  le  monde  enfin,  jusqu'à  IM.  Granier 
exclusivement,  ce  qui  lui  laisse  la  responsabilité  tout  entière  de  son  invention. 
Du  reste ,  M.  de  Cassagnac  ne  paraît  nullement  embarrassé  de  prouver  ce 
qu'il  avance;  il  s'y  offre  même  très  volontiers,  et  de  manière  à  faire  croire 
qu'il  a  traité  avec  une  prédilection  particulière  ce  petit  morceau  de  philologie. 
«Les  preuves,  ajoute-t-il,  de  ce  que  nous  disons  là,  sont  faciles  et  con- 
cluantes, et  nous  avons  quelque  plaisir  à  les  déduire,  parce  qu'il  s'agit  d'un 
point  historique  assez  curieux,  qui  est  en  même  temps  un  point  littéraire  fort 
piquant. 

«  D'abord  Suétone  raconte  qu'après  les  victoires  de  Tibère  en  Illyrie,  le 
sénat  voulut  lui  donner  immédiatement  le  surnom  de  Fins,  lequel  devait  avoir 
une  signification  plus  honorable  que  celui  d' Jugwslus,  qu'il  signait,  et  qui 
était  héréditaire  dans  la  maison  Claudia.  » 

Cette  preuve  a  le  tort  de  ne  prouver  absolument  rien  de  ce  qu'on  lui  de- 
mande ,  et  le  tort  encore  plus  grave  de  renfermer  trois  erreurs  dont  deux 
pourraient  passer  pour  des  énormités.  Traduisons  d'abord  la  phrase  de  Sué- 
tone :  «  Censuerunt  etiam  quidam,  ut  Pannonicus ,  alii  ut  Invictus ,  non- 
nulli  ut  Plus  cognominaretur  (1).  —  11  y  en  eut  qui  furent  d'avis  qu'on  lui 
décernât  le  surnom  de  Pannonique,  d'autres  celui  à'invhiiible,  quelques- 
uns  celui  de  Pieux.  »  On  voit  qu'il  s'agit  de  trois  surnoms  proposés  pour 
Tibère,  et  que  les  avis  sont  partagés  sur  celui  qu'il  convient  de  choisir. 
M.  de  Cassagnac  conclut  du  dernier  qu'il  devait  avoir  une  signification  jjhts 
honorable  que  celui  d'Auguste.  Pourquoi  cela?  Serait-ce  parce  qu'on  le  pro- 
posait comme  une  distinction?  Mais  à  ce  titre  les  deux  autres  auraient 
le  même  privilège.  D'ailleurs,  en  admettant  que  Pius  eût  une  signification 
plus  honorable  qu'Augustus ,  s'ensuivrait-il  qu'il  voulût  dire  fils  de  Jupiter 
ou  descendant  d'un  dieu  quelconque!  Nous  avons  signalé  trois  erreurs: 
la  première  est  d'avoir  établi  des  rapports  entre  Augustus  et  Pius.  Générale- 
ment parlant,  il  ne  peut  exister  de  rapports  entre  ces  deux  mots,  et  dans  le 
cas  actuel,  il  y  avait,  en  outre,  des  raisons  péremptoires  pour  ne  pas  les 
rapprocher.  Quelle  signification  avait  donc  le  surnom  de  Pius  dans  la  pensée 
des  sénateurs  qui  le  proposèrent?  La  signification  que  nous  avons  mention- 
née la  troisième ,  en  parcourant  les  divers  sens  du  mot.  On  voulait  rappeler 
l'humble  soumission  de  l'hypocrite  Tibère  aux  volontés  d'Auguste  et  les 
marques  de  respect,  de  déférence  et  de  dévouement  affectueux  que,  depuis 
son  retour  de  Rhodes,  il  s'empressa  de  donner  à  l'empereur  en  toute  circon- 
stance. Les  deux  autres  erreurs  consistent  à  dire  que  Tibère  signait  du 
nom  d'Auguste  à  l'époque  de  son  expédition  d'Illyrie,  et  que  ce  nom  était 
héréditaire  dansja  maison  Claudia.  Cette  dernière  erreur  est  surtout  fort 
amusante  de  la  part  d'un  homme  qui  doit  être  si  entendu  à  débrouiller  les 
généalogies  des  antiques  familles.  Si  M.  Granier  de  Cassagnac  affectait  moins 
de  dédain  pour  toutes  les  monographies  qui  ont  précédé  la  sienne,  nous 

H)  liber.,  XVII. 


W-t.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourrions  lui  en  indiquer  une  sur  les  familles  romaines ,  remplie  de  savoir  et 
d'érudition,  et  qui  lui  apprendrait  que  le  surnom  dMM(yus<e  ne  fut  jamais 
héréditaire  dans  la  maison  Claudia.  IMais  il  nous  permettra  sans  doute  de  le 
renvoyer  à  Suétone  qu'il  a  cité  assez  souvent  ;  or,  il  lira  là ,  au  chapitre  vu 
de  la  biographie  d'Auguste  :  «  Postea  C.  Cœsaris,  et  deinde  Augusti  cogno- 
men  assumpsit;  alterum  testamento  majoris  avunculi,  alterum  Munatii  PJanci 
sententia  ;  cum ,  quibusdam  censentibus  Romulum  appellari  oportere  ,  quasi 
et  ipsum  conditorem  Urbis,  prœvaluisset  ut  Augustus  potius  vocaretur,  non 
iantum  nova,  sed  etiam  ampliore  cognomine.  ^ — Octave  prit  ensuite  le  sur- 
nom de  C.  César,  et  plus  tard  celui  d'Auguste  :  le  premier  lui  fut  légué  par 
le  testament  de  son  grand  oncle  ;  le  second  lui  fut  décerné  sur  la  proposition 
de  Munatius  Plancus.  Quelques  sénateurs  ayant  été  d'avis  de  le  surnommer  Ro- 
mulus  (l),  pour  faire  entendre  qu'il  était  lui  aussi  le  fondateur  de  Rome,  Muna- 
tius Plancus  proposa  (et son  sentiment  prévalut)  de  l'appeler  plutôt  Auguste, 
surnom  qui  avait  l'avantage  non-seulement  d'cire  nouveau,  mais  d'exprimer 
encore  quelque  chose  de  plus  imposant.  »  Le  surnoni  d\iitgusie  n'avait  donc 
jamais  été  porté  par  personne  avant  Octave  ;  et ,  s'il  n'avait  été  porté  par  per- 
sonne, il  n'était  donc  pas  héréditaire  dans  la  maison  Claudia.  Il  ne  pouvait 
pas  être  davantage  le  surnom  que  signait  Tibère  à  l'époque  de  son  expédition 
d'Illyrie ,  car  jamais  Auguste  de  son  vivant  ne  se  dessaisit  de  son  surnom  ni  ne 
le  partagea;  il  se  contenta  de  le  léguera  son  successeur  :  c'est  encore  Suétone 
qui  nous  l'apprend  dans  la  phrase  qui  suit  immédiatement  celle  où  il  est  ques- 
tion du  choix  du  surnom  de  Tibère.  L'historien  y  raconte  qu'Auguste  s'opposa 
à  ce  qu'on  donnât  aucun  des  trois  surnoms ,  et  qu'il  coupa  court  à  la  délibé- 
ration du  sénat  par  cette  brusquerie  spirituelle  et  ironique  :  «  Tibère  est  sa- 
tisfait de  celui  que  je  dois  lui  laisser  après  moi  (2).  »  Il  est  donc  bien  constant 
que  si  M.  Granier  eût  lu  les  deux  lignes  qui  suivent  le  passage  qu'il  a  cité,  il 
n'aurait  pas  fait  signer  à  Tibère  le  surnom  d'Auguste,  à  l'époque  de  la  guerre 
d'Illyrie.  Mais  M.  Granier  est  pressé  d'arriver,  et  pour  cela  il  prend  les 
moyens  les  plus  expéditifs  :  il  se  borne  donc  strictement ,  en  consultant  un 
auteur,  à  extraire  la  phrase  dont  il  a  besoin ,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  précède 
ou  de  ce  qui  suit.  On  n'aura  aucun  doute  à  cet  égard ,  quand  on  connaîtra  la 
phrase  de  Suétone  qui  a  causé  la  double  erreur  que  nous  venons  de  relever; 
la  voici  telle  qu'elle  est  citée  dans  le  livre  de  M.  de  Cassagnac  :  «  Ac  ne  Au- 
gusti quidem  nomen,  quanquam  ha-reditarium ,  ullis  ,  nisi  ad  reges  ac  dynas- 
tas,  epistolis  addidit.  —  Il  ne  se  donna  pas  même  dans  ses  lettres,  excepté 
lorsqu'il  écrivit  aux  rois  et  aux  princes,  le  nom  d'Auguste,  quoiqu'il  lui  ap- 
partînt à  titie  d'héritage  (3).  »  Rapprochée ,  en  effet,  de  ce  que  nous  avons  dit 


[i]  C'était,  au  rapport  de  Dion  Cassius,  le  surnom  qu'Auguste  désirait;  mais  la  politique 
imposa  silence  à  ses  désirs,  parce  qu'il  craignit,  ajoute  l'historien  ,  qu'on  ne  le  soupçonnât 
ile  désirer  la  roijaulê ,  «  Aîcôo'p.svo;  on  ÛTvoTTTîOsTat  îa.  tcÛtou  -t,^  pactXsîo:;  sTvtôup.sïv 
(  III,  pag.  507  ).  »  Cf.  Fier.,  IV,  xii,  66. 

(2)  Tiber.  1.  c. 

(3)  Ibid.,  XXVI. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  485 

précédemment,  cette  phrase  signifie  simplement  qu'après  la  mort  d'Auguste, 
Tibère  fit  rarement  usage  du  surnom  que  cet  empereur  lui  avait  légué;  isolée 
au  contraire  de  tous  les  passages  qui  la  préparent  et  l'expliquent,  elle  pour- 
rait, à  la  rigueur,  avoir  le  sens  que  lui  prête  M.  de  Cassagnac,  moins  cepen- 
dant l'hérédité  du  nom  d'Auguste  dans  la  maison  Claudia. 

Passons  à  la  seconde  preuve  dont  M.  de  Cassagnac  appuie  la  nouvelle  signi- 
fication de  Plus.  «  Ensuite,  dit-il,  Virgile  alterne  habituellement  le  surnom 
de  Pins  avec  plusieurs  autres  qualifications  qui  signifient  fils  des  dieux.  » 
Tous  ceux  qui  ont  lu  Virgile  savent  que  le  poète  ne  suit  point  de  règle  fixe 
pour  donner  ce  surnom  à  son  héros ,  l'appelant  Pius ,  tantôt  pour  des  actions 
qui  justifient  le  sens  de  l'épithète ,  tantôt  pour  des  actions  qui  le  contrarient, 
fort  souvent  pour  des  faits  qui  n'y  ont  aucun  rapport.  Quelle  en  est  la  raison  ? 
C'est  que  Virgile  a  traité  ce  surnom,  comme  il  le  devait,  à  l'égal  d'un  nom 
propre,  ayant  sa  signification  permanente,  invariable  et  indépendante  de 
toutes  les  applications  que  l'on  en  peut  faire.  Il  faut  donc ,  pour  trouver  son 
vrai  sens,  remonter  à  la  signification  fondamentale.  Ici  se  présente  l'opinion 
de  M.  Granier  de  Cassagnac  ,  qui  prétend  que  cette  signification  est  fils  de. 1u- 
piier,  parce  que  elle  cdterne  avec  des  qualifications  ériuivalenies ,  et  que  Énée 
est  tour  à  tour  appelé  par  le  poète  Pius  et  nate  dea  ,  ou  deum  gens  ,  pieux  et 
fds  d'une  déesse,  ou  rejeton  des  dieux.  Comme  si  le  héros  de  V Enéide  ne 
pouvait  pas  recevoir  ces  deux  qualifications  à  des  titres  différens  !  M.  Granier 
n'a  donc  pas  vu  qu'en  pressant  un  peu  son  argument,  on  le  forcerait  à  ne  re- 
connaître qu'une  seule  vertu  dans  le  héros  qui  en  posséderait  le  plus?  IMais 
dispensons  M.  Granier  de  tous  ses  argumens,  et  examinons  son  opinion  en 
•elle-même.  Est-il  croyable  que  Virgile,  voulant  donner  un  surnom  à  son  héros, 
îui  en  eût  précisément  choisi  un  qui  le  pouvait  confondre  avec  une  foule  in- 
nombrable d'autres  héros?  Tel  serait  cependant  le  choix  qu'il  aurait  fait,  s'il 
fallait  entendre  j)h(.s'  par  fils  de  Jupiter.  IN'est-il  pas  vraisemblable,  au  con- 
traire, que,  si  dans  la  langue  latine  il  se  trouvait  un  mot  retraçant  fidèlement 
les  traits  principaux  du  caractère  d'Énée,  le  poète  aura  choisi  ce  mot-là?  Or, 
qu'on  se  rappelle  d'une  part  les  divers  sens  que  nous  avons  assignés  à  plus ., 
et  d'une  autre  part  le  caractère  que  l'histoire  poétique  attribue  à  Énée ,  et 
l'on  verra  que  ce  mot  ainsi  entendu  le  résume  admirablement,  lui  prêtant  à 
la  fois  toutes  les  vertus  qui  le  distinguaient ,  la  piété  de  la  patrie  et  celle  de  la 
religion,  la  piété  filiale  et  la  piété  paternelle. 

Arrivés  au  bout  de  cette  excursion  philologique,  concluons  que  le  moi  pius 
n'a  jamais  eu  dans  la  langue  latine  d'autres  sens  que  ceux  que  nous  avons 
mentionnés,  et  que  les  nouvelles  acceptions  dont  on  a  voulu  l'enrichir  ne  re- 
posent que  sur  des  textes  faussement  interprétés. 

Après  avoir  envisagé  l'esclavage  comme  un  fait  spontané,  après  en  avoir  re- 
culé l'origine  jusqu'à  l'établissement  même  des  sociétés,  M.  Granier  en  est 
venu  à  le  regarder  comme  né  au  sein  de  la  famille.  Mais  l'esclavage  étant 
un  fait  négatif,  là  s'est  présentée  la  nécessité  de  chercher  d'abord  les  pre- 
miers maîtres.  Ces  premiers  maîtres  ont  paru,  à  M.  Granier,  ne  pouvoir  être 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  premiers  pères ,  dans  le  cas  toutefois  où  ils  justifieraient  d'une  des- 
cendance divine.  Nous  l'avons  vu  déjà  demander  à  la  philologie  les  titres  de 
noblesse  de  ces  illustres  chefs  de  famille;  il  va  maintenant  aborder  l'histoire 
pour  l'interroger  sur  leur  puissance  absolue.  «  La  grave  question  qui  nous 
occupe,  dit-il,  va  , entrer  maintenant  dans  les  temps  historiques.  La  puis- 
sance absolue  des  pères  de  famille  est  un  fait  universel  et  qui  a  laissé  trace 
partout...  Du  temps  des  patriarches,  le  pouvoir  paternel  des  juifs  était  en- 
core absolu  sur  les  enfans.  Le  sacrifice  d'Abraham  en  est  une  preuve.  Il  est 
évident  que  Dieu  n'aurait  pas  ordonné  une  chose  contre  la  loi  positive...  Il 
n'est  pas  plus  difficile  d'établir  que  le  droit  absolu  des  pères  sur  les  enfans 
a  existé  pareillement  chez  les  Grecs.  Il  existait  pleinement  du  temps  de  la 
guerre  de  Troie,  comme  le  prouve  évidemment  le  sacrifice  d'Iphigénie...  Ainsi, 
selon  nos  idées ,  le  premier  esclavage  qui  se  soit  vu  sur  la  terre  n'est  que  la 
sujétion  à  l'antique  et  primitive  paternité  (1)   » 

Ainsi  parle  M.  Granier  de  Cassagnac,  s'étendant  longuement,  et  à  plaisir, 
sur  la  toute-puissance  des  pères  chez  les  anciens.  Mais  après  avoir  exposé 
des  faits  connus,  avoués,  incontestables,  M.  Granier  n'aurait-il  pas  dû  pré- 
venir une  petite  objection  que  tout  lecteur  sensé  ne  manquera  sans  doute  pas 
de  lui  faire?  Cette  objection ,  la  voici  .  Vous  avez,  jusqu'à  présent,  raisonné 
dans  la  supposition  que  l'autorité  paternelle  entraînait  l'esclavage  comme 
conséquence  rigoureuse;  nous  n'avons  pas  voulu  vous  presser  sur  cette  hypo- 
thèse, assuré  d'avance  que  vous  vous  retrancheriez  derrière  la  spontanéité , 
solution  non  moins  aisée  et  tout  aussi  peu  satisfaisante  que  \a  vertu  dormitive 
de  l'opium  du  Malade  Imaginaire.  IMais  s'il  en  avait  été  ainsi,  nous  vous  le 
demandons,  est-il  croyable,  d'une  part,  que  cette  puissance  despotique  eût 
pu  s'exercer  dans  la  famille  primitive;  d'une  autre  part,  qu'elle  eût  jamais 
obtenu  la  sanction  des  lois ,  ou  que  du  moins  elle  eût  long-temps  conservé 
cet  appui  .3  L'objection  est  assez  sérieuse,  comme  on  voit;  cependant,  chose 
étonnante  !  l'auteur  semble  ne  s'être  pas  douté  qu'on  pût  élever  une  pareille 
question.  Examinons-la  donc ,  puisqu'on  nous  a  laissé  ce  soin. 

Remontant  au  berceau  même  de  l'humanité ,  «  réduisons,  pour  nous  servir 
des  expressions  de  Cicéron ,  cette  immense  société  du  genre  humain  à  ses 
proportions  les  plus  exiguës  et  les  plus  étroites  (2).  »  Le  premier  couple  s'est 
déjà  reproduit  et  la  famille  a  commencé.  C'est  de  ce  moment,  dites-vous, 
(|ue  l'esclavage  s'établit  sur  la  terre.  ]Mais  si  l'esclavage  blesse  profondément, 
ainsi  que  nous  l'avons  vu ,  les  deux  instincts  les  plus  irrésistibles  de  l'homme, 
ceux  qui  font  l'essence  même  de  sa  nature  morale ,  l'amour  de  soi  et  la  so- 
ciabilité, comment  a-t-il  pu  s'établir?  Il  n'est  plus  permis  de  répondre,  de 
lui-même,  spontanément,  puisque  antérieurement  à  lui,  il  existait  dans  le 
cœur  de  l'homme  d'invincibles  sentimens  qui  le  repoussaient.  Évidemment ,  il 
n'a  pu  s'établir  que  par  la  force.  Mais  s'il  est  vrai,  et  qui  voudrait  le  nier? 


(1)  Chap.  m,  pag.  68-53. 

(2)  De  OlTic,  1 ,  17. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  487 

que  l'affection ,  la  tendresse  et  le  dévouement  des  parens  pour  leurs  enfans 
soient  les  besoins  les  plus  impérieux  et  les  plus  doux  à  satisfaire,  avant 
même  d'être  des  sentimens  raisonnes  et  des  devoirs  sacrés,  il  n'est  pas  croya- 
ble que  l'honune  ait  oublié  d'être  père  pour  devenir  tyran  de  ses  enfans.  11 
y  a  là  impossibilité  morale.  Il  y  a  aussi  impossibilité  physique.  La  force  est 
en  général  un  moyen  transitoire,  incertain  et  dont  l'action  se  déplace  conti- 
nuellement. Ici  surtout,  elle  eût  bientôt  passé  de  l'oppresseur  aux  opprimés, 
et  les  enfans ,  au  bout  d'un  petit  nombre  d'années ,  auraient  été  les  vérita- 
bles chefs  de  la  famille  par  la  force.  Que  devenait  alors  l'autorité  despotique 
du  père?  Elle  se  maintenait,  répondra-t-on,  par  le  respect.  Dans  ce  cas ,  on 
dénature  le  sens  du  mot  esclavage.  Il  y  a  plus ,  le  respect ,  l'affection ,  l'obéis- 
sance ,  toutes  les  vertus  que  comprend  la  piété  filiale  dérivent  du  sentiment 
du  droit  ;  or ,  nous  l'avons  démontré ,  le  droit  réprouve  l'esclavage.  L'escla- 
vage n'a  donc  pas  pu  s'établir  dans  la  première  famille.  S'est-il  établi  dans  la 
seconde  ou  dans  celles  qui  ont  suivi  ?  Pson ,  car  il  a  dû  y  rencontrer  les  mêmes 
obstacles.  Comment  expliquer  cependant,  ajoute-t-on,  la  puissance  dont  nous 
trouvons  les  pères  armés  dans  l'antiquité,  puissance  qui  s'étend  jusqu'à  dé- 
cider de  la  vie  et  de  la  inort  des  enfans  ?  Rien  de  plus  contraire  à  la  thèse 
qu'on  soutient  qu'un  pareil  argument.  Sans  doute  nous  voyons  fréquemment, 
chez  les  anciens ,  des  pères  sacrifier  leurs  enfans  ;  mais  ces  barbares  immo- 
lations étaient  toujours  dictées  par  les  prêtres ,  au  nom  de  la  divinité ,  ou  par 
la  divinité  elle-même.  Abraham  va  sacrifier  son  fils ,  mais  c'est  pour  obéir  à 
Dieu  ;  Agamemnon  consent  à  la  mort  de  sa  fille  ,  mais  il  y  est  contraint  par 
la  voix  d'un  oracle  que  Calchas  interprète.  Certes,  s'il  y  avait  là  un  esclave, 
ce  n'était  pas  Isaac,  c'était  bien  Abraham;  ce  n'était  pas  Iphigénie ,  c'était 
bien  Agamemnon.  Aussi  l'Écriture  ne  nous  laisse-t-elle  pas  ignorer  que  Dieu 
avait  demandé  ce  sacrifice  au  patriarche  comme  le  plus  grand  effort  de  son 
obéissance,  et  Calvin,  cherchant  à  pénétrer  le  dessein  de  l'Éternel,  ne  lui 
suppose  pas  d'autre  motif  que  celui-ci  :  «  Ut  fidei  experimentum  in  servo  suo 
caperet.  »  Quant  à  la  douleur  d'Agamemnon ,  les  vers  d'Euripide  nous  ont 
dit  qu'elle  était  inexprimable ,  et  le  tableau  de  Timanthe,  qu'on  ne  pouvait 
la  peindre.  Qu'importe?  réplique-t-on;  le  sacrifice  même,  quoique  fait  à  re- 
gret, constate  le  droit  que  nous  leur  reconnaissons,  et  cela  nous  suffit. 
IXierez-vous  d'ailleurs  que  les  monumens  de  l'antique  législation  n'attestent 
à  chaque  pas  le  pouvoir  formidable  que  la  loi  confiait  aux  pères  de  famille? 
Kous  l'avons  accordé  en  commençant  :  cette  autorité  est  incontestablement 
prouvée  ;  mais  de  là  il  n'est  point  du  tout  permis  de  conclure  l'esclavage  des 
enfans.  Plus  l'autorité  même  est  absolue,  moins  la  conséquence  qu'on  en  veut 
déduire  est  vraisemblable.  Je  m'explique.  «  La  famille,  a  dit  Platon,  n'est 
qu'un  petit  état  dans  l'état.  »  Pénétrés  aussi  de  cette  idée,  les  législa- 
teurs s'attachèrent  à  constituer  fortement  chacun  de  ces  petits  états ,  afin 
qu'il  devînt  un  gage  de  sécurité  pour  l'état  qui  les  embrassait  tous;  or,  le 
moyen  qui  leur  parut  le  plus  efficace  pour  y  réussir,  ce  fut  d'en  confier  la 
souveraineté  au  père.  Prétendaient-ils  par-là  briser  les  liens  les  plus  doux  de 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  famille,  et  substituer  une  servile  obéissance  à  la  soumission  filiale?  Non , 
sans  doute  ;  mais  d'une  part  ils  étaient  sûrs  que  la  tendresse  tempérerait  l'au- 
torité, que  l'affection  adoucirait  la  loi;  d'une  autre  part,  ils  savaient  qu'au 
sein  d'une  famille  ainsi  réglée,  les  enfans  trouveraient  un  joug  salutaire  pour 
les  plier  à  la  subordination,  un  frein  puissant  pour  les  préserver  de  leurs 
écarts ,  une  école  austère  pour  leur  apprendre  les  vertus  et  les  devoirs  du 
citoyen.  Supposons  cependant  que  ces  législateurs,  trompés  dans  leurs  inten- 
tions et  dans  leurs  espérances ,  n'eussent  fait  que  sanctionner  involontaire- 
ment un  esclavage  abrutissant ,  il  serait  alors  bien  certainement  arrivé ,  ou 
que  d'autres  législateurs,  témoins  et  souvent  aussi  victimes  du  despotisme 
paternel,  auraient  modifié  les  lois  de  leurs  prédécesseurs,  ou  que  le  code 
barbare,  imposé  à  la  famille,  serait  tombé  de  lui-même,  frappé  d'impuis- 
sance et  de  réprobation.  Tel  est,  en  effet,  le  sort  des  lois  qui  outragent  l'iiu- 
manité  :  la  nature  ne  permet  point  qu'elles  soient  applicables  (1).  Or,  rien 
de  pareil  n'arriva  pendant  plusieurs  siècles.  Chez  les  Romains  même ,  ce 
peuple,  comme  on  sait,  si  attentif  à  perfectionner  son  droit,  tandis  que  la 
condition  des  esclaves  allait  s'améliorant  et  devenant  plus  douce,  une  légis- 
lation draconienne  continua  de  régir  la  famille.  «  Le  droit  de  bourgeoisie 
romaine,  dit  Beaufort,  conférait  aux  pères  sur  les  enfans  le  pouvoir  le  plus 
arbitraire  et  le  plus  étendu...  La  condition  des  enfans  était  en  quelque  sorte 
plus  dure  que  celle  des  esclaves  mêmes...  Il  était  permis  aux  pères,  non- 
seulement  de  faire  emprisonner  leurs  enfans ,  de  les  exposer,  de  les  fouetter, 
de  les  reléguer  à  la  campagne  pour  les  y  faire  travailler,  mais  même  de  les 
faire  mourir  de  tel  genre  de  mort  qu'ils  jugeaient  l'avoir  mérité  (2).  »  Con- 
cluons donc  que ,  puisqu'on  laissa  les  pères  jouir  de  droits  si  exorbitans ,  c'est 
qu'il  n'en  abusèrent  point,  et  qu'il  résulta,  au  contraire,  de  leur  inmiense 
autorité,  tout  le  bien  qu'on  s'en  était  promis.  Cette  conséquence  n'a  point 
échappé  à  l'historien  que  nous  venons  de  citer  :  «  Si  les  abus,  dit  encore 
Beaufort,  eussent  été  fréquens ,  les  lois  y  auraient  sans  doute  pourvu;  mais 
il  ne  paraît  pas  qu'on  ait  mis  des  bornes  à  cette  grande  autorité,  tant  que 
dura  la  république.  Le  père  de  famille  resta  juge  souverain  dans  sa  maisoii. 
crétait  un  moyen  sûr  de  trancher  la  matière  à  bien  des  procès  ;  mais  aussi 
quelle  ne  devait  pas  être  la  probité  et  la  vertu  d'un  peuple,  pour  qu'on  y 
pût  prendre  cette  confiance,  et  pour  que,  pendant  plusieurs  siècles ,  il  ne  s'y 
soit  glissé  aucun  abus ,  de  manière  que ,  tant  qu'a  duré  la  république ,  on 
n'ait  été  obligé  de  faire  aucun  changement ,  ni  d'apporter  aucune  modifica- 
tion à  cette  loi.  « 

Il  n'est  donc  pas  permis  de  faire  commencer  l'esclavage  au  sein  de  la  fa- 
mille; la  raison,  la  morale  et  l'histoire  s'y  opposent. 

[i]  Ainsi,  nous  dit  Aulu-Gelle,  la  loi  des  XII  tables,  qui  autorisait  plusieurs  créanciers  à 
se  partager  le  corps  d'un  débiteur  insolvable  ,  ne  fut  jamais  exécutée:  «  Disscctura  esse  an- 
liquitus  ncminem  cquidem  nequc  legi,  ncque  audivi  (  XX,  i,  pag.  873).  » 

(2)  Rcpubl.  rom.,  lom,  II,  pag.  125. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  489 

II.  —  AFFRANCHISSEMENT.  —  COMMUNE. 

Un  fait,  avons-nous  dit,  postérieur  à  l'esclavage,  et  qui  en  est  toujours  la 
suite  inévitable,  c'est  l'affranchissement.  Mais  à  quelle  époque  l'affranchis- 
ment  commença-t-il  ?  M.  Granier  semble  d'abord  n'oser  rien  affirmer  à  cet 
égard  :  «  Nous  n'avons,  dit-il,  nul  moyen  d'estimer  combien  de  temps  se 
prolongea  dans  l'histoire  l'esclavage  pur.  Il  y  a  déjà  des  affranchis  dans  la 
Bible  et  dans  l'Odyssée.  »  Cependant,  reprenant  bientôt  sa  confiance  ha- 
bituelle, il  essaie  de  préciser  aussi  l'origine  de  l'affranchissement,  et  voici 
de  quelle  manière  :  «  Durant  la  période  primitive  de  l'esclavage  pur,  il  n'y 
avait  pas  encore  de  mendians ,  car  on  n'est  mendiant  qu'autant  qu'on  n"a  pas 
de  quoi  vivre;  cr,  un  esclave  est  nourri  par  son  maître...  Toutes  les  fois 
donc  qu'on  trouve  un  mendiant  mentionné  dans  les  livres  primitifs ,  on  peut 
être  certain  que  ces  livres  appartiennent' à  une  époque  où  un  grand  nombre 
d'esclaves  ont  déjà  été  émancipés ,  c'est-à-dire  à  une  époque  secondaire.  Il 
en  est  de  même  des  livres  où  se  trouvent  mentionnés  des  mercenaires  ;  car 
le  mercenaire  antique  n'est  autre  chose  que  l'esclave  devenu  entièrement 
libre  auquel  on  achète  son  travail  de  gréa  gré.  Or,  il  y  a  des  mercenaires  cités 
dans  le  Lévitique;  il  y  en  a  dans  l'Odyssée...  Le  seul  moyen  qu'il  y  ait  de 
constater  avec  assez  de  précision  l'époque  reculée  où  commencèrent  à  s'opérer 
les  premiers  affranchissemens,  c'est  donc  de  rechercher  à  quel  moment  font 
leur  apparition  dans  l'histoire  les  pauvres  et  les  mercenaires  (1).  » 

C'est  une  singulière  logique,  en  vérité,  que  celle  de  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac.  On  n'a  pas  oublié  le  raisonnement  qu'il  a  fait,  quand  il  s'est  agi  de 
prouver  que  l'esclavage  remontait  à  Torigine  même  de  la  société  :  le  trou- 
vant décrépit  au  point  de  départ  de  l'histoire ,  il  en  a  hardiment  conclu  qu'il 
devait  être  aussi  vieux  que  le  monde.  M.  Granier  répète  encore  ici  le  même 
raisonnement;  mais  il  ne  s'aperçoit  pas  que  cette  fois  l'arme  dont  il  se  sert 
peut  être  retournée  contre  lui.  Si  l'affranchissement,  en  effet,  ne  se  montre 
pas  moins  décrépit  que  l'esclavage  dans  les  plus  anciens  monumens  de  l'his- 
toire, qui  nous  empêche  de  conclure  que  comme  l'esclavage  il  a  pour  ber- 
ceau la  première  famille?  Sans  doute  M.  Granier  nous  répondra  que  lanaluro 
même  de  ces  deux  faits  ne  permet  pas  de  supposer  qu'ils  aient  commenc' 
simultanément;  mais  son  raisonnement  conduit-il  à  la  conclusion  que  nous 
en  avons  tirée .^  Oui;  c'est  donc  un  raisonnement  qui  aboutit  à  l'impossible. 
Et  voilà  pourtant  sur  quel  pauvre  sophisme  s'est  fondé  M.  de  Cassagnac, 
non-seulement  pour  faire  sortir  l'esclavage  de  la  famille ,  mais  encore  pour. 
dériver  de  l'esclavage  toutes  les  classes  que  renferme  le  prolétariat. 

La  seconde  question  qui  se  présente  au  sujet  de  l'affranchissement,  c'est 
de  savoir  comment  il  s'opéra.  «  Il  faut,  dit  M.  Granier,  noter  deux  faits  im- 
portans  en  ce  qui  touche  cette  émancipation.  Le  premier,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 

{1}  Chap.  V,  pag.  107-109. 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'exemple,  avant  l'ère  chrétienne,  d'émancipations  systématiques  opérées  en 
masse  par  les  anciens.  On  peut  même  dire  que  les  philosophes  païens,  sans 
exception,  étaient  unanimes  pour  considérer  l'esclavage  comme  un  élément 
légitime  et  normal  de  la  société  (1).  » 

Tous  ceux  qui  connaissent  l'organisation  de  la  société  antique  savent  quelle 
large  place  y  occupait  l'esclavage.  S'appuyant  à  la  fois  sur  les  lois,  sur  les 
mœurs,  sur  les  institutions,  l'esclavage  tenait  à  tout,  et  sa  destruction,  on 
peut  le  dire,  eût  infailliblement  entraîné  celle  de  l'état.  Or,  une  émancipation 
systématique  le  détruisait  en  fait  et  en  principe.  Une  autre  raison  s'opposait 
encore  à  des  affranchissemens  de  cette  nature  :  l'esclavage  était  une  des 
sources  principales  de  la  richesse;  or,  aux  dépens  de  qui  se  serait  opérée  une 
émancipation  funeste  à  tant  de  fortunes?  11  est  donc  peu  surprenant  que  les 
affranchissemens  n'aient  été  que  partiels.  Mais  de  là  faut-il  inférer  qu'il  ne 
vint  jamais  à  l'esprit  des  anciens  que  ces  milliers  de  malheureux  gémissant 
sous  le  joug  de  l'esclavage,  étaient  injustement  déshérités  des  droits  du  ci- 
toyen et  des  bienfaits  de  la  liberté  .^  Est-il  surtout  croyable  que  tant  de  nobles 
intelligences ,  qui  se  dévouèrent  à  la  recherche  de  la  vérité ,  qui  discutèrent 
tous  les  principes ,  examinèrent  tous  les  droits ,  n'aient  pas  dénoncé  l'escla- 
vage comme  un  horrible  attentat  contre  l'humanité  ?  Hâtons-nous  de  les  ven- 
ger d'une  calomnie  que  l'ignorance  seule  a  pu  faire  peser  sur  elles.  Pour  cela, 
il  nous  suffira  d'ouvrir  un  livre  que  M.  de  Cassagnac  a  cité  quelquefois,  mais 
qu'il  n'a  certainement  jamais  lu  en  entier;  nous  voulons  parler  de  la  Politique 
d'Aristote.  On  sait  que  le  philosophe ,  égaré  par  la  fausseté  de  son  point  de 
départ,  s'est  efforcé,  dans  ce  livre,  de  soutenir  la  légitimité  de  l'esclavage; 
or,  avant  de  discuter  ses  propres  idées,  il  expose,  selon  sa  coutume,  les  di- 
verses opinions  que  les  philosophes  ses  prédécesseurs  avaient  émises  sur  la 
même  question.  Ainsi ,  au  commencement  de  l'ouvrage  :  «  Parlons  d'abord , 
dit-il,  du  maître  et  de  l'esclave,  afin  de  voir  si,  dans  cet  examen,  nous  ne 
pourrons  pas  trouver  quelque  chose  de  plus  satisfaisant  que  les  idées  aujour- 
d'hui reçues.  Les  uns  pensent,  en  effet,  que  la  puissance  du  maître  n'est 
autre  chose  qu'une  sorte  de  science  administrative  (2) ,  qui  embrasse  à  la  fois 
l'autorité  domestique,  politique  et  royale;  les  autres  pensent  que  cette  puis- 
sance est  contre  nature,  parce  que  la  loi  fait  l'homme  libre  et  l'esclave,  tan- 
dis que  la  nature  ne  met  entre  eux  aucune  différence.  Ils  regardent  donc 
l'esclavage  comme  le  produit  de  la  violence;  d'où  ils  concluent  qu'il  est  in- 
juste. »  Plus  loin  :  «  Il  est  aisé  de  voir  que  ceux  qui  soutiennent  le  con- 
traire sont  fondés  dans  leur  opinion  jusqu'à  un  certain  point.  On  est  esclave 
et  réduit  à  l'esclavage  en  vertu  d'une  loi ,  c'est-à-dire  d'une  convention  d'après 
laquelle  tout  ce  qui  est  pris  à  la  guerre  est  déclaré  propriété  du  vainqueur. 
Mais  beaucoup  de  légistes  accusent  ce  droit  comme  on  accuse  un  orateur  qui 


(1)  Chap.  II,  pag.  23. 

(2)  La  traduction  de  31.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  omis  ce  mot,  qui  me  paraît  essentiel 
pour  expliquer  ce  qui  suit. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  491 

propose  un  décret  contraire  aux  lois  existantes  (1),  parce  qu'ils  trouvent  hor- 
rible que  celui  qui  peut  exercer  la  violence ,  et  qui  doit  l'avantage  à  la  force, 
fasse  de  l'opprimé  son  esclave  et  son  sujet.  « 

A  l'autorité  d'Aristote  nous  pourrions  en  ajouter  encore  beaucoup  d'autres; 
nous  nous  contenterons  de  transcrire  une  note  érudite  de  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire ,  qui ,  dans  sa  traduction  de  la  Politique ,  a  développé  les  conséquences 
des  passages  que  nous  venons  de  citer,  et  les  a  fortifiées  de  quelques  preuves. 
«  Il  y  avait  donc,  dit-il ,  des  protestations  contre  l'esclavage,  du  temps  même 
d'Aristote.  Phérécrate,  poète  comique,  contemporain  de  Périclès,  regrette, 
dans  un  vers,  le  temps  oij  il  n'y  avait  pas  d'esclaves  {Ap.  Aihen.,  vi,  p.  263). 
Timée  de  Tauromenium,  contemporain  d'Aristote,  assure  que  chez  les  Lo- 
criens  et  les  Phocéens  l'esclavage ,  long-temps  défendu  par  la  loi ,  n'avait  été 
autorisé  que  depuis  peu  (  Ihid.  ).  Théopompe ,  historien,  autre  contemporain 
d'Aristote ,  rapporte  que  les  Chiotes  introduisirent  les  premiers  parmi  les  Grecs 
l'usage  d'acheter  des  esclaves ,  et  que  l'oracle  de  Delphes ,  instruit  de  ce  for- 
fait, déclara  que  les  Chiotes  s'étaient  attiré  la  colère  des  dieux  (Ihid.);  ici 
ce  serait  une  espèce  de  protestation  divine  contre  l'esclavage.  Il  résulte  de  tout 
ceci  que  le  principe  de  l'esclavage ,  au  iv"  siècle  avant  Jésus-Christ ,  n'était 
pas  admis  sans  contestation;  c'est  qu'en  effet  la  liberté  est  plus  vieille  que 
lui.  » 

Cependant,  après  avoir  établi  que  les  émancipations  s'opérèrent  partielle- 
lement  et  une  à  une ,  que  fait  M.  Granier  de  Cassagnac  des  esclaves  éman- 
cipés? «  La  famille  noble,  nous  dit-il,  les  tenait  hors  de  son  foyer,  la  société 
civile  hors  de  ses  prérogatives....  Aussi  les  prolétaires,  chassés  de  la  famille 
et  de  la  cité  noble ,  devaient-ils  être  instinctivement ,  providentiellement , 
conduits  à  quelque  société  nouvelle  où  ils  pussent  reposer  leurs  têtes.  Dieu 
leur  donna  cette  société....  une  société  timide,  soumise,  dégradée  comme 
eux,  maudite  comme  eux,  la  commune  (1).  » 

Nous  voilà  donc,  par  la  tournure  même  de  cette  affirmation,  placés  dans 
l'alternative  ou  de  commettre  une  sorte  d'impiété ,  si  nous  ne  croyons  pas  à 
l'existence  de  la  commune  chez  les  anciens ,  ou  de  renier  notre  ancienne  foi 
historique,  si  nous  embrassons  la  foi  nouvelle  qu'on  veut  nous  imposer.  Mais 
que  le  lecteur  se  rassure  ;  le  dogmatisme  de  M.  Granier  de  Cassagnac  ne  s'ap- 
puie pas  ici  sur  des  argumens  plus  solides  que  ceux  que  nous  avons  examinés. 
11  nous  sera  aisé  de  le  montrer.  Le  mot  de  commune  comprend  nécessaire- 
ment une  agrégation  d'individus  plus  ou  moins  nombreuse.  Or,  si  les  éman- 

(1)  Il  y  a  ici  une  légère  tache  dans  la  même  traduction.  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  n'a 
pas  fait  sentir  l'allusion  que  renferme  le  passage  d'Aristote  ;  il  traduit  :  «  Comme  on  accuse 
un  orateur  politique  d'illégalité.  »  Ce  n'est  pas  là  le  sens  :  •^poc«pov7at  Tvapocvcawv  est  une 
formule  du  droit  attique  qui  signifie  l'accusation  encourue  par  tout  orateur  qui  proposait  un 
décret  contraire  aux  lois  existantes.  Les  légistes  dont  Aristote  rapporte  l'opinion ,  voulaient 
faire  entendre  qu'il  y  a  des  lois  écrites  dans  le  cœur  de  l'homme,  lois  toujours  subsistantes , 
et  que  le  droit  barbare  de  la  force  outrage. 

(2)  Chap.  V,  pag.  \\9. 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipations  ne  s'opérèrent  que  partiellement,  comment  l'agrégation  put-elle  se 
former?  Il  est  vraisemblable,  en  effet,  qu'à  mesure  que  l'affranchissement 
rachetait  les  victimes  de  l'esclavage  et  les  restituait  à  la  société,  elles  durent 
se  confondre  avec  elle.  Telle  est  d'ailleurs  l'opinion  de  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac  lui-même.  «  Il  se  conçoit  sans  peine,  dit-il,  que  les  émancipations  in- 
dividuelles ne  versant  en  quelque  sorte  les  prolétaires  que  goutte  à  goutte, 
le  sol  de  l'ancienne  société  avait  le  temps  de  les  absorber.  »  Et  quelques  lignes 
plus  bas  :  «  Le  nombre  des  prolétaires ,  ajoute-t-il ,  était  donc  fort  restreint 
avant  l'ère  vulgaire,  et  même  pendant  les  trois  siècles  qui  la  suivirent,  à  cause 
de  la  très  petite  masse  d'affranchis  que  les  émancipations  individuelles  avaient 
jetés  dans  la  société  (1).  "  IN'y  aurait-il  donc  pas  eu  de  commune ,  selon 
M.  Granier  de  Cassagnac,  avant  le  iv"  siècle  de  l'ère  chrétienne?  Il  n'est  pas 
permis  de  lui  prêter  une  semblable  idée,  car  il  a  fait  à  cet  égard  une  profes- 
sion de  foi  très  explicite.  «  Pour  reprendre ,  dit-il ,  au  commencement  du  cha- 
pitre viTi ,  l'une  des  idées  principales  sur  lesquelles  repose  l'économie  de  ce 
livre  ,  la  commune  n'est  pas ,  comme  on  le  croit  généralement  à  cette  heure 
et  dans  l'état  présent  des  études  historiques,  un  fait  propre  aux  temps  mo- 
dernes et  aux  royaumes  occidentaux.  C'est  encore  une  erreur  de  penser  que 
la  première  formation  des  communes  date  exclusivement  du  xii"  siècle.  A 
notre  avis,  la  commune  est  un  fait  général,  universel,  humain,  de  tous  les 
pays  et  de  tous  les  temps.  »  Mais  alors,  je  le  répète,  comment  l'agrégation 
d'individus  nécessaire  pour  former  la  commune  put-elle  s'effectuer?  Il  faut 
que  l'auteur,  tout  en  nous  parlant  d'émancipations  individuelles ,  suppose 
néanmoins  des  affranchissemens  en  masse  ;  c'est  une  contradiction  qui  res- 
sortirait évidemment  de  ses  diverses  assertions,  quand  il  ne  l'aurait  pas  ex- 
primée nettement.  Mais  en. résumant  son  livre,  «  nous  avons,  dit  M.  Granier, 
suivi  les  races  esclaves  au  sortir  de  l'esclavage  par  l'émancipation,  et  nous  les 
avons  vues  se  diviser  en  deux  grandes  colonnes.  »  Du  reste,  cette  contra- 
diction n'est  pas  la  seule  qui  nous  ait  frappé  dans  VHistoire  des  Classes  ou- 
vrières et  des  Classes  bourgeoises,  et  plusieurs  fois,  en  la  lisant,  nous  avons 
été  tenté  d'appliquer  à  l'auteur  ce  que  Cicéron  dit  de  l'orateur  Curion  :  «  Sed 
«  nihil  turpius,  quam  quod  etiam  in  scriptis  oblivisceretur,  quid  paulo  ante 
«  posuisset  (2).  » 

Maintenant ,  il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt  pour  le  lecteur  de  savoir 
à  quels  symptômes  particuliers  M.  Granier  de  Cassagnac  prétend  reconnaître 
la  commune  chez  les  anciens.  «  Il  existe ,  dit-il ,  des  symptômes  dont  la  pré- 
sence suffisamment  établie  atteste  toujours  infailliblement  la  formation  des 
communes.  » 

Un  de  ces  symptômes,  et  le  plus  frappant ,  selon  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac, c'est  l'existence  des  villes  murées ,  c'est-à-dire  des  villes  dont  les  mai- 
sons étaient  associées.  Biais  cette  question  en  présuppose  naturellement 


(1)  Chap.  II,  pag.  26. 

(2)  Brut.,  LX. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  493 

une  autre ,  la  question  de  savoir  ce  qu'étaient  les  maisons  isolées  :  «  Nous 
allons  donc,  poursuit  M.  Granier,  expliquer  un  peu  ce  qu'étaient  les  mai- 
sons isolées,  pour  expliquer  tout-à-fait  ce  qu'étaient  les  maisons  associées.... 
Primitivement,  une  maison  isolée,  un  château  appartenait  ionjoxirs  à  un 
gentilhomme,  à  l'un  de  ces  nobles,  que  les  poètes  nomment  divins,  et  ce 
château  avait  essentiellement  un  donjon.  Ceci  est  fondamental,  universel ,  et 
rien  n'est  plus  historiquem'ent  rigoureux  que  l'expression  d'Horace  dans  cette 
ode  où  il  dit  : 

«  Pallida  Mors  œquo  puisât  pede  pauperum  tabernas , 
«  Regumque  turres » 

Turris  veut  dire  strictement  donjon  dans  ce  passage ,  et  nous  allons  dire 
pourquoi.  Dans  la  première  ode,  Horace  qualifle  ainsi  Mécène  :  «  Atavis 
«  édite  regibus,  »  issu  du  sang  des  rois,  comme  disent  tous  les  traducteurs, 
et  ce  qui  est  à  notre  avis  un  contre-sens.  La  difficulté  du  passage  est  dans  le 
mot  regihus,  que  l'on  traduit  à  tort  par  roi.  D'abord  il  faut  remarquer  que 
l'ode  d'Horace  est  dédicatoire ,  et  par  conséquent  que  Mécène  doit  y  être 
désigné  par  les  titres  qu'il  portait  officîêllement ,  ainsi  que  nous  disons.  Il  y 
est  désigné,  en  effet,  par  la  qualification  de  rex,  qui  est  dans  l'ode  un  mot 
de  sens  étroit ,  appartenant  au  vocabulaire  héraldique  de  la  noblesse  romaine, 
et  qui  doit  être  traduit  en  français  par  prince.  Mécène  prenait,  en  effet, 
dans  les  actes  publics  ,  le  titre  de  rcx ,  ce  qui  prouve  bien  clairement  qu'il  ne 
signifiait  pas  roi,  comme  les  traducteurs  d'Horace  le  croient  (1).  » 

Nous  avons  déjà  pris  la  défense  de  ces  pauvres  traducteurs ,  contre  M.  Gra- 
nier de  Cassagnac ,  quand  il  s'est  agi  de  justifier  le  sens  qu'ils  avaient  donné 
à  pius  ;  nous  oserons  encore  nous  ranger  de  leur  côté ,  parce  que  nous 
croyons  que  de  leur  côté  se  trouvent  encore  et  le  bon  sens  et  la  raison.  Ils 
ont  traduit  Atavis  édite  recjibus ,  issu  de  rois  tes  ancêtres,  et  M.  Granier 
voudrait  qu'ils  eussent  traduit ,  issu  de  princes.  Mais  si  les  ancêtres  de  Mé- 
cène étaient ,  non  des  princes,  dans  le  sens  étroit  du  mot ,  mais  des  rois  dans 
toute  la  force  du  terme,  comment  devait-on  les  appeler?  Rois,  sans  doute. 
Or,  c'est  un  fait  généralement  admis,  que  Mécène  descendait  d'un  de  ces 
souverains  qui  régnaient  sur  l'ancienne  Etrurie ,  et  qui  étaient  nommés  Lu- 
cuniones  dans  le  pays,  et  rois,  reijes,  à  Piome  :  «  Duodecim  enim  Lucumones , 
qui  reijes  sunt  lingua  Tuscorum ,  habebant  (2).  »  S'il  y  a  donc  ici  un  contre- 
sens qui  doive  revenir  à  quelqu'un ,  ce  n'est  certainement  pas  aux  traduc- 
teurs d'Horace. 

Mais  serait-il  vrai  que  Mécène,  en  raison  de  cette  illustre  descendance, 
eût  jamais jprès  dans  les  actes  imbUcs  le  titre  de  rex?  Quoi!  ce  Mécène  qui 
montra  tant  de  modération  dans  la  grandeur,  et  qui,*parvenu  au  comble  de 

{<)  Chap.  IX,  pag.  181. 

(2)  Serv.  ad  Virg.  JEn, ,  il,  278.  "* 

TOME  XVII.  32 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plus  haute  fortune,  voulut  rester  simple  chevalier;  ce  Mécène  qui  con- 
seillait à  Auguste  de  ne  réveiller  dans  l'esprit  du  peuple  aucun  souvenir 
fâcheux  en  rappelant  les  noms  de  roi  ou  de  dictateur,  se  serait,  lui,  décerné 
officiellement  un  titre  redouté  de  son  maître  et  abhorré  des  Romains?  Non , 
cela  n'est  pas  possible  ;  il  ne  l'eût  point  fait,  lors  même  qu'il  en  eût  eu  le  droit. 
Je  dis  lors  même  qu'il  en  eût  eu  le  droit ,  car  Mécène  sortait  d'une  famille  qui, 
bien  que  rattachée  aux  Lucuraons  de  l'Etrurie  ,  rte  donnait  cependant  à  au- 
cun de  ses  rejetons  le  droit  de  prendre  le  titre  de  re.r ,  soit  comme  dignité  , 
soit  comme  surnom.  Aussi  Mécène  ne  s'affubla-t-il  jamais  de  cette  qualifica- 
tion ,  et  ce  n'est  que  par  une  suite  d'erreurs  plus  grossières  les  unes  que  les 
autres ,  que  M.  de  Cassagnac  a  pu  être  conduit  à  une  semblable  hérésie.  Le 
lecteur  en  jugera  :  «  Du  reste ,  continue  M.  Granier,  un  passage  de  Plutar- 
que  est  bien  formel  là-dessus,  car  il  dit  qu'il  y  avait  à  Rome  quatre  familles, 
les  Mamerci ,  les  Calpurnii ,  les  Pomponii  et  les  Pinarii ,  qui  avaient  seules 
le  droit  de  signer  et  de  prendre  dans  les  actes  la  qualification  de  reges.  Plu- 
tarque  ajoute  que  les  quatre  familles  justifiaient  cette  titulature ,  en  disant 
qu'elles  descendaient  de  Numa.  » 

Si  Plutarque  avait  avancé  tout  cela ,  Plutarque  aurait  commis  de  bien  gra- 
ves erreurs;  mais  il  sera  facile  de  montrer  que  c'est  M.  Granier  seul  qui  se 
trompe.  Voici  la  phrase  de  Plutarque,  je  traduis  mot  pour  mot  :  «  D'autres 
historiens  donnent  à  Numa ,  indépendamment  de  cette  fille  (Pompilia) ,  qua- 
tre fils.  Pompon ,  Pinus,  Calpus  et  Mamercus ,  qui  devinrent  chacun  les  fon- 
dateurs d'une  famille  et  les  pères  d'une  glorieuse  postérité;  car  de  Pompon 
descendent  les  Pomponius  ;  de  Calpus ,  les  Calpurnius,  et  de  Mamercus ,  les 
Mamercius ,  lesquels  prirent  aussi ,  pour  cette  raison ,  le  surnom  de  reges  , 
c'est-à-dire,  rois  (1).  »  Plutarque  ne  parle  donc  point  de  quatre  familles  qui 
aient  porté  le  surnom  de  rex;  et  comment ,  en  effet,  lui  serait-il  venu  à  l'es- 
prit de  dire  que  les  Pomponius ,  les  Pinarius  et  les  Calpurnius  étaient  sur- 
nommés reges,  ce  qui  est  de  toute  fausseté?  L'erreur  de  M.  Granier  de  Cas- 
sagnac tient  à  ce  qu'il  n'a  pas  vu  que  la  proposition  incidente ,  qui  commence 
par  de,  lesquels,  ne  se  rapporte  et  ne  peut  se  rapporter  qu'aux  Mamercius. 

Mais  le  lecteur  ne  devine  pas  sans  doute  quel  parti  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac aura  pu  tirer,  pour  sa  thèse ,  de  ce  passage  de  Plutarque.  M.  Granier 
avait  cependant  d'excellentes  raisons  pour  établir  authentiquement  le  titre 
de  prince  dans  les  quatre  familles  ;  car  il  voulait  faire  sortir  de  l'une  d'elles 
le  chevalier  Mécène.  «  Or,  ajoute-t-il ,  Mécène  était  de  l'une  de  ces  fa- 
milles. »  Il  est  fâcheux  que  M.  Granier  ne  nous  dise  pas  laquelle  ;  je  suis 
persuadé  que  les  savans  lui  sauraient  un  gré  infini  de  sa  découverte.  Faire 
de  Mécène  un  descendant  de  Numa ,  après  avoir  supposé  l'hérédité  du  nom 
d'Auguste  dans  la  maison  Claudia  !  Que  devons-nous  augurer,  bon  Dieu  ! 
«  de  ce  second  volume ,  qui  traitera  des  races  nobles ,  et  où  l'on  essaiera , 
dit-on  ,  de  faire  revivre  les  principes  qui  réglaient  les  noms  propres ,  le  bla- 

[I)  Vit.  Num.,  §xxi. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  495 

son  ,  la  titulature ,  enfin  tout  le  cérémonial  héraldique  de  la  noblesse  grec- 
que et  romaine?  » 

Qu'ajouter  à  cela  pour  décréditer  les  assertions  aventureuses  de  l'au- 
teur? Nous  ne  multiplierons  pas  davantage  les  citations.  Il  est  temps  de 
voir  si  M.  Granier  de  Cassagnac  réussira  mieux  à  nous  montrer  des  villes 
nobles  dans  les  villes  ouvertes ,  et  des  villes  bow'geoises ,  ou  des  communes 
dans  des  villes  murées.  «  Il  y  avait ,  nous  assure-t-il ,  parmi  les  peuples  an- 
ciens, deux  sortes  de  villes,  les  unes  qu'on  peut  appeler  des  villes  nobles,  et 
qui  étaient  ouvertes;  les  autres  qu'on  peut  appeler  des  villes  bourgeoises,  et 
qui  étaient  murées.  Les  villes  nobles  se  trouvent  parmi  les  peuples ,  chez 
lesquels  les  affranchissemens  n'avaient  pas  produit  une  grande  masse  d'éman- 
cipés. En  général,  les  peuples  chez  lesquels  les  émancipations  ont  été  tar- 
dives, étaient  méditerranéens  et  agricoles,  tandis  que  les  insulaires  et  les  habi- 
tans  des  côtes  sont  arrivés  plus  vite  à  la  vie  communale  et  démocratique.  » 

Comme  M.  Granier  de  Cassagnac  paraît  avoir  choisi  plus  particulièrement 
la  Grèce,  pour  faire  ses  expériences  architecturales,  nous  avons  parcouru 
ce  pays,  explorant  surtout  avec  attention  les  provinces  les  plus  méditerra- 
néennes et  les  plus  agricoles,  telles  que  l'Arcadie  et  l'Argolide  centrale; 
et  nous  n'avons  découvert  que  des  villes  fermées ,  Mantinée ,  IMycènes , 
Tirynthe,  etc.,  dont  les  murs  remontaient  même  à  une  telle  antiquité, 
qu'on  les  supposait  l'ouvrage  des  cyclopes.  Nous  avons  poussé  plus  loin  nos 
recherches,  et  il  est  resté  évident  pour  nous  qu'il  n'y  avait  réellement  qu'une 
seule  ville  qui  eût  été  long-temps  dépourvue  de  murailles.  Les  anciens  nous 
disent,  en  effet,  que  Sparte  subsista  pendant  plusieurs  siècles,  sans  être  entou- 
rée de  murs.  Mais  à  quelle  cause  tenait  ce  caractère  tout  exceptionnel  parmi 
les  villes  de  la  Grèce?  Lycurgue,  comme  on  sait,  voulut  faire  des  Lacédé- 
moniens  un  peuple  de  soldats  ;  et  une  partie  de  ses  institutions  tendit  à  ce 
but.  Or,  une  des  lois  par  lesquelles  il  chercha  à  entretenir  l'esprit  militaire, 
prescrivait  de  laisser  Sparte  tout  ouverte,  afin  que  chaque  citoyen  fût  tou- 
jours prêt  à  lui  faire  un  rempart  de  son  corps.  C'était  là  le  but  reconnu  de  la 
loi;  du  moins  les  Spartiates  ne  l'entendirent  jamais  autrement.  On  demandait 
à  Agésilas  pourquoi  Sparte  était  sans  murs  ;  montrant  les  citoyens  armés , 
«  voilà,  dit-il,  les  remparts  des  Lacédémoniens.  »  M.  Granier  de  Cassagnac, 
lui ,  ne  voit  dans  l'absence  de  murs  qu'une  preuve  de  noblesse  pour  la  ville , 
passant  d'ailleurs  sous  silence  et  la  loi  de  Lycurgue ,  et  la  manière  dont  les 
Spartiates  l'avaient  interprétée.  Mais  si  nous  lui  faisons  grâce  de  cette  diffi- 
culté ,  c'est  parce  que  nous  en  avons  d'autres  un  peu  plus  sérieuses  à  lui  op- 
poser. L'histoire  nous  apprend  que  Lycurgue  fît  subir  au  gouvernement  de 
Sparte  une  réforme  radicale.  Ainsi ,  nous  dit-elle ,  les  richesses  se  trouvaient 
concentrées  dans  les  mains  d'un  petit  nombre ,  tandis  que ,  au-dessous  d'eux, 
régnait  la  plus  affreuse  misère;  Lycurgue  égalisa  les  fortunes ,  en  distribua  nt  aux 
citoyens  par  portions  égales,  le  territoire  de  la  Laconie  et  le  district  de  Sparte. 
L'industrie,  le  négoce  et  les  métiers,  parurent  au  législateur  peu  dignes  d'un 
homme  libre ,  et  il  les  relégua  dans  les  mains  des  esclaves.  Il  y  avait  donc  à 

32. 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sparte,  avant  l'établissement  des  lois  de  Lycurgue,  des  pauvres,  des  artistes, 
des  ouvriers,  des  mercenaires,  tout  ce  qui  constitue  enfin  la  commune  aux 
yeux  de  M.  Granier  de  Cassagnac;  et  cependant  alors  Sparte  n'avait  point  de 
murs.  Comment  M.  Granier  expliquera-t-il  cette  contradiction?  Ce  n'est  pas 
tout;  Sparte,  malgré  la  défense  formelle  de  Lycurgue,  s'entoura,  par  la  suite, 
d'une  enceinte  de  murs,  tout  en  conservant  les  institutions  de  son  législateur. 
Il  est  vrai  que  cette  fois  M.  Granier  essaie  de  répondre  à  l'objection.  <<  Polybe, 
nous  dit-il ,  affirme  en  deux  endroits  que  Sparte  avait  des  murailles ,  tan- 
dis que  Xénophon  et  Thucydide  affirment  qu'elle  n'en  avait  point.  Hâtons- 
nous  de  dire  que  la  contradiction  n'est  qu'apparente.  Xénophon  et  Thucy- 
dide parlent  de  Sparte  telle  qu'elle  était  de  leur  temps,  c'est-à-dire  plus  de 
400  ans  avant  Jésus-Christ  ;  Polybe  parle  de  Sparte  telle  qu'elle  était  du  sien, 
c'est-à-dire  130  ans  seulement  avant  l'ère  vulgaire.  A  l'époque  dont  parlent 
les  fragmens  de  Polybe,  Sparte  avait  subi  une  révolution  populaire;  la  po- 
pulation seigneuriale  de  la  ville  avait  été  bannie,  ses  biens  confisqués;  et  une 
espèce  de  commune ,  dont  un  personnage  nommé  Chœron  paraît  avoir  été 
l'ame,  s'y  était  installée  et  avait  entouré  la  ville  de  murailles,  qui  furent  dé- 
truites par  les  Achéens.  » 

Il  faut  avouer  que  M.  Granier  de  Cassagnac  a  découvert  fort  à  propos  cette 
petite  révolution  pour  échapper  à  l'autorité  de  Polybe;  mais  il  ne  doit  pas 
pour  cela  se  croire  hors  d'affaire.  Polybe  n'a  pas  tout  dit,  et  malheureuse- 
ment M.  Granier  n'a  pas  non  plus  tout  vu.  .Justin  nous  apprend,  en  effet, 
que  Sparte  fut  murée  bien  long-temps  avant  l'époque  dont  nous  parle  Polybe; 
voici  le  passage  :  «  Cassandre  étant  ensuite  parti  pour  la  Grèce,  attaque  un 
grand  nombre  de  villes  et  les  ruine.  Effrayés  de  ce  sort,  comme  d'un  incen- 
die qui  les  menace  eux-mêmes,  les  Spartiates  oublient  les  réponses  des  oracles 
et  l'antique  gloire  de  leurs  pères;  et  n'osant  plus  compter  sur  leur  courage, 
ils  protègent  d'une  enceinte  de  pierres  la  ville  qu'ils  avaient  jusque-là  défen- 
due avec  des  armes  et  non  avec  des  murs.  Tant  ils  étaient  déchus  de  la  va- 
leur qui  fut  pendant  plusieurs  siècles  le  seul  rempart  de  la  ville,  ces  citoyens 
dégénérés  qui  ne  croyaient  plus  pouvoir  assurer  leur  salut  qu'en  se  cachant 
derrière  des  murailles  (1).  »  Il  est  donc  certain  que  Sparte  s'était  entourée 
de  murs  317  ans  avant  l'ère  vulgaire ,  c'est-à-dire  40  ans  environ  après  l'épo- 
que où  se  termine  l'histoire  de  Xénophon.  Or,  que  s'était-il  passé  dans  ce 
court  intervalle?  Quelque  révolution  populaire  avait-elle  aussi  expulsé  la 
noblesse?  Non,  la  constitution  était  restée  la  même;  le  cœur  seul,  comme  l'a 
dit  Justin,  le  cœur  seul  des  Spartiates  avait  changé. 

Ainsi,  nous  n'avons  découvert  aucune  trace  de  cette  commune  antique 
qu'on  nous  avait  annoncée;  et  les  symptômes  infaillibles  auxquels  nous  de- 
vions la  reconnaître ,  ne  nous  ont  paru  que  des  signes  trompeurs  dont  la 
fausseté  s'est  trahie  au  premier  examen  de  la  critique.  Il  n'y  a  donc  pas  eu 
de  commune  chez  les  anciens;  et,  disons-le  maintenant,  il  ne  pouvait  pas  y 

(i)  L.  XIV,  cap.  V. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  497 

en  avoir.  La  commune,  en  effet,  eût  été  une  république  dans  la  république, 
une  patrie  dans  la  patrie;  or,  aux  yeux  de  tout  homme  qui  a  une  idée  même 
superficielle,  delà  vie  politique  des  anciens  et  de  leur  esprit  public,  une  pa- 
reille division  n'était  pas  possible. 

Mais ,  s'il  n'y  avait  point  de  commune ,  y  avait-il  une  féodalité  ?  La  réponse 
se  trouve  renfermée  dans  ce  que  nous  venons  de  dire.  S'il  n'y  avait  point  de 
bourgeois,  il  ne  devait  pas  non  plus  y  avoir  de  paysans.  Toutefois,  nous  tenons 
à  suivre  encore  M.  Granier  de  Cassagnac. 

ÎII.  —  LES  PAYSANS. 

M.  Granier  ouvre  son  chapitre  par  des  plaintes  a  mères  sur  l'injustice  des 
historiens  qui,  tout  occupés  de  célébrer  les  villes  et  leurs  habitans,  n'ont  pas 
euunsouvenir  pour  les  pauvres  paysans  de  l'antiquité.  «  Cependant,  ajoute-t-il, 
les  historiens  qui  se  rendaient  coupables  de  cet  oubli,  qui  passaient  sur  ie 
ventre  avec  cette  indifférence  à  la  moitié  du  genre  humain ,  auraient  dû  re- 
marquer, dans  leur  propre  intérêt,  que  cette  lacune  jetait  au  milieu  de  leurs 
livres  un  vague  et  un  décousu  irréparables.  C'est  maintenant  «  la  jeune 
critique ,  née  de  ce  siècle,  à  faire  le  tour  de  l'édifice  historique  que  nous  ont 
légué  nos  pères,  à  visiter  ses  trous  et  ses  crevasses,  et  à  le  réparer  du  moins, 
si  elle  ne  peut  pas  le  rebâtir.  » 

Comme  nous  sommes  de  ceux  qui  pensent  que  les  historiens  ne  devaient 
pas  du  tout  faire  mention  des  paysans  de  l'antiquité,  nous  allons  expliquer 
en  peu  de  mots  les  raisons  qu'on  a  eues  jusqu'ici  pour  garder  à  cet  égard  le 
silence  le  plus  absolu.  Chacun  sait  que  Rome  se  forma  de  l'agrégation  de  plu- 
sieurs petits  peuples  voisins  qu'elle  avait  soumis  par  la  force  ou  attirés  par 
des  traités  dans  son  alliance.  Ces  peuples  furent  divisés  en  tribus.  Servius 
Tullius,  qui  régularisa  le  premier  cette  division,  renferma  quatre  tribus 
dans  le  l*omœrixim.  de  Piome,  et  en  établit,  dans  le  champ  qui  entourait  la 
ville,  dix-sept  qu'on  appela  tribus  rustiques,  pour  les  distinguer  de  celles  de 
la  ville.  Plus  tard,  aux  dix-sept  tribus  rustiques  les  consuls  en  ajoutèrent 
quatorze  nouvelles  qu'ils  établirent  chez  les  différens  peuples  d'Italie.  Ainsi, 
le  nombre  des  tribus  s'éleva  successivement  jusqu'à  trente-cinq.  Comment 
s'administraient-elles?  Chacune  avait  son  culte,  ses  fêtes  et  ses  sacrifices;  à 
cela  près ,  soumises  à  une  administration  centrale  dont  le  siège  était  à  Rome, 
elles  supportaient  en  commun  les  charges  de  l'état,  le  gouvernaient  conjoin- 
tement et  jouissaient  des  mêmes  droits  et  des  mêmes  privilèges.  La  campa- 
gne était  donc  cultivée  autour  de  Rome  et  à  une  distance  assez  considérable 
de  cette  ville,  par  une  population  qui,  sous  le  rapport  des  prérogatives  du 
citoyen,  ne  différait  en  rien  de  celle  de  la  ville.  La  distribution  du  peuple 
romain  et  l'administration  de  son  gouvernement  ne  laissaient  donc  aucune 
place  aux  paxjsans  d'aujourd'hui  et,  à  plus  forte  raison,  aux  paysans  du 
moyen-âge,  ceux  de  M.  Granier  de  Cassagnac. 

Mais,  dira-t-on,  la  campagne  avait  ses  affranchis;  or,  que  devenaient  ces 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affranchis?  Comment  vivait  aussi  le  petit  peuple?  Les  affranchis  de  la  cam- 
pagne avaient  le  même  sort  que  ceux  de  la  ville;  ils  restaient  aux  champs  ou 
allaient  chercher  fortune  à  Rome,  s'adonnaient  à  l'agriculture  ou  prenaient 
une  profession  à  leur  choix.  Quant  au  petit  peuple,  il  vivait  le  plus  souvent 
du  produit  d'un  coin  de  terre  ou  des  bestiaux  qu'il  élevait.  D'ailleurs,  comme 
sa  vie  était  sobre,"  ses  besoins  n'étaient  pas  nombreux.  Veut-on  voir  le  type 
et  en  même  temps  le  modèle  d'un  de  ces  campagnards?  L'an  de  Rome  582, 
le  consul  P.  Licinius  levait  une  armée  pour  aller  en  Slacédoine  ;  des  centurions 
auxquels  on  proposait  de  s'enrôler  de  nouveau,  y  consentirent,  mais  ils  exi- 
geaient qu'on  leur  rendît  leur  ancien  grade.  R^efus  du  consul ,  obstination  des 
centurions;  l'affaire  fut  portée  devant  les  tribuns  du  peuple.  Le  jour  oii  elle 
devait  se  décider,  un  des  centurions  demanda  la  parole  et  dit  :  «  Romains, 
je  m'appelle  Spurius  Ligustinus,  de  la  tribu  Crustumine,  dans  le  pays  des 
Sabins.  Mon  père  m'a  laissé  un  arpent  de  terre  et  une  petite  chaumière  où 
je  suis  né,  où  j'ai  été  élevé  et  que  j'habite  encore  aujourd'hui.  Aussitôt  que 
je  fus  en  âge,  mon  père  me  fit  épouser  la  fille  de  son  frère.  Elle  ne  m'apporta 
d'autre  dot  que  la  liberté ,  la  chasteté  et  une  fécondité  qui  suffirait  même  à 
une  opulente  maison.  INous  avons  six  fils  et  deux  filles.  Les  deux  filles  sont 
déjà  mariées.  Quatre  de  nos  garçons  ont  la  robe  virile ,  les  deux  autres  portent 
encore  la  prétexte.  J'ai  été  enrôlé  pour  la  première  fois  sous  le  consulat  de 

C.  Aurélius  et  de  P.  Sulpicius »  Puis ,  après  avoir  énuméré  ses  nombreuses 

campagnes,  le  centurion  continua  ainsi  :  «  J'ai  commandé  quatre  fois  en  peu 
d'années  la  première  centurie  ;  mon  courage  m'a  valu  des  récompenses  de  la 
part  de  mes  généraux  en  trente-quatre  occasions  différentes;  j'ai  reçu  six 
couronnes  civiques;  je  compte  vingt-deux  campagnes,  et  j'ai  passé  cinquante 
ans.  Quand  j'aurais  moins  d'années  de  service  ;  quand  mon  âge  ne  m'exempte- 
rait pas  de  l'enrôlement  militaire,  cependant,  comme  je  puis  offrir  quatre 
fils  à  ma  place,  il  y  aurait  encore  justice  à  me  libérer.  Mais  ne  regardez  ce 
que  je  dis  là  que  comme  des  raisons  qu'on  pourrait  faire  valoir  pour  ma  cause. 
Quant  à  moi ,  tant  que  le  général  qui  lève  une  armée  me  trouvera  propre  à 
être  soldat,  je  n'alléguerai  jamais  un  motif  de  dispense.  C'est  aux  tribuns  à 
fixer  le  grade  dont  ils  me  jugeront  digne  (1).  « 

Mais  la  jeune  critiqtie  dont  M.  Granier  de  Cassagnac  s'est  fait  l'organe  ne 
s'en  tient  pas  là ,  et  nous  oppose  un  autre  ordre  d'argumens  pour  prouver 
qu'il  y  eut  dans  la  vieille  Italie  une  féodalité  complète.  Ces  argumens  sont 
tirés  de  l'étymologie.  Est-on  curieux  de  savoir,  par  exemple,  comment 
M.  Granier,  à  l'aide  de  cette  science,  trouve  les  vassaux?  Le  voici  :  Aulu- 
Gelle  nous  raconte  qu'un  jour  qu'il  assistait  avec  plusieurs  autres  personnes 
à  la  lecture  d'un  livre  des  Annales  d'Ennius,  quelqu'un  demanda  l'origine  du 
mot  proletarius,  qui  venait  de  se  faire  entendre  dans  un  vers.  Comme  per- 
sonne ne  se  sentait  capable  de  l'expliquer,  Aulu-Gelle  s'adressa  à  un  des  assis- 
tans  qu'il  savait  fort  habile  dans  le  droit  civil.  Celui-ci,  embarrassé,  éluda  la 

H)  TiU-Liv.,  Lxn,r,!, 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  400 

question  en  disant  qu'il  connaissait  bien  le  droit,  mais  qu'il  n'était  pas  gram- 
mairien. IMais,  reprit  Aulu-Gelle,  le  mot  qu'on  vous  demande  est  aussi  un 
terme  de  droit;  et  là-dessus,  il  lui  cita  un  article  de  la  loi  des  douze  tables  , 
où  le  mot  lyroleiarius  se  trouvait  en  effet.  Ne  sachant  trop  que  répondre  à 
un  argument  si  pressant,  le  jurisconsulte  se  sauva  par  une  plaisanterie,  et 
répliqua  qu'il  n'avait  point  appris  le  droit  qu'on  suivait  au  temps  des  Faunus 
et  des  Aborigènes  ;  faisant  allusion  à  quelques  termes  de  la  loi  des  douze 
tables  qui  étaient  tombés  en  désuétude  dans  le  barreau,  et  parmi  lesquels  il 
comprenait pro?ef«rJj,  assidui ,  sanates,vudes,  suhvades,  etc.  Or,  M.  Gra- 
nier  de  Cassagnac  s'emparant  de  vades  et  de  suhvades,  qui,  pour  tout  homme 
qui  sait  un  peu  de  latin ,  ou  qui  a  seulement  un  bon  dictionnaire  à  sa  dispo- 
sition, signifient,  le  premier,  caution  ou  répondant,  et  le  second,  caution 
de  la  caution  ou  répondant  du  répondant,  a  fait  vassal  du  premier  et  arriére- 
vassal  du  second,  se  laissant  abuser  par  un  faux  rapport  d'homonymie,  et 
ne  voyant  pas  que  deux  mots  de  signification  aussi  diverse  que  ras,  en  latin, 
et  vassal,  en  français,  ne  peuvent  point  avoir  une  même  racine.  Ce  n'est  pas 
tout  :  :^,F.  Granier  de  Cassagnac,  prenant  au  sérieux  la  plaisanterie  du  juris- 
consulte, a  cru  que  vas  et  suhvas  étaient  des  termes  en  usage  au  temps  des 
Faunus  et  des  Aborigènes ,  et  il  en  a  conclu  qu'au  temps  des  Faunus  et  des 
Aborigènes,  la  féodalité  régnait  en  plein  sur  toute  l'Italie.  Mais  comment 
M.  de  Cassagnac  n'a-t-il  pas  senti  que  l'exagération  du  jurisconsulte  ne  pou- 
vait au  moins  dépasser  l'an  304,  époque  de  la  promulgation  de  la  loi  des 
douze  tables?  Gomment  surtout  M.  de  Cassagnac  ignore-t-il  que  cette  locution, 
du  temps  des  Faunus  et  des  Aborigènes,  était  une  locution  proverbiale  dont  se 
servaient  les  Latins  pour  désigner  une  chose  très  ancienne  ou  une  chose  dont 
ils  voulaient  exagérer  la  vétusté ,  de  même  que  nous  disons  dans  les  deux  cas, 
du  temps  d'Hérode  ou  vieux  comme  Hérode?  Les  auteurs  nous  en  offrent  des 
exemples,  et  sans  sortir  d' Aulu-Gelle ,  nous  pouvons  citer  un  passage  où  le 
proverbe  est  appliqué  dans  une  circonstance  tout-à-fait  semblable  à  celle  dont 
il  s'agit  ici.  Quelqu'un  ayant  opposé  l'autorité  de  Varron  à  un  puriste,  «  gar- 
dez, répondit  le  puriste,  gardez  pour  vous  ces  autorités  qui  remontent  au 
siècle  des  Faunus  et  des  Aborigènes.  »  Et,  à  propos  de  ce  proverbe,  n'ou- 
blions pas  de  signaler  encore  une  autre  distraction  de  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac. Au  lieu  de  traduire  le  droit  des  Fa^inus  et  des  Aborigènes,  il  a  écrit 
partout  ledroitoula  législation  des  Aborigènes  et  des  Faunes  (1),s'imaginant 
apparemment  que  Faunorum  n'était  pas  le  pluriel  du  nom  propre  de  Faunus, 
fils  de  Picus,  et  roi  des  Aborigènes,  mais  du  nom  commun  de  ces  divinités 
champêtres  qu'on  appelait  Fauni,  ce  qui  pourrait  être,  à  la  rigueur,  si  quel- 
que ancien  nous  eut  appris  que  les  dieux  chèvre-pieds  avaient  un  droit  et  des 
législateurs. 

Est-on  maintenant  désireux  de  voir  comment  s'y  prend  M.  Granier  pour 
})rouver  que  la  nomenclature  nobiliaire  du  moijen-dge  appartient  au  cérèr.io- 

(I)  Chap.  VI ,  pag.  248. 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niai  de  l'empire  romain?  Citons  un  nom,  celui  de  chevalier.  On  ne  saurait 
croire  combien  sur  ce  mot  l'érudition  de  M.  Granier  de  Cassagnac  s'est  mon- 
trée inexpérimentée.  «  Chevalier,  dit-il,  est  la  traduction  en  idiome  celtique 
du  latin  eques;  déjà  du  temps  de  Néron,  le  mot  barbare  cabaUus ,  pour 
signifier  cheval,  était  entré  dans  la  langue  latine.  On  le  trouve  dans  Perse.  » 
Cahallus,  un  mot  barbare  qui  entre  dans  la  langue  latine  dti  temps  de 
Néron  !  Il  paraît  que  M.  Granier  de  Cassagnac  n'a  jamais  parcouru  les  frag- 
mens  de  Lucilius-,  car  il  y  aurait  lu  ce  vers  : 

Succussatoris ,  tetri  tardique  caballi. 

Il  paraît  également  que  M.  Granier  de  Cassagnac  a  perdu  de  vue  son  Ho- 
race ;  car  nous  lisons  dans  une  satire  d'Horace  : 

TMe  Satureiano  vectari  rura  caballo. 

Et  dans  une  épître  du  même  poète  : 

Aut  olitoris  aget  mercede  caballum. 

CabaUus  n'est  donc  pas  un  mot  barbare  ;  caballus  était  donc  entré  dans  la 
langue  latine  bien  des  années  avant  le  règne  de  Néron.  Disons  enfin  à  M.  Gra- 
nier de  Cassagnac  que  caballus  a  des  titres  à  l'ancienneté  tout  aussi  respec- 
tables que  cquus.  Seulement  equus  désignait  le  genre  et  caballus  une  espèce. 
Caballus  était  un  cheval  vigoureux,  mais  lourd ,  dépourvu  de  grâce,  et  n'ayant 
pas  l'ailure  très  douce ,  comme  nous  l'apprend  Lucilius.  On  l'employait  à 
tourner  la  meule ,  à  porter  des  fardeaux ,  et  souvent  il  servait  aux  marchands 
de  légumes,  connue  nous  l'apprend  Horace.  C'était,  en  un  mot,  iin  cheval 
de  peine,  comme  le  définit  Hésychius  (1). 

Mais ,  après  avoir  réhabilité  caballus ,  voyons  le  parti  que  peut  en  tirer 
M.  de  Cassagnac.  Chevalier  vient  de  caballus ,  comme  eqvcs  vient  de  equus: 
que  doit-on  inférer  de  là?  Que  les  chevaliers  romains  étaient  semblables  aux 
chevaliers  du  moyen-âge?  Tson  ;  mais  que, dans  le  principe,  ce  qui  fit  la  dis- 
tinction des  uns  et  des  autres,  ce  fut  la  possession  d'un  cheval  et  le  service 
militaire  dans  la  cavalerie.  Or,  ce  signe  unique  peut-il  constituer  une  res- 
semblance ?  Non  ;  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  caballus  a  fait  cavalier  aussi 
bien  que  chevalier,  de  même  que  equus  fit  eques  avec  les  deux  significations. 
Il  y  a  mieux  ;  ces  chevaliers  romains ,  militaires  d'abord ,  servant  dans  la  ca- 
valerie, devinrent  plus  tard  des  juges  de  tribunaux  civils,  et  continuèrent  de 
s'appeler  chevaliers  ;  plus  tard  encore ,  ils  se  transfonuèrent  en  fermiers-gé- 
néraux, et  ne  cessèrent  point  de  s'appeler  chevaliers;  faudrait-il  conclure  de 
là  que,  parce  que  le  nom  ne  changea  pas,  les  fonctions  étaient  restées  les 
mêmes?  Or,  si  une  pareille  conséquence  serait  une  absurdité,  trouvera-t-on 
plus  raisonnable  la  prétention  de  M.  Granier  de  Cassagnac  qui,  de  l'identité 
de  nom,  veut  inférer,  à  la  distance  de  quelques  milliers  de  siècles,  la  simili- 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  501 

tude  de  dignité?  ISous  ne  nous  arrêterons  pas  plus  long-temps  à  réfuter  ces 
rêveries  étymologiques.  L'étymologie  est  un  instrument  délicat  qui  ne  devrait 
être  manié  que  par  un  esprit  éclairé,  juste  et  pénétrant. 

Il  nous  est  donc  permis  de  conclure  qu'il  n'y  eut  dans  la  vieille  Italie  ni 
féodalité  ni  seigneurs,  et  qu'il  n'exista  dans  l'antiquité  ni  bourgeois  ni  paysans. 

M.  Granier  continue  ensuite  l'histoire  des  esclaves  émancipés ,  et  il  les  di- 
vise en  deux  groupes ,  ceux  qui  travaillent  et  ceux  qui  ne  travaillent  point. 
Dans  le  premier  sont  compris  les  industriels  ;  dans  le  second ,  les  esclaves 
lettrés,  les  mendians,  les  voleurs  et  les  courtisanes.  Comme  nous  n'avons  ni 
le  loisir,  ni  la  volonté  d'entreprendre  une  réfutation  de  son  ouvrage,  nous  nous 
contenterons  de  dire,  pour  ce  qui  regarde  les  industriels,  que  M.  Granier  de 
Cassagnac  s'est  essentiellement  trompé  en  assimilant  les  corporations  ro- 
maines aux  jurandes  du  moyen-âge  ;  les  premières,  en  effet,  n'étaient  qu'une 
distribution  politique  établie  surtout  pour  opérer  la  fusion  et  entretenir  l'har- 
monie des  citoyens  ;  les  secondes,  au  contraire ,  furent  des  associations  spon- 
tanées qu'inspira  le  besoin  de  résister  à  la  violence  et  à  l'oppression.  Quant 
aux  mendians,  aux  voleurs  et  aux  courtisanes,  M.  Granier  ne  leur  a  consacré 
que  quelques  pages  fort  superficielles,  et  oi^i  abondent  les  erreurs  du  genre 
de  celles  que  nous  avons  relevées.  Nous  pensons  donc  que  le  lecteur  nous 
saura  gré  de  lui  épargner  l'ennui  d'un  pareil  inventaire.  Toutefois ,  dans  le 
groupe  nombreux  de  ceux  qui  se  refusent  à  la  tâche  du  travail ,  M.  Granier  a 
rangé  une  classe  d'individus  qui  doit  nous  intéresser  plus  particulièrement. 
Nous  avons  dit ,  en  effet ,  en  commençant ,  que  M.  Granier  avait  aussi  essayé 
de  parquer  les  intelligences  et  de  tracer  la  limite  au-delà  de  laquelle ,  dans 
certaines  conditions  de  l'ordre  social  antique,  il  leur  était  interdit  de  s'a- 
vancer. Or,  tel  est  le  but  qu'il  s'est  proposé  dans  le  chapitre  intitulé  :  les  Es- 
claves leitrés.  C'est  pourquoi  nous  pensons  qu'il  convient  de  traiter  ce  chapitre 
séparément  et  avec  quelque  étendue. 

IV. — LES  ESCLAVES  LETTRÉS. 

Est-il  vrai  qu'il  y  ait  eu  chez  les  anciens  une  littérature  particulière  aux 
esclaves,  littérature  qui  n'envahit  jamais  celle  des  gentilshommes  et  à  la- 
quelle, en  revanche,  les  gentilshommes  ne  touchèrent  jamais.^  M.  Granier 
l'affirme  et  il  s'est  efforcé  de  le  prouver.  Nous  avons  une  opinion  contraire, 
et  nous  espérons  l'établir  avec  quelque  solidité.  Mais  avant  d'engager  la  dis- 
cussion, signalons  d'abord  une  confusion  dans  laquelle  est  tombé  M.  Granier 
de  Cassagnac,  et  qui  suffirait  seule  pour  ruiner  sa  thèse  par  la  base.  M.  Gra- 
nier a  perpétuellement  confondu  les  esclaves  au  moins  avec  des  affranchis  ; 
ce  qui  le  prouve,  c'est  que  parmi  les  faits  qu'il  avance,  il  n'en  est  pas  un 
seul  qui  s'applique  aux  esclaves.  Mais  il  a  donc  oublié  qu'entre  ces  deux 
classes  les  préjugés  des  anciens  mettaient  un  intervalle  immense.'  Ou,  s'il  s'en 
est  souvenu  pour  les  séparer  dans  l'ordre  politique,  comment,  en  les  envi- 
sageant du  point  de  vue  littéraire ,  les  a-t-il  confondus .''  M.  Granier  alléguera 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  que  par  esclaves  il  a  voulu  désigner  ceux  qui  sortaient  immédiate- 
ment de  la  servitude  aussi  bien  que  ceux  qui  y  étaient  encore.  Mais  nous  lui 
demanderons  alors  pourquoi  il  a  lui-même,  dans  le  cours  de  sa  dissertation, 
distingué  plusieurs  fois  les  esclaves  des  affranchis;  nous  lui  demanderons 
également  s'il  croit  qu'il  soit  loisible  à  l'écrivain  de  changer  à  son  gré  la  si- 
gnification des  mots.  Evidemment,  il  y  a  ici  méprise,  confusion  et  par  con- 
séquent absence  de  critique. 

Toutefois,  ne  nous  laissons  point  arrêter  par  cette  étrange  synonymie,  et 
cherchons,  s'il  y  avait,  soit  une  littérature  des  esclaves,  soit  une  littérature 
des  affranchis. 

«  A  peu  près,  nous  dit  M.  Granier  de  Cassagnac,  tous  les  grammairiens 
étaient  esclaves  ;  très  peu  d'esclaves ,  au  contraire ,  devenaient  rhéteurs.  » 
Rien  de  plus  faux  que  ces  deux  assertions  ;  nous  le  démontrerons  en  nous 
appuyant  sur  les  autorités  mêmes  qu'a  consultées  M.  Granier  de  Cassagnac 

Tant  que  Rome  ne  se  mit  pas  en  contact  avec  la  Grèce,  elle  resta  barbare 
et  inculte.  Habile  dans  un  seul  art,  celui  de  la  guerre,  elle  n'avait  qu'une 
ambition,  celle  de  vaincre  et  d'opprimer.  IMais  à  peine  ses  armes  eurent-elles 
pénétré  dans  l'Italie  méridionale  ,  et  de  là  dans  le  reste  de  la  Grèce,  qu'elle 
ressentit  l'influence  de  cette  terre  privilégiée.  Vainement  voulut-elle  d'abord 
la  repousser  comuie  un  joug,  et  par  cet  instinct  de  sauvage  rudesse  qui  plus 
tard  faisait  dire  à  Marins,  qu'il  dédaignait  des  arts  qui  ne  savaient  pas  pré- 
server de  l'esclavage;  la  résistance  fut  inutile.  Le  génie  de  la  Grèce,  plus 
puissant  que  ses  armes,  amollit  peu  à  peu  la  dure  écorce  des  vieilles  mœurs 
romaines  et  transforma  ses  farouches  vainqueurs  en  disciples  soumis.  Une 
des  premières  études  à  laquelle  il  les  appliqua,  fut  celle  de  la  grammaire. 
Arrêtons-nous  un  moment  sur  ce  mot  pour  préciser  le  sens  qu'y  attachaient 
les  anciens.  Chez  eux,  l'enseignement  de  la  grammaire  comprenait  propre- 
ment trois  degrés  :  le  premier  s'occupait  des  principes  élémentaires  du  lan- 
gage, le  second,  de  la  lecture  des  auteurs  accompagnée  d'explications  gram- 
maticales plus  approfondies  et  de  développemens  historiques,  le  troisième, 
de  tout  ce  qui  concernait  la  poésie  et  sa  forme  artificielle.  Mais  comme  de 
ces  trois  degrés  les  deux  premiers  ordinairement  n'étaient  pas  séparés,  et 
que  le  troisième  embrassait  souvent  aussi  une  partie  du  second ,  on  n'em- 
ploya que  deux  noms  pour  les  désigner,  Vderatio,  ou  en  grec  grammatistice, 
et  liieratura ,  ou  en  grec  cjrammatice.  Il  arriva  même  que  ce  dernier  nom , 
ayant  passé  dans  la  langue  latine ,  finit  par  remplacer  lUeratio  et  liieratura. 
Le  nom  des  maîtres  chargés  de  ces  divers  degrés  d'instruction  subit  un  sort 
pareil.  On  appela  d'abord  literaiores ,  ou  en  grec  (jraimnatisiœ  ceux  qui  don- 
naient l'enseignement  élémentaire,  etiiierati ,  ou  en  grec  grammatici,  ceux 
qui  donnaient  l'enseignement  plus  relevé;  mais  par  la  suite ,  les  uns  et  les  au- 
tres s'appelèrent  grammatici ,  grammairiens. 

IMaintenant,  quel  est  le  sens  que  M.  Granier  de  Cassagnac  peut  avoir  atta- 
ché à  ce  terme,  quand  il  a  avancé  que  tous  les  grammairiens  à  peu  prés 
étaient  esclaves ,  c'est-à-dire  affranchis?  De  prime  abord ,  il  est  vrai ,  sa  pro- 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  503 

position  ne  signifie  qu'une  chose,  à  savoir  que  tous  ceux  qui  donnaient  des 
leçons  de  grammaire  étaient  affrancliis.  Mais,  dans  ce  cas,  il  serait  sorti  de 
la  question ,  car  c'est  de  littérature  et  non  de  métier,  c'est  de  grammairiens 
ayant  écrit  sur  leur  art  et  non  de  grammairiens  l'ayant  seulement  enseignée , 
qu'il  a  promis  de  nous  parler.  Très  certainement  M.  de  Cassagnac  aura  voulu 
dire  que  ceux  qui  écrivaient  sur  l'art  grammatical  étaient  à  peu  prés  tous 
des  affranchis-esclaves.  Examinons  donc  sa  proposition  ainsi  traduite. 

Lorsque  Cratès  a  donné  la  première  impulsion  littéraire  à  Rome ,  en  y  ré- 
pandant le  goMt  des  études  grammaticales,  quels  sont  les  Romains  que  nous 
voyons  d'abord  se  montrer  les  plus  zélés  grammairiens  ?  Deux  chevaliers 
aussi  recommandables  par  leur  savoir  que  par  leur  crédit  politique ,  Lucius 
Aelius  et  Servius Claudius ,  qui,  au  rapport  de  Suétone,  perfectionnèrent  et 
agrandirent  dans  toutes  ses  parties  l'art  de  la  grammaire  (1)...  Après  eux  cet 
art  va  se  développant  sans  cesse  et  croissant  chaque  jour  en  faveur,  à  tel 
point  que  les  personnages  les  plus  distingués  veulent  lui  payer  leur  tribut, 
en  écrivant  eux-mêmes  quelque  chose  sur  ce  sujet  (2).  »  «  Bientôt,  en  effet, 
Varron ,  cet  homme  d'un  génie  supérieur  et  d'un  savoir  universel ,  reçoit  des 
mains  de  Lucius  Aelius  le  dépôt  de  la  science  grammaticale,  l'enrichit  à  son 
tour  et  lui  consacre  des  monuuiens  plus  nombreux  et  plus  beaux  (3).  »  Arri- 
vent ensuite  César,  qui  écrit  des  livres  sur  YAnaloçjie,  Pollion,  puriste  im- 
pitoyable, devant  qui  ne  trouvent  grâce  ni  César,  ni  Salluste,  ni  Cicéron  ,  ni 
Tite-Live,  Messala  qui  compose  des  traités  entiers,  non-seulement  sur  les 
mots,  mais  sur  chaque  lettre  de  l'alphabet  (4). 

Comment  donc  expliquer  après  cela  qu'on  ait  osé  affirmer  que  ce^^x  qui 
écrivaient  sur  l'art  grammatical  étaient  jyresque  tons  des  esclaves?  LTn  soup- 
çon nous  a  traversé  l'esprit;  Schœll  dit  dans  son  Histoire  de  la  Littérature 
romaine  :  «  Cependant  la  plupart  des  grammairiens  furent  des  esclaves.  >  Et 
ce  qui  semblerait  confirmer  encore  notre  soupçon ,  si  nous  étions  enclin  à 
mal  penser ,  c'est  que  Schœll  est  tombé  aussi  dans  la  confusion  que  nous 
avons  reprochée  à  M.  Cranier  de  Cassagnac  :  comme  ce  dernier,  il  a  pris  les 
affranchis  pour  des  esclaves. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  venons  de  démontrer  que  des  deux  assertions  de 
M.  Granier  de  Cassagnac  la  première  est  essentiellement  fausse.  Examinons 
la  seconde,  et  voyons  si  l'auteur  était  mieux  fondé  à  dire  que  très  peu  d'es- 
claves au  contraire  devenaient  rhéteurs. 

La  rhétorique,  chez  les  Grecs  comme  chez  les  Romains,  était  réellement 
distincte  de  la  grammaire,  et  avait  son  domaine  à  part.  L'enfant,  après  avoir 
étudié  entre  les  mains  du  granunairien  toute  la  partie  matérielle  du  langage, 
passait,  devenu  jeune  homme,  sous  la  direction  du  rhéteur,  pour  apprendre 
les  artifices  de  la  parole  ornée  et  les  secrets  de  la  persuasion.  La  distinction 

[\)  Suet.,  De  Illtistr.  (jrammal.-,  il,  3. 

(2)  Ihid.,  m,  3. 

(5)  Cic,  Bruî.,  56. 

[k]  Quinlil ,  I ,  VII ,  55. 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reposait  donc  sur  la  nature  même  des  deux  arts,  qui,  quoique  intimement 
liés  l'un  avec  l'autre,  se  proposent  cependant  un  but  différent.  Mais  cette 
distinction  entre  les  deux  arts  en  établissait-elle  rigoureusement  une  autre 
entre  les  personnes  qui  les  enseignaient?  Le  bon  sens  ici  nous  répond  que 
lorsque  la  grammaire,  d'abord  faible  à  sa  source,  se  fut  grossie  de  la  con- 
naissance de  l'histoire  et  de  la  poésie,  et  que  de  son  côté  la  rhétorique, 
réduite  en  commençant  à  de  courtes  narrations  et  à  de  petits  essais  du  genre 
démonstratif,  se  fut  complétée  dans  toutes  ses  parties,  le  grammairien  dut 
rester  ordinairement  dans  ses  attributions,  et  ne  pas  empiéter  sur  celles 
du  rhéteur,  par  la  raison  qu'un  seul  homme  était  devenu  trop  faible  pour 
supporter  le  fardeau  de  la  double  profession.  Mais  le  bon  sens  nous  dit  aussi 
que  les  deux  arts,  dans  leur  enfance,  durent  être  réunis,  et  qu'à  l'époque 
même  où  ils  eurent  atteint  leur  perfection ,  le  passage  de  l'un  à  l'autre  ne  dut 
pas  s'opérer  brusquement,  mais  plutôt  par  une  transition  qui  les  liât  sans 
effort,  en  leur  empruntant  quelque  chose  à  tous  les  deux.  Le  bon  sens  nous 
dit  encore  que,  lorsqu'il  se  rencontra  de  ces  esprits  faciles  qui  savent  se 
plier  avec  une  égale  flexibilité  à  des  choses  diverses,  ou  de  ces  charlatans 
effrontés,  comme  il  en  pullule  de  nos  jours,  qui  ne  craignent  ni  d'afficher  un 
faux  savoir,  ni  de  prodiguer  des  promesses  mensongères ,  les  limites  durent 
être  franchies  et  les  attributions  confondues.  Enfin,  le  bon  sens  nous  dit  que 
lorsqu'un  grammairien  se  sentit  assez  fort  pour  s'élever  jusqu'à  la  chaire  du 
rhéteur,  il  dut  renoncer  à  ses  obscures  et  pénibles  fonctions  pour  embrasser 
une  profession  qui  conduisait  parfois  aux  plus  grands  honneurs ,  souvent  à  la 
fortune ,  et  toujours  à  la  considération.  M.  Granier  de  Cassagnac  nous  tient  un 
tout  autre  langage.  «  La  rhétorique,  nous  dit-il ,  touchait  immédiatement  à  la 
politique  par  les  harangues  sénatoriales  ou  tribunitiennes,  et  à  la  jurisprudence 
par  les  plaidoiries  du  prétoire  ;  or,  jamais ,  en  aucun  pays  du  monde ,  les  escla- 
ves n'ont  mis  la  main  ni  à  l'étude  delà  politique,  ni  à  l'étude  du  droit...  Il  n'y 
a  donc  presque  pas  d'exemples  parmi  les  anciens,  surtout  en  Italie,  de  rhé- 
teurs esclaves  ou  affranchis.  »  Entre  les  modestes  hypothèses  du  bon  sens 
et  l'affirmation  doctorale  de  M.  Granier  de  Cassagnac ,  il  ne  reste  qu'à  laisser 
prononcer  les  faits.  J'ouvre  Suétone  et  je  lis  :  «  Les  anciens  grammairiens  (ces 
mêmes  grammairiens  qui ,  aux  yeux  de  M.  Granier  de  Cassagnac,  étaient  tous 
des  esclaves!  )  enseignaient  aussi  la  rhétorique,  et  l'en  cite  les  commentaires 
de  plusieurs  d'entre  eux  sur  ces  deux  arts.  C'est  par  suite,  je  pense,  de  cette 
union  primitive ,  que  plus  tard ,  quoique  les  deux  professions  fussent  déjà 
séparées,  les  grammairiens  conservèrent  encore  ou  introduisirent  eux-mêmes 
certains  exercices  préparatoires  à  l'éloquence,  tels  que  les  problèmes  (ques- 
tions oratoires  à  résoudre),  les  périphrases,  les  éthologies  (descriptions 
d'une  vertu  ou  d'un  vice),  pour  que  les  enfans  ne  fussent  pas  remis  aux 
mains  du  professeur  de  rhétorique  sans  avoir  reçu  au  moins  une  teinture  de 
cet  art.  »  Les  granunairiens  ne  s'en  tinrent  pas  là.  «  Je  me  rappelle  même, 
continue  Suétone,  que,  dans  ma  première  jeunesse,  un  nommé  Princeps 
avait  coutume  de  se  livrer  un  jour  à  des  exercices  oratoires,  et  un  autre  jour 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  505 

de  discuter;  que  certains  jours,  au  contraire ,  il  traitait  le  matin  toutes  sortes 
de  questions  et  consacrait  l'après-midi  aux  exercices  oratoires.  »  Enlin ,  du 
temps  de  Quintilien ,  les  deux  rôles  furent  tout-à-fait  renversés.  L'habile  rhé- 
theur  se  plaignant  de  ce  qu'on  applique  trop  tard  les  enfans  à  l'étude  de  l'é- 
loquence, trouve  la  cause  d'un  tel  abus,  d'une  part  dans  la  négligence  des 
rhéteurs ,  d'une  autre  part  dans  l'usurpation  progressive  des  grammairiens. 
«  Car,  ajoute-t-il ,  les  premiers  font  consister  tout  leur  devoir  à  enseigner 
l'art  de  composer  des  discours,  et  cela  même  en  se  renfermant  dans  le  genre 
délibératif  et  le  genre  judiciaire,  tandis  que  les  seconds,  non  contens  de  re- 
cevoir tout  ce  qu'on  leur  avait  abandonné ,  ont  poussé  leur  envahissement 
jusqu'à  se  permettre  des  prosopopées  et  des  discours  du  genre  délibératif, 

osant  ainsi  se  charger  de  la  tâche  la  plus  difficile  de  l'éloquence Que  la 

grammaire  apprenne  donc  à  respecter  ses  limites,  et  que  la  rhétorique,  à  son 
tour,  n'élude  aucune  de  ses  charges....  Je  ne  prétends  pas  nier  que  parmi 
ceux  qui  s'annoncent  comme  grammairiens,  il  ne  puisse  s'en  trouver  qui  soient 
aussi  capables  d'enseigner  ce  que  je  viens  de  dire,  mais  alors  ils  feront  la 
fonction  de  rhéteur,  et  non  celle  de  grammairien.  » 

A  ces  témoignages  déjà  si  positifs,  si  irrécusables  et  qui,  au  besoin ,  nous 
suffiraient  sans  doute ,  ajoutons  des  exemples  :  c'est  Suétone  encore  qui  nous 
les  fournira ,  et  nous  les  choisirons  parmi  ces  grammairiens  qu'on  a  traités 
d'esclaves.  L'affranchi  Aurelius  Opilius  enseigna  d'abord  la  philosophie ,  puis 
la  rhétorique  et,  en  troisième  lieu,  la  grammaire.  Le  grammairien  Mar- 
cus  Antonius  Gniphon ,  né  dans  la  Gaule ,  enseigna  aussi  la  rhétorique.  Son 
école  fut  fréquentée  par  les  hommes  les  plus  distingués,  et  Cicéron,  qui  avait 
déjà  remporté  les  plus  belles  palmes  de  l'éloquence,  Cicéron  ,  parvenu  alors 
à  l'âge  de  trente-neuf  ans  et  revêtu  des  honneurs  de  la  préture ,  ne  dédai- 
gna pas  d'assister  à  ses  leçons.  L'affranchi  Atteins  enseigna  tour  à  tour  la 
grammaire  et  l'éloquence  et  fit  dire  de  lui,  par  le  jurisconsulte  Capiton  At- 
teins, qu'il  était  un  rhéteur  parmi  les  grammairiens  et  un  grammairien  parmi 
les  rhéteurs;  mot  ingénieux  qui  peignait  du  même  trait  la  confusion  des 
deux  arts  et  l'atteinte  que  chacun  d'eux  recevait  de  cet  amalgame.  N'ou- 
blions pas  ce  Lucius  Octacilius  Pilitus  dont  le  beau  génie  sut  triompher  des 
circonstances  les  plus  défavorables.  Esclave  d'abord  et  esclave  du  dernier 
degré,  puisqu'il  était  portier,  c'est-à-dire  enchaîné  dans  une  loge  à  côté  d'un 
dogue  enchaîné  comme  lui,  il  obtint  la  liberté  en  considération  de  son  heu- 
reux naturel  et  de  ses  goûts  studieux.  Puis,  il  enseigna  la  rhétorique  et  eut 
pour  disciple  le  grand  Pompée. 

Il  est  donc  bien  constaté  que  les  affranchis  grammairiens  devenaient  rhé- 
teurs,  et  qu'ils  pouvaient  alors,  au  moins  indirectement,  touchera  la  poli- 
tiqtie  parles  haranijues  sènaloriales  ou  trihunitiennes ,  et  à  la  jurisprudence 
par  les  plaidoiries  du  prétoire.  Mais  il  y  avait  mieux  ,  et  1\L  de  Cassagnac  le 
croirait  sans  doute  difficilement ,  si  nous  n'avions  à  produire  des  pièces  de 
conviction  qu'il  ne  récusera  pas;  ces  hardis  grammairiens  s'émancipaient  de 
temps  en  temps  jusqu'à  s'élancer  de  leur  école  au  forum ,  et,  ce  qui  n'étonnera 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  peu  M.  de  Cassagnac,  jusqu'à  s'y  faire  compter  parmi  les  avocats  les 
plus  distingués.  «  J'ai  ouï  dire  aussi,  raconte  Suétone,  que  quelques  gram- 
mairiens avaient  immédiatement  passé  de  leur  école  au  forum,  et  qu'on  les 
y  avait  rangés  au  nombre  des  meilleurs  avocats.  «  Audiebam  etiam  quosdam 
«  e  grammaticis  statim  e  ludo  transisse  in  forum,  atque  in  numerum  prœ- 
«  stantissimorum  patronorum  receptos  (1).  «  Statim,  immédiatement  mérite 
d'être  noté  :  ils  n'avaient  fait  qu'un  saut  de  l'école  au  forum ,  de  l'humble 
chaire  du  grammairien  à  la  tribune  aux  harangues.  Or,  cette  brusque  éléva- 
tion n'était  pas  ordinaire  ;  habituellement ,  il  y  avait  un  degré  intermédiaire 
à  franchir,  la  rhétorique.  Par  la  nature  de  ses  études,  en  effet,  le  grammai- 
rien pur  se  trouvait  trop  éloigné  du  barreau;  la  rhétorique,  au  contraire, 
était  une  préparation  aux  discussions  du  forum ,  et  une  préparation  telle- 
ment immédiate  que,  pour  transformer  en  véritables  plaidoyers  les  thèses , 
ou  questions  générales  ,  que  le  rhéteur  traitait  devant  ses  élèves  et  leur  faisait 
développer  à  eux-mêmes,  bien  souvent  il  eût  suffi  de  mettre  un  nom  propre  à 
la  place  d'un  nom  imaginaire.  Voilà  pourquoi  Suétone  a  dit  statim,  s'il  se  f(U 
agi  de  grammairiens  devenus  rhéteurs,  assurément  il  n'eût  point  fait  la  re- 
marque ;  car  rien  n'était  plus  aisé  pour  les  grammairiens  rhéteurs  que  l'accès 
du  forum;  et  c'est  encore  Suétone  qui  nous  le  prouve  par  un  exemple  fort 
curieux.  »  Un  jour,  dit-il ,  que  ÎMarcus  Pomponius  Marcellus ,  le  plus  intrai- 
table puriste  qu'ait  eu  la  langue  latine,  prêtait  son  assistance  dans  un  débat 
judiciaire  (car  il  lui  arrivait  aussi  quelquefois  de  plaider),  il  s'attacha  avec 
tant  d'acharnement  à  relever  un  solécisme  commis  par  l'adversaire,  que  Cas- 
sius  Severus  fut  obligé  de  demander  aux  juges  remise  de  la  cause  ,  afin  que 
son  antagoniste  eiit  le  temps  de  choisir  un  autre  grammairien ,  vu  que  celui 
qu'il  avait  actuellement  semblait  croire  que  la  discussion,  engagée  avec  l'adver- 
saire ,  devait  rouler,  non  sur  un  point  de  droit ,  mais  sur  un  solécisme  (2).  » 

Les  deux  assertions  de  M.  Granier  de  Cassagnac  sont  donc  également 
fausses.  Nous  avons  cherché  la  cause  de  sa  première  erreur;  nous  croyons 
avoir  trouvé  celle  de  la  seconde.  Suétone,  comme  chacun  sait,  nous  a  laissé 
quelques  notices  biographiques  sur  des  grammairiens  et  des  rhéteurs  dont  l'en- 
seignement avait  jeté  de  l'éclat.  Son  travail  est  divisé  en  deux  parties;  l'une 
contient  les  grammairiens  au  nombre  de  vingt,  et  l'autre  les  rhéteurs,  au 
nombre  de  cinq.  Or,  dans  cette  dernière  catégorie,  il  ne  figure,  en  général , 
que  des  individus  qui  ne  paraissent  point  avoir  subi  l'esclavage.  Mais  d'où 
vient  cette  coïncidence?  Du  hasard  seul.  Suétone  ne  s'est  nullement  occupé 
de  distinguer  les  gens  de  rien  des  gens  de  bonne  maison  ,  comme  parle  M.  de 
Cassagnac  ;  il  a  tout  simplement  voulu  mettre  de  la  méthode  dans  son  travail , 
et  pour  cela,  il  a  rangé,  d'un  côté,  les  grammairiens  purs  avec  les  gram- 
mairiens rhéteurs,  et  de  l'autre,  les  rhéteurs  purs.  Ce  qui  le  prouve,  c'est 
que  Lucius  Octacilius  Pilitus  dont  nous  avons  déjà  parlé,  est  compris  au 


(1)  De  Illustr.  gramm.,  iv,  8. 

(2)  Ibid.,  XIII. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  507 

nombre  des  rhéteurs.  Pourquoi  se  trouve-t-il,  en  effet,  en  pareille  société, 
si  ce  n'est  parce  qu'il  avait  enseigné  la  rhétorique  sans  toucher  à  la  gram- 
maire? Cependant  M.  de  Cassagnac  voyant  que,  sur  cinq  rhéteurs,  quatre 
étaient  gens  de  bonne  maison,  en  a  hardiment  conclu  qu'yt  n'y  avait  presque 
pas  d'exemple^  surtout  en  Italie,  de  rhéteurs  esclaves  ou  affranchis.  Et  voilà 
comment  on  fait  les  systèmes! 

Si  M.  Granier  de  Cassagnac  a  été  malheureux  en  essayant  d'ôter  la  rhéto- 
rique aux  affranchis ,  il  n'a  pas  été  plus  heureux  quand  il  a  voulu  leur  inter- 
dire l'histoire.  «  L'histoire,  dit-il,  n'a  jamais  été  non  plus  écrite  par  des 

esclaves Suétone  mentionne  pourtant  vm  Lucius  Otacilius  Pilitus,  qui 

avait  été  esclave-portier.  «  Schœll  avait  déjà  dit  :  «  Lucius  Otacilius  Pi- 
litus est  cité  comme  le  premier  affranchi  qui  ait  osé  écrire  un  ouvrage  his- 
torique. »  Schœll ,  ou  l'auteur  qu'il  a  copié ,  car  son  livre  n'est  en  générai 
qu'une  compilation ,  n'a  pas  entendu  le  passage  de  Suétone ,  et  nous  doutons 
fort  que  M.  Granier  de  Cassagnac  ait  même  pris  la  peine  de  le  lire;  c'est  du 
moins  la  supposition  la  plus  favorable  que  nous  puissions  nous  permettre. 
Voici,  en  effet,  comment  Suétone  s'exprime  sur  Lucius  Octacilius  Pilitus: 
«  Il  exposa  en  un  grand  nombre  de  livres  les  actions  de  Pompée  Strabon, 
ainsi  que  celles  de  Cnœus  Pompée ,  son  fils.  C'est  le  premier  de  tous  les  af- 
franchis qui,  selon  l'opinion  de  Cornélius  Tsépos,  ait  commencé  à  écrire 
l'histoire,  traitée  jusque-là  par  des  hommes  de  la  naissance  la  plus  relevée.  >• 
Or,  peut-on  conclure  de  ces  paroles  que  Cornélius  INépos  eût  taxé  de  har- 
diesse téméraire  l'entreprise  d'Octacilius  Pilitus?  Nullement.  Schœll  paraît 
avoir  lu  ausus  au  lieu  de  orsus ,  osé  au  lieu  de  commencé  :  la  différence  est 
grande.  A-t-on  plus  de  raison  de  croire  que  Cornélius  Isépos  eût  donné  comme 
une  exception  l'exemple  de  l'affranchi?  Pas  davantage.  Le  mot  orsus,  au 
contraire,  enferme  nécessairement  l'idée  de  continuation ,  et  il  n'aurait  aucun 
sens,  si  plusieurs  autres  affranchis  n'eussent,  par  la  suite ,  imité  Lucius  Oc- 
tacilius Pilitus.  Seraient-ce  les  paroles  que  Suétone  ajoute,  qui  auraient  induit 
en  erreur?  Mais  on  ne  peut  en  inférer  qu'une  chose;  que  Lucius  Octacilius 
ouvrit  la  liste  des  affi-anchis  historiens.  Or,  il  y  a  un  commencement  à  tout. 
Quels  étaient  d'ailleurs  les  historiens  qui  avaient  précédé?  Depuis  la  fonda- 
tion de  Rome  jusqu'à  P.  Mucius  Scévola ,  les  souverains  pontifes  mettent 
par  écrit  les  évènemens  de  chaque  année ,  et  ces  recueils  forment  ce  qu'on 
appela  plus  tard  les  grandes  annales  (1).  Point  d'histoire  encore.  Les  anna- 
listes qui  viennent  ensuite,  écrivent  avec  la  même  sécheresse,  et,  pour  en 
trouver  un  qui  s'élève  tant  soit  peu,  paidulum  se  erexit  (2) ,  il  faut  arriver 
jusqu'à  Cœlius  Antipater,  séparé  de  Lucius  Octacilius  par  une  trentaine 
d'années.  Ce  n'est  donc  qu'improprement  que  Cornélius  Népos  s'est  servi  du 
mot  histoire:  et  si  l'on  conservait  quelque  doute  à  cet  égard,  nous  n'aurions 
qu'à  invoquer  le  témoignage  de  Cornélius  Népos  lui-même.  Dans  un  fragment 


(1)Cic.,  De  Orat.,  Il,  V2. 
(2)  Id.,  ibiU. 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  livre  qu'il  avait  consacré  aux  historiens  latins ,  il  dit ,  en  parlant  de  l'his- 
toire :  «  Vous  ne  devez  pas  ignorer  que ,  dans  la  littérature  latine ,  ce  seul 
genre  non-seulement  ne  s'élève  pas  au  niveau  de  la  Grèce ,  mais  que  la  mort 

de  Cicéron  l'a  laissé  encore  tout-à-fait  dans  l'enfance  et  à  peine  éhauché 

Aussi  nesais-je,  en  vérité,  laquelle  des  deux,  de  la  République  ou  de  l'His- 
toire déplore  le  plus  son  trépas  (1).  » 

Mais ,  nous  demandera  M.  Granier  de  Cassagnac ,  cette  continuation ,  que 
vous  croyez  annoncée  par  le  mot  orsus,  a-t-elle  eu  effectivement  lieu?  Très 
certainement,  lui  répondrons-nous,  et  il  vous  était  aisé  de  vous  en  assurer. 
Vous  n'aviez,  pour  cela,  qu'à  lire  un  peu  plus  attentivement  les  quelques 
pages  de  Suétone  sur  les  grammairiens  et  les  rhéteurs ,  à  faire  ensuite  une 
excursion  dans  les  Vies  des  Césars,  du  même  auteur,  et  puis,  enfin,  à  consul- 
ter un  polygraphe  ordinairement  voisin  de  Suétone  et  de  Macrobe ,  je  veux 
dire  Aulu-Gelie.  Du  reste ,  comme  nous  attachons  du  prix  à  vous  convaincre, 
nous  allons  passer  devant  vous  quelques  noms  en  revue. 

A  Lucius  Octacilius  succèdent  Cornélius  Épicadius,  affranchi  de  Sylla, 
qui  complète  le  livre  que  le  dictateur  avait  connnencc  sur  les  évènemens  de 
sa  vie,  et  qu'il  avait  laissé  inachevé  (2)  ;  Pompilius  Andru^.:  us,  que  la  nature 
n'avait  point  fait  maître  d'école ,  et  qui ,  ne  pouvant  vivre  à  Rome  de  ce 
métier,  se  retira  à  Cumes,  où  il  composa  plusieurs  ouvrages ,  notamment  un 
ouvrage  historique  que  Suétone  appelle  prœcipuum  (3)  ;  Tiron ,  le  célèbre  af- 
franchi de  Cicéron ,  qui  écrivit  la  vie  de  son  maître  en  plusieurs  livres  (4)  ; 
Atteius,  le  même  affranchi  dont  il  a  été  déjà  parlé ,  qui ,  intimement  lié  avec 
Salluste  et  Asinius  Pollion,  obligea  ses  deux  illustres  amis,  dont  le  dessein 
était  d'écrire  l'histoire,  en  fournissant  à  l'un  un  Abrégé  de  toute  l'histoire 
romaine,  où  il  pourrait  prendre  ce  qui  lui  conviendrait,  et  en  donnant  à 
l'autre  des  préceptes  de  style;  Juiius  Hyginus,  affranchi  d'Auguste,  qui, 
entre  autres  ouvrages  historiques ,  en  composa  un  intitulé  :  De  la  Vie  et  des 
actions  des  hommes  illustres  (5)  ;  Juiius  Mai'athus ,  affranchi  aussi  d'Auguste , 
qui  écrivit  la  vie  de  son  noble  patron  ;  Verrius  Flaccus ,  autre  affranchi , 
qui ,  après  avoir  enseigné  la  grammaire  avec  éclat ,  s'occupa  d'histoire ,  dis- 
posa dans  un  ordre  chronologique  des  Fastes,  soit  civils,  soit  religieux, 
composa  un  ouvrage  sur  les  Choses  dignes  de  mémoire ,  et  mérita,  par  une 
vie  si  bien  remplie,  l'insigne  honneur  d'une  statue  dans  le  forum  de  Pré- 
neste. 

En  voilà  suffisamment ,  je  pense  ;  le  lecteur  sait  à  quoi  s'en  tenir.  Slais  peut- 
être  ne  sera-t-il  pas  fâché  de  voir  à  présent  par  quel  ingénieux  raisonnement 
M.  Granier  de  Cassagnac  motive  l'exclusion  des  affranchis  du  domaine  de 


(1)  Corn.  Nep. ,  Fragm. ,  tom.  II,  pag.  381,  éd.  Van  Stav.  Slutg.  1820. 

(2)  Suet.,  De  lUustr.  gramm.,  xii. 

(3)  Ce  livre  devait  être  un  Abrège  succinl  d'annales  embrassant  une  durée  plus  ou  n.oins 
considérable.  —  Prœcipuum  illud  opusculum  annalium  elcnchorum.  [Ibid.,  vin.  ) 

(4)  Asconius  Pedianus  cite  le  iv^  livre  de  cette  histoire.  (  Ad  Cic.  pro  Mil.) 

(5)  A.  Gell.,  1, 14. —  Cf.  Ascon.  Pedian.  ad  Cic.  Pison. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  50^ 

l'histoire  :  «  Faire  l'histoire,  même  d'après  autrui,  c'est  toujours  se  mettre 
dans  la  nécessité  déjuger  les  hommes,  et,  par  conséquent,  quelquefois  de 
les  condamner.  Or,  il  eût  paru  intolérable  aux  capitaines  ou  aux  hommes 
d'état  de  l'antiquité  d'être  appréciés  par  des  esclaves.  L'histoire  devait  donc 
être  exclusivement  écrite  par  des  (jentilshommes;  à  peine  trouverait-on  à 
citer  iiue  ou  deux  exceptions.  » 

De  la  prose  passons  à  la  poésie.  Ici  M  Granier  de  Cassagnac  se  montre  ua 
peu  plus  libéral  envers  les  affranchis ,  non  toutefois  sans  leur  imposer  encore 
de  nombreuses  restrictions.  Ainsi,  à  l'entendre,  le  théâtre  fut  exploité  par 
des  esclaves;  mais  la  poésie  épique  et  lyrique  appartint  plus  en  propre  aux 
gentilshommes. 

Le  premier  mouvement  littéraire  qui  se  fit  véritablement  sentir  à  Rome 
lui  fut,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  imprimé  par  Cratès.  Rome 
cependant  alors  avait  déjà  entendu  dans  sa  langue  des  essais  qui ,  pour  être 
informes  et  rudes,  ne  manquaient  parfois  ni  d'élévation,  ni  de  force.  Mais 
ces  ouvrages,  d'inspiration  grecque,  étaient  aussi  exécutés  par  des  Grecs,  et 
Rome  en  ce  moment  assistait  à  l'ébauche  de  sa  littérature  plutôt  qu'elle  n'y 
prenait  réellement  part.  Débarrassée  de  Carthage,  son  unique  rivale  et  son 
seul  ennemi  sérieux ,  elle  s'enquit  par  désœuvrement  de  ce  qu'il  pouvait  y 
avoir  d'intéressant  dans  Thespis,  Eschyle,  Sophocle; 

Post  Punica  bella  quietus,  quserere  cœpit 

Quid  Sophocles,  et  Thespis,  et  /Eschylus  utile  ferrent. 

et  des  Grecs  aussitôt  s'empressèrent  de  lui  traduire  ces  chefs-d'œuvre.  La 
première  copie  qu'elle  en  eut  sous  les  yeux,  fut  une  tragédie  qu'un  Tarentin, 
nommé  Andronicus,  traduisit  et  représenta.  Andronicus  avait  été  pris  les 
armes  à  la  main,  pendant  qu'il  combattait  pour  sa  patrie.  Réduit  à  l'esclavage 
et  tombé  au  pouvoir  de  M.  Livius  Salinator,  il  devint  le  précepteur  des  en- 
fans  du  consul,  recouvra  sa  liberté  et  suivit  la  carrière  dramatique.  Que  le 
père  de  la  tragédie  romaine  ait  donc  été  esclave ,  j'y  consens  ;  mais  ses  suc- 
cesseurs le  furent-ils  également  ?  Rome ,  convertie  aux  arts  de  la  Grèce  et  em- 
brassant ce  nouveau  culte  avec  toute  l'ardeur  que  comportaient  son  caractère 
et  son  esprit,  continua-t-elle  d'abandonner  la  tragédie  à  des  poètes  issus  de 
l'esclavage?  On  dirait,  en  vérité,  que  l'histoire  s'est  ici  entièrement  jouée 
des  classifications  imaginaires  de  M.  de  Cassagnac.  Sur  quarante  noms  environ 
de  tragiques  romains  qu'on  est  parvenu  à  recueillir,  la  plupart  sont  gentils- 
hommes et  quelques-uns  de  la  première  volée.  La  liste  en  a  été  soigneuse- 
ment dressée  par  Lange ,  dans  une  dissertation  qui  a  pour  but  de  montrer 
que  la  muse  tragique  des  Romains  ne  fut  pas  aussi  stérile  qu'on  le  croit  vul- 
gairement (1).  Nous  y  renvoyons  M.  Granier,  en  nous  contentant  de  signaler 

(1)  Vindiciœ  iragœdiœ  lioiimnœ ,  Lips.,  18-22. 

TOME  XVII.  33 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  ces  nobles  auteurs  César  Strabon ,  Jules  César  le  dictateur,  qui  débuta 
fort  jeune  encore  par  YŒdipe,  comme  Voltaire;  Asinius  PoUion;  Quiirtus 
Cicéron  qui,  en  seize  jours,  improvisait  quatre  tragédies,  ce  qui  atteste 
du  zèle,  sinon  une  grande  vocation;  Octave  qui  s'occupa  d'un  Ajax;  Lucins 
Varius,  si  connu  par  son  Thyesie;  Ovide  par  sa  Médée,  etc.  Sans  doute  que 
toutes  ces  tragédies  ne  furent  pas  jouées;  mais  qu'importe,  puisqu'il  s'agit 
de  compositions  et  non  de  représentations  dramatiques? 

L'histoire  ne  confirme  pas  mieux ,  en  ce  qui  touche  la  comédie ,  les  idées 
de  M.  Granier  de  Cassagnac.  Il  est  vrai  que  s'il  fallait  en  juger  par  les  noms 
des  comiques  dont  nous  possédons  quelques  oeuvres  entières,  Plaute,  qui 
paraît  sorti  de  l'esclavage,  et  Térence,  l'affranchi  de  Terentius  Lucanus, 
viendraient  en  aide  à  ces  idées.  Mais  les  autres  comiques  furent-ils  aussi  des 
affranchis?  IVa^vius  lui-même,  qui  donna  probablement  la  première  comédie 
à  Rome,  était-il  sorti  de  l'esclavage?  Nous  adresserons  la  même  question  au 
sujet  de  T.  Quintius  Atta,  sur  le  compte  duquel  Schœll ,  par  une  de  ces  mé- 
prises dont  son  ouvrage  fourmille ,  met  la  visite  que  L.  Attius  fit  à  Pacuvius 
retiré  à  Tarente  (1).  Et  L.  Afranius  que,  par  une  autre  méprise  non  moins 
grave,  Schœll  fait  entrer  dans  les  vers  de  Volcatius,  quoiqu'il  n'y  soit  ques- 
tion que  de  Luscius,  et  point  du  tout  d'Afranius  (2),  faut-il  le  regarder 
comme  un  affranchi?  Et  Q.  Trabea,  que  Schœll  appelle  Trabeas  (3);  et  ce 
Titinius,  si  souvent  mis  à  contribution  par  les  grammairiens,  qui  nous  en 
ont  conservé  une  multitude  de  fragmens  malheureusement  trop  courts;  et 
ce  Verginius  Romanus  dont  Pline  le  jeune  nous  trace  un  portrait  flatté  sans 
doute  par  la  prévention  et  l'amitié,  tous  ces  poètes  étaient-ils  des  affran- 
chis? Qui  l'a  dit  à  M.  de  Cassagnac?  Il  faut  qu'il  ait  sur  ces  hommes  des 
mémoires  secrets  et  inconnus  aux  érudits ,  ou  que  ses  assertions  relèvent  de 
lui  seul. 

Parlerai-je  des  mimes?  Les  deux  auteurs  les  plus  célèbres  dans  ce  genre 
furent  d'une  condition  si  opposée,  qu'un  pareil  rapprochement  suffirait  seul 
pour  prouver  la  vanité  des  distinctions  qu'on  s'efforce  d'établir.  Labérius  était 
un  noble  chevalier  qui ,  après  avoir  fait  les  délices  du  peuple  romain,  se  vit 
remplacé  dans  sa  faveur  par  Publius  Syrus,  un  esclave  affranchi,  et  s'en  con- 
sola par  ce  mot  d'une  résignation  philosophique,  Laiis  est  piiblica,  mot  qui 
pourrait  servir  de  devise  à  la  littérature ,  car  d'elle  aussi  on  peut  dire  qu'elle 
n'appartient  en  propre  à  personne. 

Voilà  donc  pour  le  drame.  Mais  avant  de  quitter  ce  sujet ,  admirons  l'incon- 
séquence de  l'auteur,  qui  interdit  l'histoire  aux  esclaves,  sous  prétexte  qu'il 
siérait  mal  à  des  gens  de  bas  étage  de  juger  les  patriciens,  tandis  qu'il  leur 
laisse  la  comédie,  où  le  poète  pouvait  lancer  impunément  mille  allusions  dé- 


(1)  Uisloire  de  la  IJttcralure  romaine,  tom.  I,  pag.  158. 

(2)  Ibid.,  pag.  139. 


(3)  Ibid 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  511 

tournées,  elle  mime  hardi  jusqu'à  la  témérité,  le  mime  où  l'acteur  osait 
s'écrier  à  la  face  de  César  :  <>  Or  sus ,  Romains  !  nous  avons  perdu  la  liberté.  » 

Porro,  Quirites!  libertatem  perdimus  (1). 

On  ne  conçoit  pas  davantage  pourquoi ,  après  avoir  octroyé  le  drame  aux 
affranchis ,  31.  de  Cassagnac  hésite  à  leur  concéder  la  poésie  épique  et  lyrique. 
Cette  fois ,  il  est  vrai ,  il  ne  rend  aucun  compte  de  l'exclusion  ;  mais  l'appuie- 
t-il  au  moins  sur  des  faits  constatés?  Non,  il  faut  bien  le  dire.  Et  d'abord, 
comment  l'auteur  n'a-t-il  pas  remarqué  que  ce  furent  précisément  les  mêmes 
Grecs  qui  naturalisèrent  à  Rome  le  drame  et  la  poésie  épique?  11  semble  en- 
suite ignorer  que  les  poèmes  épiques  des  Romains  ne  furent  pendant  long- 
temps ,  comme  leurs  drames ,  que  de  pures  traductions  du  grec ,  et  que ,  pour  -f^- 
rencontrer  un  poème  épique  digne  de  ce  nom ,  il  faut  arriver  à  Virgile  qui 
en  offre  le  premier  modèle  et  en  demeure  l'unique  représentant.  S'il  en  est 
ainsi,  en  effet ,  pourra-t-on  jamais  reconnaître  une  classification  de  poètes 
épiques  qui  n'admet  point  Virgile,  le  fils  d'un  affranchi,  ou  qui  ne  le  souffre 
que  par  privilège?  Ce  que  nous  disons  de  l'épopée  s'applique  peut-être  plus 
justement  encore  à  la  poésie  lyrique.  Rome  ne  fut  pas  fertile  en  poètes  de  ce 
dernier  genre.  Si  nous  en  croyons  même  Quintilien ,  elle  n'en  a  produit  qu'un 
seul  digne  d'être  lu ,  Horace.  <'  Voulez-vous,  ajoute  le  rhéteur,  lui  en  joindre 
à  la  rigueur  un  second,  ce  sera  Ctcsius  Bassus,  qui  a  vécu  de  notre  temps.  >> 
Or,  comme  Virgile,  Horace  était  le  fils  dun  affranchi.  L'auteur  eut  été  donc 
plus  près  de  la  vraisemblance,  en  faisant,  dans  ces  deux  cas,  de  l'exception 
la  règle.  Mais,  on  le  voit,  tantôt  ce  sont  les  affranchis  qui  échappent  à  leurs 
catégories,  pour  envahir  celles  des  gentilshommes,  tantôt  les  gentilshommes, 
pour  envahir  celles  des  affranchis;  et  dans  ces  divers  mouvemens,  nulle 
règle,  nul  équilibre;  c'est  une  confusion  inextricable,  un  pêle-mêle  intime 
qui  ne  permet  ni  de  diviser,  ni  de  circonscrire,  et  qui  oblige  l'auteur  le  plus 
paradoxal  à  laisser  toutes  ces  intelligences  d'élite  réunies  en  ime  immense 
famille. 

Nous  pourrions  terminer  ici  cette  discussion;  nous  en  avons  dit  assez  pour 
montrer  que  l'opinion  de  M.  Granier  de  Cassagnac  ne  trouve  pas  même  dans 
l'histoire  de  quoi  paraître  vraisemblable.  Mais  il  reste  encore  une  des  asser- 
tions de  l'auteur  qui  donne  trop  bien  la  mesure  de  son  érudition ,  pour  que 
nous  ne  demandions  pas  la  permission  de  nous  y  arrêter  un  moment.  «  Il  y 
a  eu,  dit-il,  des  esclaves  dans  toutes  les  écoles  philosophiques  notables  de 
l'antiquité.  Phédon,  exposé  en  vente,  fut  acheté  par  Cébès,  disciple  de  So- 

crate Ménippe,  esclave  comme  Phédon,  s'adonna  particulièrement  à 

une  nature  de  composition  philosophique  sous  forme  de  satire  qu'il  appela 
c[fni(]X(e,  et  que  Varron  imita  dans  la  suite.  » 

Signalons  d'abord  l'apparition  de  ces  deux  Grecs  :  l'auteur  n'en  a  men- 

(I  )  A|).  Macrob.,  Satiirn.,  II ,  7. 

.33. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tionné  qu'un  autre ,  Timon  qu'il  appelle  Phliasius,  au  lieu  dédire  de  Phlionte, 
de  même  que  plus  haut ,  il  avait  appelé  Cratès  Mallotes,  au  lieu  de  dire  de 
Malles.  M.  Granier  n'aurait-il  pas  compris,  par  hasard ,  qu'il  est  ici  tout  sim- 
plement question  de  l'endroit  qui  vit  naître  ces  philosophes?  Quoi  qu'il  en 
soit,  M.  de  Cassagnac,  qui,  en  parlant  des  esclaves  lettrés,  a  renfermé 
l'antiquité  dans  l'histoire  romaine,  s'occupe  ici  des  Grecs.  Mais  qu'on  ne 
s'imagine  pas  qu'il  ait  pris  beaucoup  de  peine  pour  faire  les  frais  de  cette 
érudition  exotique.  Il  fallait  dire  un  mot  des  philosophes  qui  avaient  passé 
par  l'esclavage;  pour  cela,  on  a  ouvert  Macrobe  ou  Aulu-Gelle,  car  en  cet 
endroit  ils  se  répètent,  et  l'on  a  copié  la  phrase  suivante  ;  «  Pha^don  ex  co- 
horte Socratica...  servusfuit...  Alii  quoque  non  pauci  servi fuerunt,  qui  post 
philosophi  clari  extiterunt.  Ex  quibus  ille  Menippus  fuit,  cujus  libros  M.  Varro 
in  satiris  a3mulatus  est;  quas  alii  Cynieus,  ipse  appellat  Rlenippeas  (1).  » 
Nous  aimons  à  croire  que  M.  Granier  sait  le  latin;  mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr , 
c'est  qu'il  prête  encore  à  cette  phrase  un  sens  qu'elle  n'a  jamais  eu  aux  yeux 
d'un  latiniste.  Traduite,  en  effet,  littéralement,  elle  signifie  :  «  Phédon  ,  de 
l'école  de  Socrate,  fut  esclave...  Il  y  eut  aussi  un  assez  grand  nombre  d'es- 
claves qui  devinrent  ensuite  d'illustres  philosophes.  Parmi  eux  il  faut  compter 
ce  Ménippe,  dont  M.  Varron  se  proposa  les  ouvrages  pour  modèle  dans  ses 
satires  que  quelques-uns  appellent  cyniques  et  que  lui-même  appelle  mèiiip- 
j)ées.  »  Or,  notons  maintenant  les  différences.  D'abord,  il  n'est  point  parlé 
d'esclaves  philosophes ,  mais  de  philosophes  ayant  passé  par  l'esclavage  qui 
post...  extiterunt;  par  conséquent  affranchis.  En  second  lieu,  il  n'est  point 
dit  que  Ménippe  eût  composé  des  cyniques ,  et  pour  une  bonne  raison,  c'est 
que  Ménippe  ne  composa  jamais  de  satires  .g  encore  moins  d'ouvrages  appelés 
du,  nom  de  cyniques,  si  tant  est  même  qu'il  ait  écrit  des  livres  d'aucune 
façon  ;  car,  au  rapport  de  Diogène  de  Laerte ,  «  il  y  en  a  qui  pensent  que  les 
ouvrages  attribués  à  Ménippe  ne  sont  pas  de  lui ,  mais  de  Denys  et  de  Zopyre, 
qui,  les  ayant  écrits  pour  s'amuser,  les  mirent  sur  le  compte  du  philosophe, 
afin  de  leur  assurer  plus  de  succès.  »  Voici,  sans  doute,  ce  qui  aura  in- 
duit en  erreur  M.  de  Cassagnac  :  lisant  dans  la  phrase  latine  que  M.  Varron , 
qui  s'était  proposé  Ménippe  pour  modèle ,  avait  fait  des  satires  appelées 
cyniques  par  quelques-uns  de  ses  lecteurs,  il  en  aura  conclu  que  Ménippe 
avait  fait  des  cyniques.  Mais  un  érudit  ne  commet  pas  de  semblables  mé- 
prises, parce  qu'il  a  toujours  soin  de  s'assurer  de  ce  qu'ont  dit  ou  fait  les 
gens,  avant  de  parler  d'eux.  Non,  Ménippe  ne  composa  point  de  cyniques  : 
et  s'il  plut  à  quelques  personnes  d'appeler  ainsi  les  satires  de  Varron,  ce 
n'est  pas  du  tout  qu'elles  eussent  la  forme  des  écrits  du  philosophe  :  c'est 
parce  qu'elles  en  reproduisaient  l'esprit  et  le  ton.  <-  Ménippe  est  un  chien 
terrible  qui  vous  mord  en  riant ,  »  disait  Lucien.  Tel  était  le  caractère  équi- 
voque des  écrits  qu'on  lui  attribuait ,  ce  qui  le  fit  surnommer  oiroj^c-fsXoto; 

(1)  Satuni.,  I,  U.  — Cf.  A.  Gell.,  II,  18. 


CRITIQUE  HISTORIQUE.  513 

sérieux-rieur.  Du  reste ,  cette  manière  ne  lui  était  point  particulière  ;  elle 
était  commune  à  tous  les  cyniques,  et  on  la  désignait  habituellement,  comme 
nous  l'apprend  Démétrius  de  Phalère ,  par  >c'jvixi;  rporo;,  manière  cynique. 

M.  Granier  de  Cassagnac  avait  ainsi  passablement  compromis  son  érudi- 
tion ;  mais  en  voulant  commenter  ce  malheureux  mot  de  cyniques,  il  l'a , 
nous  le  craignons  fort,  décréditée  à  tout  jamais.  «  Ces  cyniques ,  ajoute-t-il, 
paraissent  avoir  été  des  satires  dans  le  genre  du  Cyclope  d'Euripide.  »  On  ne 
sait  en  vérité  ce  qu'on  doit  le  plus  admirer,  de  l'intrépidité  de  l'affirmation 
ou  de  l'énormité  de  l'erreur  ;  car,  enQn ,  M.  Granier  de  Cassagnac  sait  bien 
qu'il  n'a  jamais  lu  le  Ctjclope  d'Euripide.  Il  sait  aussi  qu'il  n'a  jamais  appris 
dans  un  manuel  de  littérature  ce  qu'était  ce  poème;  comment  donc  se  per- 
met-il de  comparer  des  cyniques  qu'il  imagine  avec  des  satires  qu'il  n'a 
jamais  connues  ?  Étonnez-vous  après  cela  que  nos  voisins  d'outre-Rhin  se 
moquent  un  peu  de  la  légèreté  et  de  Vélourderie  (jaidoise!  Franchement, 
quelle  idée  prendrions-nous  du  Germain  qui,  s'avisant  de  parler  des  satires 
de  notre  Régnier,  écrirait,  par  exemple,  que  ces  poèmes  paraissent  être  dans 
le  genre  des  Guêpes  d'Aristophane  ou  des  Plaideurs  de  Racine!  Eh  bien!  le 
rapprochement  établi  par  M.  de  Cassagnac  est  de  cette  force.  II  n'est  per- 
sonne ,  en  effet ,  un  peu  versé  dans  l'histoire  littéraire  de  la  Grèce  qui  ne  sa- 
che que  le  drame  satyrique  dont  le  Cyclope  nous  offre  un  modèle ,  était  un 
drame  régulier,  servant  à  compléter  la  tétralogie  que  chaque  poète,  dans  le 
principe,  fut  obligé  de  présenter  au  concours  pour  disputer  le  prix  de  la  tra- 
gédie ,  et  qu'on  l'appela  satyriqiir,  parce  que  les  Satyres  qui  étaient  destinés 
à  l'égayer,  devaient  toujours  en  composer  le  chœur. 

Cependant,  il  y  a  une  cause  à  tout,  et  puisque  M.  de  Cassagnac  a  comparé 
les  Cyniques  de  Ménippe  avec  le  Cyclope  plutôt  qu'avec  Vlphigénie  d'Euri- 
pide, il  avait  une  raison.  Cette  raison  est  facile  à  deviner;  j\I.  de  Cassagnac 
aura  su  par  un  moyen  quelconque  que  le  Cyclope  est  appelé  aussi  drame 
satyrique ,  et  tout  entier  à  ce  dernier  mot ,  il  aura  fait  d'un  drame  une  satire. 
C'est  sans  doute  par  une  méprise  à  peu  près  semblable  qu'il  a  changé  les 
Saturnales  de  Macrobe  en  «  un  ouvrage  de  grammaire,  »  parce  que  sur 
sept  livres  que  les  Saturnales  renferment ,  il  s'y  trouve  quelques  chapitres 
consacrés  à  des  questions  grammaticales.  Mais  j'avoue  que  j'ai  vainement 
cherché  la  raison  qui  a  pu  lui  faire  appeler  aussi  «  un  ouvrage  de  grammaire, 
les  Florides  d'Apulée.  »  Les  Florides  ,  qui  sont  un  recueil  de  récits  his- 
toriques et  mythologiques ,  appelées  un  livre  de  grammaire!  J'aimerais  au- 
tant lui  voir  prendre  le  De  viris  illustribus  pour  la  Méthode  de  Lhomond. 

M.  Granier  de  Cassagnac  disait,  il  y  a  quelque  temps,  en  jugeant  une  tra- 
duction de  la  Politique  d'Aristote:  «  Il  est  bon  que  la  grave  Université  règle 
quelquefois  ses  comptes  avec  la  science  en  gants  jaunes,  comme  elle  nous 
appelle  nous  autres  journalistes  frivoles  et  légers.  »  Nous  ne  savons  si  la 
grave  Université  s'est  beaucoup  émue  de  cette  menace  ;  mais  nous  doutons 
fort  que  la  science  en  gants  jaunes ,  si  jamais  elle  a  choisi  M.  de  Cassagnac 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  représenter,  lui  continue  encore  ses  pouvoirs.  Quelque  indulgente, 
en  effet ,  que  nous  la  supposions  envers  ses  mandataires ,  elle  reconnaîtra 
sans  doute  que  M.  de  Cassagnac ,  en  ne  s'appelant  que  frivole  et  léger,  ne  s'est 
pas  traité  aussi  modestement  qu'il  le  croyait. 

De  tout  ce  que  nous  de  venons  dire,  concluons  deux  choses  :  la  première  qu'il 
n'y  avait  point,  qu'il  ne  pouvait  point  y  avoir  de  littérature  des  esclaves:  la 
seconde ,  que  l'homme ,  transformé  en  citoyen  par  la  baguette  du  préteur, 
pouvait  cultiver  le  genre  de  littérature  que  bon  lui  semblait,  à  la  convenance 
de  son  talent  ou  au  gré  de  son  génie  ;  et  de  ces  deux  prémisses,  il  découlera 
la  conséquence  rigoureuse  qu'il  n'y  avait  pour  les  affranchis,  comme  pour  les 
gentilshommes ,  qu'une  seule  et  même  littérature.  Mais  des  conclusions  que 
la  science  nous  fournit,  il  doit  encore  résulter  la  conflrniation  de  ces  grandes 
vérités  morales ,  que  si  l'esprit  de  l'homme  est  capable  de  renverser  les  pre- 
mières barrières  que  les  préjugés  lui  opposent,  il  ne  se  développe  et  prend 
.son  essor  qu'à  la  condition  d'habiter  un  corps  libre;  et  que  si  la  société  a 
fondé  ses  distinctions  sur  la  naissance  et  sur  la  fortune,  toujours  la  nature, 
dans  la  distribution  des  biens  intellectuels,  s'est  jouée  de  ces  vaines  démar- 
cations ,  et  s'est  plu  même  fort  souvent  à  créer  une  aristocratie  en  sens 
fnverse  de  la  première  ,  relevant  ainsi  la  dignité  de  l'homme  et  replaçant  à 
son  véritable  rang  la  seule  supériorité  qui  soit  acceptée  de  tous,  parce  qu'elle 
n'est  usurpée  sur  personne ,  la  supériorité  de  l'intelligence. 

J.  P.  Rossignol. 


REVUE 


LITTÉRAIRE 


I.  —  ROMANS  Eï  POESIES. 

Un  critique  distingué,  ayant  à  parler  assez  récemment  d'Horace  et  de 
Virgile,  et  de  l'espèce  de  royauté  qu'ils  se  fondèrent  en  regard  et  à  l'appui 
de  la  monarchie  impériale  d'Auguste,  a  fait  remarquer  la  convenance  et  la 
nécessité  de  ces  deux  royautés  parallèles ,  produites  à  la  fois  par  une  double 
anarchie,  dans  un  temps  oîi  la  faiblesse  de  l'état  d'une  part,  et  de  l'autre  le 
trop  facile  tisage  de  formes  poétiques  devenves  la  propriété  commune,  favori- 
saient toutes  les  entreprises  de  l'ambition  politique ,  toutes  les  prétentions  de 
la  médiocrité  littéraire  (1).  Ce  qui  est  vu  à  merveille  pour  l'époque  d'Auguste 
ne  me  paraît  pas  sans  application  à  la  nôtre.  Je  laisse  tout  d'abord  le  côté 
politique  qui ,  comme  on  sait ,  n'a  nul  rapport  avec  notre  peu  d'ambition  et 
d'intrigue  :  Dieu  me  garde  de  trouver  la  plus  lointaine  ressemblance  !  Dieu 
me  garde  de  croire,  vingt-cinq  ans  après  Napoléon,  qu'un  nouveau  despote, 
à  quelque  titre  et  sous  quelque  forme  que  ce  fut ,  put  jamais  asservir  de  nou- 
veau et  i-éduire cette  foule  émancipée  de  grands  citoyens  qui  (nous  en  som- 
mes les  témoins  édifiés  )  se  précipitent  bien  loin  de  toute  flatterie  et  de  toute 
servitude,  et  qui,  en  ce  moment  même,  ne  flagornent  plus  aucune  puis- 
sance !  —  IMais  littérairement ,  poétiquement ,  en  quelle  anarchie  sommes- 
nous  ?  c'est  ce  qu'il  est  permis  de  considérer.  En  restreignant  la  question  à 
la  poésie  même,  le  rapport  avec  certaines  époques  antérieures  est  frappant. 
Depuis  dix  ans,  la  main-d'œuvre  poétique  s'est  divulguée;  les  procédés  que 
la  nouvelle  école  avait  cru  rendre  plus  rares  et  plus  difficiles ,  ont  été  saisis 
du  second  coup  par  une  foule  de  survenans  qui,  à  chaque  saison,  puUu- 

(4)  M.  Patin ,  Discours  d'ouverture  de  1838. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lent.  La  forme  et  le  style  poétique  sont  encore  une  fois  tombés ,  en  quelque 
sorte,  dans  le  domaine  public;  il  coule  devant  chaque  seuil  comme  un  ruis- 
seau de  couleurs ,  il  suffit  de  sortir  et  de  tremper.  Prenez  le  Journal  de  la 
Libiairie  :  relevez  chaque  semaine  le  nombre  de  volumes  devers  qui  se  pu- 
blient; prenez  le  chiffre  par  mois,  par  saison,  par  année.  11  y  aurait  là  une 
statistique  curieuse ,  une  loi  de  progression  numérique ,  un  mouvement  et  un 
cours  à  coter.  Un  de  mes  amis ,  bibliothécaire  dans  un  établissement  public , 
a  eu  l'idée  de  ranger  à  la  suite  toute  cette  branche  particulière  de  littérature 
trop  fleurie:  c'est  une  quantité  de  beaux  volumes  jaunes  et  blancs,  morts 
avant  d'avoir  vu  le  jour,  que  personne  n'a  connus  et  qui  sont  ensevelis  dans 
leur  premier  voile  nuptial  : 

Hélas  !  que  j'en  ai  vu  mourir  de  jeunes  filles  ! 

Avec  un  peu  d'habitude ,  on  s'y  endurcit  ;  et  mon  ami ,  bien  qu'il  ait  le  cœur 
poétique  et  tendre ,  en  est  venu  à  ne  plus  mesurer  ce  champ  d'oubli  qu'à  la 
toise.  Tant  de  pieds  par  saison.  Mais  y  a-t-il  jamais  eu,  dira-t-on,  une  telle 
exubérance  stérile  de  productions  à  aucune  époque  précédente?  Assurément. 
H  nous  arrive  un  peu  comme  au  wi''  siècle,  lorsque  les  procédés,  mis  en 
circulation  par  les  chefs  de  l'école,  par  Du  Bellay  et  Pvonsard,  furent  deve- 
"nus  familiers  à  tous  et  que  chaque  jeune  cœur  au  renoitveau  se  crut  poète. 
On  a  une  lettre  piquante  de  Pasquier  à  Pionsard  là-dessus;  il  se  plaint  des 
encouragemens  que  celui-ci  donnait  à  cette  multitude  croissante  de  poètes,  à 
qui  il  suffisait,  pour  se  croire  le  baptême  du  génie,  d'avoir  touché  la  robe 
du  maître.  Mais  Ronsard  ne  pouvait  qu'y  faire;  et  il  demeura  quasi  noyé  dans 
le  torrent  des  imitateurs  qu'il  avait  soulevés,  à  peu  près  comme  J'élève  du 
sorcier  par  les  eaux  une  fois  débordantes.  Il  fut  noyé  dans  le  flot  des  imita- 
tions lyriques  pour  n'avoir  pas  su  se  renfermer  dans  un  véritable  monument. 
Là,  en  effet,  est  la  question  prochaine.  Les  élans  lyriques  ne  suffisent  pas. 
A  Rome,  on  commençait  à  s'y  perdre  après  Catulle,  et  à  user  dans  tous  les 
sens  le  pastiche  mythologique ,  quand  Virgile  vint  à  propos  asseoir  son  dou- 
ble édifice  des  Géorgiques  et  de  VÉuéUle^  non  loin  duquel  Horace  put  ados- 
ser son  ïibur.  De  notre  temps,  les  débuts  ont  été  vifs  et  beaux;  mais  c'est 
encore  le  monument  qui  manque.  Il  est  vrai  qu'une  littérature  poétique  a  malai- 
sément deux  grands  siècles.  Or,  nous  avons  le  siècle  de  Louis  XIV  à  dos,  ce  qui 
est  toujours  peu  commode  à  l'audace  :  c'est  là  un  lourd  cavalier  en  croupe  que 
nous  portons.  Par  instinct  de  cette  situation  diffuse ,  et  pour  y  porter  remède , 
j'ai  de  bonne  heure  désiré  que,  parmi  nos  poètes  de  talent,  il  s'élevât,  je 
l'avoue,  une  sorte  de  dictature;  que  les  deux  plus  grands,  par  exemple,  et 
que  chacun  nomme,  prissent  le  sceptre  par  les  œuvres  et,  sans  avoir  l'air  de 
rien  régenter,  remissent  chaque  chose  à  sa  place  par  de  beaux  modèles.  Ce 
désir  n'a  pas  été  rempli.  Les  œuvres,  seul  instrument  légitime  de  cette  dic- 
tature effective  à  la  fois  et  modeste,  n'ont  pas  répondu  à  la  grande  attente. 
Aucun  monument  véritable ,  aucune  pièce  étendue  et  exemplaire ,  n'a  suivi  les 
admirables  préludes  que  leurs  auteurs  n'ont  pas  surpassés;  la  perfection  du 


REVUE  LITTÉRAIRE.  517 

genre  n'est  pas  venue.  M.  de  Lamartine,  qui  peut  sembler  comme  le  prince 
des  poètes  du  jour,  l'est  dans  un  sens  purement  honorifique  et  pour  l'orne- 
ment bien  plus  que  pour  l'exemple  et  la  discipline.  Avec  sa  généreuse  et  facile 
indulgence,  il  a  favorisé  à  l'entour  ce  qu'il  importait  plutôt  de  restreindre, 
et ,  dans  les  propres  développemens  de  sa  riche  nature ,  il  est  allé ,  cédant  de 
plus  en  plus  lui-même  à  ce  qu'il  eût  fallu  repousser.  M.  Hugo,  avec  d'autres 
qualités  et  sous  d'autres  apparences  régnantes,  n'a  pas  plus  fait  pour  s'acquérir 
réellement  l'autorité  incontestée  des  maîtres.  Cette  autorité ,  pourtant ,  ne 
pouvait  dépendre  que  de  poètes  ainsi  haut  placés,  féconds  et  puissans;  de 
leur  part ,  un  chef-d'œuvre  dans  l'épopée ,  des  chefs-d'œuvre  au  théâtre ,  au- 
raient mis  ordre  au  débordement  lyrique  et  assuré  à  notre  mouvement  litté- 
raire sa  consistance  et  sa  maturité.  On  en  est  aux  regrets;  il  faut  se  résigner, 
nous  le  croyons;  l'Horace  et  le  Virgile,  le  Racine  et  le  Despréaux,  ces  su- 
prêmes et  légitimes  dictateurs  qui  couronnent  et  consolident  une  grande 
époque  littéraire,  manqueront  à  une  époque  brillante,  mais  diffuse,  mais 
anarchique  poétiquement  et  démocratique  de  prétentions  et  de  concessions 
sur  ce  point  comme  partout  ailleurs.  Une  fois  qu'on  en  a  pris  son  parti,  on 
retrouve  dans  le  détail  de  quoi  se  distraire  et  se  consoler.  A  défaut  d'un  grand 
siècle  qui  demande  avant  tout  l'établissement ,  la  gradation  et  l'harinonie 
dans  l'ensemble ,  on  est  une  fort  belle  chose  secondaire ,  une  spirituelle  et 
chaude  entreprise  très  variée,  très  mêlée,  très  infatigable,  un  coup  de  main, 
au  moins  amusant ,  dans  tous  les  sens.  Les  talens  surtout  n'ont  jamais  été  plus 
nombreux;  c'est  un  devoir  de  la  critique  de  ne  pas  se  lasser  à  les  compter,  et 
d'en  tirer  avec  soin  et  plaisir  tout  ce  qui  s'y  distingue  et  qui  s'en  détache. 

HvMîVES  SACRÉES,  par  M.  Edouard  Turquety  (1).  —M.  Turquety  est  un 
poète  sincère.  Il  n'en  est  pas  à  son  coup  d'essai  ;  c'est  le  troisième  volume 
qu'il  donne  dans  le  même  ordre  d'idées  religieuses.  Le  premier  s'intitulait 
Amour  et  Foi ,  le  second  Poésie  catholique.  Avant  ces  trois  recueils ,  M.  Tur- 
quety, si  je  ne  me  trompe  ,  en  avait  publié  un  moindre  ,  où  le  coté  de  l'amour 
€t  l'inspiration  gracieuse  dominaient.  Il  y  était  disciple  de  l'école  de  1828  ,  et 
quelques  vers  tendres  rappelaient  deux  ou  trois  des  seules  élégies  charmantes 
qu'on  connaisse  de  Charles  Nodier.  Depuis  lors,  M.  Turquety  a  cherché  à  se 
créer  un  rôle  propre  parmi  les  poètes  modernes;  retiré  dans  sa  Bretagne,  il 
a  consulté  les  graves  et  habituelles  préoccupations  d'une  vie  monotone  que 
les  seuls  rayons  mystiques  éclairaient  parfois.  De  là  ses  trois  recueils,  dont 
les  deux  derniers  sont  d'un  catholicisme  rigoureux.  La  preuve  que  M.  Tur- 
quety a  bien  consulté  et  rendu  son  inspiration  secrète ,  c'est  qu'il  a  trouvé  dans 
d'autres  cœurs  une  réponse.  Il  est  du  très  petit  nombre  de  poètes  qui  se 
vendent.  Ses  beaux  volumes,  magnifiquement  imprimés,  ne  le  sont  pas  à  ses 
Irais  (chose  rare  parmi  les  poètes  modernes).  M.  Turquety  a  un  public;  en 
Bretagne,  dans  le  midi,  à  Toulouse,  beaucoup  de  lecteurs  fervens  et  fidèles 

(1)  Debécourt,  libraire,  69,  rue  des  Sainls-Pèrcs. 


518  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  désirent  :  pour  eux ,  il  donne  à  des  sentimens  chrétiens  qu'il  rajeunit ,  à  des 
dogmes  qu'il  exprime,  une  mélodie  qu'on  aime.  «  Voici,  dit-il  dans  la  préface 
de  son  nouveau  recueil,  le  complément  nécessaire  de  mes  deux  ouvrages  an- 
térieurs ,  voici  quelques  pas  de  plus  dans  la  route  où  j'ose  dire  être  entré  le 
premier,  oij  plusieurs  ont  marché  depuis  et  où  bien  d'autres  s'élanceront  plus 
tard....  "  Et  encore  :  «  Un  critique  illustre  a  bien  voulu  déclarer  qu'amour 
et  Foi  était  le  premier  mot  d'une  poésie  toute  nouvelle ,  la  poésie  du  dogme 
pur....  »  Il  y  a  ici,  ce  me  semble ,  quelque  illusion  dans  le  poète,  et  il  y  a  eu 
de  la  part  du  critique  illustre ,  qu'on  ne  nomme  pas ,  quelque  complaisance. 
Quoi  !  l'idée  de  traiter  poétiquement  les  solennités  diverses  de  la  religion  ,  de 
les  traduire  en  hymnes ,  est  de  l'invention  de  l'auteur,  et  ouvre  une  ère  nou- 
velle à  l'art  ?  Mais  saint  Grégoire  de  Naziance  a  commencé ,  il  y  a  long-temps; 
Manzoni,  hier,  le  faisait  encore.  Chez  nous,  tous  les  poètes  pénitens  n'ont 
point  pratiqué  autre  chose ,  Desportes ,  Bertaut,  Godeau,  Corneille,  La  Fon- 
taine; Racine  a  traduit  les  hymnes  du  Bréviaire.  M.  Turquety,  il  est  vrai ,  suit 
cette  idée  avec  un  sentiment  de  composition  et  d'ensemble  systématique  : 
ainsi,  son  présent  volume,  qui  commence  par  un  hosannah  au  Père  céleste, 
s'achève  par  une  hymne  à  son  terrestre  représentant,  le  Pape.  «  Dieu  d'a- 
bord, dit  M.  Turquety,  puis  la  plus  haute  expression  de  l'humanité  dans  la 
personne  du  Pape.  »  Plus  d'éminens  poètes  religieux  se  sont  jetés  de  nos 
jours  dans  un  christianisme  vague,  plus  M.  Turquety  s'est  voulu  ranger  au 
dogme  et  à  la  stricte  tradition  catholique  romaine. 

Le  caractère  qui  me  frappe  le  plus  dans  la  poésie  de  M.  Turquety,  est  la 
mélodie,  l'élégance,  la  douceur  rêveuse,  et  je  préfère,  entre  ses  pièces, 
celles  auxquelles  ces  tons  suffisent.  On  a  été  fort  sévère  autrefois  dans  cette 
Revue  pour  son  volume  de  Poésie  catholique ,  et  qu'il  nous  soit  permis  de  dire 
qu'on  a  peut-être  été  injuste  :  on  n'y  a  pas  reconnu  ces  mérites  touchans.  Une 
pièce  qu'on  aurait  pu  indiquer  était  le  Deux  ISovemhre  ou  le  Jour  des  Morts , 
simple ,  sobre,  voilée,  et  d'un  christianisme  attendrissant.  Il  y  en  a  dans  les 
Hymnes  sacrées  un  certain  nombre  qui  sont  comme  des  feuilles  glanées  à 
la  suite  du  Cantique  des  Cantiques,  et  qui  respirent  un  parfum  d'élégie  aussi 
tendre  que  des  cœurs  contrits  en  peuvent  désirer.  Le  poète  nous  a  traduit 
l'hymne  mystique  de  saint  Jean  de  la  Croix ,  et  il  en  reproduit  l'esprit  en 
mainte  page.  Je  citerai  celle-ci,  par  exemple,  qu'il  intitule:  Domine,  non  sum 
dignus  : 

C'était  dans  l'épaisseur  du  bois  le  plus  profond , 
Une  source  coulait  et  murmurait  au  fond 

Sur  un  lit  de  sable  ou  de  pierre  ; 
Et  quand  je  fus  auprès ,  sans  que  je  visse  rien , 
Une  voix  m'appela ,  disant  :  «  Regarde  bien , 

C'est  la  fontaine  de  ton  Père.  « 

Oh  !  je  courus  alors  :  j'étais  plein  de  bonheur. 
Car  j'avais  bien  souffert  de  l'ardente  chaleur, 


REVUE  LITTÉRAIRE.  5fô 

Et  ma  lèvre  était  tout  en  flaniiue. 
J'arrivai ,  mais  à  peine  eus-je  effleuré  les  bords 
Qu'un  frisson  douloureux  me  saisit  tout  le  corps , 

J'étais  en  face  de  mon  ame. 

Et  dans  ce  moment-là  les  colombes  des  deux , 
Avec  un  cri  d'amour,  descendaient  deux  à  deux 

Pour  y  baigner  leurs  tendres  ailes  ; 
Et  moi  je  reculai ,  je  partis  en  pleurant, 
Hélas  !  je  n'osais  boire  au  céleste  torrent, 

Moi  n'étant  pas  aussi  pur  qu'elles. 

Une  jeune  fille  qui,  après  avoir  été  virginalement  aimée,  se  serait  faite 
religieuse,  pourrait  presque  lire  et  chanter  sous  la  grille  cette  mystique  ro- 
mance inspirée  par  son  chaste  souvenir  : 

DANS  SA  CELLULE. 

A  vous ,  ma  Colombe  voilée , 
A  vous  les  roses  de  l'espoir. 
Et  les  brises  de  la  vallée, 
Et  les  enchantemens  du  soir  ! 

A  vous  la  nuit  silencieuse 
Qui  parfume  nos  régions  ; 
A  vous  l'étoile  gracieuse 
Qui  fait  pleuvoir  tant  de  rayons  ! 

A  vous,  fille  des  solitudes, 
A  vous  les  sublimes  concerts. 
Et  les  célestes  quiétudes 
D'un  cœur  dégagé  de  ses  fers  ! 

A  vous  qui,  lasse  de  l'hommage 
Qu'on  vous  prodigua  tant  de  fois , 
Avez  tout  quitté  pour  l'image , 
La  sainte  image  de  la  Croix; 

Et  bien  loin  des  routes  mortelles 
Dont  l'éclat  vous  séduisait  peu , 
Avez  replié  vos  deux  ailes 
Près  du  tabernacle  de  Dieu  ! 

Oh  !  dans  cette  enceinte  profonde , 
Vous  reniez,  vous  dépouillez 
Les  derniers  souvenirs  du  monde, 
Comme  autant  de  bandeaux  souillés. 

Là-bas ,  près  du  fleuve  qui  coule , 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vous  n'avez  plus,  atout  moment, 

Le  frémissement  de  la  foule 

Qui  vous  suivait  en  vous  nommant  ; 

Plus  de  ces  parures  brillantes 
Qu'à  votre  âge  on  recherche  encor  ; 
Plus  de  fêtes  étincelantes 
Du  doux  reflet  des  lampes  d'or. 

Mais,  ô  ma  Colombe  voilée. 
Vous  avez  l'éternel  espoir, 
Et  les  brises  de  la  vallée , 
Et  les  enchantemens  du  soir; 

Et  quand  l'ombre  apporte  sa  trêve 
A  vos  labeurs  interrompus , 
Vous  trouvez  dans  le  moindre  rêve 
La  paix  du  Ciel  que  je  n'ai  plus  ! 

IXous  avons  cru  devoir  cette  réparation  à  M.  Turquety,  de  le  citer  en  ce 
que  sa  poésie  a  d'aimable,  plutôt  que  d'insister  sur  ce  qu'elle  laisse  à  désirer 
pour  l'idée.  En  somme ,  M.  ïurquety,  ce  qui  est  rare ,  est  un  poète  con- 
vaincu. 

Les  Bobéales,  par  M.  le  prince  Élim  Mestscherski  (1).  —  Ce  n'est  pas 
la  première  fois  que  de  grands  seigneurs  russes  se  distinguent  par  leur  facilité 
à  emprunter,  à  manier  la  langue  et  la  rime  française.  Au  temps  de  M.  de 
Ségur  et  de  sa  spirituelle  ambassade ,  on  jouait  à  Pétersbourg  les  tragédies 
qu'il  faisait  exprès ,  et  pour  lesquelles  il  n'eût  pas  manqué ,  dans  ce  grand 
monde  tout  français ,  de  fort  ingénieux  collaborateurs.  Un  critique ,  qui  m'a 
tout  l'air  d'appartenir  d'assez  près  à  la  littérature  difficile ,  a  cru  trouver  der- 
nièrement une  grande  preuve  de  l'insuffisance  de  la  poésie  nouvelle  dans  la 
facilité  avec  laquelle  le  premier  venu,  homme  d'esprit,  pouvait  se  mettre  au 
fiit  de  toutes  les  ressources  du  genre.  Nous  en  avons  précédemment  assez 
dit  à  ce  sujet;  mais  un  peu  moins  de  prévention  aurait  permis  au  critique 
de  se  souvenir  qu'autrefois  les  étrangers ,  gens  d'esprit ,  savaient  s'approprier 
l'ancien  genre  tout  aussi  aisément  qu'ils  peuvent  faire  aujourd'hui  pour  le 
nouveau.  La  question  d'ailleurs  n'est  pas  dans  les  genres;  elle  est  toute  dans 
les  personnes  et  dans  les  talens.  Mais  un  talent  étranger,  si  habile  qu'il  soit, 
peut-il  arriver  à  posséder  un  idiome  comme  le  nôtre  et  à  le  parler  en  des  vers 
{ soit  classiques ,  soit  romantiques  )  assez  librement  et  naturellement  pour  s'y 
produire  en  pleine  originalité.'  Les  modèles  qui  l'ont  introduit  dans  la  langue 
qui  n'est  pas  la  sienne  et  sur  lesquels  il  s'est  façonné ,  ne  resteront-ils  pas 
présens  à  ses  yeux  et  ne  lui  imposeront-ils  pas  à  chaque  instant  leur  em- 

(I)  BcUizard  ,  \  bis,  rue  de  Yerneuil. 


REVUE  LITTÉRAIRE,  521 

preinte?  Ses  œuvres  n'en  seront-elles  pas  inévitablement  tachetées  et  bigar- 
rées, comme  cette  fameuse  toison  des  brebis  de  Jacob?  M.  le  prince  Mest- 
scherski  s'est  posé  la  question,  je  le  crois  bien;  mais  il  a  passé  outre,  et  il 
n'avait  pas  le  choix.  Amoureux  de  notre  littérature  et  voulant  y  prendre  pied 
au  nom  de  la  sienne,  il  a  pensé  qu'à  sa  poésie  un  peu  de  moucheture  et  de 
bigarrure  ne  messiérait  pas,  et  que  quelques  grains  d'Emile  Deschamps  ou 
d'Alfred  de  Musset,  à  la  surface,  ne  seraient  qu'un  piquant  de  plus  comme 
pour  de  certaines  beautés.  Son  volume  se  divise  en  deux  parts  :  la  première, 
sous  le  titre  de  Livre  d'Amour,  est  censée  un  legs  d'un  jeune  poète  mort  à 
Moscou;  mais  ce  linceul  n'est  qu'un  domino  rose  pour  oser  dire  tout  haut 
ses  tendresses.  La  seconde  moitié  du  volume  nous  offre  des  traductions  en 
vers ,  comme  échantillons  de  la  Pléiade  russe  ;  vingt-cinq  morceaux  tirés  de 
douze  poètes  contemporains.  Tous  sont  vivans,  excepté  Pouschkinn,  le  seul 
dont  le  nom  ,  en  même  temps  que  le  malheur,  nous  soit  parvenu.  Ces  Etudes 
russes,  que  le  prince  Mestscherski  nous  donne  comme  un  supplément  mo- 
deste des  Etudes  si  vives  et  si  gracieuses  d'Emile  Deschamps,  s'adressent  aux 
poètes  français  et  méritent  bien  leur  reconnaissance.  Que  le  i)oétique  traduc- 
teur étende  le  cercle  des  auteurs  et  des  morceaux  qu'il  juge  bons  à  produire, 
qu'il  resserre  à  la  fois  de  plus  en  plus  sa  correction  élégante  et,  s'il  se  peut, 
sa  littérale  exactitude;  nous  lui  devrons  accès  en  une  littérature  jusqu'ici  close 
et  qui ,  probablement ,  ne  nous  ouvrirait  pas  cette  porte  sans  lui.  Parmi  les 
pièces  qu'il  traduit  et  qui  sont  peut-être  trop  exclusivement  lyriques ,  je  dis- 
tingue le  ISovemhre  de  Pouschkinn,  espèce  d'élégie  d'intérieur,  et  le  piquant 
;idieu  du  même  à  tuie  jeutie  Kalmoiique  entrevue  au  passage,  et  qu'il  est 
tenté  de  suivre  dans  la  hibitha,  espèce  de  chariot  couvert  où  elle  se  rem- 
barque pour  le  steppe  immense.  Elle  n'est  ni  jolie,  ni  séduisante,  comme 
on  l'entend ,  et  n'a  aucune  des  grâces  apprises  : 

Qu'importe  !  ta  grâce  sauvage 
Eût  fait  éclater  dix  cerveaux; 
Et  moi ,  j'y  fus  pris  au  passage 
Pendant  vm  relais  de  chevaux. 
Qu'importe  où  notre  cœur  se  loge  ! 
Dès  qu'il  s'émeut  tout  coin  lui  sert , 
Salon  doré ,  soyeuse  loge , 
Ou  la  lihitha  du  désert! 

Mais  les  pièces  qui  m'ont  semblé  caractériser  avec  le  plus  d'originalité  le 
genre  lyrique,  âpre  et  grandiose,  de  cette  nature  sibérienne,  sont  celles  du 
poète  Bénédictof.  .T'en  citerai  une  fort  belle ,  traduite  avec  un  grand  bonheur 
par  M.  le  prince  Mestscherski. 

L'ÉTOILE  POLAIRE. 

II  est  minuit.  Le  ciel  rayonne  en  myriades  "  '  '"'  "''^ 

D'étoiles  au  feu  transparent  ; 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  son  bandeau  royal  scintillent  les  Pléiades, 

Et  resplendit  l'Aldebaran. 
Mon  regard  a  suivi  leur  course  circulaire 

Sans  s'éblouir  de  leur  beauté  ; 
Mais,  arrivé  soudain  à  l'Étoile  polaire, 

Mon  œil  errant  s'est  arrêté. 

Douce  opale  du  ciel  !  que  ta  lueur  cbarniante 

Console  après  les  pleurs  du  jour  ! 
Blanche  vierge  du  ciel!  que  ton  regard  m'aimante  , 

Et  qu'il  m'attire  avec  amour  ! 
Sur  les  enfans  du  Nord  les  ténèbres  farouches 

Versent,  hélas!  de  longs  ennuis 

Toi  qui  veilles  sans  cesse  et  jamais  ne  te  couches, 

Tu  nous  es  le  soleil  des  nuits. 

Quand ,  par  ces  nuits  d'hiver,  l'homme  de  la  campagne , 

Si  vigilant  et  soucieux  , 
Veut  connaître  l'instant  de  quitter  sa  compagne 

Pour  le  travail,  alors  ses  yeux 
Cherchent  le  Chariot  qui  toujours  au  ciel  reste 

Exposant  ses  trains  éclatans  : 
Là  sept  étoiles  d'or  dans  le  livre  céleste 

Indiquent  le  chiffre  du  temps. 

Le  marin  flotte  au  loin  sur  les  vagues  perfides  : 

Où  donc  est  le  phare  allumé  ? 
Il  le  demande  en  vain  au  fond  des  mers  avides 

Où  le  rivage  est  abîmé. 
Le  rivage  est  aux  lieux  où  tes  flammes  s'animent , 

Phare  suprême  et  solennel  ! 
Le  fond  est  à  la  voûte  où  tes  pointes  s'impriment , 

Ancre  d'argent  jetée  au  ciel  ! 

Tous  les  astres  là-haut  dansent  leurs  lentes  rondes , 

Toi  seule  tu  suspends  tes  pas. 
Le  ciel  change  sa  face  où  circulent  les  mondes , 

Toi  seule  tu  ne  changes  pas. 
Étoile ,  serais-tu  —  mon  ame  le  devine  — 

Si  chère  au  penseur  agité , 
Parce  que  Dieu  te  garde  en  sa  droite  divine 

Comme  clef  de  l'Éternité  ? 

Cette  Étoile  polaire  doit  être  aussi  comme  la  clef  du  lyrisme  du  Nord  — 
Les  stances  et  sonnets  qui  composent  le  Livre  d'Amour  attribué  au  jeune 
poète  mort,  ont  souvent  de  la  grâce  et  toujours  une  grande  aisance.  Il  y  rè- 


REVDE  LITTÉRAIRE.  523 

gne  parfois  un  mysticisme  de  langage  amoureux  qui  rappelle  certaines  poésies 
du  commencement  du  xvii^  siècle.  Je  ne  voudrais  pas  qu'un  amant  parlant 
à  sa  maîtresse  la  nommât  sa  sainte;  on  sent  trop  le  pastiche.  Je  ne  voudrais 
surtout  pas  qu'il  s'échappât  jamais  à  dire  : 

Et  comme  le  croyant  près  de  l'Eucharistie!... 

Le  volume  est  précédé  d'une  lettre  en  vers  à  M.  Emile  Deschamps,  qui  a 
des  parties  d'une  causerie  tout-à-fait  française  et  du  fringant  le  plus  spirituel 

Les  Néolybes,  par  A.  M.  de  Mornans  (1).  —  L'auteur  de  ce  recueil  n'est 
pas  non  plus  Français  d'origine  ni  de  naissance;  sorti  des  vallées  vaudoises 
du  Piémont ,  il  appartient  à  cette  antique  tribu  persécutée ,  qui  a  su  garder  sa 
primitive  croyance.  Engagé  aujourd'hui  dans  les  fonctions  saintes  du  minis- 
tère ,  il  a  cru ,  à  l'une  de  ses  courtes  heures  de  loisir,  pouvoir  reproduire , 
sous  un  pseudonyme,  d'anciens  vers  de  jeunesse,  que,  plus  heureux  que 
Bèze ,  il  n'a  pas  eu  à  rougir  de  refeuilleter.  Un  sentiment  évangéhque  et  chré- 
tien les  a  inspirés,  en  effet,  non  sans  mélange  toutefois  d'un  certain  huma- 
nitarisme moderne,  d'un  certain  culte  optimiste  et  confiant  de  la  création  et 
de  la  nature,  qui  fait  songer  à  Jocelyn  et  qui  l'a  précédé  : 

0  Nature,  immense  Évangile 
Que  rien  ne  saurait  altérer  ! 

La  chute ,  comme  on  voit ,  doit  être  un  peu  oubliée  dans  les  hymnes  de  cette 
jeune  et  belle  ame.  A  travers  beaucoup  d'incorrections  et  des  formes  légère- 
ment étranges ,  un  parfum  primitif  et  franc  respire  dans  l'ensemble  de  ces 
poésies.  Les  petites  pièces  qui  ont  pour  titre  la  Coupe,  les  Batteurs  de  blé, 
le  Troubadour  d'Alcêonie,  donnent  long-temps  à  réfléchir  par  le  tour  naïve- 
ment symbolique  et  mystique  de  leur  rêverie.  Il  n'y  a  qu'une  croyance  pro- 
fondément spiritualiste ,  on  le  sent ,  qui  puisse  produire ,  au  printemps ,  cette 
manière  d'aubépine.  Voici,  par  exemple,  une  petite  pièce  qui  a  un  bouquet 
d'anthologie  chrétienne ,  autant  qu'en  un  genre  tout  contraire  une  petite  épi- 
gramme  de  l'anthologie  grecque  peut  sentir  son  Hymette  et  son  musée  : 

LE  PÈLERIN. 

Regardant  une  étoile  au  ciel  épanouie , 
Un  jeune  homme  marchait  :  son  léger  manteau  bleu 
Diminuait  toujours  :  ce  manteau,  c'est  la  vie. 
Le  voyageur  c'est  l'ame ,  et  l'étoile  c'est  Dieu. 

Mais  les  essais  de  vers  blancs ,  qui  terminent  le  volume ,  ne  sont  pas  heureux  ; 
mais  on  n'échappe  jamais  tout-à-fait,  dans  cette  langue  française  adoptive,  à 
des  accens  du  premier  terroir.  La  note  de  la  page  124  contient  une  vraie  faute. 
Montesquieu  a  dit  quelque  part  :  «  Dans  ma  jeunesse,  j'ai  aimé  des  femmes 

(4)  In-So,  chez  Chcrbulicz ,  rue  de  Tounion,  17. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  croyais  qui  m'aimaient  ;  »  il  n'a  pas  dit  :  que  je  croyais  qti'eUes  m'ai- 
maient. 

Ce  qu'il  y  a  dans  une  bouteille  d'encbe.  —  Première  livraison.  — 
Geneviève,  par  M.  Alphonse  Karr  (1).  —  On  pourrait  parler  de  beaucoup 
de  romans  :  celui  de  M.  Alphonse  Karr  en  dispense  volontiers ,  en  nous  don- 
nant le  fin  mot  de  presque  tous  :  Ce  qu'il  y  a  dans  une  bouteille  d'encre.  Je 
m'en  tiens  d'autant  plus  aisément  à  sa  Geneviève,  qu'elle  est  infiniment  spiri- 
tuelle et  qu'elle  n'a  aucune  espèce  de  prétention.  Hélas  !  elle  n'en  a  pas  assez. 
Quand  on  lit  ces  jolis  chapitres  courans,  décousus,  qui  semblent  des  feuille- 
tons négligemment  effeuillés  d'un  journal ,  on  se  demande  pourquoi  l'auteur 
n'a  pas  daigné  faire  un  livre,  surtout  le  pouvant  à  si  peu  de  frais.  Il  ne  lui 
fallait  plus  qu'un  peu  de  vouloir  et  ne  pas  mieux  aimer  se  jouer,  à  chaque 
pause ,  du  lecteur  et  de  lui-même.  Tel  qu'il  est ,  ce  roman  a  de  quoi  plaire  à 
quiconque  n'est  pas  absolument  dégoûté  de  ceux  du  jour.  Il  a  des  portions 
d'une  finesse  et  d'une  raillerie  d'observations  délicieuses  :  tout  le  début,  qui 
nous  déroule  l'intrigue  galante  de  M"'*"  Lauter  avec  M.  Stoltz ,  est  d'une 
grâce  maligne ,  pleine  de  vérité.  On  y  ferait  à  chaque  pas ,  en  se  baissant ,  son 
butin  de  moraliste  :  «  Chaque  femme  se  croit  volée  de  tout  l'amour  qu'on  a 
pour  une  autre.  »  —  «  M"''  Lauter,  encore  sur  ce  point,  était  comme  toutes 
les  femmes  —  excepté  vous,  madame  ;  —  elle  ne  plaçait  l'infidélité  que  dans 
la  dernière  faveur.  »  —  «  On  ne  se  dit  :  Je  rovs  aime ,  en  propres  termes, 
que  quand  on  a  épuisé  toutes  les  autres  manières  de  le  dire;  et  il  y  en  a  tant 
que  l'on  n'arrive  quelquefois  à  dire  le  mot  que  lorsqu'on  ne  sent  plus  la  chose 
et  que  le  mot  est  devenu  un  mensonge.  »  —  «  La  justice  du  monde,  comme 
la  justice  des  lois,  ne  découvre  presque  jamais  les  crimes  que  lorsqu'ils  n'exis- 
tent pas  encore ,  ou  lorsqu'ils  n'existent  plus.  »  —  Mais  je  m'arrête,  de  peur 
du  sourire  de  l'auteur,  pendant  que  je  me  baisse  à  ramasser  ainsi  les  apho- 
rismes  qu'il  sème  en  s'en  moquant  tout  le  premier  :  il  me  ferait  niche  par 
derrière. 

Geneviève  n'est  pas  de  ces  romans  qu'on  analyse  ;  l'agrément  en  est  dans  le 
détail  même.  Les  deux  enfans  de  M'"*"  Lauter,  après  la  disparition  de  son 
mari ,  grandissent  et  deviennent ,  Léon  un  artiste  charmant ,  Geneviève  une 
personne  adorable  et  sensible  :  Albert  et  Rose,  leurs  cousin  et  cousine-ger- 
maine, avec  qui  ils  ont  grandi ,  ont  aussi  une  vive  lleur  d'ame  et  de  jeunesse. 
Ces  deux  jolis  couples  se  troublent  en  s'aimant.  Mais ,  tandis  que  Rose  répond 
à  Léon ,  Albert  ignore  et  méconnaît  le  sentiment  de  Geneviève,  qui  en  souffre 
et  qui  en  meurt.  Cependant  ]M""=  Lauter  est  morte  de  bonne  heure ,  et  son 
mari,  reparu  incognito  et  assez  fabuleusement,  espèce  de  millionnaire  à  la 
façon  des  héros  de  M.  de  Balzac,  devient  comme  le  Deus  ex  machina  des 
péripéties  finales.  A  côté  de  scènes  plaisantes  d'hôtel  garni  et  d'atelier,  d'étu- 
dians  en  droit  et  d'artistes ,  l'auteur  sait  introduire  de  fraîches  descriptions 

(1)  i  vol.  in-8",  chez  Desessart,  15,  rue  des  Beaus-Arls. 


IIEVUE   LITTÉHAIKE.  525 

de  la  nature ,  et  riiénie  de  touchantes  situations  de  cœur.  Pourquoi ,  au  mo- 
ment où  le  sérieux  commence,  une  ironie  moqueuse  vient-elle  gâter  ou  gas- 
piller tout  cela  ?  Je  lui  passerais  certains  chapitres  où ,  rangeant  des  vers  sous 
air  de  prose ,  il  s'amuse  à  les  faire  filer  comme  des  troupes  déguisées  et  à 
mystifier  le  lecteur  qui  n'y  prendrait  pas  garde  ;  ces  chapitres-là  sont  une 
critique  lutine  du  jargon  lyrique  à  la  mode  :  ils  valent  mieux  que  notre  cri- 
tique sérieuse.  Mais ,  dans  l'intervalle  qui  sépare  la  mort  de  M'"*'  Lauter  et 
son  enterrement,  lorsqu'on  en  est  aux  vraies  larmes,  comment  glisser  sous 
le  titre  du  Premier  Jour  de  Mai  un  de  ces  chapitres  bigarrés  qui  ont  le  masque 
d'une  parodie?  En  suivant  plus  à  bout  la  Geneviève  de  M.  Rarr,  je  ne  finirais 
pas  de  réitérer  les  mêmes  regrets ,  toujours  redoublés ,  il  est  vrai ,  des 
mêmes  éloges  :  ce  qui  deviendrait  d'un  ennui  que  ce  léger  et  facile  roman  ne 
mérite  pas.  J'achevais  de  le  lire  mercredi  matin,  tandis  que  se  faisait  aux 
faubourgs  populeux  celte  descente  anniversaire  qui,  d'un  seul  flot,  refoule 
notre  humanité  perfectible  aux  beaux  jours  de  l'antique  Sardanapale ,  et  je 
me  disais,  en  entendant  ces  échos  lointains  :  <*  ]\'est-ce  donc  pas  une  débau- 
che aussi  que  tant  de  grâce,  de  sensibilité,  d'esprit  fin  et  d'observation  mo- 
rale, s'employant  et  s'affichant  uniquement  pour  mettre  du  noir  sur  du 
blanc,  comme  on  dit,  et  pour  vider  l'écritoire .^  —  K'est-ce  pas  déjà  une  dé- 
bauche, en  lisant,  que  de  s'y  plaire?  >• 

Arrivons  aux  parties  sérieuses.  Il  ne  manque  pas  de  fortes  et  doctes  ten- 
tatives de  nos  jours  :  la  Sorbonne,  par  exemple,  a  fourni  depuis  quelque 
temps  ses  thèses  mémorables.  Prenez  garde  :  les  thèses  sont  un  peu  les 
poésies  lyriques  des  esprits  solides;  qu'ils  en  viennent,  s'il  se  peut,  bientôt, 
à  réaliser  leurs  graves  promesses,  à  fonder  leur  œuvre  définitive  mieux  que 
les  autres ,  et  à  tenir  leurs  épopées. 

II.  —  HISTOIRE  ET  PHILOSOPHIE. 

Essai  sur  la  philosophie  de  Dante  ,  par  M.  Ozanam  (1).  —M.  Ozanani 
rappelle  à  un  endroit  de  sa  thèse  ou  plutôt  son  livre  cette  phrase  de  M.  de  La- 
martine :  '<  Dante  semble  le  poète  de  notre  époque ,  car  chaque  époque  adopte 
et  rajeunit  tour  à  tour  quelqu'un  de  ces  génies  immortels  qui  sont  toujours 
aussi  des  hommes  de  circonstance-,  elle  s'y  réfléchit  elle-même;  elle  y  retrouve 
sa  propre  image  et  trahit  ainsi  sa  nature  par  ses  prédilections.  »  Si  les  retours 
dont  parle  Vico  étaient  admissibles,  il  faudrait  surtout  les  appliquer  aux  œuvres 
intellectuelles  dont  la  fortune  posthume  est  tour  à  tour  si  diverse.  Depuis  trois 
cents  ans  le  moyen-âge  n'avait  guère  occupé  que  les  érudits.  Le  xyi""  siècle,  qu 
était  en  rupture  ouverte  avec  les  âges  précédens ,  ne  faisait  que  le  dédaigner  ; 
le  XYii*"  nous  donnait  une  littérature  et  s'inspirait  de  l'antiquité  en  ne  se  sou- 
venant guère  des  aïeux  directs;  enfin  le  win'",  dont  l'œuvre  devait  se  tra- 

\    In-S",  Uailly  ,  jilaco  Sorhonno,  isrw. 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duire  en  résultats  immédiats  sur  la  société ,  ne  lui  réservait  que  des  sarcasmes^ 
et  du  mépris.  Nous,  au  contraire,  dons  la  situation  un  peu  confuse  et  indif- 
férente que  nous  ont  faite  les  évènemens ,  nous  remontons  sans  haine  à  l'étude 
de  ces  âges  chrétiens ,  et  nous  nous  éprenons  même  d'admiration  pour  des 
croyances  que  nous  n'avons  plus,  pour  des  dévouemens  qui  seraient  au-dessus 
de  nos  forces.  Triste  privilège  que  celui  des  âges  critiques;  triste  bienfait 
peut-être  que  cette  impartialité  devenue  facile  par  la  même  aptitude  succes- 
sive à  tous  les  systèmes,  par  le  manque  commun  de  but  et  de  désir!  M.  Oza- 
nam  a  emprunté  à  notre  temps  cette  curiosité  historique,  cette  sympathie 
pour  les  hommes  et  les  choses  du  moyen-âge,  cette  justice  éclectique  pour 
tous  les  partis,  assez  générales  aujourd'hui.  De  plus,  voulant  une  unité  qui 
échappe  au  grand  nombre,  il  semble  se  rattacher  par  ses  sympathies  à  cette 
jeune  école  catholique,  qui  n'a  fait  que  côtoyer  un  instant  M.  de  Bonald, 
à  cette  école  brusquement  délaissée  par  M.  de  Lamennais,  et  à  laquelle 
demeurent  fidèles,  en  philosophie  M.  Gerbet,  en  histoire  M.  de  Montalem- 
bert.  La  vivacité  et  l'ardeur  sont  restées  à  ces  écrivains,  comme  un  nécessaire 
héritage  de  Joseph  de  Maistre.  Ils  sont  absolus  dans  leurs  assertions.  Ainsi 
M.  de  Montalembert,  dans  sa  belle  monographie  d'Élizabeth  de  Hongrie, 
immole  complètement  la  littérature  provençale  aux  trouvères  (1);  M.  Fran- 
çois Huet,  dans  une  remarquable  thèse,  nie  complètement  Bacon.  Je  ne  sais 
quels  résultats  moraux  obtiendront  en  définitive  ces  courageux  adeptes  dans 
le  pêle-mêle  des  idées  et  la  confusion  des  penchans  qui  caractérisent  notre 
société;  mais  ce  qui  me  paraît  positif,  c'est  qu'au  point  de  vue  de  la  science, 
il  faudra  beaucoup  rabattre  de  leurs  affirmations  exclusives. 

M.  Ozanam  appartient  sans  nul  doute  à  l'école  catholique ,  mais  les  inspi- 
rations qu'il  demande  souvent  à  l'éclectisme  tempèrent  ce  qu'il  y  aurait  vo- 
lontiers d'absolu  dans  ses  jugemens.  En  s'attaquant  au  grand  génie  de  Dante, 
dont  l'admirable  poésie  a  été  comme  le  dernier  mot  et  le  majestueux  cou- 
ronnement de  la  civilisation  et  des  croyances  chrétiennes  jusqu'au  xiii''  siècle, 
M.  Ozanam  s'est  fait  de  nouveau  l'interprète  des  tendances  qui  nous  ramè- 
nent à  l'œuvre  immense  du  poète  florentin.  Dans  la  Divine  Comédie,  dans  le 
traité  de  Monarchia ,  dans  le  Convito,  dans  le  de  Eloqumtia ,  on  trouve  éparses 
les  idées  philosophiques  de  Dante ,  qui  ne  fut  pas  docteur  en  théologie ,  parce 
qu'il  ne  put  point  payer  son  diplôme.  Réunir  en  un  faisceau  ces  assertions 
isolées,  mais  qui  constituent  une  véritable  doctrine  philosophique  chez  le 
poète,  reconstruire  avec  des  indications  nombreuses  et  abondantes  les 
croyances  du  plus  grand  poète  de  l'Italie  et  peut-être  de  l'Europe  moderne, 
examiner  à  la  lumière  de  Platon  et  d'Aristote ,  de  saint  Bonaventure  et  de 
saint  Thomas,  les  cercles  sans  fin  de  ce  poème  qui  suit  l'homme  dans  sa  des- 
tinée tout  entière  et  qui  ne  le  laisse  qu'aux  pieds  de  Dieu  :  tel  est  le  but  que 
s'est  proposé  M.  Ozanam,  et  je  dois  dire  qu'il  n'est  pas  demeuré  au-dessous 
de  cette  tâche  difficile.  Le  mal,  puis  le  mal  et  le  bien  dans  leur  rapproche- 

i\)  M.  Ozanam  au  rontraire,  p. 71,  fait  à  ton  puiser  les  troubadours  dans  les  hagiographes. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  527 

ment  et  dans  leur  lutte ,  et  enfin  le  bien ,  voilà  les  trois  divisions  philoso- 
phiques qui  correspondent  aux  divisions  mêmes  du  livre  de  Dante ,  et  qu'a 
adoptées  M.  Ozanam.  Presque  toutes  les  questions  que  peuvent  se  poser  la 
psychologie,  la  logique,  la  morale  et  la  théodicée  moderne,  se  retrouvent 
donc  dans  le  cadre  de  Dante ,  et  il  est  curieux  de  voir  un  si  grand  poète  pos- 
séder si  familièrement  les  secrets  de  la  science  philosophique  et  leur  prêter 
le  riche  langage  d'une  œuvre  qui  est  devenue  l'un  des  principaux  et  des 
éternels  legs  de  l'intelligence  humaine.  Toutefois  il  y  a  une  objection  qu'il 
est  impossible  de  ne  pas  faire  à  M.  Ozanam.  Malgré  la  tournure  essentielle- 
ment philosophique  de  l'esprit  de  Dante,  les  allures  libres  de  sa  fantaisie 
me  paraissent  avoir  été  prises  quelquefois  par  M.  Ozanam  trop  à  la  lettre.  A 
quelques  endroits  où  il  dit  Platon  et  Aristote,  je  dirais  plus  volontiers  Ho- 
mère et  Virgile,  et  je  verrais  çà  et  là  la  poésie  dans  certains  vers  où  il  voit 
la  métaphysique.  Un  critique  mal  disposé  pourrait  même  se  souvenir  de  la 
phrase  de  Rabelais  sur  les  abstracteurs  de  quintessence. 

Les  opinions  extérieures  et  contemporaines  sont  rapprochées  des  opinions 
de  Dante  avec  une  singulière  perspicacité  et  une  érudition  étendue.  Bona- 
venture  et  saint  Thomas,  et  derrière  eux  Platon  et  Aristote,  inspirent  sur- 
tout le  poète  ;  mais  M.  Ozanam  n'interroge  pas  seulement  leurs  écrits.  Boëce, 
saint  Denis  l'Aréopagite,  les  admirables  traités  ascétiques  de  Hugues  et 
de  Richard  de  Saint-Victor,  enfin  toute  la  philosophie  antérieure  à  Dante, 
sont  pour  I\I.  Ozanam  l'objet  de  comparaisons  très  intéressantes.  Je  regrette 
toutefois  que  quelques  écrivains  ecclésiastiques  moins  connus ,  mais  aussi 
curieux,  comme  Yves  de  Chartres,  Hildebert  du  Mans,  Pierre  de  Celles, 
n'aient  pas  été  cités.  M.  Ozanam  aurait  surtout  trouvé  des  rapprochemens 
d'un  grand  prix  dans  ces  nombreux  traités  mystiques,  complètement  inex- 
plorés de  nos  jours,  mais  si  élevés,  si  admirables  pourtant,  dont  quelques- 
uns  se  rapportent  aux  noms  oubliés  à  tort,  d'Isaac  de  TÉtoile,  de  Gar- 
nerius,  d'Helinand  de  Froidmont,  de  Serlon  de  Savigny,  que  Pez,  Tissier 
et  quelques  autres  collecteurs  ont  heureusement  sauvés  de  la  destruction. 

J'aurais  désiré  chez  M.  Ozanam  plus  de  rigueur  et  de  fermeté  scientifique, 
plus  de  condescendance  pour  ce  langage  exotérique  dont  la  forme  sévère 
séduit,  un  peu  trop  peut-être,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  l'esprit  émi- 
nemment philosophique  de  M.  Ravaisson.  L'abus  fréquent  des  images,  les 
métaphores  exagérées,  des  inversions  prétentieuses,  une  manière  volontai- 
rement recherchée  et  mystique,  un  ton  trop  ardent  et  que  la  science  aime- 
rait à  voir  plus  contenu,  déparent  trop  souvent  l'œuvre  de  M.  Ozanam;  son 
érudition  solide  et  variée  devrait  aussi  se  garder  des  livres  de  seconde  main 
qu'il  cite  beaucoup  trop.  Quoi  qu'il  en  soit,  malgré  des  défauts  graves  et  des 
erreurs,  ce  livre  est  un  remarquable  début.  M.  Bach  déjà,  qui  depuis  a  été 
enlevé,  par  une  mort  trop  prompte,  à  l'enseignement,  avait  dans  une  thèse 
appréciée  rapproché  quelques  passages  de  Dante  des  écrits  de  saint  Thomas. 
L'ouvrage  de  M.  Ozanam  achève  et  complète  ce  travail.  Que  Dante  ait  été 
hérétique ,  comme  l'ont  voulu  Foscolo  et  ]M.  Bossetti  ;  ou  orthodoxe ,  comme 


TrlH  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

l'a  soutenu  dans  cette  Revue  même  M.  de  Schlegel,  comme  le  veut  M.  Oza- 
nam,  et  comme  nous  le  croyons  nous-mêmes,  peu  importe;  mais  il  a  été  un 
grand  philosophe  autant  qu'un  grand  poète,  et  le  nom  de  M.  Ozanam  est 
désormais  associé  avec  honneur  à  cette  assertion  dans  l'histoire  littéraire. 

Des  premiers  principes  selon  Speusippe.  —De  l'Habitude,  par 
M.  Félix  Ravaisson  (1).— L'unité  que  Platon  avait  imprimée  par  son  enseigne- 
ment à  la  philosophie  grecque  tout  entière,  disparut  avec  lui.  Ses  élèves,  Speu- 
sippe, Xénocrate  et  Hestiée ,  restèrent  à  peu  près  fidèles  à  la  doctrine  du 
maître,  tandis  qu'Aristote  se  sépara  ouvertement  et  constitua  une  école  puis- 
sante et  distincte.  Le  plus  direct  héritier  et  continuateur  de  Platon  fut  donc 
son  neveu  Speusippe  qui ,  pendant  huit  années,  continua  ses  leçons  à  l'Acadé- 
mie. L'érudition,  on  le  sait,  fut  le  principal  caractère  de  ces  successeurs  de 
Platon  ;  mais  ce  qui  concerne  les  opinions  de  Speusippe  était  resté  fort  ohscur 
jusqu'ici.  On  savait  bien ,  d'après  Diogène  Laërce  et  Athénée ,  qu'il  avait  laissé 
un  grand  ouvrage  en  deux  livres  sur  le  semblable  dans  les  choses  du  monde,  et 
quelques  passages  fort  peu  explicites  de  la  Mélaphysique  d'Aristote,  de  Cicéron, 
de  Sénèque ,  de  Théophraste ,  d'Aulu-Gelle,  de  Sextus  Empiricus ,  d'Iamblique, 
de  Clément  d'Alexandrie,  avaient  servi  au  docteur  Ritter  pour  reconstruire , 
tant  bien  que  mal ,  dans  son  excellente  Histoire  de  la  Philosophie  ancienue,  les 
opinions  de  Speusippe.  La  science  de  M.  Ritter  avait  assez  bien  réussi  en  cer- 
tains points,  mais  les  textes  fort  obscurs  et  en  apparence  contradictoires 
d'Aristote  sur  les  premiers  principes  selon  le  neveu  de  Platon ,  ne  lui  avaient 
pas  suffi  pour  éclairer  ce  point  ardu,  et  si  important  néanmoins  dans  l'histoire 
des  doctrines  grecques.  Sans  modifier  essentiellement  ses  croyances,  Platon 
s'était ,  vers  la  fin  de  sa  carrière ,  préoccupé  surtout  de  la  théorie  des  nom- 
bres de  Pythagore.  Ses  disciples  suivirent-ils  cette  tendance?  Quelles  modi- 
fications y  apporta  Speusippe,  d'après  son  génie  propre,  et  quel  fut  en  défi- 
nitive le  système  de  ce  successeur  de  Platon?  Questions  difficiles,  obscures, 
pour  la  solution  desquelles  les  textes  positifs  manquent;  questions  où  ont 
échoué  l'érudition  si  étendue  et  la  perspicacité  habituelle  de  M.  Ritter.  C'est 
à  M.  Ravaisson  qu'il  était  donné  de  les  résoudre  définitivement,  et  le  nom  de 
ce  jeune  écrivain  qui  s'était  déjà  attaché  avec  honneur  à  celui  d'Aristote,  est 
sûr  désormais  d'être  toujours  rappelé  quand  on  parlera  de  Speusippe.  Les 
historiens  de  la  philosophie  n'avaient  guère  jusqu'ici  consacré  que  quelques 
lignes  à  cet  héritier  des  théories  platoniciennes,  à  l'homme  qui  fut  presque 
le  rival  d'Aristote  et  qui  défendit  les  nobles  doctrines  de  son  maître  contre 
lesenvahissemens  souvent  légitimes  du  Stagyrite.  Aujourd'hui  ce  silence  n'est 
plus  possible  après  la  dissertation  de  jM.  Ravaisson.  Il  fallait  connaître  aussi 
bien  que  lui  la  Métaphysique  pour  retrouver  avec  certitude  les  opinions  de 
Speusippe  dans  certains  passages  faciles  pour  les  contemporains,  insaisissa- 
bles pour  nous,  où  Aristote  expose  ou  contredit  des  théories  dont  il  ne  nomme 

(1  )  ln-8f>,  ohoz  .loiibori ,  rup  dos  Grés,  14. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  529 

pas  l'auteur.  Rien  n'est  plus  clair,  plus  net,  plus  méthodiquement  enchaîné 
que  le  travail  de  M.  Ravaisson  sur  Speusippe.  On  est  complètement  convaincu, 
après  la  lecture,  de  la  vérité  des  assertions  de  l'auteur,  et  c'est  là  un  résultat 
rare,  même  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  La  justesse  des  aperçus,  la 
perspicacité  des  rapprocheraens  et  la  rigueur  presque  mathématique  des 
pensées,  mettent  cette  dissertation  à  part  et  parmi  les  meilleures  qu'on  ait 
depuis  long-temps  présentées  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris.  Il  en  est  de 
même  du  travail  de  M.  Ravaisson  sur  l'hahitude.  Je  n'ai  point  la  prétention 
de  donner  une  analyse  de  cette  dissertation  dogmatique.  La  forme  concise, 
brève,  aphoristique  même,  employée  par  M.  Ravaisson,  empêche  qu'on 
puisse  oter  à  sa  pensée  aucun  des  développemens  nécessaires  et  rigoureux 
qui  lui  sont  propres,  et  sans  lesquels  elle  apparaîtrait  incomplète  et  mutilée. 
Il  y  a,  entre  toutes  les  affirmations  psychologiques  de  M.  Ravaisson,  une 
cohésion  si  étroite  à  la  fois  et  si  profonde  ,  qu'elles  échappent  au  résumé  et  à 
l'analyse. 

M.  Maine  de  Biran,  dans  un  très  remarquable  mémoire  présenté  à  l'Insti- 
tut, en  1802,  avait  déjà  étudié  l'influence  de  l'habitude  sur  la  faculté  de 
penser.  Aujourd'hui  M.  Ravaisson  va  plus  loin  et  il  épuise  dans  tous  les  sens , 
au  fond  et  à  la  surface ,  cette  question  de  l'habitude ,  l'une  des  plus  curieuses , 
des  plus  abstraites  que  se  puisse  poser  la  philosophie.  Dans  cette  étude, 
M.  Ravaisson  n'est  pas  resté  au-dessous  de  ce  qu'on  devait  attendre  de  l'au- 
teur de  VEssai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote.  La  nouveauté  et  la  profon- 
deur des  nuances  psychologiques  saisies  par  M.  Ravaisson  assurent  à  ce 
mémoire  une  place  élevée  dans  les  productions  philosophiques  de  notre 
temps,  et  continuent  dignement  le  début  de  l'auteur.  La  merveilleuse  faci- 
lité avec  laquelle  M.  Ravaisson  traite,  dans  un  style  sévère  et  admirable- 
ment exact,  les  difficiles  problèmes  sur  lesquels  la  philosophie  s'inter- 
roge depuis  tant  de  siècles,  autorise  donc  et  justifie  les  espérances  que  la 
science  place  en  lui.  On  a  généralement  reproché  à  la  première  partie  de 
sa  dissertation  une  obscurité  exotérique ,  terminologique,  qui  ne  résulte  pas, 
tant  s'en  faut,  du  manque  de  propriété  dans  les  termes  et  de  précision  dans 
les  pensées.  Cela  tient  plutôt  au  langage  aristotélique  qu'a  emprunté  M.  Ra- 
vaisson ,  à  la  difficulté  même  du  sujet ,  et  à  la  manière  scolastique  qu'il  a 
cette  fois  adoptée.  Heureusement  M.  Ravaisson  a  d'autres  maîtres  encore 
que  l'illustre  auteur  de  la  Métaphysique;  il  est  autant  élève  de  Leibnitz  que 
d'Aristote;  il  écrit  dans  l'idiome  de  Mallebranche  et  de  Descartes;  et  après 
avoir  parlé  la  langue  de  la  science,  comme  il  convient  au  début,  il  parlera 
quelque  jour  la  langue  de  tous ,  nous  n'en  doutons  pas  ;  car  il  a  droit  plus 
que  personne  à  devenir  populaire. 

De  l'esclavage  aintique,  par  M.  de  Saint-Paul  (!}.  —  L'histoire  doit- 
elle  absoudre  ou  condamner  l'esclavage.^  Était-ce,  comme  on  l'a  dit,  une 

(1)  Montpellier,  i  vol.  in-S». 

TOME  XYII.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nécessité  sociale  sous  l'empire  du  polythéisme ,  la  première  organisation  régu 
lière  et  permanente  du  travail  ?  Son  développement  est-il  lié  d'une  manière 
intime  et  directe  au  développement  de  la  propriété,  de  la  puissance  commer- 
ciale, de  la  force  militaire?  L'esclavage  est-il  né  de  la  famille  ou  du  camp, 
du  peuple  pasteur  ou  du  peuple  guerrier?  Comment  tant  de  siècles  ont-ils 
passé  sans  le  combler  sur  cet  abîme  d'inégalité  profonde  qui  séparait  en  deux 
espèces  les  hommes  du  monde  antique?  Ces  questions,  souvent  posées,  ont 
été  diversement  résolues.  Juste  Lipse  ,  Laurentius,  Vadianus,  Jugler ,  Blaii-, 
et  dans  une  autre  série  d'études ,  Bodin  et  Montesquieu ,  ont  abordé  cet  impor- 
tant sujet,  les  uns  au  point  de  vue  de  la  simple  recherche,  les  autres  au  point 
de  vue  de  la  critique  philosophique.  Bodin  déclare  l'esclavage  contraire  aux 
élémens  les  plus  simples  du  droit  naturel.  Montesquieu  le  condamne  égale- 
ment de  toute  l'autorité  de  sa  puissante  raison.  Mais  de  nos  jours  l'esclavage 
antique  a  trouvé  des  défenseurs.  De  prétendus  historiens  ont  opposé  leur  éru- 
dition factice  à  la  science  profonde  de  VEsprit  des  lois.  La  philosophie  et  la 
logique  du  feuilleton  ont  cassé  l'arrêt  de  Montesquieu  ;  et  bien  que  la  vérita- 
ble science  n'ait  point  souffert  de  ces  attaques  sans  portée ,  bien  que  cette 
même  critique,  qui  promettait  une  révolution,  n'ait  produit  tout  au  plus 
qu'une  insignifiante  émeute ,  son  inlluence  a  laissé  néanmoins  quelques  tra- 
ces dans  des  écrits  sérieux.  Le  recommandable  travail  de  M.  de  Saint-Paul  a 
gardé ,  dans  la  pensée  et  dans  la  forme ,  quelque  chose  de  ce  dogmatisme , 
aussi  faux  qu'il  est  affirmatif. 

L'auteur  se  déclare,  en  quelque  sorte,  l'apologiste  de  l'esclavage.  Quant  à 
nous,  nous  récusons  cette  doctrine  d'une  manière  formelle  et  absolue. 
L'homme  a  des  droits  sacrés  qui  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux. 
Il  y  a,  dans  ce  monde ,  une  loi  supérieure  à  toutes  les  nécessités  politiques; 
et  si  la  société  païenne  a  méconnu  cette  loi ,  pourquoi  l'excuser  ?  L'esclavage 
doit  être  jugé,  avant  tout,  en  droit  et  en  morale;  et  de  ce  point  de  vue, 
qu'est-ce  que  l'esclavage  ?  C'est  l'abus  sans  frein  de  la  force ,  c'est  le  mépris 
de  l'être  dans  sa  plus  effroyable  expression,  l'égoïsme  dans  sa  plus  triste  ri- 
gueur; c'est  dans  le  maître  la  barbarie,  dans  l'esclave  la  dégradation;  c'est  la 
femme  changée  en  instrument  de  plaisir,  c'est  une  cause  incessante  de  guerres 
impitoyables,  d'immenses  massacres  ;  tout  cela  ressort,  à  chaque  page,  à  cha- 
que ligne  du  livre  de  M.  de  Saint-Paul ,  et  l'érudition  de  l'auteur  est  une  per- 
pétuelle négation  de  ses  doctrines.  Il  convient,  du  reste,  de  rendre  justice  à 
l'exactitude,  à  l'étendue  de  ses  recherches.  Écrivains  originaux  de  l'antiquité, 
commentateurs  érudits,  historiens  ou  jurisconsultes ,  il  a  tout  étudié,  et  à 
l'aide  de  cette  variété  de  textes ,  patiemment  colligés ,  il  a  reconstruit  un  ta-, 
bleau  fidèle  et  sévère.  L'impression  que  laisse  ce  livre  est  grave  et  triste.  Les 
plus  hautes  intelligences  de  l'antiquité  elles-mêmes,  Aristote  et  Platon ,  décla- 
rent l'esclavage  légitime,  et  cherchent  à  l'absoudre.  Le  Stagyrite  cite  en  l'ap- 
prouvant ce  proverbe  grec  :  point  de  repos  aux  esclaves  ;  il  croit  trouver  dans 
la  race  servile,  le  sceau  d'une  dégradation  native  et  primordiale;  il  veut  que 
l'esclave  obéisse  au  maître,  comme  l'animal  à  l'homme,  comme  la  matière  à 


REVUE  LITTÉRAIRE.  5^ 

l'esprit.  La  religion  a  perdu,  ainsi  que  la  philosophie ,  tout  sentiment  de  jus- 
tice et  d'égalité.  Les  esclaves  n'ont  point  de  dieux,  dit  P^schyle,  et  lajuris- 
pnidence  romaine  définit  le  droit  du  maître,  le  droit  d'user  et  d'abuser.  C'était 
là,  en  effet,  la  seule  définition  possible;  car  la  loi  protégeait  dans  l'esclave, 
non  pas  l'être,  mais  la  chose,  la  propriété  de  l'homme  libre.  Caton  fait 
fouetter  ses  esclaves  jusqu'à  lasser  dix  bourreaux  ;  lorsqu'ils  sont  infirmes  ou 
vieux,  il  les  vend  avec  ses  brebis  chétives  et  ses  vieilles  charrues.  Pour  un 
vase  brisé ,  PoUion  les  fait  jeter  aux  Murènes.  Les  Scythes  leur  crèvent  les 
yeux  pour  les  empêcher  d'être  distraits  pendant  le  travail.  A  Sparte,  quand 
les  ilotes  s'agitent  et  murmurent ,  les  citoyens  se  répandent  en  armes  dans 
les  campagnes  et  les  tuent. 

L'esclavage,  a-t-ondit,  est  un  progrès  sur  la  barbarie.  Servus,  homme 
qu'on  a  sauvé,  prisonnier  à  qui  on  a  fait  grâce!  Qu'importe,  puisque  le  droit 
de  tuer  subsistait  toujours.  Ainsi,  lors  de  la  prise  de  .lérusalem,  sous  Vespa- 
sien,  on  avait  gardé  pour  l'esclavage  une  grande  partie  des  habitans;  mais 
un  soldat  en  remuant  un  cadavre  trouva  de  l'or  dans  ses  entrailles.  Le  bruit 
se  répandit  aussitôt  dans  l'armée  romaine  que  les  Juifs  avaient  avalé  leur  or. 
On  les  égorgea  tous. 

On  sait  les  infinies  souffrances  de  l'ergastule,  étroit  cachot  où  les  escla- 
ves étaient  entassés  chargés  de  chaînes.  Les  gardiens  les  battaient  chaque 
jour  à  heure  fixe,  afin  de  les  former  à  la  douleur;  ils  ne  sortaient  de  la 
prison  que  pour  aller  au  travail ,  et  alors  c'étaient  des  fatigues  sans  repos. 
Les  plus  jeunes  remuaient  les  fardeaux ,  cultivaient  la  terre  ;  les  vieux  écra- 
saient le  grain  sous  la  meule;  et  pour  les  empêcher  de  porter  à  leur 
bouche  quelques  poignées  de  ce  grain,  on  leur  attachait  au  cou  de  larges 
planches.  Un  esclave  vigoureux  rapportait  à  son  maître  un  bénéfice  net 
de  25  centimes  par  journée  de  travail,  et,  pour  prix  de  ses  labeurs,  il  re- 
cevait par  mois  vingt  litres  de  blé  environ  et  vingt-cinq  litres  de  vin  :  ce 
vin,  dont  Caton  nous  a  conservé  la  recette ,  était  étendu  de  vinaigre,  d'eau 
douce  et  d'eau  de  mer  vieillie.  Le  prix  des  esclaves  variait  suivant  leur  âge, 
leur  force,  leur  origine,  leur  beauté;  les  hommes  nés  d'une  nation  indépen- 
dante étaient  peu  recherchés  des  acheteurs,  parce  qu'ils  gardaient  dans  la 
servitude  des  instincts  de  liberté.  Les  Espagnols  se  vendaient  à  vil  prix,  on 
redoutait  leur  penchant  au  meurtre  ;  mais  on  payait  largement  les  qualités 
lascives  des  Phrygiennes,  les  grâces  et  l'esprit  des  femmes  de  Milet.  Du 
reste,  le  prix  des  plus  belles  femmes  s'élevait  rarement  au-delà  de  2,800  fr. 
de  notre  monnaie.  Dans  la  Thrace,  en  Afrique,  dans  les  Gaules,  il  était 
facile  d'acquérir  une  jeune  fille  pour  quelques  poignées  de  sel  ou  un  peu  de 
vin;  en  Sicile,  l'échanson  avait  moins  de  valeur  que  la  coupe.  Ainsi,  une 
pièce  d'or,  une  poignée  de  sel,  livraient  aux  plus  hideuses  fantaisies  du  vice 
la  jeunesse  et  la  beauté;,  la  femme,  le  jeune  garçon,  réduits  en  servitude, 
devaient  tout  subir  du  maître  et  de  ses  amis.  A  Rome ,  la  politesse  voulait 
même  qu'on  offrît  avant  le  repas  des  esclaves  aux  plaisirs  des  convives,  et, 
par  un  singulier  raffinement  de  barbarie  et  de  dépravation,  on  imprimait 

3i. 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  un  fer  rouge  des  vers  obscènes  sur  le  sein  des  femmes  quand  elles 
avaient  vieilli. 

L'histoire  de  l'esclavage  antique  se  trouve  reconstituée  dans  ce  livre,  non 
pas  toujours  avec  suite  et  méthode,  mais  du  moins  avec  un  intérêt  soutenu. 
L'auteur  annonce  un  travail  général  et  complet;  nous  l'engageons  à  persis- 
ter dans  cette  pensée.  Mais  s'il  veut  que  son  œuvre  prenne  rang  dans  la  science, 
il  importe,  avant  tout,  d'en  faire  disparaître  la  manière  et  la  prétention; 
nous  l'engageons  à  choisir  moins  légèrement  ses  autorités,  à  ne  citer  que 
des  noms  qui  aient  cours  dans  le  monde  des  études  sérieuses,  à  se  défier 
sagement  de  cette  école  qui  substitue  le  rêve  à  la  déduction  simple  et  logique , 
le  paradoxe  à  la  réalité.  Nous  insistons  sur  ce  point;  car ,  de  notre  temps,  à 
force  de  chercher  à  être  neuf,  on  n'arrive  souvent  à  n'être  que  faux,  et  nous 
avons  vu  le  bon  sens  français,  si  clair  et  si  précis,  se  voiler  complètement, 
même  en  des  esprits  distingués,  sous  les  ténèbres  du  symbolisme  et  de  la 
formule. 

Essai  sur  l'organisation  de  la  tribu  dans  l'antiquité,  traduit 
du  russe  de  M.  Routorga  (I).  —  «  L'histoire  est  l'exposé  des  faits  dans  la 
mesure  des  rapports  humains.  L'élément  principal  des  faits  considérés  sous 
ce  point  de  vue  est  donc  l'homme.  »  Cette  phrase,  empruntée  à  la  préface 
du  traducteur,  M.  Chopin,  donne,  ce  semble,  la  mesure  de  l'esprit  lucide, 
dans  lequel  cette  préface  est  conçue.  La  philosophie  de  l'histoire  est  une 
grande  science ,  sans  doute ,  mais  il  n'appartient  qu'aux  esprits  éminens  de 
l'aborder  avec  quelque  succès ,  et  mieux  vaut  cent  fois ,  pour  les  talens  vul- 
gaires ou  médiocres,  la  simple  érudition  de  l'école  bénédictine,  qu'un  pas- 
tiche sans  couleur,  et  souvent  inintelligible  de  Herder  ou  de  Vico.  Qu'est-ce, 
en  effet,  que  la  sUjnilication  humanitaire  d'un  événement,  le  recommence- 
nientsiérile  et  fatal  del'histoire  de  l'humanité,  les  doctrinaires  de  la  science? 
L'avant-propos  du  traducteur  est  tout  dans  ce  style  et  dans  cette  manière, 
et  le  travail  de  M.  Koutorga ,  bien  qu'il  ait  quelques  parties  estimables,  offre 
aussi  en  bien  des  pages  de  semblables  défauts.  Il  serait  difficile  d'en  donner 
une  analyse  complète  et  suivie.  Ce  qui  manque,  avant  tout,  à  ce  livre,  c'est 
l'unité.  L'auteur  traite  d'abord  de  la  tribu  en  général ,  comme  élément  pri- 
mitif des  sociétés,  puis  de  la  tribu  dans  TAttique  et  la  Germanie;  mais  par- 
tout il  emprunte  et  confond  les  théories  trop  souvent  obscures  et  vagues 
de  l'Allemagne  et  les  systèmes  de  la  critique  française.  Il  y  a  indécision  et 
chaos.  MM.  Creuzer  et  Grimm  paraissent  exercer  sur  ses  études  une  in- 
fluence immédiate,  qui  le  jette  souvent  dans  une  route  embarrassée,  et  il 
est  juste  de  reconnaître  qu'il  doit  à  l'étude  de  nos  historiens ,  les  seules  par- 
ties nettes  et  précises  de  son  livre.  Les  travaux  de  MM.  Thierry,  Guizot,  Nau- 
detlui  sont  familiers,  et  par  un  remarquable  sentiment  de  justesse,  malheu- 
reusement incomplet  en  lui ,  il  choisit  exclusivement  en  France  ses  autorités 
parmiles  écrivains  de  l'école  positive,  tandis  que  d'autre  part  il  s'appuie  sur 

H)  h\-S",  Paris,  lUJo!,  tS-». 


REVUE  LITTÉRAIRE.  533 

l'école  symbolique  allemande.  Du  reste,  son  origine  russe  donne  à  ce  livre 
quelque  intérêt ,  et  il  n'est  pas  sans  curiosité  de  voir  la  Russie ,  qui  a  peine 
à  vivre  encore  de  sa  propre  intelligence ,  subir  ainsi  confusément  dans  les 
sciences,  comme  dans  les  lettres,  l'influence  des  peuples  plus  avancés,  et 
s'assimiler,  avec  des  modiflcations  toutes  particulières  et  des  formes  quelque 
peu  tartares ,  les  littératures  étrangères. 

Lettres  inédites  de  Marie  Stuart.  1558-1587  (l). — Trente-cinq  lettres 
inédites  de  Marie  Stuart ,  son  testament  et  diverses  dépêches  diplomatiques 
composent  ce  volume.  L'histoire  s'est  émue  souvent,  et  avec  une  curiosité 
toujours  vive,  au  souvenir  de  cette  triste  et  résignée  sœur  d'Elisabeth,  qui 
eut  ses  heures  de  faiblesse  peut-être ,  mais  que  tant  de  douleurs  et  de  poésie 
ne  donnent  pas  le  droit  d'accuser.  L'histoire  cependant  n'a  dessiné  que  d'une 
manière  imparfaite  et  sous  un  jour  souvent  faux  cette  mélancolique  figure. 
Le  drame,  à  son  tour,  a  demandé  des  inspirations  à  la  scène  sanglante  du 
château  de  Fothringiiay,  et  le  drame ,  original  ou  pâle  copie ,  me  semble 
avoir  échoué  comme  l'histoire.  Puis  sont  venus  les  collecteurs  de  textes ,  les 
publicateurs  exacts  qui  s'inquiètent  peu  [de  critique  ou  d'inspiration,  mais 
dont  les  travaux  faciles  sauvent  parfois  de  l'oubli  des  faits  d'un  intérêt  réel. 
La  vie  de  Marie  Stuart  a  été ,  en  France ,  à  diverses  époques ,  l'objet  de  re- 
cherches toutes  particulières.  C'est  qu'en  effet  cette  infortunée  reine  nous 
appartient  par  ses  affections,  par  ses  adieux  que  tout  le  monde  sait,  par  des 
sympathies  toujours  présentes  pendant  une  captivité  de  dix-huit  ans. 

La  correspondance  publiée  par  M.  le  prince  de  Labanoff  est ,  en  quelque 
sorte,  une  longue  élégie  :  souffrances  du  corps  et  de  l'ame,  tortures  froide- 
ment calculées,  violences  religieuses,  affections  profondément  senties  pour 
les  serviteurs  dévoués,  tout  rappelle  à  chaque  ligne,  dans  ces  lettres,  de 
royales  infortunes  plus  voisines  de  nous  et  plus  profondes  peut-être.  Marie 
supporte,  avec  une  dignité  calme,  ces  tourmens  dont  elle  ne  prévoit  pas  le 
terme.  Elisabeth  est  encore  pour  elle  sa  bonne  sœur,  mais  elle  a  peine  à  ré- 
primer des  pressentiniens  sinistres.  »  La  reine,  dit-elle,  ne  trouvera  jamais 
tant  de  sûreté  dans  les  rigueurs  que  je  lui  en  offre  par  la  seule  bonne  foi. 
11  m'est  grief  à  supporter  que  je  ne  puis  gagner  qu'elle  prenne  quelqu'assu- 
rance  en  moi.  »  Les  rigueurs,  en  effet ,  étaient  souvent  poussées  jusqu'à  la 
barbarie.  Marie  avait  à  subir  à  la  fois  les  haines  politiques  et  les  haines  reli- 
gieuses. Dans  une  lettre  adressée  à  Castelnau  de  Mauvissière,  elle  se  plaint 
avec  amertume  de  ce  que  Paulet ,  son  gardien ,  lui  refuse  le  droit  d'envoyer 
quelques  aumônes  aux  pauvres.  Elle  demande ,  comme  une  insigne  faveur, 
le  droit  de  faire  remettre  ces  aumônes  par  des  soldats,  car  elle  a  besoin ,  dit- 
elle,  au  milieu  de  ses  ennuis,  de  cette  consolation  chrétienne;  et  c'est  tou- 
jours ainsi ,  par  des  œuvres  pieuses ,  qu'elle  s'efforce  d'adoucir  tout  ce  qu'il 
y  a  de  tristesse  et  d'inquiétude  dans  son  ame.  Le  malheur  développe  en  elle 
une  singulière   tendresse  de  cœur,  et  une  puissance  de  résignation  qui 

[l]  i  vol.  111-8",  chez  Didot.  1859. 


534  REVUE  DES  I>E€X  MONDES. 

s'exalte  encore  de  la  ferveur  de  son  catholicisme,  car  elle  est  catholique 
ferme  et  croyante ,  et  l'obstination  de  son  fils  dans  l'hérésie  l'afflige  plus 
que  sa  propre  infortune;  elle  déclare  même,  dans  une  missive  à  don  Ber- 
nard de  Mendoça ,  que  si  l'héritier  de  son  trône  persiste  à  soutenir  la  cause 
de  la  réforme ,  elle  léguera  au  roi  de  France  la  couronne  d'Ecosse. 

Ces  lettres  apportent-elles  à  l'histoire  des  élémens  nouveaux  et  d'un  intérêt 
supérieur  ?  Marie  Stiiart,  Philippe  II,  Henri  III,  s'y  révèlent-ils,  chacun 
dans  sa  sphère  si  tranchée,  sous  un  jour  nouveau  ?  Je  suis  loin  de  le  penser. 
Cependant,  de  ces  confidences  intimes,  de  ces  plaintes  à  demi  voilées  de 
la  sœur  d'Elisabeth,  s'échappent,  cà  et  là,  quelques  nuances  délicates  qu'il 
importait  de  recueillir.  La  pitié  qu'inspirait,  à  tant  de  titres,  la  reine  d'Ecosse 
devient  plus  vive  encore  après  la  lecture  de  ces  lettres,  car  au  milieu  des 
luttes  de  sa  vie  et  de  son  époque ,  elle  garde  un  grand  côté  d'ame  et  de  cœur, 
qui  est  une  exception  au  xvi"  siècle.  Elle  garde,  surtout  pour  la  France, 
pour  cette  terre  où  elle  avait  laissé  la  meilleure  part  de  sa  vie ,  un  souvenir 
singulièrement  vif  et  doux.  Elle  est,  pour  ainsi  dire,  de  la  paroisse  des  rois 
de  France,  et  c'est  aux  moines  de  Saint-Denis,  aux  chanoines  de  Reims 
qu'elle  demande  des  prières,  avant  de  s'agenouiller  près  de  ce  billot  fatal, 
sur  ce  coussin  noir,  que  les  sœurs,  les  femmes,  les  maîtresses  des  rois  d'An- 
gleterre devaient  tour  à  tour  tacher  de  leur  sang. 

Quant  au  mode  de  publication  adopté  par  M.  le  prince  de  Labanoff ,  il  est 
étrangement  sobre  de  pensées  et  de  style.  Pas  un  mot  de  pitié  pour  cette 
grande  infortune,  pas  un  jugement  dans  le  cours  entier  du  volume.  Tout  le 
travail  de  l'éditeur  se  borne  à  une  exacte  mais  très  sèche  chronologie  de 
l'histoire  de  Marie  Stuart,  de  1542  à  1587,  à  quelques  détails  graphiques,  à 
un  avertissement  qui  n'apprend  rien  ;  Bréquigny  a  fait  à  peu  près  seul  tous 
les  frais  des  notes  insignifiantes  insérées  au  texte.  Les  lettres,  les  dépêches 
se  suivent  brusquement,  et  sans  qu'une  appréciation  nette  et  rapide  les  lie 
entre  elles  ou  donne  la  juste  mesure  de  leur  valeur,  en  les  rattachant  aux 
évènemens  contemporains.  Procéder  de  la  sorte  ,  même  dans  une  simple  pu- 
blication de  textes ,  c'est  se  réduire  au  rôle  utile  sans  doute ,  mais  facile  à 
l'excès ,  de  scrupuleux  correcteur  d'épreuves. 

Que  conclure  de  tout  ce  bulletin ,  cette  fois  ?  Qu'il  y  a  volontiers  en 
France  de  beaux  et  de  très  beaux  commencemens,  qu'en  poésie,  depuis  quel- 
ques années ,  il  y  en  a  eu  beaucoup  et  perpétuellement  ;  qu'en  érudition ,  en 
philosophie,  tout  à  l'heure  il  n'y  en  aura  pas  moins.  Puissent,  nous  le  répé- 
tons ,  ces  derniers  efforts  se  soutenir  plus  entièrement  que  les  autres,  et 
aboutir,  par  l'étude ,  à  leur  monument  !  Avoir  bien  commencé ,  c'est  avoir 
peu  fait  encore.  Ce  siècle  a  donné  et  donne  chaque  matin  tant  de  démentis 
à  l'antique  adage  : 

Diniidium  facti ,  qui  benè  cepii ,  hahet, 
qu'il  finira  par  nous  ramener  en  tout  au  mot  de  Buffon ,  lequel  nous  parut 
si  scandaleux  d'abord,  que  le  génie  c'est  la  patience. 


REVUE  MUSICALE 


L'Opéra  Italien  fait  cette  année  encore  une  glorieuse  campagne  et  soutient 
vaillamment  l'éclat  des  années  précédentes.  A  l'Odéon  comme  à  Favart,  c'est 
toujours  le  même  empressement ,  le  même  succès,  le  même  enthousiasme 
iîe  bon  goiît-,  il  ne  fallait  rien  moins  que  les  voix  toutes  puissantes  de  Rubini , 
de  Lablache ,  de  la  Grisi  et  de  la  Persiani ,  pour  dompter  la  mauvaise  for- 
tune attachée  aux  murailles  de  cette  salle  abandonnée.  Ce  que  Mozart  et 
Rossini  n'avaient  pu  faire  à  eux  seuls  et  livrés  à  leur  simple  force  mélo- 
dieuse ,  les  grands  chanteurs  l'ont  accompli.  Désormais  le  charme  est 
rompu,  pour  cette  année  du  moins;  car  si  cette  funeste  influence  du  quartier 
qui  a  déjà  ruiné  tant  d'administrations  diverses  doit  aussi  se  faire  sentir  à 
celle-ci,  ce  ne  sera  guère  que  l'hiver  prochain,  et  encore  à  certains  jours 
de  représentations  extraordinaires,  où  la  location  est  laissée  aux  chances  du 
spectacle.  Pour  le  public  des  loges  et  des  stalles,  le  vrai  public  enfin  du 
Théâtre-Italien  et  du  dilettantisme,  il  se  trouve  là  tout  aussi  bien  qu'à  Favart, 
mieux  peut-être;  car  il  faut  avouer  que  cette  salle  du  faubourg  Saint-Germain 
convient  à  ravir  à  ce  public  d'élite;  il  y  est  à  son  aise,  il  y  est  chez  lui,  z,u 
hanse  ,  comme  on  dit  en  Allemagne;  pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  pro- 
mener sa  vue  sur  cet  hémicycle  merveilleux  que  forme  le  premier  rang 
des  loges  par  une  belle  soirée  de  Don  Giovanni  ou  des  Puriiains. 

Le  répertoire,  si  complet  et  si  beau,  s'est  encore  enrichi  celte  année  de  par- 
titions nouvelles,  et  surtout  d'un  chef-d'œuvre  de  Rossini  qu'on  avait  eu  le 
tort  de  laisser  trop  long-temps  hors  de  la  scène.  Entre  tous  les  opéras  du  grand 
maître,  la  Donna  del  Lago  est,  avec  TancrecU,  celui  qui  se  recommande  par 
les  plus  fraîches,  les  plus  aimables  et  les  plus  mélodieuses  inspirations.  Certes 
on  ne  trouve  dans  cette  musique  ni  le  sentiment  épique,  ni  la  force  de  com- 
position qui  se  révèlent  dans  la  Semiramide  et  Guillaume  Tell;  mais,  en  re- 
vanche, quelle  abondance!  quelle  fantaisie!  comme  les  idées  coulent  de 
source!  En  Italie,  il  y  a  toujours  dans  le  bagage  des  musiciens  de  génie  quel- 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  grand  chef-d'œuvre  sacrifié  ;  or,  cela  ne  peut-il  pas  se  dire  de  la  Donna 
del  Lago!  Quelles  que  soient  les  beautés  qui  s'y  rencontrent,  la  froideur  ac- 
cablante du  poème  et  les  difficultés  qui  entourent  le  rôle  de  Malcolm,  écrit 
pour  une  voix  que  le  public  a  cessé  dès  long-temps  d'apprécier,  en  rendront 
toujours  les  représentations  rares  et  monotones.  Chacun  pourtant  connaît 
cette  musique,  chacun  en  sait  par  cœur  les  motifs  les  plus  heureux;  et  cela, 
grâce  à  cette  singulière  habitude  qu'ont  tous  les  chanteurs  italiens  de  trans- 
porter sans  scrupule  les  fragmens  d'une  œuvre  dans  une  autre,  et  d'inter- 
vertir de  la  sorte  tout  ordre  de  composition.  Par  exemple,  un  musicien, 
le  premier  venu,  Mozart,  écrit  pour  l'Opéra  son  Don  Juan.  On  le  siflle,  il 
tombe,  il  n'en  est  plus  question,  et  voilà  le  chef-d'œuvre  enseveli  pour  ja- 
mais dans  la  poussière  de  la  bibliothèque.  Mais  eu  Italie  les  choses  ne  se  pas- 
sent point  ainsi,  et,  pour  ce  qui  est  des  opéras,  on  dépouille  les  morts  de 
manière  à  ne  leur  laisser  rien.  Le  ténor  arrive  le  premier,  et  prend  bien  vite 
sa  cavatine,  qu'il  emporte;  puis  survient  la  prima  donna,  qui  s'empare  de 
Varia  di soprano;  puis  enfin  le  maestro  économe, qui  recueillesesairs,  ses  duos 
et  ses  morceaux  d'ensemble  pour  les  faire  servira  la  prochaine  occasion;  de 
sorte  que  le  public  accepte  en  détail ,  à  son  insu ,  les  œuvres  qu'il  a  d'abord 
répudiées.  De  là  vous  avez  dans  la  Siraniera  la  cavatine  de  iSiohe ,  et  l'air 
d'Elizubcih  dans  Oiello.  Certes,  on  ne  peut  nier  que  cette  façon  d'agir  n'ait 
son  côté  louable,  puisqu'elle  impose  au  public,  à  force  d'insistance,  des  œu- 
vres condamnées  à  tort;  mais  aussi,  le  plus  souvent,  combien  elle  dénature 
la  pensée  originelle  du  maître  !  C'est  ce  qui  arrive  pour  la  Donna  del  Lago.  A 
force  d'avoir  entendu  cette  musique  en  dehors  du  centre  pour  lequel  Pvossini 
l'avait  composée,  et  de  s'être  habitué  à  l'expression  arbitraire  que  lui  don- 
naient les  traducteurs,  on  n'en  saisit  plus  qu'avec  peine  le  véritable  sens.  .Te 
ne  sais  si  cette  absence  d'unité  qui  vous  frappe  dans  la  Donna  del  Lago  vient 
de  l'œuvre  même  ou  de  l'abus  qu'on  en  a  fait.  Il  est  impossible  qu'une  par- 
tition alimente  dix  ans  d'autres  partitions  de  sa  substance  mélodieuse  sans 
perdre  à  ce  travail  quelque  chose  de  sa  propre  vitalité.  Une  fois  que  les  idées 
se  sont  dispersées  au  hasard ,  elles  cherchent  en  vain  à  se  rassembler  de  nou- 
veau ,  car  toute  harmonie  est  dissoute ,  car  elles  ont  perdu  dans  leurs  alliances 
adultères  cette  force  de  concentration  qui  fait  l'œuvre.  Cependant,  quelque 
droit  qu'on  ait  de  contester  à  cette  partition  les  qualités  d'ensemble,  de  style 
et  de  composition ,  on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  les  magniiiques 
beautés  qui  s'y  rencontrent.  Le  finale  du  premier  acte  est  un  des  plus  vastes 
morceaux  que  Rossini  ait  jamais  écrits,  un  morceau  dont  l'inspiration  du 
grand-prêtre,  dans  le  Siège  de  Corintlie,  restera  l'unique  pendant.  Quoi  de 
plus  solennel  et  de  plus  large  que  cet  hymne  de  guerre  qu'entonnent  les  bardes 
en  s'accompagnant  sur  des  harpes  d'or  !  Dès  les  premiers  préludes  de  cette  mu- 
sique vaporeuse,  vous  vous  sentez  transporté  dans  un  monde  imaginaire,  vous 
voyez  les  chantres  sublimes  flotter  échevelés  dans  les  brouillards  de  l'air  ; 
vous  entendez  leurs  voix  puissantes  se  mêler  au  vent  qui  gronde,  au  fracas 
xlu  torrent  qui  se  précipite  de  la  montagne ,  aux  cris  de  mort  des  guerriers 


REVUE  MUSICALE.  537 

farouches  qui  se  préparent  au  combat  et  frappent  sur  leurs  boucliers.  Ossian , 
Scott  et  Rossini,  quel  rêve!  Malheureusement  vous  êtes  aux  Italiens,  c'est- 
à-dire  dans  le  lieu  de  la  terre  où  l'on  se  préoccupe  le  moins  de  ce  qui  touche 
à  ridéal;  et  ce  sentiment  d'épouvante  qu'émeut  en  vous  le  songe  fantastique 
du  grand  maître  se  dissipe  aussitôt  à  la  vue  de  ces  huit  ou  dix  pauvres  diables 
affublés  de  perruques  monstrueuses,  et  qui,  pâles ,  ébouriffés,  chantent  faux 
à  tue-tête,  et  promènent  entre  deux  morceaux  de  bois  vermoulu  leurs  doigts 
énormes  qui  pincent  le  vide.  Le  duo  du  second  acte,  entre  Malcolm  et  la 
mystérieuse  dame,  débute  par  une  phrase  pleine  de  grandeur  et  de  noblesse, 
à  laquelle  succède  un  agitato  sublime ,  et  dont  Paisiello  eût  envié  l'expres- 
sion dramatique. 

On  peut  dire  que,  depuis  la  Monbelli  et  la  Sontag,  les  traditions  mélo- 
dieuses du  rôle  si  frais  et  si  pur  d'Elena  se  sont  perdues:  ce  n'est  pas  que  la 
Grisi  ne  rencontre  par  intervalle  quelques  beaux  élans  dans  sa  voix  ou  son 
geste;  mais  tout  cela  se  fait  sans  succession ,  sans  ordre ,  sans  intelligence  de 
l'ensemble  du  caractère,  comme  au  hasard.  Dans  le  quatuor  du  premier  acte, 
lorsqu'elle  refuse  l'époux  qu'on  lui  destine ,  et ,  suppliante ,  éperdue ,  en 
butte  à  la  colère  de  son  père  outragé,  s'efforce  de  contenir  la  haine  de  son 
amant,  l'expression  de  la  Grisi  est  parfaitement  belle  et  dramatique.  On 
retrouve  bien ,  à  la  vérité ,  dans  cette  façon  de  porter  ainsi  brusquement 
son  corps  en  arrière  et  de  le  laisser  peser  sur  sa  jambe  ployée,  un  geste 
qu'affectionnait  la  Pasta.  Mais,  en  pareil  cas,  peu  importe  l'imitation,  et 
d'ailleurs  la  Grisi  n'a  jamais  prétendu  créer  les  beaux  effets  qu'elle  pro- 
duit. Du  reste,  c'est  l'unique  fois  qu'elle  prend  la  peine  de  s'émouvoir 
dans  la  soirée,  et  dès  ce  moment,  soit  qu'elle  se  sente  épuisée  par  l'élan 
naturel  et  [généreux  où  elle  vient  de  s'abandonner,  soit  qu'elle  ne  trouve 
pas  cette  musique  digne  de  ses  efforts,  de  son  talent,  elle  ne  fait  plus  que 
traverser  la  pièce  dans  une  indifférence  absolue  de  tout  ce  qui  se  passe,  et, 
comme  l'Hélène  antique,  absorbée  par  la  contemplation  de  sa  propre  beauté. 
Une  chose  aussi  qu'on  ne  saurait  trop  déjjlorer  chez  la  Grisi ,  c'est  cette  ab- 
sence de  toute  élévation  dans  la  méthode ,  de  toute  largeur  dans  la  manière 
de  poser  la  voix ,  de  toute  intelligence  des  moindres  artifices  de  la  respira- 
tion. Ce  qu'elle  tente  est  toujours  net,  limpide,  agréable,  merveilleux, mais  la 
plupart  du  temps  en  reste  là,  et  son  ame  de  cantatrice,  agissant  sur  son  gosier 
sonore,  ne  dépasse  guère  les  fonctions  du  marteau  qui  provoque  la  vibration 
d'un  timbre  métallique.  Quant  à  M""'  Albertazzi  dans  le  rôle  de  IMalcolm,  je 
ne  sais  à  qui  la  comparer,  si  ce  n'est  à  M™"  Albertazzi  dans  celui  d'Arsace.  Qui 
donc  a  pu  inspirer  à  cette  cantatrice  l'idée  malencontreuse  de  prendre  les 
parties  de  contralto  ?  Autrefois ,  lorsque  sa  voix  s'exerçait  dans  la  gamme  du 
raezzo  soprano,  on  l'entendait  à  peine;  que  dire  maintenant  qu'elle  s'est  abîmée 
dans  la  profondeur  des  registres  du  contralto?  Du  reste,  M""®  Albertazzi 
semble  elle-même  tout  aussi  convaincue  qu'on  peut  l'être  de  l'insuffisance  de 
son  organe,  et,  pour  avertir  le  public  de  sa  présence,  elle  invente  un  strata- 
gème des  plus  ingénieux.  Voyant  que  l'orchestre  est  assez  impertinent  pour 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étouffer  sa  voix,  M""'  Albertazzi  imagine  de  chanter  sans  lui.  Ainsi,  dans 
l'entrée  de  Maicolm,  au  premier  acte,  elle  épie  le  moment  où  les  fanfares 
oiït  cessé  pour  émettre  une  note  bizarre  à  laquelle  elle  s'efforce  de  donner, 
avec  une  affectation  risible,  l'accent  le  plus  mâle  qu'elle  trouve  dans  sa  poi- 
trine et  que  chacun  prend  pour  un  bruit  que  l'écho  de  la  salle  renvoie  à  ses 
oreilles.  Rubiiii  chante,  au  second  acte  de  la  Donna del  Lago,  une  cavatine 
qu'on  peut  avoir  entendue  autrefois  dans  Ricciardo  et  Zomïde.  .le  ne  sais  au 
juste  à  laquelle  de  ces  deux  partitions  elle  appartient;  mais  ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  David  la  chantait  dans  Ricciardo,  et  la  chantait  à  ravir. 
Rubini  dit  cette  cavatine  avec  une  puissance  d'organe,  une  facilité  de  vocali- 
sation qui  tiennent  du  prodige;  large  et  pathétique  dans  l'adagio;  vif,  entraî- 
nant, prodigue  de  richesses  frivoles  et  de  traits  éblouissans  dans  la  cabalette, 
qu'il  enlève.  Cependant,  s'il  fallait  opter,  dans  ce  morceau,  entre  llubini  et 
David,  il  me  semble  que  je  n'hésiterais  pas  à  me  décider  pour  ce  dernier.  Il 
y  avait  sans  doute  chez  David  moins  d'éclat  et  de  séduction ,  mais ,  à  coup 
sûr,  plus  de  passion  chaleureuse  et  d'enthousiasme  sincère.  On  sait  quel 
étrange  chanteur  était  cet  homme,  surtout  vers  les  dernières  années  de  sa 
carrière  musicale.  Il  n'avait,  la  plupart  du  temps,  qu'un  éclair  par  soirée, 
inaisun  éclair  de  génie  :  il  fallait,  pour  un  moment  d'émotion  vraie,  supporter 
durant  trois  heures  toutes  les  pasquinades  ridicules  de  son  extravagante  per- 
sonne; mais  aussi,  quand  venait  ce  moment  tant  désiré,  qui  jamais  regretta 
de  l'avoir  payé  trop  cher  .^  On  se  souviendra  toujours  du  David  de  l'admirable 
duo  de  la  Guzza,  lorsque  son  inspiration  s'allumait  tout  à  coup  à  l'étincelle 
du  génie  de  la  Malibran,  et  grandissait  ensuite ,  dévorant  tout  autour  d'elle; 
du  David  de  la  cavatine  de  Ricciardo  :  on  ne  voyait  plus  alors  le  soldat  gro- 
tesque ou  le  Turc  affublé  d'oripeaux  ramassés  au  hasard  à  la  friperie,  mais  le 
chanteur  sublime  dont  l'inspiration  s'exhalait  en  notes  de  flamme.  Le  triomphe 
de  Rubini  est  toujours  la  cavatine  de  la  Mobe. 

Nous  ne  parlerons  pas  de  Roberto  Devereux,  hâtive  production  d'un  maître 
que  sa  facilité  déplorable  égare.  Quels  que  soient  les  dons  que  vous  teniez  de 
la  nature,  un  opéra  ne  s'improvise  pas  en  quelques  jours;  on  n'aboutit  de  la 
sorte  qu'à  mettre  au  monde  des  ébauches  dont  nul  ne  vous  sait  gré,  car  le 
plus  souvent  ces  tristes  œuvres,  fruits  de  l'insouciance  ou  de  l'orgueil, 
échouent  devant  le  public.  Et  quant  à  la  critique ,  elle  n'a  garde  de  s'en  occu- 
per. La  critique,  en  effet,  serait  bien  dupe  de  prendre  au  sérieux  des  choses  que 
leur  auteur  lui-même  traite  avec  si  peu  d'importance.  Donizetti  a  mieux  réussi 
avec  l'Elisir  d'Amore.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  dans  cette  partition  beaucoup 
plus  de  soin  et  d'invention  que  le  maestro  n'a  coutume  d'en  mettre  dans  ses 
œuvres.  Mais  au  moins  cette  fois,  on  peut  le  dire,  il  a  été  mieux  inspiré;  la 
veine  mélodieuse  s'est  ouverte ,  et  de  grosses  larmes  de  joie  ont  coulé ,  de 
sorte  qu'à  cette  malheureuse  imitation  d'.4*i«o  Bolenna  a  succédé  un  excellent 
opéra  bouffe,  écrit  dans  les  meilleures  traditions  de  l'ancienne  école  ita- 
lienne, une  musique  facile,  joyeuse,  épanouie;  une  musique,  après  tout, 
cl'assez  bon  aloi.  Comme  on  le  pense ,  on  n'a  pas  manqué  de  comparer  l'opéra 


REVUE  MUSICALE.  539r 

(te  Donizetti  au  Philtre  de  M.  Auber,  et  cependant  il  n'existe  pas  entre  ces 
deux  partitions  le  moindre  lien  de  parenté.  Chacune  a  son  mérite  qui  lui  est 
propre,  et  ses  raisons  de  succès  qu'elle  peut  réclamer  sans  partage.  Bien  plus, 
les  deux  poèmes,  malgré  leur  apparente  identité,  ont  chacun  une  existence 
bien  marquée ,  et ,  pour  peu  qu'on  y  réfléchisse ,  on  verra  comme  ils  inclinent 
vers  des  sentimens  contraires.  Ainsi,  la  pièce  française,  en  se  transformant, 
exagère  tout  de  suite  son  expression,  et  prend,  en  passant  dans  la  langue  du 
Tasse  et  de  Cimarosa,  deux  élémens  nouveaux,  le  bouffe  et  la  sentimentalité 
pastorale  du  pays  de  Scaramouche  et  d'Aminta ,  c'est-à-dire  la  poésie  de  l'es- 
prit, que  M.  Scribe  ne  pouvait  lui  donner,  lui  qui  n'a  que  l'esprit.  La  mu- 
sique de  M.  Auber  est  vive ,  ingénieuse  ,  charmante ,  d'une  gaieté  toute  fran- 
çaise, c'est-à-dire  d'une  gaieté  qui  ne  va  jamais  au-delà  du  sourire.  Celle  de 
Donizetti ,  au  contraire ,  aborde  la  situation  sans  scrupule ,  largement  bouffe 
avec  le  charlatan,  passionnément  mélancolique  et  tendre  avec  ce  berger  transi 
qui  se  lamente  au  bord  du  ruisseau.  Après  tout,  la  nmsiquene  vit  guère  que 
de  sentimens  exagérés  ;  les  Italiens  l'ont  compris,  eux  qui  ont  inventé  pour  elle 
le  grotesque  et  la  pastorale ,  et  voilà  sans  doute  pourquoi  les  Italiens  sont  de 
plus  grands  musiciens  que  nous.  Le  duo  entre  Adina  et  le  charlatan,  au  second 
acte  de  V EUsir  d'Amore,  peut  passer  pour  un  petit  chef-d'œuvre;  c'est  là  un 
duo  bouffe  composé  à  souhait  pour  la  voix  et  pour  le  geste,  un  morceau  conduit 
à  merveille,  oii  rien  ne  manque,  ni  le  trait  agile  pour  la  cantatrice,  ni  le  récit 
staccato  dubasso;  et  lorsque,  vers  la  fin,  survient  tout  à  coup  cette  cahaletie 
si  heureuse,  que  la  Persiani  dit  avec  tant  de  grâce,  de  coquetterie  et  de  malice, 
et  que  Lablache  accompagne  avec  un  si  parfait  comique,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  trouver  tout  cela  charmant.  Depuis  le  duo  de  la  Cenerentola ,  on  n'a 
rien  écrit  en  Italie  de  plus  amusant  et  de  plus  gai  que  ce  morceau.  Il  faut 
dire  aussi  que  la  Persiani  et  Lablache  y  sont  à  ravir.  Quelle  pureté ,  quelle 
grâce,  quelle  irréprochable  vocalisation  chez  la  prima  donna  !  Et  chez  le  su- 
blime basso  cant'tnte,  quelle  verve,  quel  aplomb,  quelle  imperturbable  sûreté 
dans  sa  manière  d'attaquer  la  note  !  Vraiment ,  plus  on  se  sent  d'aise  à  l'exé- 
cution d'une  pareille  musique ,  plus  on  regrette  de  voir  le  discrédit  où  tombe 
de  jour  en  jour  ce  genre  si  précieux,  qui  pourtant  amusait  nos  pères.  On  ne 
peut  le  nier,  l'opéra  bouffe  s'en  va.  Lablache  est  le  dernier  Geronimo,  le 
dernier  marquis  de  Montefiascone ,  le  dernier  Dulcamara.  Aux  Italiens,  à 
l'Opéra,  à  la  Comédie-Française,  il  y  aura  toujours  des  épées  et  des  poignards, 
des  coupes  pleines  de  poison  et  des  grincemens  de  dents;  il  y  aura  toujours 
des  princesses  amoureuses  et  de  mélancoliques  jeunes  gens ,  auxquels  ne 
manqueront,  dans  leurs  plaintes,  ni  les  belles  mélodies,  ni  les  beaux  vers; 
mais  le  rire  si  généreux,  si  bon,  si  sympathique,  le  rire  épanoui  de  Molière 
et  de  Cimarosa ,  quand  Lablache  n'y  sera  plus  ,  qui  nous  le  rendra  ? 

L'Opéra  a  retrouvé,  avec  M.  de  Candia ,  ses  magnifiques  soirées  de  liobert- 
le-Diable.  Le  chef-d'œuvre,  vieilli  dans  les  triomphes ,  s'est  de  nouveau  fait 
jeune,  grâce  aux  miracles  de  cette  voix  si  sonore,  si  pure,  si  mollement 
flexible.  Il  en  est  un  peu  de  l\obcrt-Je- Diable  comme  de  ces  vieux  rois  qui, 


5i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivés  au  terme  d'une  longue  carrière ,  se  versaient  dans  la  veine ,  pour  re- 
vivre, un  sang  jeune  et  vermeil,  avec  cette  différence  toutefois,  que  les 
vieux  rois  francs  n'en  mouraient  pas  moins,  et  que  la  partition  de  Meyerbeer 
a  reconquis  à  cet  expédient  toute  la  vaillance  de  sa  puissante  jeunesse.  La 
voix  de  jM.  de  Candia  est  un  ténor  d'une  richesse  inouie,  auquel  une  vibration 
toute  juvénile  donne  par  momens  l'expression  du  contraUino.  Ample,  facile, 
toujours  agréable  ,  elle  parcourt  la  gamme  la  plus  étendue ,  et  s'élève  en  son 
de  poitrine  du  re  au  si  naturel,  qu'elle  attaque  avec  une  singulière  plénitude. 
Les  sons  du  médium  sortent  un  peu  voilés,  et,  selon  moi,  il  y  a  un  charme 
inexprimable  dans  ces  légers  brouillards  que  les  belles  voix  ont  seules, 
et  qui  ressemblent  aux  petites  vapeurs  d'une  fraîche  matinée  de  prin- 
temps. M.  de  Candia  n'est  pas  un  comédien  de  l'école  de  Nourrit;  il  lui  suffit 
de  ne  jamais  faire  défaut  à  l'expression  du  moment,  et,  raisonnablement, 
c'en  est  assez  pour  un  chanteur.  Quant  au  reste ,  il  y  a  dans  son  air  et  ses 
façons  d'agir  sur  la  scène  une  sorte  de  morhidczza  dans  la  désinvolture,  qui 
n'est  pas  sans  élégance ,  et  rappelle  un  peu  le  gentilhomme  dans  le  chanteur. 
M.  de  Candia  étudie  en  ce  moment  le  rôle  du  comte  Ory,  et,  dans  quelques 
jours ,  la  musique  si  vive ,  si  aimable ,  si  ingénieusement  mélodieuse  de  Ros- 
sini  sera  ,  pour  le  charmant  ténor,  un  nouveau  motif  de  succès ,  car  l'élément 
naturel  de  cette  voix  heureuse ,  c'est  le  chant  italien. 

On  se  souvient  d'une  ravissante  fantaisie  d'Hoffmann,  C.hiara ,  cette 
blanche  sœur  de  Mignon  et  de  PrecAoaa,  qu'un  charlatan  exploite,  et  qui 
dit  à  tous  la  bonne  aventure  dans  une  boule  de  cristal.  Cette  idée  du  conteur 
de  Berlin  vient  d'inspirer  à  M.  de  Saint-Georges  le  plus  charmant  ballet  qui 
se  puisse  voir. 

En  général ,  je  trouve  qu'on  a  tort  de  traiter  si  lestement  ces  sortes  d'ima- 
ginations, et  qu'un  poème  d'opéra  ou  de  ballet  ne  mérite  pas  toujours  le 
dédain  qu'on  affecte  à  son  égard  ;  il  est  peut-être  plus  difficile  qu'on  ne  pense 
de  trouver  une  idée  qui  se  chante  ou  qui  se  danse ,  et  de  la  mettre  en  œuvre 
selon  les  conditions  de  la  musique  ou  de  la  chorégraphie.  Aussi ,  je  ne  par- 
tage nullement,  sur  ce  point,  l'opinion  des  Italiens,  et  ne  saurais  m'accom- 
moder  du  système  de  Vigano,  qui  prétend  que  toute  action  dramatique  est 
propre  à  faire  une  excellente  pantomime ,  et  qu'il  suffit  d'arracher  la  langue 
au  premier  personnage  de  tragédie,  pour  qu'il  devienne  à  l'instant  même 
un  admirable  héros  de  ballet.  Othello,  Macbeth,  Hamiet,  réduits  à  de  sem- 
blables proportions,  m'ont  toujours  paru  souverainement  ridicules.  Pour- 
quoi ôter  la  voix  à  ces  passions  sublimes  qui  ont  tant  de  choses  à  nous  ap- 
prendre des  mystères  du  cœur?  La  mythologie,  la  légende,  l'histoire,  abon- 
dent en  imaginations  dramatiques,  lyriques,  chorégraphiques,  en  personnages 
tellement  organisés,  que  leur  passion  est  faite  pour  se  répandre  en  phrases 
déclamées,  en  airs  mélodieux,  en  gestes;  le  tout,  c'est  de  savoir  choisir. 
Par  exemple,  si  les  Grecs  ont  connu  ce  genre  de  spectacle,  Hélène,  la  beauté 
pure ,  mais  impassible ,  inerte ,  préoccupée  sans  cesse  de  sa  pose  harmonieuse 
ou  de  son  geste,  Hélène  a  dû  être  chez  les  Grecs  un  admirable  personnage 


REVUE  MUSICALE.  541 

de  ballet.  A  coup  sur,  on  n'en  peut  dire  autant  d'Hécube  ou  d'Andro- 
niaque.  La  tragédie  trouve  ses  sujets  dans  le  cœur  buniain;  le  ballet  a  les 
champs  du  merveilleux  et  de  l'excentrique  pour  domaine  :  l'air  lui  donne  ses 
sylphides  ;  le  Danube,  ses  filles;  la  terre,  ses  bohémiennes  et  ses  courtisanes. 
Mais  de  la  passion,  il  ne  prend  que  le  côté  réel,  qui  va  au  sens,  le  côté  plas- 
tique, de  sorte  qu'en  un  véritable  ballet,  du  commencement  à  la  fin,  tout  est 
clair,  jusqu'au  moindre  détail,  et  se  laisse  si  facilement  saisir,  qu'on  oublie  de 
regretter  la  voix  absente.  Trouvez  un  langage  plus  éloquent  que  la  pantomime 
vaporeuse  de  Taglioni  dans  la  Sylphide  !  Quel  récit  vaudrait  la  Cachucha?  Le 
ballet  nouveau  a  du  moins  le  mérite  d'être  un  sujet  bien  trouvé  pour  la  danse  : 
cette  action  nette,  rapide,  dramatique,  se  lie  et  se  dénoue  sans  la  moindre 
obscurité  ;  tout  s'y  enchaîne  à  souhait  pour  le  plaisir  des  sens ,  et  c'est  la  danse 
seule  qui  fait  tous  les  frais  de  la  soirée.  Il  y  a  surtout ,  au  second  acte  de  la. 
(jijpstj,  une  scène  charmante,  et  que  je  veux  louer  tout  à  mon  aise.  Le  peuple  des 
Bohèmes,  irrité  contre  sa  souveraine  qui  l'empêche  d'arrêter  les  passans  au 
coin  de  tous  les  carrefours,  se  révolte  et  refuse,  par  un  beau  jour  de  fête, 
d'aller  gambader  sur  la  place.  En  vain  la  reine  d'Egypte  commande ,  en  vain 
elle  supplie,  la  race  des  bandits ,  conduite  par  un  mauvais  drôle  à  face  patibu- 
laire, reste  les  bras  croisés  et  persiste  dans  sa  rébellion,  lorsque  tout  à 
coup  survient  la  Gypsy,  qui ,  au  lieu  de  s'emporter  ou  de  tomber  à  leurs  ge- 
noux, danse  tout  simplement  devant  eux,  et,  les  fascinant  sans  qu'ils  s'en 
doutent,  les  entraîne  sur  ses  pas.  Cette  femme,  qui  met  en  danse  toute  une 
tribu  de  bandits  mutinés,  est  une  imagination  heureuse  qui,  au  théâtre,  ne 
pouvait  manquer  de  réussir.  Du  reste  ,  Fanny  Elssler  conduit  cette  scène  avec 
un  art  infini,  une  expression  irrésistible  de  grâce,  de  coquetterie  et  de  vo- 
lupté. Il  faut  voir  comme  elle  va  de  l'un  à  l'autre,  comme  elle  s'anime  par 
degré  jusqu'au  délire  des  sens  :  elle  danse  d'abord  avec  insouciance ,  puis 
avec  chaleur,  puis  avec  enthousiasme  et  frénésie.  Alors  ses  regards  s'en- 
flamment ,  son  sein  palpite ,  ses  bras  épuisés  battent  ses  hanches;  c'est  la  vé- 
ritable fille  de  Bohême,  la  Zingara  lascive  qui  cherche,  dans  ses  jeux  effré- 
nés, l'oubli  de  la  misère  ignoble  qui  l'oppresse  et  la  révélation  des  brillantes 
voluptés  qu'elle  rêve.  Le  pas  des  deux  sœurs  sur  la  place  du  marché  abonde 
en  combinaisons  ingénieuses,  en  poses  pleines  d'harmonie  et  d'abandon. 
Fanny  rase  le  sol ,  comme  toujours ,  sans  s'élever  aux  sphères  vaporeuses  de 
Taglioni;  et  Thérèse,  la  grande  Thérèse,  mesure  l'espace  avec  des  allures 
gigantesques,  qui  ne  conviennent  guère  au  nom  merveilleux  qu'elle  porte 
dans  ce  ballet.  Qui  donc,  en  effet ,  a  pu  imaginer  de  donner  à  Thérèse  Elssler 
le  petit  nom  de  Mab?  Voilà,  certes,  une  étrange  rencontre,  et  je  ne  vois  pas 
quels  rapports  peuvent  exister  entre  cette  personne  hardie,  impérieuse,  au  col 
tendu,  aux  grands  airs  de  Judith,  avec  la  fée  invisible  des  rêves  de  Mercutio. 
Tout  à  coup  Fanny  reparaît  vêtue  à  la  hongroise,  sa  taille  serrée  dans  un  étroit 
corset  de  velours  épingle  ,  ses  pieds  dans  des  bottines  rouges  à  éperons  d'or, 
qui  battent  la  mesure  avec  un  tintement  métallique,  et  la  mazurka  va  son  train. 
Il  y  a  vraiment  un  charme  inoui  dans  cette  danse  variée  et  changeante ,  qui 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  ploie  avec  la  souplesse  de  reins  d'une  jeune  espiègle  de  seize  ans ,  et  se 
redresse  tout  à  coup  avec  l'allure  fringante  d'un  lieutenant  de  hussards  : 
c'est  ainsi  que  devaient  danser  les  Amazones  sur  les  rivages  embaumés  de 
la  Colchide.  Quoi  qu'on  dise ,  tout  ce  qui  porte  en  soi  un  caractère  de  natio  - 
nalité  exerce  sur  l'esprit  une  irrésistible  influence  :  je  parle  ici  de  la  danse 
comme  de  la  musique  ,  comme  de  la  poésie.  C'est  quelque  chose  qui  n'a  rien 
à  démêler  avec  l'art ,  quelque  chose  de  mélancolique  et  de  mystérieux  qui 
vous  ravit  par-delà  les  fleuves  et  les  montagnes ,  et  fait  qu'on  se  sent  tout 
à  coup  dans  l'ame  le  désir  de  connaître  un  pays,  ou  le  regret  de  l'avoir  quitté. 
—  La  musique  de  cet  acte  est  tout  entière  de  AVeber,  qui,  par  une  modestie 
qu'on  ne  peut  expliquer,  persiste  à  se  dérober  à  l'admiration  de  la  foule  sous 
le  pseudonyme  d'Ambroise  Thomas.  L'illustre  auteur  de  Freyschûtz  et  d'O- 
hcron  a  pourtant  eu  parmi  nous  d'assez  glorieux  succès  pour  ne  pas  devoir 
craindre  de  s'abandonner  franchement  au  public,  d'autant  plus  que  la  partition 
dont  nous  parlons  ne  saurait  compromettre  sa  renommée  le  moins  du  monde, 
composée,  comme  elle  est,  de  sublimes  fragmens  consacrés  depuis  long-temps 
par  l'admiration  publique  et  choisis  avec  goût  dans  son  œuvre.  Les  idées  s'y 
succèdent  avec  une  rapidité  miraculeuse,  jamais  on  n'avait  vu  pareilles  ri- 
chesses :  Freyschûtz,  Oberon ,  l'reciosa,  tout  cela  tient  dans  un  acte.  Aux 
phrases  si  profondément  originales  dePreciosa,  cette  musique  toute  empreinte 
de  la  poésie  des  brigands  de  Schiller,  l'auteur  a  mêlé  avec  un  art  exquis  les 
plus  délicieux  motifs  hongrois  qu'on  joue  à  Vienne,  et  qui  sont  d'un  effet 
ravissant.  En  somme ,  c'est  là  un  succès  fait  pour  accroître  encore  parmi 
nous  la  gloire  de  AVeber.  C'est  pourquoi  nous  désirons  vivement  qu'il  prenne 
sa  place  sur  l'afliche  et  n'usurpe  pas  plus  long-temps  le  nom  d'Ambroise  Tho- 
mas, qui  appartient  à  un  jeune  compositeur  de  mérite  et  d'avenir,  dont  on 
chante  les  partitions  à  l'Opéra-Comique. 

On  répète  toujours  activement  la  partition  nouvelle  de  M.  Auber,  et  les 
amis  de  l'administration  disent  déjà  merveilles  de  cette  musique  toute  pai- 
sible ,  toute  sereine ,  tout  aimable  et  mélodieuse ,  et  qui  doit  dissiper  les 
vapeurs  malsaines  qu'ont  laissées  dans  l'atmosphère  de  l'Opéra  les  psalmo- 
dies lugubres  de  Guido  et  les  ophiciéïdes  de  Cellini.  Si  l'on  en  croit  les  bruits 
qui  courent,  toutes  les  parties  du  chant  auraient  été  sacrifiées  au  rôle  de 
M""  Nau,  qui  représente  la  sœur  des  fées.  On  a  peine  à  s'exjjliquer  quelles 
raisons  ont  pu  décider  M.  Auber  à  commettre  les  destinées  de  son  œuvre 
dans  cette  voix  pure  et  flexible  à  la  vérité ,  mais  si  fluette  qu'elle  se  laisse 
à  peine  entendre.  Sans  doute ,  cette  fois  encore,  M.  Auber  aura  obéi  à  cet 
ascendant  irrésistible  qui  lui  fait  chercher  le  talent  de  M""'  Damoreau  jusque 
dans  ses  plus  pâles  reflets.  Quoi  qu'il  en  soit,  M""=  Dorus  a  rendu  son  rôle, 
et  la  partie  de  cette  charmante  cantatrice  sera  nécessairement  abandonnée  à 
quelque  talent  secondaire  qui  n'aura  point  sans  doute  les  mêmes  raisons  pour 
ne  pas  vouloir  reconnaître  la  royauté  de  mademoiselle  INau.  Ensuite  vien- 
dront les  débuts  de  M"""  jNîathan ,  l'élève  aftectionnée  de  Duprez.  Il  est  temps 
que  l'Opéra  trouve  enfin  une  prima  donna  capable  de  tenir  tête  aux  grands 


REVUE   MUSICALE.  5r^^ 

rôles  du  répertoire.  Tant  que  l'état  de  la  voix  de  M"''Fa]con  a  laissé  quelque 
espoir,  on  n'a  pas  dû  se  montrer  trop  exigeant;  mais  aujourd'hui  que  toute 
chance  de  retour  est  perdue ,  il  faut  absolument  qu'on  sorte  d'un  provisoire 
dont  ni  le  public,  ni  les  maîtres  ne  sauraient  s'accommoder  désormais,  et 
que  l'élève  de  Duprez  se  produise  à  la  place  de  l'élève  de  Nourrit ,  éloignée 
de  la  scène.  Alors  seulement  on  retrouvera  les  splendides  soirées  des  Hmjue- 
nois  ;  car,  pour  quiconque  n'ignore  pas  les  profondes  ressources  de  l'art  du 
chant,  il  n'est  pas  douteux  que  Duprez,  qui  n'a  guère  été  soutenu  jusqu'ici 
que  dans  les  rares  duos  qu'il  chante  avec  M""'  Dorus ,  ne  puise  une  force 
nouvelle  d'inspiration  dans  le  voisinage  d'une  jeune  cantatrice ,  sinon  son 
égale,  du  moins  digne  lui. 

La  partition  de  M.  Meyerbeer  ne  sera  guère  livrée  à  l'Académie  royale  de 
musique  avant  l'hiver  prochain.  En  attendant ,  l'illustre  maître  travaille  à 
composer,  avec  de  bien  précieux  fragmens  laissés  par  AVeber,  une  oeuvre  que 
le  roi  de  Saxe  attend  pour  Tinauguration  de  la  nouvelle  salle  qui  se  construit  à 
Dresde.  L'intendant  de  la  musique  de  sa  majesté  est  en  ce  moment  à  Paris 
pour  ce  sujet,  qui  se  traite  comme  une  affaire  d'état  à  la  légation  de  Saxe, 
chez  le  baron  de  Kœneritz.  —  On  a  parlé  de  changemens  dans  l'administra- 
tion de  l'Opéra  :  il  a  été  question  en  effet  de  M.  Viardot  à  la  place  de 
M.  Duponchel ,  et  d'une  combinaison  immense  qui  réunirait  dans  les  mêmes 
mains  le  Théâtre-Italien ,  l'Académie  royale  et  le  Queen's-Theatre.  Mais  tous 
ces  grands  projets  ont  échoué,  du  moins  pour  ce  qui  regarde  l'Opéra.  On 
ne  saurait  trop  louer  la  commission  du  zèle  qu'elle  a  mis  en  cette  affaire. 
Rien  n'est  plus  déplorable  en  effet  que  ces  sortes  d'abdications  à  prix  d'or; 
il  en  résulte  un  grand  dommage  pour  l'art  dont  les  intérêts  sont  abandonnés 
le  plus  souvent  à  des  entrepreneurs  qu'aucun  antécédent  ne  recommande ,  et 
la  dignité  du  théâtre  en  souffre  presque  toujours  Lorsqu'un  ministre  vous 
accorde  le  privilège  de  l'Opéra,  c'est  apparemment  pour  que  vous  l'exploi- 
tiez à  vos  risques  et  périls,  jusqu'à  l'expiration  du  bail,  et  non  pour  que 
vous  saisissiez  la  première  occasion  de  vous  en  défaire  —  C'est  M.  de  Coigny 
qui  remplace  M.  de  Choiseul  dans  la  présidence  de  la  commission  des  théâ- 
tres royaux.  L'opinion  publique  avait  désigné  tout  d'abord  M.  le  marquis  de 
Louvois;  M.  de  Louvois,  dans  une  lettre  pleine  de  modestie  et  de  réserve, 
a  déclaré  qu'il  se  contenterait  d'entrer  dans  la  commission  en  qualité  de  sim- 
ple membre.  Et  certes ,  ce  serait  là  un  choix  auquel  on  ne  saurait  trop  ap- 
plaudir :  la  nmsique  ne  peut  que  gagner  à  l'iniluence  du  noble  pair  dont 
chacun  connaît  le  goût  exquis  et  le  dilettantisme  éclairé. 

Le  théâtre  de  la  Bourse  a  représenté ,  à  quelques  semaines  de  distance,  deux 
opéras  nouveaux  de  M.  Adam,  le  Brasseur  de  Preston  et  Régine.  M.  Adam 
a  pour  lui  cette  triste  facilité  d'écrire  que  nous  déplorions  tout  à  l'heure  chez 
Donizetti.  11  faut  absolument  que  chaque  année  M.  Adam  produise  ses  trois 
partitions;  les  temps  où  l'auteur  du  l'ostillon  de  Lonjumeau  ne  fait  que  six 
ou  sept  actes  en  douze  mois ,  sont  pour  lui  des  temps  de  sécheresse  et  de 
disette.  Sérieusement,  quel  résultat  peut-on  attendre  d'un  tel  abus  des  meil- 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leures  facultés,  quand  on  pense  que  Weber  n'a  composé  dans  sa  vie  que  cinq 
partitions?  Cependant  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  çà  et  là  dans  le 
Postillon  de  Lonjumeau,  dans  le  Fidèle  Berger,  dans  le  Brasseur  de  Presion, 
etc.,  certaines  qualités  bouffes  qui,  sagement  réglées,  auraient,  sans  aucun 
doute,  abouti  à  d'excellentes  Ans;  mais  tout  cela  s'en  va  se  perdre  dans  un 
fatras  de  notes  assemblées  sans  cboix,  au  hasard ,  comme  elles  se  présentent, 
et  dont  la  disposition  mesquine  décèle  l'ouvrier  hâtif  plutôt  que  le  maître 
sérieux.  Que  dire  maintenant  de  Zurich,  de  la  Mantille  et  de  ces  partitions 
en  un  acte  de  toute  espèce,  sortes  de  fleurs  inodores  qui  poussent  par  milliers 
sur  le  sol  de  l'Opéra-Comique,  et  meurent  sans  laisser  dans  l'air  la  moindre 
trace  mélodieuse?  Il  semble,  en  vérité,  qu'on  devrait  avoir  plus  d'égards 
pour  les  jeunes  musiciens  qui  débutent;  il  suffirait  pour  cela,  au  lieu  de  les 
accueillir  au  hasard ,  comme  on  fait,  de  choisir  avec  soin  dans  le  nombre,  et, 
quand  on  en  aurait  trouvé  un  digne  de  se  produire,  de  lui  confier  une 
œuvre  où  son  talent  pût  se  développer  à  loisir.  Tout  au  contraire ,  on  obéit  à 
je  ne  sais  quel  article  d'un  règlement  stupide  qui  dit  que  tout  lauréat  de 
l'Institut,  à  son  retour  de  Rome,  peut  prétendre  à  faire  représenter  un  acte 
à  rOpéra-Comique.  Or,  je  vous  le  demande ,  que  signifie  un  pareil  début  ?  Quel 
parti  voulez-vous  qu'on  tire  d'une  forme  étroite  et  mesquine  qui  n'admet  ni 
symphonie  ni  morceaux  d'ensemble,  et  fait  son  affaire  d'une  ariette  pour  le 
gosier  de  M""  Berthault?  Aujourd'hui,  un  musicien  qui  écrit  un  acte  pour 
l'Opéra-Comique,  fùt-il  le  chevalier  d'Alayrac,  cet  aimable  génie,  sait  au  fond 
qu'il  ne  travaille  que  pour  l'indifférence  publique.  Nous  nous  rappelons  à  ce 
propos  une  contestation  des  plus  curieuses  survenue  entre  le  directeur  du 
théâtre  de  la  Bourse  et  le  directeur  du  théâtre  de  la  Renaissance.  M.  Crosnier 
prétend  que  M.  Anténor  Joly,  dont  le  privilège  ne  s'étend  pas  au-delà  des 
vaudevilles  avec  airs  nouveaux,  se  permet  de  jouer  des  opéras-comiques,  et 
réclame  de  lui  toute  sorte  de  dommages  et  intérêts.  On  le  voit,  le  moment 
serait  mal  choisi  pour  discuter  le  mérite  d'une  œuvre  telle  que  Lady  Melvil 
ou  l'Eau  merveilleuse.  Il  s'agit  de  savoir  si  la  musique  de  M.  Grisar  est  de  la 
musique;  nous  n'oserions,  quant  à  nous,  nous  prononcer  sur  ce  point:  la 
cour  royale  en  décidera.  En  attendant,  M™^Damoreau  est  rentrée  au  milieu 
d'un  tonnerre  d'applaudissemens  et  d'une  pluie  de  fleurs.  La  voix  de  M'""Da- 
moreau  n'a  guère  subi  d'altération;  c'est  toujours  la  même  souplesse,  la 
même  flexibilité  suave;  c'est  toujours  ce  talent  ingénieux  à  suppléer  par  toute 
sorte  de  coquetteries  vocales  à  la  sonorité  d'organe  qui  lui  manque.  Grâce 
aux  mille  artifices  dont  elle  sait  disposer,  grâce  surtout  à  la  sollicitude  du 
public  de  l'Opéra-Comique  qui  retient  son  souffle  sitôt  qu'elle  fait  mine  de 
vouloir  émettre  un  son ,  M'"''  Damoreau  pourra  chanter  jusqu'à  son  dernier 
jour.  Avec  M""'  Damoreau,  le  Domino  noir  a  reparu;  on  se  presse  maintenant 
au  théâtre  de  la  Bourse,  on  applaudit,  on  se  laisse  ravir  par  les  folles  gentil- 
lesses de  cette  charmante  musique  de  M.  Auber.  M"^"  Damoreau  est  le  vrai 
rossignol  de  ce  pays;  dès  qu'elle  se  tait ,  on  devient  morne  et  triste,  la  soli- 
tude règne  partout;  mais  aussi,  à  son  retour,  quelle  joie!  Les  vieux  arbres 


REVUE  MUSICALE.  545 

poudreux  de  l'Opéra-Comique  semblent  reverdir  ;  le  printemps  se  fait;  il  n'y 
a  pas  jusqu'à  M.  Moreau-Sainti  qui  ne  retrouve  un  brin  de  voix  dans  son  go- 
sier. —  On  s'occupe  d'une  partition  nouvelle  que  M.  Halévy  vient  d'écrire 
pour  l'élégante  cantatrice  d'Auber.  Le  chantre  de  laPeste  de  Florence,  a^vè& 
avoir  labouré  vainement  dans  ses  profondeurs  le  sol  ingrat  pour  lui  de  l'Aca- 
démie royale  de  musique,  se  voue  au  culte  des  muses  paisibles.  Nous 
souhaitons  sincèrement  à  M.  Halévy  un  succès  sérieux  et  capable  de  le  con- 
soler des  récentes  mésaventures  de  Guido  et  Ginevra. 

Les  concerts  se  succèdent  avec  une  rapidité  sans  exemple  ;  ce  ne  sont  de 
toutes  parts  que  séances  et  matinées  de  musique  instrumentale,  de  musique 
vocale,  de  musique  de  chambre;  que  sais-je?  Quand  les  mots  ne  suffisent 
plus ,  on  en  invente ,  et  du  reste ,  au  fond ,  les  choses  ne  varient  guère.  Quelle 
que  soit  l'affiche  ambitieuse  qui  vous  leurre,  vous  n'échappez  pas  aux  pianistes 
qui  font  d'ordinaire  à  eux  seuls  tous  les  frais  de  ces  réunions  monotones. 
La  race  des  pianistes  a  singulièrement  multiplié  depuis  quelques  années  ; 
ils  sont  si  nombreux  maintenant ,  qu'on  ne  les  peut  compter  :  il  y  en  a  de 
tendres ,  de  passionnés,  de  rêveurs,  de  mélancoliques  et  de  catholiques,  et, 
chose  étrange!  tous  ont  la  puissance  et  le  génie;  tous  portent  à  leurs  fronts 
illuminés  le  signe  glorieux  et  fatal.  On  dirait  qu'il  en  est  de  la  tribu  des  pia- 
nistes comme  de  la  race  juive ,  et  que  le  ciel  répand  sur  elle  à  tout  instant 
des  dons  sublimes  qui ,  dispensés  autrement,  suffiraient  pour  alimenter  du- 
rant trois  siècles  la  poésie  et  les  autres  arts.  Dès  qu'il  s'agit  du  piano ,  le 
talent  n'est  plus  de  mise  ;  il  faut  absolument  parler  de  génie  :  le  génie  a  si 
bon  air  lorsqu'il  provoque  avec  ses  doigts  de  flamme  la  sonorité  du  clavier  ! 
Et  cependant,  au  fond  de  tout  cela,  combien  de  tristes  imitateurs,  combien 
de  médiocrités  sonnantes  pour  deux  maîtres  vraiment  reconnus,  Thalberg  et 
Listz!  je  ne  dis  par  Chopin,  fantôme  vaporeux  que  l'imitation  ne  peut 
saisir.  Au-dessus  de  ce  petit  monde  règne  la  société  des  concerts.  La  sym- 
phonie en  ut  mineur,  la  symphonie  en  la,  les  ouvertures  A'Oheron,  de  Fretj- 
sclmiz,  à'Eunjanthe,  de  Coriolan  et  de  Fidelio,  que  dire  d'un  pareil  réper- 
toire? Nous  avons  eu  tant  de  fois  l'occasion  de  saluer  ces  chefs-d'œuvre,  que 
nous  ne  saurions  en  parler  sans  retomber  dans  les  mêmes  formules  d'admi- 
ration et  d'enthousiasme.  Il  y  a  des  beautés  si  incontestables,  si  radieuses, si 
sincères,  qu'elles  se  proclament  d'elles-mêmes.  Que  penserait-on  d'un  homme 
qui,  dans  son  culte  religieux  pour  les  merveilles  de  la  nature,  se  croirait 
obligé  d'écrire  de  belles  pages  à  la  louange  du  soleil  chaque  fois  qu'il  se  lève? 
L'orchestre  du  Conservatoire  a  exécuté  au  premier  concert  un  fragment  du 
troisième  quatuor  de  Beethoven  avec  cette  verve  précise,  cet  entraîne- 
ment plein  d'exactitude  qu'on  ne  trouve  que  là.  Cette  manière  de  multiplier 
les  parties  et  d'exécuter  en  symphonie  la  plupart  des  quatuors  de  Beethoven 
a  fait  grand  bruit  en  Allemagne,  et  tient  en  émoi  les  plus  illustres  dilettanti 
de  Vienne.  Les  uns  prétendent  que  la  musique  des  quatuors  ne  peut  que  ga- 
gner beaucoup  à  cette  innovation;  les  autres  soutiennent  qu'elle  y  perd;  il  y 
a  même  à  ce  sujet  un  pari  de  vingt  mille  florins,  dont  le  baron  de  P.  a  confié 

TOME  XVII.  —  SUPPLÉMENT.  35 


5i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  solution  à  la  sagesse  d'un  grand  maître  en  ce  moment  à  Paris.  Nous  ne  sa- 
vons à  laquelle  de  ces  deux  opinions  le  célèbre  musicien  donnera  gain  de 
cause;  cependant  il  nous  semble  qu'en  pareil  cas  on  pourrait  répondre  à  la 
fois  oui  et  non  :  oui,  dans  les  parties  symphoniques  du  morceau;  non,  dans 
les  parties  concertantes.  En  somme,  nous  pensons  qu'on  ne  saurait  avoir  trop 
de  respect  pour  le  génie,  et  qu'il  convient,  autant  que  possible,  de  produire 
ses  œuvres  dans  la  forme  qu'il  s'est  plu  à  leur  donner.  Quand  Beethoven  com- 
posait un  quatuor,  ce  n'était  pas  une  symphonie  qu'il  prétendait  faire,  et  ni 
l'exécution  prodigieuse  de  la  société  des  concerts ,  ni  l'exemple  de  la  sonate 
en  nt  mineur  de  Mozart,  convertie  en  symphonie  aux  applaudissemens  de 
toute  l'Allemagne ,  ne  nous  sembleraient  des  raisons  suffisantes  en  un  tel 
débat. 

On  s'entretient  beaucoup  dans  le  monde,  cet  hiver,  de  M""  Pauline  Garcia; 
on  la  recherche  partout,  on  l'applaudit ,  on  la  fête  comme  un  souvenir  de  la 
Malibran,  dont  elle  a  par  momens  l'inspiration  généreuse  et  la  flamme  sacrée. 
La  voix  de  Pauline  est  tout  simplement  cet  admirable  mélange  du  contralto 
et  du  soprano  qui  se  transmet  par  héritage  dans  la  famille  des  Garcia.  Ce- 
pendant, jusqu'ici,  le  contralto  domine ,  les  notes  graves  sortent  pleines,  vi- 
brantes, bien  nourries,  tandis  qu'on  sent  dans  le  haut  comme  une  légère 
incertitude  qui  vient  sans  doute  de  l'extrême  jeunesse  de  la  cantatrice.  Sa 
voix  de  soprano  n'a  encore  ni  toute  sa  portée  ni  tout  son  timbre;  elle  hésite, 
elle  ploie;  on  dirait  un  jeune  faon  qui  vient  de  naître  et  dont  les  jambes  tres- 
saillent et  fléchissent.  Plus  tard,  quand  il  aura  brouté  les  feuilles  des  arbres 
et  bu  l'eau  claire  de  la  fontaine ,  les  forces  lui  viendront ,  et  le  jeune  faon  bon- 
dira d'un  pied  sûr  à  travers  les  joyeuses  campagnes,  et  franchira,  sans  que 
rien  l'arrête  désormais,  les  fossés  et  les  taillis.  Ainsi  de  Pauline  Garcia: 
il  faut  que  cette  voix  adolescente  se  fortifle  dans  l'étude  et  le  repos.  Mal- 
heureusement le  succès  l'a  prise  sur  ses  ailes ,  et  Dieu  sait  où  il  la  conduit. 
On  lui  répète  tant  chaque  jour  qu'elle  a  du  génie ,  et  qu'il  lui  sufOra  de 
monter  sur  la  scène  pour  prendre  aussitôt  la  place  de  la  Malibran,  que  je 
crains  bien  que  la  tête  ne  lui  tourne.  Par  exemple ,  on  a  peine  à  voir  cette 
voix  puissante ,  faite  pour  se  former  à  la  grande  école  de  Crescentini  et  de 
Garcia,  se  dépenser  en  chansons  de  contrabandista  et  en  tyroliennes. 
Cela  est  charmant  et  merveilleux,  je  l'avoue;  on  se  pâme  d'aise  aux  in- 
spirations de  M""  Puget  et  de  M.  de  Beauplan,  bien  autrement,  ma  foi, 
que  s'il  s'agissait  de  Mozart  ou  de  Cimarosa;  et  puis  Pauline  dit  ces 
petits  airs  avec  tant  de  charme,  et  puis  elle  a  pour  elle  l'exemple  de  sa 
sœur!  Oui,  mais  lorsque  la  Malibran  s'abandonnait  à  ces  caprices,  sa  re- 
nommée et  sa  gloire  étaient  déjà  fondées  ;  elle  avait  joué  Desdemona ,  Ar- 
sace,  Romeo,  Rosina,  Psinetta,  tous  ses  rôles  enfin;  elle  avait  fait  ses 
preuves  dans  la  grande  musique.  Aussi  on  l'applaudissait  sans  arrière-pen- 
sée, et  ses  amis  la  laissaient  se  délasser  par  là  des  fatigues  énervantes  de 
l'inspiration.  Mais,  ici,  peut-on  dire  qu'il  en  soit  de  même?  Pauline  Garcia 
n'a  révélé  encore  que  des  dispositions  magnifiques,  à  la  vérité,  mais  que 


REVUE  MUSICALE.  5i7 

nul  grand  rôle  créé  ne  consacre  encore  parmi  nous.  Cest  l'heure  de  rassem- 
bler toutes  ses  forces,  et  elle  semble  prendre  plaisir  à  les  éparpiller:  sa  voix 
naissante,  encore  frêle  en  certains  endroits ,  ne  peut  que  contracter  de  fâ- 
cheuses habitudes  dans  la  pratique  de  ce  genre  mesquin.  Chanter  en  quatre 
langues  dans  la  même  soirée,  est  un  luxe  qui  témoigne  d'une  aptitude  mer- 
veilleuse, mais  dont  la  musique  tient  moins  de  compte  que  d'une  scène  de 
Paisielio  ou  de  Mozart ,  dite  dans  le  style  et  l'expression  des  maîtres.  Après 
tout,  il  n'y  a  pour  le  chant  qu'une  langue ,  l'italien. 

On  peut  dire  que  la  Malibran  revit  parmi  nous;  de  tous  côtés  les  souve- 
nirs de  ce  génie  harmonieux  se  réveillent.  Avant  que  Pauline  Garcia  ne  nous 
ei1t  rendu  quelque  chose  de  l'inspiration  ardente  de  sa  sœur.  M™"  la  com- 
tesse Merlin  avait  écrit  sur  la  sublime  cantatrice  un  livre  plein  de  mélan- 
colie et  d'intérêt,  semé  cà  et  là  d'aimables  digressions  musicales  et  de  fort 
ingénieuses  critiques.  Nous  n'aimons  pas  ces  lettres  que  M""  Merlin  a  cru 
devoir  ajouter  comme  appendice.  Cet  en-train  familier,  ce  ton  de  mauvaise 
plaisanterie,  que  nul  trait  d'esprit  ne  rachète,  ne  conviennent  ni  à  l'élégance 
du  livre,  ni  à  l'idéal  qu'on  se  fait  de  l'héroïne.  Il  n'est  pas  permis  à  Sémî- 
ramide  ou  à  Desdemona  d'écrire  de  pareilles  fariboles.  Nous  conseillons 
vivement  à  M""*"  la  comtesse  Merlin  de  retrancher  ces  pages  à  une  nouvelle 
édition.  Pour  revenir  sur  le  sentiment  critique  de  ce  livre,  nous  citerons 
çà  et  là  d'excellentes  appréciations  de  laPasta,delaPisaroni,  de  Garcia  et  de 
tous  les  chanteurs  de  la  grande  école  italienne.  Personne  plus  que  M™"  Merlin  ne 
semblait  être  appelé  à  ce  genre  de  travaux.  Cantatrice  du  premier  ordre  elle- 
même,  sa  voix  doit  confier  nécessairement  à  sa  plume  bien  des  mystères  qu'on 
ignore.  On  rencontre  en  outre  dans  ce  livre  certaines  petites  remarques  qui, 
pour  ne  point  toucher  aux  plus  hautes  questions  de  l'art,  ne  sont  pas  sans 
attrait  ni  sans  charme  ;  celle-ci ,  par  exemple  :  «  Maria  donna  Otdlo  pour  son 
bénéfice  le  30  mars.  L'enthousiasme  fut  à  son  comble.  Pour  la  première  fois, 
les  couronnes  et  les  bouquets  apparurent  sur  la  scène  italienne  à  Paris.  Maria 
eut  les  prémices  de  ce  doux  hommage  qui  va  si  bien  aux  femmes,  et  qui  pé- 
nètre si  loin  dans  leur  cœur.  D'une  nature  nerveuse  et  romanesque ,  elle  ai- 
mait les  fleurs  avec  passion  ;  et  lorsque,  tuée  par  son  amant,  elle  gisait  morte 
sur  la  scène,  qu'Otello,  dans  sa  douleur  furibonde,  s'apprêtait  à  se  donner 
la  mort  et  à  tomber  à  son  tour,  elle  lui  répétait  tout  bas  :  Prenez  garde  à  mes 
fleurs,  prenez  garde  à  mes  fleurs!  »  Autre  part  M""'  Merlin  nous  dit  à  quelle 
représentation  fut  introduite  à  Favart  cette  mode,  aujourd'hui  en  vigueur, 
de  tailler  en  pièces  les  partitions  des  maîtres,  et  de  composer  le  spectacle 
avec  deux  actes  séparés  d'opéras  divers.  On  le  voit,  ce  sont  là  des  annales 
qui  ne  peuvent  être  tenues  que  par  une  femme. de  goût  et  d'esprit,  qui  a  sa 
loge  aux  Italiens. 

Nous  ne  parlerions  pas  ici  d'un  livre  qui  se  publie  à  la  gloire  de  M.  Ber- 
lioz, si  l'écrivain  obscur  qui  en  a  rédigé  les  pages  ne  semblait  avoir  pris 
à  tache  de  poursuivre  de  sa  colère  ébouriffée  tous  les  malheureux  qui 
osent  sourire  quand  on  leur  parle  du  génie  de  l'auteur  de  la  Symphonie  fan- 

35. 


5i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iastique.  Personne  ne  trouve  grâce  devant  le  sectaire  furibond.  L'adminis- 
tration de  l'Opéra,  Duprez,  la  critique,  le  public,  il  pulvérise  tout  au  nom 
de  je  ne  sais  quelle  scholastique  de  dupes  dont  il  fait  parade.  Peu  s'en  faut 
qu'il  ne  maltraite  fort  les  cieux  pour  n'avoir  point  lancé  la  foudre  sur  cette 
salle  où  l'on  sifflait  son  idole.  Vraiment  on  aurait  grand  tort  de  s'appesantir 
sur  de  semblables  boutades;  le  public  en  fait  justice  en  ne  les  lisant  pas; 
aussi  nous  nous  abstenons  d'en  dire  davantage,  et  renvoyons  le  lecteur  au 
livre  si  charmant  de  M""=  Merlin ,  à  ces  vives  sensations  de  la  musique  ita- 
lienne qu'on  aime  à  retrouver  jusque  dans  l'écho  des  souvenirs. 

Il  paraît  en  ce  moment  une  édition  nouvelle  des  œuvres  de  Schubert. 
Grâce  à  M.  Emile  Deschamps,  le  chantre  mélodieux  du  Ko*  des  Aulnes,  de  la 
Marguerite  au  rouet,  de  la  Belle  Meunière,  va  dépouiller  enlin  les  ridicules 
oripeaux  dont  les  poètes  lyriques  l'avaient  affublé.  Il  est  impossible,  en  effet, 
de  rien  imaginer  de  plus  surprenant  que  les  inventions  auxquelles  la  musi- 
que de  Schubert  avait  donné  lieu.  Jamais  la  poésie  à  l'usage  des  marchands 
de  musique  n'avait  été  si  loin.  Et  certes ,  on  peut  dire  au  moins  que  c'était 
bien  s'y  prendre  :  traduire  Schubert  en  pareilles  rimes  !  Schubert  qui  n'a  ja- 
mais composé  sa  musique  que  sur  des  inspirations  de  Gœthe  ,  de  Schiller, 
de  Schlegel,  de  Riickert,  de  Wilhelm  Mùller,  ce  qui,  soit  dit  en  passant,  ré- 
pond suffisamment  à  ceux  qui  prétendent  que  la  belle  poésie  ne  saurait 
s'allier  à  la  belle  musique.  Le  poète  primitif  s'était  contenté  de  mettre  des 
paroles  sous  la  musique,  sans  avoir  égard  le  moins  du  monde  au  texte  alle- 
mand, au  sentiment  dont  Schubert  avait  pu  s'inspirer.  Il  taillait  à  sa  fantai- 
sie, émondait  les  arbres  à  son  gré  dans  cette  foret  de  mélodies.  Ainsi,  il 
sépare  l'un  de  l'autre  les  fragmens  indivisibles  qui  forment  le  cycle  de  la 
Belle  Meunière,  den  Cydus  der  ScJionen  Midlerinn,  et  leur  donne  à  chacun 
un  nom  qu'il  invente. 

Il  appartenait  au  traducteur  ingénieux  de  Bomeo  et  de  Macbeth  ,  de  Ut 
Cloche  et  de  la  Fiancée  de  Corinthe,  de  venger  l'oeuvre  de  Schubert  de  pro- 
fanations semblables.  Kous  ne  prétendons  pas  dire  ici  que  nous  approuvions 
tout  ce  qui  sortira  de  la  plume  de  M.  Emile  Deschamps.  M.  Deschamps  sait 
aussi  bien  que  nous  que  rien  n'est  plus  capricieux  qu'une  traduction,  et  sur- 
tout qu'une  traduction  de  quinze  vers  qui  font  un  poème,  comme  cela  se  ren- 
contre dans  le  Roi  des  Aidnes  de  Goethe;  cela  vient  la  plupart  du  temps  d'un 
seul  jet,  bien  ou  mal,  à  l'étoile  du  moment,  :u  dem  Stem  der  Stunde, 
comme  dit  Wagner.  Mais  ce  qu'on  peut  sans  crainte  affirmer  d'avance ,  c'est 
que  le  travail  de  M.  Emile  Deschamps  ne  cessera  jamais  d'être  digne  de  Schu- 
bert. La  première  livraison  contient  la  Marguerite  au  rouet,  le  Roi  des 
Aulnes,  la  Rose,  l'Ave  Maria,  la  Poste ,  la  Sérénade.  Pour  ce  qui  est  de  la 
traduction ,  s'il  nous  fallait  choisir  entre  les  six  morceaux ,  nous  n'hésiterions 
pas  à  nous  décider  pour  la  Religieuse,  la  Poste  et  l'Ave  Maria;  le  Roi  des 
Anlnes  nous  semble  manquer  de  rêverie  et  de  grandeur;  on  y  cherche  en  vain 
cette  précision  dans  le  vague  que  Gœthe  a  seul  entre  tous  les  grands  poètes 
allemands.  Quant  à  la  Marguerite  au  rouet ,  il  faudra  toujours  se  contenter 


REVUE  MUSICALE.  549 

d'imitations  plus  ou  moins  heureuses  de  cet  adorable  chef-d'œuvre.  Où  trou- 
ver en  effet  cette  grâce  exquise ,  cet  abandon  si  frais ,  cette  première  mélan- 
colie de  l'amour,  dans  une  forme  si  parfaite,  si  admirablement  combinée  que 
la  pensée  n'y  semble  pas  à  l'étroit  en  un  vers  de  quatre  pieds?  Cependant 
nous  croyons  qu'on  pourrait  mieux  réussir  en  ce  travail  que  M.  Emile  Des- 
champs ne  l'a  fait.  Par  exemple ,  ces  deux  vers  : 

De  mon  cœur  a  fui  la  paix  ; 
Elle  n'y  reviendra  jamais , 

n'ont  rien  de  l'expression  allemande,  si  élégiaque,  si  pure,  si  doucement 
mélancolique.  Et  plus  loin ,  comment  reconnaître  dans  ce  vague  couplet  : 

Son  parler  qui  semble 

Vous  caresser  ; 
Sa  main  qui  tremble , 

Et  son  baiser! 

l'incomparable  précision  de  celte  strophe  dont  chaque  mot  porte  : 

Seiner  Rede 
Zauberfluss 
Sein  Handedriick 
Und  ach  sein  Kuss. 

Où  donc  retrouver  le  {loi  enchanteur  de  sa  parole,  l'étreinie  de  sa  main? 
Ce  sont  là ,  je  l'avoue,  des  querelles  de  mots;  mais  au  moins ,  en  pareil  cas, 
on  peut  les  faire  sans  scrupule ,  car  chez  Goethe  chaque  mot  a  sa  raison 
d'être  et  sa  propre  valeur  ;  le  moindre  petit  diamant  tient  sa  place  dans 
l'écrin  merveilleux  de  cette  poésie. 

Dernièrement  on  parlait,  dans  cette  Revue,  d'un  idéal  d'édition  pour  André 
Chénier.  S'il  m'était  permis  de  m'abandonner  à  cette  rêverie  charmante  de 
M.  Sainte-Beuve,  je  proposerais  la  même  chose  pour  Schubert.  Et  d'abord 
tous  les  poètes  prendraient  part  à  cette  édition ,  chacun  choisissant,  dans  les 
richesses  amassées  par  Schubert ,  le  fragment  poétique  vers  lequel  il  se  sen- 
tirait entraîné  par  ses  naturelles  sympathies.  Je  n'aurais  garde  en  outre 
d'omettre,  comme  on  l'a  fait  jusqu'ici,  le  nom  des  Allemands.  Gœthe, 
Rùckert,  Wilhelm  Mùller,  figureraient  entre  le  musicien  et  le  traducteur, 
sur  chaque  titre  de  cette  collection ,  dont  je  confierais  les  dessins  à  Ziegler, 
à  Delacroix ,  à  Louis  Boulanger,  à  tous  les  peintres  qui  savent  encore  s'in- 
spirer du  sentiment  vrai  de  la  poésie  et  de  la  musique.  De  la  sorte,  on  aurait, 
je  crois,  une  édition  définitive,  et  bien  faite  pour  initier  la  France  à  l'expres- 
sion multiple  des  lieder  de  Schubert.  Je  ne  parle  pas  de  l'interprète  qu'il 
faudrait  choisir;  car,  depuis  que  Nourrit  l'a  chantée,  l'idéal  est  atteint  pour 
cette  musique. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


U  février  4839. 

Ce  matin,  dès  l'aube  du  jour,  on  distribuait  gratuitement  dans  Paris,  un 
écrit  de  M.  ïhiers  adressé  aux  électeurs  d'Aix.  Il  y  a  quelques  jours,  M.  Gui- 
zot  et  M.  Duvergier  avaient  fait  distribuer,  également  à  profusion,  deux 
lettres  à  leurs  commettans,  véritables  manifestes  qui  sont  moins  des  plai- 
doyers en  faveur  de  ceux  qui  les  écrivent  et  de  leur  conduite,  que  des  actes 
d'accusation  contre  le  gouvernement.  Heureusement  ces  accusations  se  ré- 
futent les  unes  les  autres,  et  le  fait  même  de  leur  distribution  simultanée 
sufflra  pour  les  neutraliser.  C'est  que  les  membres  de  la  coalition  sont, 
comme  l'a  dit  si  énergiquement  M.  Tbiers  dans  un  de  ses  écrits,  des  dé- 
mentis donnés  les  uns  aux  autres,  et  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  soit  la  réfu- 
tation de  son  voisin. 

M.  Tbiers  débute  en  disant  qu'il  est  aujourd'hui  dans  l'opposition ,  non  pas 
seulement  pour  une  question ,  mais  pour  la  tendance  générale  du  gouverne- 
ment au  dedans  et  au  dehors.  M.  Guizot  a  élevé  la  même  attaque  contre  le 
gouvernement.  Son  accusation  porte  sur  la  faiblesse  ou  sur  la  décadence  du 
pouvoir.  M.  Guizot  ne  précise  pas  davantage  les  faits.  Le  pouvoir  monarchique 
s'amoindrit;  voilà  pourquoi  M.  Guizot  s'est  allié  à  M.  Garnier-Pagès  et  aux 
républicains  pour  le  relever!  M.  Tbiers,  qui  s'engage  plus  nettement  dans 
les  questions  politiques,  se  plaint  aussi  amèrement  de  l'abaissement  de  la  ré- 
volution de  juillet  en  Europe,  depuis  sa  sortie  du  ministère  où  il  a  été  rem- 
placé par  M.  Duchâtel  et  par  IM.  Guizot  ;  et  c'est  dans  le  dessein  de  rendre  à 
cette  révolution  et  à  ses  principes  la  force  qui  leur  manquent  à  cette  heure, 
selon  M.  Thiers ,  que  Ihonorable  député  d'Aix  a  fait  alliance  avec  M.  Ber- 
ryer  ainsi  qu'avec  les  députés  légitimistes;  c'est  dans  ce  but  qu'il  leur  a 
promis  sa  voix  et  son  appui  dans  les  élections!  Nous  ne  devons,  en  effet, 
regarder  que  comme  un  demi-aveu  les  paroles  de  M.  Thiers,  qui  dit  à  ses 
électeurs  que ,  dans  l'opposition  où  il  figure ,  il  rencontre  M.  Guizot,  M.  Odi- 
lon  Barrot,  M.  Berryer  et  M.  Garnier-Pagès.  Les  feuilles  qui  sont  les  organes 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  551 

officiels  de  M.  Thiers  et  de  ses  amis  les  coalisés,  ont  annoncé  que  l'on 
s'était  promis  mutuellement  de  s'appuyer  dans  les  collèges  électoraux.  Ce  n'est 
donc  pas  là  une  simple  rencontre,  une  sorte  de  réunion  fortuite,  et  M.  ïhiers, 
en  annonçant  que  sa  destinée  le  condamne  à  combattre  les  républicains  et 
les  légitimistes,  veut  sans  doute  parler  de  ce  qu'il  fera  dans  l'avenir.  Dans  le 
moment  présent,  il  combat  avec  eux  et  pour  eux,  et  son  influence  est  em- 
ployée ouvertement  à  leur  faciliter  l'entrée  de  la  chambre.  Il  y  a  plus,  c'est 
que,  pour  les  questions  extérieures,  du  moins,  M.  Thiers  veut  tout  ce  que 
veulent  ses  adversaires  futurs.  Dans  la  question  sur  la  Belgique,  sur  l'Espagne, 
sur  la  convention  d'Ancone,  M.  Tliiers  a  pris  des  conclusions  toutes  con- 
formes à  celles  de  IM.  Garnier-Pagès  et  de  M.  Odilon  Barrot.  Le  but  est  diffé- 
rent sans  doute ,  mais  qui  juge  bien ,  qui  juge  mal  de  la  portée  de  ces  princi- 
pes et  de  leur  effet  sur  l'avenir  .^Lequel  a  raison  de  M.  Thiers,  qui  en  espère  le 
maintien  de  la  monarchie  de  juillet,  de  M.  Barrot,  qui  en  attend  la  réalisation 
du  fameux  programme  de  l'Hôtel-de-Ville ,  ou  de  M.  Garnier-Pagès,  qui 
compte  en  voir  sortir  l'établissement  de  la  république?  C'est  ce  qu'il  appar- 
tient aux  électeurs  de  décider.  Leur  décision  sera  bien  utile  ou  bien  funeste 
à  la  France. 

M.  Thiers  en  appelle  à  ses  antécédens ,  il  a  embrassé  franchement  la  révo- 
lution de  juillet;  il  lui  a  rendu  des  services  qu'elle  lui  a  bien  payés  en 
honneurs  ,  en  éclat ,  en  réputation  ;  il  veut  la  servir  encore  en  réclamant  pour 
elle  une  politique  nationale ,  et  un  régime  parlementaire  franchement  en- 
tendu et  accepté.  En  un  mot,  M.  Thiers  demande  au  ministère  actuel  ce  que 
l'opposition  demandait  à  M.  Thiers  quand  il  était  ministre,  et  quand  elle  l'ac- 
cusait d'être  un  ministre  de  camarilla,  qui  s'entendait  avec  la  sainte-alliance. 
Les  termes  de  M.  Thiers  sont  plus  modérés,  mais  l'accusation  est  la  même; 
et  nous  désirons  pour  M.  Thiers ,  mais  sans  l'espérer ,  qu'elle  soit  portée  con- 
tre lui  (car  elle  le  sera  à  coup  sûr)  dans  les  ternies  qu'il  emploie  lui-même 
aujourd'hui.  Il  verra,  malheureusement,  que  ses  amis  actuels  ne  suivront 
qu'en  partie  son  exemple ,  et  qu'ils  l'accuseront  de  toutes  ces  choses  avec 
leur  véhémence  et  leur  rudesse  d'autrefois. 

Psous  rendons  toute  justice  à  l'habileté  avec  laquelle  M.  Thiers  justifie  sa 
politique  passée.  Il  fallait  soutenir  un  gouvernement  né  d'un  soulèvement 
populaire  et  de  la  défaite  de  la  force  publique.  M.  Thiers  vint  à  son  aide;  il 
aida  au  rétablissement  de  la  force  publique,  qui  était  démoralisée,  et  qui 
avait  besoin  qu'on  la  rappelât  au  sentiment  de  sa  puissance  et  de  son  devoir. 
Ce  fut  là  sa  première  tache  et  son  premier  effort. 

Loin  de  tenter  de  diminuer  le  mérite  qu'eut  M.  Thiers  à  cette  époque,  nous 
l'augmenterons  encore  à  ses  propres  yeux,  en  lui  rappelant  quelques  circon- 
stances qu'il  peut  avoir  oubliées.  M.  Thiers  faisait  alors  partie  du  ministère  de 
M.  Laffitte  en  qualité  de  sous-secrétaire  d'état,  et  ses  fonctions  le  rappro- 
chaient assez  du  président  du  conseil  pour  qu'il  eût  sans  cesse  sous  les  yeux 
le  spectacle  déplorable  d'une  administration  qui  s'abandonnait  elle-même. 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  vivait  que  par  de  déplorables  transactions  avec  un  parti  qui  la  dominait , 
et  qui ,  dans  tous  ses  actes  et  à  toute  heure ,  semblait  demander  pardon  d'user 
quelque  peu  du  pouvoir  qu'elle  avait  reçu  pour  faire  exécuter  les  lois  et  con- 
tenir les  partis  dans  les  limites  de  l'ordre.  Ce  spectacle ,  vu  de  si  près ,  fut  bien 
instructif  pour  l'esprit  élevé  de  M.  Thiers,  car  il  se  hâta  de  se  rallier,  avec 
M.  Guizot,  à  l'homme  ferme  qui  sauva  le  pays,  déjà  plongé  dans  l'anarchie, 
en  rétablissant  le  sentiment  de  l'autorité  en  France.  M.  Thiers  le  suivit ,  et 
l'administration  du  11  octobre  vécut  des  principes  du  13  mars.  Uni  alors  aux 
doctrinaires,  M.  Thiers  et  ses  amis  du  centre  gauche  travaillèrent  glorieu- 
sement à  maintenir  le  système  fondé  au  13  mars  par  M.  Casimir  Périer.  Au- 
jourd'hui les  mêmes  hommes,  séparés  pendant  quelque  temps,  se  réunissent 
pour  le  renverser.  La  monarchie  de  juillet,  depuis  neuf  années  orageuses 
qu'elle  existe,  leur  semble-t-elle  donc  déjà  à  l'abri  des  dangers  de  son  ori- 
gine, qu'ils  travaillent  à  la  saper,  ou  du  moins  qu'ils  retirent  les  mains 
qui  la  soutenaient,  pour  les  mettre  dans  celles  de  ses  adversaires.^  Est-ce  que 
les  partis  ont  cessé  d'agir  contre  elle,  est-ce  qu'ils  se  sont  calmés  au  point 
qu'on  puisse  marcher  avec  eux  quand  on  fait  profession  d'aimer  la  monarchie 
de  juillet,  leur  faciliter  les  moyens  de  s'emparer  des  voies  légales  et  des 
postes  parlementaires,  où  ils  pourront  combattre  avec  moins  de  danger  et 
plus  de  chances  de  succès  que  sur  la  place  publique?  M.  Thiers  et  M.  Guizot 
évoquent  souvent  le  souvenir  du  13  mars.  Que  dirait  Casimir  Périer  en  les 
voyant  alliés  à  ceux  qu'il  a  combattus  si  énergiquement  dans  l'émeute  et  dans 
la  chambre ,  et  sur  lesquels  il  a  remporté  la  victoire  qui  a  pacifié  intérieure- 
ment la  France.^  Et  M.  Thiers  lui-même,  qui  a  tenu  si  long-temps  dans  ses 
mains  les  républicains  sous  la  clé  des  prisons  du  mont  Saint-Michel,  qui  leur 
a  refusé,  au  22  février,  l'amnistie  donnée  depuis  par  le  ministère  de  M.  Mole; 
M.  Thiers,  qui  n'a  pas  hésité  à  s'emparer  de  M""'  la  duchesse  de  Berry,  quand 
elle  attentait  au  repos  public,  et  l'a  fait  sortir  d'une  prison  d'état,  dépouillée 
de  ce  beau  nom  qui ,  aux  yeux  des  siens ,  était  son  titre  à  réclamer  le  gouver- 
nement de  la  France;  M.  Thiers  recherche  l'appui  et  les  votes  de  deux  partis 
qu'il  a  si  durement  traités  !  Cet  appui ,  les  partis  le  prêtent  avec  joie ,  non 
pas  à  un  ancien  ministre  du  11  octobre,  non  pas  à  l'ami  du  gouvernement 
de  juillet ,  mais  à  un  homme  qui  se  trompe  doublement  quand  il  croit  que 
les  traités  peuvent  se  déchirer  sans  qu'on  ait  la  guerre,  et  quand  il  dit  que  la 
France  de  juillet  peut  supporter  sans  danger  un  assaut  tel  que  celui  qu'il 
lui  livre  aujourd'hui.  Le  parti  républicain  et  le  parti  légitimiste  savent  bien 
que  ce  n'est  pas  au  bénéfice  de  M.  Thiers  et  de  ses  amis  du  11  octobre,  que 
triomphera  la  coalition;  aussi  se  hatent-ils  de  voter  avec  eux  et  de  les  soutenir 
dans  les  élections.  M.  Berryer  voit  assez  quelles  chances  s'ouvriraient  pour 
lui  dans  la  guerre ,  et  M.  Garnier-Pagès  a  montré  assez  clairement  à  la  tribune 
quelle  puissance  domine  M.  Odilon  Barrot,  qui ,  par  la  force  des  choses  et  la 
nature  de  leur  opposition,  domine  ensemble  M.  Guizot  et  M.  Thiers. 
Nous  ne  refusons  aucune  sorte  de  justice  à  M.  Thiers;  mais,  en  ce  rao- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  553 

ment,  nous  ne  lui  devons  que  la  justice.  Nous  ne  pouvons  donc  lui  accorder 
qu'en  outre  du  concours  qu'il  apporta  au  ministère  de  Casimir  Périer,  il  ait 
toujours  résisté  à  l'entraînement  populaire  contre  les  partisans  de  la  dy- 
nastie déchue  et  le  clergé.  I-a  chute  de  la  croix  de  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois,  les  désordres  qui  eurent  lieu  en  cette  circonstance,  ceux  de  l'arche- 
vêché, ne  trouvèrent  pas  en  M.  Thiers  un  adversaire  très  actif.  Il  est  vrai 
qu'il  a  réparé  depuis,  par  nombre  d'actes  éclatans  et  méritoires,  ce  moment 
d'oubli,  dernier  tribut  payé  à  sa  jeunesse  et  à  l'esprit  qui  lui  dicta  quelques 
pages  de  VHisioire  de  la  Révolution;  mais  cette  erreur,  cette  seule  erreur 
de  conduite  ne  peut-elle  autoriser  les  adversaires  actuels  de  M.  Thiers  à 
supposer  qu'il  puisse  en  commettre  quelques  autres,  et  avons-nous  le  droit 
de  les  blâmer,  quand  nous  les  entendons  s'écrier  aujourd'hui  que  M.  Thiers 
se  laisse  aller  à  l'enivrement  de  quelques  fumées  semblables?  Heureuse- 
ment, la  conduite'  de  M.  Thiers  au  13  mars,  au  11  octobre,  au  22  février, 
nous  assure  ,  et  nous  permet  d'affirmer  que  ses  erreurs  sont  courtes.  Hâ- 
tons-nous donc  de  prédire  que  celle-ci  ne  sera  pas  longue,  et  que  la  passion 
cessera  bientôt  de  voiler  les  grandes  et  hautes  lumières  de  son  esprit 
éminent. 

Enfin,  M.  Thiers  rappelle  que  le  gouvernement  de  juillet  avait  à  son  ori- 
gine une  troisième  tâche,  celle  de  résister  à  l'emportement  des  esprits,  de 
s'opposer  à  l'excès  des  sentimens  nationaux ,  long-temps  froissés ,  et  qui  ve- 
naient de  faire  explosion.  En  un  mot,  il  fallait  arrêter  le  mouvement  popu- 
laire qui  tendait  à  forcer  le  gouvernement  à  s'associer  aux  révolutions  sou- 
daines qui  éclataient  à  Bologne ,  à  Bruxelles ,  à  Varsovie.  Nous  sommes  heu- 
reux de  n'avoir  ici  à  adresser  que  des  éloges  à  M.  Thiers.  La  tâche  dont  il 
parle,  il  sut  la  remplir  pleinement  pour  sa  part.  Il  prouva  avec  courage,  à  la 
tribune,  que  la  France  ne  devait  pas  déchirer  les  traités,  même  défavorables, 
et  que  puisqu'elle  avait  subi  avec  grandeur  et  une  noble  résignation  ceux 
que  la  fortune  des  batailles  lui  avait  imposés  en  1815,  il  fallait  les  res- 
pecter encore.  Il  démontra  avec  une  logique,  qui  pénétra  dans  tous  les  esprits 
sensés  et  prévoyans,  que  ce  respect  des  traités  ferait  notre  force  dans  l'ave- 
nir, que  l'Europe  s'accoutumerait  à  prendre  confiance  dans  ce  gouverne- 
ment nouveau ,  dont  elle  se  méfiait,  et  qu'elle  voyait  avec  haine.  M.  Thiers 
n'hésita  pas  à  suivre  ce  système  dans  toutes  ses  conséquences.  Quand  la  ré- 
volution de  Varsovie  éclata ,  il  démontra,  en  outre,  que  la  Pologne  était  trop 
éloignée,  qu'elle  n'était  pas  dans  notre  rayon  d'action  politique;  il  développa 
b  carte,  montra  que  cette  Pologne  est  un  pays  de  plaines,  qui  compte  à 
peine  quelques  places  fortes,  et  n'hésita  pas  à  conclure  que,  ni  la  nature,  ni 
les  hommes,  ne  l'avaient  destinée  à  jouir  de  la  nationalité  et  de  l'indépen- 
dance. Plus  tard,  pour  Bologne,  et  les  autres  villes  des  états  romains, 
M.  Thiers  déclara  que  la  France  n'ayant  fait  la  guerre,  ni  pour  reprendre  les 
limites  du  Rhin ,  ni  pour  sauver  la  Pologne  ,  ne  devait  pas  risquer  son  avenir 
tout  entier  pour  avoir  le  plaisir  de  donner  des  constitutions  à  quelques  pe- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tites  villes  des  états  du  pape,  qui  ne  s'en  souciaient  guère.  M.  Thiers  ne  s'en 
tint  pas  là.  En  descendant  de  la  tribune,  il  consigna  ses  opinions  dans  une 
brochure  que  lut  l'Europe  entière,  et  dont  nous  avons  cité  quelques  frag- 
mens.  Citons  encore  ces  beaux  passages.  Ils  ne  sauraient  être  trop  i-elus  dans 
les  circonstances  oii  nous  nous  trouvons. 

«  Il  fallait  donner  des  frontières  à  la  Belgique,  écrivait  M.  Thiers.  On  a 
obtenu  pour  elle  celles  de  1790 ,  mais  avec  des  avantages  qu'elle  n'avait  pas. 
Elle  échange  une  portion  du  Limbourg  contre  des  enclaves  que  la  Hollande 
possédait;  elle  a  perdu  une  petite  portion  du  Luxembourg,  mais  elle  a,  de 
plus  qu'en  1790,  la  province  de  Liège,  Philippeville  et  Marienbourg.  Elle  a  la 
liberté  de  l'Escaut  ;  elle  a  la  libre  navigation  des  fleuves  et  des  canaux  de  la 
Hollande.  Elle  peut  en  ouvrir  de  nouveaux  sur  le  territoire  de  cette  nation. 
Elle  a  Anvers  au  lieu  de  Maëstricht,  c'est-à-dire  du  commerce  au  lieu  de 
moyens  de  guerre.  Elle  supporte  un  tiers  de  la  dette  néerlandaise,  en  repré- 
sentation de  la  dette  austro-belge,  antérieure  à  1789,  de  la  dette  franco-belge, 
comprenant  le  temps  de  la  réunion  à  la  France  ,  en  représentation ,  enfin ,  de 
la  part  qu'elle  devait  prendre  dans  la  dette  contractée  depuis  1815  par  le 
royaume  des  Pays-Bas.  Ces  trois  parts  n'égalent  pas  sans  doute  le  tiers  qu'elle 
supporte ,  mais  les  avantages  commerciaux  qu'on  lui  a  cédés  présentent  une 
surabondante  compensation.  La  Hollande  perd  le  Luxembourg,  qui  lui  avait 
été  donné  en  échange  des  principautés  héréditaires  de  Dietz,  Dillembourg, 
Hadamar,  Siégen.  Elle  voit  lui  échapper  l'immense  monopole  de  l'Escaut; 
enfin ,  on  lui  ravit  cette  Belgique  qui ,  en  1815,  avait  été  une  consolation  du 
cap  de  Bonne-Espérance  et  de  tant  de  colonies  perdues.  A-t-on  été  bien 
injuste,  bien  dur  envers  les  Belges,  bien  partial  pour  Guillaume?  Ainsi,  en 
récapitulant  ce  que  la  Belgique  et  nous  avons  gagné,  nous  dirons  que  la  Bel- 
gique a  gagné  :  d'être  détachée  de  la  Hollande,  reconnue,  constituée  mieux 
qu'en  1790;  pourvue  de  routes,  de  communications,  d'avantages  commer- 
ciaux ;  rendue  neutre,  ce  qui  veut  dire  garantie  de  la  guerre  ou  secourue  for- 
cément par  la  France,  l'un  ou  l'autre  infailliblement;  pourvue  d'un  roi  qui 
la  chérit  déjà,  et  qui  est  la  seule  personne  devenue  populaire  dans  ce  pays 
depuis  un  an  et  demi;  appelée  enfin  à  un  bel  avenir.  Nous  dirons  que  la  France 
a  gagné  :  d'abord,  tout  ce  qu'a  gagné  son  alliée;  ensuite ,  la  destruction  du 
royaume  des  Pays-Bas,  qui  était  une  redoutable  hostilité  contre  elle,  une 
vaste  tête  de  pont,  comme  on  a  dit;  le  remplacement  de  ce  royaume  par  un 
état  neutre  qui  la  couvre,  ou  bien  devient  un  allié  utile,  et  lui  permet  de 
s'étendre  jusqu'à  la  Meuse;  la  destruction  des  places  qui  lui  étaient  inutiles, 
puisqu'elle  possède  deux  rangs  de  places  sur  cette  frontière,  et  qui  ne  pou- 
vaient être  bonnes  qu'à  d'autres  qu'à  elle;  par  suite,  un  mouvement  rétro- 
grade, pour  le  système  anti-français,  de  Mons  et  Tournay  jusqu'à  Maëstricht  ; 
enfin,  la  consécration  d'une  révolution.  Il  nous  semble  que  de  tels  résultats, 
sans  guerre,  sont  une  des  plus  grandes  nouveautés  de  la  diplomatie;  que  le 
cabinet  qui  a  su  les  obtenir,  n'a  manqué  ni  de  force  ni  d'habileté ,  et  que  les 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  555 

puissances  qui  les  ont  accordés,  n'étaient  pas  conjurées  contre  la  France, 
résolues  à  sa  perte.  Leur  noble  modération  était  un  retour  dû  à  la  noble  mo- 
dération de  la  France.  » 

M.  Thiers  ajoutait  encore  que  le  principe  de  non  intervention,  établi  par 
M.  Mole ,  ne  pouvait  s'appliquer  au  monde  entier.  On  ne  peut,  disait-il,  l'ap- 
pliquer qu'à  certains  états ,  à  ceux  dont  les  intérêts  sont  communs  avec  les 
nôtres,  et  il  ne  doit  s'étendre  qu'aux  pays  compris  dans  notre  rayon  de  dé- 
fense ,  c'est-à-dire  la  Belgique ,  la  Suisse  et  le  Piémont.  Il  n'est  donc  pas 
question  de  la  Romagne!  —  «  Si  la  France  eût  fait  autrement ,  dit  M.  Thiers , 
outre  qu'elle  prenait  envers  tous  les  peuples  le  fol  engagement  que  nous 
venons  de  dire ,  elle  acceptait  la  guerre  contre  l'Autriche ,  c'est-à-dire  contre 
l'Europe ,  pour  deux  provinces  italiennes;  elle  faisait  pour  ces  provinces  ce 
qu'elle  n'avait  pas  voulu  faire  pour  se  donner  la  Belgique;  elle  changeait,  pour 
les  intérêts  des  autres ,  un  système  de  paix  qu'elle  n'avait  pas  changé  pour 
ses  propres  intérêts;  en  se  compromettant,  elle  jouait  la  liberté  du  monde 
pour  la  liberté  de  quelques  cités  italiennes.  Ou  les  raisons  qu'elle  avait  eues  de 
renoncer  au  Rhin  étaient  insuffisantes  ,  ou ,  si  elles  étaient  suffisantes ,  elles 
devaient  lui  interdire  de  marcher  aux  Alpes  ,  bien  entendu  ,  la  Suisse  et  le 
Piémont  restant  intacts. 

'  Engager  l'Autriche  à  se  retirer,  lui  interdire  de  séjourner  dans  ces  pro- 
vinces, engager  Rome  à  adoucir,  à  améliorer  leur  sort,  était  tout  ce  qu'on 
pouvait:  sinon,  on  entreprenait  une  croisade  universelle.  La  France  avait 
tout  risqué  pour  la  Belgique  ,  elle  aurait  tout  risqué  pour  le  Piémont;  elle 
ne  le  devait  pas,  elle  ne  le  pouvait  pas  pour  Modène  et  Bologne. 

<■  Une  autre  question  s'élevait  d'ailleurs,  question  effrayante,  celle  delà 
papauté.  L'insurrection  réussissant ,  la  papauté  était  obligée  de  s'enfuir  et  de 
prendre  la  route  de  Vienne ,  car  nous  n'étions  pas  là  pour  lui  faire  prendre 
celle  de  Savone  ou  de  Paris.  Or,  nous  le  demandons ,  on  sait  ce  que  la  pa- 
pauté a  fait  à  Paris  !  Qu'eût-elle  fait  établie  à  Vienne  ?  Figurez-vous  le  pape  à 
Vienne ,  tenant  dans  ses  mains  les  consciences  dévotes  du  midi  et  de  l'ouest 
de ia  France!  C'était  la  guerre  religieuse ,  jointe  à  la  guerre  territoriale  et 
politique.  C'étaient  trois  questions  à  la  fois.  » 

Enfin,  un  an  après  la  publication  de  cet  écrit ,  M.  Thiers  le  complétait  en 
disant  ces  mémorables  paroles  à  la  chambre  :  «  Qu'il  me  soit  permis  de  m'é- 
tonner  que  les  mêmes  hommes  qui  se  sont  plaints  que  la  France  manquât  de 
résolution  et  de  dignité,  qu'elle  se  laissât  enlacer  dans  des  négociations  sans 
fin ,  viennent  aujourd'hui  se  plaindre  qu'on  ait  voulu  mettre  un  terme  à  ces 
négociations ,  et  faire  exécuter  les  traités.  La  France  a  déjà  montré  une  ré- 
solution qu'on  a  louée  :  c'est  lorsqu'elle  a  dit  que  la  Belgique  ne  serait  pas 
envahie  par  une  armée  prussienne.  Tout  le  monde  a  applaudi  au  noble  cou- 
rage que  la  France  a  déployé  ce  jour-là.  Il  fallait  encore  donner  une  autre 
preuve  de  résolution,  ilfaUaii  dire  ;  Des  traités  ont  été  signés,  ils  seront 
exécutés.  » 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Or,  c'était  M.  Mole,  alors  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  avait  dit 
que  si  un  soldat  prussien  entrait  en  Belgique,  nous  y  ferions  entrer  une  ar- 
mée; mais  M.  Mole  ne  pouvait  parler  que  du  territoire  accordé  à  la  Belgique 
par  les  traités,  et  c'est  ainsi  que  l'entendait  également  M.  Thiers,  on  le  voit 
par  ses  paroles.  D'oii  vient  donc  qu'il  conteste  aujourd'hui  le  traité  des  24  arti- 
cles, signé  par  la  France  à  la  demande  instante  de  la  Belgique,  et  par  la  Bel- 
gique elle-même  qui  refuse  de  l'exécuter? 

M.  Thiers  reconnaît  aujourd'hui  que  tel  a  été  son  système,  en  effet,  et  qu'il 
a  appuyé  le  système  de  la  résistance  pendant  huit  années;  mais  M.  Thiers 
prétend  que  le  système  a  changé,  que  la  politique  des  huit  années  a  subi  des 
altérations,  des  changemens,  et  que  lui  étant  resté  le  même,  il  n'a  pas  dû  s'y 
associer. 

Voyons  donc  comment  M.  Thiers,  qui  demande  depuis  deux  ans  l'inter- 
vention en  Espagne,  qui  ne  veut  pas  ratifier  la  convention  qui  obligeait  la 
France  à  évacuer  les  états  du  pape,  en  même  temps  que  les  évacuaient  les 
Autrichiens,  qui  ne  veut  pas  qu'on  exécute  le  traité  des  24  articles,  est  le 
même  que  l'honorable  député  et  l'écrivain  dont  nous  venons  de  citer  les  écrits 
et  les  paroles. 

«  J'ai  toujours  cru  ,  dit  M.  Thiers,  qu'en  toutes  choses  il  y  a  un  terme  au- 
quel il  faut  s'arrêter,  qu'on  ne  doit  pousser  à  bout  aucun  système  politique. 
J'ai  toujours  été  convaincu  que  tous  les  gouvernemens  ont  péri  pour  n'avoir 
point  su  s'arrêter  au  point  juste  où  une  conduite,  de  bonne  qu'elle  était, 
devient  mauvaise ,  excessive  et  dangereuse.  L'ordre  matériel  rétabli ,  le  gou- 
vernement devait  discerner  le  moment  où  son  existence  n'était  plus  en  péril , 
où  la  force  publique,  reconstituée,  était  partout  prête  à  obéir,  où  les  partis, 
avertis  de  cette  disposition ,  renonçaient  à  prendre  les  armes.  Ce  jour-là  ,  il 
devait  devenir  calme,  impassible,  renoncer  à  des  mesures  rigoureuses,  désor- 
mais sans  utilité  suffisante.  Il  avait  bien  fait,  du  moins  à  mon  avis  ,  de  frap- 
per les  associations  qui  permettaient  à  une  jeunesse  exaltée,  à  des  ouvriers 
égarés,  d'organiser  publiquement  des  armées;  il  avait  bien  fait  d'interdire  à 
la  presse  la  provocation  à  la  révolte ,  l'outrage  à  la  personne  du  roi.  Mais 
quand  aucun  parti  n'osait  plus  affronter  la  garde  nationale  et  l'armée,  quand 
la  presse ,  sentant  ses  propres  fautes ,  était  moins  provocatrice  et  moins  ou- 
trageante, convenait-il  d'ajouter  des  lois  à  des  lois ,  jusqu'à  ce  qu'on  rencon- 
trât dans  les  chambres  un  échec  éclatant ,  celui  de  la  loi  de  disjonction  ?  » 

M.  Thiers  s'élève  ici,  on  le  voit,  contre  la  politique  de  M.  Guizot  et  du 
parti  doctrinaire.  Il  s'est  séparé  du  gouvernement  à  cause  des  lois  de  rigueur 
que  les  doctrinaires  ont  proposées  et  soutenues  ;  ce  qui  lui  semble  excessif 
et  dangereux ,  ce  qui  a  commencé  de  l'éloigner,  c'est  le  système  d'intimida- 
tion doctrinaire,  qui  a  survécu  aux  troubles  qui  l'avaient  fait  naître  et  auquel 
le  ministère  de  l'amnistie  a  mis  fin.  Comment  donc  se  fait-il  que  M.  Thiers 
se  trouve  aujourd'hui  l'allié,  l'ami,  le  soutien  des  doctrinaires,  et  qu'il  soit 
l'adversaire  le  plus  ardent  du  ministère  d'amnistie?  Jusqu'à  présent,  nous 


REVUE. — CHRONIQUE.  557 

nous  étions  refusés  à  croire  que  M.  Thiers  rédigeât  lui-même  le  Constitu- 
tionnel, qui  s'était  pourtant  vanté  de  sa  coopération  ;  mais  voilà  que  M.  Thiers 
tient  exactement  le  langage  du  Constitutionnel  et  des  journaux  qui  repro- 
chent au  ministère  actuel  des  faits  qui  lui  sont  tout-à-fait  étrangers.  Hier 
même ,  le  parti  se  disant  parlementaire  résumait  ces  accusations  par  les 
cinq  chefs  suivans  :  Point  de  conversion  de  rente ,  point  d'économie  dans  les 
dépenses.  —  Des  lois  de  quitus.  —  Des  lois  de  dotation  et  d'apanage.  —  Des 
lois  de  millions  pour  les  palais  royaux.  A  ces  cinq  chefs,  on  a  parfaitement  ré- 
pondu, en  faisant  remarquer  :  1"  que  M.  Thiers,  ministre  du  II  octobre, 
a  combattu  la  conversion  de  la  rente ,  et  s'est  engagé  à  la  faire  au  22  février; 
mais  il  n'y  a  pas  même  songé ,  et  il  a  proposé  l'intervention  en  Espagne ,  ce 
qui  rendait  la  conversion  impossible;  2°  que  M.  Thiers  étant  ministre  au  11 
octobre,  a  demandé  cent  millions  de  travaux ,  et  au  22  février,  des  supplé- 
mens  de  crédit  qui  lui  ont  valu  un  outrageant  discours  de  M.  Duvergier  ; 
3"  que  la  loi  de  quitus  a  été  présentée  par  M.  Duchatel  ;  4°  que  c'est  sous  le 
ministère  de  MM,  Guizot ,  Duchàtel  et  Persil ,  que  les  lois  de  dotations  et 
d'apanage  ont  été  présentées ,  et  que  c'est  le  cabinet  du  15  avril  qui  les  a  reti- 
rées ;  ô°  enfin ,  que  les  embellissemens  de  Versailles  et  de  Fontainebleau  n'ont 
rien  coûté  au  pays  ,  tandis  que,  sous  le  ministère  de  M.  Thiers  et  de  M.  Gui- 
zot ,  il  a  été  présenté  une  loi  qui  proposait  de  donner  dix-huit  millions  au  roi 
pour  l'achèvement  du  Louvre.  Or,  le  parti  parlementaire  actuel  se  compose 
de  tous  les  hommes  qui  ont  pris  part  aux  actes  que  nous  venons  de  citer. 

<<  On  avait  bien  fait ,  dans  les  premiers  momens ,  ajoute  IM.  Thiers ,  de  ré- 
sister à  cette  irritation,  qui,  en  poursuivant  ce  qu'on  appelait  les  carlistes 
et  le  partt-prctre ,  pouvait  amener  un  bouleversement  administratif  ou  une 
rupture  avec  l'antique  religion  du  pays  ;  mais  fallait-il  si  tôt  passer  à  ces  pré- 
venances maladroites  envers  des  hommes  qui  dédaignent  le  gouvernement 
actuel ,  à  ces  encouragemens  pour  le  clergé ,  qui  sont  la  faiblesse  des  gou- 
vernemens  nouveaux  ,  trop  pressés  de  s'éloigner  de  leur  origine  ?  » 

Nous  cherchons  quelque  exemple  de  ces  prévenances  maladroites  dont  parîe 
M.  Thiers,  et  nous  n'en  trouvons  pas  ;  mais  ,  en  revanche ,  nous  voyons  que 
M.  Thiers  et  ses  amis  ,  que  -M.  Guizot  et  ses  amis  ont  signé  l'engagement  de 
porter  partout  les  légitimistes  dans  les  élections  et  de  voter  pour  eux.  En  fait 
d'avances ,  nous  n'en  voyons  pas  de  plus  décisives  que  celles-là,  et  si  M.  Thiers 
éprouve  de  la  répugnance  à  favoriser  le  parti  légitimiste ,  nous  ne  compre- 
nons pas  sa  conduite,  qui  tend  à  maintenir  et  à  augmenter  ce  parti  dans  la 
chambre,  par  conséquent  à  lui  donner  plus  d'influence  dans  le  gouvernement  ! 

Ce  grief  arrête  toutefois  sérieusement  M.  Thiers.  Il  lui  plaît  de  voir  une 
invasion  d'émigrés  dans  le  gouvernement,  comme  au  temps  de  Napoléon, 
qui  manqua,  dit-il,  d'habileté  et  de  grandeur  quand  il  se  hâta  d'attirer  ces 
mêmes  émigrés  dans  sa  cour  et  d'accumuler  autour  de  son  trône  toutes  les 
pompes  de  l'église.  Où  sont  donc,  s'il  vous  plait,  ces  émigrés  qui  assiègent 
les  Tuileries?  Nous  ne  voyons  autour  du  trône  que  des  vieux  soldats  de  N'a- 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poléon,  qui  ont  acheté  par  vingt  ans  de  combats,  puis  par  vingt  ans  d'exil 
ou  de  disgrâce,  l'honorable  retraite  qu'ils  ont  trouvée  près  du  roi.  A  ses  fêtes, 
à  ses  réceptions,  figurent  des  députés,  des  pairs,  des  citoyens  de  tous  les 
rangs,  des  industriels,  des  savans,  tous  ceux  qui  exercent  un  droit  politique, 
ou  qui  se  sont  recommandés  à  l'estime  publique  par  de  nobles  succès,  par 
une  vie  laborieuse  ,  par  des  services  rendus  au  pays.  Où  est  la  place  des 
émigrés  dans  tout  cela?  Quel  rapport  trouver  entre  Napoléon  qui  restaurait 
l'étiquette  de  Louis  XIV,  et  Louis-Philippe  et  ses  enfans ,  dont  le  parti  de 
l'ancienne  cour  critique  chaque  jour,  dans  ses  journaux ,  les  mœurs  simples 
et  bourgeoises?  M.  Thiers  a  bien  raison  de  terminer  cette  longue  partie  de  sa 
lettre  en  disant  que  ces  faits  sont  d'une  médiocre  importance.  Ajoutons  que 
ces  griefs  sont  nuls  ou  puérils,  et  passons  avec  lui  à  ceux  qu'il  regarde 
comme  plus  graves,  au  chapitre  des  affaires  étrangères. 

Une  discussion  de  douze  jours ,  où  M.  Mole  est  monté  dix-sept  fois  à  la 
tribune  pour  répondre  victorieusement  à  M.  Thiers  ne  lui  suffit  pas.  M  Thiers 
réveille  une  vieille  querelle  qui  ne  s'est  pas  terminée  à  son  avantage ,  et  où  il  a 
fait  briller  un  talent  digne  d'une  meilleure  cause.  «  Le  gouvernement  a  été  fai- 
bleau  dehors  comme  au  dedons,  dit  M.  Thiers,  qui  tout  à  l'heure  s'était  séparéde 
lui  parcequ'il  avait  montré, disait-il,  trop  de  rigueur.Le  gouvernementa  voulu 
prouver  à  l'Europe  qu'il  ne  s'intéresse  qu'à  sa  propre  existence;  qu'il  est  indiffé- 
rent à  l'Italie,  à  l'Espagne,  à  la  Belgique,  et  à  tous  les  états  dont  le  cabinet  anté- 
rieur avait  pris  la  défense.  »  Nous  venons  de  voir,  par  les  citations  de  M.  Thiers, 
de  quelle  manière  il  avait  pris  la  défense  de  l'Italie,  comment  il  entendait  alors 
donner  à  la  Belgique  plus  que  ne  lui  accordent  les  traités ,  de  quelle  façon  il 
envisageait  la  nationalité  de  la  Pologne.  Et  le  ministère  actuel  aurait  fait  moins  ! 
M.  Mole  qui,  de  l'aveu  de  M. Thiers ,  a  maintenu  l'intégrité  de  la  Belgique,  au- 
rait voulu  prouver  à  l'Europe  que  la  Belgique  ne  l'intéresse  pas!  Voilà  sans 
doute  pourquoi  il  combat  depuis  six  mois  pour  elle  dans  la  conférence,  et 
comment  il  est  parvenu  à  faire  modifier  à  son  avantage  toutes  les  conditions 
financières  du  traité  des  vingt-quatre  articles!  En  ce  qui  est  d'Ancône, 
M.  Thiers  dit  que  l'engagement  qui  a  été  pris  envers  nous  n'a  pas  été  exé- 
cuté. Cet  engagement  consistait  à  faire  évacuer  les  Marches  par  les  Autri- 
chiens, et  déjà  avant  l'embarquement  de  nos  troupes ,  il  ne  restait  pas  un 
Autrichien  dans  les  IMarches.  En  Belgique,  dit  M.  Thiers,  il  y  avait  un  traité, 
mais  personne  ne  l'avait  exécuté.  On  avait  modifié  les  dix-huit  articles  signés 
précédemment,  M.  Thiers  demande  pourquoi  on  n'a  pas  modifié  les  vingt- 
quatre  articles.  Est-ce  un  jeu  de  l'imagination  de  M.  Thiers,  que  la  repro- 
duction de  pareils  argumens?  M.  Thiers,  qui  a  été  ministre  des  affaires 
étrangères,  peut-il  sérieusement  avoir  oublié  que  le  traité  des  dix-huit  arti- 
cles était  un  acte  émané  spontanément  de  la  conférence  de  Londres,  tandis  que 
le  traité  des  vingt-quatre  articles  qui  règle  les  limites  de  la  Belgique  et  de  la 
Hollande  a  été  fait  à  la  demande  réitérée  de  la  Belgique,  et  que  le  plénipo- 
tentiaire belge  à  Londres  l'a  sollicité  comme  une  faveur,  en  invoquant  la 


REVUE. — CHRONIQUE.  55^ 

garantie  de  la  France  ?  M.  Thiers  ne  sait-il  pas  que  la  Belgique  a  demandé  à 
signer  ce  traité  et  à  le  rendre  obligatoire,  sans  la  participation  du  roi  des 
Pays-Bas,  qui  se  refusait  à  traiter?  M.  Thiers  igiiore-t-il  que  la  Belgique  a 
traité  avec  les  cinq  puissances,  sous  leur  garantie,  et  que  le  traité  des  24  ar- 
ticles est  l'acte  même  qui  établit  sa  nationalité  en  Europe?  On  a  donc  pu  mo- 
difier les  18  articles,  tandis  que  l'on  ne  pouvait  modifier  les  24  articles  que  sous 
le  rapport  financier,  car  un  des  articles  de  ce  traité  réservait  expressément  la 
révision  de  ce  qui  était  relatif  à  la  dette  des  deux  états.  C'est  pour  ce  motif, 
qu'eu  égard  aux  dispendieux  déploiemens  de  forces  militaires  que  le  roi  de  Hol- 
lande a  rendus  nécessaires  par  son  refus  de  signer  le  traité  pendant  huit  ans,  la 
conférence  vient  de  libérer  la  Belgique  d'une  somme  de  68  millions  de  fiorins 
(  125  millions  de  francs) ,  et  ce  résultat  est  dû  aux  efforts  de  M.  Mole.  Il  est 
vrai  que  M.  Mole  ne  fera  pas  avancer  une  armée  et  ne  fera  pas  la  guerre  à 
l'Europe  pour  détruire  un  traité  que  la  Belgique  a  invoqué  depuis  huit  ans, 
comme  la  charte  de  ses  droits  et  le  titre  légal  de  son  indépendance.  Si  c'est 
ainsi  que  M.  Thiers  entend  la  dignité  de  la  France ,  il  diffère ,  en  effet ,  essen- 
tiellement du  cabinet  du  15  avril ,  qui  croirait  manquer  à  tous  ses  enga- 
gemens  et  commettre  un  acte  d'agression  et  de  violation  des  droits ,  ea 
donnant  par  les  armes,  à  la  Belgique,  un  territoire  qui  est  devenu,  depuis  le 
traité  de  Vienne ,  un  état  dépendant  du  roi  de  Hollande ,  en  sa  qualité  de 
duc  de  Luxembourg.  Libre  maintenant  à  M.  Thiers  de  s'écrier  que  le  Lim- 
bourg  et  le  Luxembourg  se  sont  insurgés  en  même  temps  que  la  Belgique , 
et  doivent  partager  son  sort.  M.  Thiers  sait  bien  par  lui-même  qu'il  ne  faut 
pas  donner  les  mains  à  toutes  les  révolutions,  et  la  Belgique  a  partagé  ce 
principe;  car,  en  signant  le  traité  des  24  articles  à  Londres,  elle  n'a  pas 
revendiqué  ces  deux  territoires  :  elle  les  a  abandonnés  à  leur  propre  sort. 

M.  Thiers  vient  ensuite  à  l'Espagne ,  et  ses  argumens  ne  sont  pas  meilleurs. 
«  Il  y  avait  un  traité  aussi  en  Espagne,  dit-il,  et  celui-là  a-t-on  songé  à 
l'exécuter?  Puisqu'on  était  si  jaloux  de  demeurer  fidèle  aux  traités,  et  on 
avait  raison  de  l'être  ;  puisqu'on  se  montrait  si  pressé  d'exécuter  la  conven- 
tion d'Ancône,  d'exécuter  le  traité  des  24  articles  ,  pourquoi  ne  pas  montrer 
le  même  empressement  pour  le  traité  de  la  quadruple  alliance  ?  Pourquoi  se 
défendre  de  l'exécuter  au  point  de  refuser  à  la  malheureuse  Espagne  le 
secours  si  facile,  si  peu  compromettant  de  nos  vaisseaux? 

«  Il  y  avait  doute ,  dit-on ,  sur  la  valeur  du  traité  de  la  quadruple  alliance; 
mais  il  y  avait  doute  aussi  sur  la  valeur  de  la  convention  d'Ancône  ;  il  y  avait 
doute  sur  le  traité  des  24  articles.  Ne  craint-on  pas  que  chacun  fasse  cette  ré- 
flexion si  simple  :  c'est  que  sur  les  trois  points  on  résout  le  doute  dans  le 
même  sens ,  et  contre  nos  propres  intérêts  ?  Ainsi ,  à  Ancône  on  exécute  les 
traités,  mais  contre  la  cause  de  la  révolution;  en  Espagne,  au  contraire, 
on  refuse  de  les  exécuter,  mais  ici  encore  contre  la  cause  de  la  révolution, 
toujours,  dans  tous  les  cas,  on  exécute  ou  l'on  n'exécute  pas  contre  la  même 
cause,  celle  de  la  révolution.  » 

Eh  bien!  M.  Thiers  apprécie  encore  mal  le  traité  de  la  quadruple-alliance. 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  traité  a  été  publié ,  chacun  a  pu  le  lire.  Que  dit-il  ?  Que  les  quatre  puissances 
devront  se  secourir,  et  qu'une  coopération  pourra  avoir  lieu  en  Espagne,  mais 
de  l'accord  unanime  des  quatre  puissances,  et  après  avoir  réglé  entre  elles  ce 
mode  de  coopération. Or  la  demande  d'intervention,  faite  par  l'Espagne  à  Paris 
et  à  Londres,  n'a  pas  trouvé  d'assentiment  en  Angleterre.  Le  cabinet  anglais 
a  refusé  de  s'entendre  avec  le  gouvernement  français,  qui  lui  proposait  d'oc- 
cuper concurremment  Saint-Sébastien  et  le  fort  du  Passage,  et  ce  refus  a  dû 
empêcher  de  passer  outre.  Il  n'est  donc  pas  vrai  qu'il  y  ait  eu  doute,  com-me 
le  dit  M.  Thiers  ,  sur  aucun  des  trois  traités.  La  convention  d'Ancône  était 
très  nette  ;  elle  a  été  exécutée.  Le  traité  des  24  articles  traçait  les  limites  de 
la  Belgique  sans  aucune  équivoque  ?  Nous  avons  dû  renoncer  à  changer  par 
la  force  ces  limites  acceptées  par  la  Belgique  et  garanties  par  nous.  Le  traité 
de  la  quadruple  alliance  exigeait  l'unanimité  des  puissances  contractantes 
pour  la  coopération.  Nous  avons  dû  renoncer  à  coopérer,  puisque  l'Angle- 
terre refusait  son  assentiment.  Où  est  le  doute,  où  est  l'incertitude,  et  com- 
ment échapper  à  des  traités  si  formels?  Une  dépêche  de  M.  Thiers,  lue  à  la 
tribune  par  M.  Mole ,  prouve  bien  que  M.  Thiers  enjoignait  à  notre  ambas- 
sadeur de  refuser  l'évacuation  d'Ancône,  même  après  le  départ  des  Autri- 
chiens; mais  c'était  substituer  la  force  au  droit,  et  nous  ne  voyons  pas  que 
ce  soit  là  un  moyen  bien  sûr  de  maintenir  la  paix ,  quoique  M.  Thiers  déclare 
qu'il  la  croit  plus  compromise  qu'assurée  par  la  conduite  de  M.  Mole! 

Quant  à  nous,  nous  pensons  que  non-seulement  nous  aurions  allumé  la 
guerre  par  une  conduite  contraire,  mais  encore  que  nous  l'aurions  partout. 
Récapitulons  un  peu  ce  qu'a  voulu  M.  Thiers  depuis  le  22  février  1836  : 

L'intervention  en  Espagne,  d'abord ,  au  sujet  de  laquelle  M.  Thiers  a  quitté 
le  ministère  ; 

Le  maintien  de  nos  troupes  à  Ancône,  en  dépit  de  la  convention  de  Casi- 
mir Périer,  et  après  l'évacuation  des  Autrichiens,  selon  les  ordres  donnés 
par  M.  Thiers  dans  sa  fameuse  dépêche  ; 

La  rupture  du  traité  des  24  articles  que  M.  Thiers  déclare  non  définitifs  et 
faits  pour  être  modifiés,  tandis  que  la  conférence  s'est  montrée  d'un  avis 
contraire. 

Ainsi,  vous  vouliez  à  la  fois  intervenir  en  Espagne,  garder  Ancône,  et 
vous  opposer  au  traité  des  24 articles.  C'était  la  guerre,  en  Espagne  d'abord, 
])uis  en  Italie  avec  l'Autriche  et  les  princes  de  la  Haute-Italie ,  et  la  guerre 
en  Belgique  contre  l'Autriche,  la  Russie,  la  Prusse,  la  confédération  ger- 
manique que  vous  voulez  dépouiller,  et  enfin  avec  l'Angleterre.  Comptons 
jnaintenant  les  forces  qui  vous  seraient  nécessaires. 

En  Italie,  l'Autriche  a  120,000  hommes  à  faire  marcher  en  peu  de  jours, 
et  le  seul  roi  de  Sardaigne  a  une  armée  de  100,000  hommes.  Cent  cinquante 
mille  hommes  ne  seraient  donc  pas  de  trop 150,000 

L'intervention  en  Espagne, au  dire  d'un  prince  espagnol, 
serait  l'affaire  de  dix  ans  et  de  cent  mille  hommes  ....    100,000 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  561 

Et  en  Belgique,  deux  cent  mille  hommes  ne  seraient  pas 
de  trop  pour  faire  face  aux  cinq  puissances 200,000 

450,000 

Tel  est  le  contingent  actif  que  nécessiterait  le  système  de  paix  de  M.  Thiers. 
Il  dépasserait  grandement  le  chiffre  de  nos  forces  actuelles ,  et  cependant  il 
ne  nous  resterait  pas  un  soldat  pour  l'Afrique,  pour  nos  places  fortes  et  le 
reste  de  notre  système  de  défense  ! 

Que  M.  Thiers  vienne  demander  maintenant  si  ce  qu'il  nomme  le  système 
d'abandon  a  éloigné  ou  amoindri  une  seule  difficulté,  nous  lui  demanderons 
ce  qui  serait  advenu  des  mesures  qu'il  eût  prises  conformément  aux  principes 
qu'il  expose!  M.  Thiers  veut  la  paix.  «  On  dit  que  mes  amis  et  moi  nous 
voulons  la  guerre  ,  s'écrie-t-il,  c'est  un  mensonge.  »  Soit,  vous  ne  voulez  pas 
la  guerre,  mais  vous  l'auriez,  si  vous  gouverniez  ainsi;  de  même  que  nous 
ne  vous  accusons  pas  de  vouloir  la  république ,  quoique  vous  fassiez ,  en  ce 
moment ,  tout  ce  qu'il  faut  pour  nous  la  donner,  et  avec  elle  la  propagande  , 
ainsi  qu'une  conflagration  européenne. 

Vous  demandez  aussi  qu'est  devenue  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre. Nous  vous  dirons  qu'elle  est  telle  que  vous  l'avez  laissée,  et  peut-être 
plus  solide  encore,  car  des  traités  de  commerce  importans  l'ont  consolidée, 
et  le  plus  important  de  tous,  une  convention  de  douanes  entre  les  deux 
pays,  s'élabore  en  ce  moment.  Ne  semble-t-il  pas,  en  vérité,  que  M.  Thiers  et 
M.  Guizot  aient  emporté  avec  eux  l'alliance  anglaise  quand  ils  ont  quitté  le 
ministère,  et  qu'ils  nous  la  rendront  à  leur  retour?  Qu'ils  consultent  donc 
leurs  amis  ,  s'ils  en  ont  en  Angleterre,  qu'ils  fassent  demander  à  lord  Pal- 
merston  ce  qu'il  pense  de  leur  conduite  actuelle!  Des  hommes  politiques  du 
plus  grand  poids,  non  suspects  de  partialité,  et  qui  sont  bien  loin  d'être 
défavorables  à  M.  Thiers,  ont  rapporté  d'étranges  impressions  à  leur  retour 
de  Londres ,  et  y  ont  entendu  de  sévères  paroles  à  Tégard  de  nos  hommes 
d'état  de  la  coalition.  On  sent  à  Londres  que  la  paix  de  l'Europe  est  intéressée 
à  ce  que  la  coalition  échoue,  et  l'on  y  parle  en  conséquence.  Si  elle  s'empa- 
rait des  affaires,  le  moment  d'agir  conformément  à  ces  paroles  serait  venu 
sans  doute;  car,  en  Angleterre,  les  actes  découlent  des  principes.  La  coali- 
tion fera  bien  de  ne  pas  l'oublier. 

Nous  le  répétons,  c'est  la  guerre  où  mènent  directement  vos  voies  paclp- 
qxies  et  votre  manière  d'entendre  les  traités.  La  guerre,  et  dans  quel  temps! 
Quand  la  France  a  tout  à  gagner  par  la  paix  ;  quand  elle  n'a  nul  motif  de  se 
jeter  dans  la  voie  des  conquêtes  et  des  entreprises  violentes.  Voyez  les  pro- 
grès immenses  que  la  France  a  faits  depuis  six  ans.  Elle  les  doit  à  la  paix  et 
au  système  que  vous  blâmez  aujourd'hui.  Quelles  concessions ,  autres  que 
l'exécution  des  traités ,  a-t-elle  faites  en  retour  ?  Aucune.  Qui  songe  à  nous 
provoquer,  à  nous  insulter  en  Europe?  N'a-t-on  pas  vu  à  Lisbonne  ,  à  An- 
cône  ,  à  Anvers ,  en  Afrique ,  à  la  Vera-Cruz ,  que  nous  n'avons  rien  perdu  de 
TOME   XVII.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  vieille  ardeur  militaire?  et  ne  serions-nous  pas  fous  de  braver  l'Europe 
et  de  l'attaquer  pour  répondre  aux  reproches  de  lâcheté  qu'une  opposition 
oisive  adresse  au  gouvernement  depuis  huit  ans?  Et  pourquoi  la  France  se 
jetterait-elle  ainsi  au  travers  de  l'Europe?  Jamais  les  circonstances  ne  nous 
furent  plus  favorables ,  malgré  quelques  embarras  partiels  et  passagers. 
L'alliance  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  sauvegarde  des  libertés  constitu- 
tionnelles en  Europe,  n'a  jamais  été  commandée  par  des  circonstances  plus 
impérieuses.  La  Russie  et  l'Autriche ,  la  Russie  et  l'Angleterre  sont  en  lutte 
pour  leurs  intérêts  en  Orient ,  et  cette  rivalité  n?  cesserait  que  si  la  France 
inquiétait  ces  états  en  cherchant  à  renouveler  en  Europe  la  grande  lutte  ré- 
volutionnaire. La  Prusse  a  ses  embarras  du  côté  du  Rhin  et  du  duché  de  Posen . 
Le  système  d'alliances  qu'elle  voulait  établir  entre  la  noblesse  westpha- 
lienne  des  anciens  cercles  du  Rhin  et  la  noblesse  militaire  de  la  vieille  Prusse , 
a  causé  de  profonds  mécontentemens  parmi  ses  nouveaux  sujets ,  et  les  ques- 
tions religieuses  ont  encore  étendu  et  agrandi  ces  germes.  La  Bavière  et  la 
Prusse  se  font  une  guerre  sourde  et  acharnée  sur  le  terrain  des  questions 
protestante  et  catholique.  La  rivalité  entre  l'Autriche  et  la  Prusse  s'est  aug- 
mentée par  l'effet  du  système  de  douanes  prussien ,  et  l'alliance  de  famille 
entre  la  Prusse  et  la  Russie  couvre  à  peine  les  dissentimens  que  font  naître 
chaque  jour  les  nouveau.^  intérêts  commerciaux  de  ces  deux  états.  Tant  que 
la  France  s'est  montrée  jalouse  de  sa  parole ,  tant  qu'elle  a  respecté  reli- 
gieusement les  traités ,  les  différens  états  de  l'Europe  ont  cru  pouvoir  se 
livrer  avec  sécurité  à  leurs  motifs  réciproques  de  divisions  ;  mais  un  geste  me- 
naçant de  la  France ,  fait  mal  à  propos ,  suffirait  pour  rétablir  en  Europe  la 
bonne  harmonie  de  1815  et  de  1830.  Déjà,  depuis  le  commencement  de  la 
discussion  de  l'adresse,  les  rapports  les  plus  exacts  nous  ont  appris  que 
toutes  les  grandes  puissances  se  remettent  sur  le  pied  de  guerre.  L'Autriche 
remplit  les  cadres  de  son  armée ,  la  Prusse  rappelle  ses  landwehr  et  ses  ré- 
serves ,  la  Russie  fait  avancer  des  troupes  sur  la  Vistule ,  et  arme  ses  flottes 
de  la  mer  Noire.  Enfin ,  l'ordre  est  donné ,  en  Angleterre,  de  mettre  sur  un 
pied  plus  respectable  la  flotte ,  et ,  ce  qui  est  plus  sérieux ,  l'armée  de  terre. 
M.  Thiers  et  M.  Guizot  vantent  sans  cesse  le  cabinet  du  13  mars.  Ce  minis- 
tère n'avait  qu'un  but ,  faire  désarmer  l'Europe,  réduire  les  factions ,  et  il  y 
parvint.  Qu'a  fait  la  coalition ,  qu'a  produit  M.  Guizot ,  quel  résultat  a  obtenu 
M.  Thiers,  qui ,  avec  le  talent  et  l'éloquence,  a  aussi  la  popularité  qui  manque 
à  M.  Guizot?  Leur  ouvrage  est  sous  nos  yeux.  Ils  ont  fait  armer  de  nouveau 
l'Europe,  et  ils  ont  relevé  les  factions  ! 

Il  n'importe ,  les  reproches  ne  tarissent  pas  et  tombent  à  la  fois  sur  le 
gouvernement  et  sur  les  amis  actuels  de  M.  Thiers.  Dans  sa  lettre  aux  élec- 
teurs de  Lizieux ,  M.  Guizot  se  plaint  du  peu  de  fermeté  du  gouvernement 
à  l'intérieur;  il  demande  un  pouvoir  fort,  décidé,  un  chef  qui  force  le  pays 
à  le  suivre ,  et  sans  doute  M.  Guizot  ne  demande  pas  un  chef  qui  mène  la 
France  dans  une  voie  opposée  à  celle  des  doctrinaires.  Dans  sa  lettre  aux  élec- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  563 

leurs  d'Aix ,  M.  Thiers  revient  à  chaque  moment  sur  les  mesures  de  rigueur 
accumulées,  dit-il,  au-delà  du  terme  de  l'utilité.  Il  s'ensuit  que  M.  Guizot 
veut  quelque  chose  de  plus  que  les  lois  de  septembre ,  et  qu'il  veut  encore 
toutes  les  lois  retirées  au  15  avril,  tandis  que  M.  Thiers  semble  demander 
l'abrogation  des  lois  de  septembre  et  peut-être  quelque  chose  de  plus.  Nous 
ne  disons  pas  que  JM.  Guizot  est  sous  l'influence  de  M.  Berryer,  sa  propre 
hîfluence  suflit  pour  motiver  ces  vœux;  mais  assurément  M.  Thiers  est,  à 
cette  heure,  sous  l'influence  de  M.  Odilon  Barrot,  et  dans  tous  les  cas  il 
est  permis  de  demander  à  M.  Guizot  et  à  M.  Thiers  quel  singulier  nœud  les 
unit ,  et  ce  qu'ils  font  ensemble  ! 

C'est  sur  le  vote  des  chambres  que  M.  Thiers  appuie  le  blâme  dont  il  frappe 
le  gouvernement!  Nous  ne  savions  pas,  en  vérité,  que  la  majorité  de  la 
chambre  des  pairs  se  fût  réunie  à  l'éloquence  de  M.  Cousin  et  de  M.  Ville- 
main.  Pour  la  chambre  des  députés,  elle  a  simplement  changé,  d'un  bout  à 
l'autre ,  le  projet  d'adresse  rédigé  par  M.  Thiers  et  les  autres  membres  de  la 
majorité  de  la  commission.  Elle  a  approuvé  tout  ce  que  M.  Thiers  et  ses  amis 
avaient  blâmé,  et  elle  a  soutenu,  par  un  acte  inoui  jusqu'à  ce  jour,  le  minis- 
tère qu'ils  voulaient  renverser.  Il  n'est  pas  d'exemple,  en  effet,  d'une  adresse 
si  différente  du  projet  primitif,  depuis  l'établissement  du  gouvernement  re- 
présentatif en  France.  C'est  qu'aussi  il  n'est  pas  d'exemple  d'une  commission 
aussi  violente  et  aussi  exagérée  que  celle  dont  la  chambre  a  fait  justice.  Mais 
il  paraît  que  les  sentences  de  la  chambre  sont  comme  non  avenues  pour  les 
membres  de  la  coalition.  M.  Thiers  avance  que  c'est  le  ministère  que  la  cham- 
bre a  prétendu  blâmer  en  renversant  le  projet  d'adresse,  et  que  c'est  pour 
punir  la  majorité,  qui  a  voté  pour  lui,  que  le  gouvernement  a  prononcé  la 
dissolution  !  A  la  bonne  heure ,  après  un  tel  raisonnement ,  il  est  tout  naturel 
de  comparer  le  ministère  au  gouvernement  de  Charles  X ,  qui  méconnaissait 
le  vote  de  la  majorité ,  et  M.  Thiers  ne  manque  pas  de  le  faire.  Toutes  les 
circonstances  se  trouvent  conformes  à  ses  yeux.  Le  gouvernement  qui  ne 
veut  pas  la  guerre  avec  l'Europe,  c'est  le  gouvernement  de  Charles  X,  qui 
ne  voulait  pas  souffrir  la  contradiction;  le  cabinet  qui  entend  respecter  les 
traités,  et  qui  se  refuse  à  déchirer  avec  la  pointe  de  la  baïonnette  les  en- 
gagemens  qu'il  a  signés,  c'est  le  cabinet  de  M.  de  Polignac,  qui  voulait  dé- 
chirer la  charte;  aussi  la  monarchie  de  juillet  est  à  la  veille  de  tomber 
dans  l'abîme  où  M.  Thiers  a  précipité  la  restauration  !  Les  projets ,  les  me- 
naces du  pouvoir  sont  les  mêmes,  et  il  faut  lui  répondre  comme  on  le  fit  alors  ! 
M.  Thiers ,  M.  Duvergier  de  Hauranne  et  ses  amis  ont  attaqué  personnelle- 
ment le  roi  dans  leurs  pamphlets;  ils  ont  déclaré  qu'ils  avaient  formé  une 
coalition  pour  faire  cesser  son  intervention  dans  les  affaires.  C'était  leur 
droit.  Mais  ceux  qui  leur  répondent  attentent  au  droit  de  ces  messieurs  !  «  Le 
gouvernement  représentatif,  dit  M.  Thiers ,  est  celui  où  les  citoyens  ont  toute 
liberté  de  soutenir  ce  qu'ils  croient  vrai ,  même  quand  ils  se  trompent.  Si . 
tandis  que  je  discute  de  bonne  foi  les  actes  du  gouvernement,  on  dérobe  les 

36. 


564-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ministres  pour  in'opposer  Tiinage  du  roi ,  on  m'arrête  ainsi  avec  cette  image 
auguste,  mais  on  m'ôte  ma  liberté  !  Et  cette  liberté ,  s'écrie  M.  Thiers  dans 
un  beau  mouvement  digne  de  la  convention  nationale ,  je  la  réclame ,  car 
nous  l'avons  acquise  en  1830  au  risque  de  notre  tête  !  » 

Nous  regrettons  de  voir  un  bomme  aussi  sensé  que  M.  Thiers  jouer  un 
moment  le  rôle  de  ce  ridicule  et  fameux  Titus  Oates,  qui  attaquait  jadis  le 
ministère  anglais,  en  disant  qu'on  en  voulait  à  sa  tête.  M.  Guizot  et  M.  Thiers 
devraient  s'entendre  un  peu  mieux  ensemble.  L'un  dit  à  ses  électeurs  que 
le  gouvernement  est  faible,  qu'il  s'amoindrit,  qu'il  s'en  va;  l'autre  le  voit 
oppresseur,  et  il  réclame  sa  liberté  dont  on  le  prive.  Que|veut  dire  tout  ceci.' 
est-ce  bien  à  des  électeurs,  à  des  hommes  de  bon  sens,  qu'on  adresse 
ce  langage  doublement  absurde  et  contradictoire?  En  quoi  le  ministère  a-t-il 
opposé  la  royauté  à  la  coalition?  En  quoi  s'est-il  dérobé  à  la  responsabilité 
qui  lui  appartient?  Ne  l'a-t-il  pas  engagée,  au  contraire,  dans  toutes  les  ques- 
tions, et  la  dissolution  de  la  chambre  dont  vous  vous  plaignez,  n'est-elle  pas 
le  plus  grand  acte  de  la  responsabilité  ministérielle?  Cette  responsabilité  qui 
couvre  la  couronne,  le  ministère  l'a  courageusement  engagée  à  Constantine, 
à  Haïti ,  en  Suisse ,  à  la  Vera-Cruz ,  et  il  est  prêt  à  l'engager  encore  dans 
toutes  les  circonstances  où  l'honneur  et  la  dignité  de  la  France  seront  en  jeu. 
Quant  à  la  liberté  que  M.  Thiers  réclame,  n'est-ce  pas  une  dérision?  Qui  a 
usé  plus  que  M.  Thiers  de  la  liberié  de  trouver  mauvaise  la  iwlitique  inté- 
rieure, mauvaise  la  politique  extérieure,  pour  nous  servir  de  ses  expressions? 
La  tribune  de  la  chambre  retentit  encore  de  ses  derniers  discours,  et  les  pages 
duConsiiluiionnel,  si  violentes  et  si  injurieuses,  viennent  chaque  jour  prouver 
que  jM.  Thiers  n'est  entravé  ni  dans  ses  libertés  d'orateur,  ni  dans  ses  libertés 
d'écrivain. La  vérité  est  que  le  ministère  n'est  ni  faible  ni  oppresseur,  mais  qu'il 
a  tenté  de  concilier  les  partis  au  bénéfice  du  pays.  Il  n'a  réussi  qu'à  concilier 
les  hommes  qui  veulent  avec  désintéressement  le  bien  de  la  France,  et  c'est  ainsi 
qu'il  a  formé  cette  belle  majorité  des  221,  unie  par  les  principes,  sans  aucune 
autre  influence.  Il  est  vrai  qu'il  a  irrité  davantage  ceux  qui  veulent  régner  à 
la  faveur  des  désordres  des  partis,  et  qui  ne  seraient  rien  si  les  partis  ces- 
saient la  guerre  qui  fait  leur  importance  et  leur  réputation ,  car  ils  sont  plus 
propres  à  la  lutte  qu'aux  affaires ,  et  il  en  est  peu  parmi  eux  qui  unissent  à  la 
suite  et  au  calme  que  demande  l'administration  les  qualités  brillantes  qui 
font  réussir  à  la  tribune.  M.  Thiers  eût  été  de  ce  nombre,  s'il  ne  s'était  laissé 
entraîner  par  les  partis.  Il  reviendra  à  de  meilleures  pensées,  et  il  retrouvera 
sans  doute  l'usage  des  belles  facultés  dont  il  est  doué ,  si  les  électeurs  l'o- 
bligent à  reconnaître  qu'il  s'est  trompé. 

Une  dernière  circonstance  a  involontairement  reporté  M.  Thiers  aux  sou- 
venirs de  1837.  C'est  la  présence,  dans  l'opposition,  d'un  grand  nombre  d'en- 
nemis du  gouvernement,  et  il  invoque  les  noms  de  M.  Royer-Coliard,  de 
M.Pasquier  et  de  M.  Hyde  de  Neuville.  Mais  M.  Royer-Collard ,  dont  parle 
M.  Thiers,  est  maintenant  dans  les  221 ,  et  la  voix  de  ce  doyen  du  régime 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  565 

représentatif  en  France  est  celle  qui  blâme  le  plus  sévèrement  les  chefs  de  la 
coalition.  D'ailleurs,  M.  Royer-Collard  ne  faisait  pas  à  la  restauration  une 
guerre  de  portefeuilles,  et  ce  n'était  pas  non  plus  pour  être  ministres  que 
M.  Pasquier  et  M.  Hyde  de  Neuville  s'étaient  séparés  du  gouvernement.  En 
général ,  M.  Tliiers  fera  bien  de  se  défier  de  ce  goût  de  parallèle  entre  le  gou- 
vernement de  juillet  et  la  restauration ,  qui  faisait  déjà  les  frais  de  la  politique 
du  Constitutionnel ,  huit  ans  avant  que  M.  Thiers  ne  revînt  y  prendre  la 
plume.  Un  esprit  juste  et  étendu  ne  doit  pas  tomber  dans  cette  faiblesse  com- 
mune, qui  fait  qu'on  se  reporte  toujours  à  ses  souvenirs  les  plus  brillans. 

Il  y  a  dans  les  amis  actuels  de  M.  Thiers,  amis  anciens  et  repris  depuis 
peu,  de  vieux  conventionnels  qui  lui  avaient  inspiré  l'admiration  de  1793, 
qu'il  a  exprimée  dans  son  Histoi7-e  de  la  Révolution.  Ceux-là  se  croient  tou- 
jours à  la  veille  de  lutter  avec  l'Europe,  conjurée  par  Pitt  et  Cobourg,  et  de 
lancer  leurs  quatorze  armées  contre  elle.  Il  y  a  encore  près  de  M.  Thiers  des 
hommes  d'état  du  directoire  qui  ne  voient  que  corruption,  et  qui  se  figurent 
toujours  que  l'état  va  périr  sous  les  dilapidations  des  fournisseurs.  Il  y  avait 
même  dans  l'opposition  de  la  restauration  de  jeunes  libéraux  de  1825,  qui 
en  sont  déjà  aux  redites,  et  qui  voient  partout  l'époque  mémorable  de 
leur  vie,  les  journées  de  la  résistance  de  juillet,  cherchant  à  chaque  fait  une 
ressemblance  aux  faits  passés,  comme  fit  long-temps  M.  Guizot  quand  il 
comparait  1688  et  1830,  la  révolution  d'Angleterre  et  la  révolution  de 
France.  Voilà  ce  que  M.  Thiers  doit  craindre  d'imiter,  car  sa  pensée,  long- 
temps indépendante  ,  cesserait  de  l'être ,  s'il  obéissait  à  de  telles  impressions. 

M.  Thiers  demande  s'il  doit  renoncer  à  ses  opinions  parce  que  des  hommes 
d'une  opposition  plus  ancienne  votent  avec  lui.  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  vote 
avec  eux,  mais  parce  qu'il  vote  comme  eux,  que  IM.  Thiers  a  tort.  Ce  n'est  pas 
son  indépendance  du  gouvernement  que  nous  blâmons ,  mais  sa  dépendance 
de  vingt  partis  différens  qui  sont  loin  de  lui  accorder  leur  estime.  Nous  n'en 
voulons  pour  preuve  que  le  National  d'aujourd'hui ,  qui  n'a  été  frappé  dans 
la  lettre  de  M.  Thiers,  qu'il  publie,  que  d'un  grand  luxe  d'habileté,  et  qui 
s'étonne  du  jugement  sévère  qu'il  porte  contre  un  pouvoir  qu'il  a  servi  avec 
un  zcle  aveugle.  La  leçon  est  rude  ,  mais  elle  est  méritée. 

Quant  à  persévérer  dans  sa  ligne  de  conduite  actuelle,  comme  l'annonce 
M.  Thiers,  nous  croyons  qu'il  se  ravisera.  M.  Thiers  n'est  pas  un  de  ces  es- 
prits inflexibles  qui  refusent  le  conseil  des  évènemens.  Il  a  déjà  varié  depuis 
la  révolution  de  juillet,  et  il  se  trouve  dans  des  rangs  où  ont  été  étonnés  de 
le  recevoir  ceux  qui  y  figurent  et  qui  ne  changent  pas.  Ceux-là  se  nomment 
Odilon  Barrot,  Garnier-Pagès,  Cormenin,  Salverte,  et  M.  Thiers  est  destiné 
à  ne  pas  rester  long-temps  parmi  eux.  Il  lui  sera  bien  pénible  alors  de  se  rap- 
peler qu'il  a  proscrit  en  quelque  sorte  ses  meilleurs  amis  et  ses  anciens  sou- 
tiens ,  et  qu'il  s'est  efforcé  de  les  écarter  des  élections  par  une  circulaire 
signée  de  son  nom.  Que  diront-ils  quand  M.  Thiers  viendra,  plus  tard,  leur 
demander  secours  contre  ceux  qu'il  soutient  aujourd'hui?  Et  ce  moment  ne 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait  pas  éloigné ,  si  nous  partagions  les  espérances  de  M.  Tliiers  ;  ce  serait 
peu  de  jours  après  son  entrée  aux  affaires,  où  il  se  trouverait  bien  isolé. 

Déjà  M.  Odilon  Barrot  disait,  il  y  a  peu  de  jours  ;  «  Le  ministère  me  vient. 
Je  ne  l'ai  pas  souhaité,  il  vient  trop  tôt  peut-être;  mais,  quoi  qu'il  en  soit, 
je  saisirai  la  première  occasion  de  m'emparer  des  limites  du  Rhin.  »  Or ,  s'em- 
parer des  limites  du  Rhin,  c'est  la  guerre,  la  guerre  que  ne  veut  pas  M.  Thiers, 
mais  que  M.  Odilon  Barrot  se  croit  très  fondé  à  faire  d'après  les  principes  de 
M.  Thiers,  car  s'il  est  permis  de  déchirer  les  traités,  il  vaut  mieux  déchirer 
ceux  de  181-5  qui  nous  empêchent  de  nous  étendre  jusqu'au  Rhin  ,  que  celui 
des  24  articles  qui  donne  aux  Belges  un  morceau  du  Limbourg.  Les  risques 
sont  les  mêmes  ;  et,  si  nous  faisons  la  guerre,  faisons-la  au  moins  pour  nous. 
M.  Thiers  a  beau  vouloir,  comme  il  le  dit  à  ses  électeurs ,  une  politique  pru- 
dente mais  nationale ,  modérée  mais  libérale  ;  s'il  entre  aux  affaires  sur  les 
ruines  du  système  du  13  mars  qu'il  combat,  et  avec  l'appui  des  députés  du 
compte-rendu,  ses  alliés  d'aujourd'hui,  il  subira  les  conséquences  de  leurs 
principes,  qu'ils  trouvent ,  eux  aussi,  prudens,  nationaux,  modérés  et  libé- 
raux ! 

M.  Thiers  demande,  en  finissant,  s'il  sera  ministre,  M.  Thiers  sera  député, 
et  pour  le  bien  de  la  France,  pour  son  propre  bien,  pour  la  paix  de  l'Europe, 
il  faut  espérer  qu'il  ne  sera  rien  de  plus  à  présent.  Nous  le  disons  à  regret, 
nous  qui  admirons  son  talent  et  qui  aimons  sa  personne;  mais  nous  le  disons 
hautement ,  et  pour  nous  servir  de  ses  propres  paroles ,  nous  aimons  mieux 
lui  déplaire  que  le  trahir  par  une  complaisance  qui  le  perdrait. 


LETTRE 

SUR   liES   AFFAIRES  EXTÉRIEURES. 

XI. 

Monsieur, 

Les  affaires  de  Belgique  ont  enfin  reçu  de  la  conférence  de  Londres  la 
solution  que  je  vous  ai  tant  de  fois  annoncée  comme  la  seule  raisonnable 
et  possible.  Le  traité  des  24  articles,  conclu  et  ratifié  en  1831  entre  les 
cinq  puissances  représentées  à  Londres  et  le  roi  des  Belges,  après  avoir 


REVUE. — CHRONIQUE.  507 

subi  diverses  modifications  qui  sont  toutes  en  faveur  du  nouvel  état,  a  été 
proposé  de  rechef  à  la  Belgique  et  à  la  Hollande ,  pour  régler  désormais  leurs 
relations  entre  elles  et  avec  l'Europe.  Le  cabinet  de  La  Haye,  qui ,  au  mois  de 
mars  dernier,  avait  demandé  à  signer  avec  la  conférence  de  Londres  le  traité 
primitif  du  15  novembre  1831 ,  contre  lequel  il  avait  si  long-temps  protesté 
a  donné  immédiatement  la  preuve  tardive  de  sa  bonne  foi  en  acceptant  sans 
hésiter  la  nouvelle  et  définitive  rédaction  arrêtée  par  les  cinq  puissances  qui 
s'étaient  constituées  les  arbitres  de  ce  grave  différend.  Quant  à  la  Belgique, 
au  moment  où  je  prends  la  plume,  elle  paraît  encore  hésiter;  mais  évidem- 
ment ce  n'est  plus  du  coté  de  la  résistance  qu'elle  penche  :  le  parti  de  la  résis- 
tance semble  avoir  le  dessous,  et  la  transition  s'opère  plus  tranquillement 
qu'on  ne  l'espéi'ait  d'abord  vers  le  système  conciliateur  et  pacifique.  En  deux 
mots ,  voici  la  position  de  toutes  les  parties.  Le  gouvernement  belge  est  en- 
gagé, depuis  le  mois  de  novembre  1831 ,  envers  les  cinq  grandes  puissances 
de  l'Europe  qui  ont  reconnu  et  garanti  l'indépendance  de  la  Belgique  par  un 
traité  qui  est  son  titre  légal,  traité  moins  favorable  à  la  Belgique,  plus  oné- 
reux, plus  dur,  que  l'arrangement  final  dont  les  circonstances  et  les  persé- 
vérans  efforts  de  ses  alliés  lui  ont  obtenu  le  bénéfice.  La  Hollande  qui ,  pen- 
dant huit  années  s'était  débattue  et  contre  la  séparation  et  contre  les 
conditions  mises  à  la  reconnaissance  du  nouvel  état,  s'est  adressée  à  l'Eu- 
rope, envers  laquelle  le  royaume  de  Belgique  était  déjà  engagé,  pour  lui 
dire  que  la  prolongation  d'un  pareil  état  de  choses  lui  était  devenue  insup- 
portable, qu'elle  succombait  sous  le  poids  de  sa  dette  et  de  son  établissement 
militaire,  qu'elle  cédait,  qu'elle  abandonnait  ses  prétentions,  qu'elle  renon- 
çait à  faire  valoir  ses  objections  anciennes  contre  tel  ou  tel  article  du  traité, 
et  qu'elle  ordonnait  à  son  ministre  plénipotentiaire  à  Londres ,  M.  Salomon 
Dedel,  de  signer  l'acte  déjà  signé  et  ratifié  par  la  Belgique.  Puis,  malgré  les 
modifications ,  toutes  contraires  à  ses  intérêts ,  que  la  conférence  a  fait  subir 
à  cet  acte,  elle  a  effectivement  signé.  Et  maintenant  les  deux  adversaires,  la 
Belgique  et  la  Hollande,  qui  ne  sont  pas  encore  engagés  l'un  vis-à-vis  de 
l'autre,  le  sont  vis-à-vis  de  la  conférence,  arbitre  suprême  de  leur  différend. 
L'engagement  de  la  première  est  de  1831,  formellement  renouvelé  et  con- 
firmé en  1833;  l'engagement  de  la  seconde  est  de  1839.  Mais,  entre  elles ,  les 
conditions  ne  sont  pas  égales.  L'arrangement  que  la  Hollande  vient  d'accepter 
n'est  pas  celui  que  la  Belgique  a  pris  en  1831.  C'est  quelque  chose  de  plus  ou 
de  moins.  Le  traité  de  1831  lui  était  plus  favorable  que  celui  de  1839,  et 
néanmoins  ce  serait  la  Belgique,  déjà  tenue  par  l'acceptation  de  clauses  plus 
rigoureuses,  qui  hésiterait  aujourd'hui  à  reconnaître  des  conditions  meil- 
leures ;  car  ses  obligations  et  ses  droits  n'ont  été  modifiés  qu'à  son  avantage 
et  au  détriment  de  la  Hollande,  qui,  si  elle  avait  accepté  le  traité  en  1831 , 
au  lieu  du  stérile  honneur  d'une  vaine  et  coûteuse  résistance ,  aurait  mainte- 
nant à  exercer  contre  le  trésor  belge  et  le  commerce  maritime  d'Anvers  des 
privilèges  bien  plus  étendus. 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avant  d'entrer  à  ce  sujet  dans  les  développemens  nécessaires  pour  la  com- 
plète intelligence  de  cette  grande  question,  permettez-moi  de  vous  dire  quel- 
ques mots  sur  la  manière  dont  elle  a  été  traitée  dans  la  discussion  récente 
àe  l'adresse  et  particulièrement  à  la  chambre  des  députés.  Il  me  semble  donc 
que  l'opposition  n'y  a  jamais  tenu  assez  compte  du  véritable  état  des  choses. 
Ai-je  besoin  d'ajouter  que  jamais  non  plus  elle  n'a  rendu  justice  à  la  valeur 
^t  aux  résultats  des  efforts  du  cabinet  français  en  faveur  de  la  Belgique?  L'op- 
position a  pris  entièrement  le  change  sur  le  caractère  du  traité  des  24  articles, 
quand  elle  a  soutenu  que  sa  non-acceptation  par  le  roi  des  Pays-Bas  l'avait 
annulé.  Cela  serait  peut-être  vrai,  si  le  traité  avait  été  conclu  entre  la  Belgique 
«t  la  Hollande  ;  mais  c'était  un  traité  entre  la  Belgique  et  les  cinq  puissances 
signataires  de  l'acte  du  congrès  de  Vienne  qui  avait  constitué  le  royaume  des 
Pays-Bas,  et  il  devait  subsister  quand  même  entre  les  parties  contractantes, 
pourvu  qu'il  fût  exécuté  par  elles,  ce  qui  a  eu  lieu.  Le  laps  de  temps  écoulé 
sans  que  la  Hollande  y  adhérât  ne  changeait  rien  à  sa  validité  par  rapport 
aux  obligations  des  cinq  puissances  vis-à-vis  de  la  Belgique,  et  aux  obligations 
de  la  Belgique  vis-à-vis  des  cinq  puissances.  IN'eût-il  pas  reçu  de  confirma- 
tion ultérieure,  les  engagemens  réciproques  qu'il  contenait  n'en  auraient  pas 
moins  conservé  toute  leur  force;  mais  cette  confirmation,  qui  n'était  pas 
nécessaire,  résulte  des  négociations  de  1833  ,  parfaitement  connues  aujour- 
•d'hui  par  suite  de  la  publication  de  leur  procès-verbal  officiel  dans  le  Moni- 
teur heUje.  M.  Mole  l'avait  dit  à  la  tribune,  et  c'était,  comme  l'a  dit  M.  le 
duc  de  Broglie,  un  fait  connu  de  tous  les  esprits  sérieux  et  dans  tous  les  salons 
hien  informés:  aujourd'hui,  tout  le  monde  est  mis  à  même  d'en  juger  :  il 
reste  acquis  au  débat  qu'en  1833,  après  trois  années  d'existence  commune 
avec  la  totalité  du  Limbourg  et  du  Luxembourg,  moins  la  forteresse  fédé- 
rale, la  Belgique  a  renouvelé  son  adhésion  aux  dispositions  territoriales  du 
traité  de  1831,  qui  donnaient  à  la  Hollande  la  moitié  de  l'un  et  la  moitié  de 
l'autre.  Voilà  un  premier  fait  dont  l'opposition  a  méconnu  l'importance,  et 
qu'il  était  indispensable  de  remettre  dans  tout  son  jour.  .Te  dis  encore  qu'elle 
n'a  pas  été  juste  envers  le  gouvernement,  quand  elle  a  traité  de  si  haut  et 
-avec  tant  de  mépris  le  résultat  de  ses  bienveillans  efforts  en  faveur  de  la  Bel- 
gique. Croyez  bien  qu'en  Belgique  on  n'est  pas  si  dédaigneux  que  l'opposition 
française  pour  les  modifications  obtenues  dans  les  clauses  financières,  pour 
l'entière  libération  des  arrérages,  pour  une  réduction  de  près  de  sept  millions 
-de  francs  (3,400,000  florins)  sur  le  chiffre  annuel  de  la  dette,  pour  les  garan- 
ties nouvelles  qui  ont  été  stipulées  relativement  à  la  navigation  de  l'Escaut , 
garanties  essentielles  au  commerce  d'Anvers,  c'est-à-dire  à  la  prospérité  même 
de  la  Belgique.  Qu'on  lise  le  rapport  fait  aux  chambres  belges  sur  les  der- 
nières négociations  par  le  ministre  des  affaires  étrangères,  j\L  de  Theux,  et 
on  verra  combien  l'appui  de  la  France  a  été  utile  et  nécessaire  à  la  Belgique 
dans  le  cours  de  ces  négociations,  pour  défendre  ses  intérêts  contre  l'impa- 
tience que  plusieurs  autres  gouvernemens  témoignaient  d'en  finir,  et  contre 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  569 

l'espèce  d'étonnement  chagrin  avec  lequel  ils  voyaient  surgir  à  chaque  pas 
de  nouvelles  questions  dans  l'examen  des  clauses  secondaires  du  traité  des 
24  articles.  Ce  qui  ne  ressort  pas  moins  évidemment  de  l'exposé  de  M.  de 
Theux,  c'est  que,  sur  le  fond  même  de  la  question ,  le  gouvernement  français 
n'a  pas  eu  cette  politique  hésitante,  cette  politique  d'ajournement,  qu'on  a 
voulu  lui  attribuer.  Le  ministre  belge  y  reconnaît  que  les  communications  con- 
fidentielles et  autres,  faites  par  la  France,  ne  permettaient  pas  d'espérer  une 
modification  des  arrangemens  territoriaux  ;  que  la  France  et  la  Grande-Bre- 
tagne ne  cessaient  de  le  répéter  aux  envoyés  de  la  Belgique.  «  Une  demande 
officielle  du  cabinet  britannique,  dit  M.  de  Theux,  qui  eut  lieu  avant  la  ré- 
union de  la  conférence ,  suffirait  à  elle  seule  pour  établir  qu'il  y  avait,  même 
chez  les  gouvernemens  les  plus  favorables  à  notre  cause,  un  invariable  parti 
pris  en  ce  qui  touchait  la  question  territoriale.  »  En  présence  de  pareilles  dis- 
positions ,  que  fait  la  Belgique  ?  Elle  se  renferme  dans  ce  qui  était  raison- 
nable, possible  et  juste;  elle  consacre  tous  ses  soins  à  démontrer  les  erreurs 
matérielles  des  calculs  qui  avaient  servi  de  base  au  partage  de  la  dette  ;  elle 
envoie  à  Londres  des  commissaires  spéciaux  pour  traiter  la  question  finan- 
cière, et  fournir  à  la  conférence  toutes  les  preuves  à  l'appui  de  ses  préten- 
tions. Elle  reprend  aussi  l'article  9  du  traité  du  1-5  novembre,  pour  montrer 
qu'il  ne  suffit  pas  à  la  sûreté  de  son  commerce  et  de  sa  navigation,  qu'il  lui 
laisse  des  craintes  fondées  sur  l'avenir,  et  qu'il  la  met  encore  trop  à  la  merci 
de  la  Hollande,  malgré  les  précautions  prises  contre  ce  danger.  Mais  de  la 
question  territoriale,  pas  un  mot  à  Londres,  je  veux  dire  pas  un  mot  sé- 
rieux ,  pas  un  mot  de  gouvernement  qui  se  prépare  à  la  résistance  et  qui  au- 
rait pris  la  résolution  de  ne  pas  céder.  On  semble,  au  contraire,  regarder 
avec  l'Europe  cette  question  comme  jugée  définitivement;  et  si  l'on  en  té- 
moigne des  regrets  ,  c'est  dans  un  langage  qui  annonce  bien  plus  la  résigna- 
tion à  son  sort  que  la  volonté  d'y  échapper.  Le  gouvernement  belge  avait 
senti  de  bonne  heure  qu'il  pouvait  être  fort  dangereux  pour  lui  de  remettre 
en  doute  les  engagemens  déjà  contractés.  Je  lis  dans  le  rapport  de  M.  de 
Theux  : 

«  En  ce  qui  concerne  la  validité  des  précédens,  nous  ne  pouvions  sans 
manquer  de  prudence ,  qu'il  me  soit  permis  d'insister  sur  cette  remarque , 
dépasser  une  certaine  limite.  Aller  plus  loin,  déclarer  formellement  anéantis 
de  droit  et  de  fait  tous  les  actes  antérieurs,  eut  été  se  priver  de  toute  chance 
favorable  de  négociation.  Déjà  plusieurs  fois  on  nous  avait  objecté  :  «  Si  nul 
engagement  ne  subsiste,  vous  rétrogradez  au  premier  jour  de  votre  révo- 
lution; tout  lien  entre  les  puissances  et  vous  est  désormais  brisé.  Vous  n'en 
êtes  pas  moins  en  présence  de  la  diète  germanique  appuyée  sur  les  traités 
de  1815,  et  de  plus,  vous  vous  retrouvez  abandonnés  à  toutes  les  chances 
de  l'avenir,  sous  le  coup  des  articles  constitutifs  de  1814,  et  en  face  de  la 
conférence  ramenée  à  cette  position  d'arbitre  que  vous  lui  déniez  au- 
jourd'hui. » 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  objections  étaient  fort  justes;  M.  de  ïlieux  le  reconnaît  lui-même  en 
ne  les  combattant  pas,  et  l'attitude  du  plénipotentiaire  belge  à  Londres, 
l'habile  et  sage  M.  Van  de  Weyer,  confirme  tout  ce  que  j'ai  avancé  là  dessus 
dans  quelques-unes  de  mes  précédentes  lettres.  Ne  dit-il  pas,  dans  une 
dépêche  du  4  août  1838,  qu'il  ne  conserve  que  i)eu  ou  point  d'espoir  à 
l'égard  du  maintien  de  l'intégrité  territoriale?  Plus  tard,  beaucoup  plus 
tard,  le  mouvement  d'opinion  qui  se  manifestait  en  Belgique,  mouvement 
qu'on  n'aurait  pas  dû  encourager,  l'obligea,  il  est  vrai,  à  tenir  un  langage 
plus  explicite;  mais  il  ne  croyait  pas  lui-même  à  la  bonté  des  raisons  qu'il 
alléguait,  toutes  puisées  dans  un  ordre  de  considérations  étrangères  au 
droit  incontestable  sur  lequel  s'appuyait  la  conférence. 

Vous  voyez,  monsieur,  que  le  gouvernement  français  n'a  jamais  dissimulé 
à  la  Belgique,  depuis  la  reprise  des  négociations  de  Londres,  son  opinion 
sur  l'irrévocabilité  des  clauses  territoriales  dans  le  traité  des  24  articles. 
Il  a  bien  fait;  car  s'il  avait  laissé  le  moindre  doute  sur  cette  question 
dans  les  esprits,  il  se  serait  enlevé  tout  moyen  de  servir,  et  de  servir  es- 
sentiellement, sur  d'autres  points,  les  intérêts  de  la  Belgique. 

Qu?.nt  à  une  politique  d'ajournement,  puisque  c'est  le  mot  dont  on  se  sert, 
je  connais  bien  quelque  chose  qui  y  ressemble  et  qu'on  pourrait  appeler  de 
ce  nom;  mais  ce  n'est  pas  la  conduite  tenue  par  le  ministère  du  15  avril  à 
l'égard  de  la  question  belge.  Ce  serait  la  convention  du  21  mai  1833;  et,  pre- 
nez-y garde,  je  ne  me  permets  cependant  pas  de  l'incriminer,  ni  d'en  faire  un 
grave  reproche  au  ministère  de  ce  temps-là.  Je  veux  dire  seulement  que ,  par 
la  convention  et  le  statu  quo  de  1833  ,  on  avait  reculé  la  difficulté  au  lieu  de 
la  vaincre,  et  rejeté  sur  l'avenir  les  embarras  du  présent.  En  effet,  d'où  pro- 
viennent les  embarras  actuels.^  Uniquement  de  ce  fait,  dont  je  suis  loin  de 
méconnaître  la  gravité,  que  les  populations  du  Luxembourg  et  du  Limbourg 
se  sont  habituées  à  vivre  sous  la  loi  belge ,  se  sont  attachées  aux  libres  insti- 
tutions du  nouvel  état,  ont  joui  de  tous  leurs  avantages,  ont  identifié  leur 
existence  et  leurs  intérêts  à  l'existence  et  aux  intérêts  de  la  Belgique.  Il  en 
résulte  que  le  roi  Léopold,  le  gouvernement,  les  chambres,  le  ministère 
belge,  éprouvent  la  plus  grande  peine  à  consommer  le  sacrifice.  En  1831 ,  en 
1832,  en  1833,  ce  sacrifice  eût  été  bien  moins  douloureux.  Alors  on  y  était 
résigné.  Les  populations  s'y  attendaient;  les  chambres  l'avaient  voté;  le  mi- 
nistère était  tout  prêt  à  remplir  ses  engagemens.  Mais  qu'a  fait  la  convention 
de  1833  ?  Elle  a  maintenu  le  traité,  elle  a  confirmé  les  obligations  existantes, 
et  en  même  temps  elle  a  multiplié  et  aggravé  les  difficultés  qui  rendent  au- 
jourd'hui si  pénible  l'accomplissement  de  ces  obligations.  Je  sais  dans  quel 
but  on  établissait  en  1833  un  statu  quo  très  onéreux  pour  la  Hollande,  très 
favorable  pour  la  Belgique.  Je  sais  qu'on  agissait  alors  ainsi  de  très  bonne 
foi  pour  déterminer,  pour  hâter  cette  adhésion  du  cabinet  de  La  Haye,  si 
difficile  à  obtenir,  aux  arrangemens  adoptés  par  les  cinq  puissances.  Mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  mal  était  ici  à  côté  du  bien,  le  danger  à  côté 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  571 

de  l'avantage.  Le  mal,  c'est  que,  malgré  les  négociations  du  roi  de  Hollande 
avec  la  diète  germanique  et  les  agnats  de  la  maison  de  Nassau,  la  Belgique 
oubliait  insensiblement  le  caractère  provisoire  des  avantages  dont  elle  jouis- 
sait, intégrité  territoriale,  non-paiement  de  la  dette,  absence  de  tout  péage 
sur  l'Escaut.  Fallait-il  donc  un  prodigieux  effort  de  sagacité  politique  pour 
prévoir,  en  1833,  que,  par  ce  statu  quo  si  commode,  on  préparait  à  l'avenir 
de  graves  embarras?  INullement,  et  tenez  pour  certain  que  les  bommes 
d'état  qui  adoptaient  cette  combinaison  apercevaient  bien  l'inconvénient 
dans  le  lointain  ;  mais,  au  milieu  des  difficultés  de  l'intérieur  et  des  périls  de 
la  question  d'Orient,  qu'ils  ont  ajournée  aussi  et  non  résolue,  ils  se  disaient 
tout  bas  qu'à  cliaque  jour  suffit  sa  peine  et  couraient  au  plus  pressé.  Cepen- 
dant je  ne  puis  m'empêcher  de  regretter  qu'on  n'ait  pas  fait  alors  autre  cliose. 
II  me  semble  qu'on  aurait  dû  séquestrer  les  territoires  dont  il  s'agissait,  con- 
fier l'un  à  la  garde  de  la  Prusse,  remettre  l'autre  à  la  garde  de  la  France ,  et, 
dans  cette  position  qui  ne  compromettait  rien ,  attendre  que  le  roi  Guillaume 
prît  son  parti  de  la  séparation  et  du  traité  des  24  articles.  C'est  peut-être  de 
la  théorie  que  je  vous  fais  là ,  moi  qui  ne  l'aime  guère.  Mais  les  orateurs  de 
l'opposition,  M.  Mauguin ,  par  exemple,  qui  en  a  fait  de  si  belles  à  propos  du 
Caucase  et  de  l'Afghanistan ,  daigneront  me  le  pardonner. 

On  a  parlé  des  bonnes  fortunes  du  1-5  avril.  Je  ne  veux  pas  examiner  s'il 
n'y  a  pas  aussi  du  bien  joué  dans  son  bonheur;  je  veux  seulement  faire  ob- 
server que  ces  bonnes  fortunes  ne  sont  pas  sans  compensation,  et  que  tous 
les  hasards  ne  lui  ont  pas  été  favorables.  Il  a  dû  acquittter  des  billets  à  vue 
portant  la  signature  de  la  France ,  et  qu'on  aurait  bien  pu  nous  présenter 
deux  ans  plus  tôt  ou  deux  ans  plus  tard.  Ce  n'est  pas  au  ministère  du  15  avril 
que  le  roi  des  Pays-Bas,  vaincu  par  le  temps  et  le  mécontentement  de  ses 
peuples,  a  notifié  sa  tardive  adhésion  aux  24  articles  :  c'est  à  la  con- 
férence de  Londres,  où  se  trouve  représenté  non  tel  ou  tel  ministère, 
mais  la  France.  Quel  que  fût  le  cabinet  auquel  les  vicissitudes  du  régime 
parlementaire  eussent  fait  échoir  la  direction  des  affaires,  le  roi  Guillaume 
aurait  tenu  le  même  langage,  rappelé  les  mêmes  engagemens,  invoqué  les 
mêmes  principes,  et  je  suis  sûr  que  le  résultat  eût  été  le  même.  Toute 
administration  sensée  aurait  fait  honneur,  comme  le  15  avril,  aux  obligations 
contractées  par  la  France,  à  la  parole  donnée,  à  la  signature  du  roi.  Les 
ministres  qui  ont  respecté  les  traités  de  la  restauration  auraient  à  bien  plus 
forte  raison  exécuté  ceux  de  la  révolution  de  juillet;  ils  auraient  maintenu 
l'œuvre  du  gouvernement  de  1830  et  la  leur;  ils  n'auraient  pas  mis  à  néant 
le  traité  du  15  novembre  1831  ;  ils  en  auraient  courageusement  bravé  l'impo- 
pularité, comme  ils  ont  bravé  celle  du  traité  des  vingt-cinq  millions.  îMais 
voici  en  quoi  ils  ont  été  plus  heureux  que  le  ministère  du  15  avril  :  ils  ont 
eu  la  bonne  fortune  d'être  obligés  de  prendre  Anvers,  en  exécution  des 
engagemens  de  1831.  Le  ministère  du  15  avril  a  le  malheur  d'être  obligé  de 
dire  aux  Belges,  en  exécution  des  m'm^s  engagemens,  que  le  moment  est 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

venu  de  rendre  Venloo.  Les  deux  choses  ne  se  ressemblent  pas,  dit-on;  si 
elles  ne  se  ressemblent  pas,  au  moins  elles  se  tiennent,  comme  promettre 
et  accomplir.  Après  la  courte  et  décisive  campagne  de  1831  contre  les 
Hollandais ,  on  reprochait  aussi  à  Casimir  Périer  de  reculer  devant  les 
menaces  de  l'Europe  :  il  répondait  qu'il  avait  atteint  son  but,  et  qu'il 
retirait  les  troupes  françaises.  L'un  paraissait  moins  glorieux  que  l'autre; 
cependant  M.  Périer  croyait-il  se  démentir?  Le  ministère  du  15  avril  se 
trouve  dans  la  même  position  :  le  but  est  atteint.  La  France  se  montre  con- 
séquente avec  elle-même  en  acceptant  aujourd'hui  le  résultat  prévu,  désiré, 
poursuivi  sans  déviation  depuis  1830,  la  constitution  d'une  Belgique  indé- 
pendante dans  les  limites  de  ses  droits  et  des  traités  solennels  qu'elle  a 
librement  ratifiés. 

Mon  intention  n'est  pas  d'examiner  ici  l'un  après  l'autre  tous  les  articles 
du  traité  modifié  que  la  conférence  de  Londres  vient  de  proposer  à  la  Bel- 
gique et  à  la  Hollande,  et  que  celle-ci  a  immédiatement  accepté  sans  réserve. 
Il  suffira  de  dire  que,  par  son  exécution,  le  roi  des  Pays-Bas  devra  être  remis 
en  possession  de  Venloo  et  d'une  partie  de  la  province  du  Limbourg ,  peu 
considérable  sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse ,  mais  plus  étendue  sur  la  rive 
droite,  puisqu'elle  descend  au-dessous  de  Maëstricht  jusqu'aux  limites  sep- 
tentrionales de  la  province  de  Liège,  et,  dans  le  Luxembourg,  de  la  moitié 
orientale  de  cette  principauté ,  qui  est  adossée  et  contiguë  à  la  province  prus- 
sienne de  Trêves.  Ce  sont  les  arrangemens  territoriaux  de  1831.  Ces  deux 
demi-provinces  du  Limbourg  et  du  Luxembourg  sont  déclarées  et  reconnues 
territoire  fédéral ,  l'une  par  continuation  du  passé ,  l'autre  par  substitution  à 
la  partie  du  grand-duché  cédée  au  royaume  de  Belgique.  Les  droits  de  la 
branche  allemande  de  la  maison  de  Nassau  sur  la  totalité  du  grand-duché, 
comme  équivalent  d'autres  possessions ,  sont  également  transportés  sur  la 
moitié  du  Limbourg  cédée  à  la  Hollande;  mais  la  place  de  Maëstricht,  bien 
que  comprise  dans  le  territoire  fédéralisé,  ne  devient  en  aucune  façon  forte- 
resse fédérale.  Des  insinuations  faites  dans  ce  sens,  soit  à  Berlin,  soit  à 
Francfort,  en  1836,  je  crois,  avaient  été  énergiquement  repoussées  par  le 
roi  Guillaume,  et  cette  idée  n'a  pas  eu  de  suites.  Maëstricht,  vieille  posses- 
sion des  Provinces-Unies  des  Pays-Bas ,  restera  donc  ville  exclusivement  hol- 
landaise. 

L'ancienne  Flandre  des  états  n'ayant  pris  aucune  part  à  la  révolution  belge 
de  1830,  et  ne  pouvant  être,  à  aucun  titre,  revendiquée  par  la  Belgique,  les 
deux  rives  de  l'Escaut,  un  peu  au-dessous  d'Anvers,  appartiennent  en  toute 
souveraineté  au  royaume  des  Pays-Bas.  Personne  n'ignore  que,  par  l'article  14 
du  traité  de  Munster  (30  janvier  1648),  l'Espagne  s'était  résignée  à  la  fer- 
meture de  l'Escaut,  au  profit  des  Provinces-Unies,  droit  rigoureux  qui  fut 
exercé  pendant  un  siècle  et  demi  avec  la  plus  grande  sévérité  et  mit  le  sceau 
à  la  ruine  d'Anvers.  En  se  séparant  des  provinces  méridionales,  la  Hollande 
ne  pouvait  songer  à  faire  revivre  un  pareil  droit.  L'acte  général  du  congrès 


REVUE.  —  CHROiNIQUE.  573 

de  Vienne  (articles  108-117)  le  lui  interdisait  formellement.  Mais,  en  dépit 
du  principe  libéral  et  juste  posé  dans  cet  acte  sur  la  libre  navigation  des 
fleuves  et  rivières  navigables,  il  était  aussi  important  que  difficile  d'établir 
quelques  règles  pour  la  sécurité  du  commerce  d'Anvers ,  règles  bien  précises, 
que  le  gouvernement  hollandais,  maître  des  bouches  de  l'Escaut,  ne  pût  élu- 
der. Il  fallait  fixer  les  droits  de  navigation ,  le  pilotage  et  le  balisage  du  fleuve, 
et,  par-dessus  tout,  organiser  un  système  de  surveillance  comme  pour  la 
conservation  des  passes  de  l'Escaut  qu'on  ne  pouvait  abandonner  aux  soins 
problématiques  de  la  Hollande.  Mais,  pour  cela,  il  fallait  entamer  sa  souve- 
raineté exclusive  sur  le  cours  de  l'Escaut,  en  aval  d'Anvers.  Eh  bien!  c'est 
ce  que  fit  l'article  9  du  traité  du  15  novembre  1831 ,  et,  jusqu'aux  derniers 
temps,  cet  article  9  fut  un  de  ceux  contre  lesquels  le  cabinet  de  La  Haye 
protestait  le  plus  énergiquement.  Aujourd'hui  cependant  qu'arrive-t-il.^  Dans 
le  traité  modifié,  auquel  la  Hollande  a  donné  son  adhésion,  on  retrouve  cet 
article  9,  mais  largement  développé  et  expliqué  à  l'avantage  de  la  Belgique. 
La  simple  comparaison  des  deux  textes  suffit  pour  s'en  convaincre.  Il  était 
impossible  de  mieux  combiner  les  garanties  de  liberté  et  de  sécurité  que  le 
port  d'Anvers  réclamait  pour  son  commerce.  Mais ,  dit-on ,  le  nouvel  article  9 
soumet  à  un  péage  d'un  florin  et  demi  par  tonneau  la  navigation  de  l'Escaut 
jusqu'à  Anvers,  tandis  que  celui  du  traité  de  1831  ne  contenait  aucune  dis- 
position de  ce  genre.  C'est  une  erreur.  Le  traité  de  1831  réservait  la  question 
de  péage,  et,  en  attendant  que  le  droit  fiît  fixé,  il  soumettait  la  Belgique  à 
l'application  provisoire  du  tarif  de  Mayence.  Or,  le  tarif  de  Mayence  est  beau- 
coup plus  élevé  que  le  chiffre  actuel  qui  est  définitif.  Je  sais  que  la  Belgique 
avait  nié  que  cette  application  résultat  du  traité  ;  mais  la  conférence  soutenait 
le  contraire  ;  et  ce  qui  semble  prouver  qu'elle  avait  raison,  c'est  qu'en  1833  les 
plénipotentiaires  belges  admirent  un  droit  de  péage ,  consentant  un  chiffre 
d'un  florin  ,  tandis  que  les  plénipotentiaires  néerlandais  insistaient  sur  celui 
de  1  florin  75  cents,  et  que  la  conférence  opinait  pour  1  florin  1/2.  Enfin, 
au  lieu  d'une  somme  annuelle  de  8,400,000  fl.,  le  trésor  belge  est  constitué 
débiteur  envers  la  Hollande  de  5,000,000  de  florins  seulement ,  à  partir  du 
l*'"  janvier  1839.  L'extinction  des  arrérages  est  donc  complète.  La  somme 
que  la  Belgique  y  gagne  s'élève  à  beaucoup  plus  que  ne  lui  a  coûté  sa  belle 
ligne  de  chemins  de  fer. 

Tel  est  le  traité  que  la  Belgique  est  mise  en  demeure  d'accepter.  Telles  sont 
les  modifications  que  la  France  et  l'Angleterre  ont  obtenues  pour  elle  dans 
les  dernières  négociations  de  Londres.  Le  rapport  de  M.  de  Theux  est  formel 
sur  la  persévérance  et  l'utilité  des  efforts  que  ces  deux  puissances,  la  première 
surtout,  n'ont  cessé  de  faire  pour  arriver  à  ce  but.  Je  ne  crains  pas  d'affirmer 
qu'en  reprenant  les  négociations  au  mois  de  mars  1838,  ni  la  Hollande,  ni 
l'Angleterre ,  ni  les  trois  puissances  du  Tsord ,  ni  la  Belgique  elle-même ,  ne 
s'attendaient  à  un  pareil  résultat.  Il  est  assurément  bien  loin  de  ce  que  le 
plénipotentiaire  néerlandais  et  le  ministre  d'Autriche,  M.  de  Senft-Pilsach  , 


574-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spécialement  chargé  des  intérêts  de  la  Hollande ,  avaient  cru  pouvoir  proposer. 
Pour  soutenir  les  prétentions  de  la  Belgique  à  l'intégrité  territoriale ,  on 
invoque  les  préliminaires  du  mois  de  juin  1831,  qui  déterminèrent  l'accepta- 
tion de  la  couronne  par  le  prince  Léopold.  Il  me  semble  que  c'est  une  étrange 
manière  de  raisonner;  les  préliminaires  du  mois  de  juin,  ou  les  dix-huit  ar- 
ticles, n'ont  jamais  constitué  un  traité  formel.  Ce  sont  des  propositions  ac- 
ceptées par  l'une  des  deux  parties  ,  rejetées  par  l'autre ,  que  les  évènemens 
n'ont  pas  tardé  à  rendre  nulles  et  sans  valeur.  Ce  n'est  pas  en  vertu  des  dix- 
huit  articles  que  l'indépendance  de  la  Belgique  est  garantie  et  reconnue  par 
l'Europe;  c'est  en  vertu  d'un  traité  postérieur;  et  la  Belgique  n'a  pas  plus  le 
droit  de  les  invoquer  aujourd'hui  que  la  Hollande  n'aurait  celui  de  revenir 
aux  Imses  fondamentales  qui  avaient  obtenu  son  assentiment  au  début  des 
négociations,  et  contre  lesquelles  avait  protesté  le  congrès  belge.  Je  n'admets 
pas  d'ailleurs  que  les  dix-huit  articles  assurassent  à  la  Belgique  la  conservation 
du  Luxembourg  et  du  Lîmbourg,  comme  le  prétendent  ceux-là  même  qui, 
en  1831 ,  désapprouvaient  et  repoussaient  ces  préliminaires ,  parce  qu'ils  les 
trouvaient  insuffisans.   Ils  réservaient  seulement  la  question  du  Luxem- 
bourg ,  qui  devait  faire  l'objet  d'une  négociation  nouvelle  et  d'une  transac- 
tion de  gré  à  gré  entre  toutes  les  parties  intéressées  et  avec  tous  les  ayant- 
droit.  Les  parties  intéressées  étaient  au  nombre  de  quatre,  le  roi  grand-duc  , 
la  branche  allemande  de  Nassau  ,  la  confédération  germanique  et  le  royaume 
de  Belgique;  le  nombre  d^^s  ayant-droit  se  réduisait  aux  trois  premiers.  Or,  il 
est  plus  que  probable  que  la  base  de  la  transaction  aurait  été  un  partage  du 
grand-duché.  Quant  au  Limbourg ,  puisque  la  Hollande  devait  conserver  tout 
ce  qui  lui  appartenait  en  1790,  elle  aurait  conservé  Venloo,  Stephenswert, 
Maëstricht,  Dahlem ,  et  Fanquemont,  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse.  Elle 
avait  encore  des  droits  contestés  sur  plusieurs  dépendances  de  Maëstricht ,  et 
sur  quelques  autres  enclavés  dans  le  Brabant.  Des  publicistes  belges  se  flat- 
taient alors  de  pouvoir  rester  en  possession  de  tout  le  Limbourg,  au  moyen 
d'un  échange  entre  ces  territoires  et  les  enclaves  des  anciens  Pays-Bas  autri- 
chiens dans  les  Provinces-Unies.  Mais  je  crois  qu'ils  s'exagéraient  l'impor- 
tance de  ces  dernières ,  et  quand  cette  idée  se  produisit  à  Bruxelles  dans  la 
discussion  sur  les  préliminaires  du  mois  de  juin  ,  les  orateurs  de  l'opposition 
déclarèrent  qu'ils  ne  regardaient  pas  l'espoir  du  gouvernement  comme  fondé. 
Pour  moi ,  je  suis  convaincu ,  d'après  une  étude  sérieuse  de  la  question  ,  que 
la  Belgique  ne  pouvait  pas  ,  du  chef  des  anciens  Pays-Bas  autrichiens ,  offrir  à 
la  Hollande  l'équivalent  de  ce  que  réclamait  celle-ci  du  chef  des  Provinces- 
XJnies ,  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse,  sans  porter  atteinte,  de  côté  ou  d'autre, 
à  l'intégrité  de  quelqu'une  de  ces  provinces.  Si  ma  mémoire  ne  me  trompe  pas, 
M.  Bresson ,  alors  commissaire  de  la  conférence  de  Londres ,  avait  réduit  de 
bonne  heure  à  leur  juste  valeur  certaines  prétentions  fort  exagérées  du  con- 
grès belge  en  ce  genre,  qui  avaient  leur  source  dans  une  interprétatiou  forcée 
du  principe  du  stalu  quo  de  1790. 


REVUE.  —  CHRONIQUE,  575 

Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire  que  les  dix-huit  articles  de'cidaient  en  faveur 
de  la  lîelgii]ue  la  question  territoriale.  Mais  quand  même  cette  assertion  serait 
aussi  fondée  qu'elle  €st  inexacte ,  il  n'en  résulterait  pour  la  Belgique  aucune 
espèce  de  droit ,  aucun  titre  légal  aux  avantages  quelconques  que  ces  propo- 
sitions lui  pouvaient  donner;  car  les  dix-huit  articles  n'existent  pas;  et  ce  qui 
existe,  c'est  le  traité  du  15  novembre  1831,  aujourd'hui  modiiié  en  faveur  de 
celle  des  deux  parties  qui  l'avait  adopté  dans  sa  forme  la  plus  rigoureuse. 

Je  crois  sincèrement,  monsieur,  que  personne  en  Belgique  ne  se  fait  illu- 
sion sur  le  fond  du  droit  à  cet  égard.  Mais  les  passions  sont  soulevées;  l'esprit 
de  nationalité  se  révolte,  fortifié  par  le  sentiment  de  la  fraternité  religieuse, 
et  ce  sont  là  de  bien  grands  obstacles  à  vaincre  pour  arriver  à  l'exécution  des 
traités.  Le  roi  Léopoid ,  homme  d'un  jugement  ferme  et  d'une  intelligence 
élevée,  quoique  se  sentant  placé  sur  un  mauvais  terrain,  veut  épuiser  tous  les 
moyens  raisonnables  de  résistance  et  d'ajournement ,  et  se  le  doit  à  lui-même 
non  moins  qu'à  son  peuple.  Aussi  a-t-il  plutôt  encouragé  que  retenu  l'élan 
des  chambres  belges  et  d'une  partie  de  la  population  ;  aussi  a-t-il  mis  son 
armée  sur  pied;  aussi  a-t-il  essayé  d'imposer  à  l'Europe  par  une  attitude 
menaçante  L'Europe,  qui  apprécie  toutes  les  difficultés  de  sa  position,  ne 
peut  assurément  ni  s'en  étonner,  ni  s'en  irriter.  Mais  je  crois  qu'on  a  donné 
au  roi  des  Belges  un  conseil  imprudent  et  dangereux,  quand  on  lui  a  fait  jeter 
les  yeux  sur  le  général  polonais  Skrzynecki  pour  un  commandement  dans 
l'armée.  Le  gouvernement  belge  sait  combien  la  question  religieuse  préoccupe 
en  ce  moment  le  cabinet  de  Berlin,  quelles  inquiétudes  ont  causées  au  roi  de 
Prusse  les  imprudences  du  clergé  de  Belgique,  et  ses  liaisons,  peut-être  cou- 
pables, avec  le  clergé  des  provinces  rhénanes.  11  sait  encore  que  ce  malheu- 
reux différend  contribue  à  rapprocher  la  Prusse  de  la  Hollande.  Et  c'est  en 
présence  d'une  pareille  situation,  que,  par  l'appel  du  général  Skrzynecki,  il 
alarme  l'opinion  protestante  dans  toute  l'Allemagne ,  inquiète  et  mécontente 
sous  un  autre  rapport  les  trois  puissances  qui  ont  des  provinces  polonaises, 
semble  vouloir  exalter  les  passions  politiques  par  le  fanatisme  religieux  ! 
Aujourd'hui  que  les  chargés  d'affaires  d'Autriche  et  de  Prusse  ont  quitté 
Bruxelles,  pourrait-on  me  dire  si  la  présence  du  général  Skrzynecki  en  Bel- 
gique n'est  pas  devenue  plus  embarrassante  qu'utile?  Au  moins  les  Belges 
qui  nous  appellent  sans  façon  des  athées  ,  auront-ils  été  cette  fois  singulière- 
ment édifiés  de  l'accès  de  dévotion  avec  lequel  la  presse  parisienne  a  salué  le 
héros  catholique  d'Ostrolenka.  Mais  elle  n'a  pas  tardé  à  prendre  sa  revanche 
contre  le  nonce  du  pape  à  Bruxelles ,  monseigneur  Fornari ,  qui  se  permet 
d'engager  le  roi  Léopoid  à  ne  pas  tirer  l'épée,  et  contre  l'archevêque  de  Ma- 
lines  ,  qui  est,  dit-on,  du  même  avis.  Cependant  elle  parle  encore  avec  atten- 
drissement de  ces  bons  curés  de  campagne  qui  poussent  vigoureusement  à 
la  guerre  sainte,  et  de  M.  le  comte  de  Robiano ,  qui  se  fait  un  cas  de  conscience 
d'abandonner  le  Limbourg  et  le  Luxembourg  à  la  Hollande  hérétique.  C'est 
Voltaire  devenu  capucin. 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  n'en  ai  pas  moins  une  entière  confiance  dans  un  dénouement  pacifique 
et  prochain.  De  grands  intérêts,  chaque  jour  plus  compromis,  l'exigent 
impérieusement ,  et  le  gouvernement  beige  ne  voudra  point  achever  la  ruine 
de  la  Belgique  par  une  résistance  insensée.  L'excellent  discours  de  lord 
Palmerston  sur  cette  question  dans  la  chambre  des  communes  a  dissipé  les 
dernières  illusions  que  pouvaient  encore  se  faire  quelques  esprits  trop  lents 
à  se  convaincre  ;  et  en  face  de  l'Europe  unanimement  résolue  à  maintenir  le 
traité  de  1831 ,  la  Belgique  n'a  plus ,  ce  semble,  qu'à  exécuter  elle-même  ses 
engagemens.  Il  n'y  a  ni  faiblesse  ni  honte  à  garder  la  foi  jurée.  Que  la  France 
puisse  ou  doive  lui  prêter  main  forte  pour  la  violation  des  traités  qui  les  obli- 
gent l'une  et  l'autre,  c'est  ce  que  je  ne  comprendrai  jamais.  Ce  serait  alors 
une  immense  duperie  que  de  n'avoir  pas  fait  la  guerre  en  1830  pour  repren- 
dre la  Belgique  qui  s'offrait  à  nous,  sans  lui  laisser  le  temps  de  constituer 
tant  bien  que  mal  sa  nationalité  dont  elle  doutait  fort  à  cette  époque.  l\Iais , 
après  un  pareil  sacrifice ,  il  serait  insensé  de  violer  les  traités  de  la  révolution 
de  juillet,  pour  que  la  Belgique  eilt  deux  chétifs  anondissemens  de  plus, 
quand  nous  n'avons  pas  violé  en  1830  ceux  de  la  restauration  pour  recouvrer 
neuf  départemens  admirables.  ÎMon  patriotisme  est  plus  exigeant.  Si  la 
France  consent  à  ne  pas  s'agrandir,  qu'elle  jouisse  au  moins  des  douceurs 
et  des  avantages  delà  paix:  mais  le  jour  oi^i  elle  fera  la  guerre,  que  ce  soit 
pour  y  gagner  quelque  chose. 

P.  S.  J'apprends  à  l'instant  que  les  chambres  belges ,  prorogées  au  4  mars, 
sont  convoquées  pour  le  19  février.  J'ai  lieu  de  croire  que  les  communica- 
tions qui  leur  seront  faites  par  le  ministère  auront  un  caractère  pacifique. 


V.  DE  Mars. 


LA 

PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE. 


I.  —  IIISTOinE  DE  CP.ÉGOmE  VII, 
PAR  J.   VOIGT. 

11.  —  HISTOIRE  DU  PAPE  IN^iOCEST  lll , 

PAR   F.   nCRTER  (t). 


^S»    I. 


Leibnitz ,  dans  la  préface  de  son  Codex  diplomaiicus,  établit  qu'au 
moyen-Age  le  pape  et  l'empereur  étaient  les  deux  chefs  de  la  répu- 
blique chrétienne.  Il  y  eut ,  en  effet,  après  la  dictature  de  Charle- 
magne  et  le  travail  des  races  au  ix"  et  au  x^  siècle,  un  grand  déve- 
loppement dans  l'histoire  humaine  ;  c'était  la  formation  morale  de 
l'Europe  elle-même  qui  se  sentait  individuelle,  solidaire  et  chré- 
tienne. Une  société  nouvelle ,  contraste  notable  avec  le  passé  connu 
du  genre  humain,  s'organisait  sous  la  forme  de  cette  république  à 
deux  têtes  dont  parle  Leibnitz. 

Ce  fait  immense  suffit  à  défrayer  trois  siècles  qui  constituent,  à 
proprement  parler,  le  grand  moyen-âge;  car  avant  le  xi"  cette  répu- 
blique chrétienne  n'existe  pas,  et  après  le  xiii^  elle  tombe.  Il  y  a 
donc  une  trilogie  naturelle  et  majestueuse  qui  se  présente  dans  les 
annales  modernes ,  nous  voulons  dire  le  xi%  le  xii"  et  le  xiir  siècle. 

(1)  Vllisloire  du  pape  Innocent  III  a  été  traduite  par  31M.  Haiber  cl  Sainl-Chéron  ;  5  vol. 
in-S", chez  Debécourt,  rue  des  Saints-Pères.  —  Voyez  ,  pour  la  Papauté  depuis  Luther,  îa 
Uevue  des  Deux  Mondes  du  1er  avril  1838 ,  tom.  XI V,  pag.  74. 

TOMB  XVII.  —  1"'  MARS  1839.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  période  est  une ,  progressive ,  complète  :  elle  a  sa  raison 
comme  un  système,  son  dénouement  comme  une  tragédie;  elle  sa- 
tisfait la  foi  du  croyant,  l'imagination  de  l'artiste,  l'intelligence  du 
penseur;  elle  est  la  manifestation  historique  du  christianisme,  son 
exaltation,  sa  gloire;  elle  est  pourJe  catholicisme  ce  que  furent  pour 
le  polythéisme  grec  les  années  qui  s'écoulèrent  depuis  Selon  jusqu'à 
Périclès. 

Nous  croyons  n'avoir  besoin  d'aucun  effort  pour  être  juste  envers 
le  moyen-àge,  et  nous  en  parlerons  sans  engouement  comme  sans 
mépris.  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  font  des  prospérités  du  ca- 
tholicisme et  de  la  papauté  l'apogée  du  bonheur  et  de  la  vérité  dont 
puissent  jouir  les  hommes:  nous  pensons  au  contraire  que  la  chute 
delà  théocratie  romaine,  dans  sa  prétention  à  la  suprématie  politi- 
que, a  été  la  condition  nécessaire  des  progrès  ultérieurs  de  l'Europe; 
mais  comme  avant  la  décadence  a  brillé  une  gloire  utile  au  monde, 
il  est  juste  de  s'en  rendre  compte,  et  d'en  reconnaître  la  raison  et  la 
valeur.  Les  luttes  du  sacerdoce  et  de  l'empire  n'affectent  pas  plus  les 
intérêts  présens  que  les  discordes  du  patriciat  antique  et  de  la  démo- 
cratie romaine.  Les  cinq  siècles  qui  nous  séparent  de  cette  grande 
querelle  ont  si  bien  transformé  l'Europe,  que  nous  pouvons  parler 
des  affaires  des  papes  et  des  impériaux  avec  un  désintéressement 
plus  facile  encore  en  France  qu'en  Allemagne.  Notre  clergé  gallican, 
nos  parlemens  et  nos  rois  nous  ont  préservés  des  violences  sacerdo- 
tales qui  ont  désespéré  les  princes  des  maisons  salique  et  de  Souabe, 
et  comme  presque  toujours  la  France  a  su  se  défendre  avec  bonheur 
des  empiétemens  de  la  papauté,  il  se  trouve  que  nos  traditions  his- 
toriques ne  nous  ont  légué  ni  ressentimens  contre  elle,  ni  enthou- 
siasme suranné  pour  ce  qui  lui  reste  de  prétentions  et  de  regrets.  En 
Allemagne,  il  y  a  encore  des  publicistes  qui  se  passionnent  pour  la 
cause  de  l'église ,  ou  pour  le  parti  des  Ilohenstaufen ,  et  qui  enveni- 
ment les  dissensions  contemporaines  avec  l'àcreté  de  leurs  souvenirs. 
A  lire  certains  endroits  de  X Atlianasius  de  Gœrres,  ne  dirait-on  pas 
un  contemporain  d'Alexandre  III,  et  n'est-il  pas  sensible  que  la  mys- 
tique éloquence  du  professeur  de  Munich  veut  renouer  la  chaîne  des 
temps  avec  les  colères  du  xii''  siècle?  Ici  nous  sommes  à  l'abri  de 
semblables  réminiscences;  pour  les  débats,  les  partis,  les  excès,  les 
qualités,  les  mérites,  et  les  grandeurs  de  ces  anciens  jours,  nous  ne 
pouvons  avoir  que  cette  curiosité  impartiale  de  l'esprit  qui  double  le 
plaisir  du  spectacle  parce  qu'il  en  augmente  l'intelligence. 

Trois  cents  ans  après  la  prédication  de  l'Évangile ,  Constantin  im- 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN- AGE.  570 

posait  le  christianisme  à  l'empire  romain  ;  dans  les  dernières  années 
du  y"  siècle ,  le  chef  des  Francs ,  Clovis ,  embrassait  la  foi  nouvelle; 
à  la  fin  du  vii%  l'évêque  de  Rome,  célèbre  sous  le  nom  de  Grégoire- 
le-Grand ,  commençait  à  fonder  l'autorité  morale  de  la  papauté.  Ces 
trois  faits  sont  les  véritables  fondcmens  du  sacerdoce  et  de  l'empire 
au  moyen-ûge;  mais  que  d'années  et  de  conditions  furent  nécessaires 
entre  ces  premiers  principes  et  le  complet  développement  de  leurs 
conséquences!  Sans  doute  il  était  naturel  que  le  christianisme,  idée 
générale  qui  primait  par  son  universalité  l'esprit  polythéiste,  enfan- 
tât dans  l'ordre  religieux  et  dans  l'ordre  politique  un  pouvoir  gé- 
néral; mais  ce  mouvement  nécessaire  ne  venait  pas  moins  se  heurter 
contre  des  obstacles  multiples  et  puissans.  Sur  les  ruines  du  monde 
antique  tout  était  dispersé,  languissant,  immobile.  La  vie  était  dans 
les  âmes  des  chrétiens  nouveaux  ,  mais  non  plus  dans  les  formes  so- 
ciales :  les  mœurs  et  les  institutions  des  vainquei»rs  et  des  vaincus 
mettaient  à  côté  l'une  de  l'autre  leur  corruption  et  leur  barbarie; 
accouplement  stérile,  si  des  mouvemens  extérieurs  ne  venaient  faire 
pénétrer  le  ferment  de  la  vie.  Les  cités  étaient  administrées  par  leurs 
défenseurs  (1).  Les  évoques  gaulois  et  francs  gouvernaient  leurs 
troupeaux;  les  tributs  et  cohortes  des  vainqueurs  gardaient  leurs  cou- 
tumes et  leurs  mœurs;  mais  il  n'y  avait  là  ni  pensée,  ni  pouvoir  géné- 
ral. Comment  interviendra  parmi  ces  élémens  l'animation  supé- 
rieure qui  doit  les  transformer  et  les  unir? 

La  France  et  l'Allemagne  ne  sont  arrivées  qu'à  travers  le  sang  et  la 
douleur  à  la  vie  moderne.  Elles  eurent  d'abord  à  subir  les  duretés  de 
la  domination  romaine.  Paul  Orose  compare  la  Gaule  épuisée  et 
domptée  par  César  à  un  malade  pâle  et  décharné  que  défigure  une 
fièvre  brûlante,  et  l'éloquence  de  Tacite  a  sauvé  de  l'oubli  les  com- 
bats rendus  parle  patriotisme  germanique.  Quand  les  Romains  eux- 
mêmes  furent  tombés,  les  Germains  se  divisèrent  entre  eux  sur  le 
sol  de  leurs  conquêtes.  Le  territoire  des  vaincus  se  partagea  en  Aus- 
trasie,  INfeustrie,  Bourgogne  et  Aquitaine;  les  Francs  habitaient  les 
deux  premières  parties  et  ils  appelaient  Romains  les  peuples  des  deux 
autres.  L'Austrasie  avait  Metz  pour  capitale,  et  la  Neustrie  Soissons. 
En  Neustrie,  les  petits  propriétaires,  arimani,  hommes  libres, 
étaient  puissans  et  composaient  la  majorité  des  assemblées  natio- 
nales; en  Austrasie  régnait  une  aristocratie  militaire  assez  forte  pour 
braver  l'autorité  royale ,  et  cette  lutte  entre  les  leudes  et  les  rois 

(I)  V'oyez  Savigny,  Histoire  du  Droit  romain  ait  moijen-âge ,  lom.  I. 

37. 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devint  bientôt  une  lutte  entre  la  Neustrie  et  l'Austrasie ,  entre  les 
deux  esprits  qui  divisaient  les  deux  tribus  des  Francs. 

A  Metz ,  on  était  resté  Germain  ;  à  Soissons ,  on  avait  dégénéré;  en 
Austrasie,  on  voulait  la  guerre  et  de  nouvelles  conquêtes;  en  Neus- 
trie, on  ne  désirait  que  la  paix  et  les  plaisirs.  Entre  la  mollesse  el 
l'énergie  la  victoire  ne  pouvait  être  douteuse.  11  se  forma  dans  l'Aus- 
trasie une  sorte  de  république  aristocratique  qu'un  homme  parvint 
bientôt  à  conduire ,  Pépin  d'Héristall.  Il  sut  grouper  autour  de  lui 
des  Saxons,  des  Frisons,  des  Cattes  et  des  ïhuringiens ,  c'est-à-dire 
qu'il  eut  sous  la  main  toute  la  force  germanique.  A  Testry,  il  triompha 
des  Neustriens,  et,  sans  prendre  le  titre  de  roi,  il  put  gouverner 
avec  une  égale  autorité  l'Austrasie  et  la  Neustrie.  Celui  de  ses  fds 
qu'il  aimait  le  moins  se  trouve  un  héros  et  continue  son  œuvre  :  i! 
assure  la  domination  de  l'esprit  allemand;  au  commencement  du 
VIII'' siècle,  les  Francs  orientaux  sont  formidables  et  les  Sarrasins 
peuvent  venir. 

Quand  la  hache  d'armes  de  Charles  dit  Martel  eut  brisé  l'éten- 
dard du  croissant  dans  les  plaines  de  Poitiers,  les  affaires  de  l'Eu- 
rope chrétienne  prirent  de  la  grandeur  et  de  la  généralité.  Le  Franc 
avait  abattu  l'Arabe,  et  cette  victoire  donnait  à  l'Occident  conscience 
de  lui-même.  Dans  l'intérieur  des  tribus  franques,  le  commande- 
ment ne  pouvait  plus  échapper  aux  hommes  de  l'Austrasie ,  et  parmi 
les  Austrasiens,  à  une  famille  qui  comptait  déjà  deux  héros,  d'autant 
plus  que  le  même  sang  en  produisit  d'autres.  La  Grèce  avait  fini  par 
Alexandre,  Rome  républicaine,  par  César;  Dieu  voulut  que  l'Eu- 
rope moderne  commençât  par  Charlemagne. 

Le  père  de  cet  homme,  qui  était  fils  de  Charles  Martel ,  se  fatigua 
de  gouverner  l'Austrasie  et  la  Neustrie  sous  le  nom  de  maire  du  pa- 
lais, et  il  se  prit  à  penser  que,  puisqu'il  avait  les  vertus  d'un  roi ,  il 
devait  en  avoir  le  litre.  Le  temps  lui  semblait  venu  de  faire  échanger 
à  Childéric  III  le  trône  contre  le  cloître.  «  Il  envoya  Burchard,  évo- 
que de  Wurtzbourg ,  et  le  prêtre  Fulrad,  à  Rome,  au  pape  Zacharie, 
pour  consulter  le  pontife  au  sujet  des  rois  qui  existaient  alors  dans  la 
francia,  qui  avaient  le  nom,  mais  point  la  puissance.  Par  leur  en- 
tremise, le  pontife  répondit  qu'il  valait  mieux  que  celui-là  lut  roi, 
en  qui  résidait  la  réalité  de  la  puissance,  et  de  son  autorité  il  dé- 
cida que  Pépin  devait  être  constitué  roi  (1).  »  L'année  suivante,  pour 
achever  de  transcrire  le  récit  de  l'annaliste  Éginhard ,  Pépin ,  en 

(1)  «  Burchardus  Wirtziburgensis  episcopus  et  Foiradus  presbyter  capellanus  missi  siint 
Romam  ad  Zachariam  papam,  ut  consulerent  pontificem  de  causa  regum  qui  isto  Icmporc 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  581 

vertu  de  la  sanction  du  pontife  romain  ,  fut  proclamé  roi  des  Francs. 
J^oniface,  archevêque  et  martyr  de  bienheureuse  mémoire,  lui  con- 
féra cette  dignité  par  l'onction  sainte.  Pépin  fut  élevé  sur  le  trône 
royal,  suivant  l'usage  des  Francs,  dans  la  ville  de  Soissons;  quant  à 
Childéric,  qui  portait  à  tort  le  nom  de  roi ,  on  lui  coupa  la  chevelure 
et  on  l'enferma  dans  un  monastère  (1).  »  Cela  se  passait  deux  siècles 
et  demi  après  la  victoire  de  Clovis  dans  les  plaines  de  Soissons. 

Quelle  est  donc  cette  puissance  morale  que  le  chef  d'un  grand 
peuple  consulte  sur  la  convenance  d'une  usurpation,  et  de  laquelle  il 
veut,  pour  ainsi  dire,  emprunter  le  droit,  quand  il  a  le  fait  dans  sa 
main?  Pendant  le  cours  du  vii*=  siècle,  qu'avait  inauguré  dans  Rome 
i'épiscopat  de  Grégoire  I" ,  à  la  fois  écrivain  et  administrateur,  chré- 
tien enthousiaste  et  homme  d'état ,  ses  successeurs  acquirent  une 
autorité  d'autant  plus  forte  qu'ils  ne  la  définissaient  pas  eux-mêmes, 
et  qu'elle  était  invoquée  par  les  docteurs  et  les  églises  sans  qu'ils 
eussent  besoin  de  l'imposer  les  premiers.  Voilà  pour  le  dehors.  Dans 
la  ville  môme ,  un  esprit  d'indépendance  italienne  et  catholique ,  que 
provoquaient  les  folles  réactions  de  Constantinople  contre  les  images 
et  les  excès  des  Lombards  ariens,  concourait  à  établir  l'autorité  de 
l'évèque  comme  chef  d'une  sorte  de  république.  Un  état  romain  ten- 
dait à  se  former  sous  la  protection  du  Christ ,  corpus  Christo  dilcclum, 
et  sous  le  gouvernement  du  pape,  qu'on  disait  préposé  par  Dieu  môme, 
à  Dco  decrettis  dominns  noster.  Il  y  avait  donc  là  des  élémens  moraux 
et  politiques  qui  attendaient  la  fécondation  du  temps  et  des  occa- 
sions heureuses. 

Au  viii"  siècle,  l'Occident  avait  deux  forces,  Rome  et  les  Francs,  la 
religion  des  Grégoire,  l'épée  des  Carlovingiens,  et  l'alliance  de  ces  deux 
forces  devait  être  la  source  d'une  complète  puissance.  Non-seulement 
les  faits  nécessaires  arrivent  toujours ,  mais  souvent  ils  se  produisent 
par  des  incidens  dont  la  physionomie  est  singulièrement  ironique. 
Qui  pousse  le  pape  à  s'aboucher  avec  les  Francs?  L'empereur  de 


rucTiinl  in  Francia,qui  nomen  tanluin  rcgis,  sed  nuUam  potcstalem  regiam  Iiabucrunt. 
Por  quos  prœdictus  pontifcx  mandavit,  melius  esse  illum  rcgcm  ,  apud  qiicm  sumina  potes- 
lalis  consisteret,  dalaque  auctoritate  sua,  jussit  Pipinum  regein  constilui.  »  [  Eginhardi 
Annales  de  tjeslis  Pipini  rcr/i.ç ,  anno  731.  —  ncrncil  des  historiens  des  Gaules  et  de  la 
l'rance,  lom.  Y,  pap.  497.  ) 

(1)  «  Hoc  aiino  seciinduni  romani  pontincis  sanclionom  Pipinus  rcx  Franconim  appcl- 
latus  est  :  et  ad  liujus  dignitatem  honoris  unclus  sacra  unclione  manu  sanclfP  nicmoria'  I5o- 
iiifacii  archiepiscopi  et  marlyris ,  et  more  Francorum  eicvatus  in  solium  rcgni  in  civilate 
Siicssiona.  Hildericus  vero,  qui  falso  régis  nomine  fungcbatur,  tonso  capite  in  monaslcrium 
missus  est.  »  (  Ibid.  ) 


582  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

Constantinople,  qui,  du  même  coup,  abdique  le  protectorat  de  l'Italie 
et  reconnaît  une  force  politique  supérieure  à  la  sienne.  Le  succes- 
seur de  Zacharie,  deux  ans  après  la  consultation  pontificale  qui  con- 
férait à  l'Auslrasien  le  droit  et  la  légitimité,  passe  les  Alpes,  et  se 
prosterne  devant  Pépin  ,  qui,  par  un  juste  retour,  lui  tend  la  main^ 
promet  de  traverser  les  monts  pour  son  service,  se  fait  sacrer  par 
lui  une  seconde  fois,  tient  son  serment,  lui  donne  vingt-deux  villes 
et  l'établit  prince  temporel.  Noble  échange!  Ces  deux  hommes  se 
prêtent  l'un  à  l'autre  ce  dont  ils  ont  besoin  :  l'un  emprunte  de  la 
force  et  se  confirme  par  des  ressources  positives  dans  sa  spiritualité; 
Vautre,  sous  le  casque  et  la  cuirasse,  reçoit  le  sacre  de  la  religion» 
l'investiture  sociale,  et  il  résulte  de  ce  grand  contrat  que  le  pape  est 
puissant  et  le  roi  légitime. 

Dans  Chaiiemagne  il  y  a  deux  paris  à  faire,  celle  de  l'Allemand, 
du  Franc  indomptable  et  passionné,  pour  qui  la  guerre  contre  le 
Saxon  est  un  plaisir  dont  il  ne  peut  se  rassasier,  qu'une  attraction 
irrésistible  appelle  au-delà  du  Rhin,  qui  ne  se  plaît  que  sur  les  rives 
de  ce  neuve  ou  sur  celles  du  Danube,  qui  a  besoin  de  faire  des  chré- 
tiens de  par  le  fer  et  le  sang,  et  de  courber  les  peuples  du  Nord  de- 
vant la  croix  de  Clovis;  puis  celle  de  fhomme  qui  appartient  aussi  au 
reste  de  l'Europe,  qui  se  doit  non-seulement  au  Nord,  mais  au  Midi, 
non-seulement  à  la  Saxe,  mais  à  l'Espagne,  non-seulement  aux  Avares 
de  la  Uaab,  mais  à  fltalie,  que  la  main  de  Dieu  rappelle  au  centre,  à 
Rome ,  pour  le  rattacher  au  passé  du  monde  et  le  sacrer  empereur 
romain.  Suivons  les  actions  de  Charles  :  nous  le  verrons  sur  les  bords 
du  Rhin,  du  Danube,  de  l'Elbe,  du  Weser,  parce  qu'il  s'y  est  porté 
de  son  propre  mouvement;  il  y  propage  le  christianisme  par  fépée, 
c'est-à-dire  à  la  manière  de  Mahomet,  et  la  cause  de  l'Évangile  ne  se 
montre  pas  moins  impitoyable  que  l'islamisme.  Voilà  l'œuvre  que 
l'homme  d'Ingclheim  et  d'Aix-la-Chapelle  comprend  et  affectionne 
par-dessus  tout;  c'est  un  Franc  qui  hait  les  Saxons ,  c'est  un  Allemand 
chargé  d'apporter  aux  peuples  du  Nord  le  baptême  de  sang.  S'il  s'en- 
gage dans  les  Pyrénées,  il  y  a  été  provoqué;  son  cœur  ne  l'y  appelait 
pas.  S'il  détruit  la  monarchie  des  Lombards,  c'est  Didier  qui  l'y  con- 
traint par  ses  perfides  imprudences;  s'il  accepte  la  couronne  impé- 
riale ,  c'est  le  pape  qui  va  le  chercher  à  Paderborn  pour  le  mener  à 
l'autel  de  Saint-Pierre. 

Combien  il  était  naturel  au  successeur  de  Grégoire,  de  Zacharie  et 
d'Adrien ,  de  songer  à  transporter,  de  la  tête  des  indignes  héritiers 
de  Constantin  sur  celle  du  roi  des  Francs,  le  nom  et  la  puissance 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  583 

d'empereur!  Il  travaillait  ainsi  pour  l'Occident,  pour  la  religion  ca- 
tholique, qui  régnait  dans  l'Italie,  dans  la  Gaule,  et  déjà  dans  la 
moitié  de  rx\llemagne.  Ce  n'était  plus  le  pallium ,  mais  la  couronne 
impériale,  qu'il  offrait  au  llls  de  Tepin,  et  l'Occident  n'était  plus  in- 
férieur à  Conslantinople. 

Aux  hommes  qui  vivent  sur  des  théâtres  historiques,  les  idées  po- 
litiques viennent  facilement.  Léon  III  conçut  la  résurrection  de  l'em- 
pire d'Occident  par  une  de  ces  réminiscences  qui  font  la  solidarité  du 
genre  humain.  L'homme  à  qui  l'offre  s'adressait  pouvait  y  répondre, 
et  sa  main  suffisait  à  porter  le  globe  qu'on  lui  présentait.  Voilà  le 
véritable  bonheur  ;  c'est  de  recevoir  des  évènemens  toute  la  grandeur 
dont  on  est  digne.  Ainsi  l'empire  d'Occident  revivait  trois  siècles 
après  sa  chute,  le  jour  de  Noël  de  l'an  800,  à  l'heure  même  où  l'on 
célébrait  la  naissance  du  Christ.  A  cette  nouvelle,  les  peuples  de  l'Eu- 
rope furent  joyeux ,  parce  qu'ils  se  sentirent  plus  grands;  tous  prê- 
tèrent à  Charles  un  autre  serment,  car  ils  avaient  à  reconnaître  et  à 
révérer  en  lui,  non  plus  un  roi  franc,  mais  le  (jrand  et  pacifique  em- 
pereur des  Romains,  couronné  par  Dieu  même  (1). 

L'incendie  du  pont  de  Mayence,  et  le  tonnerre  tombant  sur  la  cha- 
pelle d'Aix ,  annoncèrent  la  mort  de  Charles  et  le  chaos  du  ix'^  siècle. 
A  la  surface  se  dessine  une  ébauche  de  grandeur  et  d'unité;  l'empire 
d'Occident  est  ressuscité,  l'évêque  romain  s'élève  graduellement  au- 
dessus  des  autres  évoques.  Mais  la  magnificence  de  ces  formes  est 
trop  nouvelle  pour  n'avoir  pas  à  essuyer  des  tempêtes  ou  de  longs 
ajournemens  de  prospérité.  Au  fond,  les  élémens  de  l'Europe  mo- 
derne sont  en  travail.  Le  christianisme  déjà  puissant  comme  lien 
moral  et  sentiment  intime,  la  France  et  l'Allemagne  jetant  dans  le 
traité  de  Verdun  les  fondemens  de  leur  nationalité,  l'Angleterre  se 
préparant  à  entrer  dans  le  mouvement  des  affaires  communes  par 
l'héroïsme  et  la  sagesse  d'Alfred,  les  côtes  de  la  France  et  de  la  Ger- 
manie envahies  par  les  Normands,  les  Hongrois,  plus  cruels  que  les 
Normands  et  vomis  par  les  montagnes  de  l'Asie  septentrionale  sur 
l'Allemagne ,  sur  la  Provence  et  l'Italie,  sont  quelques  traits  de 
cette  confusion  tragique  et  féconde.  A  la  fin  de  cette  époque  (  888  ) , 
l'empire  de  Charlemagne  était  complètement  dissous.  L'esprit  théo- 
cratique  de  Rome  était  alors  ce  qu'il  y  avait  de  plus  vivant  ;  et  quoi- 


[{)  Carolo  Augusli  à  Dco  coroiialo,  magno  et  pacifico  impcratori  Uonianoriim  ,  vila  et  Vic- 
toria. {  Egiiihardi  Annales  ,  anno  80).  —  Recueil  des  historiens  îles  Gaules  et  de  la  France  , 
lom.  V,  pag.  215.  ) 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  dix  papes  se  soient  succédé  dans  les  dix-huit  dernières  années 
du  ix"  siècle,  cette  multiplicité  ne  fut  pas  un  obstacle  à  la  persévé- 
rance de  la  même  politique.  Le  pape  Formose  couronna  successi- 
vement deux  empereurs ,  Lambert  et  Arnoulf  :  deux  ans  après ,  il 
convoqua  un  concile  à  Ravennes,  où  la  souveraineté  de  l'empire 
d'Occident  sur  Rome  et  sur  l'état  ecclésiastique  fut  hautement  re- 
connue. Il  est  facile  de  comprendre  que  l'évèque  de  Rome  avait  en- 
core besoin  de  se  déclarer  lui-m.ême  l'inférieur  de  l'empereur,  pour 
garder  le  droit  de  le  couronner. 

Cependant  s'éteignait  en  Allemagne,  par  la  mort  de  Louis  IV,  llls 
d' Arnoulf,  la  lignée  bâtarde  de  Charlemagne,  et  les  Allemands  ne» 
permirent  pas  à  la  couronne  transrhénane  de  se  poser  sur  la  faible 
tète  de  Charles-le-Simple ,  qui  réunissait  dans  sa  personne  tous  les 
droits  de  la  maison  carlovingienne.  Ce  fut  l'aristocratie  saxonne,  cette 
iière  noblesse  dont  les  ancêtres  avaient  si  vaillamment  résisté  à  Char- 
lemagne, qui  recueillit  son  héritage  germanique  et  reçut  le  pouvoir 
de  la  généreuse  déférence  des  ducs  de  Franconie.  A  Mersebourg, 
Henri-l'Oiseleur  fonda  l'indépendance  de  la  race  allemande  sur  les 
cadavres  des  Hongrois.  Son  fils  Olhon  répéta  ce  triomphe,  et,  sous 
les  murs  d'Augsbourg,  assura  la  délivrance  de  son  pays.  Désormais 
les  Hongrois  devinrent  plus  sédentaires,  et,  loin  de  se  répandre  au 
dehors,  ils  s'environnèrent  chez  eux  de  fossés  et  de  remparts  :  la  race 
primitive,  le  sang  turc  ou  linnique,  se  mêla  avec  de  nouvelles  colo- 
nies slaves.  Ceysa,  un  de  leurs  chefs,  épousa  une  princesse  de  Ra- 
vière,  accorda  des  dignités  à  des  nobles  de  l'Allemagne,  se  fit  chré- 
tien ,  entraîna  les  siens  par  son  exemple  aux  autels  catholiques,  et  la 
nation  hongroise  devint  un  des  peuples  les  plus  braves  et  les  plus 
chevaleresques  de  l'Europe. 

Rome  était  dans  une  situation  singulière.  Le  patrice  Alberic  l'avait 
gouvernée  jusqu'en  954  :  son  fils  Octavien ,  qui  avait  succédé  à  son 
autorité  civile,  prit,  en  956  ;  le  titre  de  pape  et  le  nom  de  Jean  X!l. 
C'était  un  enfant  imprudent  et  dissipé,  dont  les  mœurs,  au  surplus, 
étfiient  celles  de  Rome  même ,  théâtre  de  ses  folies  ;  car  alors ,  au 
rapport  de  Luitprand ,  lorsqu'on  voulait  désigner  un  homme  per- 
fide, avare,  vicieux,  on  l'appelait  un  Romain.  Jean  XII  envoya  des 
députés  à  Othon  pour  le  prier  de  le  défendre  contre  les  fureurs  de 
Rérenger  et  du  comte  Adalbert,  son  fils ,  et  pour  lui  proposer  la  cou- 
roi.ne  impériale.  Ainsi ,  encore  une  fois,  l'évoque  de  Rome  sollicitait 
le  roi  des  Allemands  de  se  déclarer  empereur;  il  répète  à  la  maison 
de  Saxe  l'offre  adressée  aux  Carlovingiens.  Le  pape  est  un  jeune 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  585 

isommc  sans  sagesse;  mais  la  pensée  et  les  traditions  politiques  sont 
déjà  si  fortes,  qu'elles  se  font  obéir  par  un  voluptueux  étourdi. 

Othon  reçut  la  couronne  impériale,  et  confirma  les  donations  de 
Pépin  et  de  Cliarlemagne,  mais  avec  la  restriction  expresse  de  sa 
propre  souveraineté  sur  la  ville  de  Rome  et  tous  les  domaines  de 
l'église.  Ces  concessions  si  larges  à  la  suprématie  allemande  inspi- 
rèrent bientôt  des  regrets  à  Jean  XII  :  il  se  rejeta  du  côté  d'Adalbert; 
mais  sa  révolte  fut  impuissante,  d'autant  plus  que  ses  déportemens 
rivaient  provoqué  une  dénonciation  unanime,  portée  parles  Romains 
îui  tribunal  du  nouvel  empereur.  Le  pape  s'en  vengea  en  excommu- 
lîjant  tous  les  évoques;  néanmoins  un  concile  le  déposa,  et  en  sa 
place  élut  Léon  VIII;  trois  mois  après,  Jean  XII  fut  assassiné  dans 
une  nuit  de  plaisir  et  d'adultère. 

Entre  Léon  VIII  et  Otlion  intervint  un  décret  (1)  qui  réglait  les 
r^^pports  entre  la  couronne  et  la  thiare.  Il  était  stipulé  : 

Que  nul  n'aurait  le  droit  d'élire  le  pape  ou  tout  autre  évêque  sans 
le  consentement  de  l'empereur; 

Que  les  évêques  élus  par  le  clergé  et  le  peuple  ne  seraient  pas  sa- 
crés avant  la  confirmation  impériale,  hormis  quelques  sièges  doiil 
i'empereur  cédait  l'investiture  aux  papes  et  aux  archevêques; 

Qu'Othon,roi  des  Allemands,  et  ses  successeurs  au  royaume  dlln- 
lie,  auraient  à  perpétuité  la  faculté  de  choisir  celui  qui  devrait  régner 
sprès  eux  ; 

Qu'ils  auraient  la  faculté  de  nommer  les  papes; 

Que  les  archevêques  et  évêques  recevraient  d'eux  l'investiture  et 
îa  consécration. 

Les  Italiens  ont  traité  ce  texte  d'imposture  et  de  chimère.  Les  ju- 

(1)  Ad  excniplum  B.  Hadriani  aposlolicœ  sedis  aiilistitis,  qui  Domino  Carolo  victoriosii- 
simo  régi  Francorum,  cl  Longobardorum,  palricialus  dignitateni  ac  ordinaliononi  aposto- 
licae  sedis  el  investituram  episcoporuin  concessit,  ego  qnoqiie  Léo  cpiscopus,  sorvus  scrTO- 
rumDei,  cum  toto  clerc,  ac  romaiio  populo  conslituimus,  et  confirmamus  et  corroboranius, 
et  pcr  iiostram  apostolicani  autoritalcm  conccdimus  alquc  larginiur  Domino  Ollioni  primo 
régi  Teulonicorum,  cjusquc  succcssoribus  liujus  regni  Ilaiise  in  perpetuum  facullatem  eii- 
gendi  successorem,  atque  summ.T  sedis  apostolicœ  successoremordinandi,  acper  hocarcbi- 
opiscopos  seu  cpiscopos ,  ut  ipsi  ab  co  investituram  accipianl  et  consecralionem ,  undc  doben! , 
exccplis  lus,  quos  impcrator  poiitificibus  et  archiepiscopis  concessit  :  et  ut  nemo  deinceps 
ciijusquc  digiiilatis  vol  religiositalis  eligcndi  vel  patricium  vel  ponlificem  summa?  sedis  apos- 
îolicœ,  aut  quemcumquc  episcopum  ordinandi  liabeat  facullatem  absque  consensu  i|)si!i-> 
imperatoris  (quod  tamen  fiai  absque  omni  pccunia),  et  ut  ipsc  sit  patricius  et  rex.  Qiiod  si 
a  clero,  et  populo  quis  cligatur  cpiscopus,  nisi  à  supradicto  regc  laudetur,  el  inveslia'Jir, 
non  consecrelur.  Si  quis  contra  banc  regulam  et  apostolicam  aulorilatem  aliquid  mnlielnr, 
bunc  excomnmnicationi  subjacerc  decernimus,  et  nisi  resipucrit,  irrevocabiliexilio  puniri  vel 
ultimis  suppliciis  africi.(  Decrcti,  I  pars,  dislinctio  63,  S  xxiii ,  pag.  85,  lom.  I.  Corpus  juris 
canonici.  Édition  de  Pierre  et  François  Pilhou.  ) 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

risconsultes  allemands  en  ont  maintenu  l'authenticité,  et  le  pubîi- 
ciste  Pfeffel  nous  paraît  résumer  avec  impartialité  ces  débats,  quand 
il  dit  :  «  Si  l'on  considère  que  Luitprand,  évêque  de  Crémone,  qui 
a  porté  la  parole  au  nom  de  l'empereur  dans  le  concile  de  Rome, 
raconte  dans  son  histoire  exactement  les  mêmes  choses  qu'on  trouve 
dans  le  décret  ;  que  les  fameux  canonistes  Ives  de  Chartres  et 
AValtram  de  Naumbourg  l'ont  cité  et  reconnu  pour  véritable  dès  le 
XI''  siècle;  que  le  moine  Gratien  l'a  inséré  par  extrait  dans  son  De- 
cretum;  que  les  souverains  pontifes  qui  ont  corrigé  cette  compila- 
tion, n'ont  jamais  songé  à  l'en  effacer,  et  qu'enfin  il  n'attribue  point 
de  droits  à  Othon  \"  que  les  anciens  empereurs  romains,  les  exar- 
ques et  les  empereurs  carlovingiens,  n'eussent  exercés,  et  que  l'his- 
toire de  ses  successeurs  ne  justifie;  il  n'est  guère  possible  de  ne  pas 
se  déclarer  pour  la  vérité  de  cette  célèbre  constitution.  »  Rome  était 
prise  au  piège  :  cet  empire  d'Occident,  qu'elle  avait  provoqué,  l'op- 
primait, et  ses  espérances  de  domination  théocratique  étaient  impi- 
toyablement étouffées  par  l'orgueil  allemand.  Après  la  mort  de 
Léon  A  III,  les  commissaires  de  l'empereur  firent  élire  Jean  XIII; 
pour  le  maintenir  contre  les  révoltes  des  Romains,  Othon  fut  obligé 
de  repasser  les  Alpes;  pendant  son  séjour  à  Rome,  douze  des  prin- 
cipaux citoyens  furent  pendus ,  et  le  préfet  de  la  ville  fustigé  sur  un 
âne.  L'empereur  de  Constantinople  affecta  de  se  plaindre  à  Luit- 
prand de  ces  violences ,  et  l'ambassadeur  d'Othon  lui  répondit  qu'il 
avait  tort  de  trouver  mauvais  que  le  roi  des  Allemands  tranchât  du 
maître  en  Italie,  puisque  tous  ses  prédécesseurs  à  lui,  jNicéphore 
Phocas,  s'étaient  endormis  sur  leur  trône ,  puisqu'ils  avaient  porté 
le  titre  d'empereur  romain  sans  en  remplir  les  devoirs  et  sans  en 
montrer  la  puissance.  Othon  I"  fut  au  x''  siècle  l'homme  de  l'Eu- 
rope. Nous  le  trouvons  en  relation  avec  le  calife  de  Cordoue,  Abdel- 
Rahman ,  allié  de  l'empereur  grec  par  le  mariage  de  son  fils  avec  la 
princesse  Théophanie,  libérateur  et  roi  de  l'Allemagne,  maître  de  l'Ita- 
lie ,  empereur  d'Occident ,  fort  au  centre  de  ses  états  comme  aux  ex- 
trémités, fondant  en  Allemagne  la  puissance  ecclésiastique,  qui  était 
un  instrument  de  civilisation ,  et  l'abaissant  en  Italie  par  ces  instincts 
d'empereur  qui  ne  sauraient  supporter  la  domination  d'un  prêtre. 
Le  X*  siècle  fut  peu  favorable  à  l'esprit  de  la  théocratie  italienne; 
le  christianisme  s'étendait  dans  le  nord  de  l'Europe,  se  fortifiait  en 
Allemagne  et  en  France;  mais  le  pouvoir  papal ,  qui  s'était  flatté 
d'être,  avec  l'empire  d'Occident,  la  seconde  tête  de  l'Europe,  languis- 
sait sans  autorité.  La  mort  d'Othon-le-Grand  ne  lui  fut  pas  une  oc- 


LA  pApauté  au  moyex-age.  587 

casion  de  réveil.  Ce  n'est  pas  un  prêtre,  mais  un  consul,  Crescentius, 
fils  de  Théodora  et  du  pape  Jean  X,  qui  tenta  d'arracher  Rome  à  la 
domination  d'Othon  II  et  d'Othon  III.  Ce  consul ,  insupportable  aux 
papes,  imagina  de  recourir  à  l'autorité  de  l'empereur  de  Constan- 
tinople,  invocation  imprudente  et  désastreuse  qui  le  conduisit  à 
une  fin  tragique.  Après  une  capitulation ,  Othon  III  lui  Gt  trancher 
la  tête,  La  France,  non  moins  que  l'Allemagne,  se  préparait  à  causer 
des  déplaisirs  à  l'ambition  papale,  mais  d'une  autre  façon,  non  par 
la  tyrannie,  mais  par  l'indépendance.  Dans  ses  mouvemens  pour 
rassembler  ses  principes  et  dessiner  la  forme  de  sa  nationalité,  elle 
rejetait  loin  d'elle  le  dernier  reste  du  sang  carlovingien,  et  elle  pré- 
férait un  seigneur  français  à  Charles  de  Lorraine.  Le  chef  de  la  troi- 
sième race  voulait  recevoir  sa  consécration  ,  non  plus  de  l'évoque  de 
Rome ,  mais  de  l'archevêque  de  Reims;  il  ambitionnait  une  usurpa- 
tion toute  française.  Nous  connaissons  parfaitement  tout  le  détail  de 
nos  affaires  à  la  fin  du  x"  siècle  par  les  lettres  d'un  moine  d'Aqui- 
taine, appelé  Gerbert,  d'abord  secrétaire  d'Adalbéron ,  l'archevêque 
de  Reims  qui  sacra  Hugues  Capet,  puis  précepteur  du  jeune  Ro- 
bert, fils  du  nouveau  roi,  pape  enfin  sous  le  nom  de  Sylvestre  II.  Cet 
homme  extraordinaire  savait  les  sciences  exactes  et  les  sciences  na- 
turelles, soit  qu'il  les  eût  cultivées  au  fond  de  son  couvent,  soit  qu'il 
eût  été  les  chercher  à  Cordouc;  il  entendait  l'arabe.  Il  embrassa  d'abord 
la  cause  des  Carlovingiens ,  puis  il  la  quitta  ;  il  fut  à  la  fois  le  partisan 
des  Othon  et  de  Hugues  Capet.  Il  nous  a  transmis  les  paroles  de 
l'évêque  d'Orléans  qui  s'éleva  contre  Rome,  et  la  dépeignit  en  plein 
concile  comme  abandonnée  de  tout  secours  divin  et  humain,  comme 
ayant  perdu  l'église  d'Alexandrie,  celle  d'Antioche,  l'Afrique,  l'Asie, 
Constantinople,  et  devant  bientôt  perdre  l'Europe.  Le  2  avril  999, 
Gerbert  fut  choisi  pour  pape ,  par  Othon  III  ;  c'était  le  premier  Fran- 
çais mis  à  la  tête  des  prêtres  italiens.  Il  régna  quatre  ans  et  quel- 
ques mois.  A  un  esprit  étendu  il  joignait  une  sensibilité  vive;  c'est 
lui  qui  jeta  le  premier  cri  dos  croisades,  et  qui,  indigné  des  persé- 
cutions que  le  calife  Hakem  infligeait  aux  pèlerins  de  Jérusalem, 
écrivait  à  toutes  les  églises  ces  lignes  éloquentes,  où  il  fait  paraître 
Jérusalem  elle-même  s'écriant  :  «Lève-toi,  soldat  du  Christ;  prends 
son  drapeau;  combats  pour  lui;  ce  que  tu  ne  peux  par  les  armes, 
fais-le  par  la  prudence  et  les  richesses  ;  vois  ce  que  tu  donnes  et 
celui  à  qui  tu  donnes  (1).  »  Cette  généreuse  apostrophe,  adressée  à 

{i)  a  Enilcrc  crg<!),  miles  Christi,  esto  signifer   et  coinpiignator,  et  quod  armis  ncquis , 


588  REVUE  DES  DEUX  MONbES. 

l'Europe  chrétienne,  n'a  pas  sauvé  Gerbert  des  injures  de  Baronius, 
qui  le  traita,  au  xvi''  siècle,  d'impudent,  de  furieux  et  de  superbe. 
Quand  il  mourut ,  on  dit  à  Home  que  le  diable  était  venu  lui  rede- 
mander son  ame.  Le  peuple  l'appelait  magicien  ;  un  moine  l'appela 
philosophe:  c'est  le  docteur  Faust  de  la  papauté. 

La  première  année  du  xV  siècle,  les  hommes  respirèrent  plus  li- 
brement; ils  étaient  affranchis  de  la  crainte  de  voirie  monde  finir, 
car  on  avait  pris  à  la  lettre  le  vingtième  chapitre  de  l'Apocalypse  (1), 
et  le  genre  humain,  qui  comptait  mille  ans  depuis  la  naissance  de 
Jésus-Christ ,  avait  eu  peur  de  mourir.  On  se  remit  donc  à  vivre  avec 
joie,  avec  énergie,  et  un  grand  siècle  commença.  Ses  résultats  se 
firent  quelque  temps  attendre  et  ne  parurent  que  dans  sa  dernièn; 
moitié.  Cependant  la  première  partie  nous  montre  déjà  le  christia 
nisme  continuant  ses  progrès,  et  faisant  tomber  devant  lui  les  idoles 
dans  la  Suède  et  dans  la  Norvège,  les  expéditions  et  les  conquêtes 
des  Normands  en  Italie ,  le  califat  de  Cordoue  expiant  ses  prospérités 
par  l'extinction  de  la  dynastie  des  Ommiades,  et  par  un  démembre- 
ment qui,  multipliant  les  principautés  mahométanes,  affaiblit  l'isla- 
misme contre  les  chrétiens  espagnols;  enfin,  les  Arabes,  qui  bientôt 
disparaîtront  en  Espagne  devant  les  Maures,  vaincus  en  Syrie  par 
les  Turcs  Seljoucides,  dont  l'empire  glorieusement  éphémère  iw. 
tarde  pas  à  se  partager  en  trois  brandies  principales.  Mais  quelque 
chose  de  supérieur  encore  à  ces  grands  évènemens  devait  agiter  les 
affaires  du  monde.  Les  rapports  de  l'église  et  de  l'empire,  de  l'Alle- 
magne  et  de  l'Italie,  la  situation  même  de  la  religion  catholique,  telle 
était  la  difficulté  capitale  qu'il  fallait  vider. 

Henri,  duc  de  Bavière  ,  arrière-cousin  germain  d'Othon  lîl,  avait 
été  élu  roi  des  Allemands,  k  Mayence,  par  la  nation  bavaroise  et  p;ir 
les  princes  des  provinces  rhénanes.  Benoît  VÏII  lui  mit  sur  la  tête  la 
couronne  impériale,  et  obtint  la  promesse  de  sa  protection  toute 
puissante.  Il  passa  lui-même  en  Allemagne  ,  et  célébra  à  Bamberg, 
avec  l'empereur  Henri,  le  jeudi  saint  et  la  fête  de  Pâques  do  l'an 
10^0.  Fleury  conjecture  que  ce  fut  dans  cette  circonstance  qu'Hein  i 


consilii  cl  opum  auxilio  subveni.   Quid  est  quod  das,autcui  das?  »(  Gerbert.  Epislol;c, 
cp.  107.  —  liecueil  des  historiens  des  Gaules  cl  de  France,  tom.  X ,  pag.  426  ) 

(I)  I.  Je  vis  encore  descendre  du  ciel  un  ange  qui  avait  la  clij  de  l'abîme  cl  une  grn;;<li' 
chaîne  à  la  main.— 2.  Il  prit  le  dragon ,  l'ancien  serpent,  qui  est  le  diable  et  Salan,ctil 
l'enchaîna  ;;oiti-  mille  ans.  —  ^.  Et  l'ayant  jeté  dans  l'abîme,  il  le  ferma  et  le  scella  sur  Uii , 
;ilin  qu'il  ne  sOduisîl  plus  la  na^lurc,  jusqu'à  ce  que  mille  ans  saicnl  accomplis;  après  (ji:ui 
il  doit  cire  délié  pour  un  peu  de  temps.  (  Chap.  xx  ,  Apocalypse  de  saint  Jean.  —  Bible  lie 
Vcnee ,  tom.  i't,  pag.  559.  ) 


LA   PAPAUTÉ   AU   MOYEX-AGE.  589 

confirma  toutes  les  donations  de  ses  prédécesseurs ,  confirmation  qui 
tournait  en  nouveau  témoignage  de  la  souveraineté  impériale.  Le 
pape  et  l'empereur  moururent  la  même  année  {iO'-lï).  Le  successeur 
(le  Benoît  VIII  fut  Jean,  son  frère,  qui  ne  fut  élu  qu'à  force  d'argent. 
Après  lui ,  le  pape  fut  un  enfant  de  douze  ans,  qui,  sous  le  nom  de 
Benoît  IX,  devint  bientôt  le  scandale  des  Romains  par  ses  licencieuses 
et  meurtrières  folies.  On  le  chassa,  puis  on  élut,  en  sa  place,  Jean, 
évoque  de  Sabine,  sous  le  nom  de  Silvestre  III.  Benoît  contraignit 
Silvestre  de  retourner  dans  son  évêché;  mais,  après  avoir  obtenu  de 
rentrer  dans  Rome,  il  se  rendit  encore  plus  odieux  au  peuple ,  telle- 
ment qu'il  s'effraya  de  lui-même  ,  et  vendit  le  pontificat  pour  une 
somme  considérable  à  un  archiprêtre  nommé  Jean  Gratien,  qui  prit 
le  nom  de  Grégoire  VL  Quand  le  roi  des  Allemands  ,  Henri  III ,  fils 
et  successeur  de  Conrad,  vint  à  Rome,  il  y  trouva  trois  papes;  pour 
les  mettre  d'accord ,  il  les  déposa  tous  les  trois,  et  en  fit  élire  un  qua- 
trième, un  Allemand,  Suidger,  évèque  de  Bamberg,  qui  s'appela 
Clément  II,  et  couronna  Henri  empereur  le  jour  de  Noël  1046. 
Son  règne,  qui  dura  dix  ans,  fut  l'apogée  de  la  suprématie  impé- 
riale. Henri  donna  trois  autres  papes  aux  Romains,  en  vertu  de  la 
célèbre  promesse  faite  à  Othon  I"  et  renouvelée  entre  ses  mains  à 
l'ordination  de  Clément  II,  de  ne  reconnaître  aucun  pontife  sans 
l'approbation  de  l'empereur.  Ces  trois  autres  papes,  Damase  II, 
Léon  IX  et  Victor  II,  étaient  encore  des  Allemands  :  l'empereur  ne 
voulait  poser  la  thiarc  que  sur  la  tête  d'un  de  ses  sujets.  Hors  de 
l'Italie,  le  clergé  n'était  pas  plus  indépendant,  la  hiérarchie  féodale 
l'avait  enveloppé  de  toutes  parts  durant  le  cours  du  x*"  siècle,  sans 
qu'il  s'en  aperçût,  et  les  évoques  étaient  les  vassaux  non-seulement  des 
rois,  mais  encore  des  comtes  et  des  ducs,  qui  trafiquaient  des  dignités 
ecclésiastiques  et  quelquefois  môme  en  disposaient  par  testament.  A 
la  moitié  du  xr  siècle,  l'église  manquait  donc  sur  tous  les  points  de 
l'Europe  de  pouvoir  et  de  liberté. 

Quand ,  au  viii''  siècle ,  les  Carlovingiens  prêtèrent  de  la  force  à 
Rome ,  elle  était  reconnue  par  les  autres  églises  comme  souveraine 
maîtresse  dans  la  doctrine  et  dans  les  matières  de  la  foi  ;  elle  n'avait 
donc  plus  qu'à  réunir  à  cette  supériorité  intellectuelle  l'autorité  po- 
litique. Tant  que  régnèrent  les  descendans  de  Charlemagne ,  la  pa- 
pauté put  espérer  qu'elle  s'élèverait  graduellement  au  niveau  de  l'em- 
pire :  elle  semblait  consentir  à  y  mettre  du  temps,  pourvu  que  la  cer- 
titude d'atteindre  le  but  ne  l'abandonnât  pas.  Cette  longue  atteiîte 
était  cruellement  déçue;  mais  enfin  le  moment  arrivait  où  ces  mé- 


590  REVUE  DES  PEUX  MONDES. 

comptes  amers  allaient  aboutir  à  de  l'audace,  à  du  génie.  Assez  et 
trop  long-temps  l'arrogance  des  Allemands  avait  opprimé  la  thiare 
qui  avait  sacré  leur  couronne.  Puisque  Rome  avait  eu  des  prêtres 
qui  avaient  conçu  le  partage  de  la  chrétienté  entre  le  pape  et  l'empe- 
reur, et  qui  avaient  confié  cette  grande  pensée  à  la  patience  de  deux 
siècles ,  elle  en  aura  d'autres  qui  ne  voudront  pas  qu'une  déception 
finale  soit  la  récompense  du  Vatican,  et  qui  éclateront  par  d'impi- 
toyables colères,  réveil  énergique  de  tant  de  résignation  et  d'humilité. 
Nous  entrons  désormais  dans  une  série  d'évènemeiis  et  d'idées  où 
les  maximes  chrétiennes  de  l'Évangile  seront  foulées  aux  pieds,  mais 
où  les  témoignages  de  la  grandeur  humaine  abonderont,  où  le  pape 
ne  sera  ni  un  saint,  ni  le  chapelain  de  l'empereur,  mais  un  grand 
homme  et  le  dictateur  moral  de  l'Europe.  La  nature  humaine  est  plus 
forte,  les  nécessités  historiques  l'emportent;  et  quoique  Home  ait  juré 
d'être  humble  aux  autels  du  Christ,  elle  affectera  de  nouveau  l'empire 
du  monde  avec  une  superbe  qui  n'aura  rien  à  envier  à  l'orgueil  antique. 
Ce  fut  le  fils  d'un  charpentier  qui  vint  en  aide  à  l'église  (1  ;.  Dans 
la  ville  de  Saône,  en  Toscane,  un  artisan  nommé  Bonizo,  eut  un  fils 
auquel  il  donna  le  nom  d'iîildebrand  ;  on  ignore  l'année  de  sa  nais- 
sance; on  raconte  seulement  que,  dans  l'atelier  de  son  père,  le 
jeune  enfant,  jouant  avec  quelques  débris,  figura  des  lettres  qui  for- 
maient cette  phrase  du  psalmiste  :  //  rcgncra  cVunc  mer  à  ravlre.  Le 
monastère  de  Notre-I)ame-de- Saint- Aventin  reçut  Ilildcbrand, 
qui  eut  aussi  pour  maître  l'archi-prêtre  Jean  Gratien ,  pape  un  mo- 
ment sous  le  nom  de  Grégoire  VL  On  présume  qu'il  accompagna 
Jean  Gratien  hors  d'Italie,  quand  celui-ci,  ayant  résigné  la  papauté, 
suivit  en  Allemagne  l'empereur  Henri  IIL  C'est  alors  qu'il  vint  à 
Cluny,  et  qu'il  connut  cette  sainte  et  délicieuse  retraite  qui,  depuis 
plus  d'un  siècle,  dans  un  site  enchanteur,  s'élevait  comme  la  maison 
de  la  grâce  et  florissait  comme  le  jardin  de  Dieu  (2).  Là  son  caractère 
put  se  développer  et  grandir  dans  l'exaltation  d'une  piété  solitaire,  et 
sous  la  règle  d'une  discipline  rigide.  Ilest  remarquable  que  les  hommes 

(1)  Nous  avons  surtout  suivi,  dans  cette  esquisse  de  la  vie  d'Hildcbraud,  VHistoire  du 
pape  GrCgohc  VU,  par  M.  J.  Voigt ,  professeur  à  runiversité  de  Halle,  et  qu'a  traduite 
M.  l'abbé  Jager  ( 2  vol.  in-S").  Cette  histoire  offre,  pour  le  récit  des  faits,  une  érudition 
consciencieuse,  et,  pour  leur  appréciation,  une  haute  impartialité.  Ce  n'est  pas  une  des 
moindres  gloires  du  protcsianlisme  germanique,  que  l'incorruptible  et  savante  justice  qu'il 
porte  de  nos  joiirs  dans  l'éliuie  historique  du  christianisme.  Nous  saisissons  aussi  volontiers 
l'occasion  de  rappeler  ici  uu  intéressant  travail  de  W.  de  Vidaillan  sur  la  vie  de  Grégoire  VU 
(  2  vol.  in-8"  ).  Nous  attendons  le  livre  de  M.  Villemain. 

(2)  Pierre  Damien  en  parle  avec  ces  expressions  :  «  Hortum  deliciarum,  agrum  Domini, 
>elut  acervus  est  cœlesliuni.  »  Le  monastère  de  Clugny  fut  fondé  en  919, 


LA  PAPACTÉ  au  3I0YEN-AGE.  591 

qui  se  sont  le  plus  mêlés  à  leurs  semblables,  pour  les  conduire  et  les 
changer,  se  sont  préparés  par  la  solitude  à  leur  tumultueuse  grandeur. 
Moïse  et  Mahomet  ont  habité  le  désert  avant  de  remuer  les  multi- 
tudes; Ilildebrand  a  vécu  sous  les  silencieux  arceaux  d'un  cloître, 
avant  d'ébranler  l'Europe.  Quand  plus  tard  ces  puissans  anachorètes 
passent  de  leur  retraite  dans  la  foule,  ils  sont  encore  d'autant  plus 
seuls,  qu'ils  sont  plus  grands,  et  ils  éprouvent  que  la  vraie  solitude 
au  milieu  des  hommes  est  dans  la  force  de  l'esprit.  Après  un  voyage 
à  Rome ,  Hildebrand  revint  à  Cluny,  dont  il  fut  le  prieur;  il  sortit 
encore  de  sa  solitude  pour  paraître  à  la  cour  de  l'empereur,  et  même 
s'il  faut  en  croire  un  témoignage,  pour  donner  des  soins  à  l'éduca- 
tion du  jeune  Henri.  Quoiqu'il  en  soit, il  fit  une  impression  profonde 
sur  l'empereur,  qui  disait  n'avoir  jamais  entendu  prêcher  la  parole 
de  Dieu  avec  une  si  haute  confiance.  On  raconte  même  que  sur  la  foi 
d'un  songe  bizarre  qui  lui  avait  montré  Hildebrand  armé  de  cornes  et 
roulant  son  fils  dans  la  bouc,  Henri  IH  l'avait  jeté  dans  un  cachot  dont 
l'aurait  fait  sortir  la  gracieuse  intervention  de  l'impératrice  Agnès. 
De  retour  à  Cluny,  le  prieur  put  méditer  sur  le  spectacle  qu'il  quit- 
tait. Il  avait  vu  l'église  dans  la  plus  complète  dépendance  de  l'em- 
pire, l'empereur  nommant  le  pape  et  le  remplaçant  même  dans  les 
soins  et  le  ministère  spirituel;  car  la  simonie  était  alors  si  scanda- 
leuse qu'elle  avait  Henri  HI  pour  adversaire,  et  que  c'était  le  roi  des 
Allemands  ,  et  non  pas  le  souverain  pontife  qui  avait  prononcé  cette 
sentence  :  Aucune  fonction  sainte  ne  doit  être  le  prix  de  l'or,  et 
celui  qui  veut  V acquérir  ainsi  doit  être  privé  de  ses  honneurs.  Quelle 
leçon  !  c'était  un  laïque,  et  non  pas  un  prêtre,  qui  gémissait  sur 
l'église,  et  lui  adressait  des  reproches  d'une  accablante  justice.  Mais 
encore  quelques  momens,  et  l'esprit  sacerdotal  se  réveillera;  il 
brûle,  ardent  et  sombre,  dans  le  cloître  de  Cluny,  et  l'un  des  papes 
nommés  par  l'empereur  va  recevoir  d'Hildebrand  une  inspiration , 
premier  signe  d'une  grande  résistance.  Bruno ,  évêque  de  ïoul , 
choisi  par  Henri ,  sous  le  nom  de  Léon  IX ,  dans  un  synode  à 
Worms,  se  rendit  à  Cluny,  où  il  arriva  en  habits  pontificaux  le  jour 
de  Noël  :  il  y  trouva  le  prieur  Hildebrand,  qui  sut  bientôt  le  persuader 
et  le  dominer.  Après  de  longs  entretiens,  il  reconnut  que  l'empereur 
n'avait  pas  le  pouvoir  d'élire  un  pape,  et  que  ce  droit  appartenait 
tout  entier  au  peuple  et  au  clergé  de  Rome;  aussi,  docile  aux  sugges- 
tions du  prieur,  Bruno  ne  voulut  entrer  dans  la  ville  pontificale  que 
pieds  nus  ,  dans  l'appareil  d'un  pèlerin ,  en  déclarant  qu'il  retourne- 
rait à  Toul ,  si  le  peuple  et  le  clergé  ne  confirmaient  pas  son  élec- 


592  REVUE  DES  DEUX  BIONDES. 

tion.  On  lui  répondit  par  une  acclamation  unanime.  Ainsi  il  com- 
mençait à  établir  que  l'empereur  n'avait  péis  un  pouvoir  absolu  sur 
féleclion  du  pontife ,  et  c'était  le  plus  simple  et  le  plus  doux  des 
hommes,  natum  simplex  atqtie  mitissinius,  qui  se  permettait  contn' 
i'empire  cette  protestation  hardie;  mais  il  s'appuyait  sur  un  bras 
puissant  :  il  avait  Hildebrand  à  son  côté  ,  et  pour  être  certain  de  \v 
j^^arder,  il  nomma  le  prieur  de  Cluny  cardinal  sous-diacre  de  l'église 
romaine  et  administrateur  du  couvent  de  Saint-Paul, 

Hildebrand  est  aux  affaires ,  il  les  anime,  il  les  dirige.  A  la  mort  (kv 
Léon  IX,  le  peuple  et  le  clergé  le  chargent  d'aller  trouver  l'empereur 
pour  obtenir  de  lui  l'autorisation  de  désigner  le  pape  :  Hildebrand 
propose  à  Henri  ni,  Gebhard,  évéque  d'Eichstadt,  qui  fut  agréé, 
et  qui ,  sous  le  nom  de  Victor  II ,  se  fit  de  nouveau  élire  et  confirmer 
par  le  peuple  et  le  clergé  romain.  Ainsi  une  seconde  fois  la  nomina- 
lion  impériale  était  subordonnée  à  l'élection  romaine.  Une  occasion 
se  présenta  bientôt  de  relever  la  papauté.  Ferdinand-le-Grand ,  roi 
de  Castille  et  de  Léon  ,  fils  de  Sanclie-le-Gr;ind,  avait  refusé  l'hom- 
mage qu'il  devait  à  Henri ,  et  avait  même  usurpé  le  titre  d'empe- 
reur. Henri  demanda  à  un  synode  rassemblé  à  Toul  et  présidé  pa; 
Hildebrand,  alors  légat  en  France,  que  l'église  excommuniât  le  roi 
de  Castille,  et  mît  son  royaume  en  interdit,  s'il  ne  renonçait  pas  à 
an  titre  usurpé.  Cette  prière  fut  avidement  accueillie  :  le  concile 
se  hâta  d'adresser  à  Ferdinand  des  sommations  sévères  qui  fnren! 
écoutées.  Il  était  donc  reconnu  que  le  pape  avait  le  droit  de  ])ro- 
noncer  sur  la  légitimité  des  empereurs.  La  mort  d'Henri  III  laissait 
le  trône  des  Allemands  à  un  enfant  de  cinq  ans,  et  la  mort  de  Mctor  1  ! . 
suivie  de  celle  d'Etienne  IX,  avait  fait  tomber  la  tiare  sur  la  tète 
d'un  évéque  de  Velletri,  nommé  Mincius,  qui  l'avait  achetée  à  prj\ 
d'argent ,  et  qui  d'ailleurs  était  incapable  de  gouverner  l'église.  Hil- 
debrand et  ses  amis  tinrent  une  assemblée  en  Toscane  où  ils  dépo- 
sèrent ce  nouveau  pape,  qui  avait  pris  le  nom  de  Benoît  X,  et  où  ils 
élurent  Gérard  de  Florence,  qui  s'appela  Nicolas  II.  En  même  temp> 
ils   conjurèrent  par  une  ambassade  l'impératrice  Agnès ,  tutricr 
d'Henri  IV,  et  les  seigneurs  allemands  de  faire  tomber  leur  choix 
sur  le  môme  Gérard  qu'ils  avaient  déjà  promu  ;  la  cour  germanique 
y  consentit,  et  le  nouveau  pape  Xicolas  II  eut  pour  lui  tant  l'élection 
d'un  synode  que  l'élection  royale.  On  ne  pouvait  surmonter  avec  plus 
de  bonheur  les  difficultés  que  présentait  la  double  anarchie  dos 
affaires  allemandes  et  romaines, 
i  .'était  bien  quelque  chose  qu'à  trois  fois  l'église  elle-même  fûl 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  593 

intervenue  directement  dans  la  nomination  du  souverain  pontife; 
mais  rien  n'était  réglé  pour  l'avenir,  et  à  la  mort  de  ses  papes,  vieil- 
lards dont  le  règne  était  souvent  si  court,  Rome  était  ou  déchirée 
par  SCS  factions  intestines,  ou  asservie  par  le  roi  des  Allemands.  Pour 
obvier  à  ces  maux ,  Ilildebrand  osa  une  innovation  capitale.  Par  ses 
conseils ,  un  concile  fut  convoqué  à  Latran  ,  au  mois  d'avril  de 
l'an  1059;  cent  treize  évêques  y  siégèrent.  Ce  concile  régla  qu'à  l'a- 
venir, quand  le  pape  serait  mort,  les  évoques-cardinaux,  avant  tous, 
délibéreraient  sur  l'élection,  qu'ils  y  appelleraient  ensuite  les  clercs- 
cnrdiiiaux,  et  qu'enfin  le  reste  du  clergé  et  le  peuple  seraient  ap- 
pelés à  donner  leur  consentement,  sauf,  ajoute  le  décret  du  concile, 
l'honneur  dû  à  notre  cher  fils  Henri  (  c'est  Nicolas  II  qui  parle  ) , 
maintenant  roi ,  et  plus  tard  empereur,  et  on  rendra  le  même  hon- 
licur  à  ses  successeurs,  à  qui  le  saint-siége  aura  personnellement 
accordé  le  même  droit.  Ainsi  l'église  se  relevait  fièrement  contre 
l'empire;  elle  sortait  de  l'humiliation  où  l'avait  réduite  le  fameux 
décret  du  x°  siècle,  entre  Léon  VIII  et  Othon  l";  elle  reprenait  sa 
liberté  d'élection;  en  môme  temps  elle  la  fixait  dans  les  régions  éle- 
vées, et,  la  dérobant  aux  caprices  du  peuple ,  elle  assurait  à  la  fois 
son  indépendance  et  sa  grandeur.  A  la  même  époque ,  Robert  Giiis- 
<  ard  se  déclarait  vassal  du  saint-siége,  et  reconnaissait  posséder  la 
Pouille,  la  Calabre,  la  Sicile  à  titre  de  fiefs  ecclésiastiques.  Les  papes 
acquéraient  ainsi  dans  les  Normands  de  vigoureux  défenseurs,  e! 
continuaient  !a  politique  qui  avait  demandé  protection  et  vengeance 
aux  Francs  austrasiens. 

Quand  mourut  Nicolas  II,  qui  ne  régna  que  deux  ans  et  demi ,  plu- 
sieurs se  demandèrent  pourquoi  Ilildebrand  ne  serait  pas  pape,  ei 
pourquoi  celui  qui  était  l'ame  de  Rome  n'en  serait  pas  la  tête  aux 
yeux  du  monde.  Mais  Hildebrand  ne  voulait  pas  encore  s'asseoir  sur 
le  trône  papal;  il  y  gravitait  sans  se  hAter  :  il  pensait  qu'il  serait  en- 
core plus  utile  à  côté  que  dessus,  plus  fort,  plus  obéi.  Les  grandes 
ambitions  sont  douées  d'une  patience  inaltérable.  Elles  ne  connais- 
sent pas  les  vanités  frivoles  et  les  empressemens  puérils.  La  sublimité 
de  leur  convoitise  les  élève  à  l'héroïsme  du  dévouement,  et  le  buf 
suprême  peut  seul  les  émouvoir  comme  les  remplir.  Hildebrand  était 
plus  occupé  des  périls  que  courait  la  papauté  que  de  sa  propre  for- 
tune. L'église  romaine  aurait-elle  le  courage  et  la  force  de  faire  exé- 
cuter le  décret  de  Latran?  Les  cardinaux  se  hâtèrent  de  s'assembler 
«'I  d'élire  Anselme,  évêque  de  Lucques,  auquel  on  donna  le  nom 
d'Alexandre  IL  Mais  plusieurs  seigneurs  italiens,  que  Nicolas  II  avait 

TOME  XVII.  38 


594-  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

imprudemment  aigris,  protestèrent  contre  l'élection;  ils  excitèrent 
une  partie  du  peuple  de  Rome,  et  s'appelant  le  parti  du  roi ,  ils  en- 
voyèrent une  députation  à  la  cour  germanique.  Le  conclave,  de  son 
côté,  dépêcha  au  roi,  en  qualité  de  légat,  Etienne,  cardinal-prêtre 
et  moine  de  Cluny  ;  mais  Etienne  ne  put  même  obtenir  audience,  et, 
après  sept  jours  d'attente ,  il  fut  obligé  de  rapporter  à  Rome  le  refus 
qu'avaient  fait  de  l'entendre  les  conseillers  d'Henri  IV.  Hildebrand 
ne  faiblit  pas  :  sur  son  avis,  les  cardinaux  confirmèrent  de  nouveau 
l'élection  d'Alexandre  II.  Alors  le  clergé  lombard ,  qui  ne  voulait  pas 
obéir  à  un  prêtre  romain,  jeta  les  hauts  cris,  et  à  l'instigation  du 
chancelier  Guibert,  auquel  l'impératrice  avait  confié  l'administra- 
tion du  royaume  d'Italie,  les  évêques  de  Plaisance  et  de  Verceil 
élurent  pape  Gadaloiis,  évêque  de  Parme.  Le  nouvel  élu,  prenant  le 
nom  d'Honorius  II,  voulut  emporter  le  pontificat  par  la  vivacité  de 
sa  marche  et  de  ses  résolutions.  Il  parut  sous  les  murs  de  Rome , 
combattit  avec  avantage  l'armée  d'Alexandre  II,  et  déjà  se  croyait 
sûr  de  la  victoire ,  quand  Godefroy,  duc  de  Toscane,  arrivant  à  l'im- 
proviste ,  culbuta  dans  le  Tibre  ses  soldats ,  le  contraignit  à  la  fuite , 
et  maintint  au  pape  choisi  par  le  conclave  la  possession  du  Vatican. 
Malgré  cette  défaite ,  Gadaloiis  put  encore  troubler  l'Italie  pendant 
quelques  années;  il  pénétra  même  un  instant  dans  Rome,  et,  chassé 
par  le  peuple ,  dut  s'estimer  heureux  de  pouvoir  s'enfermer  dans  une 
tour  d'où  il  s'évada  après  un  siège  de  deux  ans.  Enfin  il  se  retira  en 
Toscane  et  reprit  l'administration  de  son  diocèse;  mais  il  voulut  gar- 
der jusqu'à  sa  mort  les  insignes  de  la  papauté. 

A  la  cour  du  jeune  Henri  IV,  les  seigneurs  s'étaient  révoltés 
contre  fautorité  de  la  régente,  qui  avait  le  tort,  à  leurs  yeux,  de  se 
conduire  en  tout  par  les  conseils  de  l'évêque  d'Augsbourg.  Ils  se 
plaignaient,  dans  leurs  conciliabules,  du  joug  de  l'impératrice;  ils 
l'accusaient  d'un  commerce  criminel  avec  son  ministre  favori.  La 
vertu  d'une  femme ,  disaient-ils,  est  plus  fugitive  que  l'eau  et  le 
vent.  Aujourd'hui  elle  affirme,  demain  elle  nie;  tantôt  elle  hait, 
tantôt  elle  aime.  Ils  résolurent  d'enlever  à  Agnès  son  fils  :  ils  réus- 
sirent à  l'emmener  à  Gologne,  dont  l'archevêque  était  un  des  prin- 
cipaux adversaires  de  l'impératrice.  Agnès,  que  ces  grands  outra- 
geaient comme  femme  et  comme  mère,  eut  le  cœur  brisé;  on  la  vit 
quitter  l'Allemagne  pour  répandre  à  Rome,  sur  le  tombeau  des 
apôtres ,  ses  douleurs  et  faveu  de  ses  péchés.  Pendant  ce  temps,  les 
passions  du  jeune  Henri  commençaient  à  se  donner  carrière.  Les  sei- 
gneurs qui  l'entouraient  n'avaient  d'autres  soins  que  de  lui  compo- 


LA  PAPAUTÉ  AU   MOYEi\-AGE.  595 

ser  une  vie  de  plaisirs,  de  flatter  sa  fantaisie,  et  d'éloigner  de  lui  les 
labeurs  de  l'étude.  Aussi,  de  l'ignorance  dans  l'esprit,  du  désordre 
dans  l'imagination ,  de  l'incertitude  dans  le  caractère,  des  désirs  vio- 
lens,  l'horreur  de  tout  frein  et  de  toute  entrave,  voilà  ce  que,  de  jour 
en  jour,  on  remarquait  dans  le  fils  d'Agnès.  11  prit  bientôt  en  dégoût 
la  princesse  Berthe,  avec  laquelle  il  était  fiancé  depuis  long-temps, 
et  ne  songea  plus  qu'à  une  séparation.  Il  s'attira  la  haine  des  Saxons, 
dont  il  traita  les  nobles  avec  mépris ,  puisqu'il  les  éloignait  de  ses 
conseils  et  de  sa  familiarité.  On  disait  qu'un  jour,  sur  une  des  hautes 
montagnes  de  la  Saxe,  il  s'était  écrié  :  «  IJeau  pays,  mais  habité  par 
des  esclaves!  »  Or,  quoi  de  plus  imprudent  et  de  plus  insensé  que  le 
mépris  jeté  à  la  face  d'un  peuple?  Pendant  quelque  temps,  les  Saxons 
avaient  vu  sans  crainte  et  sans  soupçon  s'élever  sur  leurs  terres  des 
forteresses  qu'on  disait  construites  contre  l'invasion  des  peuples  bar- 
bares; mais  bientôt  on  s'aperçut  que  c'étaient  des  instrumens  de 
tyrannie  qui  menaçaient  la  liberté  des  anciens  jours. 

Henri  poursuivait  toujours  la  pensée  d'un  divorce  avec  Berthe,  et 
l'archevêque  de  Mayence  lui  avait  promis  son  appui  dans  cette  scan- 
daleuse affaire.  ]Mais  un  homme  se  trouva  sur  le  chemin  du  capri- 
cieux empereur,  qui  le  contraignit  de  renoncer  à  ce  désir  :  c'était 
Pierre  Damien,  évêque  d'Ostie,  prêtre  d'une  piété  profonde,  ai- 
mant avec  passion  les  rigueurs  du  cilice ,  du  cloître  et  de  la  macé- 
ration, gémissant  sur  les  plaies  de  l'église  ,  méditant  sur  la  nécessité 
d'une  grande  réforme,  mais  dénué  de  génie  politique,  mais  dépourvu 
de  cette  volonté  de  fer  et  de  feu  qui  animait  si  fort  lïiidebrand,  de 
l'aveu  même  de  ses  contemporains,  que  Damien  l'avait  appelé  saini 
Satan,  doué  d'une  piété  néroniemie ,  tant  celui  qui,  plus  tard,  s'ap- 
pellera Grégoire  Vil,  faisait  aux  hommes  l'effet  du  diable  au  service 
de  Dieu!  Les  lettres  de  Pierre  Damieii  sont  curieuses  :  on  l'y  trouve 
se  lamentant  sur  son  siècle ,  se  plaignant  que  tout  respect  pour  le 
prêtre  est  perdu,  parce  que  le  prêtre  n'est  plus  qu'un  bouffon,  dé- 
plorant le  sort  du  genre  humain,  qu'un  mauvais  esprit  précipite  dans 
l'abîme.  Pierre  Damien  aurait  désiré  ne  jamais  quitter  sa  solitude 
chérie  ;  mais  le  pape ,  ou  plutôt  Hildebrand ,  voulait  se  servir  de  sa 
piété,  de  l'autorité  qu'elle  lui  donnait  :  on  l'envoyait  comme  légat  eu 
France ,  en  Allemagne  ;  c'est  ainsi  qu'à  Francfort ,  Pierre  Damien , 
au  nom  du  saint  père,  condamna  hautement  le  projet  de  divorce 
que  nourrissait  Henri  IV.  Les  seigneurs  applaudirent  à  sa  sainte  élo- 
quence ,  et  le  roi  fut  obligé  de  déclarer  qu'il  se  ferait  violence  et 
porterait  son  fardeau  comme  il  pourrait.  D'autres  déplaisirs  plus 

38. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amers  encore  ne  lui  étaient  pas  épargnés  par  les  Saxons ,  qu'il  battit 
sans  les  réduire,  et  dont  il  envenima  le  ressentiment  sans  leur  ôtcr 
les  moyens  de  l'accabler  plus  tard. 

Rome  observait  tout  en  silence,  et  pendant  les  discordes  de  l'Alle- 
magne, elle  agrandissait  sa  propre  puissance.  Lanfranc,  archevêque 
de  Cantorbéry,  avait  demandé  le  pallium  par  des  légats  :  Hildebrand 
sut  le  persuader  de  venir  le  chercher  lui-même,  et  le  prélat  anglais  fit 
le  voyage  d'Italie  avec  Thomas,  archevêque  d'York.  Le  pape  les  reçut 
avec  une  affectueuse  tendresse.  Si  l'on  joint  à  cette  démarche  la  re- 
connaissance expresse  de  la  suprématie  romaine  parles  archevêques 
de  Cologne  et  de  Mayence ,  qui  avaient  aussi  quitté  l'Allemagne  pour 
rendre  compte  au  pape  de  leur  conduite,  on  jugera  combien  Rome 
s'élevait  au-dessus  des  autres  églises,  et  se  préparait  habilement  à 
devenir  le  tribunal  des  rois.  Déjà  Alexandre  avait  sommé  Henri  IV 
de  venir  se  justifier  devant  lui  tant  du  reproche  de  simonie  que  d'au- 
tres griefs  allégués  par  les  Saxons,  quand  la  mort  vint  le  surprendre. 
Rome  le  regrette;  mais  elle  est  tranquille.  Un  instinct  secret  l'avertit 
qu'elle  porte  dans  son  sein  un  homme  qui  fera  sa  gloire.  Après  un 
jeûne  de  trois  jours,  pendant  lesquels  on  interroge  à  genoux  la  vo- 
lonté divine ,  le  peuple  et  le  clergé  s'émeuvent  et  s'écrient  d'une  voix 
unanime  que  saint  Pierre  a  choisi  pour  successeur  Hildebrand.  Les 
cardinaux  et  les  évoques  n'ont  plus  à  faire  le  choix,  mais  à  le  ratifier. 
Le  voulez-vous?  disent-ils  au  peuple;  nous  le  voulons.  L'approuvez- 
vous?  nous  l'approuvons.  Cependant  Hildebrand  est  abîmé  dans  la 
prière,  et  sa  grandeur  le  pénètre  d'angoisses.  Il  a  son  agonie  commo 
le  Sauveur  au  jardin  des  Olives;  il  sent  que  le  trône  est  une  croix,  et 
il  délibère  s'il  acceptera  cette  exaltation  douloureuse.  Enfin  il  se  lève, 
après  avoir  plongé  dans  l'avenir  un  œil  ardent  et  résolu;  Rome  peut 
adorer  son  pape,  car  elle  est  aux  pieds  d'un  martyr. 

Plus  les  desseins  d'Hildebrand ,  qui  prit  le  nom  de  Grégoire  Vil, 
étaient  vastes,  plus  il  usa  de  prudence  dans  les  premiers  moraens  de 
son  élévation.  Quand  le  comte  de  Nellenbourg  fut  envoyé  par 
Henri  IV  à  Rome  pour  demander  aux  cardinaux  et  aux  seigneurs 
comment  ils  s'étaient  permis  d'élire  un  pape  sans  l'approbation  du 
roi,  Grégoire  VII  le  reçut  avec  une  extrême  déférence,  et  lui  répon- 
dit que  si  les  Romains  l'avaient  élu,  ils  n'avaient  pu  néanmoins  lo 
déterminer  à  se  laisser  ordonner,  et  qu'il  attendait  qu'un  ambassa- 
deur vînt  lui  apporter  le  consentement  du  roi.  Le  comte  de  Nellen- 
bourg rapporta  cette  réponse  à  Henri,  qui  s'en  montra  satisfait,  ot 
donna  des  ordres  pour  le  sacre  du  nouveau  pape.  11  importait  à  Gré- 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  597 

goire  de  s'asseoir  sans  conteste  sur  le  trône  pontifical,  et  s'il  est  vrai 
que  le  lendemain  du  jour  où  l'enthousiasme  des  Romains  l'avait  sa- 
lué pape,  il  écrivit  une  lettre  à  Henri  lY  dans  laquelle  il  le  conjurait 
de  ne  pas  ratifier  son  élection,  cette  dissimulation  lui  avait  paru  né- 
cessaire pour  endormir  les  soupçons  du  roi  et  des  évêques  allemands. 

Dès  qu'il  fut  pape  reconnu  par  l'Allemagne,  il  se  mit  à  promener 
sur  l'Europe  des  regards  assurés,  et  il  commença  d'entrer  en  rapport 
avec  elle  par  l'envoi  de  nombreux  légats  qui  devaient  apparaître  en 
maîtres  parmi  les  différens  peuples,  comme  les  proconsuls  de  Rome 
républicaine.  En  Espagne,  il  envoya  le  cardinal  Hugues-le-Bianc, 
qui  déclara  à  la  noblesse  que  la  Péninsule  était  un  antique  patrimoine 
de  saint  Pierre,  et  qui  donna  au  comte  de  Roucy,  seigneur  français, 
tout  ce  qu'il  pourrait  conquérir  sur  les  infidèles.  Il  écrivit  en  Alle- 
magne pour  annoncer  que  des  légats  viendraient  bientôt  de  sa  part 
se  concerter  avec  Henri  lY  sur  les  intérêts  communs  de  l'église  et  de 
la  royauté.  Comme  le  corps  humain,  disait-il  dans  une  de  ses  lettres, 
reçoit  la  lumière  au  moyen  de  deux  yeux,  de  même  le  corps  de 
l'église  doit  être  gouverné  et  éclairé  au  moyen  de  deux  pouvoirs,  le 
sacerdoce  et  l'empire.  Henri  répondit  à  Grégoire  qu'il  sentait  la  né- 
cessité de  l'union  de  ces  deux  grandes  puissances.  Il  confessa  ses 
péchés  et  promit  de  faire  tout  ce  que  demanderait  le  pape.  Cette 
soumission  pénétra  de  joie  Grégoire  VII,  qui  n'en  pouvait  encore 
connaître  les  motifs.  La  docilité  d'Henri  IV  provenait  du  mauvais 
état  de  ses  affaires;  la  Saxe  et  la  Thuringe  étaient  en  pleine  révolte. 
Les  seigneurs  saxons  ne  pouvaient  pardonner  au  roi  de  leur  préférer 
les  Souabcs  :  le  roi  n'avait  pas  paru  à  une  assemblée  générale  qu'il 
jivait  convoquée  lui-même  à  Goslar,  et  ils  lui  avaient  envoyé  trois  de 
leurs  principaux  chefs  pour  lui  demander  de  démolir  les  forts  élevés 
sur  leur  territoire,  d'accorder  une  égale  attention  à  toutes  les  parties 
de  son  royaume ,  de  renoncer  à  ses  flatteurs  et  à  ses  plaisirs.  Henri 
se  contenta  de  répondre  qu'il  avait  été  toujours  juste  envers  tous  et 
qu'il  n'avait  jamais  manqué  aux  devoirs  de  la  royauté.  Cette  dédai- 
gneuse réponse  provoqua  une  insurrection  générale  qu'Henri  ne  crut 
pouvoir  combattre  qu'avec  le  secours  des  Luticiens,  et  avec  l'alliance 
(le  la  Bohême  et  du  Danemark.  Rassemblés  à  Gerstungen ,  les  Saxons 
convinrent  secrètement  de  nommer  un  autre  empereur,  de  couronner 
Rodolphe  de  Souabe,  et  de  détrôner  Henri  IV,  quand  il  viendrait  à 
('oiogne  passer  les  fêtes  de  TSoël. 

(Cependant  Grégoire  VIÏ  continuait  à  se  mêler  des  affaires  de  l'Eu- 
lope;  il  arrêtait  les  empiétemens  de  Jaromir,  frère  de  Wratisîas,  duc- 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Bohème,  sur  i'évôché  d'Olmutz.  11  profilait  des  félicitations  que 
lui  adressait  sur  son  avènement  l'empereur  de  Constantinople , 
Michel  VIÎI,  pour  lui  témoigner  le  désir  de  voir  se  rétablir  l'union 
entre  l'église  grecque  et  l'église  romaine.  Dons  l'intérieur  de  l'Italie, 
Landolphe  M,  prince  de  Kénévent,  se  reconnut  vassal  du  pape; 
Ricliard  T',  beau-frère  de  Robert  Guiscard  et  duc  de  Capoue,  prêta 
serment  de  fidélité  à  Rome.  Philippe  F',  roi  de  France,  reçut  les 
reproches  de  Grégoire  VU  ,  pour  n'avoir  jias  voulu  donner  gratuite- 
ment l'investiture  du  siège  épiscopal  de  Màcon  à  Landri ,  archidiacre 
d'Autun.  Mais  c'était  surtout  par  l'Allemagne  que  le  pape  devait 
saisir  la  direction  politique  de  l'Europe.  Rodolphe  de  Souabe  le  con- 
jurait dd  se  constituer  médiateur;  une  première  lettre  de  Grégoire, 
adressée  à  plusieurs  évoques  et  seigneurs  de  la  Saxe,  ne  put  ni  cal- 
mer le  ressentiment  des  partis,  ni  arrêter  les  desseins  du  roi,  qui  vou- 
lait tenter  le  sort  des  armes.  Mais  la  supériorité  des  Saxons  jeta  le 
découragement  dans  l'armée  royale ,  et  Henri ,  après  être  resté 
quelque  temps  en  présence  des  révoltés ,  fut  contraint  de  souscrire  à 
une  paix  humiliante.  Déjà  les  forts  de  Vokenrode  et  de  Spatenberg 
avaient  èié  abattus,  quand  il  apprit  que  non-seulement  les  remparts 
de  Harzbourg,  mais  le  château  et  l'église  même  avaient  été  rasés 
par  les  paysans  avec  une  fureur  qui  avait  épouvanté  jusqu'aux  sei- 
gneurs saxons.  A  cette  nouvelle  son  indignation  fut  si  vive,  qu'il 
e-.voya  sur-le-champ  des  ambassadeurs  à  Rome  pour  accuser  le 
peuple  d'avoir  porté  une  main  sacrilège  sur  les  choses  saintes  et 
brûlé  ia  maison  de  Dieu.  Grande  fut  la  surprise  de  Grégoire  de  s'en- 
tendre iiîvoquer  comme  juge  par  le  roi  même  des  Allemands  !  et  dans 
le  même  temps  il  n'épargnait  rien  pour  accroître  son  autorité  :  sur  la 
prière  de  l'empereur  Michel  Vlil ,  que  menaçaient  les  Turcs  seljou- 
cides,  déjà  maîtres  de  Nicéc,  Grégoire  adressait  une  lettre  à  tous  les 
chrétiens  pour  les  exciter  à  secourir  Constantinople.  L'épître  du  pape 
ne  mit  pas  d'armée  en  campagne;  mais  elle  témoignait  de  sa  préémi- 
nence sur  les  peuples  et  les  églises  de  la  chrétienté. 

Enfin  ,  un  an  après  son  élévation  au  pontificat,  Grégoire  VII  jugea 
le  moment  venu  de  découvrir  l'étendue  de  ses  desseins.  Son  audace 
s'était  accrue  de  toute  sa  patience.  Il  ouvrit  à  Rome  un  concile 
général  auquel  il  invita ,  par  lettre,  tous  les  évêques  de  la  Lombar- 
die.  Dans  ce  synode  furent  rédigés  quatre  canons  contre  la  simonie 
et  l'incontinence  des  clercs.  On  arrêtait  dans  ces  décrets,  1°  qu'aucun 
clerc  ne  devait  obtenir  une  dignité  ou  un  emploi  ecclésiastique  par 
voie  de  simonie,  c'est-à-dire  par  le  moyen  de  l'argent;  2"  que  per- 


LA   PAPAUTÉ  AU   MOYEN-AGE.  599 

sonne  ne  devait  conserver  une  église  avec  de  l'argent;  que  personne 
ne  devait  se  permettre  d'acheter  ou  de  vendre  les  droits  d'une  église, 
car,  disait-on ,  l'Écriture  sainte,  les  décrets  du  concile  et  les  sen- 
tences des  pères  condamnent  les  vendeurs  et  les  acheteurs  de  dignités 
ecclésiastiques,  et  jusqu'aux  entremetteurs  de  ce  commerce;  3°  que 
toute  fonction  de  l'autel  était  interdite  aux  clercs  incontinens,  qu'au- 
cun prêtre  ne  se  permît  d'épouser  une  femme,  et  que  s'il  en  avait 
une,  il  la  renvoyât  sous  peine  de  déposition  ;  que  personne  ne  fût 
élevé  au  sacerdoce  sans  avoir  promis  solennellement  de  garder  une 
continence  perpétuelle  ;  i"  que  le  peuple  n'assistât  pas  aux  offices 
d'un  clerc  qui  aurait  désobéi  aux  décrets  apostoliques.  Ainsi 
la  réforme  de  l'église  était  ouvertement  annoncée,  et  du  sein  de 
son  synode ,  Grégoire  dévoilait  sa  pensée  aux  yeux  de  l'Europe. 
Les  décrets  à  la  fois  réformateurs  et  révolutionnaires  furent  répan- 
dus partout  et  rencontrèrent  en  Allemagne  une  violente  opposition. 
Les  clercs  concubinaires  étaient  nombreux  au-delà  du  Rhin  ;  ils  accu- 
sèrent le  pape  de  vouloir  contraindre  les  hommes  à  vivre  comme  des 
anges ,  et  de  les  précipiter  dans  la  débauche  à  force  de  leur  imposer 
la  sainteté.  Pour  combattre  avec  avantage  ces  résistances,  Grégoire 
chercha  par  tous  les  moyens  à  se  concilier  Henri  IV  ;  il  lui  écrivit 
deux  longues  lettres  où  il  le  félicitait  de  la  bonne  intention  qu'il  avait 
manifestée ,  suivant  les  rapports  des  légats ,  d'extirper  la  simonie  et 
le  concubinage  des  clercs ,  où  il  le  confirmait  dans  ces  exceliens  des- 
seins; il  l'y  entretenait  aussi  des  affaires  générales  de  l'Europe,  il  lui 
exposait  la  triste  situation  des  chrétiens  d'Orient,  et  l'opportunité 
d'une  croisade,  d'autant  plus  nécessaire  que  l'église  de  Constanti- 
nople  demandait  à  se  réunir  au  saint-siége.  Grégoire  ne  négligea  pas 
non  plus  de  s'adresser  à  d'autres  princes ,  à  Rodolphe  de  Souabe  ,  à 
Berthold  de  Carinthie.  Il  désirait,  par  une  habile  douceur,  prévenir 
la  résistance,  mais  il  était  déterminé  à  combattre  tout  ce  qui  lui  fe- 
rait obstacle.  Il  excommunia  Robert  Guiscard,  qui  n'avait  pas  voulu 
lui  prêter  le  môme  serment  de  fidélité  que  les  autres  princes  de  l'I- 
talie; il  menaça  de  ses  foudres  Philippe  P',  qui,  disait-il,  avait  pillé 
des  églises  et  extorqué  de  grosses  sommes  d'argent  à  des  marchands 
italiens  venus  en  France.  Il  fut  plus  doux  envers  Guillaume-le-Con- 
quérant,  dont  il  estimait  les  talens  politiques,  et  dont  il  redoutait  un 
peu  l'altière  indépendance.  Il  intervint  dans  les  troubles  de  la  Hon- 
grie ,  et  rappela  au  roi  Salomon  que  son  royaume  était  une  propriété 
de  la  sainte  église  romaine,  depuis  que  le  roi  Etienne  s'était  soumis 
à  saint  Pierre.  Comment  ne  pas  admirer  cet  homme  qui  ne  craint 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  se  mettre  aux  prises  avec  la  société  européenne,  pour  la 
changer  au  moyen  de  la  réforme  de  l'église?  Au  surplus,  il  ne  veut 
pas  qu'on  le  regarde  comme  un  novateur  aventureux  et  fantasque;  il 
proteste  qu'il  ne  fait  que  promulguer  les  antiques  prescriptions  des 
pères  de  l'église.  Je  ne  parle  pas  cVaprès  mon  sens  individuel,  écrit-il 
à  l'archevêque  de  Cologne,  non  de  nosfro  sensu  cxsculpimiis.  C'était  le 
mot  d'un  politique,  car,  dans  les  affaires  humaines,  il  faut  se  garder 
des  caprices,  même  quand  ces  caprices  auraient  un  air  de  grandeur. 
Henri  IV  songeait  toujours  à  se  venger  des  Saxons  :  il  était  par- 
venu à  rassembler  une  armée  nombreuse ,  et  il  put  enfin  goûter  le 
plaisir  de  la  victoire  dans  les  plaines  de  Ilohenbourg.  Ce  triomphe 
le  rendit  arrogant  et  hautain ,  et  il  ne  voulut  plus  reconnaître  per- 
sonne au-dessus  de  lui,  pas  même  le  pape.  11  n'avait  pas  vaincu  un 
peuple  belliqueux  pour  obéir  à  un  prêtre  qui  n'avait  d'autre  arme 
que  la  parole.  Aussi,  à  la  mort  de  l'évêque  de  Liège,  il  nomma, 
pour  lui  succéder,  Henri,  chanoine  de  Verdun,  homme  exercé  au 
métier  des  armes ,  et  dont  il  attendait  des  services  militaires.  Il  donna 
un  archevêque  au  Milanais,  qui  déjà  en  avait  deux,  et  I^îilan  se 
trouva  posséder  trois  pontifes,  comme  Rome  trente  ans  auparavant. 
Toutefois  Henri  ne  voulait  pas  engager  une  lutte  ouverte  avec  1<* 
pape,  tant  qu'il  n'avait  pas  entièrement  soumis  les  Saxons.  Aussi  il 
entama  avec  Grégoire  une  correspondance  pour  lui  donner,  pendant 
quelque  temps  encore,  le  change  sur  ses  desseins.  Les  Saxons  affai- 
blis, non  moins  par  leurs  divisions  que  par  leur  défaite,  consentirent, 
pour  obtenir  la  paix,  aux  plus  humiliantes  conditions.  On  éleva  dans 
la  plaine  d'Ébra  un  trône ,  où  Henri  vint  prendre  place  pour  recevoir 
la  soumission  des  princes  de  Saxe  et  de  Thuringe,  désarmés  et  cap- 
tifs. Ces  malheureux  chevaliers  furent  confinés  dans  des  forteresses 
lointaines,  et  leurs  domaines  partagés  entre  les  vainqueurs.  L'armée 
impériale  se  répandit  dans  les  villes  et  les  châteaux  de  la  Saxe.  C'est 
alors  que  l'empereur,  délivré  de  toute  inquiétude ,  crut  pouvoir  se 
passer  de  ménagemens  envers  Rome.  Il  nomma  précipitamment  un 
évoque  à  Bamberg,  avant  que  le  prédécesseur  du  nouvel  élu  eût  été 
jugé  suivant  les  lois  ecclésiastiques;  il  donna  l'anneau  abbatial  à  des 
clercs  que  n'avait  pas  désignés  l'élection  des  chapitres.  Enfin,  il  de- 
manda au  pape  de  déposer  les  évoques  qui  avaient  pris  les  armes 
contre  lui.  De  leur  côté,  les  Saxons  avaient,  à  l'insu  de  Henri ,  fait. 
parvenir  leurs  plaintes  au  saint-siège;  ils  accusaient  le  roi  de  ne  son- 
ger qu'à  la  chasse  et  aux  plus  licencieux  plaisirs,  de  consulter  sur  le 
choix  des  évêques  et  des  abbés  des  prêtres  dissolus  et  des  femmes 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  GOl 

(le  mauvaise  vie,  de  sacrifier  à  Vénus  et  non  pas  à  Jésus-Christ. 
Ils  demandaient  au  pape  d'aviser  à  ce  qu'un  nouveau  roi  fût  choisi 
dans  une  assemblée  générale  des  princes. 

Grégoire  VII  était  donc  solennellement  saisi  d'un  grand  procès 
entre  l'empereur  et  ses  sujets.  Il  voulut  mettre  dans  sa  justice  une 
solennelle  fermeté.  Déjà,  avant  les  plaintes  des  Saxons,  il  avait  écrit 
à  Henri  pour  se  plaindre  du  choix  de  quelques  évèques.  Il  lui  adressa 
une  autre  lettre ,  dans  laquelle  de  nouvelles  remontrances  se  joi- 
gnaient aux  anciens  griefs  ;  il  finissait  par  le  menacer  de  l'excom- 
munication, et  le  sommer  de  comparaître  à  Rome  pour  se  disculper 
devant  un  synode  des  crimes  dont  on  l'accusait.  La  colère  de  Henri 
ne  connut  plus  de  bornes;  il  chassa  les  légats,  et  convoqua  dans  le 
plus  court  délai  un  concile  à  Worms.  Les  évèques  et  les  abbés  s'y 
rendirent  en  foule.  Le  cardinal  Hugues-le-Blanc ,  devenu  l'irrécon- 
ciliable ennemi  de  Grégoire  VH ,  apporta  à  cette  assemblée  un  long 
écrit,  diatribe  virulente  contre  le  pape,  acte  d'accusation  extravagant 
et  calomnieux.  On  l'y  accusait  de  se  livrer  à  la  magie  et  d'adorer  le 
diable ,  de  donner  de  fausses  interprétations  aux  Écritures ,  d'avoir 
conspiré  contre  la  vie  du  roi ,  d'avoir  osé  jeter  dans  le  feu  le  corps 
sacré  du  Seigneur,  de  s'être  attribué  le  don  de  prophétie.  Après  la 
lecture  de  ce  libelle  et  une  délibération  qui  dura  deux  jours,  le  con- 
cile dressa  un  acte  de  déposition  du  souverain  pontife,  que  signèrent 
tous  les  évèques  présens,  et  qu'Henri  se  hâta  de  notifier  au  sénat  et 
au  peuple  de  Rome,  en  l'accompagnant  d'une  lettre  injurieuse  adres- 
sée au  moine  Hildcbrand.  «  Je  te  renonce  pour  pape,  lui  écrivait  le 
roi ,  et  je  te  commande,  en  qualité  de  patrice  de  Rome,  d'en  quitter 
le  siège.  »  Ce  fut  un  clerc  de  Parme,  nommé  Roland,  qui  se  chargea 
de  porter  à  Rome  cette  injurieuse  missive  et  le  décret  du  concile;  il 
eut  le  courage  de  les  produire  devant  l'assemblée  des  évèques  réunis 
dans  l'église  de  Latran ,  et  présidés  par  le  pape.  Grégoire  VII  tran- 
quillement prit  ces  pièces,  les  lut  lui-même,  et  leva  la  séance.  Le 
lendemain,  en  présence  de  cent  dix  évèques,  il  prononça  la  sentence 
d'excommunication,  déliant  tous  les  chrétiens  des  sermens  qu'ils 
avaient  prêtés  à  Henri  d'Allemagne,  et  il  ne  négligea  pas,  après  la 
clôture  du  concile,  d'adresser  une  longue  lettre  aux  évèques,  ducs, 
comtes  et  barons  de  l'empire,  dans  laquelle  il  s'attachait  à  démontrer 
la  justice  de  sa  conduite.  C'était  un  appel  à  l'opinion  de  l'Europe. 

Les  effets  de  l'excommunication  ne  se  firent  pas  attendre.  Ce  fut 
à  Utrecht  que  l'ambassadeur  du  roi,  venant  de  Rome,  lui  apporta  la 
terrible  sentence.  Henri  affecta  d'abord  une  grande  indifférence,  et 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révoque  (iuillaume ,  qui  lui  était  tout-à-fait  dévoué,  osa,  le  jour 
de  Pâques ,  en  pleine  chaire ,  injurier  le  pape ,  et  se  moquer  de 
l'anathème  lancé  contre  le  roi;  mais  il  mourut  subitement  dans 
d'atroces  douleurs,  en  s'écriant  qu'il  éUiit  damné.  Le  peuple  fut 
rempli  d'épouvante.  D'autres  partisans  de  l'empereur  périrent  aussi 
par  des  accidens  imprévus,  et  plusieurs  de  ceux  qui  survécurent 
chancelèrent  dans  leur  fidélité.  La  crainte  qu'inspirait  le  courroux  de 
Grégoire  VII  était  si  grande,  que  ceux  qui  tenaient  prisonniers  les 
princes  saxons  les  mirent  en  liberté,  sans  l'autorisation  du  roi ,  et  ces 
princes  délivrés,  relevant  l'ancienne  ligue,  se  remirent  à  l'œuvre 
pour  reconquérir  les  libertés  saxonnes.  Tout  conspirait  contre  Henri. 
Rodolphe  de  Souabe  et  Berthold  de  Carinthie  l'abandonnèrent.  Les 
Saxons  écrivirent  au  pape  pour  lui  demander  s'ils  pouvaient  élire  un 
autre  roi ,  et  la  réponse  fut  affirmative.  A  Tribur,  les  princes  et  les 
grands  d'Allemagne  délibérèrent  pendant  sept  jours,  et  rappelèrent 
tous  les  griefs  qu'ils  avaient  contre  le  roi.  Le  Rhin  séparait  Henri  des 
confédérés,  et  le  malheureux  monarque  leur  envoyait  messages  sur 
messages,  prodiguant  les  prières,  les  promesses,  offrant  pour  l'ave- 
nir toutes  les  satisfactions  désirables.  Enfin  il  obtint,  après  de  nom- 
breux refus,  qu'une  diète  générale  serait  convoquée  à  Augsbourg, 
dans  laquelle  on  supplierait  le  pape  de  vouloir  bien  se  rendre;  on  de- 
vait y  terminer  tous  les  différends,  y  régler  toutes  les  affaires.  Il  était 
aussi  stipulé  que,  si ,  dans  l'espace  d'un  an ,  Henri  n'était  pas  parvenu 
à  se  faire  absoudre  de  l'excommunication ,  il  serait  déchu  du  trône. 
Ces  conditions  étaient  dures,  et  cependant  le  roi  dut  s'estimer  heu- 
reux d'y  souscrire.  Il  se  rendit  à  Spire,  où  il  resta  quelque  temps 
dans  un  complet  isolement,  pour  mieux  se  conformer  au  traité.  De 
leur  côté,  les  princes  envoyèrent  à  Rome  des  ambassadeurs,  pour 
prier  le  pape  de  se  rendre  à  Augsbourg.  Grégoire  répondit  sans  hé- 
siter que,  malgré  les  rigueurs  de  l'hiver,  il  se  trouverait  au  milieu 
d'eux,  en  Allemagne,  le  2  février  1077.  Pouvait-il  hésiter  à  venir  con- 
firmer par  sa  présence  le  rôle  qu'il  ambitionnait,  d'arbitre  souverain 
entre  les  peuples  et  les  rois? 

Les  mômes  motifs  qui  faisaient  arriver  Grégoire  en  Allemagne, 
engagèrent  Henri  à  le  prévenir.  L'humiliation  sembla  moins  grande 
au  roi  d'aller  trouver  le  pape  que  de  comparaître  devant  lui  à  Augs- 
bourg, au  milieu  de  sujets  victorieux  et  révoltés.  Quelques  jours 
avant  Noël  de  l'an  1076 ,  il  quitta  Spire  avec  sa  femme  Berthe,  son 
jeune  enfant  et  un  seul  domestique.  Il  traversa  la  Bourgogne,  passa 
par  Besançon ,  longea  le  Jura  jusqu'au  lac  de  Genève ,  acheta  le  pas- 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  603 

sage  des  Alpes  et  une  escorte  jusqu'en  Italie  au  prix  d'une  province 
entière  de  la  Bourgogne,  qu'il  dut  céder  à  Adélaïde,  veuve  d'Olhon 
de  Snze.  Le  sacrifice  était  grand ,  mais  à  tout  prix  il  fallait  passer 
outre.  Cependant  l'iiiver  éclatait  dans  toute  sa  rigueur  :  la  glace  cou- 
vrait les  rivières  et  même  le  Rliin.  La  neige  obstruait  tous  les  che- 
mins et  tous  les  sentiers.  Avec  de  l'or,  Henri  trouva  des  guides  à 
travers  les  montagnes.  Les  hommes  se  traînaient  sur  les  pieds  et  sur 
les  mains  ;  la  reine  eut  un  traîneau  fait  avec  des  peaux  de  bœuf;  mais 
les  chevaux  succombèrent  presque  tous.  Enfin ,  à  travers  mille  fati- 
gues et  mille  dangers ,  le  roi  arriva  à  Turin,  puis  à  Plaisance,  et  se 
dirigea  vers  Canossc  par  Reggio. 

Par  un  singulier  contraste ,  plusieurs  en  Italie  attendaient  Henri 
comme  un  vengeur.  Le  clergé  italien  ,  surtout  en  Lombardie ,  dési- 
rait ardemment  l'humiliation  et  la  déchéance  du  pape  ;  et  comme  on 
croyait  que  l'empereur  ne  venait  que  pour  y  travailler,  on  se  pressa 
autour  de  lui,  on  le  conduisit  jusqu'à  Canosse  au  milieu  de  cris  de 
joie  et  d'espérance.  Etrange  cortège  pour  un  suppliant  qui  venait 
demander  au  pape  de  le  relever  de  l'excommunication  î  Dans  la  for- 
teresse de  Canosse  se  trouvaient  auprès  de  Grégoire  VH  ,  Azzo,  Mar- 
grave d'Esté,  Hugues,  abbé  de  Cluny,  quelques  princes  d'Italie, 
Adélaïde  de  Suze  avec  son  fils  Amédée  ,  enfin  la  princesse  iMalhilde. 
Grégoire  ne  s'était  pas  attendu  à  ce  qu'Henri  traverserait  les  Alpes 
pour  tomber  à  ses  pieds;  mais  il  résolut  de  tirer  de  cet  incident  im- 
prévu le  plus  grand  parti  possible.  Aux  prières  de  l'empereur,  trans- 
mises par  Malhilde,  il  répondit  que  si  le  repentir  de  Henri  était  véri- 
table, il  devait,  comme  pénitence,  déposer  la  couronne  et  se  déclarer 
indigne  du  titre  de  roi.  Ces  conditions  parurent  trop  dures  même  à 
ceux  qui  entouraient  le  pape.  Enfin  Grégoire  consentità  ce  qu'Henri 
s'approchât  et  fût  amené  dans  la  seconde  enceinte  de  la  forteresse  : 
le  roi  y  resta  un  jour  entier,  pieds  nus,  dans  le  jeune  et  sous  l'habit 
d'un  pénitent.  Il  attendait  la  sentence  du  pape;  il  l'attendit  un  autre 
jour,  et  un  troisième  encore.  Enfin  le  quatrième ,  transi  de  froid , 
pâle,  exténué,  il  put  paraître  devant  le  pape,  qui  leva  l'anathème. 
Henri  s'engageait  à  se  rendre  à  Augsbourg,  au  milieu  de  la  diète  que 
présiderait  Grégoire,  et  à  se  soumettre  au  jugement  du  pape,  quel 
qu'il  fût.  Quand  il  eut  reçu  le  serment  de  l'empereur,  le  pape  célébra 
la  messe;  après  la  consécration,  il  dit  à  haute  voix  :  «  Je  veux  que 
le  corps  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  que  je  vais  prendre  soit  au- 
jourd'hui une  preuve  de  mon  innocence.  Je  prie  le  Tout-Puissant  de 
dissiper  tout  soupçon  si  je  suis  innocent,  et  de  me  faire  mourir  su- 


60i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bitement  si  je  suis  coupable.  »  Et  il  communia  aux  acclamations  du 
peuple.  Puis,  se  tournant  vers  l'empereur:  «  Faites,  mon  fils,  lui 
diî-il,  ce  que  vous  m'avez  vu  faire;  prenez  cette  autre  partie  de 
l'hostie,  afin  que  cette  preuve  de  votre  innocence  ferme  la  bouche  à 
tous  vos  ennemis  et  m'engage  à  être  votre  défenseur  le  plus  ardent.  » 
A  cette  proposition  inattendue,  Henri  se  troubla,  et,  après  avoir  con- 
féré quelques  instans  avec  ses  amis,  il  demanda  que  cette  terrible 
épreuve  fût  remise  au  jour  de  la  diète  générale.  Le  pape  y  consentit. 

L'indignation  fut  vive  en  Italie  contre  l'empereur  :  on  ne  pouvait 
lui  pardonner  d'avoir  si  fort  abaissé  la  puissance  royale,  et  quand  ii 
reprit  la  route  de  Reggio,  il  fut  obligé  de  camper  hors  des  villes,  qui 
refusaient  de  lui  ouvrir  leurs  portes.  Cet  abandon  et  ce  mépris  lui 
inspirèrent  sur  sa  conduite  un  repentir  amer,  et  tout  à  coup,  passant 
à  une  autre  extrémité,  il  rompit  avec  le  pape,  et  même  chercha  à 
s'emparer  de  sa  personne  par  surprise.  Mais  sa  ruse  échoua,  et  n'eut 
d'autre  effet  que  d'empêcher  Grégoire  de  se  rendre  à  Augsbourg. 
Aussi  les  affaires  de  l'Allemagne  prirent  un  autre  cours;  les  princes 
germains,  fatigués  de  la  conduite  de  Henri,  élurent  définitivement 
pour  roi  Rodolphe  de  Souabe ,  et  l'anarchie  fut  complète,  A  la  grande 
surprise  des  Saxons ,  Grégoire  résolut  de  ne  se  prononcer  ni  pour 
l'un  ni  pour  l'autre  des  deux  rois;  il  persévéra  dans  son  projet  de  ve- 
nir en  Allemagne  pour  juger  lui-môme  lequel  des  deux  avait  droit  à 
l'empire.  Les  Saxons  firent  éclater  leur  mécontentement.  «Nous  sa- 
vons, très  saint  père,  écrivirent-ils  au  pape,  que  vous  n'agissez  que 
dans  des  intentions  louables  et  par  des  vues  profondes;  mais  comme 
nous  sommes  trop  grossiers  pour  les  pénétrer,  nous  nous  contentons 
de  vous  exposer  que  ce  ménagement  des  deux  partis  a  pour  résultats 
la  guerre  civile,  le  meurtre,  le  pillage,  l'oppression  des  pauvres,  la 
spoliation  des  biens  ecclésiastiques,  l'abolition  des  lois  divines  et  hu- 
maines.» Grégoire  répondit  pour  se  justifier,  et  il  y  eut  entre  lui  et  les 
Saxons  de  nombreuses  négociations.  Henri ,  de  son  côté ,  après  de 
puissans  préparatifs  contre  Rodolphe,  lui  avait  livré  une  bataille  qui, 
malgré  une  issue  douteuse,  avait  un  peu  relevé  sa  fortune. 

L'Allemagne  n'occupait  pas  seule  la  pensée  de  Grégoire  MI;  il 
donnait  aussi  ses  soins  au  reste  de  l'Europe.  Il  était  en  correspon- 
dance avec  le  roi  de  Danemark,  avec  Alphonse,  roi  de  Castille;  il 
s'occupait  du  clergé  de  France,  et  adressait  à  Philippe  I"  d'assez 
vives  remontrances.  Mais  en  Angleterre  il  rencontrait  une  résistance 
dont  il  ne  put  triompher;  car,  tout  en  protestant  de  son  respect  pour  le 
pape,  Guillaume-le-Conquérant  défendait  au  clergé  anglais  de  cor- 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEN-AGE.  605 

respondre  avec  Rome  sans  sa  permission,  et  soumettait  tous  les  dé- 
crets ecclésiastiques  à  la  sanction  de  sa  royale  autorité.  L'Angleterre 
avait  déjà  les  instincts  de  la  séparation  et  de  l'indépendance.  Cepen- 
dant les  affaires  de  l'Allemagne  revenaient  toujours  plus  pressantes 
et  plus  compliquées.  Les  envoyés  de  Rodolphe  de  Souabe  parurent 
dans  le  septième  synode  que  Grégoire  VII  ouvrit  à  Rome ,  et  pré- 
sentèrent contre  Henri  IV  une  suite  de  griefs  dont  la  gravité  arracha 
au  pape  une  nouvelle  excommunication  et  la  reconnaissance  formelle 
de  Rodolphe  comme  roi  des  Allemands.  Dès  qu'Henri  reçut  cette  nou- 
velle, il  convoqua  à  Maycnce  une  assemblée  du  clergé  et  de  la  no- 
blesse, et  il  y  fit  décider  la  réunion  immédiate  d'un  concile  à  Rrixen. 
Dans  cette  ville  du  Tyrol ,  trente  évoques  et  un  grand  nombre  de 
princes  et  seigneurs,  opfimatum  cxercitus,  portèrent  un  décret  qui 
déposait  et  vouait  à  la  damnation  éternelle  Hildebrand,  le  nécro- 
mancien, le  moine  possédé  de  l'esprit  infernal ,  le  déserteur  de  la  vé- 
ritable foi.  Puis  les  évoques  élurent  unanimement  pour  pape  Guibert 
de  Ravenne,  sous  le  nom  de  Clément  III.  Ainsi  désormais  la  chré- 
tienté était  partagée  entre  deux  papes  et  deux  empereurs. 

L'adversité  s'approchait  peu  à  peu  de  Grégoire  AU  et  s'apprôtail 
à  lui  demander  de  nouveaux  témoignages  de  force  et  de  grandeur, 
llodolphc  de  Souabe,  qu'il  avait  reconnu,  mourut  frappé  d'un  coup 
mortel  à  la  fin  de  la  bataille  d'Elster  qu'il  venait  de  gagner,  payant 
la  victoire  de  sa  vie.  Cette  catastrophe  imprévue  devait  bientôt  ra- 
mener en  Italie  Henri  IV,  qui  ne  tarda  pas,  en  effet,  à  inviter  ses 
fidèles  sujets  à  le  suivre  au-delà  des  monts.  Tous  les  ennemis  du  pape 
en  Lombardie  tressaillaient  d'espérance.  Grégoire,  sans  s'épouvan- 
ter, chercha  un  appui  dans  Robert  Guiscard ,  qui  estimait  de  son  côté 
qu'une  réconciliation  avec  Rome  doublerait  sa  puissance;  mais  il  ar- 
riva que ,  par  son  alliance  avec  Robert,  le  pape  devint  l'ennemi  de 
l'empereur  grec,  qui  se  mit  à  rechercher  l'amitié  de  l'empereur  d'Al- 
lemagne. Enfin,  Henri  IV  passa  en  Italie  avec  une  armée  nombreuse. 
Après  un  court  séjour  à  Vérone,  il  envahit  les  états  de  Mathilde, 
assiégea  Florence,  qui  dut  capituler,  et  arriva  devant  les  murs  de 
Rome  avec  l'anti-pape  Guibert.  Ses  troupes  campèrent  dans  les  prai- 
ries de  iNéron,  devant  le  fort  Saint-Pierre,  et  elles  y  restèrent  deux 
ans,  exposées  aux  sorties  et  aux  insultes  des  Romains.  Henri  IV  se 
dédommageait  de  ces  humiliations  sur  les  domaines  de  Mathilde, 
dont  il  ne  put  cependant  abattre  le  courage.  Cette  femme  héroïque 
parvint  même  à  envoyer  au  pontife  une  somme  d'argent  considé- 
rable. Enfermé  dans  Rome,  Grégoire  n'épargnait  rien  pour  fortifier 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  âmes  des  défenseurs  de  l'église.  Reprenez  courage,  leur  disait-il, 
concevez  une  vive  espérance;  fixez  vos  regards  sur  l'étendard  du  roi 
éternel,  où  il  est  écrit  :  C'est  da,ns  votre  patience  que  voîis  posséderez 
vos  âmes.  Mais  à  la  troisième  année  du  siège,  la  persévérance  des 
Romains  se  prit  à  délaillir.  Henri  était  revenu  devant  Rome  plus  ar- 
dent et  plus  résolu  à  tout  employer  pour  triompher.  Il  emporta  la 
cité  Léonine;  il  éleva  un  fort  sur  le  mont  Palatin.  Unissant  à  la  force 
la  ruse  et  la  corruption,  il  séduisit  par  des  présens  plusieurs  des  prin- 
cipaux citoyens;  puis  il  rendit  la  liberté  à  quelques  évoques  captifs, 
et  laissa  pénétrer  dans  Rome  tous  ceux  qui  voulurent  y  entrer.  Aussi, 
autour  de  Grégoire,  les  plaintes  commencèrent  à  éclater;  on  le  sup- 
plia de  prendre  le  pays  en  pitié,  de  se  réconcilier  avec  Henri;  et 
comme  le  pape  fut  inflexible ,  le  mécontentement  du  peuple  le  con- 
traignit à  se  retirer,  avec  ses  partisans,  au  château  Saint-Ange. 
Enfin,  après  plusieurs  alternatives  de  découragement,  de  nouveaux 
efforts  pour  le  pape  et  de  sentimens  favorables  à  l'empereur,  les  Ro- 
mains ouvrirent  la  porte  de  Latran  à  Henri,  qui  fit  une  entrée  solen- 
nelle avec  l'anti-pape  (iuibert.  Le  rival  de  Grégoire  fut  installé  sur  le 
saint-siége,  sous  le  nom  de  Clément  HI;  Henri  reçut  la  couronne  im- 
périale, et  s'étabUtdaiis  Rome  commedanssa propre  maison:  Romam 
ut propriavi  domum  habcre  cœpii.  Cependant  Robert Guiscard,  qu'ap- 
pelait à  grands  cris  Grégoire  VH,  rassemblait  une  armée  de  trente 
mille  hommes  d'infanterie  avec  six  mille  cavaliers ,  et  le  bruit  de  sa 
marche  détermina  Henri  à  quitter  Rome  avec  Clément.  L'arrivée  de 
Guiscard  fit  trembler  les  Romains,  qui  avaient  déposé  Grégoire;  ils 
refusèrent  l'entrée  de  leur  ville  au  Normand ,  qui  trouva  le  moyen 
de  pénétrer  de  nuit  dans  Rome,  et  la  désola  sans  pitié.  Pendant  trois 
jours,  la  cité  pontificale  fut  au  pillage;  peu  s'en  fallut  que  toutes  les 
églises  et  toutes  les  basiliques  fussent  incendiées.  Le  pape  fut  ra- 
mené par  son  libérateur  au  palais  de  Latran;  puis  il  se  détermina  à 
quitter  Rome;  il  se  rendit  au  mont  Cassin ,  et  de  là  à  Salerne. 

Grégoire  se  séparait  des  Romains  parce  qu'il  les  méprisait  :  il  était 
d'ailleurs  arrivé  à  ce  moment  suprême  où  l'homme  abdique  volon- 
tiers la  vie;  il  était  las,  et  il  se  mit  à  oublier  les  combats  qu'il  avait 
rendus ,  dans  la  lecture  des  livres  saints  et  de  l'histoire  ecclésiastique. 
Ses  forces  déclinaient  aussi.  Au  mois  de  mai  1085  ,  il  lui  devint  im- 
possible de  se  lever.  Rangés  autour  de  son  lit,  les  cardinaux  et  les 
évêques  qui  lui  étaient  restés  fidèles  écoutaient  ses  discours.  H 
leur  disait  qu'il  les  recommanderait  avec  instance  au  Dieu  souverai- 
nement bon.  Il  leur  défendait  de  reconnaître  personne  pour  pape , 


LA  PAPAUTÉ  AU  MOYEX-AGE.  607 

qui  n'eût  été  élu  et  ordonné  d'après  les  saints  canons  et  l'autorité  des 
apôtres;  enfin,  comme  il  sentit  approcher  la  mort,  il  prononça  ces 
paroles  qui  furent  les  dernières  :  «  J'ai  aimé  la  justice  et  j'ai  haï  l'ini- 
quité; c'est  pourquoi  je  meurs  dans  l'exil  (1).  » 

Jamais  destinées  individuelles  ne  se  sont  mêlées  davantage  à  l'his- 
toire du  monde;  et  voilà  une  biographie  qu'il  fallait  esquisser,  puis- 
qu'elle enveloppe  tous  les  intérêts  d'un  siècle.  L'homme  est  original, 
et  son  œuvre  grande.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  relever  curieuse- 
ment les  singularités  qui  distinguent  le  génie  même  de  Grégoire  VII, 
la  violence  de  ses  passions,  les  aspects  tragiques  de  cette  intraitable 
volonté,  non  plus  que  le  poétique  épisode  de  son  intimité  avec  Ma- 
thiide,  dont  la  grande  anie  sut  le  comprendre  et  l'aimer.  11  faut  laisser 
le  soin  du  portrait  de  cette  figure  sacerdotale  aux  artistes  qu'aura  sé- 
duits la  sublime  étrangeté  du  sujet.  Nous  désirons  seulement  carac- 
tériser avec  exactitude  l'étendue  et  la  portée  de  l'œuvre  même ,  que 
les  successeurs  de  Grégoire  VII  se  transmirent  comme  un  héritage 
sacré,  renfermant  la  volonté  de  Dieu  sur  les  sociétés  humaines. 

On  peut  résumer  par  un  seul  mot  toute  la  pensée  de  Grégoire  VII  ; 
ce  mot  est  le  pouvoir,  et  ce  qu'il  appelait  la  liberté  de  l'église  n'était 
autre  que  la  domination  de  cette  église  sur  les  royaumes  et  les  prin- 
cipautés. S'en  étonner  et  s'en  plaindre  serait  indiquer  qu'on  ne  com- 
prend pas  le  siècle  où  vivait  Hildebrand.  Il  était  nécessaire,  deux  cent 
cinquante  ans  après  Charlemagne,  qu'un  pouvoir  général  revînt  à  la 
surface  et  à  la  tête  des  affaires  de  l'Europe,  et  ce  fut  un  signe  du 
progrès  de  la  liberté  humaine,  que  ce  pouvoir  fût  plutôt  la  thiare  que 
l'épée.  Il  est  vrai  que ,  pour  accomplir  ce  grand  résultat,  le  christia- 
nisme fit  le  sacrifice  de  son  esprit  même;  il  s'immola  pour  régner, 
et  la  papauté  catholique  ne  put  échapper  au  péché  de  prendre  pour 
base  la  contradiction  même  de  l'Évangile.  Mais  une  fois  cette  transfor- 
mation acceptée ,  que  de  grandeur,  que  d'unité  dans  la  pensée  de 
Grégoire  VII!  L'église  romaine  a  été  fondée  par  Dieu;  elle  se  person- 
nifie dans  le  pape,  qui  est  le  représentant  de  la  puissance  divine;  elle 
se  recrute  par  des  élections  libres  ;  elle  est  indépendante  devant  les 
rois  et  au  milieu  des  peuples;  sa  divine  origine  la  rend  supérieure  à 
l'état  et  à  la  royauté,  dont  les  pouvoirs  sont  humains,  limités  et  con- 
ditionnels :  ceux  qui  la  servent  n'appartiennent  qu'à  elle,  car  ses 
membres  ont  rompu  tout  lien  avec  la  chair  et  le  monde;  le  prêtre 
est  libre  et  n'obéit  qu'au  pape.  Le  pape  ne  peut  et  ne  doit  être  jugé 

(1)  «  Dilexi  juslitiam  et  odii  iniqiiitalem  :  proplereà  morior  in  cxilio.  » 


608  HE  VUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  personne;  il  lui  appartient  de  déposer  les  empereurs  et  les  rois, 
de  nommer  et  de  déposer  les  évêques  sans  convoquer  de  synode. 
Par  son  ordre  et  son  autorisation ,  un  inférieur  peut  accuser  son  su- 
périeur :  principe  nouveau  qui  amenait  tous  les  hommes  et  portait 
toutes  les  causes  à  son  tribunal.  Il  y  avait  dès-lors  pour  toute  l'Eu- 
rope une  loi ,  une  juridiction  suprême  ;  la  chrétienté  avait  une  forme , 
une  constitution  ;  les  états  de  l'Europe  étaient  comme  les  membres 
d'un  même  corps,  et  si  le  pape  ,  pour  nous  servir  des  paroles  de  Bos- 
suet,  se  donnait  de  grands  mouvemens  pour  rendre  le  saint-siège 
maître  et  propriétaire  de  tout  le  royaume  du  monde,  il  organisait  la 
solidarité  européenne  sous  la  consécration  de  la  religion.  Ainsi  les 
grands  principes  d'ordre,  d'unité,  de  hiérarchie  et  de  pouvoir,  s'é- 
tablissaient avec  autorité. 

Mais ,  à  notre  sens,  l'entreprise  de  Grégoire  Vîï  ne  fut  pas  moins 
utile  à  la  liberté  même  de  l'esprit  humain ,  car  elle  la  provoqua.  Le 
dogmatisme  hautain  de  cet  homme,  plus  prêtre  que  chrétien,  qui 
démasquait  d'un  coup  tout  un  système  d'autorité,  et  qui,  suivant, 
une  expression  familière  ,  mais  exacte  de  Bayle,  a  fourni  aux  papes 
ses  successeurs  la  tablature  qui  les  a  fait  triompher  en  tant  de  rencon- 
tres, suscita  le  thème  contraire  de  l'indépendance  politique  et  doc- 
trinale. Quoi  de  plus  métaphysique,  en  effet,  et  de  plus  absolu  que 
les  propositions  sur  lesquelles  s'appuyaient  les  prétentions  du  pape? 
Par  leur  nature,  elles  imposaient  aux  hommes  l'alternative  d'une 
soumission  sans  réserve,  ou  d'une  résistance  triomphante;  c'est 
pour  leur  répondre  que,  dans  le  xii"'  siècle,  les  jurisconsultes  italiens 
s'évertueront  à  construire  une  théorie  du  pouvoir  impérial ,  qu'Arnold 
de  Brescia,  disciple  d'Abeilard  ,  conclura ,  sans  hésiter,  de  l'indépen- 
dance métaphysique  à  la  liberté  politique.  Il  est  beau,  dans  l'économie 
du  moyen-âge ,  de  voir  la  papauté  donner  elle-même  le  signal  des 
développemens  de  l'humanité;  son  énergique  initiative  a  tout  mis 
en  branle  ;  le  monde  moral  et  politique  est  pénétré  jusqu'au  fond , 
et  toutes  ses  sources  vont  s'ouvrir  comme  sous  la  verge  de  Moïse. 
Comment  penser  qu'une  institution ,  si  affirmative  et  si  puissante 
qu'elle  se  produise ,  puisse  étouffer  des  élémcns  nécessaires  ?  Déjà 
même,  à  côté  de  Grégoire  VII,  le  rationalisme  avait  un  organe,  et 
des  condamnations  répétées  n'empêchaient  pas  l'archidiacre  Béran- 
ger  de  servir  de  lien  entre  Scott  Érigène  et  le  grand  Abeilard.  Il  y 
a  donc  une  double  raison  pour  louer  la  papauté  au  moyen-âge  :  elle 
a  fait  beaucoup  de  bien  dont  souvent  elle  eut  l'intention  ,  et  n'a  pas 
fait  le  mal  qu'elle  se  proposait.  Lermimer. 


EXPÉDITION 


DE 


LÀ  RECHERCHE 

AU  SPITZBERG.' 


VI. 
BOSSEK^OP. 

Si  jamais  quelque  enfant  studieux  de  Finmark  s'avise  d'écrire  l'histoire  de 
Hammerfest,  j'espère  qu'il  citera  dans  les  annales  de  cette  ville  le  21  juil- 
let 1838,  comme  un  jour  mémorable.  Ce  jour-là,  les  deux  officiers  de  marine 
chargés  de  la  topographie  des  côtes  avaient  arboré  dans  le  port  le  pavillon 
royal  de  Suède  et  de  Norvège;  l'évêque  arrivait  de  Vardœhus  ;  le  foclge,  cette 
haute  puissance  du  district,  montait  d'un  pas  majestueux  l'escalier  en  bois 
servant  de  cale;  le  bateau  à  vapeur  amenait  plusieurs  belles  dames  de  Fin- 
mark  ,  et  la  corvette  française  élevait  au-dessus  des  batimens  de  commerce 

[\)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier.  —  Nous  n'avons  pas  voulu  interrompre ,  dans  ces 
récils  de  voyages,  ce  qui  avait  rapport  au  nord  de  la  Suède  et  de  la  Norvège  et  à  la  Laponie. 
L'expédition  au  Spitzberg  forme  un  sujet  à  part.  Nous  essaierons  de  le  traiter  d'une  manière 
complète,  en  racontant  d'abord  la  découverte  de  cette  étrange  contrée,  l'histoire  de  ceux 
qui  ont  tenté  d'y  aborder  et  d'y  séjourner,  les  observations  de  ceux  qui  en  sont  revenus  et 
de  ceux  qui  y  sont  morts.  Quand  nous  en  viendrons  ensuite  aux  explorations  scientifiques 
de  la  Recherche  dans  ces  parages  de  glaces,  M.  Martins  suppléera  à  notre  insuffisance  en 
nous  donnant  un  travail  étendu  sur  l'histoire  naturelle  du  Spitzberg. 

TOME  XVII.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  haut  mât  surmonté  de  la  flamme  guerrière.  Ce  jour-là,  les  rues  de  la 
petite  ville  présentaient  un  tableau  inusité.  De  tous  côtés  on  voyait  des  mate- 
lots portant  quelque  coffre  sur  leurs  épaules,  des  voyageurs  cherchant  une 
demeure,  et  des  habitans  de  la  ville  courant  au-devant  d'eux  avec  cet  admi- 
rable sentiment  d'hospitalité  dont  j'ai  déjà  parlé  plusieurs  fois,  et  que  je  ne 
peux  assez  louer.  Toutes  les  physionomies  avaient  un  air  de  vivacité  qui  ne 
se  manifeste  que  dans  les  grandes  circonstances,  et  dans  toutes  les  maisons 
la  table  était  mise.  On  ne  pouvait  franchir  le  seuil  d'une  porte  sans  voir  briller 
aussitôt  le  flacon  de  vin  de  Porto  sur  la  nappe  effrangée,  sans  entendre  le 
cliquetis  des  verres  et  la  joie  bruyante  d'un  cercle  de  convives  qui  se  souhai- 
taient réciproquement  la  bienvenue.  Enfin,  que  dirai-je  de  plus?  Ce  jour-là, 
dans  la  bonne  cité  de  Hammerfest,  on  ne  comptait  pas  moins  de  quatorze 
uniformes  brodés,  dorés,  accompagnés  du  sabre  et  de  l'épaulette.  I.e  matin, 
on  recevait  des  visites  d'étrangers,  et  le  soir,  on  devait  avoir  un  bal ,  un  bal 
donné  par  les  officiers  de  la  Recherche.  Déjà  la  salle  de  M.  Bang  était  revêtue 
de  pavillons  de  toutes  couleurs;  des  baïonnettes  réunies  en  faisceau  formaient 
des  candélabres  tels  qu'on  n'en  avait  jamais  vu  dans  cette  paisible  ville  de 
commerce ,  et  les  lames  de  sabre  étincelaient  entre  les  lustres.  On  avait  pensé 
à  revêtir  cette  salle  militaire  d'une  guirlande  de  fleurs;  mais  la  chose  fut  im- 
possible :  tous  les  vases  de  porcelaine,  où  les  dames  de  Hammerfest  entre- 
tiennent d'une  main  vigilante  le  géranium  et  le  réséda ,  n'auraient  pas  suffi  à 
faire  un  bouquet,  et  les  fleurs  des  montagnes,  la  violette  pâle,  la  renoncule, 
commençaient  à  se  faner.  Mais  le  maître  cool;  fit  des  prodiges.  Le  punch  avait 
un  arôme  merveilleux,  les  confitures  auraient  fait  oublier  à  un  helléniste 
le  miel  des  abeilles  de  l'Hymète,  et  le  souper  était  servi  avec  une  magnifi- 
cence royale.  On  dansa  jusqu'au  matin ,  et  quelques  heures  après ,  toute  cette 
fête  s'en  allait  dans  le  passé  comme  un  rêve.  Les  étrangers  commençaient 
déjà  à  faire  leurs  préparatifs  de  départ,  et  nous  qui,  depuis  plusieurs  mois, 
avions  vécu  d'une  même  pensée  et  voyagé  dans  un  même  but,  nous  allions 
nous  trouver  bientôt  tous  dispersés.  De  vingt  personnes  composant  notre 
société  d'exploration ,  les  uns  s'en  retournaient  en  France ,  d'autres  en  Nor- 
vège, d'autres  devaient  passer  l'hiver  à  Finmark,  et  M.  Gaimard,  M.  Robert 
et  moi,  nous  partions  pour  la  Laponie. 

Grâce  à  la  constante  et  inappréciable  bienveillance  du  roi  de  Suède  ,  nous 
avions,  pour  faire  ce  voyage ,  un  prêtre  instruit,  un  guide  excellent,  M.  Loes- 
tadius,  qui  a  toujours  vécu  en  Laponie,  et  a  traversé  plusieurs  fois  ce  pays  de 
long  en  large,  tantôt  pour  suivre  ses  études  de  botaniste,  tantôt  pour  recueillir 
des  traditions  d'histoire  et  de  mythologie.  Cependant  nous  ne  passâmes  pas 
devant  la  Recherche  sans  un  certain  sentiment  de  tristesse.  Elle  était  encore 
immobile  dans  le  port,  appuyée  sur  son  ancre,  tandis  que  le  bateau  à  vapeur 
sillonnait  déjà  la  vague  paisible.  Au  cri  d'adieu  que  nous  lui  adressâmes,  les 
officiers  accoururent  sur  la  dunette;  les  matelots  montèrent  dans  les  enflé- 
chures  et  sur  les  huniers  pour  nous  saluer  encore  une  fois.  Un  peu  plus  loin, 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  611 

nous  entendions  des  hurrah  répétés  par  une  foule  nombreuse  :  c'étaient  les 
habitans  de  la  ville  qui  venaient  là  se  rassembler  sur  la  grève ,  et  nous  expri- 
maient une  dernière  pensée  d'affection,  un  dernier  vœu.  L'aspect  de  notre 
corvette ,  avec  ses  officiers  étendant  encore  vers  nous  une  main  de  frère ,  et 
ses  matelots  penchés  sur  les  vergues;  l'aspect  de  cette  population  qui  se  pres- 
sait au  bord  du  rivage,  et  tous  ces  signes  d'adieu,  tous  ces  mouchoirs  agités 
dans  l'air,  tous  ces  cris  partis  du  cœur,  avaient  quelque  chose  de  saisissant. 
Plus  d'une  paupière  alors  devint  humide,  plus  d'un  regard  fut  voilé  par  une 
larme.  Dans  ce  moment,  nous  quittions,  à  l'extrémité  du  Nord,  nos  compa- 
triotes que  nous  ne  reverrions  peut-être  pas  de  long-temps,  et  des  étrangers 
dont  nous  étions  devenus  les  amis  et  que  nous  ne  reverrions  peut-être  jamais. 

Le  soir,  nous  arrivâmes  à  Kaafiord.  Le  directeur  des  mines,  M.  Crovs^e, 
nous  reçut  avec  sa  cordialité  habituelle.  L'arrivée  subite  de  douze  personnes 
ne  l'effraya  point.  Sa  table  s'allongea,  et  ses  chambres  se  garnirent  de  lits  à 
volonté. 

Le  lendemain,  nous  partîmes  pour  Bossekop.  IVL  Gaimard  devait  présider 
à  l'installation  de  nos  compagnons  de  voyage ,  qui  devaient  faire  là ,  pendant 
l'hiver,  une  série  d'observations  astronomiques  et  magnétiques ,  et  moi  j'avais 
voulu  m'associer  à  son  voyage',  curieux  de  voir  un  lieu  que  ces  observations 
illustreront  sans  doute. 

Bossekop  (baie  de  la  Baleine)  est  une  colline  élevée  au  bord  d'un  des 
golfes  d'Alten,  revêtue  en  été  d'une  belle  verdure  et  parsemée  d'habitations. 
Au  milieu  s'élève  celle  de  l'ancien  marchand  de  district,  M.  Clarck ,  qui 
acheta,  il  y  a  une  vingtaine  d'années ,  ce  terrain ,  et  y  fonda  une  colonie.  La 
plupart  des  pêcheurs  finlandais,  groupés  autour  de  sa  demeure,  paient  encore, 
chaque  année,  à  sa  veuve,  une  redevance  de  trois  à  quatre  jours  de  travail. 
La  maison  de  M.  Clarck ,  bâtie  en  face  de  la  mer,  est  large  et  commode.  C'est 
là  que  nos  compatriotes  demeureront.  Au  nord  et  au  sud,  ils  ont  déjà  com- 
mencé à  établir  leur  observatoire ,  et  les  bateaux  de  Kaafiord  leur  ont  apporté 
tous  leurs  instrumens  en  bon  état. 

Près  de  Bossekop  s'étend  une  forêt  de  pins  traversée  par  une  belle  ave- 
nue comme  un  parc.  Celte  terre  présente  un  phénomène  curieux.  A  quelques 
lieues  de  distance,  on  ne  trouve  plus  aucune  trace  de  végétation,  et  ici  on 
voit  des  pins,  des  bouleaux,  des  enclos  de  gazon,  des  champs  ensemencés. 
A  Murbakken,  un  paysan  industrieux  a  fait  d'une  moitié  de  colline  un  joli 
jardin ,  coupé  par  plusieurs  plates-bandes  traversées  par  des  lignes  d'arbres 
et  parsemées  de  fleurs.  Quand  nous  le  visitâmes ,  deux  rosiers  sauvages  ve- 
naient de  s'épanouir  au  pied  du  mur  qui  les  protège  ;  le  bon  propriétaire  les 
contemplait  avec  une  joie  naïve.  En  nous  montrant  leurs  légers  rameaux  et 
leurs  boutons  à  demi  ouverts,  il  cherchait  à  lire  dans  nos  yeux  un  sentiment 
de  surprise;  on  eût  dit  qu'il  nous  montrait  une  plante  inconnue.  Puis,  après 
nous  avoir  raconté ,  avec  une  grande  précision ,  en  quelle  année  il  avait  planté 
ces  précieux  arbustes  et  quelle  peine  il  avait  eue  à  les  préserver  de  l'orage ,  il 

39. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  coupa  deux  petites  branches  et  nous  les  offrit ,  non  sans  jeter  un  long 
regard  sur  la  tige,  comme  pour  être  bien  sûr  qu'il  ne  l'avait  pas  trop  cruel- 
lement blessée.  Un  peu  plus  loin,  à  Kœnigshofmark,  on  trouve  un  jardin 
plus  large  encore  et  plus  riche  :  il  y  a  là  des  plates-bandes  couvertes  de  pavots 
et  d'autres  chargées  de  petits  pois.  Quand  on  vient  des  rochers  de  Hammer- 
fest,  c'est  une  véritable  merveille. 

Auprès  de  Bossekop ,  on  aperçoit  pourtant  une  colline  rocailleuse  pa- 
reille à  celles  qui  parsèment  l'Océan  jusqu'au  Cap  Nord  :  elle  s'élève  au  bord 
de  la  mer  et  termine,  comme  une  forteresse,  le  circuit  de  la  baie.  Du  haut 
de  son  sommet ,  on  découvre  un  large  et  imposant  horizon  :  d'un  côté ,  les 
ruines  de  Kaafiord,  d'où  s'échappent  sans  cesse  des  tourbillons  de  fumée; 
de  l'autre,  le  détroit  de  l'Étoile,  les  montagnes  couvertes  de  neige,  le  golfe 
coupé  de  distance  en  distance  par  la  pointe  d'un  roc,  resserré  en  d'autres 
endroits  comme  un  lac ,  puis  se  déroulant  au  large  et  fuyant  dans  le  lointain. 
Là-bas  la  vie  industrielle,  ici  la  vie  maritime  et  aventureuse;  la  barque  du 
pêcheur  suivant  comme  une  couleuvre  les  sinuosités  de  la  côte,  et  le  brick  à 
la  lourde  mâture  se  berçant  sur  les  vagues. 

Sur  ce  rocher,  où  j'étais  venu  m'asseoir  par  une  belle  soirée,  pour  con- 
templer, dans  une  heure  de  rêverie  solitaire,  les  deux  côtes  du  golfe,  les 
chaînes  de  montagnes  et  les  petites  habitations  de  Bossekop,  riantes  et  pai- 
sibles comme  des  strophes  d'idylle  ,  sur  ce  rocher  dont  une  vague  caressante 
venait,  avec  un  doux  murmure,  baiser  les  contours,  je  n'aperçus  qu'un 
pauvre  pin  dont  les  branches  courbées  sur  la  pierre  semblaient  appeler 
en  vain  une  autre  plante.  Sa  cime  était  déjà  dépouillée  d'écorce  et  jaunie; 
la  terre  qui  recouvrait  ses  racines  commençait  à  se  dessécher,  et  le  vent 
qui  passait  à  travers  ses  rameaux  rendait  un  son  triste.  Je  regardai  ce  mal- 
heureux arbre  qui  dépérissait  ainsi  dans  l'isolement ,  et  la  conversation  sui- 
vante s'engagea  entre  nous  : 

LE  VOYAGEUR. 

Au  bord  de  l'Océan ,  pauvre  arbre  solitaire , 
Sans  force  et  sans  appui ,  j'ai  pitié  de  ton  sort. 
Comment  es-tu  venu  tout  seul  sur  cette  terre  ? 
Comment  as-tu  vécu  sous  ce  ciel  froid  du  INord  ? 

l'abbre. 
Un  soir  le  vent  du  sud  apporta  sur  son  aile 
Un  bourgeon  fugitif  à  ce  roc  décharné. 
Le  printemps  souriait  et  la  mer  était  belle , 
Et  le  ciel  rayonnant  à  l'heure  où  je  suis  né. 
Puis ,  lorsque  j'ai  grandi ,  sur  ce  sol  que  j'ombrage , 
J'ai  penché  mes  rameaux  et  mon  front  agité; 
Je  cherchais  un  soutien  pour  les  heures  d'orage , 
Un  rameau  caressant  pour  les  beaux  jours  d'été. 


EXPÉDITION  AU   SPIÏZBERG.  613 

Mais  au  milieu  du  calme,  au  sein  de  la  tempête, 
Nulle  plante  fidèle  à  mon  sort  ne  s'unit , 
Nul  autre  arbre  isolé  n'élève  ici  la  tête , 
Nul  oiseau  sur  ce  roc  ne  vient  faire  son  nid. 
Je  n'entends  que  la  voix  de  l'orage  qui  gronde , 
Ou  le  cri  du  corbeau  qui  m'annonce  l'hiver; 
Je  ne  vois  que  le  sol  qui  se  penche  sur  l'onde , 
Et  le  bateau  pêcheur  qui  s'enfuit  sur  la  mer. 

LE  VOYAGEUB. 

Oh!  ta  plainte  m'émeut,  car  elle  me  rappelle 

La  douleur  qui  traverse  aussi  le  cœur  humain. 

Ne  puis-je  transplanter  ta  tige  qui  chancelle ,  , 

Et  te  voir  reverdir  par  un  riant  matin  ? 

l'abbre. 
Non ,  jamais ,  plus  jamais.  Ma  sève  est  épuisée , 
Mes  rameaux  ont  perdu  leur  première  vigueur, 
Et  nul  soleil  fécond ,  nulle  douce  rosée , 
Ne  peuvent  raviver  ma  force  et  ma  fraîcheur. 
Sous  ce  ciel  qu'un  rayon  pale  et  furtif  colore , 
Au  printemps  j'aurais  pu  gaîment  me  balancer; 
Mais  je  suis  resté  seul  :  je  languis  et  j'implore 
La  nuit  d'hiver  qui  doit  bientôt  me  renverser. 

A  une  demi-lieue  de  Bossekop  est  Altengaard,  l'ancienne  demeure  des 
gouverneurs  de  Finmark.  C'est  une  belle  habitation  située  au  pied  des  bois, 
au  milieu  d'une  grande  plaine  unie  comme  le  Champ-de-Mars,  et  bordée  par 
les  eaux  du  golfe.  Depuis  vingt  ans,  le  gouverneur  reste  à  Tromsœ,et  la 
maison  qui  lui  était  destinée  vient  d'être  transformée  en  hôpital. 

Après  avoir  visité  en  détail  la  pharmacie  et  les  salles  de  malades,  encore 
vides  et  fraîchement  peintes,  mais  qui  présenteront  bientôt  l'aspect  d'une  dou- 
loureuse misère,  nous  remontâmes  à  cheval,  et  en  courant  à  travers  la  plaine, 
nous  arrivâmes  à  Elvbakken,  l'un  des  plus  beaux  hameaux  de  la  Norvège. 
Qu'on  se  iigure,  dans  une  enceinte  de  montagnes  escarpées,  les  unes  toutes 
nues,  les  autres  couvertes,  sur  leurs  lianes  ou  à  leurs  sommités,  d'une  large 
banderoUe  ou  d'un  manteau  de  neige,  au  bord  du  fleuve  d'Alten,  qui  vient  se 
jeter  dans  le  golfe,  une  plaine  verte,  divisée  par  enclos,  et  dans  chaque 
enclos  un  champ  d'orge,  une  maison  de  paysan,  une  grange.  Toutes  ces  ha- 
bitations sont  à  peu  près  construites  sur  le  même  modèle.  En  entrant,  on 
trouve  la  cuisine,  puis  une  chambre  avec  un  métier  à  tisser,  et  plus  haut  une 
autre  chambre.  Voilà  tout.  IMais  ces  maisons  nous  parurent  plus  propres  et 
mieux  entretenues  que  celles  que  nous  voyions  depuis  long-temps  sur  notre 
route.  Ce  village  est  occupé  en  grande  partie  par  une  colonie  de  Finlandais , 
ou  Quœner,  comme  on  les  appelle  ici,  qui  ont  émigré  à  différentes  époques 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  les  guerres  de  la  Suède  avec  la  Russie.  Ces  hommes  sont  actifs  et 
industrieux.  Ils  se  distinguent  entre  tous  les  habitans  du  Nord  par  leur  assi- 
duité au  travail  et  leur  vie  économe.  Ils  sont  tout  à  la  fois  pécheurs,  char- 
pentiers, forgerons.  Ils  construisent  eux-mêmes  leur  maison,  leur  bateau;  ils 
fabriquent  leurs  instrumens  de  pêche  et  d'agriculture,  et  le  cordonnier  de 
Bossekop  dit  qu'il  n'a  pas  d'ouvrage,  parce  que  les  Quœner  font  des  souliers 
pour  tout  le  pays.  Cette  existence  laborieuse  leur  donne  généralement  plus 
d'aisance  qu'on  n'en  trouve  dans  la  contrée.  Ils  gardent  leurs  couvertures  de 
peaux  de  rennes  et  leurs  meubles  grossiers;  mais  les  hommes  et  les  femmes 
portent  d'excellens  habits  de  laine,  et  il  n'est  pas  rare  de  voir  briller  dans  leurs 
armoires  tout  un  service  d'argenterie.  Au  mois  de  novembre ,  les  Lapons  des 
montagnes  se  rassemblent  ici  avec  leurs  pulke  légers  et  leurs  rennes.  Ils  ap- 
portent des  quartiers  de  viande  sèche ,  des  fourrures ,  et  en  échange  ils  pren- 
nent de  la  farine,  du  tabac ,  de  l'eau-de-vie.  Toute  la  plaine  est  alors  couverte 
de  tentes  et  de  chariots;  les  rennes  courent  sur  la  colline,  les  Lapons  chan- 
tent en  buvant  leur  veri'e  d'eau-de-vie.  C  est  une  foire  singulière  que  beaucoup 
de  gens  vont  voir  par  curiosité. 

Après  avoir  passé  par  tant  de  côtes  arides  et  d'iles  dépeuplées,  nous  éprou- 
vâmes une  joie  naïve  à  contempler  ce  joli  hameau,  à  franchir  la  haie  des  en- 
clos, à  nous  arrêter  tantôt  pour  chercher  une  lleur  au  milieu  de  l'herbe 
épaisse,  tantôt  pour  cueillir  un  épi  d'orge  au  bord  du  sentier.  Tout  cela  était 
pour  nous  comme  un  souvenir  des  campagnes  de  France;  et  lorsque,  après 
avoir  gravi  le  Sandfall,  nous  vîmes  se  dérouler,  de  chaque  côté  de  nous,  deux 
larges  prairies ,  l'une  couverte  d'habitations ,  l'autre  de  bouleaux  verts ,  toutes 
deux  entourées  de  rocs  élevés  et  de  pics  de  neige,  il  nous  semblait  voir  un 
des  beaux  paysages  de  la  Suisse  ou  des  Pyrénées. 

Au-delà  du  fleuve  d'Alten ,  la  végétation  diminue  et  s'étiole  graduellement, 
à  mesure  qu'on  gravit  les  montagnes.  Mais  alors  on  retrouve  dans  les  en- 
trailles de  la  terre  d'autres  productions  plus  abondantes  et  plus  variées.  C'est 
là  que  sont  les  mines  de  Raipass,  avec  leurs  riches  filons  de  cuivre,  leurs 
aiguilles  de  cristal  et  leurs  feuilles  d'amianthe.  Elles  furent  découvertes 
comme  celles  de  Kaafiord,  au  xvii''  siècle,  creusées  légèrement,  puis  aban- 
données. En  1832,  M.  Crowe  en  commença  l'exploitation,  et  maintenant  il 
y  emploie  cent  ouvriers.  Le  minerai  qu'il  en  retire  donne  soixante  et  quatre- 
vingts  pour  cent.  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  riches  dans  le  Nord  entier.  Déjà  un 
large  chemin,  exécuté  à  grands  frais,  va  de  Bossekop  à  Raipass.  Les  ouvriers 
ont  construit  leur  habitation  entre  les  maigres  pins  qui  parsèment  le  flanc 
de  la  montagne.  Une  boutique  leur  est  ouverte;  un  caissier  vient  les  payer  à 
jour  fixe.  Leur  nombre  s'accroît  à  mesure  que  la  mine  s'élargit.  Quelque 
Jour,  peut-être,  Raipass  aura,  comme  Kaafiord,  son  église,  son  école  et  son 
médecin. 

Mais  l'industrie,  qui  fait  ces  miracles,  a  aussi  ses  tristesses.  De  retour 
dans  la  vallée ,  nous  entrâmes  dans  une  cabane  de  paysan  pour  boire  du 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  615 

lait.  Une  jeune  fille  était  assise  dans  une  pauvre  chambre ,  toute  seule  devant 
un  berceau.  A  côté  d'elle  était  un  rouet  qu'elle  venait  de  quitter  pour  prendre 
soin  de  l'enfant  qui  avait  pleuré  en  s'éveillant.  Son  regard  était  si  dou\  et  si 
timide,  sa  figure  si  belle  et  si  chaste ,  qu'on  l'eût  prise  elle-même  pour  une  jeune 
sœur  de  cet  enfant  qu'elle  berçait  dans  ses  bras  avec  un  sentiment  de  tendresse 
€t  de  pudeur  inexprimable.  Notre  guide  nous  dit  qu'elle  avait  été  séduite  par 
un  ouvrier,  que  cet  enfant  était  le  sien,  et  qu'elle  restait  là  seule  et  résignée, 
travaillant  sans  cesse  pour  subvenir  à  sa  subsistance.  îSous  lui  demandâmes 
si  celui  qu'elle  aimait  encore  ne  viendrait  pas  un  jour  la  chercher  pour  l'épou- 
ser. —  Oh  !  oui ,  dit-elle  en  baissant  la  tête ,  il  viendra.  —  Et  en  même  temps 
elle  embrassait  son  enfant,  comme  pour  puiser  dans  ce  baiser  un  nouvel 
espoir.  Sterne,  en  la  voyant,  eût  ajouté  un  chapitre  à  celui  de  Marie,  et 
Wordsworth  aurait  dit  :  Pauvre  Ruth!  Poor  liuth! 

Notre  excursion  sur  cette  côte  du  golfe  d'Alten  se  termina  par  une  visite  à 
la  maison  du  fogde.  Elle  est  bâtie  dans  une  situation  riante  et  pittoresque , 
entre  deux  forêts  de  pins ,  au  bord  de  la  mer.  Le  fogde  est ,  après  Vamtinand , 
la  première  autorité  de  la  province.  11  n'y  en  a  qu'un  dans  le  West-Finmark , 
et  il  remplit  en  même  temps  les  fonctions  de  sorenskriver.  En  sa  qualité  de 
fogde,  il  perçoit  les  impôts;  il  est  chargé  des  travaux  de  recensement,  d'ar- 
pentage et  d'administration.  C'est  un  sous-préfet  et  en  même  temps  un  re- 
ceveur des  contributions.  En  sa  qualité  de  sorenskriver,  il  est  tout  à  la  fois 
juge ,  notaire ,  commissaire-priseur  et  receveur  d'enregistrement.  Son  traite- 
ment fixe  n'est  pas  considérable,  mais  il  perçoit  pour  chacun  de  ses  actes 
un  droit  proportionnel,  déterminé  par  une  ordonnance,  et  on  lui  accorde 
en  outre  une  indemnité  pour  tous  les  voyages  qu'il  doit  entreprendre,  soit 
pour  affaires  du  gouvernement,  soit  pour  affaires  particulières.  Il  se  rend 
trois  fois  par  an  dans  chaque  province,  pour  présider  au  ihiiicj,  c'est-à-dire 
pour  percevoir  les  impôts  et  juger  les  différends.  Il  a  là  ,  sous  ses  ordres,  un 
homme  qui  porte  le  titre  de  lœnsmand ,  qui  est  payé  aussi  pour  chacun  de 
ses  actes,  selon  une  taxe  générale.  C'est  l'officier  de  la  police,  c'est  le  bourg- 
mestre de  la  paroisse,  l'expéditionnaire  du  juge  et  l'huissier  du  percepteur. 
Pendant  la  durée  du  thing ,  c'est-à-dire  pendant  une  session  de  sept  à  huit 
jours ,  il  est  constamment  attaché  à  la  personne  du  fogde.  Le  reste  du  temps, 
si  l'on  signale  un  délit  dans  la  paroisse,  c'est  à  lui  que  l'on  s'adresse  pour  faire 
arrêter  le  coupable,  et  c'est  lui  qui  porte  la  sentence  de  contrainte  au  con- 
tribuable en  retard. 


VIL 
IiAPO:RfIE. 

Les  deux  saisons  les  plus  favorables  pour  voyager  en  Laponie  sont  l'hiver 
et  l'été,  l'hiver  avec  le  léger  traîneau,  le  jjui^e,  conduit  par  un  renne,  l'été 


61G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  pied  ou  à  cheval.  Au  commencement  de  l'automne,  tout  le  pays  est  inondé 
de  pluie,  et  les  marais,  que  l'on  franchit  encore  au  mois  de  juillet,  deviennent, 
en  peu  de  temps,  impraticables.  Une  excursion  au  Cap-Nord  et  la  difficulté  de 
nous  procurer  des  chevaux  dans  une  contrée  où  l'on  ne  trouve  que  des  rennes 
et  des  bateaux,  nous  firent  ajourner  notre  départ  jusqu'à  la  fin  du  mois 
d'août.  Nous  expiâmes  ce  retard  involontaire  par  une  fatigue  inattendue. 

Nous  étions  huit  voyageurs.  Pour  nous  transporter  avec  nos  bagages  (que 
nous  avions  pourtant  allégés  autant  que  possible),  nos  provisions,  nos  guides, 
il  ne  nous  fallait  pas  moins  de  vingt  chevaux.  Il  en  vint  six  d'un  côté,  quatre 
de  l'autre.  On  en  prit  dans  la  vallée,  dans  les  iiiontagnes,  et  enfin  nos  che- 
vaux se  trouvèrent  tous  réunis  un  soir  dans  la  cour  de  M.  Crowe.  Le  même 
jour  arriva  notre  guide,  un  vieux  Lapon  de  six  pieds  de  haut,  droit  et  robuste 
comme  un  pin.  En  le  voyant  courir  avec  agilité  d'un  endroit  à  l'autre ,  et  pré- 
sider à  tous  nos  préparatifs  de  départ,  on  l'aurait  pris  pour  un  jeune  enfant 
des  montagnes,  et  il  a  soixante-dix  ans.  Sa  tête  est  déjà  toute  chauve,  mais 
ses  membres  n'ont  encore  rien  perdu  de  leur  force.  C'est  du  reste  un  homme 
intelligent  et  éclairé.  Il  a  été  quatre  ans  maître  d'école  àKautokeino,  dix 
ans  hcnsmand  dans  un  district.  Il  a  lu  plus  d'une  fois  la  Bible  d'un  bout  à 
l'autre ,  et  il  parle  norvégien  comme  un  livre.  Maintenant  il  a  abdiqué  toutes 
ses  dignités  pour  vivre  de  sa  vie  première ,  de  sa  vie  nomade.  Après  avoir  doté 
ses  enfans ,  il  lui  est  resté  deux  cents  rennes  qu'il  conduit  tantôt  au  bord  de 
la  mer,  tantôt  sur  les  montagnes.  L'été,  il  va  à  la  pêche  pendant  quelques 
semaines,  et  si  ses  voyages  de  pâtre  et  de  pêcheur  ne  l'enrichissent  pas,  ils 
Jui  donnent  du  moins  ce  dont  il  a  besoin  :  une  tunique  de  laine,  du  tabac  et 
de  la  farine  de  seigle.  Le  lait  mêlé  avec  de  l'eau  est  sa  boisson  habituelle ,  la 
montagne  est  son  domaine,  et,  l'hiver  comme  l'été,  au  milieu  des  amas  de 
neige  comme  au  bord  des  vagues,  il  se  fait,  avec  quelques  piquets,  un  refuge 
contre  la  tempête  et  s'endort  paisiblement  sous  sa  tente  de  vadmel. 

Le  29,  avant  dix  heures  du  soir,  nos  provisions  étaient  placées  dans  des 
corbeilles  d'écorce,  nos  chevaux  sellés  et  bridés.  Notre  guide,  avec  son  grand 
bâton ,  était  déjà  en  tête  de  notre  caravane ,  et  trois  nouveaux  personnages 
venaient  de  s'adjoindre  à  nous.  C'étaient  un  ouvrier  suédois,  une  jeune  fille  de 
Tornea  (prononcez  Torneo),  qui  était  venue  travailler  aux  mines  de  Kaafiord , 
et  qui  s'en  retournait,  emportant  avec  elle  ses  épargnes  de  quelques  mois,  et 
un  enfant  orphelin  qui  allait  chercher  une  famille  aux  environs  de  Kare- 
suando.  Ces  pauvres  gens  n'auraient  pu  voyager  seuls;  ils  n'avaient  point  de 
tente  et  point  de  guide.  En  les  prenant  avec  nous,  nous  faisions  un  acte  de 
charité,  et  il  nous  semblait  que  cette  charité  nous  porterait  bonheur. 

Quelques  nuages  noirs  s'amoncelaient  à  l'horizon ,  et  la  nuit  commençait 
à  nous  envelopper;  mais  des  étoiles  scintillaient  encore  dans  l'espace  azuré, 
et  de  temps  à  autre  la  lune  éclairait  notre  marche.  Nous  passions  à  travers  des 
rochers,  des  broussailles,  des  ruisseaux,  et  cette  route  entourée  d'ombres 
et  de  lumière,  ces  rayons  argentés  tombant  sur  le  feuillage  vert  des  arbres, 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  617 

OU  sur  la  surface  aplanie  des  eaux,  avaient  un  aspect  romantique  dont  nous 
subissions  tous  le  charme.  A  minuit,  nous  vîmes  une  lumière  briller  entre 
les  bois,  et  bientôt  nous  nous  arrêtâmes  auprès  de  la  maison  d'un  paysan  qui 
nous  accompagnait  avec  ses  chevaux.  Un  grand  feu  pétillait  dans  la  cheminée, 
et  des  branches  de  sapin,  dispersées  sur  le  plancher,  répandaient  dans  cette 
demeure  champêtre  une  odeur  aromatique.  En  ce  moment,  les  nuages  cou- 
vraient entièrement  le  ciel,  la  pluie  tombait  à  flots.  Nous  arrivions  assez  tôt 
pour  échapper  à  l'orage  et  pour  sentir  le  prix  d'un  asile  dans  les  dangers  du 
froid  et  de  l'obscurité. 

Le  lendemain,  cette  maison  présentait  un  joli  point  de  vue.  Devant  nous 
s'étendait  un  lac  limpide  entouré  de  bouleaux;  on  l'appelle  le  lac  des  pois- 
sons (Kalajervi).  A  côté,  s'élevait  l'habitation  du  paysan  avec  un  enclos  de 
gazon;  plus  loin,  un  rempart  de  rocs  escarpés  portant  sur  sa  cime  une  longue 
rangée  de  pins.  L'orage  avait  cessé.  Les  rayons  du  soleil  perçaient  à  travers 
les  brouillards  du  matin.  Les  gouttes  de  pluie  scintillaient  sur  les  rameaux 
d'arbres  et  les  pointes  d'herbe.  Une  jeune  fille  s'en  allait  le  long  de  la  colline, 
chassant  devant  elle  la  chèvre  capricieuse ,  la  génisse  rebelle ,  et  le  pittoresque 
ensemble  de  ces  eaux,  de  ces  bois,  la  fraîcheur  de  la  vallée,  le  tintement  de 
la  clochette  du  troupeau  entre  les  plantes  touffues,  la  maison  de  notre  hôte 
pareille  à  un  chalet,  me  retenaient  immobile  et  silencieux  au  bord  du  lac; 
et,  en  promenant  mes  regards  autour  de  moi ,  je  me  demandais  si  nous  étions 
bien  dans  le  nord  au  70"  degré  de  latitude,  ou  si  je  n'avais  pas  été  transporté 
la  nuit  par  enchantement  dans  un  vallon  de  Franche-Comté.  Mais  notre  guide 
nous  dit  de  partir,  et  cette  fois  il  fallait  dire  adieu  à  toutes  les  scènes 
riantes  et  animées  pour  entrer  dans  le  désert  de  la  Laponie. 

Bientôt  les  traces  de  chemins  disparaissent  et  ne  se  montrent  plus  que  de 
loin  en  loin.  Nous  passons  ,  en  nous  courbant  sur  la  croupe  de  nos  chevaux , 
au  milieu  d'une  foret  d'aulnes  et  de  bouleaux  ,  dont  les  branches  touffues  et 
croisées  ou  les  racines  sortant  de  terre  nous  arrêtent  à  chaque  pas.  Puis  nous 
descendons  dans  la  rivière  de  Kaafiord.  Il  fallait  voir  alors  notre  caravane 
se  déroulant  au  milieu  des  eaux  :  notre  vieux  Lapon,  le  premier,  s'avan- 
çant  d'un  pas  ferme  sur  les  pierres  glissantes;  puis  les  chevaux  de  bagage, 
conduits  par  les  paysans  couverts  d'un  vêtement  de  cuir;  les  chevaux  de 
selle  marchant  à  leur  suite,  et  toute  cette  troupe  suivant  les  sinuosités 
de  l'onde,  tantôt  cachée  à  demi  par  un  groupe  d'arbres,  tantôt  alongée 
sur  une  seule  ligne,  tantôt  serpentant  comme  le  cours  de  la  rivière.  Après 
avoir  cheminé  ainsi  pendant  plusieurs  heures ,  nous  abordâmes  au  pied  d'une 
montagne  qu'il  fallait  franchir  :  c'était  l'un  des  passages  les  plus  difficiles  de 
notre  route.  A  peine  avions-nous  fait  quelques  pas ,  que  nous  fûmes  obligés 
de  mettre  pied  à  terre  et  de  tirer  nos  chevaux  par  la  bride.  Pendant  ce  temps, 
ceux  qui  portaient  les  bagages  essayaient  de  gravir  la  pente  escarpée,  et  la 
caravane,  naguère  encore  alignée  comme  un  escadron,  ne  tarda  pas  à  être 
dans  un  complet  désordre.  Quelques  chevaux  s'arrêtaient  tout  court  sous  la 


618  «EVCE  DES  DEUX  MONDES. 

verge  du  guide;  d'autres  tentaient  de  fixer  leurs  pieds  dans  le  sol  et  retom- 
baient en  arrière.  Les  plus  robustes,  après  avoir  été  en  avant,  s'appuyaient 
contre  des  bouleaux  qui  se  brisaient  sous  leur  pression.  A  peine  avions-nous 
fait  le  tiers  du  chemin ,  que  cinq  d'entre  eux  s'affaissèrent  sous  leur  fardeau 
et  glissèrent  au  bas  de  la  montagne.  Nous  accourûmes  à  la  hâte,  les  croyant 
à  demi  morts.  Tous  les  cinq  étaient  encore  sains  et  saufs  ;  mais,  après  cette 
rude  épreuve,  nous  vîmes  qu'il  était  impossible  de  les  conduire  avec  leur 
charge  au  sommet  de  la  montagne.  Chacun  de  nos  hommes  prit  une  partie  des 
paniers,  qu'il  porta  péniblement  sur  ses  épaules;  après  quoi  les  chevaux  mar- 
chèrent en  meilleur  ordre.  Les  flancs  de  cette  montagne  que  nous  avions  eu 
tant  de  peine  à  gravir  étaient  couverts  d'une  végétation  abondante.  A  tra- 
vers la  mousse  épaisse,  on  distinguait  le  rubus  camemorus  au  suc  frais  et  lé- 
gèrement acide,  à  la  couleur  rose  comme  une  framboise;  le  myrtile portant 
sur  ses  tiges  légères  les  petites  baies  bleues  aimées  dans  ce  pays,  et  Vimpe- 
trum  nigrum  qui  donne  d'autres  baies  plus  petites  encore  et  plus  foncées.  A 
côté  des  arbustes  au  feuillage  sombre ,  s'élevait  la  renoncule  jaune  sous  les 
branches  rampantes  du  bouleau  nain.  De  là  nos  regards  planaient  sur  un 
vaste  espace.  Nous  voyions  se  dérouler  devant  nous  la  plaine  de  Kaafiord , 
avec  les  bois  épais  qui  l'inondent  et  la  rivière  qui  la  sillonne.  Plus  loin  on 
apercevait  la  fumée  des  mines,  le  golfe  d'Alten,  les  montagnes  de  Bossekop. 
Nous  pouvions  distinguer  encore  les  lieux  où  nos  amis  allaient  séjourner,  et 
leur  adresser  un  dernier  adieu. 

Sur  la  cime  de  la  montagne  nous  trouvâmes  un  plateau  nu  et  dépouillé  de 
plantes,  un  peu  plus  loin  des  touffes  d'herbe  et  une  forêt  de  bouleaux  dé- 
vastée par  le  temps  et  l'orage  plus  que  par  la  hache  du  bûcheron.  Nos  che- 
vaux et  nos  hommes  étaient  également  fatigués,  et  nous  nous  décidâmes  à 
rester  là,  quoique  nous  n'eussions  pas  fait  dans  la  journée  plus  de  cinq  lieues. 
Mickel  Johansson,  notre  pilote  lapon,  prit  dans  sa  poche  de  toile  une  cuil- 
lère en  bois ,  couverte  d'un  peu  de  soufre  ;  il  y  mit  de  l'amadou ,  un  mor- 
ceau d'écorce,  et,  avec  les  branches  desséchées  de  la  foret,  nous  alluma  en 
quelques  instans  un  grand  brasier.  Nous  dressâmes  notre  tente  au  milieu 
des  arbres,  tandis  que  nos  guides  en  faisaient  autant  de  leur  côté.  Bientôt  la 
chaleur  du  foyer  raviva  leurs  membres  engourdis  par  l'humidité;  la  ration 
d'eau-de-vie  que  nous  leur  distribuâmes  réveilla  leur  gaieté ,  et  les  cris  de  joie 
succédèrent  parmi  eux  aux  soupii"S  qu'ils  avaient  quelquefois  exhalés  sous 
leur  lourd  fardeau.  Après  souper,  M.  Lœstadius  s'assit  sur  une  peau  de  renne 
auprès  du  feu,  alluma  sa  pipe,  et  nous  proposa  de  nous  racont&r  des  tradi- 
tions laponnes.  Nous  nous  rangeâmes  à  la  hâte  autour  de  lui ,  et  il  nous  parla 
de  Stallo. 

Stallo  était  un  géant  monstrueux ,  dont  le  nom  s'est  perpétué  de  siècle  en 
siècle  sous  la  tente  laponne.  On  cite  de  lui  des  aventures  merveilleuses  qui , 
si  je  ne  me  trompe ,  cachent  sous  leur  apparence  fabuleuse  un  point  de  vue 
historique.  D'après  les  notions,  du  reste  assez  décousues  et  assez  incom- 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  619 

plètes,  que  j'ai  pu  recueillir  sur  ce  personnage  étrange,  il  me  semble  qu'il 
représente  une  époque  de  l'histoire  de  Suède,  dont  le  fait  essentiel  paraît  au- 
jourd'hui indiquer  le  temps  où  une  race  d'hommes,  grands,  forts  et  bien 
armés,  chassa  vers  le  Nord  les  tribus  éparses  qui  occupaient  les  parties  mé- 
ridionales de  la  contrée.  Cette  haute  stature ,  cette  puissance  surhumaine  que 
l'on  attribue  à  Stallo ,  les  Lapons,  avec  l'exagération  de  la  peur,  n'ont-ils  pas 
du  l'attribuer  également  aux  Goths,  quand  ils  se  trouvaient  face  à  face  avec 
eux  ?  Ces  combats  perpétuels ,  où  le  géant  lutte  par  la  force  contre  des  adver- 
saires qui  se  défendent  par  la  ruse,  ne  représentent-ils  pas  exactement  le 
combat  qui  eut  lieu  entre  les  deux  peuples?  De  même  que  l'invasion  des 
Goths  dans  le  Nord  et  la  migration  forcée  des  Lapons  sont  environnées  d'un 
voile  épais,  de  même  aussi  l'origine  de  Stallo.  Ceux  qui  racontent  si  bien  ses 
courses  aventureuses ,  ses  luttes  violentes  et  ses  actes  de  cruauté ,  ne  savent 
ni  en  quel  temps,  ni  en  quel  lieu  il  est  né.  Mais  on  sait  comment  il  est  mort. 
Un  jour,  un  pêcheur  lapon  renommé  pour  sa  force  trouva  dans  son  bateau 
une  lourde  pierre.  Il  la  prit  d'une  main  vigoureuse,  et  la  jeta  à  une  longue 
distance  de  lui  en  s'écriant .  «  Si  Stallo  était  là ,  je  la  lui  lancerais  à  la  tête.  >■ 
Stallo ,  qui  avait  apporté  cette  pierre  dans  la  barque  pour  éprouver  la  force 
du  pécheur,  y  mit  le  lendemain  une  autre  pierre  plus  lourde  encore.  Le  Lapon 
l'enleva  en  répétant  la  même  menace  que  la  veille.  Le  troisième  jour,  il  en 
trouva  une  si  haute  et  si  large ,  qu'à  peine  put-il  la  tirer  de  son  bateau ,  et 
cette  fois  il  s'en  alla  sans  murmurer  une  parole.  A  quelque  distance ,  il  ren- 
contre Stallo  qui  l'attendait  et  le  provoqua.  La  lutte  s'engage.  Le  Lapon, 
après  de  courageux  efforts ,  se  sentant  prêt  à  succomber,  appelle  les  dieux  de 
la  montagne  à  son  secours,  et  leur  promet  les  dépouilles  de  son  ennemi ,  s'il 
parvient  à  s'en  rendre  maître.  Les  dieux  exaucent  sa  prière;  Stallo  chancelle. 
Le  Lapon  se  précipite  sur  lui,  le  renverse  et  lui  coupe  la  tête. 

Les  deux  histoires  que  M.  Lœstadius  nous  raconta  présentent  un  singulier 
caractère  d'astuce  et  de  barbarie. 

Un  jour,  après  toutes  ses  déprédations,  Stallo  se  trouva  dans  un  tel  dé- 
nuement, qu'il  résolut  de  manger  un  de  ses  enfans.  Il  avait  un  garçon  et  une 
fille.  Il  appela  sa  femme,  et  lui  demanda  lequel  des  deux  il  devait  tuer.  La 
mère  proposa  le  garçon,  qui  courait  toujours  à  travers  champs  et  ne  lui  ser- 
vait à  rien.  Stallo,  par  le  même  motif,  proposa  sa  fille.  Il  s'établit  là-dessus 
une  discussion  opiniâtre.  Enfin  le  père  l'emporta,  et  la  fille,  qui,  sans  être 
vue,  avait  assisté  à  cet  affreux  entretien,  et  qui  venait  d'entendre  pro- 
noncer son  arrêt ,  s'échappa  à  la  dérobée ,  et  prit  la  fuite.  Elle  arriva  dans 
une  habitation  laponne  où  on  la  reçut  charitablement,  et  quelques  années 
après  elle  épousa  le  fils  de  celui  qui  lui  avait  donné  asile.  Lorsqu'elle  fut  de- 
venue mère,  son  mari  lui  dit .  <<  N'irons-nous  pas  voir  tes  parens?  —  Non , 
répondit-elle ,  j'ai  peur  qu'ils  ne  me  tuent.  »  Il  se  moqua  de  ses  frayeurs, 
attela  les  rennes  aux  traîneaux ,  et  partit  avec  elle.  Stallo  et  sa  femme  les  re- 
çurent tous  deux  avec  de  grands  témoignages  d'affection ,  et  la  jeune  femme 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'abandonna  gaiement  à  leurs  démonstrations  de  tendresse.  Mais  le  lende- 
main ,  tandis  qu'elle  était  sortie  avec  son  mari ,  sa  mère  entre  dans  leur  tente , 
trouve  leur  enfant  au  berceau ,  lui  tord  le  col  et  le  mange.  Son  fds,  qui  la 
regardait,  lui  en  demande  un  morceau,  et  elle  lui  dit  :  «  Attends  jusqu'à  de- 
main, je  te  donnerai  le  cœur  de  ta  sœur.  »  Quand  la  jeune  femme  revient, 
elle  voit  tout  ce  qui  s'est  passé ,  et  devine  ce  que  ses  parens  projettent  encore. 
Il  ne  lui  reste  plus  d'autre  parti  à  prendre  que  la  fuite.  Tandis  qu'elle  con- 
certe avec  son  mari  ses  moyens  d'évasion ,  son  père  entre  avec  un  sourire 
amical,  et,  après  avoir  causé  pendant  quelques  instans  de  choses  et  d'autres, 
il  dit  à  son  gendre  :  «  A  quelle  heure,  mon  ami ,  dors-tu  le  mieux .^  —  Vers 
le  matin ,  répond  le  Lapon.  Et  vous,  beau-père.^  —  Vers  minuit. 

A  minuit,  le  gendre,  ne  distinguant  plus  aucune  lumière  et  n'entendant 
aucun  bruit,  laisse  sa  tente  debout  pour  ne  pas  éveiller  de  soupçon,  et  s'en 
va  ;  la  femme  attelle  au  traîneau  un  renne  vigoureux  et  se  cache  derrière  un 
arbre.  Aux  premiers  rayons  du  matin  ,  le  père  arrive  avec  une  grande  pique 
qu'il  enfonce  dans  la  toile  de  la  tente  en  murmurant  :  «  Là  est  le  cœur  de  mon 
gendre,  là  est  le  cœur  de  ma  fille.  «  Un  instant  après  arrive  la  mère  portant 
un  baquet  pour  recueillir  le  sang;  mais  la  jeune  femme  qui  les  observe 
s'écrie  :  «  Vous  n'aurez  ni  le  cœur  de  votre  gendre ,  ni  celui  de  votre  fille.  » 
Puis  elle  monte  dans  son  traîneau  et  fait  galoper  le  renne.  Le  père  lui  crie  : 
<i  Attends-moi ,  attends  ;  je  veux  mettre  ta  dot  dans  ton  traîneau.  »  Elle  s'ar- 
rête ;  elle  attend ,  et,  au  moment  où  le  vieux  Stallo  pose  les  mains  sur  le 
bord  de  Yackija,  elle  prend  une  hache  et  les  lui  coupe.  Après  lui  arrive  sa 
femme  qui  fait  la  même  prière,  subit  le  même  sort,  et  s'écrie  :  «  Jette-moi 
du  moins  mes  doigts  qui  sont  tombés  dans  ton  traîneau,  misérable  enfant!  » 

L'autre  histoire  présente  des  mœurs  plus  caractéristiques  encore. 

Il  y  avait  une  fois  deux  frères  ,  nommés  Sotno  ,  qui  avaient  une  sœur  fort 
belle  et  un  grand  troupeau  de  rennes.  A  dix  milles  d'eux  vivaient  trois  frères 
de  Stallo,  redoutés  dans  tout  le  pays.  Une  nuit,  ils  s'introduisirent  dans  la 
demeure  des  Sotno ,  enlevèrent  Lyma ,  leur  sœur,  et  tout  ce  qui  leur  appar- 
tenait ;  mais  la  jeune  fille,  en  s'éloignant,  laissa  tomber  sur  la  route  des  excré- 
mens  de  renne  pour  guider  ses  frères  dans  leurs  recherches.  Le  soir  ceux-ci 
arrivent  auprès  de  la  demeure  des  Stallo  et  s'arrêtent  au  bord  d'une  source , 
pensant  bien  que  leur  sœur  viendrait  y  puiser  de  l'eau.  Un  instant  après  elle 
apparaît,  et  ils  lui  donnent  leurs  instructions.  «  Nous  savons,  lui  disent-ils, 
que  quand  les  frères  Stallo  ne  trouvent  pas  leur  nourriture  parfaitement 
propre ,  ils  s'en  éloignent  avec  dégoiU.  Lorsque  tu  prépareras  leur  soupe , 
jette-s-y,  comme  par  mégarde ,  un  peu  de  cendre;  ils  la  repousseront,  et  tu 
nous  l'apporteras.  »  Les  choses  se  passèrent  comme  ils  l'avaient  prévu  :  les 
trois  Stallo  se  mirent  en  colère  en  voyant  de  la  cendre  et  du  charbon  tomber 
dans  la  chaudière  de  cuivre  où  cuisait  leur  soupe.  Ils  ordonnèrent  à  Lyma 
de  la  jeter  dehors,  et  elle  l'apporta  à  ses  frères.  «  Maintenant ,  lui  dirent-ils, 
si  l'aîné  des  Stallo  cherche  encore  à  te  séduire ,  tu  ne  résisteras  pas ,  comme 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  621 

tu  l'as  fait  jusqu'à  présent ,  à  sa  passion  ;  tu  te  laisseras  conduire  sur  sa 
couche,  mais  tu  lui  enlèveras  la  ceinture  de  fer  qu'il  a  coutume  de  porter 
sur  lui ,  et  tu  déroberas  à  sa  vieille  mère  le  tube  magique  dont  elle  se  sert 
pour  tirer  le  sang  de  ses  victimes.  »  Lyma  parvient  à  remplir  leurs  instruc- 
tions, elle  s'empare  de  l'instrument  de  sorcellerie  et  le  cache;  elle  dénoue 
la  ceinture  de  fer  et  la  jette  au  feu.  Pendant  ce  temps,  ses  frères  amènent 
leurs  rennes  auprès  de  la  demeure  où  elle  est  renfermée  et  les  font  battre  en- 
tre eux.  Le  plus  jeune  des  Stallo  se  lève  pour  apaiser  le  bruit  ;  les  deux 
Sotno  l'attendent  à  la  porte  et  le  tuent.  Le  même  bruit  recommence  ;  un 
autre  frère  sort  et  tombe  également  sous  la  hache  de  ses  ennemis. 
Enfln ,  l'aîné  des  Stallo ,  ignorant  le  sort  de  ses  deux  frères ,  s'avance  sur 
le  seuil  de  son  habitation  et  reçoit  un  coup  mortel.  Les  deux  Sotno  pren- 
nent alors  les  vêtemens  de  leurs  victimes  et  entrent  dans  la  tente ,  car  ils 
voulaient  savoir  où  étaient  enterrés  les  trésors  des  Stallo.  Celui  qui  portait 
les  vêtemens  du  plus  jeune  s'avance  près  de  la  vieille  mère,  pose  la  tête  sur 
ses  genoux  et  se  met  à  causer  de  ses  rennes  et  de  ses  voyages  ;  puis  tout  à 
coup,  interrompant  le  cours  de  sa  conversation  :  «  Mais,  dis-moi,  bonne 
mère ,  s'écrie-t-il  ;  où  est  donc  le  trésor  de  mon  frère  aîné  7  —  Ne  le  sais-tu 
pas  ?  — Non ,  je  l'ai  oublié. —  Il  est  sous  le  seuil  de  la  porte. —  Et  celui  de 
mon  second  frère? — Ne  le  sais-tu  pas  ? — Non,  je  l'ai  oublié. — Il  est  sous  le 
second  pilier  de  la  tente.  »  Un  instant  après  il  lui  dit  :  «  Et  mon  trésor,  à 
moi ,  pourrais-tu  m'indiquer  où  il  est  ?  »  La  vieille ,  irritée  de  son  peu  de 
mémoire ,  lève  la  main  pour  le  frapper.  Mais  il  l'apaise  par  ses  humbles  pa- 
roles, et  elle  lui  dit  «  Ton  trésor  est  près  de  moi.  —  Ah  !  chère  mère,  s'écrie 
alors  la  jeune  fille,  tu  ne  sais  pas  maintenant  à  qui  tu  parles. —  Serait-ce  par 
hasard  à  Sotno  ? — Précisément.  »  La  vieille  cherche  son  instrument  de  sor- 
cellerie et  ne  le  trouve  plus.  Les  deux  frères  la  tuent ,  fouillent  dans  la  terre, 
trouvent  les  trésors  et  s'en  retournent  avec  leur  sœur. 

Pendant  que  le  pasteur  de  Karesuando  nous  faisait  ce  récit ,  nos  hommes 
s'étaient  retirés  dans  leur  tente.  Notre  guide  seul  était  resté  auprès  de  nous. 
Il  écoutait  d'une  oreille  attentive  ces  récits  qu'il  avait  entendus  dans  son  en- 
fance ,  et  quelquefois  ajoutait  un  trait  de  plus  à  l'esquisse  du  prêtre.  Un  si- 
lence profond  régnait  alors  autour  de  nous.  On  n'entendait  que  le  tintement 
lointain  d'une  clochette  suspendue  au  cou  d'un  cheval ,  et  le  murmure  des 
branches  de  bouleau  balancées  par  le  vent.  A  voir  alors  les  étincelles  de 
notre  foyer  qui  jaillissaient  comme'  des  fusées ,  notre  tente  debout  dans 
l'ombre ,  et  cette  forêt  ténébreuse ,  et  nous  tous ,  couchés  par  terre  autour 
du  conteur,  on  eût  dit  une  assemblée  d'Arabes  écoutant  une  des  traditions 
d'Antar. 

Ce  fut  là  notre  plus  belle  halte.  Le  lendemain  nous  nous  réveillâmes  avec 
la  pluie;  les  champs  inhabités  de  la  Laponie  s'ouvraient  devant  nous.  Dès  ce 
moment,  il  fallait  dire  adieu  auxrians  enclos  de  verdure,  que  nous  avions  re- 
trouvés encore  près  de  Kaafiord ,  adieu  aux  légères  tiges  de  bouleau  flottant 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  souffle  de  la  brise,  aux  aulnes  suspendus  au  bord  de  l'eau  et  aux  sentiers 
fuyant  sur  la  mousse  dans  les  profondeurs  de  la  foret.  Nous  ne  devions  plus 
rencontrer  sur  notre  route  la  vie  champêtre,  la  vie  animée,  les  belles  génisses 
blanches  que  l'on  conduit  au  pâturage ,  les  troupeaux  de  moutons  dispersés 
comme  des  flocons  de  neige  sur  le  flanc  de  la  colline,  et  la  cabane  du  pâtre 
ouverte  au  bord  du  vallon.  Nous  voici  dans  le  désert  des  niontagnes.  Ici  l'on 
ne  retrouve  aucune  trace  de  vie  humaine,  nul  chemin  et  nulle  habitation.  On 
ne  distingue  au  loin  qu'un  immense  plateau  couvert  de  mousse  de  renne , 
jaune  comme  du  soufre;  vers  le  nord,  des  montagnes  revêtues  d'une  neige 
perpétuelle,  étincelantes  comme  un  glacier,  et  de  loin  en  loin  un  lac  solitaire 
où  des  joncs  à  demi  desséchés  se  courbent  sous  le  vent  avec  un  murmure 
plaintif,  où  la  perdrix  blanche  et  le  canard  sauvage  s'arrêtent  dans  leur  course 
en  poussant  un  cri  rauque.  De  noirs  brouillards  enveloppent  l'horizon,  et  le 
soleil  ne  jette  que  de  temps  à  autre  une  lumière  blafarde  à  travers  les  nuages. 
Tout  ce  sol  a  été  soulevé  par  la  gelée  d'hiver,  détrempé  par  la  neige,  arrose 
par  la  pluie.  L'été  n'est  pas  assez  long  pour  le  sécher,  et  nulle  plante  vigou- 
reuse ne  peut  y  prendre  racine.  Tantôt  nous  passons  sur  des  dalles  de  rocs 
décomposées  et  dissoutes  par  le  froid,  tantôt  sur  des  mottes  de  terre  humi- 
des et  vacillantes  qui  tremblent  sous  le  pied  du  passant  comme  celles  d'Is- 
lande, tantôt  nous  tombons  dans  de  larges  marais  où  nos  chevaux  enfoncent 
jusqu'au  poitrail.  Notre  guide  va  devant  nous,  sondant  le  terrain  avec  son 
bâton  et  mesurant  la  profondeur  de  l'eau.  La  forme  des  montagnes,  le  cours 
des  rivières,  lui  servent  d'indication.  Mais  quelquefois  il  s'arrête,  il  hésite, 
il  appelle  auprès  de  lui  un  autre  guide.  Nous  les  voyons  tous  deux  qui  s^^ 
consultent,  regardent  de  côté  et  d'autre,  cherchent  un  détour,  puis  ils  font 
un  signe,  et  toute  la  caravane  se  remet  en  route  à  leur  suite. 

Dans  cette  contrée  sans  culture,  la  marche  de  chaque  jour  ne  peut  pas 
être  réglée  d'après  la  volonté  du  voyageur,  mais  d'après  les  rares  espaces  de 
terrain  où  il  croît  un  peu  d'herbe  pour  les  chevaux.  Nous  sommes  parfois 
obligés  de  faire  sept  à  huit  lieues  avant  de  pouvoir  nous  arrêter,  et  lorsque 
l'on  arrive  à  l'une  de  ces  stations,  on  n'y  trouve  que  de  grandes  herbes  ma- 
récageuses et  point  d'arbres.  Pour  faire  du  feu,  il  faut  arracher  les  bouleaux 
nains  couchés  par  terre  avec  leurs  longues  racines,  ce  qui  donne  beaucoup  de 
fumée  et  peu  de  chaleur.  Les  peaux  de  rennes  que  l'on  emploie  pour  se  cou- 
vrir sont  imprégnées  d'eau.  On  dort  sur  une  terre  humide,  sous  une  tente 
mouillée,  et  on  se  lève  le  lendemain  transi  de  froid.  Souvent,  à  la  fin  du  mois 
d'août,  une  gelée  blanche  couvre  tout  à  coup  le  sol,  et  les  chevaux  ne  trouvent 
plus  rien  à  manger.  Dans  ces  occasions,  nous  avions  plus  de  pitié  pour  eux  que 
pour  nous.  Nous  les  voyions  privés  de  pâture,  grelottant  sous  le  froid ,  obéis- 
sant encore  à  la  bride  qui  les  guidait ,  gravissant  avec  courage  les  pentes  es- 
carpées, se  jetant  sans  frayeur  dans  la  vase  des  marais,  pareils  à  ces  excel- 
lens  chevaux  qui  nous  avaient  portés  dans  les  terres  fangeuses  de  Skalholt,  ou 
sur  les  roches  glissantes  des  Pyrénées. 


EXPÉDITION   AU   SPITZBERG.  623 

Un  soir,  nous  aperçûmes ,  à  quelque  distance  de  notre  campement,  un  tour- 
billon de  fumée.  C'était  le  premier  indice  d'habitation  que  nous  eussions 
rencontré  depuis  plusieurs  jours.  Isous  nous  dirigeâmes  de  ce  côté,  conduits 
par  notre  fldèle  guide  que  nulle  fatigue  n'effrayait.  Au  haut  d'un  pic  de  roc, 
nous  aperçûmes  une  tente  de  Lapons  et  un  troupeau  de  rennes  couché  dans 
le  ravin.  C'était  un  charmant  spectacle  que  cette  quantité  de  rennes  avec 
leurs  peaux  de  toute  couleur,  leurs  cornes  serrées  l'une  contre  l'autre  comme 
les  rameaux  d'une  épaisse  forêt ,  les  unes  couvertes  encore  d'un  léger  duvet, 
d'autres  nues  et  grises ,  d'autres  qui  venaient  de  perdre  Tépiderme  velu  qui 
les  enveloppe  au  printemps,  et  qui  étaient  rouges  comme  le  corail.  Les  chiens, 
gardiens  attentifs  du  troupeau,  annoncèrent  notre  arrivée  par  leurs  aboie- 
mens.  Les  rennes  se  levèrent  et  s'enfuirent  comme  des  biches  sur  le  penchant 
de  la  colline,  en  faisant  entendre  un  léger  craquement  d'articulations  qui 
ressemble  au  pétillement  d'une  fusée  ou  à  la  détonation  d'une  machine  élec- 
trique. Les  Lapons  vinrent  au-devant  de  nous  avec  une  expression  de  sur- 
prise qu'une  demi-fiole  d'eau-de-vie  transforma  aussitôt  en  bienveillance.  La 
tente  était  habitée  par  deux  familles  qui  avaient  mis  en  commun  leurs  trou- 
peaux, et  s'en  retournaient  à  petites  journées  passer  l'hiver  aux  environs  de 
Kautokeino,  après  avoir  péché  sur  les  côtes  de  Norvège.  Les  deux  hommes 
portaient  un  vêtement  en  peau  de  renne  sale  et  déchiré;  les  femmes  n'étaient 
ni  plus  élégantes  ,  ni  plus  propres.  Dans  la  tente,  composée,  comme  toutes 
les  tentes  laponnes,  de  quelques  lambeaux  de  laine  étendus  sur  des  pieux ,  on 
ne  voyait  que  deux  à  trois  vases  en  bois,  une  chaudière  posée  sur  le  feu,  et 
un  berceau  à  côté.  Au  milieu  de  cette  société  nomade  qui  nous  entourait  avec 
une  sorte  d'affection,  depuis  que  nous  l'avions  laissée  goûter  à  notre  flacon 
de  voyage ,  nos  regards  s'arrêtèrent  sur  une  jeune  fille  à  la  contenance  mo- 
deste, au  visage  doux  et  gracieux.  C'était  une  orpheline  que  ces  pauvres  gens 
avaient  recueillie  par  charité  et  qu'ils  conduisaient  avec  eux  à  travers  les  ma- 
rais profonds  et  les  montagnes  escarpées.  La  pauvre  enfant  semblait  contente 
de  son  sort.  Elle  s'en  allait  gaiement  avec  une  des  femmes  laponnes  au  milieu 
du  troupeau  de  rennes,  jetant  un  lacet  sur  celui  qu'elle  voulait  traire ,  et  le 
renne  semblait  la  reconnaître  et  la  ménager.  Il  accourait  auprès  d'elle  et  se 
laissait  docilement  museler  par  sa  petite  main.  Quand  sa  tâche  fut  finie,  elle 
vint  en  souriant  nous  offrir  du  lait.  C'était  la  première  fois  que  je  goûtais  cette 
boisson  des  Lapons  nomades.  Je  la  trouvai  douce,  onctueuse,  légèrement  aro- 
matisée. Peut-être,  je  l'avoue,  l'eussé-je  bue  avec  moins  de  plaisir,  si  elle 
m'avait  été  présentée  par  la  vieille  femme. 

Avant  de  partir,  nous  voulions  acheter  un  renne.  Aslack,  le  plus  riche  des 
deux  Lapons,  prit  une  longue  corde  à  laquelle  il  fit  un  nœud  coulant,  et  s'en 
alla  dans  le  troupeau  chercher  sa  victime.  La  malheureuse  béte  qu'il  avait  déjà 
immolée  dans  sa  pensée  semblait  pressentir  sa  destinée.  Au  moment  où  il  ap- 
prochait, elle  s'enfuit  sur  la  colline,  puis  elle  redescendit  poursuivie  par  les 
chiens,  et  tenta  de  se  cacher  au  milieu  des  autres  rennes.  Mais  le  Lapon  la 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivait  d'un  œil  vigilant,  et,  au  moment  où  elle  se  tenait  tapie  parterre,  il  lui 
lança  un  lacet  avec  l'adresse  d'un  gaucho  et  la  saisit  par  les  cornes.  En  vain  le 
jualheureux  renne  se  débattit  sous  le  lien  perfide  qui  l'enlaçait.  Aslack  le  tenait 
d'une  main  vigoureuse.  Il  lui  mit  une  lanière  de  cuir  au  col  et  l'amena  à  notre 
lente.  Là  il  le  tua  en  lui  plongeant  un  couteau  entre  les  deux,  cujsses  de  devant 
et  laissa  la  lame  dans  la  plaie  pour  empêcher  le  sang  de  tomber.  C'est  une 
coutume  atroce.  Le  renne  tué  de  la  sorte  meurt  dans  d'horribles  convulsions; 
mais  le  Lapon  tient  essentiellement  à  ne  pas  perdre  le  sang  de  sa  victime,  et 
l'iatérêt  étouffe  chez  lui  le  sentiment  de  la  pitié.  Il  tient  aussi  beaucoup  à  ne  pas 
endommager  la  vessie  dont  il  fait  une  espèce  d'outre.  Nous  abandonnâmes  vo- 
lontiers à  notre  Lapon  le  sang  et  la  vessie  du  renne  qu'il  venait  d'égorger,  et 
nous  ne  lui  fîmes  qu'un  chagrin ,  ce  fut  de  le  payer  avec  du  papier.  Il  avait  de- 
mandé instamment  une  ou  deux  pièces  d'argent ,  mais  nous  n'en  possédions 
pas  une  seule ,  et  il  s'en  retourna  avec  le  regret  de  ne  pouvoir  cette  fois  aug- 
menter sa  collection  de  blanka.  Tous  les  voyageurs  ont  signalé  cet  amour  des 
Lapons  pour  l'argent,  et  nous  avons  eu  plusieurs  fois  occasion  de  l'observer. 
En  Finmark,  le  Lapon,  avant  de  conclure  un  marché,  établit  pour  première 
clause  qu'il  sera  payé  en  écus.  En  Suède,  il  ne  reçoit  qu'avec  peine  le  riksda- 
1er  nouvellement  frappé.  Il  lui  faut  les  vieilles  pièces  du  temps  de  Gustave  III, 
dont  ses  parens  lui  ont  appris  à  connaître  la  valeur.  A  Kautokeino,  nous 
avons  vu  un  Lapon  refuser  de  nous  vendre  ce  qu'il  était  lui-même  venu  nous 
offrir,  parce  qu'il  nous  était  impossible  de  lui  donner  de  l'argent.  On  sait,  à 
n'en  pouvoir  douter,  que  plusieurs  Lapons  ne  tiennent  tant  aux  species  et 
aux  riksdaler  sonores  que  pour  avoir  le  plaisir  de  les  renfermer  dans  un 
coffre  et  de  les  enfouir.  De  même  que  les  paysans  d'Islande ,  ils  ne  veulent 
t^ntendre  parler  ni  de  maisons  de  banque ,  ni  de  caisses  d'épargne.  Ce  qu'ils 
ont  amassé,  ils  le  mettent  en  réserve,  ils  le  dérobent  à  tous  les  regards,  et 
quelquefois  ils  le  cachent  si  bien,  que,  s'ils  viennent  à  mourir  avant  d'avoir 
révélé  l'endroit  où  est  enterré  leur  trésor ,  il  est  à  jamais  perdu  pour  leur 
famille.  Il  y  a  encore  un  autre  motif  qui  leur  fait  préférer  la  monnaie  d'ar- 
gent à  celle  de  papier,  c'est  le  danger  qu'ils  courent  d'altérer  ou  de  perdre 
celle-ci  en  voyageant  au  milieu  des  intempéries  de  toutes  les  saisons. 

Le  lendemain  nous  fûmes  surpris  par  la  visite  d'une  vieille  Laponne  qui 
habitait  la  tente  d' Aslack ,  et  qui  venait  nous  demander  un  peu  de  tabac  et 
deau-de-vie.  Elle  portait  dans  une  vessie  une  provision  de  lait  mêlé  avec  de 
l'herbe  hachée,  épais  comme  de  la  bouillie,  et  qu'elle  prenait  avec  le  bout  du 
doigt.  C'est  la  nourriture  la  plus  sale,  la  plus  repoussante  que  j'aie  jamais  vue. 
In  instant  après,  nous  rencontrâmes  une  vingtaine  de  rennes  portant  sur 
le  dos  le  bagage  de  la  tente.  Ils  étaient  attachés  à  la  suite  l'un  de  l'autre  avec 
une  lanière  et  s'en  allaient  en  broutant  du  bout  des  lèvres  la  mousse  blanche. 

Après  cinq  jours  de  marche ,  nous  aperçûmes  du  haut  d'une  colline  les 
deux  vertes  vallées  de  Kautokeino  avec  leurs  habitations  séparées  parle  fleuve 
d'Aiten.  Il  n'y  a  là  que  huit  demeures  de  paysans,  entourées  d'une  cinquan- 


EXPÉDITION  AU  SPITZBERG.  625 

taine  de  magasins  ea  bois ,  posées  sur  des  piliers  qui  de  loin  ressemblent  à 
autant  de  maisons.  Ces  magasins  ou  stabur  appartiennent  les  uns  aux  habi- 
tans  du  pays,  d'autres  aux  Lapons  nomades  qui  y  déposent  leurs  vêtemens, 
leurs  provisions,  et  viennent  de  temps  à  autre  les  reprendre  pendant  l'hiver. 
De  l'autre  côté  du  fleuve  est  l'église,  bâtie  sur  un  point  élevé  comme  pour 
attirer  les  regards  du  voyageur  et  lui  dire  :  Ici  est  un  lieu  de  repos.  Le  prê- 
tre qui  la  dessert  a  trois  autres  paroisses  dans  le  nord.  L'une  de  ces  paroisses, 
Kielvig,  est  située  auprès  du  Cap-Nord.  Il  a  plus  de  cent  lieues  à  faire  pour 
venir  de  là  à  Kautokeino.  Il  entreprend  ce  voyage  chaque  année  au  mois  de 
novembre  et  reste  ici  tout  l'hiver.  Les  Lapons  qui  conduisent  leurs  rennes  à 
sept  ou  huit  milles  de  distance  (vingt-une  ou  vingt-quatre  lieues)  viennent 
une  ou  deux  fois  par  mois  à  l'église.  Si  loin  qu'ils  soient  pendant  l'été ,  ceux 
qui  sont  immatriculés  dans  la  paroisse  de  Kautokeino  lui  appartiennent  tou- 
jours. C'est  là  qu'ils  doivent  se  marier,  baptiser  leurs  enfans,  enterrer  leurs 
morts.  Il  y  a  aussi  dans  ce  village  une  école  où  les  jeunes  Lapons  doivent 
venir  prendre  des  leçons  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  confirmés.  On  y  compte  or- 
dinairement une  trentaine  d'élèves  qui  apprennent  à  parler  et  à  lire  le  nor- 
végien. L'enseignement  religieux  est  un  des  élémens  fondamentaux  de  leur 
éducation.  Le  maître  d'école,  qui  est  en  même  temps  sacristain,  reçoit  envi- 
ron 200  francs  de  traitement.  Le  prêtre  dirige  cette  institution,  préside  aux 
examens,  et  donne  Vexeqnaiur  à  ceux  qui  ont  atteint  un  degré  suffisant  d'in- 
struction. 

Une  fois  ce  devoir  de  pasteur  et  de  chef  d'institution  rempli ,  les  cinq  mois 
qu'il  doit  passer  dans  cette  sombre  contrée  sont  bien  longs  et  bien  tristes. 
11  est  là  seul,  livré  à  lui-même,  entouré  pendant  plusieurs  semaines  d'une 
nuit  perpétuelle.  Un  jour,  je  rencontrai  à  Hammerfest  cet  apôtre  de  l'Kvan- 
gile,  et  je  lui  demandai  comment  il  employait  son  hiver.  «  .Te  n'ai  pas  d'autre 
moyen  de  distraction,  me  dit-il,  que  la  lecture  et  l'étude;  mais  je  ne  peux 
lire  tout  le  jour  à  la  lumière,  mes  yeux  se  fatiguent,  et  c'est  là  ce  qui  m'af- 
flige. Je  quitte  ma  femme  et  mes  enfans  pour  venir  ici.  Je  passe  des  semaines, 
des  mois  dans  le  silence  de  la  solitude.  Aucun  être  n'encourage  mes  efforts  ; 
aucun  être  ne  s'associe  à  ma  pensée.  Je  suis  seul  dans  mes  heures  de  mé- 
lancolie ,  seul  dans  mes  heures  d'espoir.  C'est  une  époque  d'exil  que  je  tra- 
verse en  relisant  les  psaumes.  Le  monde  entier  est  loin  de  moi.  Mais  la 
main  de  Dieu  me  soutient,  et  le  sentiment  du  devoir  me  console.  »  Et  quand 
je  l'entendais  parler  ainsi,  je  me  disais  :  Heureux  ceux  qui  emportent  dans 
la  solitude  un  sentiment  de  foi!  Heureux  ceux  à  qui  l'Évangile  a  ouvert  un 
monde  de  douces  pensées,  où  ils  se  réfugient  avec  un  front  serein  et  un  cœur 
calme,  quand  le  monde  réel  les  abandonne. 

Nous  couchâmes  dans  la  maison  de  ce  vertueux  prêtre ,  ouverte  comme  un 
caravansérail  aux  pèlerins  de  la  Laponie;  et,  quoique  nous  n'eussions  pour 
lit  qu'un  peu  de  foin,  nous  éprouvions  cependant  une  grande  joie,  celle  de 
nous  sentir  à  l'abri  du  vent  et  de  la  pluie.  C'est  cette  même  maison  qui  avait 

TOME  XYII.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reçu  Louis-Philippe  dans  le  cours  de  son  voyage  septentrional.  Une  femme 
de  quatre-vingt-dix  ans,  que  nous  allâmes  visiter  dans  sa  cabane,  se  souve- 
nait encore  de  l'avoir  vu.  ><  .le  ne  sais,  nous  dit-elle,  si  c'était  un  prince,  mais 
je  sais  que  c'était  un  grand  personnage  dont  nos  voisins  s'entretinrent  long- 
temps au  foyer  de  mon  père.  » 

Iprès  avoir  visité  l'église  ,  l'école  et  les  maisons  des  deux  rives  du  fleuve, 
les  unes  habitées  par  les  Lapons,  les  autres  par  les  Finlandais,  nous  par- 
tîmes de  Kautokeino;  nous  nous  retrouvâmes  sur  une  route  sauvage,  nue  et 
dépeuplée,  comme  celle  que  nous  avions  parcourue  deux  jours  auparavant. 
Puis,  un  peu  plus  loin,  nous  vîmes  reparaître  les  tapis  de  mousse  de  renne, 
les  bouleaux  à  la  tige  légère,  au  feuillage  élégant.  Ils  étaient  dispersés  à  tra- 
vers la  campagne,  comme  des  groupes  d'arbres  dans  un  grand  parc,  et  C3 
retour  de  végétation  souriait  à  notre  pensée  et  égayait  nos  regards.  Ailleurs 
nous  avions  été  absorbés  par  le  spectacle  d'une  nature  déserte  et  désolée; 
ici  nous  commencions  à  songer  aux  régions  du  sud.  L'aspect  d'un  rameau 
vert,  les  pointes  de  gazon  autour  d'un  tronc  d'arbre,  rappelaient  à  notre 
souvenir  les  belles  forets,  les  riches  vallées  de  la  France.  Si  une  Heur  s'était 
épanouie  sur  ce  gazon ,  si  une  hirondelle  avait  rasé  la  surface  du  sol ,  nous 
aurions  demandé  à  la  fleur  quel  vent  du  sud  l'avait  apportée  dans  ces  plaines 
lointaines,  et,  comme  le  captif  de  Béranger,  nous  aurions  dit  à  l'hirondelle 
de  nous  parler  de  notre  mère  et  de  notre  sœur.  Mais  il  n'y  avait  point  encore 
de  plante  fleurie,  point  de  chant  d'oiseau;  et  toute  cette  végétation  ne  nous 
plaisait  tant  que  parce  que  nous  la  comparions  aux  tiges  sans  sève ,  aux  racines 
avortées  que  nous  avions  vues  à  quelques  lieues  de  là.  Déjà  les  derniers  jours 
d'août  l'avaient  flétrie,  les  grands  bouleaux  avaient  une  teinte  jaune  ou  pour- 
prée, et  les  bouleaux  nains,  couchés  sur  le  sol,  étaient  rouges  comme  du  sang. 

A  midi ,  nous  arrivâmes  à  Kalanito  (prairie  de  pèche).  Il  y  a  là  une  cabane 
et  deux  hangars,  bâtis  en  forme  de  cône  avec  des  pieux  recouverts  de 
mousse.  C'est  la  dernière  habitation  duFinmark.  Elle  appartient  à  un  paysan 
qui  passe  l'été  à  Kautokeino,  et  vient  ici  l'hiver.  Il  possède  une  cinquantaine 
de  rennes,  qu'il  donne  à  garder  à  un  Lapon  nomade,  deux  vaches  et  dix 
brebis.  Il  récolte  un  peu  d'herbe  autour  de  sa  demeure,  et  complète  ses 
moyens  de  subsistance  en  allant  à  la  pèche  une  partie  de  l'année. 

Le  lendemain ,  nous  étions  dans  la  Laponie  russe.  Nous  trouvâmes  à  Su- 
wajervi  (  lac  profond  )  une  autre  cabane  non  moins  misérable ,  non  moins 
délabrée  que  celle  de  Kalanito.  Une  vieille  femme  nous  lit  entrer  dans  une 
chambre  sombre,  où  des  poissons  fumés  pendaient  au  plancher,  entre  des 
bottes  de  pêcheur  et  des  lambeaux  de  vêtement.  ISous  demandâmes  du  lait, 
et  on  nous  l'apporta  dans  un  vase  si  sale ,  que  nul  de  nous  n'eut  le  courage 
d'y  porter  les  lèvres.  Les  planches  de  la  porte  étaient  disjointes,  les  vitres  de 
la  fenêtre  remplacées  par  des  chiffons.  Le  vent  soufflait  de  toutes  parts.  Nous 
essayâmes  de  nous  réchauffer  en  nous  serrant  autour  de  la  cheminée;  mais 
elle  était  remplie  de  broussailles  vertes  et  humides,  d'où  il  ne  sortait  qu'un 


EXPÉDITION  AU   SPITZBERG.  62T 

nuage  de  fumée.  La  pluie  n'avait  pas  cessé  de  tomber  depuis  plusieurs  jours, 
la  terre  était  imprégnée  d'eau ,  et  les  marais  devenaient  de  plus  en  plus  dif- 
ficiles à  franchir.  Nous  avions  quitté  à  Kautokeino  notre  vieux  Lapon ,  notre 
bon  IMikel,  qui  avait  déclaré  ne  pas  connaître  assez  bien  le  reste  de  la  route 
pour  pouvoir  nous  conduire.  Nous  avions  pris  à  sa  place  un  guide  inexpé- 
rimenté, qui  nous  menait  au  milieu  des  broussailles  les  plus  épaisses,  sur  le 
terrain  le  plus  mobile.  Nous  arrivâmes  le  soir  au  bord  d'un  large  marécage 
qu'il  fallait  traverser.  Le  premier  d'entre  nous  qui  essaya  de  passer  enfonça 
Jusqu'aux  genoux,  et  son  cheval  tomba  si  lourdement  dans  la  vase,  qu'il 
fallut  quatre  hommes  pour  le  relever.  Un  autre  le  suivit,  et  ne  fut  pas  plus 
heureux.  Son  cheval  resta  couché  dans  l'eau,  suant,  soufflant,  essayant  d'é- 
tendre ses  jambes  d'un  côté  ou  de  l'autre,  de  se  cramponner  à  quelques  ra- 
cines, et  ne  trouvant  aucun  appui.  Si  un  cheval  de  bagage  avait  été  engagé 
dans  la  même  voie  ,  il  était  infailliblement  perdu.  Nous  allâmes  à  la  recherche 
d'un  autre  chemin ,  et  nous  ne  le  trouvâmes  qu'après  avoir  fait  un  long  détour 
inconnu  à  notre  guide.  A  peine  ce  premier  obstacle  était-il  franchi ,  que  nous 
«n  rencontrâmes  un  second ,  puis  un  troisième  ;  et  il  fallait  à  chaque  instant 
tàter  le  terrain,  prendre  les  chevaux  par  la  bride,  les  soutenir  de  chaque 
côté ,  ou  leur  faire  faire  de  larges  circuits  pour  les  conduire  sur  la  terre 
ferme.  Cependant  on  ne  voyait  plus  au  ciel  aucune  ligne  d'azur  et  aucune 
étoile.  La  nuit  sombre  ne  nous  permettait  pas  même  de  distinguer  le  sentiei- 
étroit  qu'il  fallait  suivre  et  les  rameaux  d'arbres  qui  se  croisaient  sur  notre 
îéîe.  Tantôt  nous  glissions  au  bord  d'une  pente  rapide ,  tantôt  nous  nous 
heurtions  la  tête  contre  les  branches  de  bouleaux,  et,  à  travers  cette  route 
parsemée  de  flaques  d'eau  ou  de  dalles  glissantes,  le  plus  siîr  encore  était  de 
nous  abandonner  à  l'instinct  de  nos  chevaux.  Nous  les  laissâmes  sonder  eux- 
mêmes  avec  le  pied  le  sol  que  nous  devions  parcourir,  et  ils  nous  portèrent 
ainsi  pendant  plus  de  deux  heures.  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  nous  vîmes 
briller  dans  les  ténèbres  un  grand  feu.  M.  Lœstadius ,  qui  nous  avait  précédés , 
l'avait  fait  allumer  comme  un  phare,  pour  nous  servir  de  guide.  Nous  tra- 
versâmes sur  les  légers  bateaux  du  pays  le  fleuve  Muonio,  et,  un  instant 
après,  la  chaleur  d'un  bon  poêle,  l'aspect  d'un  lit,  l'accueil  amical  de  toute 
une  famille ,  nous  faisaient  oublier  nos  fatigues.  Nous  étions  dans  le  presby- 
tère de  Karesuando. 

X.  Màrmieb. 


40. 


L'ABBESSE 


DE  CASTRO. 


DERNIERE   PARTIES 


Palerme,  6  février  4839. 

VI. 

Le  lendemain  du  combat,  les  religieuses  de  la  Visitation  trouvèrent 
avec  horreur  neuf  cadavres  dans  leur  jardin  et  dans  le  passage  qui 
conduisait  de  la  porte  extérieure  à  la  porte  en  barreaux  de  fer  ;  huit 
de  leurs  bravi  étaient  blessés.  Jamais  on  n'avait  eu  une  telle  peur  au 
couvent  :  parfois  on  avait  bien  entendu  des  coups  d'arquebuse  tirés 
sur  la  place ,  mais  jamais  cette  quantité  de  coups  de  feu  tirés  dans  le 
jardin ,  au  centre  des  bâtimens  et  sous  les  fenêtres  des  religieuses. 
L'affaire  avait  bien  duré  une  heure  et  demie ,  et ,  pendant  ce  temps , 
le  désordre  avait  été  à  son  comble  dans  l'intérieur  du  couvent.  Si 
Jules  Branciforte  avait  eu  la  moindre  intelligence  avec  quelqu'une 
des  religieuses  ou  des  pensionnaires ,  il  eût  réussi  :  il  suffisait  qu'on 
lui  ouvrît  l'une  des  nombreuses  portes  qui  donnent  sur  le  jardin  ; 
mais ,  transporté  d'indignation  et  de  colère  contre  ce  qu'il  appelait 
le  parjure  de  la  jeune  Hélène ,  Jules  voulait  tout  emporter  de  vive 
force.  Il  eût  cru  manquer  à  ce  qu'il  se  devait  s'il  eût  confié  son  des- 
sein à  quelqu'un  qui  pût  le  redire  à  Hélène.  Un  seul  mot,  cependant, 

(I)  Voyez  la  première  partie  dans  la  livraison  du  l"  février. 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  629 

à  la  petite  Marietta  eût  suffi  pour  le  succès  :  elle  eût  ouvert  l'une 
des  portes  donnant  sur  le  jardin ,  et  un  seul  homme  paraissant  dans 
les  dortoirs  du  couvent,  avec  ce  terrible  accompagnement  de  coups 
d'arquebuse  entendu  au  dehors,  eût  été  obéi  à  la  lettre.  Au  premier 
coup  de  feu,  Hélène  avait  tremblé  pour  les  jours  de  son  amant,  et 
n'avait  plus  songé  qu'à  s'enfuir  avec  lui. 

Comment  peindre  son  désespoir  lorsque  la  petite  Marietta  lui  parla 
de  l'effroyable  blessure  que  Jules  avait  reçue  au  genou  et  dont  elle 
avait  vu  couler  le  sang  en  abondance?  Hélène  détestait  sa  lâcheté  et 
sa  pusillanimité  : — J'ai  eu  la  faiblesse  de  dire  un  mot  à  ma  mère,  et  le 
sang  de  Jules  a  coulé  ;  il  pouvait  perdre  la  vie  dans  cet  assaut  sublime 
où  son  courage  a  tout  fait. 

Lesbravi  admis  au  parloir  avaient  dit  aux  religieuses,  avides  de 
les  écouter,  que  de  leur  vie  ils  n'avaient  été  témoins  d'une  bravoure 
comparable  à  celle  du  jeune  homme  habillé  en  courrier  qui  dirigeait 
les  efforts  des  brigands.  Si  toutes  écoutaient  ces  récits  avec  le  plus 
vif  intérêt,  on  peut  juger  de  l'extrême  passion  avec  laquelle  Hélène 
demandait  à  ces  b7'avi  des  détails  sur  le  jeune  chef  des  brigands. 
A  la  suite  des  longs  récits  qu'elle  se  fit  faire  par  eux  et  par  les 
vieux  jardiniers,  témoins  fort  impartiaux,  il  lui  sembla  qu'elle  n'ai- 
mait plus  du  tout  sa  mère.  Il  y  eut  même  un  moment  de  dialogue 
fort  vif  entre  ces  personnes  qui  s'aimaient  si  tendrement  la  veille  du 
combat;  la  signera  de  Gampireali  fut  choquée  des  taches  de  sang 
qu'elle  apercevait  sur  les  fleurs  d'un  certain  bouquet  dont  Hélène  ne 
se  séparait  plus  un  seul  instant. 

—  Il  faut  jeter  ces  fleurs  souillées  de  sang. 

—  C'est  moi  qui  ai  fait  verser  ce  sang  généreux ,  et  il  a  coulé 
parce  que  j'ai  eu  la  faiblesse  de  vous  dire  un  mot. 

—  Vous  aimez  encore  l'assassin  de  votre  frère? 

—  J'aime  mon  époux  qui ,  pour  mon  éternel  malheur,  a  été  at- 
taqué par  mon  frère. 

Après  ces  mots ,  il  n'y  eut  plus  une  seule  parole  échangée  entre 
la  signora  de  Campireali  et  sa  fille,  pendant  les  trois  journées  que  la 
signera  passa  encore  au  couvent. 

Le  lendemain  de  son  départ,  Hélène  réussit  à  s'échapper,  profi- 
tant de  la  confusion  qui  ré^ii.ait  aux  deux  portes  du  couvent  par  suite 
de  la  présence  d'un  grand  nombre  de  maçons  qu'on  avait  introduits 
dans  le  jardin  et  qui  travaillaient  à  y  élever  de  nouvelles  fortifica- 
tions. La  petite  Marietta  et  elle  s'étaient  déguisées  en  ouvriers. 
Mais  les  bourgeois  faisaient  une  garde  sévère  aux  portes  de  la  ville. 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'embarras  d'Hélène  fut  assez  grand  pour  sortir.  Enfin ,  ce  même 
petit  marcliand  qui  lui  avait  fait  parvenir  les  lettres  de  Branciforte 
consentit  à  la  faire  passer  pour  sa  fille  et  à  l'accompagner  jusque 
dans  Albano.  Hélène  y  trouva  une  cachette  chez  sa  nourrice ,  que 
ses  bienfaits  avaient  mise  à  même  d'ouvrir  une  petite  boutique.  A 
peine  arrivée,  elle  écrivit  à  Branciforte,  et  la  nourrice  trouva,  non 
sans  de  grandes  peines ,  un  homme  qui  voulut  bien  se  hasarder  à 
s'enfoncer  dans  la  foret  de  la  Faggiola,  sans  avoir  le  mot  d'ordre  des 
soldats  de  Colonna. 

Le  messager  envoyé  par  Hélène  revint  au  bout  de  trois  jours,  tout 
effaré;  d'abord,  il  lui  avait  été  impossible  de  trouver  Branciforte,  et  les 
questions  qu'il  ne  cessait  de  faire  sur  le  compte  du  jeune  capitaine 
ayant  fini  par  le  rendre  suspect ,  il  avait  été  obligé  de  prendre  la  fuite. 

Il  n'en  faut  point  douter,  le  pauvre  Jules  est  mort,  se  dit  Hélène, 
et  c'est  moi  qui  l'ai  tué  I  Telle  devait  être  la  conséquence  de  ma  misé- 
rable faiblesse  et  de  ma  pusillanimité;  il  aurait  dû  aimer  une  femme 
forte,  la  fille  de  quelqu'un  des  capitaines  du  prince  Colonna.  La 
nourrice  crut  qu'Hélène  allait  mourir.  Elle  monta  au  couvent  des 
capucins,  voisin  du  chemin  taillé  dans  le  roc,  où  jadis  Fabio  et  son 
père  avaient  rencontré  les  deux  amans  au  milieu  de  la  nuit.  La  nour- 
rice parla  long-temps  à  son  confesseur,  et,  sous  le  secret  du  sacre- 
ment ,  lui  avoua  que  la  jeune  Hélène  de  Campireali  voulait  aller  re- 
joiiidre  Jules  Branciforte,  son  époux,  et  qu'elle  était  disposée  à  placer 
daiis  l'église  du  couvent  une  lampe  d'argent  de  la  valeur  de  cent 
piastres  espagnoles. 

—  Cent  piastres!  répondit  le  moine  irrité.  Et  que  deviendra  notre 
couvent,  si  nous  encourons  la  haine  du  seigneur  de  Campireali?  Ce 
n'est  pas  cent  piastres,  mais  bien  mille,  qu'il  nous  a  données  pour 
être  allés  relever  le  corps  de  son  fils  sur  le  champ  de  bataille  des 
Ciampi,  sans  compter  la  cire. 

Il  faut  dire  en  l'honneur  du  couvent  que  deux  moines  âgés,  ayant 
eu  connaissance  de  la  position  exacte  de  la  jeune  Hélène,  descen- 
dirent dans  Albano,  et  l'allèrent  voir  dans  l'intention  d'abord  de 
l'amener  de  gré  ou  de  force  à  prendre  son  logement  dans  le  palais 
de  sa  famille  :  ils  savaient  qu'ils  seraient  richement  récompensés  par 
la  signora  de  Campireali.  Tout  Albano  était  rempli  du  bruit  de  la 
fuite  d'Hélène  et  du  récit  des  magnifiques  promesses  faites  par  sa 
mère  à  ceux  qui  pourraient  lui  donner  des  nouvelles  de  sa  fille.  Mais 
les  deux  moines  furent  tellement  touchés  du  désespoir  de  la  pauvre 
Hélène,  qui  croyait  Jules  Branciforte  mort ,  que,  bien  loin  de  la  trahir 


l'aBBESSE  de  CASTRO.  631 

en  indiquant  à  sa  mère  le  lieu  où  elle  s'était  retirée,  ils  consentirent 
à  lui  servir  d'escorte  jusqu'à  la  forteresse  de  la  Petrella.  Hélène  et 
Marietta,  toujours  déguisées  en  ouvriers,  se  rendirent  à  pied  et  de 
nuit  à  une  certaine  fontaine  située  dans  la  forêt  de  la  Faggiola,  à  une 
lieue  d'Albano.  Les  moines  y  avaient  fait  conduire  des  mulets,  et, 
quand  le  jour  fut  venu,  l'on  se  mit  en  route  pour  la  Petrella.  Les 
moines,  que  l'on  savait  protégés  par  le  prince,  étaient  salués  avec 
respect  par  les  soldats  qu'ils  rencontraient  dans  la  forôt;  mais  il  n'en 
fut  pas  de  môme  des  deux  petits  hommes  qui  les  accompagnaient  : 
les  soldats  les  regardaient  d'abord  d'un  œil  fort  sévère  et  s'appro- 
chaient d'eux,  puis  éclataient  de  rire  et  faisaient  compliment  aux  moi- 
nes sur  les  grâces  de  leurs  muletiers, 

— Taisez-vous,  impies,  et  croyez  que  tout  se  fait  par  ordre  du  prince 
(]olonna,  répondaient  les  moines  en  cheminant. 

Mais  la  pauvre  Hélène  avait  du  malheur;  le  prince  était  absent  de 
la  Petrella ,  et  quand ,  trois  jours  après,  à  son  retour,  il  lui  accorda 
enfin  une  audience ,  il  se  montra  très  dur. 

—  Pourquoi  venez-vous  ici,  mademoiselle?  Que  signifie  cette 
démarche  mal  avisée?  Vos  bavardages  de  femmes  ont  fait  périr 
sept  hommes  des  plus  braves  qui  fussent  en  Italie ,  et  c'est  ce  qu'au- 
cun homme  sensé  ne  vous  pardonnera  jamais.  En  ce  monde ,  il  faut 
vouloir  ou  ne  pas  vouloir.  C'est  sans  doute  aussi  par  suite  de  nou- 
veaux bavardages  que  Jules  Branciforte  vient  d'être  déclaré  sacri- 
lège et  condamné  à  être  tenaillé  pendant  deux  heures  avec  des  te- 
nailles rougies  au  feu,  et  ensuite  brûlé  comme  un  juif,  lui ,  un  des 
meilleurs  chrétiens  que  je  connaisse!  Comment  eût-on  pu,  sans 
quelque  bavardage  infâme  de  votre  part,  inventer  ce  mensonge  hor- 
rible, savoir  que  Jules  Branciforte  était  à  Castro  le  jour  de  l'attaque 
du  couvent?  Tous  mes  hommes  vous  diront  que  ce  jour-là  môme  on 
le  voyait  ici  à  la  Petrella ,  et  que,  sur  le  soir,  je  l'envoyai  à  Yelletri. 

—  Mais  est-il  vivant?  s'écriait  pour  la  dixième  fois  la  jeune  Hé- 
lène fondant  en  larmes. 

—  Il  est  mort  pour  vous,  reprit  le  prince ,  vous  ne  le  reverrez  ja- 
mais. Je  vous  conseille  de  retourner  à  votre  couvent  de  Castro; 
tâchez  de  ne  plus  commettre  d'indiscrétions ,  et  je  vous  ordonne  de 
quitter  la  Petrella  d'ici  à  une  heure.  Surtout  ne  racontez  à  personne 
que  vous  m'avez  vu,  ou  je  saurai  vous  punir. 

La  pauvre  Hélène  eut  l'ame  navrée  d'un  pareil  accueil  de  la  part 
de  ce  fameux  prince  Colonna  pour  lequel  Jules  avait  tant  de  respect, 
et  qu'elle  aimait  parce  qu'il  l'aimait. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quoi  qu'en  voulût  dire  le  prince  Colonna,  cette  démarche  d'Hélène 
n'était  point  mal  avisée.  Si  elle  fût  venue  trois  jours  plus  tôt  à  la  Pe- 
trella,  elle  y  eût  trouvé  Jules  Branciforte;  sa  blessure  au  genou  le 
mettait  hors  d'état  de  marcher,  et  le  prince  le  faisait  transporter  au 
gros  bourg  d'Avezzano,  dans  le  royaume  de  Naples.  A  la  première 
nouvelle  du  terrible  arrêt  acheté  contre  Branciforte  par  le  seigneur 
de  Campireali,  et  qui  le  déclarait  sacrilège  et  violateur  de  couvent, 
le  prince  avait  vu  que,  dans  le  cas  où  il  s'agirait  de  protéger  Branci- 
forte, il  ne  pouvait  plus  compter  sur  les  trois  quarts  de  ses  hommes. 
Ceci  était  un  péché  contre  la  Madone  à  la  protection  de  laquelle  cha- 
cun de  ces  brigands  croyait  avoir  des  droits  particuliers.  S'il  se  fùl 
trouvé  un  barigel  à  Rome  assez  osé  pour  venir  arrêter  Jules  Branci- 
forte au  milieu  de  la  forêt  de  la  Faggiola,  il  aurait  pu  réussir. 

En  arrivant  à  Avezzano ,  Jules  s'appelait  Fontana ,  et  les  gens  qui 
le  transportaient  furent  discrets.  A  leur  retour  à  la  Petrella,  ils  an- 
noncèrent avec  douleur  que  Jules  était  mort  en  route,  et  de  ce  mo- 
ment chacun  des  soldats  du  prince  sut  qu'il  y  avait  un  coup  de  poi- 
gnard dans  le  cœur  pour  qui  prononcerait  ce  nom  fatal. 

Ce  fut  donc  en  vain  qu'Hélène,  de  retour  dans  Albano ,  écrivit  let- 
tres sur  lettres,  et  dépensa,  pour  les  faire  porter  à  Branciforte,  tous 
les  sequins  qu'elle  avait.  Les  deux  moines  ûgés,  qui  étaient  devenus 
ses  amis,  car  l'extrême  beauté,  dit  le  chroniqueur  de  Florence,  ne 
laisse  pas  d'avoir  quelque  empire,  même  sur  les  cœurs  endurcis  par 
ce  que  l'égoïsme  et  l'hypocrisie  ont  de  plus  bas;  les  deux  moines, 
disons-nous,  avertirent  la  pauvre  jeune  fdle  que  c'était  en  vain  qu'elle 
cherchait  à  faire  parvenir  un  mot  à  Branciforte  :  Colonna  avait  déclaré 
qu'il  était  mort,  et  certes  Jules  ne  reparaîtrait  au  monde  que  quand  le 
prince  le  voudrait.  La  nourrice  d'Hélène  lui  annonça  en  pleurant  que 
sa  mère  venait  enfin  de  découvrir  sa  retraite,  et  que  les  ordres  les  plus 
sévères  étaient  donnés  pour  qu'elle  fût  transportée  de  vive  force  au 
palais  Campireali,  dans  Albano.  Hélène  comprit  qu'une  fois  dans  ce 
palais  sa  prison  pouvait  être  d'une  sévérité  sans  bornes,  et  que  l'on 
parviendrait  à  lui  interdire  absolument  toutes  communications  avec 
le  dehors,  tandis  qu'au  couvent  de  Castro  elle  aurait,  pour  recevoir 
et  envoyer  des  lettres,  les  mêmes  facilités  que  toutes  les  religieuses. 
D'ailleurs,  et  ce  fut  ce  qui  la  détermina,  c'était  dans  le  jardin  de  ce 
couvent  que  Jules  avait  répandu  son  sang  pour  elle  :  elle  pourrait  re- 
voir ce  fauteuil  de  bois  de  la  tourière,  où  il  s'était  placé  un  moment 
pour  regarder  sa  blessure  au  genou;  c'était  là  qu'il  avait  donné  à 
Marietta  ce  bouquet  taché  de  sang  qui  ne  la  quittait  plus.  Elle  revint 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  633 

donc  tristement  au  couvent  de  Castro,  et  l'on  pourrait  terminer  ici  son 
histoire  :  ce  serait  bien  pour  elle,  et  peut-être  aussi  pour  le  lecteur. 
Nous  allons,  en  effet,  assister  à  la  longue  dégradation  d'une  ame 
noble  et  généreuse.  Les  mesures  prudentes  et  les  mensonges  de  la 
civilisation,  qui  désormais  vont  l'obséder  de  toutes  parts,  remplace- 
ront les  mouvemens  sincères  des  passions  énergiques  et  naturelles. 
Le  chroniqueur  romain  fait  ici  une  réflexion  pleine  de  naïveté  :  parce 
qu'une  femme  se  donne  la  peine  de  faire  une  belle  fille ,  elle  croit 
avoir  le  talent  qu'il  faut  pour  diriger  sa  vie,  et  parce  que ,  lors- 
qu'elle avait  six  ans,  elle  lui  disait  avec  raison  :  Mademoiselle,  re- 
dressez votre  colerette ,  lorsque  cette  fille  a  dix-huit  ans  et  elle  cin- 
quante ,  lorsque  cette  fille  a  autant  et  plus  d'esprit  que  sa  mère , 
celle-ci ,  emportée  par  la  manie  de  régner,  se  croit  le  droit  de  diriger 
sa  vie  et  même  d'employer  le  mensonge.  Nous  verrons  que  c'est  Vic- 
toire Carafa ,  la  mère  d'Hélène,  qui ,  par  une  suite  de  moyens  adroits 
et  fort  savamment  combinés,  amena  la  mort  cruelle  de  sa  fille  si 
chérie,  après  avoir  fait  son  malheur  pendant  douze  ans ,  triste  résultat 
de  la  manie  de  régner. 

Avant  de  mourir,  le  seigneur  de  Campireali  avait  eu  la  joie  de  voir 
publier  dans  Rome  la  sentence  qui  condamnait  Branciforte  à  être 
tenaillé  pendant  deux  heures  avec  des  fers  rouges  dans  les  principaux 
carrefours  de  Rome,  à  être  ensuite  brûlé  à  petit  feu ,  et  ses  cendres 
jetées  dans  le  Tibre.  Les  fresques  du  cloître  de  Sainte-Marie-Nou- 
velle, à  Florence,  montrent  encore  aujourd'hui  comment  on  exécu- 
tait ces  sentences  cruelles  envers  les  sacrilèges.  En  général,  il  fallait 
un  grand  nombre  de  gardes  pour  empêcher  le  peuple  indigné  de  rem- 
placer les  bourreaux  dans  leur  office.  Chacun  se  croyait  ami  intime 
de  la  Madone.  Le  seigneur  de  Campireali  s'était  encore  fait  lire  cette 
sentence  peu  de  momens  avant  sa  mort,  et  avait  donné  à  l'avocat  qui 
l'avait  procurée  sa  belle  terre  située  entre  Albano  et  la  mer.  Cet 
avocat  n'était  point  sans  mérite.  Branciforte  était  condamné  à  ce  sup- 
plice atroce ,  et  cependant  aucun  témoin  n'avait  dit  l'avoir  reconnu 
sous  les  habits  de  ce  jeune  homme  déguisé  en  courrier,  qui  sem- 
blait diriger  avec  tant  d'autorité  les  mouvemens  des  assaillans.  La 
magnificence  de  ce  don  mit  en  émoi  tous  les  intrigans  de  Rome.  Il  y 
avait  alors  à  la  cour  un  certain /m/o;îe  (moine),  homme  profond 
et  capable  de  tout,  même  de  forcer  le  pape  à  lui  donner  le  chapeau; 
il  prenait  soin  des  affaires  du  prince  Colonna ,  et  ce  client  terrible  lui 
valait  beaucoup  de  considération.  Lorsque  la  signora  Campireali  vit 
sa  fille  de  retour  à  Castro ,  elle  fit  appeler  ce  fratone. 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Yolrc  révérence  sera  magnifiquement  récompensée,  si  elle  veut 
bien  aider  à  la  réussite  de  l'affaire  fort  simple  que  je  vais  lui  expliquer. 
D'ici  à  peu  de  jours,  la  sentence  qui  condamne  Jules  Branciforte  à  un 
supplice  terrible  va  être  publiée  et  rendue  exécutoire  aussi  dans  le 
royaume  de  Naples.  J'engage  votre  révérence  à  lire  cette  lettre  du 
vice-roi,  un  peu  mon  parent,  qui  daigne  m'annoncer  cette  nouvelle. 
Dans  quel  pays  Branciforte  pourra-t-il  chercher  un  asile?  Je  ferai 
remettre  50,000  piastres  au  prince,  avec  prière  de  donner  le  tout  ou 
partie  à  Jules  Branciforte,  sous  la  condition  qu'il  ira  servir  le  roi 
d'Espagne,  mon  seigneur,  contre  les  rebelles  de  Flandre.  Le  vice-roi 
donnera  un  brevet  de  capitaine  à  Branciforte,  et,  afin  que  la  sentence 
de  sacrilège,  que  j'espère  bien  aussi  rendre  exécutoire  en  Espagne, 
ne  l'arrête  point  dans  sa  carrière,  il  portera  le  nom  de  baron  Lizzara; 
c'est  une  petite  terre  que  j'ai  dans  les  Abruzzes,  et  dont,  à  l'aide  de 
ventes  simulées,  je  trouverai  moyen  de  lui  faire  passer  la  propriété. 
Je  pense  que  votre  révérence  n'a  jamais  vu  une  mère  traiter  ainsi 
l'assassin  de  son  fils.  Avec  500  piastres,  nous  aurions  pu  depuis  long- 
temps nous  débarrasser  de  cet  être  odieux  ;  mais  nous  n'avons  point 
voulu  lious  brouiller  avec  Colonnn.  Ainsi,  daignez  lui  faire  remar- 
quer que  mon  respect  pour  ses  droits  me  coûte  00  ou  80,000  piastres. 
Je  veux  n'entendre  jamais  parler  de  ce  Branciforte,  et  sur  le  tout 
présentez  mes  respects  au  prince. 

Le  fralone  dit  que  sous  trois  jours  il  irait  faire  une  promenade  du 
côté  d'Ostie,  et  la  signora  de  Campireali  lui  remit  une  bague  valant 
i  ,000  piastres. 

Quelques  jours  plus  tard  ,  le  fratone  reparut  dans  Rome,  et  dit  à 
la  signora  de  Campireali  qu'il  n'avait  point  donné  connaissance  de  sa 
proposition  au  prince;  mais  qu'avant  un  mois  le  jeune  Branciforte 
serait  embarqué  pour  Barcelone,  où  elle  pourrait  lui  faire  remettre, 
par  un  des  banquiers  de  cette  ville,  la  somme  de  50,000  piastres. 

Le  prince  trouva  bien  des  difficultés  auprès  de  Jules;  quelques 
dangers  que  désormais  il  dût  courir  en  Italie,  le  jeune  amant  ne 
pouvait  se  déterminer  à  quitter  ce  pays.  En  vain  le  prince  laissa-t-il 
entrevoir  que  la  signora  de  Campireali  pouvait  mourir;  en  vain  pro- 
mit-il que  dans  tous  les  cas,  au  bout  de  trois  ans,  Jules  pourrait  re- 
venir voir  son  pays,  Jules  répandait  des  larmes ,  mais  ne  consentait 
point.  Le  prince  fut  obligé  d'en  venir  à  lui  demander  ce  départ  comme 
un  service  personnel  ;  Jules  ne  put  rien  refuser  à  l'ami  de  son  père; 
mais,  avant  tout,  il  voulait  prendre  les  ordres  d'Hélène.  Le  prince 
daigna  se  charger  d'une  longue  lettre;  et,  bien  plus,  permit  à  Jules 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  635 

de  lui  écrire  de  Flandre  une  fois  tous  les  mois.  Enfin ,  l'amant  déses- 
péré s'embarqua  pour  Barcelone.  Toutes  ses  lettres  furent  brû- 
lées par  le  prince ,  qui  ne  voulait  pas  que  Jules  revînt  jamais  en 
Italie.  Nous  avons  oublié  de  dire  que,  quoique  fort  éloigné  par  carac- 
tère de  toute  fatuité,  le  prince  s'était  cru  obligé  de  dire,  pour  faire 
réussir  la  négociation,  que  c'était  lui  qui  croyait  convenable  d'assu- 
rer une  petite  fortune  de  50,000  piastres  au  fils  unique  d'un  des  plus 
fidèles  serviteurs  de  la  maison  Colonna. 

La  pauvre  Hélène  était  traitée  en  princesse  au  couvent  de  Castro. 
La  mort  de  son  père  l'avait  mise  en  possession  d'une  fortune  consi- 
dérable, et  il  lui  survint  des  héritages  immenses.  A  l'occasion  de  la 
mort  de  son  père,  elle  fit  donner  cinq  aunes  de  drap  noir  à  tous  ceux 
des  habitans  de  Castro  ou  des  environs  qui  déclarèrent  vouloir  porter 
le  deuil  du  seigneur  de  Campireali.  Elle  était  encore  dans  les  pre- 
miers jours  de  son  grand  deuil,  lorsque  une  main  parfaitement  in- 
connue lui  remit  une  lettre  de  Jules.  Il  serait  difficile  de  peindre  les 
transports  avec  lesquels  cette  lettre  fut  ouverte,  non  plus  que  la  pro- 
fonde tristesse  qui  en  suivit  la  lecture.  C'était  pourtant  bien  l'écriture 
de  Jules;  elle  fut  examinée  avec  la  plus  sévère  attention.  La  lettre 
parlait  d'amour;  mais  quel  amour,  grand  Dieu!  La  signoradc  Cam- 
pireali, qui  avait  tant  d'esprit,  l'avait  pourtant  composée.  Son  des- 
sein était  de  commencer  la  correspondance  par  sept  à  huit  lettres 
d'amour  passionné;  elle  voulait  préparer  ainsi  les  suivantes,  où  l'amour 
semblerait  s'éteindre  peu  à  peu. 

Nous  passerons  rapidement  sur  dix  années  d'une  vie  malheureuse. 
Hélène  se  croyait  tout-à-fait  oubliée,  et  cependant  avait  refusé  avec 
hauteur  les  hommages  des  jeunes  seigneurs  les  plus  distingués  de 
Rome.  Pourtant  elle  hésita  un  instant  lorsqu'on  lui  parla  du  jeune 
Octave  Colonna,  fils  aîné  du  fameux  Fabrice,  qui  jadis  l'avait  si 
mal  reçue  à  la  Petrella,  Il  lui  semblait  que,  devant  absolument 
prendre  un  mari  pour  donner  un  protecteur  aux  terres  qu'elle  avait 
dans  l'état  romain  et  dans  le  royaume  de  Naples,  il  lui  serait  moins 
odieux  de  porter  le  nom  d'un  homme  que  jadis  Jules  avait  aimé.  Si 
elle  eût  consenti  à  ce  mariage,  Hélène  arrivait  bien  rapidement  à  la 
vérité  sur  Jules  Branciforte.  Le  vieux  prince  Fabrice  parlait  souvent 
et  avec  transports  des  traits  de  bravoure  surhumaine  du  colonel  Liz- 
zara  (Jules  Branciforte)  qui,  tout-à-fait  semblable  aux  héros  des 
vieux  romans,  cherchait  à  se  distraire  par  de  belles  actions  de  l'amour 
malheureux  qui  le  rendait  insensible  à  tous  les  plaisirs.  Il  croyait 
Hélène  mariée  depuis  long-temps;  la  signora  de  Campireali  l'avait 
environné,  lui  aussi ,  de  mensonges. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hélène  s'était  réconciliée  à  demi  avec  cette  mère  si  habile.  Celle- 
ci,  désirant  passionnément  la  voir  mariée,  pria  son  ami,  le  vieux  car- 
dinal Sanli-Quatro ,  protecteur  de  la  Visitation  et  qui  allait  à  Castro, 
d'annoncer  en  confidence  aux  religieuses  les  plus  âgées  du  couvent 
que  son  voyage  avait  été  retardé  par  un  acte  de  grâce.  Le  bon  pape 
Grégoire  XIII,  mû  de  pitié  pour  l'ame  d'un  brigand  nommé  Jules 
Branciforte,  qui  autrefois  avait  tenté  de  violer  leur  monastère,  avait 
voulu,  en  apprenant  sa  mort,  révoquer  la  sentence  qui  le  décla- 
rait sacrilège,  bien  convaincu  que,  sous  le  poids  d'une  telle  con- 
damnation, il  ne  pourrait  jamais  sortir  du  purgatoire,  si  toutefois 
Branciforte,  surpris  au  Mexique  et  massacré  par  des  sauvages  révol- 
tés, avait  eu  le  bonheur  de  n'aller  qu'en  purgatoire.  Cette  nouvelle 
mit  en  agitation  tout  le  couvent  de  Castro;  elle  parvint  à  Hélène  qui 
alors  se  livrait  à  toutes  les  folies  de  vanité  que  peut  inspirer  à  une 
personne  profondément  ennuyée  la  possession  d'une  grande  fortune. 
A  partir  de  ce  moment,  elle  ne  sortit  plus  de  sa  chambre.  Il  faut 
savoir  que,  pour  arriver  à  pouvoir  placer  sa  chambre  dans  la  petite 
loge  de  la  portière  où  Jules  s'était  réfugié  un  instant  dans  la  nuit  du 
combat,  elle  avait  fait  reconstruire  une  moitié  du  couvent.  Avec  des 
peines  infinies  et  ensuite  un  scandale  fort  difficile  à  apaiser,  elle 
avait  réussi  à  découvrir  et  à  prendre  à  son  service  les  trois  bravi  em- 
ployés par  Branciforte  et  survivant  encore  aux  cinq  qui  jadis  échap- 
pèrent au  combat  de  Castro.  Parmi  eux  se  trouvait  Ugone,  mainte- 
nant vieux  et  criblé  de  blessures.  La  vue  de  ces  trois  hommes  avait 
causé  bien  des  murmures;  mais  enfin  la  crainte  que  le  caractère  altier 
d'Hélène  inspirait  à  tout  le  couvent  l'avait  emporté,  et  tous  les  jours 
on  les  voyait,  revêtus  de  sa  livrée,  venir  prendre  ses  ordres  à  la  grille 
extérieure,  et  souvent  répondre  longuement  à  ses  questions  toujours 
sur  le  même  sujet. 

Après  les  six  mois  de  réclusion  et  de  détachement  pour  toutes  les 
choses  du  monde  qui  suivirent  l'annonce  de  la  mort  de  Jules,  la 
première  sensation  qui  réveilla  cette  ame  déjà  brisée  par  un  malheur 
sans  remède  et  un  long  ennui ,  fut  une  sensation  de  vanité. 

Depuis  peu,  l'abbesse  était  morte.  Suivant  l'usage,  le  cardinal 
Santi-Quatro,  qui  était  encore  protecteur  de  la  Visitation  malgré  son 
grand  âge  de  quatre-vingt-douze  ans,  avait  formé  la  liste  des  trois 
dames  religieuses  entre  lesquelles  le  pape  devait  choisir  une  abbesse. 
Il  fallait  des  motifs  bien  graves  pour  que  sa  sainteté  lût  les  deux  der- 
niers noms  de  la  liste,  elle  se  contentait  ordinairement  de  passer  un 
trait  de  plume  sur  ces  noms ,  et  la  nomination  était  faite. 

Un  jour,  Hélène  était  à  la  fenêtre  de  l'ancienne  loge  de  la  tou- 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  637 

rière  qui  était  devenue  maintenant  l'extrémité  de  l'aile  des  nouveaux 
bâtimens  construits  par  ses  ordres.  Cette  fenêtre  n'était  pas  élevée 
de  plus  de  deux  pieds  au-dessus  du  passage  arrosé  jadis  du  sang  de 
Jules  et  qui  maintenant  faisait  partie  du  jardin.  Hélène  avait  les 
yeux  profondément  fixés  sur  la  terre.  Les  trois  dames  que  l'on 
savait  depuis  quelques  heures  être  portées  sur  la  liste  du  cardinal 
pour  succéder  à  la  défunte  abbesse ,  vinrent  à  passer  devant  la  fe- 
nêtre d'Hélène.  Elle  ne  les  vit  pas,  et  par  conséquent  ne  put  les  saluer. 
L'une  des  trois  dames  fut  piquée  et  dit  assez  haut  aux  deux  autres  : 

—  Voilà  une  belle  façon  pour  une  pensionnaire  d'étaler  sa  cham- 
bre aux  yeux  du  public  ! 

Réveillée  par  ces  paroles ,  Hélène  leva  les  yeux  et  rencontra  trois 
regards  méchans.  — Eh  bien  !  se  dit-elle  en  fermant  la  fenêtre  sans  sa- 
luer, voici  assez  de  temps  que  je  suis  agneau  dans  ce  couvent,  il  faut 
être  loup ,  quand  ce  ne  serait  que  pour  varier  les  arausemens  de 
messieurs  les  curieux  de  la  ville. 

Une  heure  après ,  un  de  ses  gens ,  expédié  en  courrier,  portait  la 
lettre  suivante  à  sa  mère,  qui  depuis  dix  années  habitait  Rome  et 
y  avait  su  acquérir  un  grand  crédit. 

«  MÈRE   TRÈS  RESPECTABLE  , 

«  Tous  les  ans  tu  me  donnes  300,000  francs  le  jour  de  ma  fête  ; 
j'emploie  cet  argent  à  faire  ici  des  folies,  honorables  à  la  vérité,  mais 
qui  n'en  sont  pas  moins  des  folies.  Quoique  tu  ne  me  le  témoignes 
plus  depuis  long-temps ,  je  sais  que  j'aurais  deux  façons  de  te  prouver 
ma  reconnaissance  pour  toutes  les  bonnes  intentions  que  tu  as  eues 
à  mon  égard.  Je  ne  me  marierai  point,  mais  je  deviendrais  avec  plai- 
sir abbesse  de  ce  couvent;  ce  qui  m'a  donné  cette  idée,  c'est  que  les 
trois  dames  que  notre  cardinal  Santi-Quatro  a  portées  sur  la  liste  par 
lui  présentée  au  saint-père ,  sont  mes  ennemies;  et,  quelle  que  soit 
l'élue,  je  m'attends  à  éprouver  toutes  sortes  de  vexations.  Présente 
le  bouquet  de  ma  fête  aux  personnes  auxquelles  il  faut  l'offrir;  fai- 
sons d'abord  retarder  de  six  mois  la  nomination ,  ce  qui  rendra  folle  de 
honheur  la  prieure  du  couvent ,  mon  amie  intime,  et  qui  aujourd'hui 
tient  les  rênes  du  gouvernement.  Ce  sera  déjà  pour  moi  une  source 
de  bonheur,  et  c'est  bien  rarement  que  je  puis  employer  ce  mot  eu 
parlant  de  ta  fille.  Je  trouve  mon  idée  folle;  mais,  si  tu  vois  quelque 
chance  de  succès ,  dans  trois  jours  je  prendrai  le  voile  blanc ,  huit 
années  de  séjour  au  couvent,  sans  découcher,  me  donnant  droit  à 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  exemption  de  six  mois.  La  dispense  ne  se  refuse  pas ,  et  coûte 
quarante  écus. 

«  Je  suis  avec  respect ,  ma  vénérable  mère ,  etc.  » 

Cette  lettre  combla  de  joie  la  signora  de  Campireali.  Lorsqu'elle  la 
reçut,  elle  se  repentait  vivement  d'avoir  fait  annoncer  à  sa  fille  la 
mort  de  Branciforte;  elle  ne  savait  comment  se  terminerait  cette  pro- 
fonde mélancolie  où  elle  était  tombée  ;  elle  prévoyait  quelque  coup 
de  tête;  elle  allait  jusqu'à  craindre  que  sa  fdle  ne  voulût  aller  visiter 
au  Mexique  le  lieu  où  l'on  avait  prétendu  que  Branciforte  avait  été 
massacré,  auquel  cas  il  était  très  possible  qu'elle  apprît  à  Madrid  le 
vrai  nom  du  colonel  Lizzara.  D'un  autre  côté,  ce  que  sa  fille  demandait 
par  son  courrier  était  la  chose  du  monde  la  plus  difficile  et  l'on  peut 
môme  dire  la  plus  absurde.  Une  jeune  fille  qui  n'était  pas  môme  reli- 
gieuse ,  et  qui  d'ailleurs  n'était  connue  que  par  la  folle  passion  d'un 
brigand,  que  peut-être  elle  avait  partagée,  être  mise  à  la  tête  d'un 
couvent  où  tous  les  princes  romains  comptaient  quelques  parentes  ! 
Mais,  pensa  la  signora  de  Campireali ,  on  dit  que  tout  procès  peut  être 
plaidé  et  par  conséquent  gagné.  Dans  sa  réponse ,  Victoire  Carafa 
donna  des  espérances  à  sa  fille,  qui,  en  général,  n'avait  que  des 
volontés  absurdes,  mais  par  compensation  s'en  dégoûtait  très  facile- 
ment. Dans  la  soirée,  en  prenant  des  informations  sur  tout  ce  qui, 
de  près  ou  de  loin,  pouvait  tenir  au  couvent  de  Castro,  elle  apprit 
que  depuis  plusieurs  mois  son  ami  le  cardinal  Santi-Quatro  avait 
beaucoup  d'humeur  :  il  voulait  marier  sa  nièce  à  don  Octave  Colonna, 
fils  aîné  du  prince  Fabrice ,  dont  il  a  été  parlé  si  souvent  dans  la 
présente  histoire.  Le  prince  lui  offrait  son  second  fils  don  Lorenzo, 
parce  que,  pour  arranger  sa  fortune  ,  étrangement  compromise  par 
la  guerre  que  le  roi  de  Naples  et  le  pape,  enfin  d'accord,  faisaient 
aux  brigands  de  la  Faggiola,  il  fallait  que  la  femme  de  son  fils  aîné 
apportât  une  dot  de  600,000  piastres  (  3,210,000  francs  )  dans  la  mai- 
son Colonna.  Or,  le  cardinal  Santi-Quatro,  même  en  déshéritant  de 
la  façon  la  plus  ridicule  tous  ses  autres  parens ,  ne  pouvait  offrir 
(lu'une  fortune  de  380  ou  400,000  écus. 

Victoire  Carafa  passa  la  soirée  et  une  partie  de  la  nuit  à  se  faire 
confirmer  ces  faits  par  tous  les  amis  du  vieux  Santi-Quatro.  Le  len- 
demain ,  dès  sept  heures ,  elle  se  fit  annoncer  chez  le  vieux  cardinal. 

—  Éminence,  lui  dit-elle ,  nous  sommes  bien  vieux  tous  les  deux  ; 
il  est  inutile  de  chercher  à  nous  tromper,  en  donnant  de  beaux  noms 
à  des  choses  qui  ne  sont  pas  belles;  je  viens  vous  proposer  une  folie: 


L'aBBESSE   de   CASTRO.  639 

tout  ce  que  je  puis  dire  pour  elle  c'est  qu'elle  n'est  pas  odieuse;  mais 
j'avouerai  que  je  la  trouve  souverainement  ridicule.  Lorsqu'on  traitait 
le  mariage  de  don  Octave  Golonna  avec  ma  fdle  Hélène,  j'ai  pris  de 
l'amitié  pour  ce  jeune  homme  ,  et  le  jour  de  son  mariage  je  vous  re- 
mettrai 200,000  piastres  en  terres  ou  en  argent,  que  je  vous  prierai 
de  lui  faire  tenir.  Mais  pour  qu'une  pauvre  veuve  telle  que  moi  puisse 
faire  un  sacrifice  aussi  énorme,  il  faut  que  ma  fille  Hélène,  qui  a 
présentement  vingt-sept  ans  et  qui  depuis  l'âge  de  dix-neuf  n'a  pas 
découché  du  couvent ,  soit  faite  abbesse  de  Castro;  il  faut  pour  cela 
retarder  l'élection  de  six  mois  ;  la  chose  est  canonique. 

—  Que  dites-vous,  madame?  s'écria  le  vieux  cardinal  hors  de  lui  ; 
sa  sainteté  elle-même  ne  pourrait  pas  faire  ce  que  vous  venez  de- 
mander à  un  pauvre  vieillard  impotent. 

—  Aussi  ai-je  dit  à  votre  éminence  que  la  chose  était  ridicule:  les 
sots  la  trouveront  folle;  mais  les  gens  bien  instruits  de  ce  qui  se  passe 
à  la  cour  penseront  que  notre  excellent  prince  le  bon  pape  Gré- 
goire XHI  a  voulu  récompenser  les  loyaux  et  longs  services  de  votre 
éminence  en  facilitant  un  mariage  que  tout  Rome  sait  qu'elle  désire. 
Du  reste,  la  chose  est  fort  possible,  tout-à-fait  canonique,  j'en  ré- 
ponds ;  ma  fille  prendra  le  voile  blanc  dès  demain. 

—  Mais  la  simonie,  madame! . .  s'écria  le  vieillard  d'une  voix  terrible. 
La  signora  de  Campireali  s'en  allait. 

—  Quel  est  ce  papier  que  vous  laissez? 

—  C'est  la  liste  des  terres  que  je  présenterais  comme  valant 
200,000  piastres  si  l'on  ne  voulait  pas  d'argent  comptant  ;  le  change- 
ment de  propriété  de  ces  terres  pourrait  être  tenu  secret  pendant 
fort  long-temps;  par  exemple,  la  maison  Colonna  me  ferait  des  procès 
que  je  perdrais... 

—  Mais  la  simonie,  madame!  l'effroyable  simonie! 

—  Il  faut  commencer  par  différer  l'élection  de  six  mois,  demain 
je  viendrai  prendre  les  ordres  de  votre  éminence. 

Je  sens  qu'il  faut  expliquer  pour  les  lecteurs  nés  au  nord  des  Alpes 
le  ton  presque  officiel  de  plusieurs  parties  de  ce  dialogue;  je  rappel- 
lerai que,  dans  les  pays  strictement  catholiques,  la  plupart  des  dialo- 
gues sur  des  sujets  scabreux  finissent  par  arriver  au  confessionnal, 
et  alors  il  n'est  rien  moins  qu'indifférent  de  s'être  servi  d'un  mot 
respectueux  ou  d'un  terme  ironique. 

Le  lendemain ,  dans  la  journée,  Victoire  Carafa  sut  que,  par  suite 
d'une  grande  erreur  de  fait,  découverte  dans  la  liste  des  trois  dames 
présentées  pour  la  place  d'abbesse  de  Castro,  cette  élection  était  dif- 


65pO  revue  des  deux  mondes. 

férée  de  six  mois  :  la  seconde  dame  portée  sur  la  liste  avait  un  renégat 
dans  sa  famille;  un  de  ses  grands  oncles  s'était  fait  protestant  à  Udinc. 

La  signora  de  Campireali  crut  devoir  faire  une  démarche  auprès  du 
prince  Fabrice  Colonna ,  à  la  maison  duquel  elle  allait  offrir  une  si 
notable  augmentation  de  fortune.  Après  deux  jours  de  soins,  elle  par- 
vint à  obtenir  une  entrevue  dans  un  village  voisin  de  Rome,  mais 
elle  sortit  tout  effrayée  de  cette  audience;  elle  avait  trouvé  le  prince, 
ordinairement  si  calme,  tellement  préoccupé  de  la  gloire  militaire  du 
colonel  Lizzara  (  Jules  Branciforte),  qu'elle  avait  jugé  absolument 
inutile  de  lui  demander  le  secret  sur  cet  article.  Le  colonel  était  pour 
lui  comme  un  fils,  et  mieux  encore,  comme  un  élève  favori.  Le  prince 
passait  sa  vie  à  lire  et  relire  certaines  lettres  arrivées  de  Flandre.  Que 
devenait  le  dessein  favori  auquel  la  signora  de  Campireali  sacrifiait 
tant  de  choses  depuis  dix  ans,  si  sa  fille  apprenait  l'existence  et  la 
gloire  du  colonel  Lizzara? 

Je  crois  devoir  passer  sous  silence  beaucoup  de  circonstances  qui , 
à  la  vérité,  peignent  les  mœurs  de  cette  époque,  mais  qui  me  sem- 
blent tristes  à  raconter.  L'auteur  du  manuscrit  romain  s'est  donné 
des  peines  infinies  pour  arriver  à  la  date  exacte  de  ces  détails  que  je 
supprime. 

Deux  ans  après  l'entrevue  de  la  signora  de  Campireali  avec  le 
prince  Colonna,  Hélène  était  abbesse  de  Castro  ;  mais  le  vieux  car- 
dinal Santi-Quatro  était  mort  de  douleur  après  ce  grand  acte  de  si- 
monie. En  ce  temps-là ,  Castro  avait  pour  évéque  le  plus  bel  homme 
de  la  cour  du  pape ,  monsignor  Francesco  Cittadini,  noble  de  la  ville 
de  Milan.  Ce  jeune  homme ,  remarquable  par  ses  grâces  modestes  et 
son  ton  de  dignité,  eut  des  rapports  fréquens  avec  l'abbesse  delà 
Visitation  à  l'occasion  surtout  du  nouveau  cloître  dont  elle  entreprit 
d'embellir  son  couvent.  Ce  jeune  évêque  Cittadini,  alors  ûgé  de 
vingt-neuf  ans,  devint  amoureux  fou  de  cette  belle  abbesse.  Dans  le 
procès  qui  fut  dressé  un  an  plus  tard,  une  foule  de  religieuses,  en- 
tendues comme  témoins ,  rapportent  que  l'évêquc  multipliait  le  plus 
possible  ses  visites  au  couvent,  disant  souvent  à  leur  abbesse  :  «  Ail- 
leurs je  commande,  et,  je  l'avoue  à  ma  honte,  j'y  trouve  quelque 
plaisir;  auprès  de  vous,  j'obéis  comme  un  esclave,  mais  avec  un 
plaisir  qui  surpasse  de  bien  loin  celui  de  commander  ailleurs.  Je  me 
trouve  sous  l'influence  d'un  être  supérieur;  quand  je  l'essaierais ,  je 
ne  pourrais  avoir  d'autre  volonté  que  la  sienne ,  et  j'aimerais  mieux 
me  voir  pour  une  éternité  le  dernier  de  ses  esclaves ,  que  d'être  roi 
loin  de  ses  yeux.  » 


l'aBBESSE  de  CASTRO.  6il 

Les  témoins  rapportent  qu'au  milieu  de  ses  phrases  élégantes, 
souvent  l'abbesse  lui  ordonnait  de  se  taire,  et  en  des  termes  durs  et 
qui  montraient  le  mépris.  — A  vrai  dire,  continue  un  autre  témoin, 
madame  le  traitait  comme  un  domestique  ;  dans  ces  cas-là ,  le  pauvre 
évoque  baissait  les  yeux ,  se  mettait  à  pleurer,  mais  ne  s'en  allait 
point.  Il  trouvait  tous  les  jours  de  nouveaux  prétextes  pour  repa- 
raître au  couvent,  ce  qui  scandalisait  fort  les  confesseurs  des  reli- 
gieuses et  les  ennemies  de  l'abbesse.  Mais  madame  l'abbesse  était 
vivement  défendue  par  la  prieure,  son  amie  intime,  et  qui ,  sous  ses 
ordres  immédiats,  exerçait  le  gouvernement  intérieur. 

—  Vous  savez,  mes  nobles  sœurs,  disait  celle-ci,  que,  depuis  cette 
passion  contrariée  que  notre  abbesse  éprouva  dans  sa  première  jeu- 
nesse pour  un  soldat  d'aventure ,  il  lui  est  resté  beaucoup  de  bizar- 
rerie dans  les  idées  ;  mais  vous  savez  toutes  que  son  caractère  a  ceci 
de  remarquable ,  que  jamais  elle  ne  revient  sur  le  compte  des  gens 
pour  lesquels  elle  a  montré  du  mépris.  Or,  dans  toute  sa  vie  peut- 
être,  elle  n'a  pas  prononcé  autant  de  paroles  outrageantes  qu'elle  en  a 
adressé  en  notre  présence  au  pauvre  monsignor  Cittadini.  Tous  les 
jours ,  nous  voyons  celui-ci  subir  des  traitemens  qui  nous  font  rougir 
pour  sa  haute  dignité. 

—  Oui,  répondaient  les  religieuses  scandahsées,  mais  il  revient 
tous  les  jours  ;  donc ,  au  fond ,  il  n'est  pas  si  maltraité ,  et,  dans  tous 
les  cas,  cette  apparence  d'intrigue  nuit  à  la  considération  du  saint 
ordre  de  la  Visitation. 

Le  maître  le  plus  dur  n'adresse  pas  au  valet  le  plus  inepte  le  quart 
des  injures  dont  tous  les  jours  l'altière  abbesse  accablait  ce  jeune 
évoque  aux  façons  si  onctueuses  ;  mais  il  était  amoureux  et  avait 
apporté  de  son  pays  cette  maxime  fondamentale ,  qu'une  fois  une 
entreprise  de  ce  genre  commencée,  il  ne  faut  plus  s'inquiéter  que 
du  but,  et  ne  pas  regarder  les  moyens.  —  Au  bout  du  compte,  disait 
l'évêque  à  son  confident  César  del  Bene ,  le  mépris  est  [pour  l'amant 
qui  s'est  désisté  de  l'attaque  avant  d'y  être  contraint  par  des  moyens 
de  force  majeure. 

Maintenant  ma  triste  tâche  va  se  borner  à  donner  un  extrait  né- 
cessairement fort  sec  du  procès  à  la  suite  duquel  Hélène  trouva  la 
mort.  Ce  procès ,  que  j'ai  lu  dans  une  bibliothèque  dont  je  dois  taire 
le  nom,  ne  forme  pas  moins  de  huit  volumes  in-folio.  L'interroga- 
toire et  le  raisonnement  sont  en  langue  latine ,  les  réponses  en  ita- 
lien. J'y  vois  qu'au  mois  de  novembre  1572,  sur  les  onze  heures  du 
soir,  le  jeune  évêque  se  rendit  seul  à  la  porte  de  l'église  où  toute  la 

TOME  XVII.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

journée  les  fidèles  sont  admis;  l'abbesse  elle-même  lui  ouvrit  cette 
porte ,  et  lui  permit  de  la  suivre.  Elle  le  reçut  dans  une  chambre 
qu'elle  occupait  souvent  et  qui  communiquait  par  une  porte  secrète 
aux  tribunes  qui  régnent  sur  les  nefs  de  l'église.  Une  heure  s'était  à 
peine  écoulée  lorsque  l'évoque,  fort  surpris,  fut  renvoyé  chez  lui; 
Fabbesse  elle-même  le  reconduisit  à  la  porte  de  l'église ,  et  lui  dit  ces 
propres  paroles  : 

—  Retournez  à  votre  palais  et  quittez-moi  bien  vite.  Adieu,  monsei- 
(fiieur,  vous  me  faites  horreur;  il  me  semble  que  je  me  suis  donnée  à  un 
laquais. 

Toutefois,  trois  mois  après,  arriva  le  temps  du  carnaval.  Les  gens 
de  Castro  étaient  renommés  par  les  fêtes  qu'ils  se  donnaient  entre 
eux  à  cette  époque,  la  ville  entière  retentissait  du  bruit  des  masca- 
rades. Aucune  ne  manquait  de  passer  devant  une  petite  fenêtre 
qui  donnait  un  jour  de  souffrance  à  une  certaine  écurie  du  cou- 
vent. L'on  sent  bien  que  trois  mois  avant  le  carnaval  cette  écurie 
était  changée  en  salon ,  et  qu'elle  ne  désemplissait  pas  les  jours  de 
mascarade.  Au  milieu  de  toutes  les  folies  du  public,  l'évêque  vint  à 
passer  dans  son  carrosse;  l'abbesse  lui  fit  un  signe,  et,  la  nuit  suivante, 
à  une  heure,  il  ne  manqua  pas  de  se  trouver  à  la  porte  de  l'église.  H 
entra,  mais,  moins  de  trois  quarts  d'heure  après,  il  fut  renvoyé  avec 
colère.  Depuis  le  premier  rendez-vous,  au  mois  de  novembre,  il  con- 
tinuait à  venir  au  couvent  à  peu  près  tous  les  huit  jours.  On  trouvait 
sur  sa  figure  un  petit  air  de  triomphe  et  de  sottise  qui  n'échappait  à 
personne  ,  mais  qui  avait  le  privilège  de  choquer  grandement  le  ca- 
ractère altier  de  la  jeune  abbesse.  Le  lundi  de  Pâques,  entre  autres 
jours,  elle  le  traita  comme  le  dernier  des  hommes,  et  lui  adressa  des 
paroles  que  le  plus  pauvre  des  hommes  de  peine  du  couvent  n'eût 
pas  supportées.  Toutefois,  peu  de  jours  après,  elle  lui  fit  un  si- 
gne à  la  suite  duquel  le  bel  évêque  ne  manqua  pas  de  se  trouver,  à 
minuit,  à  la  porte  de  l'église;  elle  l'avait  fait  venir  pour  lui  appren- 
dre qu'elle  était  enceinte.  A  cette  annonce,  dit  le  procès,  le  beau 
jeune  homme  pâlit  d'horreur  et  devint  tout-à-fait  stupide  de  peur. 
L'abbesse  eut  la  fièvre;  elle  fit  appeler  le  médecin ,  et  ne  lui  fit  point 
mystère  de  son  état.  Cet  homme  connaissait  le  caractère  généreux 
de  la  malade ,  et  lui  promit  de  la  tirer  d'affaire.  Il  commença  par  la 
mettre  en  relation  avec  une  femme  du  peuple  jeune  et  jolie,  qui,  sans 
porter  le  titre  de  sage-femme,  en  avait  les  talens.  Son  mari  était  bou- 
langer. Hélène  fut  contente  de  la  conversation  de  cette  femme ,  qui 
lui  déclara  que,  pour  l'exécution  des  projets  à  l'aide  desquels  elle  es- 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  &lS( 

pérait  la  sauver,  il  était  nécessaire  qu'elle  eût  deux  confidentes  dans 
le  couvent. 

—  Une  femme  comme  vous ,  à  la  bonne  heure ,  mais  une  de  mes 
égales  !  non  ;  sortez  de  ma  présence. 

La  sage-femme  se  retira.  Mais,  quelques  heures  plus  tard ,  Hélène, 
ne  trouvant  pas  prudent  de  s'exposer  aux  bavardages  de  cette  femme, 
fit  appeler  le  médecin ,  qui  la  renvoya  au  cmivent  où  elle  fut  traitée 
généreusement.  Cette  femme  jura  que  même ,  non  rappelée,  elle 
n'eût  jamais  divulgué  le  secret  confié;  mais  elle  déclara  de  nouveau 
que,  s'il  n'y  avait  pas  dans  l'intérieur  du  couvent  deux  femmes  dé- 
vouées aux  intérêts  de  l'abbesse  et  sachant  tout,  elle  ne  pouvait  se 
mêler  de  rien.  (  Sans  doute  elle  songeait  à  l'accusation  d'infanticide.  ) 
Après  y  avoir  beaucoup  réfléchi ,  l'abbesse  résolut  de  confier  ce  terri- 
ble secret  à  madame  Victoire,  prieure  du  couvent,  de  la  noble  famille 
des  ducs  de  C....,  et  à  madame  Bernarde,  fille  du  marquis  P....  Elle 
leur  fit  jurer  sur  leurs  bréviaires  de  ne  jamais  dire  un  mot,  même  au 
tribunal  de  la  pénitence,  de  ce  qu'elle  allait  leur  confier.  Ces  dames 
restèrent  glacées  de  terreur.  Elles  avouent ,  dans  leurs  interrogatoires , 
que,  préoccupées  du  caractère  si  altier  de  leur  abbesse,  elles  s'atten- 
dirent à  l'aveu  de  quelque  meurtre.  L'abbesse  leur  dit  d'un  air  simple 
et  froid  : 

—  J'ai  manqué  à  tous  mes  devoirs ,  je  suis  enceinte. 

Madame  Victoire ,  la  prieure,  profondément  émue  et  troublée  par 
l'amitié  qui,  depuis  tant  d'années,  l'unissait  à  Hélène,  et  non  poussée 
par  une  vaine  curiosité,  s'écria  les  larmes  aux  yeux  : 

—  Quel  est  donc  l'imprudent  qui  a  commis  ce  crime? 

—  .le  ne  l'ai  pas  dit  même  à  mon  confesseur;  jugez  si  je  veux  le 
dire  à  vous  ! 

Ces  deux  dames  délibérèrent  aussitôt  sur  les  moyens  de  cacher  ce 
fatal  secret  au  reste  du  couvent.  Elles  décidèrent  d'abord  que  le  lit 
de  l'abbesse  serait  transporté  de  sa  chambre  actuelle ,  lieu  tout-à- 
fait  central ,  à  la  pharmacie  que  l'on  venait  d'établir  dans  l'endroit  le 
plus  reculé  du  couvent ,  au  troisième  étage  du  grand  bâtiment  élevé 
par  la  générosité  d'Hélène.  C'est  dans  ce  lieu  que  l'abbesse  donna  le 
jour  à  un  enfant  mAle.  Depuis  trois  semaines  la  femme  du  boulanger 
était  cachée  dans  l'appartement  de  la  prieure.  Comme  cette  femme 
marchait  avec  rapidité  le  long  du  cloître  emportant  l'enfant,  celui-ci 
jeta  des  cris,  et,  dans  sa  terreur,  cette  femme  se  réfugia  dans  la  cave. 
Une  heure  après,  madame  Bernarde,  aidée  du  médecin,  parvint  à 
ouvrir  une  petite  porte  du  jardin ,  la  femme  du  boulanger  sortit  rapi- 

41. 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dément  du  couvent  et  bientôt  après  de  la  ville.  Arrivée  en  rase  cam- 
pagne et  poursuivie  par  une  terreur  panique,  elle  se  réfugia  dans  une 
grotte  que  le  hasard  lui  fit  rencontrer  dans  certains  rochers.  L'abbesse 
écrivit  à  César  del  Bene,  confident  et  premier  valet  de  chambre  de 
l'évoque,  qui  courut  à  la  grotte  qu'on  lui  avait  indiquée;  il  était  à 
cheval  :  il  prit  l'enfant  dans  ses  bras ,  et  partit  au  galop  pour  Monte- 
fiascone.  L'enfant  fut  baptisé  dans  l'église  de  Sainte-Marguerite,  et 
reçut  le  nom  d'Alexandre.  L'hôtesse  du  lieu  avait  procuré  une  nour- 
rice à  laquelle  César  remit  huit  écus  :  beaucoup  de  femmes,  s'étant 
rassemblées  autour  de  l'église  pendant  la  cérémonie  du  baptême , 
demandèrent  à  grands  cris  au  seigneur  César  le  nom  du  père  de 
l'enfant. 

—  C'est  un  grand  seigneur  de  Rome,  leur  dit-il,  qui  s'est  permis 
d'abuser  d'une  pauvre  villageoise  comme  vous.  Et  il  disparut. 

VIL 

Tout  allait  bien  jusque-là  dans  cet  immense  couvent,  habité  par 
plus  de  trois  cents  femmes  curieuses;  personne  n'avait  rien  vu,  per- 
sonne n'avait  rien  entendu.  Mais  l'abbesse  avait  remis  au  médecin 
quelques  poignées  de  sequins  nouvellement  frappés  à  la  monnaie 
de  Rome.  Le  médecin  donna  plusieurs  de  ces  pièces  à  la  femme  du 
boulanger.  Cette  femme  était  jolie  et  son  mari  jaloux;  il  fouilla  dans 
sa  malle,  trouva  ces  pièces  d'or  si  brillantes,  et,  les  croyant  le  prix 
de  son  déshonneur,  la  força ,  le  couteau  sur  la  gorge,  à  dire  d'où  elles 
provenaient.  Après  quelques  tergiversations,  la  femme  avoua  la  vé- 
rité, et  la  paix  fut  faite.  Les  deux  époux  en  vinrent  à  délibérer  sur 
l'emploi  d'une  telle  somme.  La  boulangère  voulait  payer  quelques 
dettes;  mais  le  mari  trouva  plus  beau  d'acheter  un  mulet,  ce  qui  fut 
fait.  Ce  mulet  fit  scandale  dans  le  quartier,  qui  connaissait  bien  la 
pauvreté  des  deux  époux.  Toutes  les  commères  de  la  ville,  amies  et 
ennemies ,  venaient  successivement  demander  à  la  femme  du  bou- 
langer quel  était  l'amant  généreux  qui  l'avait  mise  à  même  d'acheter 
un  mulet.  Cette  femme,  irritée,  répondait  quelquefois  en  racontant  la 
vérité.  Un  jour  que  César  del  Bene  était  allé  voir  l'enfant,  et  revenait 
rendre  compte  de  sa  visite  à  l'abbesse ,  celle-ci,  quoique  fort  indis- 
posée, se  traîna  jusqu'à  la  grille,  et  lui  fit  des  reproches  sur  le  peu  de 
discrétion  des  agens  employés  par  lui.  De  son  côté ,  l'évêque  tomba 
malade  de  peur;  il  écrivit  à  ses  frères  à  Milan  pour  leur  raconter  l'in- 
juste accusation  à  laquelle  il  était  en  butte;  il  les  engageait  à  venir 


L'aBBESSE  de  CASTRO.  645 

à  son  secours.  Quoique  gravement  indisposé ,  il  prit  la  résolution  de 
quitter  Castro;  mais,  avant  de  partir,  il  écrivit  à  l'abbesse  : 

«  Vous  saurez  déjà  que  tout  ce  qui  a  été  fait  est  public.  Ainsi,  si 
vous  prenez  intérêt  à  sauver  non-seulement  ma  réputation,  mais 
peut-être  ma  vie,  et  pour  éviter  un  plus  grand  scandale,  vous  pouvez 
inculper  Jean-Baptiste  Doleri ,  mort  depuis  peu  de  jours;  que  si,  par 
ce  moyen,  vous  ne  réparez  pas  votre  honneur,  le  mien  du  moins  ne 
courra  plus  aucun  péril.  » 

L'évêque  appela  don  Luigi,  confesseur  du  monastère  de  Castro  : 

—  Remettez  ceci ,  lui  dit-il ,  dans  les  propres  mains  de  madame 
l'abbesse. 

Celle-ci ,  après  avoir  lu  cet  infâme  billet,  s'écria  devant  tout  ce  qui 
se  trouvait  dans  la  chambre  : 

—  Ainsi  méritent  d'être  traitées  les  vierges  folles  qui  préfèrent  la 
beauté  du  corps  à  celle  de  l'aine! 

Le  bruit  de  tout  ce  qui  se  passait  à  Castro  parvint  rapidement  aux 
oreilles  du  terrible  cardinal  Farnèse  (  il  se  donnait  ce  caractère  depuis 
quelques  années,  parce  qu'il  espérait,  dans  le  prochain  conclave, 
avoir  l'appui  des  cardinaux  zelanti).  Aussitôt  il  donna  l'ordre  au  po- 
destat de  Castro  de  faire  arrêter  l'évêque  Cittadini.  Tous  les  domes- 
tiques de  celui-ci,  craignant  la  question,  prirent  la  fuite.  Le  seul 
César  del  Bene  resta  fidèle  à  son  maître ,  et  lui  jura  qu'il  mourrait 
dans  les  tourmens  plutôt  que  de  rien  avouer  qui  pût  lui  nuire.  Cit- 
tadini, se  voyant  entouré  de  gardes  dans  son  palais,  écrivit  de  nou- 
veau à  ses  frères,  qui  arrivèrent  de  Milan  en  toute  hâte.  Ils  le  trou- 
vèrent détenu  dans  la  prison  de  Ronciglione. 

Je  vois  dans  le  premier  interrogatoire  de  l'abbesse  que,  tout  en 
avouant  sa  faute ,  elle  nia  avoir  eu  des  rapports  avec  monseigneur 
l'évêque;  son  complice  avait  été  Jean-Baptiste  Doleri,  avocat  du 
couvent. 

Le  9  septembre  1573,  Grégoire  XIII  ordonna  que  le  procès  fût  fait 
en  toute  hâte  et  en  toute  rigueur.  Un  juge  criminel,  un  fiscal  et  un 
commissaire  se  transportèrent  à  Castro  et  à  Ronciglione.  César  del 
Bene,  premier  valet  de  chambre  de  l'évêque,  avoue  seulement  avoir 
porté  un  enfant  chez  une  nourrice.  On  l'interroge  en  présence  de 
mesdames  Victoire  et  Bernarde.  On  le  met  à  la  torture  deux  jours  de 
suite;  il  souffre  horriblement;  mais,  fidèle  à  sa  parole,  il  n'avoue 
que  ce  qu'il  est  impossible  de  nier,  et  le  fiscal  ne  peut  rien  tirer  de  lui. 

Quand  vient  le  tour  de  mesdames  Victoire  et  Bernarde,  qui  avaient 
été  témoins  des  tortures  infligées  à  César,  elles  avouent  tout  ce  qu'elles 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  fait.  Toutes  les  religieuses  sont  interrogées  sur  le  nom  de  l'auteur 
du  crime;  la  plupart  répondent  avoir  ouï  dire  que  c'est  monseigneur 
l'évoque.  Une  des  sœurs  portières  rapporte  les  paroles  outrageantes 
que  l'abbesse  avait  adressées  à  l'évêque  en  le  mettant  à  la  porte  de 
l'église.  Elle  ajoute  :  «  Quand  on  se  parle  sur  ce  ton ,  c'est  qu'il  y  a 
bien  long-temps  que  l'on  fait  l'amour  ensemble.  En  effet,  monsei- 
gneur l'évoque,  ordinairement  remarquable  par  l'excès  de  sa  suffi- 
sance, avait,  en  sortant  de  l'église,  l'air  tout  penaud.  » 

L'une  des  religieuses,  interrogée  en  présence  de  l'instrument  des 
tortures,  répond  que  l'auteur  du  crime  doit  être  le  chat,  parce  que 
l'abbesse  le  tient  continuellement  dans  ses  bras  et  le  caresse  beau- 
coup. Une  autre  religieuse  prétend  que  l'auteur  du  crime  devait  être 
le  vent,  parce  que  les  jours  où  il  fait  du  vent  l'abbesse  est  heureuse 
et  de  bonne  humeur  ;  elle  s'expose  à  l'action  du  vent  sur  un  belvéder 
qu'elle  a  fait  construire  exprès;  et,  quand  on  va  lui  demander  une 
grâce  en  ce  lieu,  jamais  elle  ne  la  refuse.  La  femme  du  boulangei, 
la  nourrice,  les  commères  de  Montefiascone ,  effrayées  par  les  tor- 
tures qu'elles  avaient  vu  infligera  César,  disent  la  vérité. 

Le  jeune  évèque  était  malade  ou  faisait  le  malade  à  Ronciglione, 
ce  qui  donna  l'occasion  à  ses  frères ,  soutenus  par  le  crédit  et  par  les 
moyens  d'inlîuence  de  la  signorade  Campireali,  de  se  jeter  plusieurs 
fois  aux  pieds  du  pape ,  et  de  lui  demander  que  la  procédure  fût  sus- 
pendue jusqu'à  ce  que  l'évêque  eut  recouvré  la  santé.  Sur  quoi  le 
terrible  cardinal  Farnèse  augmenta  le  nombre  des  soldats  qui  le  gar- 
daient dans  sa  prison.  L'évêque  ne  pouvant  être  interrogé,  les  com- 
missaires commençaient  toutes  leurs  séances  par  faire  subir  un  nou- 
vel interrogatoire  à  l'abbesse;  un  jour  que  sa  mère  lui  avait  fait  dire 
d'avoir  bon  courage  et  de  continuer  à  tout  nier,  elle  avoua  tout. 

—  Pourquoi  avez-vous  d'abord  inculpé  Jean-Baptiste  Doleri? 

—  Par  pitié  pour  la  lâcheté  de  l'évêque  ;  et  d'ailleurs,  s'il  parvient 
à  sauver  sa  chère  vie,  il  pourra  donner  des  soins  à  mon  fils. 

Après  cet  aveu ,  on  enferma  l'abbesse  dans  une  chambre  du  cou- 
vent de  Castro,  dont  les  murs,  ainsi  que  la  voûte,  avaient  huit  pieds 
d'épaisseur:  les  religieuses  ne  parlaient  de  ce  cachot  qu'avec  terreur, 
et  il  était  ccnnu  sous  le  nom  de  la  chambre  des  moines;  l'abbesse  y 
fut  gardée  à  vue  par  trois  femmes. 

La  santé  de  l'évêque  s'étant  un  peu  améliorée,  trois  cents  sbires  ou 
soldats  vinrent  le  prendre  à  Ronciglione,  et  il  fut  transporté  à  Rome 
en  litière;  on  le  déposa  à  la  prison  appelée  Corte  Savella.  Peu  de 
jours  après ,  les  religieuses  aussi  furent  amenées  à  Rome  ;  l'abbesse 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  647 

fut  placée  dans  le  monastère  de  Sainte-Marthe.  Quatre  religieuses 
étaient  inculpées  :  mesdames  Victoire  et  Bernarde ,  la  sœur  chargée 
du  tour  et  la  portière ,  qui  avait  entendu  les  paroles  outrageantes 
adressées  à  l'évêque  par  l'abhesse. 

L'évêque  fut  interrogé  par  Vaiuliteiir  de  la  chambre,  l'un  des  pre- 
miers personnages  de  l'ordre  judiciaire.  On  remit  de  nouveau  à  la 
torture  le  pauvre  César  del  Bene,  qui  non-seulement  n'avoua  rien, 
mais  dit  des  choses  qui  faisaient  de  la  peine  au  ministère  public, 
ce  qui  lui  valut  une  nouvelle  séance  de  torture.  Ce  supplice  prélimi- 
naire fut  également  infligé  à  mesdames  Victoire  et  Bernarde.  L'évê- 
que niait  tout  avec  sottise,  mais  avec  une  belle  opiniâtreté  ;  il  rendait 
compte  dans  le  plus  grand  détail  de  tout  ce  qu'il  avait  fait  dans  les 
trois  soirées  évidemment  passées  auprès  de  l'abbessc. 

Enfin,  l'on  confronta  l'abbesse  avec  l'évêque;  et,  quoiqu'elle  dît 
constamment  la  vérité,  on  la  soumit  à  la  torture.  Comme  elle  répé- 
tait ce  qu'elle  avait  toujours  dit  depuis  son  premier  aveu,  l'évêque, 
fidèle  à  son  rôle,  lui  adressa  des  injures. 

Après  plusieurs  autres  mesures  raisonnables  au  fond ,  mais  enta- 
chées de  cet  esprit  de  cruauté  qui,  après  les  règnes  de  Charles-Quint 
et  de  Philippe  II,  prévalait  trop  souvent  dans  les  tribunaux  d'Italie, 
l'évêque  fut  condamné  à  subir  une  prison  perpétuelle  au  château 
Saint-Ange;  l'abbesse  fut  condamnée  à  être  détenue  toute  la  vie 
dans  le  couve'lit  de  Sainte-Marthe,  où  elle  se  trouvait.  Mais  déjà  la 
signora  de  CampireaH  avait  entrepris,  pour  sauver  sa  fille,  de  faire 
creuser  un  passage  souterrain.  Ce  passage  partait  de  l'un  des  égouts 
laissés  par  la  magnificence  de  l'ancienne  Rome ,  et  devait  aboutir  au 
caveau  profond  où  l'on  plaçait  les  dépouilles  mortelles  des  reli- 
gieuses de  Sainte-Marthe.  Ce  passage,  large  de  deux  pieds  à  peu  près, 
avait  des  parois  de  planches  pour  soutenir  les  terres  à  droite  et  à 
gauche,  et  on  lui  donnait  pour  voûte,  à  mesure  que  l'on  avançait, 
deux  planches  placées  comme  les  jambages  d'un  A  majuscule. 

On  pratiquait  ce  souterrain  à  trente  pieds  de  profondeur  à  peu 
près.  Le  point  important  était  de  le  diriger  dans  le  sens  convenable; 
à  chaque  instant,  des  puits  et  des  fondemens  d'anciens  édifices  obli- 
geaient les  ouvriers  à  se  détourner.  Une  autre  grande  difficulté,  c'é- 
taient les  déblais  dont  on  ne  savait  que  faire;  il  paraît  qu'on  les  semait 
pendant  la  nuit  dans  toutes  les  rues  de  Rome.  On  était  étonné  de 
cette  quantité  de  terre  qui  tombait  pour  ainsi  dire  du  ciel. 

Quelques  grosses  sommes  que  la  signora  de  Campireali  dépensât 
pour  essayer  de  sauver  sa  fille,  son  passage  souterrain  eût  sans  doute 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  découvert;  mais  le  pape  Grégore  XIII  vint  à  mourir  en  1585,  et 
le  règne  du  désordre  commença  avec  le  siège  vacant. 

Hélène  était  fort  mal  à  Sainte-Marthe;  on  peut  penser  si  de  simples 
religieuses  assez  pauvres  mettaient  du  zèle  à  vexer  une  abbesse  fort 
riche  et  convaincue  d'un  tel  crime,  Hélène  attendait  avec  empresse- 
ment le  résultat  des  travaux  entrepris  par  sa  mère.  Mais  tout-à-coup 
son  cœur  éprouva  d'étranges  émotions.  Il  y  avait  déjà  six  mois  que 
Fabrice  Colonna,  voyant  l'état  chancelant  de  la  santé  de  Grégoire  Xlil 
et  ayant  de  grands  projets  pour  l'interrègne,  avait  envoyé  un  de  ses 
officiers  à  Jules  Branciforte,  maintenant  si  connu  dans  les  armées 
espagnoles  sous  le  nom  de  colonel  Lizzara.  Il  le  rappelait  en  Italie; 
.fuies  brûlait  de  revoir  son  pays.  Il  débarqua  sous  un  nom  supposé  à 
Pescara ,  petit  port  de  l'Adriatique  sous  Chietti ,  dans  les  Abruzzes,  et 
par  les  montagnes  il  vint  jusqu'à  la  PetrcUa.  La  joie  du  prince  étonna 
tout  le  monde.  Il  dit  à  Jules  qu'il  l'avait  fait  appeler  pour  faire  de 
lui  son  successeur  et  lui  donner  le  commandement  de  ses  soldats.  A 
quoi  Branciforte  répondit  que,  militairement  parlant,  l'entreprise 
ne  valait  plus  rien,  ce  qu'il  prouva  facilement;  si  jamais  l'Espagne  le 
voulait  sérieusement,  en  six  mois,  et  à  peu  de  frais,  elle  détruirait 
tous  les  soldats  d'aventure  de  l'Italie. 

—  Mais ,  après  tout,  ajouta  le  jeune  Branciforte,  si  vous  le  voulez, 
mon  prince,  je  suis  prêt  à  marcher.  Vous  trouverez  toujours  en  moi 
le  successeur  du  brave  Ranuce  tué  aux  Giampi. 

Avant  l'arrivée  de  Jules,  le  prince  avait  ordonné,  comme  il  savait 
ordonner,  que  personne  dans  la  Petrellane  s'avisât  de  parler  de  Cas- 
tro et  du  procès  de  l'abbesse;  la  peine  de  mort,  sans  aucune  rémis- 
sion ,  était  placée  en  perspective  du  moindre  bavardage.  Au  milieu 
des  transports  d'amitié  avec  lesquels  il  reçut  Branciforte ,  il  lui  de- 
manda de  ne  point  aller  à  Albano  sans  lui ,  et  sa  façon  d'effectuer  ce 
voyage  fut  de  faire  occuper  la  ville  par  mille  de  ses  gens  et  de  placer 
une  avant-garde  de  douze  cents  hommes  sur  la  route  de  Rome.  Qu'on 
juge  de  ce  que  devint  le  pauvre  Jules,  lorsque  le  prince,  ayant  fait 
appeler  le  vieux  Scotti,  qui  vivait  encore,  dans  la  maison  où  il  avait 
placé  son  quartier-général ,  le  fit  monter  dans  la  chambre  où  il  se 
trouvait  avec  Branciforte.  Dès  que  les  deux  amis  se  furent  jetés  dans 
les  bras  l'un  de  l'autre  : 

—  Maintenant ,  pauvre  colonel ,  dit-il  à  Jules ,  attends-toi  à  ce  qu'il 
y  a  de  pis. 

Sur  quoi  il  souffla  la  chandelle  et  sortit  en  enfermant  à  clé  les 
deux  amis. 


l'ABBESSE  de  CASTRO.  649 

Le  lendemain,  Jules,  qui  ne  voulut  pas  sortir  de  sa  chambre,  en- 
voya demander  au  prince  la  permission  de  retourner  à  la  Petrella ,  et 
de  ne  pas  le  voir  de  quelques  jours.  Mais  on  vint  lui  rapporter  que  le 
prince  avait  disparu,  ainsi  que  ses  troupes.  Dans  la  nuit,  il  avait  ap- 
pris la  mort  de  Grégoire  XIII;  il  avait  oublié  son  ami  Jules  et  cou- 
rait la  campagne.  Il  n'était  resté  autour  de  Jules  qu'une  trentaine 
d'hommes  appartenant  à  l'ancienne  compagnie  de  Ranuce.  L'on  sait 
assez  qu'en  ce  temps-là,  pendant  le  siège  vacant,  les  lois  étaient 
muettes,  chacun  songeait  à  satisfaire  ses  passions,  et  il  n'y  avait  de 
force  que  la  force;  c'est  pourquoi ,  avant  la  fin  de  la  journée,  le  prince 
Colonna  avait  déjà  fait  pendre  plus  de  cinquante  de  ses  ennemis. 
Quant  à  Jules,  quoiqu'il  n'eût  pas  quarante  hommes  avec  lui,  il  osa 
marcher  vers  Rome. 

Tous  les  domestiques  de  l'abbesse  de  Castro  lui  avaient  été  fidèles  ; 
ils  s'étaient  logés  dans  les  pauvres  maisons  voisines  du  couvent  de 
Sainte-Marthe.  L'agonie  de  Grégoire  XIII  avait  duré  plus  d'une  se- 
maine; la  signora  de  Campireali  attendait  impatiemment  les  journées 
de  trouble  qui  allaient  suivre  sa  mort  pour  faire  attaquer  les  derniers 
cinquante  pas  de  son  souterrain.  Comme  il  s'agissait  de  traverser  les 
caves  de  plusieurs  maisons  habitées,  elle  craignait  fort  de  ne  pouvoir 
dérober  au  public  la  fin  de  son  entreprise. 

Dès  le  surlendemain  de  l'arrivée  de  Branciforte  à  la  Petrella,  les 
trois  anciens  hravi  de  Jules,  qu'Hélène  avait  pris  à  son  service,  sem- 
blèrent atteints  de  folie.  Quoique  tout  le  monde  ne  sût  que  trop 
qu'elle  était  au  secret  le  plus  absolu ,  et  gardée  par  des  religieuses 
qui  la  haïssaient,  Ugone,  l'un  des  bravi,  vint  à  la  porte  du  couvent, 
et  fit  les  instances  les  plus  étranges  pour  qu'on  lui  permît  de  voir  sa 
maîtresse,  et  sur-le-champ.  11  fut  repoussé  et  jeté  à  la  porte.  Dans 
son  désespoir  cet] homme  y  resta,  et  se  mit  à  donner  un  bajoc  (un 
sou)  à  chacune  des  personnes  attachées  au  service  de  la  maison  qui 
entraient  ou  sortaient,  en  leur  disant  ces  précises  paroles  :  lirjouissez- 
vous  avec  moi;  le  signor  Jules  Branciforte  est  arrivé,  il  est  vivant  : 
dites  cela  à  vos  amis. 

Les  deux  camarades  d'Ugone  passèrent  la  journée  à  lui  apporter 
des  bajocs,  et  ils  ne  cessèrent  d'en  distribuer  jour  et  nuit,  en  disant 
toujours  les  mômes  paroles,  que  lorsqu'il  ne  leur  en  resta  plus  un 
seul.  Mais  les  trois  hrari,  se  relevant  l'un  l'autre,  ne  continuèrent 
pas  moins  à  monter  la  garde  à  la  porte  du  couvent  de  Sainte-Marthe, 
adressant  toujours  aux  passans  les  mêmes  paroles  suivies  de  grandes 
.«alutations  :  Le  seigneur  Jules  est  arrivé,  etc. 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'idée  de  ces  braves  gens  eut  du  succès  :  moins  de  trente-six  heures 
après  le  premier  bajoc  distribué,  la  pauvre  Hélène,  au  secret ,  au  fond 
de  son  cachot,  savait  que  Jules  était  vivant;  ce  mot  la  jeta  dans  une 
sorte  de  frénésie  :  —  0  ma  mère,  s'écriait-elle,  m'avez-vous  fait  assez 
de  mal!  —  Quelques  heures  plus  tard,  l'étonnante  nouvelle  lui  fut 
confirmée  par  la  petite  Marietta ,  qui ,  en  faisant  le  sacrifice  de  tous 
ses  bijoux  d'or,  obtint  la  permission  de  suivre  la  sœur  tourière  qui 
apportait  ses  repas  à  la  prisonnière.  Hélène  se  jeta  dans  ses  bras  en 
pleurant  de  joie. 

—  Ceci  est  bien  beau ,  lui  dit-elle ,  mais  je  ne  resterai  plus  guère 
avec  toi. 

—  Certainement  !  lui  dit  Marietta.  Je  pense  bien  que  le  temps  de 
ce  conclave  ne  se  passera  pas  sans  que  votre  prison  ne  soit  changée 
en  un  simple  exil. 

— Ah  !  ma  chère,  revoir  Jules  !  et  le  revoir,  moi  coupable! 

Au  milieu  de  la  troisième  nuit  qui  suivit  cet  entretien ,  une  partie 
du  pavé  de  l'église  s'enfonça  avec  un  grand  bruit  ;  les  religieuses  de 
Sainte-Marthe  crurent  que  le  couvent  allait  s'abîmer.  Le  trouble  fut 
extrême,  tout  le  monde  criait  au  tremblement  de  terre.  Une  heure 
environ  après  la  chute  du  pavé  de  marbre  de  l'église ,  la  signora  de 
Campireali ,  précédée  par  les  trois  bravi  au  service  d'Hélène,  pénétra 
dans  le  cachot  par  le  souterrain. 

—  Victoire  !  victoire!  madame,  criaient  les  bravi. 

Hélène  eut  une  peur  mortelle;  elle  crut  que  Jules  Branciforte  était 
avec  eux.  Elle  fut  bien  rassurée ,  et  ses  traits  reprirent  leur  expres- 
sion sévère,  lorsqu'ils  lui  dirent  qu'ils  n'accompagnaient  que  la 
signora  de  Campireali,  et  que  Jules  n'était  encore  que  dans  Albano, 
qu'il  venait  d'occuper  avec  plusieurs  milliers  de  soldats. 

Après  quelques  instans  d'attente,  la  signora  de  Campireali  parut; 
elle  marchait  avec  beaucoup  de  peine,  donnant  le  bras  à  son  écuyer, 
qui  était  en  grand  costume  et  l'épée  au  côté  ;  mais  son  habit  magni- 
fique était  tout  souillé  de  terre. 

—  0  ma  chère  Hélène ,  je  viens  te  sauver!  s'écria  la  signora  de 
CampireaU. 

—  Et  qui  vous  dit  que  je  veuille  être  sauvée? 

La  signora  de  Campireali  restait  étonnée;  elle  regardait  sa  fille 
avec  de  grands  yeux;  elle  parut  fort  agitée. 

—  Eh  bien  î  ma  chère  Hélène ,  dit-elle  enfin ,  la  destinée  me  force 
à  t'avouer  une  action  bien  naturelle  peut-être ,  après  les  malheurs 


l'ABBESSE   de  CASTRO.  651 

autrefois  arrivés  dans  notre  famille ,  mais  dont  je  me  repens  et  que 
je  te  prie  de  me  pardonner  :  Jules....  Branciforte....  est  vivant.... 

—  Et  c'est  parce  qu'il  vit  que  je  ne  veux  pas  vivre. 

La  signora  de  Campireali  ne  comprenait  pas  d'abord  le  langage 
de  sa  fille,  puis  elle  lui  adressa  les  supplications  les  plus  tendres;  mais 
elle  n'obtenait  pas  de  réponse  :  Hélène  s'était  tournée  vers  son  cru- 
cifix et  priait  sans  l'écouter.  Ce  fut  en  vain  que  pendant  une  heure 
entière  la  signora  de  Campireali  fit  les  derniers  efforts  pour  obtenir 
une  parole  ou  un  regard.  Enfin  ,  sa  fille  ,  impatientée ,  lui  dit  : 

—  C'est  sous  le  marbre  de  ce  crucifix  qu'étaient  cachées  ses  lettres, 
dans  ma  petite  chambre  d'Albano  ;  il  eût  mieux  valu  me  laisser  poi- 
gnarder par  mon  père!  Sortez,  et  laissez-moi  de  l'or. 

La  signora  de  Campireali  voulant  continuer  à  parler  à  sa  fille, 
malgré  les  signes  d'effroi  que  lui  adressait  son  écuyer,  Hélène  s'im- 
patienta. 

—  Laissez-moi ,  du  moins ,  une  heure  de  liberté  ;  vous  avez  em^ 
poisonné  ma  vie ,  vous  voulez  aussi  empoisonner  ma  mort. 

—  Nous  serons  encore  maîtres  du  souterrain  pendant  deux  ou  trois 
heures  ;  j'ose  espérer  que  tu  te  raviseras,  s'écria  la  signora  de  Campi- 
reali fondant  en  larmes.  Et  elle  reprit  la  route  du  souterrain. 

—  Ugone,  reste  auprès  de  moi,  dit  Hélène  à  l'un  de  ses  hravi,  et 
sois  bien  armé,  mon  garçon  ,  car  peut-être  il  s'agira  de  me  défendre. 
Voyons  ta  dague,  ton épée,  ton  poignard! 

Le  vieux  soldat  lui  montra  ces  armes  en  bon  état. 

—  Eh  bien  !  tiens-toi  là  en  dehors  de  ma  prison  ;  je  vais  écrire  à 
Jules  une  longue  lettre  que  tu  lui  remettras  toi-même;  je  ne  veux 
pas  qu'elle  passe  par  d'autres  mains  que  les  tiennes,  n'ayant  rien 
pour  la  cacheter.  Tu  peux  lire  tout  ce  que  contiendra  cette  lettre. 
Mets  dans  tes  poches  tout  cet  or  que  ma  mère  vient  de  laisser,  je  n'ai 
besoin  pour  moi  que  de  cinquante  sequins;  place-les  sur  mon  Ut. 

Après  ces  paroles,  Hélène  se  mit  à  écrire. 

«  Je  ne  doute  point  de  toi ,  mon  cher  Jules;  si  je  m'en  vais,  c'est 
que  je  mourrais  de  douleur  dans  tes  bras ,  en  voyant  quel  eût  été 
mon  bonheur  si  je  n'eusse  pas  commis  une  faute.  Ne  va  pas  croire 
que  j'aie  jamais  aimé  aucun  être  au  monde  après  toi  ;  bien  loin  de  là, 
mon  cœur  était  rempli  du  plus  vif  mépris  pour  l'homme  que  j'ad- 
mettais dans  ma  chambre.  Ma  faute  fut  uniquement  d'ennui ,  et ,  si 
l'on  veut,  de  libertinage.  Songe  que  mon  esprit,  fort  affaibli  depuis  la 
tentative  inutile  que  je  fis  à  la  Petrella ,  où  le  prince  que  je  vénérais, 
parce  que  tu  l'aimais,  me  reçut  si  cruellement;  songe,  dis-je,  que 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mon  esprit  fort  affaibli  fut  assiégé  par  douze  années  de  mensonges. 
Tout  ce  qui  m'environnait  était  faux  et  menteur,  et  je  le  savais.  Je 
reçus  d'abord  une  trentaine  de  lettres  de  toi  ;  juge  des  transports 
avec  lesquels  j'ouvris  les  premières!  mais,  en  les  lisant,  mon  cœur 
se  glaçait.  J'examinais  cette  écriture ,  je  reconnaissais  ta  main , 
mais  non  ton  cœur.  Songe  que  ce  premier  mensonge  a  dérangé 
l'essence  de  ma  vie ,  au  point  de  me  faire  ouvrir  sans  plaisir  une 
lettre  de  ton  écriture  !  La  détestable  annonce  de  ta  mort  acheva 
de  tuer  en  moi  tout  ce  qui  restait  encore  des  temps  heureux  de 
notre  jeunesse.  Mon  premier  dessein ,  comme  tu  le  comprends  bien , 
fut  d'aller  voir  et  toucher  de  mes  mains  la  plage  du  Mexique  où 
l'on  disait  que  les  sauvages  t'avaient  massacré;  si  j'eusse  suivi  cette 
pensée....  nous  serions  heureux  maintenant,  car,  à  Madrid,  quels 
que  fussent  le  nombre  et  l'adresse  des  espions  qu'une  main  vigi- 
lante eût  pu  semer  autour  de  moi ,  comme  de  mon  côté  j'eusse  in- 
téressé toutes  les  âmes  dans  lesquelles  il  reste  encore  un  peu  de 
pitié  et  de  bonté ,  il  est  probable  que  je  serais  arrivée  à  la  vérité  ;  car 
déjà ,  mon  Jules,  tes  belles  actions  avaient  fixé  sur  toi  l'attention  du 
monde,  et  peut-être  quelqu'un  à  Madrid  savait  que  tu  étais  Branci- 
forte.  Veux-tu  que  je  te  dise  ce  qui  empêcha  notre  bonheur?  D'abord 
le  souvenir  de  l'atroce  et  humiliante  réception  que  le  prince  m'avait 
faite  à  la  Petrella;  que  d'ostaclcs  puissans  ù  affronter  de  Castro  au 
Mexique!  Tu  le  vois  ,  mon  ame  avait  déjà  perdu  de  son  ressort.  En- 
suite il  me  vint  une  pensée  de  vanité.  J'avais  fait  construire  de  grands 
bâtimens  dans  le  couvent,  afin  de  pouvoir  prendre  pour  chambre  la 
loge  delà  tourrière  où  tu  te  réfugias  la  nuit  du  combat.  Un  jour,  je 
regardais  cette  terre  que  jadis ,  pour  moi ,  tu  avais  abreuvée  de  ton 
sang;  j'entendis  une  parole  de  mépris,  je  levai  la  tête,  je  vis  des 
visages  médians;  pour  me  venger,  je  voulus  être  abbesse.  Ma  mère, 
qui  savait  bien  que  tu  étais  vivant ,  fit  des  choses  héroïques  pour  ob- 
tenir cette  nomination  extravagante.  Cette  place  ne  fut,  pour  moi, 
qu'une  source  d'ennuis;  elle  acheva  d'avilir  mon  ame;  je  trouvai  du 
plaisir  à  marquer  mon  pouvoir  souvent  par  le  malheur  des  autres;  je 
commis  des  injustices.  Je  me  voyais,  à  trente  ans,  vertueuse  sui- 
vant le  monde,  riche,  considérée,  et  cependant  parfaitement  malheu- 
reuse. Alors  se  présenta  ce  pauvre  homme,  qui  était  la  bonté  mémo, 
mais  l'ineptie  en  personne.  Son  ineptie  fit  que  je  supportai  ses  pre- 
miers propos.  Mon  ame  était  si  malheureuse  par  tout  ce  qui  m'envi- 
ronnait depuis  ton  départ,  qu'elle  n'avait  plus  la  force  de  résister  à  la 
plus  petite  tentation.  T'avouerai-je  une  chose  bien  indécente?  Mais 


L'ABBESSE  de  CASTRO.  653 

je  réfléchis  que  tout  est  permis  à  une  morte.  Quand  tu  liras  ces  lignes, 
les  vers  dévoreront  ces  prétendues  beautés  qui  n'auraient  dû  être  que 
pour  toi.  Enfin  il  faut  dire  cette  chose  qui  me  fait  de  la  peine;  je  ne 
voyais  pas  pourquoi  je  n'essaierais  pas  de  l'amour  grossier,  comme 
toutes  nos  dames  romaines;  j'eus  une  pensée  de  hbertinage,  mais  je 
n'ai  jamais  pu  me  donner  à  cet  homme  sans  éprouver  un  sentiment 
d'horreur  et  de  dégoût  qui  anéantissait  tout  le  plaisir.  Je  te  voyais 
toujours  à  mes  côtés,  dans  notre  jardin  du  palais  d'Albano,  lorsque  la 
Madone  t'inspira  cette  pensée  généreuse  en  apparence,  mais  qui  pour- 
tant ,  après  ma  mère ,  a  fait  le  malheur  de  notre  vie.  Tu  n'étais  point 
menaçant,  mais  tendre  et  bon  comme  tu  le  fus  toujours  ;  tu  me  regar- 
dais; alors  j'éprouvais  des  momens  de  colère  pour  cet  autre  homme, 
et  j'allais  jusqu'à  le  battre  de  toutes  mes  forces.  Voilà  toute  la  vérité, 
mon  cher  Jules  ;  je  ne  voulais  pas  mourir  sans  te  la  dire ,  et  je  pen- 
sais aussi  que  peut-être  cette  conversation  avec  toi  m'ôterait  l'idée 
de  mourir.  Je  n'en  vois  que  mieux  quelle  eût  été  ma  joie  en  te  re- 
voyant, si  je  me  fusse  conservée  digne  de  toi.  Je  t'ordonne  de  vivre 
et  de  continuer  cette  carrière  militaire  qui  m'a  causé  tant  de  joie 
quand  j'ai  appris  tes  succès.  Qu'eût-ce  été,  grand  Dieu!  si  j'eusse  reçu 
tes  lettres,  surtout  après  la  bataille  d'Achenne!  Vis,  et  rappelle-toi 
souvent  la  mémoire  de  Ranuce  tué  aux  Ciampi,  et  celle  d'Hélène, 
qui ,  pour  ne  pas  voir  un  reproche  dans  tes  yeux,  est  morte  à  Sainte- 
Marthe.  » 

Après  avoir  écrit ,  Hélène  s'approcha  du  vieux  soldat  qu'elle  trouva 
dormant;  elle  lui  déroba  sa  dague,  sans  qu'il  s'en  aperçût,  puis  elle 
l'éveilla. 

—  J'ai  fini,  lui  dit-elle;  je  crains  que  nos  ennemis  ne  s'emparent 
du  souterrain.  Va  vite  prendre  ma  lettre  qui  est  sur  la  table,  et  re- 
mets-la toi-même  à  Jules,  toi-même,  entends-tu?  De  plus,  donne-lui 
mon  mouchoir  que  voici;  dis-lui  que  je  ne  l'aime  pas  plus  en  ce  mo- 
ment que  je  ne  l'ai  toujours  aimé,  toujours,  entends  bien! 

Ugone  debout  ne  partait  pas. 

—  Va  donc  ! 

—  Madame ,  avez-vous  bien  réfléchi  ?  Le  seigneur  Jules  vous  aime 
tant  ! 

—  Moi  aussi  je  l'aime,  prends  la  lettre  et  remets-la  toi-même. 

—  Eh  bien  !  que  Dieu  vous  bénisse  comme  vous  êtes  bonne! 
Ugone  alla  et  revint  fort  vite;  il  trouva  Hélène  morte  :  elle  avait 

ia  dague  dans  le  cœur. 

F.   DE  LAGENEVAIS. 


DE 


LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE 


,^rx  rg»^n*n^j-p¥r^^-i^rm  ^ 


Walter  Scott  et  Byron  ne  sont  plus.  D'autres  voix  ,  qui  émanent  de 
l'Angleterre,  expriment  ses  passions,  ses  désirs  secrets,  ses  pensées 
et  ses  rêves.  Écoutons-les  attentivement  toutes  Tune  après  l'autre  , 
et  soyons  sûrs  qu'elles  nous  apprendront ,  non  la  situation  statisti- 
que et  les  affaires  matérielles  de  la  nation  anglaise ,  mais  quelque 
chose  de  mieux ,  son  état  moral ,  les  occupations  de  sa  pensée  et  les 
préoccupations  de  son  esprit. 

On  a  tort  de  la  croire  ébranlée  dans  ses  institutions  et  sa  vie  pu- 
blique :  elle  aime  encore  ses  souvenirs;  elle  ne  se  détache  pas  de  l'aris- 
tocratie. Au  sommet  de  l'édifice  on  voit  toujours  la  coupole  étince- 
lante  léguée  par  la  féodalité;  orné  de  blasons,  appuyé  sur  la  propriété, 
sur  la  vanité,  le  souvenir,  les  passions  anciennes  et  les  intérêts  pré- 
sens ,  son  vieux  dôme  historique  rayonne  encore. 

Elle  suit  une  autre  pente  :  elle  est  entraînée  par  un  mouvement 
de  luxe,  de  bien-être,  de  cosmopolitisme;  mouvement  européen.  Elle 
commence  à  sympathiser  avec  le  continent.  Les  barrières  sont  tom- 
bées, l'isolement  des  deux  grandes  îles  s'est  effacé ,  le  préjugé  popu- 
laire a  faibli ,  la  rapidité  des  communications  a  jeté  un  pont  sur  le 


DE  L\  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  655, 

détroit,  et  ramené  l'Angleterre  dans  la  commune  république  des  peu- 
ples modernes.  Elle  perd  son  originalité  et  se  tourne  vers  la  France 
et  l'Allemagne.  Toutes  ses  âpres  saillies  s'aplanissent.  Elle  n'a  plus, 
dans  les  hautes  régions  du  moins ,  ni  lugubre  humeur,  ni  anti-galli- 
canisme forcené.  La  caricature  a  limé  ses  dents  :  au  lieu  de  mordre, 
elle  sourit.  La  populace  de  Londres  s'est  civilisée.  M""'  Sand  et  M.  Hugo 
sont  acceptés;  on  traduit  les  romans  français,  et  une  Revue  spéciale 
ne  vit  que  des  débris  de  nos  Revues  morcelées.  C'est  dans  la  littéra- 
ture surtout  que  se  manifeste  cette  alliance  du  génie  britannique  et 
des  forces  étrangères.  Sa  poésie  languissante ,  son  drame  énervé ,  sa 
philosophie  empruntée,  son  roman  de  fabrique,  vont  chercher  ailleurs 
une  sève  qui  les  fortifie.  Ils  offrent  rarement  aujourd'hui  cette  saveur 
britannique,  ce  caractère  national ,  d'un  goût  quelquefois  équivoque, 
mais  toujours  puissant,  qui  signalait  les  grandes  époques  littéraires 
de  ce  pays.  Il  n'est  pas  de  l'orgueil  anglais  d'avouer  un  tel  affaisse- 
ment ,  il  n'est  pas  en  son  pouvoir  de  le  cacher. 

Sur  les  bords  d'un  lac  du  Westmoreland ,  dans  une  solitude  en- 
chantée, vivent  deux  écrivains  vieux  et  célèbres,  et  qui  sont  les 
monumens  de  la  génération  littéraire  précédente  :  Southey,  AVords- 
worth.  A  Edimbourg,  le  professeur  AVilson,  qui  dirige  le  BlackicoocVs 
Magazine,  appartient  à  la  même  race.  Londres  voit  errer  dans  ses  sa- 
lons quelques  ombres  vivantes  de  ce  monde  plein  de  génie  :  Thomas 
Moore,  Edgerton  Brydges,  Leigh  Hunt,  tous  amis  ou  adversaires  des 
Byron ,  des  Scott,  des  Coleridge,  des  Lamb,  des  Hazhtt,  des  Crabbe, 
des  Mackintosh  et  des  Bentham.  —  Mais  où  sont  ces  derniers?  —  La 
génération  nouvelle  a-t-elle  leurs  analogues  ou  leurs  équivalens?  Le 
contraire  est  certain.  Entre  les  années  1790  et  1820 ,  le  génie  anglais, 
excité  à  la  fois  par  la  terreur  et  la  victoire ,  par  les  péripéties  d'une 
puissance  chanceuse  et  l'incertitude  d'une  splendeur  née  d'efforts  sur- 
humains; violemment  secoué  par  les  craintes,  les  passions,  les  es- 
pérances d'une  lutte  acharnée,  fit  jaillira  la  fois  tous  ses  fruits.  Il  eut 
de  grands  poètes,  de  grands  historiens,  de  grands  orateurs.  Le  regret 
du  passé  et  le  mécontentement  du  présent  se  résumèrent  en  deux 
expressions  européennes  :  Walter  Scott  fut  l'homme  d'autrefois  ;  il 
laissa  Byron  régner  dans  l'autre  sphère.  Tous  les  genres ,  le  drame 
excepté,  furent  féconds  en  œuvres  excellentes;  j'excepte  le  drame; 
il  avait  donné  toute  sa  récolte  sous  Shakspeare ,  et  c'est  une  des  lois 
fatales  du  théâtre ,  de  ne  porter  qu'une  seule  moisson  dans  la  vie 
d'un  peuple. 

Mais  ailleurs  que  d'énergies  diverses  éclataient  à  la  fois  !  Com- 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  de  fortes  originalités  :  la  narration  vigoureuse  et  triste  du 
poète  Crabbe ,  les  penseurs  Coleridge  et  Wordsworth ,  l'observation 
fine  et  abstraite  de  Charles  Lamb  ,  les  arabesques  de  Hazlitt ,  la  fé- 
condité épique  et  historique  de  Southey,  la  critique  sévère  ou  ingé- 
nieuse de  Gifford  et  de  Jeffrey,  la  sagacité  historique  de  Mackintosh, 
l'éloquence  démagogique  de  Cobbctt  ,les  funèbres  inventions  de  Ma- 
turin,  l'ingénieux  éclat  des  poésies  de  Moore!  Époque  merveilleuse, 
second  printemps  de  ce  génie  britannique  qui,  sous  Elisabeth,  avait 
fait  éclater  sa  première  sève  avec  une  fécondité  analogue, 

La  génération  littéraire  de  Byron  et  de  Scott  reproduisait  dans 
toutes  ses  nuances  la  société  anglaise  en  1800,  ses  partis,  ses  hu- 
meurs, ses  caprices,  ses  fractions.  L'école  écossaise,  toute  critique, 
se  portait  juge  du  camp.  L'école  irlandaise  se  vantait  de  son  poète 
chéri,  Thomas  Moore,  et  de  son  armée  d'orateurs.  Le  puritanisme  et 
les  dissenters  se  faisaient  représenter  par  l'éloquent  improvisateur 
Irving.  Il  y  avait  une  littérature  spéciale ,  celle  des  Lamb ,  des  Hazlitt 
et  des  Leigh  Hunt,  qui,  vouée  au  détail,  se  concentrait  dans  les 
murs  de  Londres,  et  se  laissait  accuser  de  hculaudcrie  puérile  [cock- 
neyism]  .Wordsworth  avait  fondé  une  secte  de  poésie  intime,  oùrégnait 
l'analyse  psychique,  et  qui  se  balançait  singulièrement  entre  le  ridi- 
cule et  le  génie.  Les  divisions  politiques  fractionnaient  encore  cet 
immense  morcellement,  dont  les  petits  groupes,  brillans  et  orgueil- 
leux, vivaient  chacun  d'une  originalité  intéressante.  Ainsi  s'agitaient 
mille  intelligences  fortes  ou  seulement  distinguées,  cherchant  pour 
leurs  idées  et  leurs  passions ,  pour  leurs  théories  et  leurs  vues ,  les 
formes  les  plus  vives,  l'expression  la  plus  populaire,  pendant  que 
lord  Byron  et  Walter  Scott,  sans  vouloir  être  chefs  d'école,  domi- 
naient toutes  les  écoles.  Le  vrai  génie  n'appelle  personne  à  son  aide, 
et  l'aigle  vit  seul  sur  son  rocher.  S'appuyer  sur  d'autres  pensées  et 
réunir  une  armée  d'attaque,  c'est  plutôt  la  révélation  d'une  faiblesse 
que  le  déploiement  d'une  force.  L'impartialité  s'accroît  à  mesure 
que  l'esprit  s'élève;  Pope,  si  dédaigneusement  repoussé  par  les  cri- 
tiques d'Edimbourg,  était  reconnu  par  Byron  comme  le  plus  habile 
ouvrier  de  versification  anglaise;  le  génie  sympathique  de  Scott  ad- 
mirait l'observation  et  la  profondeur  de  Crabbe ,  de  cet  analyste  dur, 
de  cet  esprit  aigre  et  poignant,  heureux  de  découvrir  la  laideur,  et  de 
prêter  à  sa  muse  une  voix  criarde  et  d'inexorables  discours. 

Cette  belle  et  forte  génération  ne  s'est  pas  évanouie  tout  à  coup  ni 
tout  entière;  elle  s'est  progressivement  éteinte  et  affaiblie ,  homme 
par  homme,  lueur  après  lueur,  Walter  Scott  après  Byron  ;  puis  Mackin- 


DE   LA  LITTÉRATURE   ANGLAISE.  65T 

losh,  Coleridge ,  Larab,  Crabbe,  ont  disparu,  laissant  derrière  eux 
î'iiistorien-poète  Southey;  le  chantre  de  l'Irlande  et  de  l'Orient, 
Moore;  l'auteur  de  Gertrude  de  Wyoming,  Campbell,  versificateur 
achevé.  Pendant  que  ces  étoiles  s'effaçaient  du  ciel,  les  derniers 
r.touvemens  de  la  lutte  entre  l'Angleterre  et  Napoléon ,  lutte  contem- 
Itoraine  de  sir  Walter  Scott  et  de  lord  Byron ,  mouraient  aussi  par  de- 
.:;i;rés.  L'Europe  s'ouvrait  pour  la  Grande-Bretagne,  et  la  Grande-Bre- 
tagne pour  l'Europe.  La  paix  nouvelle  relûcliait  le  lien  vigoureux  qui 
venait  d'unir  pour  le  combat  la  démocratie  et  l'aristocratie  d'Angle- 
terre. On  s'était  serré  pour  se  défendre.  Le  triomphe  assuré,  tout  se 
détendit;  les  ancieiuies  passions  reparurent.  La  vieille  aristocratie,  re- 
nouvelée par  le  contrat  de  1688,  croyait  triompher,  en  1815,  de  Na- 
poléon, de  la  démocratie  et  de  l'Europe;  elle  ne  tarda  pas  à  com- 
prendre l'illusion  de  son  triomphe.  Les  idées  de  réforme  n'étaient 
pas  mortes  à  Waterloo  :  elles  se  replièrent  sur  la  Grande-Bretagne 
victorieuse  et  paisible,  et  lui  livrèrent  un  nouveau  combat,  plus  dan- 
gereux que  le  premier.  Tout  le  monde  se  dirigea  vers  un  mouvement 
politique.  On  se  souvint  que  Burke  avait  demandé  l'émancipation  des 
catholiques,  Chatham  la  réforme  du  parlement,  et  l'on  renoua  la  chaîne 
des  améliorations  progressives  introduites  dans  la  civilisation  anglaise 
par  l'esprit  de  discussion  et  de  liberté.  A  côté  des  pouvoirs,  élémcns  de 
la  vieille  société,  un  autre  pouvoir  avait  surgi ,  né  du  commerce  des 
sciences  exactes,  de  l'expérience  et  de  la  richesse  publique.  Faute 
d'autre  nom ,  il  s'appelait  industrie;  ce  n'était  que  l'emploi  savant  des 
forces  de  la  nature.  Servi  par  le  progrès  du  temps,  la  patience  et  la 
cupidité,  bien  plus  que  par  le  génie  des  hommes,  il  donna  naissance 
à  des  prodiges.  On  appliqua  les  découvertes  des  aïeux  aux  besoins 
des  descendans,  et  le  siècle  nouveau  exploita  l'esprit  inventif  de  ceux 
qui  l'avaient  précédé  :  ainsi  la  vapeur  lança  les  navires  à  travers  la 
mer;  tous  les  procédés  se  simplifièrent  ;  le  bras  d'airain  des  machines 
remplaça  la  main  coûteuse  et  rare  de  l'homme.  Les  locomotives  rem- 
placèrent les  poèmes  épiques,  et  il  n'y  eut  pas  de  roman  qui  parût 
plus  ingénieux  que  les  cylindres  du  Mull-Jcnny.  Toutes  les  imagina- 
tions furent  entraînées  vers  ces  miracles  de  la  force  brute  changée 
en  esclave  par  l'intelligence  persévérante.  Cependant  le  mouvement 
politique  continuait  :  on  abattait  le  boulevart  et  la  batterie  du  protes- 
tantisme anglais,  en  rendant  la  liberté  au  catholicisme  d'Irlande;  la 
philosophie  de  Bentham  frappait  le  géant  féodal  des  lois  britanni- 
ques. Les  tories  et  les  whigs  se  déplaçaient  dans  le  parlement,  c'est- 
à-dire  que  les  soutiens  de  la  prérogative  absolue  s'effaçaient  ;  on  en- 

TOME  XVII.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendait  par  opinions  tories,  ces  doctrines  de  conservation  professées 
naguère  par  les  whigs;  par  opinions  whigs,  les  théories  de  la  réforme 
modérée;  enfin,  par  opinions  radicales,  les  ardeurs  de  réforme  com- 
plète et  violente.  Ce  dernier  parti ,  le  plus  jeune  et  le  moins  prudent, 
venait  d'éclore  du  sein  même  de  la  nouvelle  Angleterre;  il  fallut 
céder  au  temps  et  changer  le  mode  électoral  ;  faire  plus  large  part , 
dans  les  communes,  à  la  puissance  populaire,  élargir  les  voies  de 
la  représentation.  Des  esprits  ainsi  occupés,  livrés  à  tels  intérêts, 
préparant  ou  suspendant  l'avenir,  agités  de  soins  tellement  graves , 
fatigués  d'ailleurs  d'admiration  pour  leurs  derniers  chefs-d'œuvre ,  ne 
devaient  pas  renouveler  de  si  tôt  le  phénomène  littéraire  de  la  géné- 
ration précédente.  Les  poètes  abondaient,  échos  affaiblis  de  la  pen- 
sée des  maîtres,  qu'ils  développaient  en  vapeurs  harmonieuses;  les 
historiens  devenaient  collecteurs  de  faits  plutôt  qu'interprètes  du 
passé;  les  gens  d'esprit  exploitaient  leur  talent  au  lieu  de  le  suivre. 
Les  Revues  servaient  encore  de  nombreux  abonnés  ;  mais  ce  n'était 
plus  ni  l'injustice,  ni  la  verve,  ni  la  satire  dialectique  des  cruels 
analystes  que  Byron  avait  subis  et  frappés.  Ainsi  s'annonçait  une 
autre  génération  littéraire;  armée  nombreuse,  dont  les  caractères 
sont  moins  prononcés,  les  haines  moins  ardentes ,  les  querelles  moins 
vives.  Ceux  qui  la  composent  ne  se  dessinent  point  avec  la  netteté 
originale  et  dans  l'attitude  hardie  de  leurs  prédécesseurs,  et  au- 
dessus  d'eux  on  aperçoit  encore  les  restes  vivans  de  l'ancienne  école, 
qui  les  dépassent  et  les  dominent. 

Parlons  de  ces  maîtres  que  personne  n'a  encore  abandonnés.  Noiis 
ne  choisirons  que  les  vivans;  puis  leurs  fils  et  leurs  élèves  se  mon- 
treront devant  nous  tour  à  tour,  et  nous  pouvons  promettre,  non  le 
mérite  des  appréciations ,  mais  leur  sincérité ,  un  jugement  qui  res- 
sorte naïvement  de  nos  impressions ,  la  fleur  même  de  nos  lectures 
et  de  notre  intimité  prolongée  avec  cette  littérature,  surtout  l'exil  de 
toutes  les  banalités,  le  rejet  total  des  vaines  rumeurs  que  le  prospec- 
tus ou  la  satire,  la  complaisance  ou  la  haine,  versent  perpétuelle- 
ment dans  l'oreille  publique. 

Quelques-uns  datent  de  loin  :  Southey,  par  exemple,  aujourd'hui 
le  patriarche  de  la  doctrine  conservatrice  et  le  panégyriste  de  l'église 
angUcane;  esprit  profond  et  ardent,  colorant  sa  prose  érudite,  et  qui 
n'a  point  perdu ,  dans  son  dernier  âge,  l'inspiration  qui  étincelle  dans 
ses  vers  passionnés.  Il  était  né  pour  l'épopée,  et  c'est  un  des  écrivains 
que  le  génie  français  est  le  moins  appelé  à"comprendre.  Notre  pre- 
mière révolution  donna  l'impulsion  à  son  intelligence;  on  se  rappelle 


DE  LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE.  659 

encore  le  plan  de  pantisocratie,  ou  d'égalité  complète,  qu'il  avait 
conçu  ou  rêvé  avec  son  ami  Coleridge;  ode  magnifique,  qui  n'a  qu'un 
seul  tort  :  elle  détruisait  l'humanité.  Il  écrivit  ensuite,  sous  forme  de 
dithyrambe,  des  narrations  aux  longs  replis ,  parées  de  tous  les  reflets 
de  l'Orient,  et  diversement  jugées-;  puis,  désabusé  jusqu'à  l'amer- 
tume, comme  ii  arrive  à  tous  ceux  qui  se  sont  enivrés  de  beaux  men- 
songes, il  consacra  la  seconde  moitié  de  sa  vie  à  nier  en  prose  les 
chimères  poétiques  de  ses  premiers  ans.  Sincère ,  quoi  que  l'on  ait  pu 
dire,  dans  sa  palinodie,  comme  dans  son  enthousiasme,  son  Histoire, 
de  la  Marine  anglaise  et  son  Livir  de  rEr/Use,  livres  écrits  d'un  style 
fier  et  grave,  prouvent  que  la  patience  des  recherches  se  concilie  aisé- 
ment avec  la  grâce  et  la  fermeté  de  la  composition.  Dans  un  dernier 
ouvrage,  ses  Conversations  sur  rarenir,  qui  ne  sont  qu'une  élégie  du 
passé,  son  désenchantement  devient  éloquence;  il  doute  du  renou- 
vellement des  destinées  humaines,  et  demande,  non  sans  raison,  si 
l'on  est  bien  sûr  que  tant  de  destructions  seront  fécondes.  Question 
de  temps  et  d'espace  :  que  les  germes  de  la  civilisation  nouvelle  se 
développeront  un  jour,  la  chose  est  peu  douteuse;  mais  combien  do 
siècles  demanderont-ils  pour  éclore? 

En  face  de  ce  philosophe,  né  dans  le  peuple  et  aristocratique  par  ie 
sentiment,  se  pose  le  vieux  poète  des  salons,  le  chantre  des  amours 
et  des  fées,  l'ingénieux  Moore,  toujours  si  ironique,  et  qui  n'a  point 
pardonné^au  pouvoir  depuis  sa  brouille  avec  le  prince-régent.  Peut- 
être  Moore  et  Southey,  dans  leur  irritation  poétique,  ont-ils  exagéré 
les  torts  de  leurs  anciens  amis,  sans  comprendre  que  toutes  les  ami- 
tiés se  composent  de  mille  torts  pardonnes.  La  poésie  de  Moore  est 
bien  connue  en  France;  poésie  de  colibri ,  à  l'aile  diaprée,  au  ramage 
divers,  aux  mille  caprices,  prodigue  d'éméraudes  et  de  saphirs,  et 
qui  a  voulu  joindre  à  cette  richesse  celle  d'une  érudition  empruntée. 
Le  souffle  lyrique  est  en  lui.  Sa  prose,  trop  maniérée,  atteint  souvent 
l'effet  qu'elle  cherche  toujours.  Comme  Southey,  il  a  le  sentiment  du 
rhythme ,  l'éclat  de  l'image ,  le  secret  de  l'harmonie;  il  est  poète. 

Thomas  Campbell,  qui  depuis  long-temps  a  renoncé  à  la  poésie, 
et  qui  a  dirigé  des  Revues,  est  poète  aussi  :  on  ne  peut  mieux  le  com- 
parer qu'à  M.  de  Vigny.  Sa  strophe  pure,  transparente,  d'une  forme 
choisie,  d'un  sens  précis,  souvent  profond,  étincelle  comme  le  cris- 
tal curieusement  taillé.  Il  a  fait  des  vers  admirables,  et  l'on  s'a- 
perçoit qu'il  les  a  faits  ;  l'avenir  conservera  peut-être  avec  plus  de 
■vénération  des  œuvres  travaillées  avec  tant  d'amour,  que  les  débau- 
ches inspirées  qui  s'échappent  en  bouillonnant  de  la  plume  de  Sou- 

42. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

they,  comme  le  métal  sort  de  la  fournaise  ardente.  La  sévérité  de 
son  goût  l'isole. 

C'est  la  subtilité  qui  distingue  AVordsworth,  cet  ermite  de  l'art 
poétique,  caché  dans  les  bois  du  Westmoreland ,  à  côté  de  Southey, 
son  ami.  Wordsworth  est  plus  connu  par  son  influence  que  par  les 
imitations  étrangères;  on  ne  peut  le  traduire.  Les  grâces  de  son 
rhythme,  de  sa  diction ,  de  sa  pensée,  portent  des  caractères  d'inap- 
préciable finesse ,  qui  va  jusqu'à  la  profondeur  et  s'égare  jusqu'à  l'ob- 
scurité. C'est  une  subtilité  émue;  c'est  un  point  délicat  saisi  entre  le 
naïf  et  le  sublime,  c'est  la  réduction  du  vulgaire  en  merveilleux  et 
la  transformation  des  choses  humbles  en  choses  divines  ;  ascétisme 
théologique  et  analyse  de  psychologue.  Pour  être  aimé  de  tous,  il  y 
a  là  quelque  chose  de  trop  haut  à  la  fois  et  de  trop  délié.  Mais  les  in- 
telligences sensibles  et  exquises  trouvent  dans  ces  quaUtés  périlleuses 
une  source  vive  de  délices  secrètes;  c'est  M.  Sainte-Beuve  parmi  nous, 
qui,  sans  avoir  copié  ses  formes,  semble  se  rapprocher  davantage  de 
l'essence  même  de  son  talent.  Ces  quatre  poètes  produisent  peu  au- 
jourd'hui ,  et  toujours  dans  l'ordre  d'idées  et  la  couleur  de  style  qui 
ont  illustré  leur  âge  mûr.  Quelques  esprits  singuliers  ou  incomplets, 
qui  datent  de  cette  même  époque,  n'ont  pu  atteindre  la  célébrité  que 
récemment  :  Walter  Savage  Landor;  Leigh  Hunt,  journaliste  facile, 
d'une  imagination  prompte  et  d'un  style  souple;  Edgerton  Brydges, 
qui  a  vainement  prétendu  à  la  pairie,  et  qui,  mécontent  des  hommes 
et  des  choses,  est  allé  promener  sur  les  bords  du  lac  de  Genève  son 
érudition  bibliographique,  ses  fantaisies  de  penseur,  ses  rêveries  de 
poète,  fécondes  en  remarquables  sonnets,  sa  longue  barbe  et  son 
austérité  mélancolique. 

Wordsworth,  Southey,  Campbell,  Thomas  Moore,'se  détachent 
de  la  génération  actuelle  par  une  qualité  intime  et  souveraine  :  ils 
croient.  Leur  intelligence  n'a  point  donné  accès  à  ce  principe  de 
mort ,  plus  fatal  que  le  scepticisme,  dont  il  est  la  création  rachitique, 
et  qui  se  nomme  V indifférence.  Dans  le  mysticisme  de  l'un ,  dans  les 
exagérations  passionnées  du  second,  dans  l'habileté  du  troisième, 
«lans  les  caprices  narratifs  de  l'Irlandais,  la  confusion  du  bien  et  du 
mal,  du  vice  et  de  la  vertu,  du  beau  et  du  laid,  ne  se  font  point 
sentir.  Prenez-y  garde  :  c'est  le  symptôme  délétère,  la  tache  funèbre 
qui  annonce  la  grande  dissolution.  Une  erreur  fixe  vaut  mieux  qu'une 
vérité  flottante;  n'être  certain  de  rien,  c'est  abandonner  Dieu,  c'est 
vivre  dans  le  néant.  Vous  retrouvez  ce  terrible  vague  dans  la  déca- 
dence de  Rome,  dans  la  gangrène  du  Bas-Empire,  partout  où  les  na-  * 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  661 

tions  s'en  vont  mourantes,  et  où  la  flamme  de  la  société  traîne  et 
s'éparpille ,  comme  ces  vapeurs  sans  cohésion  qui  flamboient  dans 
le  ciel ,  sans  se  réunir  en  astres  solides,  soumis  à  des  périodes  régu- 
liers et  à  des  phases  majestueuses.  Pas  de  fortes  œuvres  sans  prin- 
cipes reconnus  qui  leur  servent  de  centre.  Est-ce  Dante ,  est-ce 
Milton  qui  manquent  de  cette  base?  Montaigne  lui-même  reconnaît 
la  distinction  du  bien  et  du  mal.  Les  sociétés,  sans  cet  élément  de 
cohésion,  retournent  à  l'état  brut,  et  se  condamnent  à  dépenser  en 
lueurs  vaines  les  élémens  de  leurs  forces. 

Entre  les  poètes  que  je  viens  de  nommer,  AVordsworth,  le  plus 
tardivement  apprécié ,  a  prolongé  son  influence.  Southey  ne  résonne 
plus  que  dans  les  souvenirs  :  lointaine  harmonie  d'un  orgue  solennel. 
Campbell  est  un  poète  classique ,  modèle  qu'on  étudie  pour  la  per- 
fection de  la  forme ,  comme  Pope  ou  Dryden.  Déjà  la  monotonie 
du  désespoir  emprunté  à  Byron  a  fatigué  ses  copistes.  L'inspiration 
la  plus  générale  émane  de  AVordsworth  ;  elle  s'est  répandue  même 
dans  le  drame ,  qu'elle  a  corrompu ,  le  drame  devant  imiter  les  ac- 
tions de  l'homme  et  non  ses  rêves.  La  plupart  des  poètes  et  des 
poétesses  de  second  ordre  ont  subdivisé  l'analyse  du  maître ,  raffiné 
sa  délicatesse,  atténué  ses  frêles  vapeurs  et  réduit  sa  poésie  à  rien  : 
l'ombre  d'une  ombre.  Barry  Cornwall  ou  Proctor,  poète  cependant, 
d'une  ame  élégiaque  et  d'une  imagination  tendre,  a  manqué  sa 
gloire,  à  force  de  subtilités,  de  vagues  images  et  de  diffusion  dans  le 
coloris.  Quelques-uns,  adoptant  la  métaphysique  de  Wordsworth, 
ont  cédé  à  d'autres  inspirations.  La  politique  et  l'industrie,  deux 
muses  de  fer  et  de  cuivre,  ont  trouvé  des  chantres  dans  l'armée  de 
ces  poètes  wordsivorthiens ;  le  propre  de  la  métaphysique  est  de 
transformer  en  idée  pure  la  matière  et  la  réalité;  de  même  que 
Wordsworth  avait  extrait  sa  poésie  des  trivialités  de  la  vie  rustique , 
Alfred  Tennyson  et  Ebenezer  Elliott  ont  transformé  l'économie  poli- 
tique en  satires  et  les  théories  de  Bentham  en  odes. 

Benthara ,  qui  habitait  à  Westminster  la  chambre  de  Milton ,  génie 
singulier  et  systématique,  d'une  compréhension  subtile  et  d'une 
vaste  portée ,  a  donné  une  forme  complète  et  une  réalité  scienti- 
fique à  cette  théorie  de  l'utilité,  du  moi,  de  l'égoïsme,  émanation 
de  la  philosophie  du  xviii''  siècle  ;  théorie  résumée  dans  le  magni- 
fique mensonge  de  cet  axiome  :  le  plus  grand  bonheur  du  plus  grand 
nombre.  Le  bonheur.'  Donnez  donc  ce  que  vous  n'avez  pas!  Le  bon- 
heur! Rendrez-vous  heureux  le  plus  pauvre?  Du  pain,  des  vête- 
mens,  des  richesses;  il  acceptera  sans  doute;  mais  ses  vices  le  pri- 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veront  demain  de  ces  richesses.  Qui  vous  dira  que  le  désir  d'être 
heureux  et  le  regret  de  ne  pas  l'être  ne  s'accroîtront  pas  en  pro- 
portion des  acquisitions  nouvelles? 

Philosophes,  qui  confondez  toujours  la  sensation  avec  l'ame ,  et  le 
malheur  de  l'humanité  avec  les  affres  de  la  faim,  votre  système  est 
plus  vide  que  celui  de  Berkley,  qui  faisait  du  corps  un  fantôme  !  Aussi 
le  mouvement  des  années  a-t-il  déjà  emporté  le  système  de  Bentham, 
législateur,  comme  Saint-Simon,  d'une  société  matérialiste;  avec 
ce  système  a  disparu  la  Revue  de  Westminster,  fondée  pour  le  pro- 
pager. Je  ne  dirai  point  par  quelles  subtilités  raffinées  on  a  prouvé 
que  l'école  benthamiste  devait  avoir  son  Homère,  et  que  le  plus 
grand  bonheur  du  plus  grand  nombre  exigeait  l'avènement  d'un  poète 
spécial,  professant  de  nouveaux  dogmes  esthétiques.  Alfred  Ten- 
nyson  fut  ce  poète.  On  remarqua  surtout  dans  les  essais  de  l'utili- 
taire une  volonté  constante  de  métaphysique  abstruse,  un  désir 
d'exprimer  l'essence  philosophique  des  choses,  un  besoin  de  créer 
l'inspiration  parla  réflexion,  au  préjudice  de  la  sensibilité ,  de  l'i- 
magination et  de  la  personnalité.  Le  mètre  de  Tennyson ,  d'ailleurs 
vigoureux  et  hardi,  se  mouvait  tristement  sous  ces  chaînes;  le  mé- 
canisme de  la  versification ,  laborieusement  savante ,  aggravait  la 
gêne  imposée  par  une  philosophie  de  convention.  La  muse  du  Nord 
a  peine  à  se  défendre  de  cette  usurpation  de  la  pensée  rentrant  en 
ci!  •  et  se  repliant  sur  elle.  Ainsi  s'éteignent  les  grands  flambeaux  dont 
la  poésie  s'éclaire  ;  ainsi  disparaissent ,  sous  un  voile  de  subtiles  inven- 
tions, la  clarté  et  la  chaleur.  Cowley,  dont  on  rit  maintenant,  n'a 
pas  fait  autre  chose;  la  nature,  l'homme,  les  passions,  la  partie  vi- 
vante et  principale  de  la  poésie,  reculent  au  fond  de  la  scène,  aban- 
donnée à  un  système  qui  prétend  les  reproduire  et  qui  les  dissimule. 
Les  ingénieux  et  poétiques  symboles  de  Spenser,  homme  supérieur, 
n'ont  point  obtenu  de  popularité  en  Europe  ;  elle  n'a  pas  écouté  le  mur- 
mure harmonieux  de  ces  belles  strophes  si  chères  à  l'oreille  britanni- 
que. En  vain  Tennyson,  pour  atténuer  ce  défaut,  a  cherché  la  pré- 
cision matérielle  de  la  forme  et  l'éclat  outré  de  la  couleur  :  c'était 
corriger  un  vice  par  un  vice.  Le  poète  essayait  de  pénétrer  dans 
toutes  les  individualités,  et  de  comprendre,  disait-il ,  toutes  les  âmes 
de  la  nature,  consacrant  ses  odes  à  cette  singulière  transforma- 
tion ,  présentant  tour  à  tour  au  lecteur,  dans  un  immense  avatar  (1) ,  la 
plante,  l'animal,  l'habitant  des  eaux,  le  quadrupède;  subdivisant, 

{{]  Transloinialions  diverses  et  successives  des  divinités  de  l'Hindoustan. 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  663 

par  une  classification  artificielle ,  cette  vaste  émotion  de  la  poésie , 
et  confondant  le  procédé  arbitraire  de  la  science  avec  la  voix  de  l'in- 
spiration. 

Ebenezer  EUiott  eut  plus  de  prise  sur  les  passions  populaires;  il 
s'adressait  à  leurs  intérêts  les  plus  âpres;  tout  en  reconnaissant  la 
suprématie  de  l'industrie,  il  disait  les  souffrances  que  cette  nou- 
velle conquête  de  la  matière  entraîne  après  elle.  Pourquoi  donner  au 
pamphlet  du  publiciste  la  tournure  et  le  jnètre  de  Dryden  ou  de 
Churchill?  Bien  qu'un  mélange  de  satire  et  d'élégie  tempérassent  la 
gravité  des  matières,  ce  n'étaient  toujours  en  définitive  que  Cobbett 
ou  Burke  versifiés.  On  se  lassa  bientôt  de  ce  mélange  qui  surprenait 
d'abord  ;  on  renvoya  la  prose  à  son  devoir  habituel ,  à  la  gestion  des 
affaires ,  à  la  discussion  des  intérêts  ;  on  reconnut  qu'un  talent  de  ce 
genre,  essentiellement  didactique  et  polémique,  perd  quelque  chose 
de  sa  gravité  en  obéissant  au  rhythme  et  à  la  césure;  on  préféra  en- 
core à  cette  confusion  des  attributs  et  des  emplois  de  l'esprit,  la 
netteté  de  leur  attitude  et  l'isolement  de  leurs  forces. 

Ainsi  s'appauvrissait,  vous  le  voyez,  la  sève  poétique.  Elle  courait 
rapidement  vers  les  sables  tumulaires,  dans  lesquels  se  perd  toute 
poésie;  ses  imperceptibles  filets  allaient  se  ramifiant  et  se  subdivi- 
sant tous  les  jours;  elle  obéissait,  non  plus  à  une  théorie  générale, 
comme  sous  le  règne  de  Wordsworth ,  mais  à  une  foule  de  petites 
théories  particulières,  qui  n'embrassaient  ni  la  nature  ni  l'homme. 
Les  femmes,  mêlant  leur  finesse  et  leur  habileté  d'imitation  à  cette 
facilité  d'émotion  qui  les  distingue  et  qui  ressemble  toujours  à  la 
poésie,  aggravèrent  le  mal.  Toute  nuance  de  sensibilité  eut  son  ode; 
chaque  pensée  de  mère  ou  d'amante  donna  son  élégie;  un  regret  se 
tourna  en  sonnet,  et  un  espoir  devint  chanson.  Toutes  ces  petites 
voix  mélodieuses  gazouillaient  ensemble  dans  la  volière  de  la  société 
anglaise,  qui,  ne  pouvant  établir  de  différence  entre  elles,  prit  le  parti 
de  les  admirer  à  la  fois  :  aussi  leur  gloire  ne  fut-elle  pas  môme  viagère, 
et  je  crains  que  plusieurs  noms  qui  flottent  encore,  pour  ainsi  dire, 
à  la  surface  de  la  renommée ,  n'aillent  bientôt  rejoindre  les  noms,  cé- 
lèbres il  y  a  vingt  ans,  de  miss  Seward,  de  miss  Porden  et  de  Rosa 
Matilda.  L'excessive  facilité  d'un  rhythme  iambique  et  d'une  rime  à 
peine  indiquée,  la  richesse  du  dictionnaire  anglais,  qui  offre  presque 
toujours  l'expression  latine-normande  à  côté  du  mot  saxon-teuto- 
nique;  le  lieu-commun  des  images  élégiaques,  familières  aux  poètes 
du  ISord,  tout  appelait  les  jeunes  imaginations  et  les  jeunes  cœurs 
à  se  faire  poètes ,  et  à  essayer  à  leur  tour  une  harpe  qui  résonnait 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  seule.  M'"'"  Norton ,  que  la  société  de  Londres  a  récemment  punie 
d'une  imprudence  non  prouvée  et  d'un  mariage  mal  assorti,  femme 
ingénieuse,  belle  et  distinguée,  a  trouvé  un  tour  de  versification  plus 
ferme  et  une  forme  plus  précise  que  ses  émules.  Miss  Landon ,  dont 
les  initiales  (L.  E.  L.)  ont  acquis  une  célébrité  d'annuaires,  se  rap- 
proche de  Moore  pour  la  souplesse  brillante  de  l'inspiration.  Felicia 
Hemans,  qui  n'existe  plus,  leur  est  supérieure;  du  moins  aborde- 
t-elle  franchement  ce  genre  de  poésie  :  elle  ne  prétend  chanter  que  les 
affections;  elle  y  réussit  souvent;  ses  accens  ne  manquent  ni  de 
douceur  ni  d'abondance.  Après  l'avoir  écoutée  avec  un  plaisir  qui 
n'est  pas  l'étonnement ,  encore  moins  l'enthousiasme,  mais  dont  le 
charme  berce  l'ame  et  quelquefois  la  pénètre,  vous  finissez  par  trou- 
ver que  la  colombe  murmure  et  gémit  trop  long-temps,  que  ce 
parfum  émané  de  l'ame  l'enivre  et  l'assoupit,  et  vous  regrettez  qu'un 
travail  plus  savant,  en  concentrant  la  pensée,  n'ait  pas  assuré  la 
durée  et  augmenté  la  solidité  de  l'œuvre. 

Les  poètes  de  la  génération  antérieure  ne  relevaient  que  d'eux- 
mêmes;  créateurs  de  leur  talent,  ils  avaient  rompu  avec  les  habitu- 
des de  Thomson,  d'Akenside,  de  Gray,  de  Collins,  et  rejeté,  non 
sans  mépris,  les  exemples  de  Hayley  et  de  Darwin,  leurs  prédécesseurs 
immédiats.  Covvper  était  le  seul  poète  du  xviir  siècle  dont  ils  ne  ré- 
pudiassent pas  l'héritage.  Aujourd'hui  que  cette  pléiade  des  lîyron 
et  des  Wordsvvorlh  s'est  effacée,  elle  brille  encore  d'un  reflet  dont 
ses  imitateurs  font  leur  parure  :  reflet  qui  a  coloré  même  le  drame. 
L'étude  de  Shakspeare,  ou  plutôt  son  culte,  n'ont  point  rendu  au 
théâtre  anglais  sa  robuste  vie. Les  tragi-comédies  de  SheridanKnovvles, 
de  Bulwer,  de  Shiel ,  mélodrames  bien  ou  mal  faits ,  œuvres  d'un 
soir  qui  n'a  pas  de  lendemain ,  manquent  surtout  de  réalité,  d'obser- 
vation, d'énergie  et  de  naturel.  Wordsworth ,  réfugié  dans  la  soli- 
tude vénérable  de  sa  vieillesse,  est  le  véritable  dieu  poétique  que  le 
drame  anglais  honore  à  son  propre  insu  :  c'est  son  analyse  sentimen- 
tale, sa  rêverie  diffuse  et  touchante,  sa  méditation  sur  les  douleurs 
de  la  vie  commune,  qui,  pénétrant  dans  la  sphère  dramatique,  ont 
remplacé  par  une  atmosphère  élégiaque  l'air  vital  de  la  scène  :  incu- 
rable défaut  né  de  la  vieillesse  de  l'art.  La  variété  des  décorations  et 
leur  richesse ,  les  édits  du  parlement,  les  enquêtes  ordonnées  sur 
l'état  du  théâtre,  ne  rendront  pas  la  verdeur  et  la  virilité  à  ce  faible 
et  douloureux  vieiUard.  On  peut  le  faire  opulent,  philosophique, 
lamentable,  lui  prêter  une  activité  galvanique,  ou  même  je  ne  sais 
quelle  faconde  idyllique;  le  vieillard  brisé  ne  se  relève  pas. 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  665 

On  n'a  pas  écrit  l'histoire  du  théâtre  anglais,  histoire  pleine  d'ori- 
ginalité et  de  variété.  Elle  se  partage  en  trois  phases ,  qui  sont  les 
trois  expressions  de  la  société  britannique. 

Chez  tous  les  peuples,  le  théâtre  ressemble  à  ces  fleurs  magnifiques 
et  avares,  dont  la  corolle,  épanouie  une  seule  fois,  développe  alors 
sa  splendeur,  verse  tous  ses  parfums,  déploie  toute  sa  majesté ,  pour 
ne  donner  ensuite  que  quelques  frêles  boutons,  dévorés  par  le  pre- 
mier hiver.  La  première  époque  du  théâtre  anglais,  celle  de  Shaks- 
peare,  a  seule  de  la  valeur.  Sous  Elisabeth,  la  sauvage  ardeur  de 
l'intelligence  anglaise  éclate  à  l'improviste;  puissance  concentrée, 
méditative,  pénétrante,  et  qui  ne  s'adresse  aux  passions  qu'en  traver- 
sant la  pensée.  Le  monde  s'ouvre;  il  faut  peindre  tous  ces  caractères 
d'hommes  ;  il  faut  reproduire  cette  variété  du  sort  et  des  conditions 
terrestres:  il  faut  redire  cette  lutte  de  l'individu  contre  le  destin. 
Shakspeare  règne;  autour  de  lui,  avant  lui,  après  lui,  que  de  pro- 
consuls, d'acolytes  et  de  ministres  !  Marlowe,  Dekker,  Webster,  Beau- 
mont,  Fletcher,  IMassinger,  noms  bien  plus  dignes  d'estime  qu'on 
ne  le  pense  en  Europe ,  éclipsés  non-seulement  par  la  grande  ombre 
de  Shakspeare,  mais  par  la  vétusté  de  leur  langage  et  l'obscurité  des 
allusions.  C'est  l'ère  de  l'observation  et  de  la  sagacité  portées  dans 
le  drame,  souvent  poussées  jusqu'aux  limites  du  génie. 

Ce  beau  travail  de  l'esprit  et  cette  grande  fécondité  dramatique 
vont  se  perdre  dans  les  nuages  du  puritanisme  et  dans  la  tempête 
des  guerres  civiles.  La  seconde  époque  du  drame  anglais  relève  de 
la  France.  Dryden  imite  les  Artamène  et  les  Cyrus;  Wycherley, 
Farquhar,  Vanbrugh  et  Rochester  exagèrent  la  gaieté  de  Molière  et 
doublent  la  licence  de  George  Danclin  et  du  Cocu  imaginaire.  Les 
mœurs  de  Charles  II  montent  sur  la  scène,  pour  y  coudoyer  les  subtiles 
exaltations  dérobées  aux  romans  de  M"""  de  Scudéry.  Pas  une  œuvre 
de  cette  époque  qui  remplisse  les  conditions  du  drame.  Le  talent 
étincelle  en  gerbes  éclatantes,  qui  s'éteignent  en  fumée.  Les  Alman- 
zor  et  les  Orondate  de  Dryden  sont  des  héros  de  pierre  ou  de  cuivre, 
retentissans  et  vides;  les  mauvais  sujets  de  Congrèveet  de  Farquhar, 
des  machines  à  bons  mots,  qui  dépensent  tout  leur  esprit  en  puériles 
saillies.  Les  monumens  incomplets  qui  nous  restent  de  cette  époque 
sont  deux  ou  trois  ouvrages  recommandables  par  des  qualités  diverses  : 
la  bonne  farce  de  Rochester,  the  Rehearsal;  la  vive  intrigue  de 
Wycherley,  the  Provoked  wife;  et  les  dialogues  scintillans  du  Double 
Dealer  de  Congrève.  Mais  le  faux ,  le  mensonge,  une  teinte  louche  et 
équivoque,  déparent  tous  ces  ouvrages.  On  voit  trop  que  leurs  auteurs 


66G  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

n'ont  pas  respiré  une  atmosphère  de  moralité  et  de  vérité;  que  c'étaient 
des  esprits  de  travers,  ou  des  gens  de  mœurs  dissolues,  ou  des  cœurs 
dépravés.  Coup  d'œil  ingénument  profond  de  Shakspeare,  instinct 
de  sagacité  dont  rien  n'approche ,  qu'ètes-vous  devenus  1 

Sous  Jacques  II  et  Guillaume,  les  habitudes  du  peuple  s'épurent 
et  se  forment  à  la  vie  sérieuse.  On  essaie  un  drame  sérieux ,  pathé- 
tique, celui  d'Otway  et  de  Lillo;  là  vit  toute  l'éloquence  de  la  passion 
dans  ses  paroxismcs  et  du  malheur  à  son  dernier  terme;  mais  ce  ne 
sont  ni  les  nuances,  ni  les  finesses,  ni  les  diversités  tragiques  et  co- 
miques de  la  vie.  Avec  OtAvay  commence  la  troisième  époque  du 
drame  anglais ,  tourné  désormais  au  sérieux ,  voué  au  noir,  bourgeois 
avec  Lillo,  satirique  avec  Foote  et  Garrick;  intéressant  chez  Cum- 
berland  et  Colman  ;  toujours  gourmé  et  empesé;  souvent  quaker  ou 
puritain;  parfaitement  ennuyeux  dans  les  tragédies  de  Rowe,  de 
Walpole  et  de  Jonson.  L'habitude  et  le  besoin  du  théâtre  survivent 
à  la  sève  dramatique;  les  meilleurs  esprits,  Adisson,  Steele,  Young, 
ne  s'en  aperçoivent  pas,  et  l'on  continue  à  créer  ces  avortons,  qui 
se  tiennent  à  peine  debout  quelques  momens  sur  les  planches  de 
Drury-Lane.  Le  froid  Caton  d'Adisson  usurpe  l'admiration  de  Vol- 
taire. L'Irène  ampoulée  de  Jonson  se  fait  respecter  par  les  auditeurs, 
qu'elle  frappe  de  léthargie;  Aaron  Hill  imite  maladroitement  Zaïre. 
Le  théûtre  anglais  se  traîne  péniblement,  jusqu'au  jour  où  une 
moqueuse  intelligence  s'aperçoit  que  les  premières  assises  de  cette 
société  renferment  un  vice  :  l'hypocrisie.  Cet  homme  unique  fut 
Sheridan. 

Le  compromis,  le  pacte,  ou  (comme  disent  les  commerçans)  la 
«  cote  mal  taillée,  »  de  1G88,  avait  forcé  tout  le  monde  à  mentir  et 
à  se  soumettre  à  une  rigueur  apparente,  extérieure,  de  pensées  et  de 
conduite.  Le  gouvernement  lui-même  et  la  société  mentaient,  en 
supposant  une  harmonie  de  pouvoirs  qui  n'existait  pas.  L'air  cafTard 
et  les  scrupules  affectés  étaient  entrés  dans  les  salons;  le  ton  de  l'é- 
légie morale  et  le  drame  sérieux  se  faisaient  passage  au  théâtre. 
Tartuferie  d'une  nation  :  belle  satire  !  Sheridan  l'exécuta.  Bonne  co- 
médie! il  jeta  la  comédie  dans  la  satire.  Symptôme  d'une  époque 
nouvelle!  Sheridan  l'annonça  par  son  School  for  Scandai ,  exception, 
phénomène,  singularité,  produit  unique,  mais  excellent. 

Le  glas  de  la  révolution  française  sonne ,  et  tous  les  peuples  s'é- 
branlent. La  richesse  publique  s'est  accrue ,  la  poésie  secoue  ses 
ailes,  l'énergie  intime  de  la  nation  retrouve  cette  puissance  et  cette 
audace  qui  ont  déjà  brillé  sous  Elisabeth.  Éprise  d'amour  pour  Shaks- 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  667 

peare  et  Spenser,  cette  époque  de  résurrection  littéraire,  annoncée 
par  Lewis ,  auteur  du  Momc ,  par  Crabbe  et  Cowper,  continuée  par 
Walter  Scott  et  Byron ,  essaie  de  former  son  drame  sur  le  modèle  des 
grands  auteurs  du  wv  siècle.  Vaine  étude!  le  secret  du  génie 
dramatique  échappe  à  Byron,  à  AValter  Scott,  à  Coleridge,  à  Lamb, 
à  Lewis;  la  fée  endormie  ne  s'éveille  pas.  Le  Bertram  de  Maturin  est 
un  mélodrame;  toutes  les  pièces  de  Byron  n'ont  qu'un  seul  person- 
nage, lord  Byron,  et  restent  suspendues  entre  le  dithyrambe  et 
l'élégie.  Il  y  a  de  belles  pages  dans  le  Fazio  de  Milman  et  dans  sa 
Destruction  de  Jérusalem.  Mistriss  Baillic  écrit  des  tragédies  qui, 
manquant  de  mouvement,  sont  quelquefois  éloquentes.  Tout  ce 
drame  est  privé  de  réalité,  de  vie,  et  par  conséquent  de  durée.  Le 
Sardanapale  de  Byron,  comme  la  Vengeance  de  Coleridge,  n'ont  de 
prix  et  d'intérêt  qu'à  la  lecture. 

La  société  anglaise  s'est  éloignée  du  théâtre  par  des  motifs  nom- 
breux et  singuliers.  Les  foyers  des  spectacles,  où  se  rassemblaient 
depuis  long-temps  le  vice  et  la  corruption  de  la  capitale,  mettaient  en 
fuite  les  gens  honnêtes,  les  pères  de  famille,  et  tous  ceux  qui ,  sans 
adopter  la  vertu  comme  règle,  choisissent  la  décence  comme  masque. 
L'heure  du  dîner,  se  confondant  avec  l'heure  du  souper  antique ,  ne 
permettait  plus  aux  classes  supérieures  de  venir  assister  aux  pre- 
mières pièces.  Pendant  que  les  hommes  graves  et  dévots  blâmaient 
l'abomination  des  théâtres,  et  flétrissaient  de  leur  anatlième  quicon- 
que fréquentait  ces  lieux  maudits ,  l'aristocratie  professait  un  grand 
dégoût  pour  la  turbulence  du  parterre  et  les  cris  forcenés  de  la  galerie 
{half-price  f/allenj).  On  cherchait  des  jouissances  plus  intimes  et 
plus  httéraires ,  ou  des  plaisirs  moins  ostensiblement  dépravés.  Le 
roman  vous  ouvrait  sa  scène  multiple,  qui  charmait  votre  coin  du  feu, 
et  vous  laissait  à  la  fois  paisible  etému.Le  joueur,  l'homme  politique, 
le  marchand ,  l'oflicier,  fréquentaient  leur  club  favori.  La  soirée,  qui 
prenait  le  nom  de  thé  [tea-party]  ;  la  cohue  du  bal,  qui  s'intitulait 
déroute  (ro?/^),  séduisaient  la  coquetterie  des  femmes,  et  leur  promet- 
taient des  succès  moins  diffamés,  .le  me  souviens  d'une  époque  où 
toute  une  partie  de  la  population  parlait  d'aller  au  spectacle  [goitig 
ta  theplatj],  comme  on  parle  d'une  débauche  :  c'était  cependant  alors 
que  mistriss  O'Neill  régnait  sur  la  scène,  dernière  gloire  du  théâtre 
de  Shakspeare.  Il  est  vrai  que  l'on  ne  pouvait  pénétrer  à  Covent- 
Garden  et  à  Drury-Lane  sans  croire  entrer  dans  ce  temple  de  Babylone 
où  la  Volupté  nue  tenait  ses  orgies.  Entraîné  par  toutes  ces  causes 
de  décadence,  le  drame,  vainement  étayé  par  les  enquêtes  et  les  sol- 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

licitudes  du  parlement,  a  voulu  s'épurer,  et  a  continué  son  agonie. 
Si  vous  visitez  le  théâtre  d'où  l'excellent  acteur  Macready  vient  de 
chasser  les  beautés  vénales  qui  le  peuplaient  autrefois,  vous  êtes  sur- 
pris et  attristé  de  ce  silence  et  de  cette  solitude.  Prenez  place  :  vous 
assisterez  à  la  représentation  de  quelque  tragédie  bourgeoise ,  plus 
sentimentale  que  lugubre ,  sans  vraisemblance  dans  la  fiction ,  sans 
énergie  dans  le  dialogue,  bien  écrite  cependant ,  mais  pleine  de  ces 
analyses  romanesques ,  de  ces  développemens  langoureux  et  de  ces 
gémissemens  élégiaques,  dont  la  perfection  même  serait  ici  un  défaut 
et  un  signe  de  mort. 

Telle  est  la  marche  du  théâtre  en  Angleterre  :  —  la  vie ,  l'orga- 
nisme, la  verve,  la  puissance,  sous  Shakspeare;  — l'exagération,  la 
folie,  l'extravagance,  sous  Charles  II;  —  le  sérieux  doctoral  et  les 
larmes  bourgeoises  sous  les  Georges  ;  —  la  recherche  des  formes 
littéraires  sous  lord  Byron  ;  —  aujourd'hui ,  le  raffinement  de  la  mé- 
taphysique sentimentale.  —  C'est  le  dernier  période  et  la  suprême 
faiblesse. 

Après  le  Bcriram  de  Maturin ,  les  pièces  de  Sheridan  Knowles  sont 
celles  qui  ont  joui  du  succès  le  plus  populaire.  Bcrtram.  n'est  pas  une 
pièce,  mais  un  magasin  de  cuirasses ,  d'épées,  de  fantômes,  de  lunes, 
de  chaînes,  de  donjons  et  de  mâchicoulis  ;  tout  l'attirail  matériel  des 
Radcliffe;  la  défroque  de  la  terreur.  Je  ne  connais  rien  de  plus  atroce 
et  de  plus  sot  que  cette  poésie  criarde  qui  résonne  dans  une  pensée 
creuse,  et  qui  trouve  pour  échos  les  rochers,  les  cavernes  et  les 
voûtes  des  châteaux  anciens.  Bcrtram  a  pourtant  excité  l'admira- 
tion, môme  en  France.  Sheridan  Knowles  ne  relève  pas  d'Anne 
Radcliffe  et  de  Lewis,  mais  de  Wordsworth  ;  ses  drames  ont  plus  de 
valeur  poétique  et  moins  de  valeur  dramatique. 

Affirmez-vous  que  le  drame  actuel  de  l'Angleterre  ne  manque  pas 
de  mouvement?  Mouvement  physique,  matériel,  grossier;  mauvaise 
parodie  de  l'Espagne  ;  mouvement  emprunté  au  hasard ,  qui  ne  con- 
tient ni  enseignement,  ni  logique.  L'intrigue,  charpente  osseuse  de 
l'art  dramatique,  trahit  en  général  une  fabrication  maladroite;  elle 
n'est  pas  la  réahsation  d'une  idée,  mais  le  mélange  d'accidens  for- 
tuits, appât  de  la  curiosité.  Sur  ce  canevas  flottent  au  hasard  les 
nuées  d'une  poésie  qui  prétend  au  pathétique,  et  n'atteint  que  la 
déclamation.  Écoutez  XEdinburgh  Revieiv.  «  Notre  théâtre  touche 
à  la  dernière  crise  de  sa  longue  agonie.  On  sacrifie  tout  à  un  ou 
deux  rôles  créés  par  les  acteurs  à  la  mode,  et,  dans  les  pièces  qui 
réussissent ,  vous  ne  découvrez  que  ridicule  affectation ,  exagération 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  669 

sentimentale,  gémissemens  éternels,  fureurs  absurdes;  aucune  vrai- 
semblance, et  nulle  précision  dans  le  dessin  des  caractères.  Les  four- 
nisseurs habituels  se  contentent  d'arranger  des  farces  ou  des  vaude- 
villes français;  quant  aux  premiers  noms,  ils  échangent  mutuellement 
leurs  éloges  intéressés ,  et  doivent  leur  réputation  à  ce  trafic  :  l'inspi- 
ration leur  vient  des  coulisses  et  non  de  la  nature;  jamais  une  pensée 
nouvelle  et  vigoureuse  ne  se  fait  jour  à  travers  leurs  œuvres.  »  L'an- 
cienne ennemie  de  VEdinburgh,  le  Quarterly  Revieiv,  proclame 
aussi  hautement  la  décadence  du  drame  anglais,  qui  compte  aujour- 
d'hui deux  écrivains  en  renom  :  Sheridan  Knowles  et  Litton  Bulwer, 
et  deux  ou  trois  jeunes  candidats  au  même  genre  de  renommée  : 
ïalfourd,  auteur  de  la  tragédie  grecque  iVJon;  Taylor,  auteur  d'^r- 
tevelde;  Harness  et  Browning. 

Des  romans,  bien  ou  mal  versifiés ,  tels  sont  ces  drames.  La  vérité 
est  immolée  à  l'analyse,  la  situation  au  coup  de  théâtre,  l'intérêt  à 
l'imbroglio ,  quelquefois  l'action  au  mysticisme.  Une  pièce  prétendue, 
intitulée  Paracelse,  ne  contient  qu'une  rêverie  en  cinq  actes  sur  les 
sciences  occultes  et  les  aspirations  de  l'ame  vers  l'idéal.  Bonjour  el 
Adieu,  titre  affecté  d'une  tragédie  sentimentale ,  n'offre  qu'une  nou- 
velle dialoguée,  écrite  d'un  style  fleuri  et  quelquefois  touchant, 
ïalfourd,  dans  son  Ion,  que  les  critiques  ont  porté  aux  nues,  et 
dont  le  sujet  est  à  peu  près  celui  à'Athalie,  essaie  de  raviver  la  sim- 
plicité grecque  ;  effort  perdu ,  tentative  littéraire  qui  ne  peut  avoir 
de  résultat  populaire  au  milieu  de  la  complication  d'intérêts  qui 
précipitent  et  remuent  la  nouvelle  Europe  chrétienne.  V Arteveldc 
de  Taylor,  œuvre  laborieuse  et  estimable,  manque  d'intérêt  scénique. 
Sheridan  Knowles,  long-temps  acteur,  a  exploité  son  expérience, 
fabriqué  des  drames  incidentes ,  et  excité  l'intérêt  par  un  appel  quel- 
quefois poétique ,  souvent  exagéré ,  aux  douleurs  et  aux  passions  de 
la  vie  domestique  :  Virrjinius,  V  Épouse,  le  Bossu,  la  Fille,  ont  obtenu 
des  lueurs  de  succès.  Tout  ce  qui  reste  de  vie  au  théâtre  britannique 
se  résume  chez  cet  écrivain ,  dont  le  style  a  de  la  douceur  sans  fer- 
meté, et  dont  les  plans  incohérens  et  invraisemblables,  enchaînant 
une  multitude  de  péripéties  inutiles  ou  inattendues,  ne  semblent 
qu'un  prétexte  offert  à  la  verve  larmoyante  d'une  poésie  sans  viri- 
lité. Une  des  cordes  les  plus  vibrantes  de  l'intelligence  et  de  l'ame 
anglaises  résonne  cependant  sous  sa  main  :  il  cherche ,  à  l'instar  de 
Wordsworth,  la  terreur  et  la  pitié  près  du  foyer  domestique;  il  les 
puise^dans  les  sentimens  et  les  amours  de  la  famille,  quelquefois  en- 
traîné vers  la  mollesse  emphatique  de  Kotzebue,  souvent  aussi  pa- 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

thétique  et  simple,  mais  rappelant  presque  toujours  la  forme  élégante 
et  un  peu  lâche  de  Beaumont  et  Fletcher,  deux  auteurs  peu  connus 
en  France,  écrivains  remarquables,  qui  continuèrent  Shakspeare  avec 
plus  de  fécondité  dans  la  diction ,  moins  de  profondeur  dans  la 
pensée ,  moins  de  sérieux  dans  l'observation  ;  chantres  plus  passion- 
nés que  profonds,  plus  fleuris  que  graves,  plus  ingénieux  que  con- 
vaincus. 

Personne,  aujourd'hui,  pas  môme  M.  Edouard  Litton  Buhver,  dont 
la  Lyonnaise  [Lady  of  Lions)  a  eu  quelque  succès,  ne  rentre  fran- 
chement dans  la  voie  de  l'observation  shakspearienne  ,  la  seule  qui 
puisse  renouveler  le  drame  britannique.  Depuis  Chaucer  jusqu'à 
Spencer,  et  depuis  Bacon  jusqu'à  Walter  Scott,  l'originalité  anglaise 
n'a  qu'une  source,  l'étude  des  caractères  humains;  à  elle  seule  s'at- 
tache Shakspeare,  dont  La  Bruyère  est  l'expression  philosophique  et 
diminuée,  et  qui  ne  néglige  pas  l'analyse  dans  la  peinture  même  de 
la  passion  et  de  ses  orages  :  de  là  sont  éclos  Macbeth ,  Hamlet,  lago, 
Desdemone,  même  Béatrix  ,  même  la  nourrice  de  Juliette,  les  êtres 
les  plus  complets  dont  la  philosophie  ait  fait  présent  à  l'imagination. 
La  Grande-Bretagne  admire  encore  Ben-Johnson,  chercheur  minu- 
tieux des  singularités  et  des  phénomènes  humains.  Jamais,  quoi 
qu'elle  ait  pu  faire,  elle  n'a  sincèrement  applaudi  à  la  passion  pure, 
telle  que  le  doux  et  profond  Bacine  la  développe,  son  drame  à  elle, 
c'est  la  vaste  critique  de  l'humanité.  Elle  l'a  saluée  tour  à  tour  chez 
Ben-Johnson ,  Massinger,  Dekker,  Buckingham,  Sheridan  ;  répudiant 
sur  la  scène  Dryden  et  Bowe  et  le  doux  Otway,  que  l'on  joue  à  peine 
deux  fois  par  année.  Changerez-vous  le  génie  des  nations?  Jamais. 
Walter  Scott,  élève  de  Shakspeare,  a  conquis  la  gloire  par  cette  lu- 
cide intelligence  de  tous  les  intérêts,  de  toutes  les  âmes,  de  toutes 
les  faiblesses,  qu'il  a  portée  à  son  tour  dans  le  roman.  M.  Bulwer 
n'a  dû  la  renommée  de  Pelham  et  de  Maltravers  qu'à  la  sagacité  mé- 
ditative dont  il  a  souvent  fait  preuve.  Pourquoi,  lorsque  le  fonds  de 
l'esprit  national  subsiste,  le  drame  se  détache-t-il  de  cette  racine  de 
tout  succès?  Avec  des  incidens  romanesques  et  un  dialogue  senti- 
mental, il  ne  parviendra  point  à  vaincre  l'indifférence  d'un  peuple 
de  négoce,  d'affaires,  de  labeur,  qui  redoute  surtout  la  puérilité,  qui 
s'est  habitué  à  l'analyse,  dont  la  discussion ,  l'examen  et  l'enquête 
constituent  la  vie  commune,  et  qui  se  laissera  toujours  dominer  par 
les  vues  de  son  esprit ,  beaucoup  plus  que  par  l'impétuosité  de  ses 
passions. 


DE  LA  LITTÉRATURE   ANGLAISE,  671 

Quittons  une  poésie  qui  faiblit,  un  drame  qui  s'éclipse.  Place  au 
géant  littéraire  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Europe,  au  roman.  Là 
se  réfugient  tous  les  talens  avides  de  gloire;  toutes  les  étincelles 
éparses  de  style  et  de  sensibilité  se  groupent  et  se  pressent  autour  de 
ce  dernier  sanctuaire.  Qu'est-ce  que  le  roman?  une  forme,  pas  même 
une  forme;  un  prétexte ,  un  mot,  une  excuse,  11  a  tout  absorbé;  les 
plus  basses  intelligences  s'emparent  de  lui;  les  plus  hautes  descen- 
dent jusqu'à  lui.  A  une  certaine  époque ,  toutes  les  idées  se  rédi- 
geaient en  drame,  parce  que  le  drame  est  action,  et  que  l'Europe 
agissait,  brandissant  l'épée,  arborant  la  croix,  chantant  des  séré- 
nades. Aujourd'hui  que  l'action  est  affaiblie,  et  que  le  rêve  domine, 
vous  voyez  s'étendre  le  sceptre  du  roman,  qui  est  le  rêve.  Son  pro- 
cédé ductile  se  prête  à  tout.  On  l'a  vu  histoire,  on  l'a  vu  économie  po- 
litique, on  l'a  vu  satire  et  biographie;  il  deviendra  palingénésie,  utopie, 
industrie,  commerce,  politique.  Entassez  donc  les  vapeurs,  amenez 
les  nuages,  colorez-les  de  mille  arcs-en-ciel,  animez-les  de  tous  les 
prismes;  à  travers  ces  lueurs  équivoques  et  ces  ombres  rayonnantes, 
montrez-nous  des  villes,  des  harems,  des  salons,  des  ermitages,  des 
héros  et  des  armures;  indiquez,  à  travers  ces  voiles,  je  ne  sais  quels 
systèmes,  dont  le  soleil  lointain  rayonne  et  s'évanouit  tour  à  tour; 
faites  passer  sous  l'œil  du  lecteur  le  vieux  Paris,  le  vieux  Londres, 
les  Flandres  insurgées,  les  républiques  italiennes.  Rien  de  plus  sédui- 
sant pour  une  époque  incertaine  ,  qui  ne  se  connaît  pas  elle-même, 
qui  adopte  tous  les  principes,  rejette  toutes  les  croyances,  se  joue  de 
toutes  les  clartés  et  de  toutes  les  ombres,  et  trouve  une  volupté  dans 
ce  crépuscule  coloré  qui  l'environne. 

11  y  avait  long-temps  que  l'Angleterre  était  fière  de  ses  romanciers; 
leur  investigation  de  la  vie  privée  et  du  caractère  humain  suivait, 
avec  un  mélange  singulier  de  profondeur,  de  grâce  et  de  minutie, 
la  route  de  l'observation  shakspearienne.  Byron  lui-même,  craignant 
l'indifférence  du  lecteur,  avait  mêlé  l'intérêt  du  conte  au  coloris  et  à 
la  verve  de  l'ode,  Walter  Scott,  infidèle  à  l'épopée  chevaleresque, 
n'avait  plus  écrit,  depuis  sa  trentième  année,  que  des  fictions  en 
prose.  Après  eux ,  tout  fut  roman.  Ce  goût  de  dissection  et  de  re- 
cherche détaillée,  si  nuisible  au  drame  et  à  la  poésie  pure,  n'exerçait 
pas  sur  le  roman  la  même  influence  fatale.  Qu'il  observât  de  près  les 
caractères,  qu'il  choisît  une  section  de  la  société,  un  recoin  de  l'exis- 
tence humaine,  une  fraction  imperceptible  de  nos  sentimens,  pour 
les  reproduire  et  les  commenter,  c'était  son  droit.  11  se  jeta  donc  à 
la  fois  dans  tous  les  sentiers  de  son  investigation  favorite,  et  sa  dé- 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cadence  ne  fat  ni  aussi  complète,  ni  aussi  prompte,  que  celle  du 
théâtre  et  de  la  poésie.  Les  femmes  ajoutèrent  plus  d'une  nuance 
délicate  à  cette  encyclopédie  microscopique,  et  la  civilisation  de  la 
Grande-Bretagne  n'eut  pas  une  veine,  pas  une  fibre  qui  ne  comptât 
son  analyste. 

L'école  de  Walter  Scott ,  résurrection  colorée  de  l'histoire ,  genre 
borné  d'ailleurs,  perdit  sa  première  vogue  après  la  mort  du  maître. 
Ses  imitateurs  avaient  pris  l'ombre  pour  la  proie  et  le  costume  pour 
le  héros.  Ce  fracas  d'armures,  ce  rayonnement  de  lances,  ces  sculp- 
tures de  boiseries,  ces  inventaires  de  mobilier,  lassèrent  bientôt  la 
patience;  tous  les  vieux  meubles  rentrèrent  au  magasin.  James,  au- 
teur de  Darnlcy,  Delonne,  Philippe- Auguste ,  a  inventé  des  ressorts 
dramatiques  et  suivi  avec  fidélité  les  documens  de  l'histoire.  On  re- 
grette de  ne  pas  trouver  chez  lui  cette  variété  de  figures,  et  cette 
intéressante  armée  de  personnages,  bien  étudiés  et  bien  compris, 
qui  font  des  œuvres  de  Walter  Scott  un  monde  réel ,  vivant  et  animé. 
Horace  Smith ,  auteur  de  Brambletye-Uall,  jette  plus  de  mouvement 
dans  ses  tableaux  ;  mais  le  soin  minutieux  avec  lequel  il  en  termine 
les  détails,  nuit  à  l'intérêt  et  à  la  simplicité  de  l'ensemble.  Le  génie 
épique  de  Scott,  ce  miroir  vaste  et  lumineux,  n'a  pas  reparu  depuis 
sa  mort. 

En  Angleterre,  le  roman  s'est  subdivisé  à  l'infini;  à  côté  du  roman 
historique,  il  faut  nommer  et  compter  le  roman  militaire,  maritime, 
fashionable,  bourgeois,  économique,  politique,  facétieux,  populaire. 
Nous  n'approuvons  point  ce  morcellement ,  commode  pour  l'écrivain , 
incomplet  dans  son  résultat,  et  qui  ne  présente  qu'une  seule  fa- 
cette du  monde.  Pourquoi  rétrécir  le  champ  de  l'observation?  L'au- 
teur de  Don  Quichotte  esquissait  le  paysan  et  le  grand  d'Espagne ,  les 
haillons  de  l'un ,  le  velours  de  l'autre ,  et  sous  toutes  les  étoffes  il 
sentait  le  cœur  battre.  Voici  Marryatt,  qui  peint  les  navires  et  les 
équipages;  Gleig,  les  soldats;  lord  Normanby,  les  salons;  Hook,  les 
bourgeois;  miss  Martineau,  les  ouvriers;  Galt,  les  membres  du  par- 
lement; Dickens,  les  escrocs  et  les  cochers  de  fiacre;  Hood,  les  com- 
mis et  les  bonnes  d'enfans;  miss  Mitford,  les  épiciers  de  village  et 
les  rentiers  retirés.  C'est  une  interminable  série  de  monographies 
exécutées  avec  une  patience  chinoise;  le  travail  d'une  analyse  faite  à 
la  loupe ,  sur  tous  les  pores  et  tous  les  sillons  qui  se  croisent  à  l'épi- 
derme  de  la  société.  On  peut  classer  cette  foule  d'atomes  en  deux 
vastes  divisions  :  les  romans  qui  prétendent  initier  le  lecteur  au  monde 
comme  il  faut ,  la  plupart  émanent  de  plumes  roturières ,  et  ceux  qui 


DE   LA   LITTÉUATURE  ANGLAISE.  673 

reproduisent  les  mœurs  du  peuple;  la  bonne  compagnie  s'en  amuse. 
Mistriss  Gore,  Lister,  lord  Normanby,  mistriss  Norton,  surtout 
lady  Charlotte  Bury ,  brillent  dans  le  premier  de  ces  domaines.  Théo- 
dore Ilook,  Ilood,  récemment  éclipsés  par  Dickens,  auteur  de  Pick- 
wick, ont  fait  grand  bruit  dans  le  second  genre.  En  dehors  de  la 
division  établie  par  nous,  se  placent  les  observateurs  écossais,  Ilogg 
et  Galt,  d'une  sagacité  mordante  et  dure;  Ilarrison  Ainsworth ,  qui 
a  voulu  tondre  le  roman  comique  et  les  souvenirs  de  l'histoire; 
Ward  ,  subtil  et  ingénieux  ;  la  satirique  mistriss  Trollope;  l'élégante 
miss  Landon  ;  M'""  Jamieson,  qui  écrit  avec  grâce  et  qui  possède  le 
sentiment  des  arts;  lady  Blessington,  l'amie  de  Byron,  celle  qui,  en 
trahissant  ses  secrètes  confidences,  a  le  mieux  éclairé  cette  singulière 
ame  de  poète,  de  héros,  de  coquette  et  de  fat. 

C'est,  comme  on  le  voit,  une  forêt  de  romans,  ou  si  l'on  préfère 
une  métaphore  maritime,  c'est  une  succession  infinie  de  petites 
vagues  qui  se  brisent,  se  perdent  et  s'effacent.  Nous  sommes  loin 
d'avoir  énuméré  tous  les  candidats  de  cette  gloire  éphémère  ;  nom- 
mons mistriss  Howitt,  mistriss  Hall,  Allan  Cuningham,  le  second 
Grattan,  fils  de  l'orateur,  D'Israëli  jeune,  M""^  Shelley.  Nous  ne 
parlons  que  des  astres  de  l'année  dernière ,  et  nous  ne  pouvons  pré- 
voir le  nombre  et  les  ellipses  de  ceux  qui  brilleront  l'année  pro- 
chaine. Le  roman  est  tour  à  tour  le  cri,  le  gémissement,  l'hymne,  le 
bruit ,  la  leçon ,  le  murmure ,  le  sifflet  et  l'éclat  de  rire  qui  émanent 
de  tous  les  mouvemens  de  la  société  anglaise.  Après  1815,  l'aristo- 
cratie britannique  se  pavane,  fière  de  se  retrouver  vivante;  aussitôt 
naissentles/a^/iio/môfc  navels,  avec  leur  soie  et  leur  velours,  leurs  gri- 
maces d'élégance,  leur  code  d'étiquette,  leurs  gants  jaunes,  leur  babil 
sur  le  turf  et  sur  la  plus  légitime  manière  de  tenir  sa  fourchette  et  de  se 
présenter  dans  un  salon.  Ward,  Lister,  lord  Normanby,  mistriss  Gore, 
joignent  à  ces  enseignemens  des  observations  assez  délicates.  La 
bourgeoisie  enrichie  lève  les  yeux  avec  envie  vers  ces  régions  du  pri- 
vilège; elle  tente  d'imiter  l'art  de  se  taire  spirituellement  et  de  poser 
avec  grâce  ;  elle  achète  des  hôtels ,  loue  des  valets ,  nage  dans  l'or  et 
le  ridicule,  et  se  laisse  peindre  par  un  homme  d'esprit  qui  aime  trop 
la  caricature  :  Théodore  Hook,  auteur  des  Sayings  and  doings;  talent 
vif,  mordant,  qui  défend  la  cause  conservatrice,  comme  le  fout 
d'ailleurs  la  plupart  des  talens  en  Angleterre.  11  réussit  à  reproduire 
la  classe  aspirante,  cette  classe  de  chrysalides,  suspendue  encore 
entre  le  commerce  auquel  elle  doit  sa  fortune ,  et  la  noblesse  dont 
elle  espère  le  baptême.  Pendant  ce  temps,  la  vieille  Angleterre,  l'An- 

TOME  XVII.  43 


674  iREVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gleterre  de  la  campagne,  demeure  intacte;  elle  travaille,  laboure  ou 
-sommeille  dans  ses  petits  villages  fleuris  et  moussus ,  sous  les  ombres 
modestes  de  ses  collines  vertes ,  et  sous  la  protection  de  ses  clochers 
normands.  Marie  Hovvitt  et  miss  Mitford  redisent  ces  labeurs  et  ce 
repos;  leurs  pages  ont  en  général  plus  de  charme  et  de  valeur;  leur 
analyse  s'adresse  à  des  détails  moins  fugitifs  et  plus  touchans.  Les 
Provincial  Sketchcs,  ouvrage  anonyme ,  offrent,  dans  ce  genre,  une 
raillerie  originale  et  très  acérée.  Mais  le  cri  de  la  réforme  se  fait  en- 
tendre ;  une  foule  abusée  imagine  que  le  mécanisme  social  peut  se 
réparer  comme  une  horloge;  miss  Martineau  prend  la  plume  et  ré- 
dige, en  forme  de  contes,  les  dogmes  de  la  sfatistigiir,  science  posi- 
tive qui  réduit  les  ciiimères  à  l'état  solide  et  enferme  des  données 
vagues  dans  des  cliiffres  d'airain.  Quelques-uns  raillent  les  nouveaux 
travers  nés  de  ces  erreurs  :  cette  jalousie  donnée  pour  sublime  ,  et  ce 
fanatisme  de  la  matière,  et  cette  théologie  du  chiffre,  et  ce  mysticisme 
de  l'or.  L'Écossais  Galt,  en  deux  excellens  petits  pamphlets,  costumés 
en  romans,  frappe  l'indifférence  des  uns,  la  cupidité  et  l'envie  des 
autres.  Des  sentimens  ou  des  idées  que  la  société  anglaise  jette  au 
vent  de  l'observation ,  rien  ne  se  perd  ;  tout  se  tourne  en  roman , 
même  le  calembour.  Il  existe  maintenant  un  certain  homme  d'es- 
prit qui  se  nomme  Hood,  et  qui  travaille  constamment  dans  ce  genre 
singulier,  à  raison  de  six  volumes  par  année,  de  douze  contes  par  vo- 
lume et  de  deux  calembours  par  ligne.  Pvnster  infatigable,  qui  n'est 
condamné  à  ce  métier  par  aucun  édit  du  parlement,  il  en  fait  en 
vers ,  il  en  fait  en  prose ,  il  les  déclame ,  il  les  invente ,  il  les  rêve, 
il  les  imprime,  il  les  dessine,  il  les  grave  et  les  lithographie  lui- 
même.  Dans  cet  atelier  immense  du  roman,  tout  se  forge  à  neuf,  une 
perpétuelle  fournaise  bruit ,  toutes  les  réalités  deviennent  fictions , 
et  toutes  les  fictions  réalités. 

Il  est  inutile  de  suivre  pas  à  pas  la  marche  de  cette  armée.  Si 
nous  en  étudions  le  mouvement  général ,  nous  trouverons  que  de- 
puis Monk  Lewis  jusqu'à  notre  époque,  le  roman  britannique  n'a  pas 
cessé  de  s'éclaircir,  de  s'égayer,  de  dérider  son  front  et  de  désopiler 
sa  rate.  Traversant  les  charniers  de  Lewis,  les  tombes  d'Anne  Rad- 
cliffe,  les  caveaux  de  Maturin ,  les  chaumières  de  Godwin,  pour  s'ar- 
rêter avec  gloire  au  bord  des  lacs  brumeux  de  l'Ecosse ,  et  venir 
s'affadir  et  s'étioler  sous  les  lambris  de  Portkmd-Place ,  dans  les 
comptoirs  de  Threadneedle-Street  et  dans  les  tavernes  de  Billings^ 
f/ate,  il  est  enfin  arrivé  à  la  grosse  joie  de  Pickwich.  Le  nom  répété, 
le  nom  fameux  est  aujourd'hui  celui  de  Charles  Dickens,  son  auteur. 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  (>75 

C'est  le  successeur  lie  Walter  Scott.  Adieu  donc,  chevaliers  aux  ban- 
nières flottantes,  villageoises  d'Ecosse  aux  pieds  nus ,  savans  antiquai- 
res si  décharnés  et  si  anmsans,  contrebandiers  de  l'île  de  Man,  déli- 
cieuses filles  des  montagnes ,  fuyez  ;  vous  portez  encore  les  blasons 
d'autrefois;  vous  nous  apportez  l'écho  de  ces  vieux  âges  que  l'on  ré- 
pudie; vous  êtes  de  trop;  laissez-nous  î  Cédez  la  place  aux  garçons  de 
boutique  de  Londres,  aux  cochers  de  diligence,  aux  gentils  palefre- 
niers, aux  gracieux  imbécilles  qui  ont  soixante  ans ,  un  gros  ventre, 
une  petite  rente  et  un  cerveau  vide;  effacez-vous  devant  cette  popu- 
lation niaise  et  brutale,  que  l'Angleterre  honore,  pendant  que  la 
France  a  des  couronnes  pour  l'apprenii-parfunieur,  le  beau  postillon 
et  le  coiffeur  d'opéra-comique.  Je  ne  veux  pas  chercher  les  causes  de 
cette  transposition  de  l'aristocratie;  elles  pourraient  bien  se  trouver 
dans  quelques  secrets  penchans  que  la  philosophie  de  l'histoire  ana- 
lysera si  elle  le  juge  à  propos.  Malgré  la  violence  du  mouvement  poli- 
tique, l'Angleterre  essaie  chaque  jour  de  reconquérir  son  vieux  titre 
dejoijeuse.  Les  voiles  funèbres  dont  elle  s'enveloppait  sont  tombés; 
elle  se  délecte  en  parcourant  le  Comic  Annuul,  les  Esquisses  de  IJoz- , 
les  facéties  chevaleresques  deNimrod,  les  caricatures  de  Hood;  elle  a 
proclamé  Pickwick  et  Sam  Weller,  deux  héros  merveilleux ,  et  leur 
père ,  Charles  Dickens,  un  grand  écrivain. 

Charles  Dickens  a  de  la  facilité,  du  trait,  et  une  certaine  portée 
d'observation  qui  s'élève  jusqu'à  la  bourgeoisie  inférieure  et  se  trouve 
à  l'aise  dans  les  derniers  rangs.  Il  invente  heureusement  les  scènes  bur- 
lesques, et  réussit  moins  bien  dajis  le  détail  et  le  dessin  des  caractères; 
on  trouve  de  la  verve  dans  les  unes,  et  de  l'indécision  dans  les  con- 
tours des  autres;  l'exactitude  des  détails  matériels  et  la  singularité 
des  coins  obscurs  où  il  conduit  le  lecteur,  compensations  de  ses  dé- 
fauts graves,  font  de  ce  romancier  un  écrivain  plus  amusant  que  du- 
rable. Un  seul  de  ses  personnages,  palefrenier  de  son  état,  promu 
au  grade  de  valet,  dirigeant  son  maître,  le  sauvant  malgré  lui,  sage- 
ment bouffon,  trivial  et  spirituel,  domine  tous  les  types  que  M.  Dic- 
kens a  voulu  créer.  Sam  Weller  représente,  sans  y  penser,  l'effort 
sourd  et  secret  du  prolétaire  anglais ,  courbé  sons  le  double  poids  de 
l'or  et  de  la  politique,  du  négoce  et  du  passé.  La  lecture  de  Pickwick, 
celle  d'Olicer  Twist,  par  le  même  auteur,  laissent  l'esprit  mécontent; 
on  n'a  vu  se  soulever  qu'un  seul  coin  du  voile;  une  seule  classe  d'êtres 
minimes  s'est  révélée. 

Miss  Emma  Roberts  peint  les  mœurs  de  l'Inde  anglaise ,  les  car- 
gaisons de  filles  à  marier  qui  vont  y  chercher  des  époux  ^  les  décep- 

43. 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  des  fils  de  famille  qui  courent  y  briguer  la  fortune;  enfin ,  cette 
étrange  alliance  du  Nord  et  de  l'Asie ,  d'une  civilisation  nouvelle  et 
d'une  civilisation  décrépite.  Marryatt,  écrivain  beaucoup  trop  vanté, 
diffus,  vague  et  sans  façon,  qui  plaît  par  une  certaine  gaieté  natu- 
relle ,  ne  quitte  pas  ses  chers  matelots  et  ses  officiers  de  la  marine 
royale ,  dont  le  public  commence  à  se  lasser.  Miss  Martineau  ne  re- 
nonce jamais  à  cette  philosophie  doctorale  et  creuse  de  l'utilitaire 
benthamiste.  Ces  talens  variés,  qui  n'ont  rien  d'éminent  et  de  sou- 
verain ,  sont  effacés  par  l'auteur  du  Livre  de  Loch  du  matelot  Cringle, 
et  surtout  par  celui  an  Journal  iVun  Médecin.  Le  médecin  va  s'asseoir 
au  lit  de  tous  les  malades,  écoute  tous  les  soupirs,  tâte  le  pouls  du 
ministre  et  celui  de  la  prostituée ,  assiste  à  toutes  les  agonies,  répète 
toutes  les  confessions;  il  est  éloquent ,  clairvoyant  et  pathétique;  le 
plan  de  son  œuvre,  restreint  en  apparence,  lui  ouvre  la  porte  du 
pauvre  et  du  riche,  de  l'hôpital  et  du  magasin.  Il  échappe  à  cette  né- 
cessité étroite  de  concentrer  l'observation  sur  un  point;  nécessité  que 
l'analyse  anglaise  a  cru  devoir  adopter  comme  un  mérite,  comme  un 
avantage,  et  qui  n'est  qu'une  entrave;  elle  fausse  le  point  de  vue  du 
peintre,  qui,  attentif  à  reproduire  les  antennes  de  l'insecte  fugitif, 
oublie  le  paysage ,  l'horizon  et  le  monde. 

Une  femme  d'esprit.  M"'''  ïrollope,  s'est  tenue  en  dehors  de  ces 
bataillons  différens.  La  satire,  prédilection  de  son  esprit  plus  vif  que 
sympathique,  lui  a  servi  d'arme  tour  à  tour  contre  les  Américains 
qu'elle  déteste ,  les  faux  dévots  que  le  puritanisme  d'Amérique  lui  a 
fait  haïr,  et  les  censeurs  qui  ne  l'ont  pas  ménagée.  Elle  rappelle  la 
verve  caustique,  mais  non  l'imagination  animée  de  cette  lady  Morgan 
si  connue  en  France,  dont  les  succès,  mêlés  de  revers,  datent  de  la 
jeunesse  de  AValter  Scott,  et  qui  a  écrit  un  nombre  infini  de  volumes 
tour  à  tour  avec  poésie,  étourderie,  humeur,  science  et  déraison, 
mais  toujours  avec  une  vivacité  de  coloris  qui  plaît  au  lecteur  et  dé- 
route la  critique.  Enfin  vous  rencontrez  dans  la  môme  route  d'univer- 
salité facile  l'homme  d'esprit  qui  domine  aujourd'hui  la  littérature 
anglaise ,  et  qui  en  représente  assez  exactement  les  nouvelles  ten- 
dances :  M.  Edouard  Litton  Bulwer. 

Flexibilité,  éclat,  versatilité,  fécondité,  connaissance  du  monde, 
sagacité,  ces  qualités  diverses  se  trouvent  chez  M.  Bulwer,  romancier, 
historien,  poète,  journaliste  et  dramaturge.  Il  a  beaucoup  d'idées, 
mais  éparses;  beaucoup  de  lectures,  mais  indigestes;  ses  œuvres 
nombreuses  manquent  d'harmonie  dans  la  conception ,  de  pureté 
dans  l'exécution.  L'éclat  et  l'effet,  la  précipitation  du  travail  et  la  rapi- 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  677 

dite  du  succès  le  séduisent.  Il  semble  que  les  pages  éclatantes  ou 
subtiles  qu'il  publie  attendent  encore  une  maturité  définitive,  et  que 
les  puissantes  caresses  d'un  soleil  plus  chaud  et  plus  obstiné  eussent 
donné  la  perfection  à  ces  fruits  liAtifs.  Les  premiers  romans  de  M.  Bul- 
wer,  qui  contenaient  une  assez  forte  dose  de  fatuité ,  s'emparèrent 
de  la  mode;  nul  roman  fashionable  ne  se  recommandait  par  le  mérite 
d'un  style  aussi  vif,  aussi  net  et  aussi  soigneusement  poli.  La  vogue 
de  Pelham,  de  Paul  Clifford  et  du  Méconnu  [Disoivned,  le  dés- 
avoué), ouvrit  à  l'auteur  la  route  de  la  fortune  et  du  crédit;  jeune, 
les  succès  de  salon  l'accueillaient;  son  époque  lui  conseillait  le  luxe; 
de  notre  temps ,  la  simplicité  de  la  vie  semble  attester  la  pauvreté 
de  l'esprit,  et  l'exploitation  commerciale  du  talent  passe  pour  génie. 
La  génération  nouvelle,  laissant  Thomas  Campbell,  pauvre,  vivre 
modestement  avec  deux  cents  livres  sterling  par  an ,  voulait  trouver 
le  laurier  d'or  dans  les  champs  poétiques.  M.  Bulwer  multiplia  ses 
produits,  chercha  le  bruit  des  salons  et  les  honneurs  parlementaires, 
fut  élu  membre  des  communes ,  essaya  d'y  créer  un  nouvel  intérêt , 
celui  des  gens  de  lettres ,  dont  il  se  porta  représentant  ;  et  sans  cesse 
donnant  au  public  de  nouveaux  ouvrages,  discourant,  pérorant, 
discutant,  se  chargeant  de  diriger  les  enquêtes  politiques;  faisant 
jouer  des  tragédies  peu  remarquables  et  imprimer  des  pamphlets 
peu  significatifs ,  en  môme  temps  que  des  vers  élégans  et  des  romans 
d'un  ordre  supérieur,  il  finit  par  recevoir  de  la  jeune  reine  Victoire  le 
titre  de  baronet.  Vie  brillamment  laborieuse  !  avec  une  témérité  plus 
âpre  au  scandale  et  une  impertinence  plus  prononcée,  ce  serait  Beau- 
marchais. M.  Bulwer,  sans  mener  aucun  parti,  est  l'éclaireur  du  libé- 
ralisme; il  marche  en  avant  et  ne  guide  personne.  La  société  anglaise, 
dont  il  a  blessé  les  convenances  et  les  lois,  ne  le  ménage  guère. 
Comme  littérateur ,  non  comme  orateur ,  il  a  de  l'influence  à  la 
chambre;  situation  nouvelle  en  Angleterre,  où  les  Fielding,  les 
Goldsmith,  les  [Scott,  les  Wordsworth,  ont  toujours  fait  de  leur 
cabinet  solitaire  la  citadelle  d'où  ils  mitraillaient  l'ennemi ,  mais  sans 
se  confondre  avec  les  hommes  publics,  avec  Burke,  Fox,  Canning, 
Burdett,  armés  en  guerre,  toujours  sur  le  champ  de  bataille,  oubliant  la 
gloire  littéraire  sans  la  mépriser,  faits  pour  la  lutte  et  voulant  le  succès. 
Ce  caractère  de  l'homme  de  lettres  enté  sur  l'homme  de  parti  ;  la 
vanité  s'accouplant  à  l'orgueil  ;  l'amour  de  la  phrase  s'associant  à 
l'action  sur  les  hommes;  M.  Bulwer  se  frayant  passage  à  la  chambre  : 
ce  sont  les  symptômes  d'un  mouvement  nouveau  et  d'une  altération 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

opérée  dans  les  esprits.  Autrefois  Swift  conseillait  les  ministres;  Bo- 
lingbroke  faisait  de  la  théologie  polémique;  Burke  attachait  du  prix 
aux  belles  formes  de  la  diction.  Mais  pour  la  première  fois,  le  Roman 
vient  s'asseoir  au  sénat  et  prétend  à  la  toge  politique.  Le  Roman, 
c'est  M.  Bulwer  même  :  rapide  peinture  des  accidens  lumineux  qui  se 
jouent  et  se  brisent  à  la  surface  de  la  mer  sociale;  miroir  accessible  à 
toutes  les  images  et  rayonnant  de  toutes  les  couleurs,  le  roman  n'est 
pas  fait  pour  exercer  une  action  et  vaincre  les  obstacles.  C'est  une 
glace  et  non  un  levier.  Il  y  a  donc  un  déplacement  des  forces  :  M.  Bul- 
wer en  est  l'expression.  L'avenir  dira  quel  en  doit  être  le  fruit. 

Pelliam,  Eugv.ne  Aram,  Paul  CUJJord,  Maltravers,  nous  semblent, 
après  tout,  les  meilleures  ûctions  de  l'époque  dernière.  Que  l'on 
reproche  à  Pclham  ses  descriptions  de  Ungère  et  d'ébéniste,  à  Clif- 
ford  l'abus  de  l'argot,  à  Eiujène  Aram  l'emprunt  d'une  anecdote 
brute  et  d'un  fait  connu,  à  tous  ces  romans  un  certain  parti  pris, 
né  d'une  érudition  toute  nouvelle  et  d'une  étude  commencée  spécia- 
lement pour  chacun  d'eux;  qu'il  se  trouve  ainsi  qu'en  définitive  les 
couleurs  ne  sont  pas  fondues,  ni  les  épisodes  naturellement  liés  au 
sujet;  beaucoup  de  place  reste  encore  à  l'éloge  et  à  l'intérêt  :  vivacité 
de  dialogue,  invention  de  caractères,  justesse  de  coup-d'œil ,  et  surtout 
dans  Ernesl,  Idaltravcfs,  où  celte  qualité  prodiguée  devient  défaut; 
mille  remarques  piquantes,  nées  d'une  philosopliic  mondaine.  L'in- 
égalité du  style,  le  peu  de  fusion  des  morceaux  que  l'on  dirait  arra- 
chés aux  pages  d'un  album  et  rajustés  piulùt  que  disposés  savam- 
ment, l'enluminure  du  coloris,  se  font  remarquer  à  l'œil  attentif. 
Quiconque  respecte  et  connaît  l'antiquité  n'aime  pas  voir  qu'un  écri- 
vain tout  moderne  porte  sur  les  ruiiies  de  Pompéi  et  dans  l'Agora 
des  Athéniens  sa  philosophie  de  dandy  et  sa  politique  semi-radicale; 
parmi  les  œuvres  de  M.  Bulwer,  les  plus  sérieuses  par  le  titre  sont  donc 
les  plus  frivoles  par  le  fond  :  Athènes  et  les  Derniers  jours  de  Pom- 
péia.  Celles  qui  s'ansioncent  avec  moins  de  pompe  joignent  une  im- 
portance plus  réelle  à  des  prétentions  moins  hautes  :  il  y  a  de  l'élo- 
quence dans  Aram,  d'excellens  tableaux  dans  Pelham  et  CU fjord, 
des  vues  élevées  dans  Maltravers.  C'est  une  observation  pleine  de 
force,  bien  qu'exagérée  dans  sa  réahsation,  que  le  portrait  de  cette 
impuissance  vaniteuse,  qui  croit  à  son  génie  pour  avoir  le  droit  de 
haïr  le  monde,  et  fait  de  cet  anathème  un  prétexte  de  lâche  et  in- 
sultante oisiveté.  Le  génie  méconnu  court  l'Europe;  dans  cette  insur- 
rection générale  des  individualités  égoïstes,  chaque  esprit  orgueilleux 


DE   LA   LITTÉRATURE  ANGLAISE.  679 

se  donne  un  trône  et  s'arroge  un  sceptre.  Il  ne  manque  au  Cesarini  (1) 
de  M.  Bulwer  que  d'être  moins  horrible  et  plus  ridicule.  Nous  ne  par- 
lerons pas  ici  du  drame  de  3/ademoisel/e  de  La  Vallicrc,  avortement 
complet ,  parodie  emphatique  d'une  époque  d'élégance  et  de  majesté. 
La  place  supérieure  que  le  roman  a  usurpée  ou  conquise  dans  cette 
littérature  justifie  celle  que  nous  attribuons  ici  au  plus  habile  et  au 
plus  populaire  des  romanciers  anglais.  Le  roman  n'a  pas  seulement 
emprunté  le  costume  de  l'histoire,  il  a  envahi  son  domaine  ;  on  a  pu- 
blié, sans  beaucoup  de  succès,  le  Roman  de  VHistoire  [Romance  of 
Historij,  hy  Lcitch  Ritcliic  and  otJiers).  Le  conte  et  la  nouvelle,  romans 
de  second  ordre  et  de  petite  dimension,  ont  rempli  les  annuaires  et  les 
macjazines,  et  pénétré  dans  le  récit  des  voyageurs;  ce  genre  équi- 
voque a  produit  récemmetit  quelques  ouvrages  qui  lîe  manquent  pas 
de  charme  :  le  Sc/iloss  Hahifekl,  piquante  description  d'un  château  de 
Styrie,  par  le  capitaine  Head;  les  Bubblcs  from  ISassau,  titre  que  les 
traducteurs  essaieront  de  reproduire,  s'ils  en  ont  envie.  L'érudition 
mêlée  à  une  narration  romanesque  adonné,  l'année  dernière,  un 
livre  singulier,  qui  a  fait  grand  bruit  en  Angleterre,  et  qui  a  pour  titre 
le  Docteur;  amalgame  baroque  de  citations,  de  divagations,  de  ré- 
tlexions,  d'anecdotes  et  de  rêveries.  L'auteur,  que  l'on  croit  être 
Hartley  Coleridge,  défend  avec  vivacité,  souvent  avec  esprit,  les 
mœurs  et  les  doctrines  de  la  vieille  Angleterre  ;  il  dépouille  mille 
bouquins  poudreux  et  oubliés,  pour  en  extraire  un  ou  deux  fragmens 
qui  ont  du  prix,  et  relève  des  facéties  souvent  froides,  des  extra- 
vagances souvent  sans  verve  et  sans  attrait ,  par  des  passages  d'une 
sensibilité  heureuse  et  d'un  style  excellent.  Arrière-petlt-fils  de  Ra- 
belais, de  Burton,  de  Sterne,  dont  il  emprunte  les  grelots,  il  man- 
que surtout  de  gaieté,  et  son  sourire,  plus  mélancolique  que  plaisant, 
ne  se  communique  pas  au  lecteur.  On  lui  a  pardonné  l'affectation  du 
désordre,  le  pédantisme  des  vieux  lambeaux  littéraires,  le  dé- 
cousu des  souvenirs,  en  faveur  d'une  certaine  grâce  élégiaque, 
acérée  par  une  concision  rare  et  dissimulant  une  ironie  philosophi- 
que de  très  bon  goût.  L'accueil  fait  à  ce  livre  en  Angleterre  marque 
la  distance  qui  sépare  encore  l'Angleterre  de  la  France ,  malgré  les 
points  de  communication  établis  entre  les  deux  contrées;  fatras  épou- 
vantable pour  nous,  c'est  un  trésor  de  curiosités  précieuses  pour  le 
littérateur  et  le  savant  britanniques  de  l'ancienne  roche:  ils  blâment 
légèrement  le  désordre  et  la  folie  de  l'ensemble  ;  mais  ils  admirent  la 

(1)  Personnage  du  roman  de  Maltravers. 


680  REVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

variété  des  études ,  la  nouveauté  des  recherches  et  la  pureté  de  la 
diction.  Aussi  le  Docteur  s'adresse-t-il  à  la  vieille  Angleterre,  dont 
il  préconise  les  mœurs  et  dont  il  adopte  le  style.  A  peine  radicaux 
et  whigs  se  sont-ils  occupés  de  ces  quatre  volumes,  tandis  que  les 
Bévues  du  parti  conservateur,  le  Blachicood  et  le  Quarterbj,  lui  ont 
consacré  des  pages  nombreuses  et  l'ont  jugé  digne  de  la  plus  sé- 
rieuse analyse. 

Dans  le  Docteur,  comme  dans  les  œuvres  de  M.  Bulwer,  un  désir 
d'universalité  dans  la  pensée,  un  secret  retour  vers  la  synthèse, 
se  font  sentir,  et  les  élèvent  bien  au-dessus  de  ces  productions  d'une 
analyse  mesquine  où  l'on  dépense  inutilement  tant  d'esprit  et  de  co- 
loris. Bulwer,  Hartley  Coleridge,  Waltcr  Scott  et  Southey,  portent 
un  vaste  regard  sur  le  monde;  ils  essaient  d'en  saisir  l'immense  va- 
riété, ne  procédant  point  par  exclusion  ,  mais  cherchant  à  découvrir 
de  tous  côtés  des  points  de  vue  nouveaux  et  à  n'oublier  rien  de  ce 
qui  intéresse  l'homme.  Le  même  llartley,  auteur  de  jolies  ballades, 
a  écrit  la  vie  des  personnages  célèbres  ou  distingués,  nés  dans  le 
Lancashire  et  l'Yorkshire.  Ce  livre  est  empreint  d'un  sentiment  his- 
torique très  peu  commun  dans  la  Grande-Bretagne,  qui  cependant  a 
publié  dernièrement  beaucoup  de  livres  d'histoire,  de  mémoires  et 
de  biographies.  Fécondité  stérile!  Nul  biographe  n'a  égalé,  pour  la 
fermeté  pittoresque  du  style,  l'auteur  des  Worihies  of  Lancashire  and 
Yorkshire,  livre  naïf  et  dramatique.  Une  bonne  biographie  est  une 
médaille  d'or  difficile  à  créer,  difficile  à  frapper,  qui  conserve  à  ja- 
mais une  empreinte  héroïque ,  et  dont  les  modèles  sont  rares.  On  en- 
tasse des  dates,  on  recueille  des  généalogies,  on  accumule  des 
documens,  on  imprime  des  correspondances,  et  l'on  crée  ainsi  des 
volumes  qui  s'appellent  mémoires  sur  Bolingbroke,  sur  Pitt,  sur 
Chatam,  sur  Goldsmith,  sur  Burke  ,  sur  Samuel  Johnson  :  la  multi- 
tude de  ces  compilations  et  leur  nullité  réelle  ne  leur  enlèvent  pas  un 
certain  mérite,  celui  de  l'utilité;  matériaux  sans  choix  que  des  ou- 
vriers doués  de  peu  d'intelligence  et  quelquefois  de  soin  ont  gau- 
chement rassemblés.  La  vie  de  Sheridan  et  celle  de  Fitzgerald,  par 
Thomas  Moore ,  n'ont  pas  même  touché  le  but  que  l'écrivain  voulait 
atteindre,  et  manquent  de  la  gravité,  de  l'impartialité,  de  la  fermeté 
qui  conviennent  au  genre.  On  doit  excepter  de  cette  condamnation 
les  recherches  littéraires  de  Payne  Collier  sur  le  théâtre  anglais  et 
sur  la  jeunesse  de  Shakspeare,  les  travaux  de  Gifford  sur  Ben-Johnson, 
et  ceux  de  lord  Rolland  sur  Lope  de  Vega ,  qui  remontent ,  ainsi 
que  les  charmans  mélanges  de  D'Israëli  l'aîné,  à  une  époque  anté- 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  681 

rieure.  Le  désir  de  tout  savoir  sur  les  hommes  célèbres  encourage  la 
fabrication  d'œuvres  sans  valeur  pour  la  philosophie ,  qui  offriront 
plus  tard  des  ressources  et  des  élémens  de  travail.  L'esprit  d'exacti- 
tude commerciale ,  complètement  opposé  au  génie ,  engage  les  com- 
pilateurs à  ne  rien  éliminer;  d'insignifians  souvenirs  inondent  des 
rames  de  papier  blanc ,  sans  aucun  profit  pour  l'histoire.  Le  même 
défaut  qui  se  fait  bien  plus  vivement  sentir  dans  les  ouvrages  améri- 
cains, et  que  la  diffusion  des  écrivains  médiocres  aggrave  encore, 
entache  la  plupart  des  ouvrages  historiques  récemment  publiés.  De- 
puis les  travaux  de  Hallam,  de  Mackintosh,  de  Lingard  et  de  Sou- 
they,  un  seul  écrivain ,  dont  la  singularité  affecte  une  phraséologie  à 
peine  intelligible,  Carlyle,  a  fait  preuve  d'une  haute  intelligence  his- 
torique. Élève  de  Schiller,  dont  il  a  écrit  la  vie  avec  talent,  il  se 
classe  parmi  les  penseurs  et  même  parmi  les  mystiques,  dont  l'œil 
ne  voit  dans  les  annales  humaines  qu'une  série  de  problèmes  méta- 
physiques. On  le  laisse  planer  dans  cette  région  où  les  mortels  ne 
le  suivent  pas,  et  mille  autres  s'enchaînent  à  la  terre,  recueillant  les 
grains  de  sable,  entassant  la  poussière,  et  faisant  preuve  d'une  pa- 
tience qui  émerveille. 

Comment  ne  pas  reconnaître  que  l'abaissement  simultané  de 
la  poésie,  du  drame  et  de  l'histoire  tient  à  des  causes  parallèles 
ou  plutôt  jumelles?  On  s'est  accoutumé  à  préférer  le  détail  à  l'en- 
semble, et  l'analyse  curieuse  d'un  fragment  à  la  synthèse  féconde; 
habitude  et  tendance  qui  datent  de  Locke  et  coïncident  avec  la 
marche  de  la  civilisation  moderne.  Dans  le  roman ,  elle  a  fait  naître 
plusieurs  monographies  dont  la  lecture  plaît  et  dont  la  minutie  est 
instructive:  les  Afjrshire  Legatees  (héritiers  du  comté  d'Ayr);  le 
Siihallcrn  (le  sous-officier) ,  Pickwick ,  le  Livre  de  Loch,  dont  nous 
avons  parlé.  Mais  dans  l'histoire ,  l'imagination  cessant  de  colorer 
et  d'ennoblir  cet  esprit  de  détail  et  cette  interminable  recherche,  on 
obtient  des  résultats  d'une  pauvreté  et  d'une  aridité  excessives.  Que 
l'amour-propre  et  la  prétention  viennent  s'y  mêler,  les  autobiogra- 
phies abondent,  publiées  par  des  héritiers  avides  ou  par  des  spécula- 
teurs ardens  à  exploiter  la  curiosité  :  les  Fragnie^is  tirés  des  jmpiers 
de  Coteridge,  la  Vie  de  Walter  Scott,  par  Lockhart,  celle  de  Crabbe 
par  son  fils ,  et  celle  de  Cowpcr  par  Southey,  méritent  une  exception 
particulière. 

Coleridge,  qu'on  ne  doit  pas  confondre  avec  Hartley,  a  exercé  sur 
l'ère  précédente  une  influence  très  curieuse.  C'était  un  philosophe 
doué  de  sagacité  et  d'élévation,  qui  rendait  ses  oracles  comme  la 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pythonisse  des  anciens  jours,  par  fragmens  et  par  saillies,  dans  des 
improvisations  brillantes,  à  peine  reflétées  dans  ses  ouvrages.  Mac- 
kintosh,  Wordsworth  et  Coleridge  formaient,  avec  Dugald-Stewart 
et  Reid,  l'honneur  de  la  philosophie  britannique.  Je  cherche  vaine- 
ment leurs  successeurs.  Carlyle,  que  j'ai  cité  plus  haut,  et  qui  essaie 
inutilement  d'implanter  au  milieu  des  affaires  et  du  commerce 
anglais  les  doctrines  idéales  de  Fichte ,  mérite  d'être  cité  après  eux. 
Une  femme,  mistriss  Somerville,  a  plus  fait  pour  le  progrès  de  la  civi- 
hsation  intellectuelle  que  presque  tous  ses  contemporains.  Dans  sa 
Connexion  of  physical  sciences,  titre  difficile  à  traduire,  elle  a  dé- 
montré l'impuissance  et  les  limites  étroites  de  l'analyse  seule,  mor- 
celant les  facultés ,  éparpillant  les  observations  ,  brisant  les  liens 
naturels  qui  rattachent  entre  elles  les  choses  humaines ,  et  établis- 
sant, au  lieu  du  vaste  ensemble  organique  dont  la  nature  nous  offre 
le  modèle  et  l'étude ,  une  foule  de  spécialités  isolées.  Ainsi  l'unité 
s'efface,  la  science  tombe  en  débris;  le  physicien  s'isole  du  chimiste, 
le  chimiste  du  médecin,  le  médecin  du  naturaliste;  les  subdivisions 
naissent  des  divisions  :  l'entomologiste  ne  connaît  que  ses  insectes, 
l'électro-chimiste  vit  dans  sa  sphère ,  les  mathématiques  pures  se 
séparent  des  mathématiques  mixtes.  Plus  les  fragmens  se  multiplient, 
plus  la  destruction  avance.  Le  moyen-âge  avait  légué  à  ses  succes- 
seurs le  défaut  contraire.  On  voulait  alors  tout  embrasser  et  tout 
comprendre;  on  parvenait  à  tout  confondre.  Les  Vossius  et  les  Scali- 
ger  étaient  géomètres,  Duns  Scot  était  physicien.  Depuis  l'époque 
de  Bacon ,  l'isolement  des  études  a  remplacé  leur  universalité  ; 
l'abus  de  l'analyse  a  détrôné  l'abus  de  la  synthèse.  On  a  défendu  à 
Hobbes  d'envahir  le  domaine  des  mathématiques ,  à  Goethe  de  s'éga- 
rer dans  les  champs  de  la  physique  expérimentale;  on  s'est  étonné 
que  Pascal  osât  résoudre  le  problème  de  la  cycloïde.  L'éternel  balan- 
cement de  la  civilisation  entre  les  erreurs  opposées  devait  ramener 
quelque  jour  la  synthèse  et  lui  assigner  la  tâche  souveraine  qui  lui 
appartient,  celle  de  retrouver  les  points  de  contact,  de  renouer  les 
chaînes  brisées,  de  faire  revivre  les  sympathies  éteintes,  de  classer 
les  fragmens  épars ,  de  réunir  et  d'organiser  les  membres  isolés  par 
le  scalpel.  Ce  mouvement  nouveau ,  mouvement  réparateur,  qui  pro- 
fitera de  toutes  les  conquêtes  de  l'analyse,  s'est  annoncé,  dans 
l'étude  de  la  nature,  par  les  travaux  admirables  de  Cuvier;  M.  Gui- 
zot,  M.  Thierry,  M.  Michelet,  ont  brillamment  tenté  de  le  propager 
dans  l'histoire;  il  s'annonce  en  Angleterre  par  quelques  symptômes, 
et  surtout  par  le  succès  du  Hvre  de  M™^  Somerville.  Il  ne  nous  est  pas 


DE   LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  68^ 

permis  de  le  juger  sous  le  rapport  scientifique;  son  éloquente  simpli- 
cité, sa  solidité  philosophique,  attestent  une  grande  virilité  de  pensée. 
Parmi  nous,  les  recherches  et  les  travaux  littéraires  ou  scientifiques  qui 
tendent  au  même  résultat  sont  déjà  reconnus  et  acceptés  comme  les 
plus  féconds.  Vers  ce  but  se  dirigent  les  travaux  de  MM.  Libri ,  Vil- 
lemain,  Sainte-Beuve,  Ampère,  etc.  Celui  qui  écrit  ces  lignes  indi- 
quait, il  y  a  quelques  années  (1) ,  l'unique  renouvellement  possible  de 
l'histoire  littéraire  :  l'étude  et  le  tableau  du  magnétisme  intellectuel 
exercé  par  les  nations  entre  elles,  de  leur  secrète  et  perpétuelle  fécon- 
dation, de  leurs  efforts  divers,  de  leurs  rapports  et  de  leurs  luttes,  de 
ces  rayons  multiples  qui,  partis  de  tous  les  points,  s'échauffent  et  se 
pénètrent  mutuellement  pour  former  le  grand  fleuve  lumineux  nommé 
civilisation;  synthèse  de  l'histoire  intellectuelle,  que  les  angoisses  et 
les  travaux  de  la  société  actuelle  ne  permettront  sans  doute  pas  d'a- 
chever de  si  tôt,  mais  à  laquelle  l'avenir  ne  peut  manquer. 

Un  avocat  célèbre ,  orateur  politique  d'une  véhémence  et  d'une 
facilité  redoutable ,  lord  Brougham,  si  long-temps  chef  de  l'opposi- 
tion, puis  chef  de  la  magistrature  et  redevenu  aujourd'hui  l'un  des 
porte-voix  de  cette  opposition  qui  ne  peut  souffrir  de  chef,  touche 
à  la  philosophie  par  plusieurs  points ,  à  la  littérature  par  plusieurs 
autres,  et  se  fait  craindre  sous  toutes  les  formes  par  son  talent,  sa 
persévérance  et  sa  passion.  Nul  n'a  porté  plus  loin  l'activité  de  l'es- 
prit et  l'emploi  du  temps;  sa  main  dure  et  infatigable  n'a  pas  cessé 
d'entraîner  la  société  anglaise  dans  la  voie  de  ses  destinées  nouvelles. 
Les  œuvres  de  Brougham  ne  le  montrent  pas  tout  entier.  L'homme 
pratique  sacrifie  toujours  beaucoup  à  la  circonstance,  à  la  nécessité,  à 
l'action  présente;  elles  lui  demandent  un  déploiement  de  forces  qui 
se  résume  en  faits.  Chez  Brougham  ,  le  détail  des  combats  politiques 
ou  judiciaires  occupe  un  si  vaste  espace  ,  que  la  postérité,  étrangère 
à  ces  intérêts ,  ne  le  jugera  pas  complètement.  Il  est  néfjour  la  lutte; 
la  vigueur  athlétique  d'un  esprit  sans  repos  éclate  dans  ses  discours , 
dans  ses  essais  philosophiques,  dans  ses  articles  de  journaux,  dans 
ses  pamphlets;  son  style  est  musculeux ,  sa  dialectique  ardente ,  son 
invective  impitoyable;  c'est  la  dureté  critique  d'Edimbourg,  la  taqui- 
nerie du  plaideur  et  le  beau  hasard  de  l'improvisation.  Appartenant, 
ainsi  que  Robert  Peel,  orateur  d'un  ordre  différent,  à  la  génération 
antérieure,  ses  plus  belles  victoires  datent  de  l'époque  comprise  entre 
1810  et  1830.  Si  vous  joignez  à  ce  nom  celui  d'O'Connell ,  l'Hercule 

(1)  Dans  un  discours  d'ouverture  du  Cours  sur  le  parallélisme  des  littératures  modernes. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

irlandais,  vous  résumez,  dans  un  cercle  étroit,  toute  l'éloquence 
actuelle  du  parlement.  Encore  peut-on  affirmer  que  Brougham  a  faibli 
depuis  que  la  voix  populaire  et  la  justice  royale  l'on  fait  siéger  parmi 
les  pairs.  Debout  sur  le  parquet  des  communes,  sa  voix  stridente  et 
ses  accusations  terribles  retentissaient  bien  autrement;  les  communes 
sont  sa  vraie  patrie;  pour  retrouver  sa  force,  il  faut  qu'il  touche  le 
sol  populaire. 

La  puissance  et  l'éclat  de  l'éloquence  politique  ont  abaissé  leur 
niveau  depuis  l'ouverture  du  parlement  réformé.  Un  grand  nombre 
de  nouveaux  membres,  ignorant  les  usages  parlementaires, n'étaient 
point  rompus  à  cette  habitude  de  discussion  souple  et  violente ,  à  ce 
mélange  de  préméditation  et  de  soudaineté  qui  font  le  charme,  le 
drame,  la  puissance  des  débats.  Les  grandes  commotions  favorisent 
l'éloquence;  les  transactions,  les  compromis,  les  transitions  entre 
deux  époques,  n'offrant  que  nuances,  incertitude  et  confusion,  di- 
minuent l'énergie  et  la  simplicité  du  discours.  L'aristocratie  cédant 
à  la  réforme,  lui  accordant  quelque  chose,  lui  refusant  quelque  chose 
encore;  la  démocratie  ne  voulant  ni  se  prononcer  comme  révolution- 
naire, ni  abjurer  ses  théories  radicales,  n'ont  pas  couronné  le  parle- 
ment nouveau  de  cet  éclat  magnifique  dont  s'environnaient  les  com- 
munes,  lorsque  la  guerre  contre  Bonaparte,  la  naissance  de  notre 
république,  la  guerre  des  États-Unis,  la  conquête  de  l'Hindoustan 
provoquaient  aux  combats  de  la  parole  les  Ganning,  les  Burdett,  les 
Fox,  les  Sheridan  et  les  Burke.  Au  milieu  des  partis  subdivisés,  les 
seuls  grands  orateurs  ont  été  les  deux  athlètes  des  opinions  extrêmes  : 
Peel,  homme  d'état  prudent,  héritier  d'une  partie  de  l'éloquence  du 
second  Pitt,  connaissant  toutes  les  finesses  et  toutes  les  ruses  de  la 
discussion ,  remarquable  par  une  exposition  claire ,  une  dialectique 
vive ,  et  l'art  d'effrayer  les  hommes  par  le  dédain ,  la  vanité  et  l'in- 
térêt; —  O'Connell,  qui  semble  guider  l'armée  radicale  et  ne  repré- 
sente en  réalité  que  l'Irlande.  Toute  la  force  de  la  position  d'O'Gon- 
nell  est  là  :  son  pays  le  préoccupe  toujours;  toujours  il  achète  les 
conquêtes  politiques  de  l'Irlande ,  en  sacrifiant  le  parti  anglais  dont 
il  passe  pour  le  chef.  Suivi  de  sa  queue  irlandaise  [O'ConneWs  tail), 
et  bien  servi  par  le  poète  Shiel,  son  compatriote,  orateur  véhément , 
il  occupe  au  parlement  une  place  intermédiaire  ;  selon  l'occasion , 
transportant  son  armée  mobile  sur  tous  les  points  qu'il  veut  protéger, 
il  décide,  par  ce  mouvement,  les  questions  importantes.  On  connaît 
sa  trivialité  énergique,  ses  violences  inattendues,  l'intarissable  éner- 
gie de  sa  faconde,  et  le  mélange  d'adresse  et  de  brutalité,  de  meta- 


DE  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISE.  685 

phores  et  d'invectives  qui  le  rendent  si  redoutable  et  qui  rapprocheni 
son  talent  de  la  verve  ardente  de  Fox. 

Un  pouvoir  littéraire  et  intellectuel  que  les  nouveaux  penchans  de 
la  Grande-Bretagne  n'ont  pas  encore  ébranlé;  une  tribune  où  se  suc- 
cèdent mille  capacités  de  différons  ordres;  un  théâtre  muet,  qui  ab- 
sorbe à  lui  seul  plus  de  bénéfices  que  tous  les  théâtres  ;  une  école 
permanente  de  toutes  les  doctrines,  de  tous  les  dogmes,  de  toutes 
les  espérances,  de  tous  les  savoirs;  une  bibliothèque  sans  cesse  re- 
nouvelée, qui  a  envahi  l'histoire,  la  poésie,  et  absorbé  le  roman 
môme ,  ce  grand  usurpateur  ;  une  force  sociale  nouvelle  qui  s'élève 
en  face  des  communes  et  des  pairs  ;  —  c'est  la  presse  périodique  de  la 
Grande-Bretagne,  dernier  résumé  de  ses  opinions  et  de  ses  progrès. 
Depuis  le  commencement  du  xix*  siècle  c'est,  on  ne  l'ignore  pas, 
une  puissance  redoutable,  dont  le  développement  excessif  a  nui  aux 
grandes  œuvres.  Toute  force  d'idée ,  toute  verve  de  style,  toute  ha- 
bileté de  discussion ,  au  lieu  de  se  confier  à  la  lente  et  difficile  pro- 
pagation des  livres,  se  réfugièrent  dans  les  Revues,  leur  demandant 
une  publicité  rapide,  une  influence  électrique  et  immense.  Southey, 
Scott,  Bentham,  Brougham,  Campbell,  Hazlitt,  Coleridge,  Mackin- 
tosh,  Gifford,  Lamb,  Jeffrey,  furent  collaborateurs  des  principales 
Revues.  Les  étrangers  même  y  participèrent  :  Ugo  Foscolo,  Teles- 
foro  de  Trueba,  leur  ont  donné  d'excellens  fragmens  historiques  et 
littéraires.  Quelques-uns  des  romans  modernes  les  plus  remarqués^ 
Tom  Cringlc,  le  Journal  d'un  Médecin,  les  scènes  de  la  Prison  d'Old- 
Jiaylcîj,  ont  paru  par  fragmens  dans  les  Revues.  Pickivick  et  son  suc- 
cesseur, Olivier  Twist,  ont  suivi  cette  route.  Toujours  le  même  mor- 
cellement des  facultés  et  des  forces.  Ainsi  l'on  est  arrivé  jusqu'à  cette 
«  littérature  à  un  sou  [penny  litteralwe) ,  »  composée  de  recoupes  et 
de  débris,  mêlée  de  gravures  sur  bois,  et  dont  nous  ne  pouvons  avouer 
l'action  favorable  ni  préconiser  les  résultats.  Cependant  les  citadelles 
du  torysme  et  du  parti  whig,  le  Quarterly  Revieiv  et  VEdinbunjh, 
conservaient  dans  leur  sein  les  défenseurs  les  plus  braves  et  les  plus 
habiles  des  deux  doctrines;  ici  Crofton  Croker,  esprit  piquant,  ana- 
lyste ironique,  d'une  érudition  variée,  le  vieux  Southey,  Lockhart, 
intelligence  nette,  droite  et  fine,  impitoyable  dans  la  satire;  là  Mac- 
aulay,  excellent  écrivain ,  qui  semble  né  pour  écrire  l'histoire  philo- 
sophique, et  f  un  des  plus  beaux  talens  parmi  les  whigs.  Sous  la  ban- 
nière conservatrice  marchent  le  Blackwood's  Magazine,  dirigé  par 
Wilson,  et  où  respire  la  fleur  sauvage,  souvent  brillante  et  colorée 
dans  son  âpreté  même,  du  vieil  esprit  écossais  ;  le  Fraser's  Magazine ^ 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auquel  Carlylc  a  donné  d'excellé ns  articles ,  et  qui  est  assurément  fort 
spirituel  et  très  original ,  même  dans  ses  folies;  Maginn,  (Ueig,  Egei- 
ton  Bridges,  Lockhart,  Hogg,  Ainsworlh  (liste  dont  nous  n'attestons 
pas  l'exactitude),  y  contribuent,  dit-on.  Le  BIcfropolitan  et  le  New- 
Monihltj  représentent  deux  nuances  du  whiggisme;  le  Tait's  Maga- 
zine continue  la  guerre  radicale,  et  le  catholicisme  d'Irlande  a  son 
expression  dans  le  Diiblin  Quarterhj,  tandis  que  le  Dublin  rniversity 
Review  sert  d'organe  au  protestantisme  du  même  pays.  Le  Westmin- 
ster Revieiv,  propagateur  de  la  philosophie  utilitaire,  a  opéré  sa  trans- 
formation et  son  passage  de  la  vie  idéale  à  la  vie  active  en  prenant  le 
nouveau  titre  de  London  and  \\  estminster  llerieir.  Si  l'on  jette  un 
coup  d'œil  général  sur  la  presse  périodique  anglaise,  on  trouvera  que 
la  masse  de  talent  qu'elle  renferme  s'est  disséminée,  et  que  les  arti- 
cles remarquables  y  sont  devenus  plus  rares,  à  mesure  que  le  nombre 
des  articles  passables  ou  intéressans  s'accroissait  :  comme  si  le  nivel- 
lement politique  devait  atteindre  les  intelligences  et  abaisser  les  ca- 
pacités en  multipliant  les  produits. 

Tel  est  l'aspect  général  que  présente  aujourd'hui  la  littérature  an- 
glaise. En  un  temps  de  transition  et  d'enfantement,  elle  a  conservé, 
comme  on  le  voit ,  beaucoup  de  force  et  de  vitalité.  Si  vous  com- 
parez son  mouvement  au  mouvement  intellectuel  qui  l'a  précédé,  et 
qui  a  épanché  sur  le  monde  britannique,  vers  le  commencement  du 
XTX^  siècle,  tant  de  trésors  de  poésie  et  d'invention ,  vous  la  trouverez 
inférieure.  Si  vous  cherchez  ses  défauts,  vous  lui  reprocherez  la  dif- 
fusion, l'abus  de  l'analyse,  l'excès  du  détail,  l'imitation.  Plus  de 
Byron  ou  de  Scott,  maîtres  du  monde  moral  et  lançant  deux  courans 
électriques  dont  s'émeuvent  toutes  les  pensées;  mais  une  foule  de  ta- 
lens  secondaires,  que  dominent  quelques  supériorités  douées  d'ob- 
servation critique  plutôt  que  de  création  puissante.  L'Angleterre  n'a 
pas  d'écrivain  passionné  que  l'on  puisse  comparer  à  George  Sand, 
ni  d'historiens  et  de  poètes  vivans  qui  s'élèvent  à  la  hauteur  de  nos 
talens  les  plus  accomplis;  mais  vue  dans  son  ensemble,  moins  in- 
applicable que  celle  de  l'Allemagne,  plus  contenue,  plus  sévère  et 
plus  librement  variée  que  la  nôtre,  cette  littérature  est  encore  celle 
qui,  fécondée  par  un  commerce  immense,  concentre  les  lueurs  les 
plus  lointaines,  réunit  et  recueille  les  faits  les  plus  précieux,  et  qui 
même,  au  milieu  de  son  affaissement  comparatif,  respecte  le  mieux 
les  acquisitions  du  passé,  en  s'armant  pour  l'avenir. 

Philarète  Chasles. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


28  février  1839. 

Le  mot  d'ordre  a  été  donné  dans  tous  les  rangs  de  la  coalition.  Plus  les 
élections  approchent ,  plus  elle  veut  la  paix.  Le  Constitutionnel  répète  aujour- 
d'hui trente  fois  le  mot  de  paix  dans  ses  colonnes.  Ceci  ne  prouve  pas  que 
la  politique  de  l'opposition  est  devenue  tout  à  coup  pacifique,  mais  il  en  ré- 
sulte évidemment  que  les  vœux  de  la  majorité  des  électeurs  sont  pour  le  main- 
tien de  la  paix.  L'opposition  a  donc  renoncé,  pour  le  moment,  à  attaquer  les 
traités,  même  celui  des 24  articles;  et,  depuis  deux  jours,  elle  semble  s'être 
rangée  à  la  politique  du  gouvernement,  tant  elle  affecte  la  modération  dans 
ses  principes.  Des  armes  qu'elle  employait  pour  combattre  le  ministère ,  il  ne 
reste  à  la  coalition  que  la  calomnie,  et  elle  en  use  largement.  Ainsi,  elle  an- 
nonce aujourd'hui  que  le  ministère  actuel  se  joint  aux  puissances  du  Nord , 
pour  imposer  au  gouvernement  belge  l'expulsion  du  général  Skrzyneeki  ;  et , 
pour  motiver  cette  accusation ,  le  Constitutionnel  ajoute  :  «  Tout  est  croyable 
aujourd'hui.  «  Ce  qui  n'est  pas  croyable ,  c'est  l'audace  avec  laquelle  on  se 
sert  du  mensonge,  car  nous  sommes  en  mesure  d'affirmer  que  le  gouverne- 
ment n'a  pas  fait  la  moindre  représentation  au  gouvernement  belge  au  sujet 
du  général  Skrzyneeki.  Les  journaux  de  la  coalition  ne  continueront  pas 
moins  de  répéter  cette  nouvelle,  car  tout  est  croyable  et  bon  à  dire  dans  une 
semaine  d'élections. 

—  Ce  qui  est  peu  croyable,  c'est  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  dans  la  coalition , 
où  l'on  colporte  une  lettre  de  M.  Portails  à  un  électeur  de  Dijon ,  dans  la- 
quelle M.  ïhiers  et  M.  Guizot  sont  traités  en  termes  que  nous  ne  voudrions 
pas  reproduire ,  et  que  leurs  adversaires  eux-mêmes  répudieraient.  Si  c'est  là 
le  style  de  l'opposition  que  M.  Portails  et  ses  amis  préparent  au  ministère 
qui  sortira  de  la  coalition ,  nous  sommes  encore  bien  éloignés  de  la  paci- 
fication des  partis  et  de  la  tranquillité  intérieure  que  nous  promet  le  Consii- 
iiUionnel,  pour  l'époque  où  ses  amis  seront  ministres.  La  seule  phrase  qu'il 
soit  possible  de  citer,  et  non  textuellement  encore,  dans  la  lettre  de  M.  Por- 
tails, est  celle-ci  :  «  Que  M.  Thiers  et  M.  Guizot  travaillent  ^our  nous  comme 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  preux,  à  la  bonne  heure,  ils  recevront  peut-être  le  prix  de  leurs  efforts...» 
Le  parti  radical  a  tort  de  dire  que  M.  ïliiers  travaille  pour  lui  en  ce  moment  ; 
nous  l'avons  déjà  dit  depuis  long-temps,  M.  Thiers  travaille,  bien  malgré 
lui  sans  doute ,  pour  les  doctrinaires. 

—  Il  n'est  pas  difficile  de  deviner  le  but  de  la  lettre  adressée  nouvellement 
par  M.  Guizot  à  M.  Leroy-Beaulieu ,  maire  de  Lisieux.  M.  Guizot  prend  les 
devans;  les  électeurs  veulent  la  paix  :  c'est  un  fait  avéré,  et  la  coalition  ne 
parviendra  pas  à  entraîner  le  pays  à  ses  velléités  belliqueuses.  M.  Guizot  se 
hâte  de  se  mettre  en  règle.  En  marchant  avec  ceux  qui  voulaient  appuyer  la 
Belgique  contre  la  conférence,  M.  Guizot  espérait  refaire  sa  popularité;  il 
voit  maintenant  que  la  popularité  n'est  pas  là,  et  il  déclare  aux  électeurs  de 
Lisieux  qu'à  son  avis  le  cabinet  aurait  dû  depuis  long-temps  forcer  la  Belgique 
à  accepter  le  traité  des  24  articles.  Ainsi  le  tort  du  cabinet,  aux  yeux  de 
M.  Guizot,  est  d'avoir  trop  tardé  et  d'avoir  perdu  six  mois  à  obtenir  pour  la 
Belgique  un  dégrèvement  de  125  millions  sur  sa  part  de  la  dette  commune 
entre  elle  et  la  Hollande  !  Il  eût  mieux  valu  en  finir  tout  de  suite ,  pour  nous 
épargner,  dit  M.  Guizot ,  la  triste  attitude  que  nous  tenons.  Il  résulte  donc 
de  la  lettre  de  M.  Guizot  que ,  s'il  eût  été  ministre,  l'affaire  belge  serait  finie 
depuis  six  mois,  et  que  la  belgique  aurait  annuellement  3,400,000  florins  à 
payer  de  plus  qu'aujourd'hui  à  la  Hollande  !  Dans  son  ardent  désir  de  satis- 
faire les  électeurs  ,  M.  Guizot  a ,  ce  nous  semble,  dépassé  le  but,  et  il  a  imité 
ce  cavalier  qui  pria  Dieu  de  l'aidera  se  mettre  en  selle,  et  prit  un  si  grand 
élan,  qu'il  tomba  de  l'autre  côté.  Mais  le  centre  gauche  et  M.  Thiers  doivent 
voir  par  là  s'ils  peuvent  compter  sur  l'opposition  des  doctrinaires,  et  l'on 
sait  déjà  qui  courra  le  plus  vite  vers  le  ministère ,  quand  il  s'agira  de  s'en 
emparer. 

—  Les  doctrinaires  ont  d'autant  plus  hâte  de  se  constituer  en  bande  à  part , 
que  les  organes  de  la  coalition  sont  assez  difficiles  à  discipliner,  et  que,  dans 
les  départemens  surtout,  les  feuilles  de  la  gauche  répondent  bien  mal  aux 
recommandations  de  prudence  qui  leur  sont  faites  par  les  chefs  du  parti. 
Ainsi ,  tandis  que  M.  Arago  désavoue  la  coalition  dans  les  réunions  d'élec- 
teurs qui  ont  lieu  à  Paris,  les  journaux  radicaux  des  départemens  en  dévoilent 
toutes  les  menées ,  et  répondent  par  des  cris  furieux  aux  paroles  pacifiques 
que  le  Constitutionnel  fait  entendre  depuis  quelques  jours.  Nous  en  citerons 
quelques-uns,  et  nous  ne  choisirons  même  pas  les  plus  violens. 

—  «  C'est  la  (jnerre ,  plutôt  que  la  honte ,  la  guerre  qu'un  peuple  doit  savoir 
faire  à  temps,  s'il  la  veut  courte  et  de  nature  à  le  préserver  de  plus  grands 
maux;  la  guerre....  mais  tous  ceux  à  qui  nous  pourrions  la  faire,  la  redou- 
tent; un  coup  de  canon  tiré  par  notis  ébranlerait  plus  d'un  trône  absolutiste.  •■ 

{Courrier  d'Indre-et-Loire.) 

—  «  Il  serait  temps,  en  effet,  dit  le  journal  radical  du  Gers,  d'en  finir 
de  cette  politique  à  plat  ventre.  La  France  est  fatiguée  de  se  tenir  courbée 
sous  des  humiliations  qui  ne  s'adressent  pas  à  elle.  Les  genoux  ont  fini  par 
en  faire  mal  à  tous  nos  ministres,  sans  exception.  "  {Le  Pays  du  10  février.) 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  689 

<—  «  La  nation  belge ,  dît  une  feuille  coalitionniste ,  ne  doit  compter  que  sur 
elle  seule.  La  France  l'abandonne  et  son  gouvernement  la  trahit;  qu'importe? 
il  lui  restera  toujours  la  ressource  d'agir  sans  son  gouvernement,  et  d'eu  ap- 
peler aux  patriotes  français  de  la  défection  du  7  août.  " 

(  Émancipation  du  2  février.  ) 

—  «  Si  nous  avons  eu  jamais  besoin  de  concentrer  nos  forces ,  c'est  main- 
tenant. ]Nous  avons  perdu  une  à  une  les  quelques  libertés  que  des  héros  con- 
quirent avec  des  pavés  dans  les  rues  de  Paris.  Attachés  à  une  colonne,  comme 
les  esclaves  romains  que  l'on  battait  de  verges ,  bâillonnés  par  les  lois  de  sep- 
tembre, à  peine  nous  est-il  permis  de  faire  entendre  des  cris  de  détresse  dans 
le  danger.  »  (  Sentinelle  des  Pyrénées.  ) 

—  «  Qu'arrivera-t-il ?  Ce  qui  est  toujours  arrivé.  Vouloir,  chez  un  peuple, 
c'est  pouvoir.  Le  trône ,  «  ces  quatre  morceaux  de  bois  doré  recouverts  de 
velours,  »  comme  disait  Napoléon,  a  été  trois  fois  brisé  en  France,  en  moins 
d'un  demi-siècle ,  par  la  souveraineté  nationale  qui ,  en  définitive ,  a  toujours 
raison.  »  {Progrès  du  Pas-de-Colais.) 

—  Le  Journal  de  Bouen  n'est  pas  moins  explicite.  Lui  aussi  déclare  que  les 
révolutionnaires  de  tous  les  pays  comptent  sur  nous  pour  bouleverser  l'Eu- 
rope, et  tout  ce  qui  l'afflige,  c'est  que  le  moment  ne  soit  pas  encore  venu.  La 
victoire  de  la  coalition  pourrait  seule,  selon  lui,  amener  cette  crise  si  dé- 
sirée. «  L'annonce  de  la  réunion  d'une  armée  sur  notre  frontière  du  nord  a 
pu  faire  croire  que  le  gouvernement  français,  secouant  une  indigne  torpeur, 
s'associait  à  ces  sentimens  et  allait  enfin  parler  haut  aux  jmissances  absolu- 
tistes et  mettre  un  terme  au  honteux  trafic  de  la  nationalité  et  de  la  liberté 
des  peuples,  dont  les  rois  et  leurs  ministres,  depuis  le  congrès  de  Vienne 
jusqu'à  la  conférence  de  Londres,  se  sont  donné  le  scandaleux  passe-temps. 
Malheureusement,  et  notre  conviction  à  cet  égard  est  intime  et  profonde, 
tous  les  faits  accomplis  depuis  quelques  jours  prouvent  que  Vheure  du  réveil 
n'a  point  encore  sonné  pour  la  France ,  et  que  ce  n'est  point  pour  cette  fois 
que  le  gouvernement  lui  donnera  le  signal  d'une  résistance  pour  laquelle  les 
périples  comptent  sur  elle.  » 

—  Le  journal  du  Bourbonnais ,  feuille  légitimiste ,  définit  ainsi  la  coalition  : 
«  Cette  coalition,  il  faut  en  définir  le  caractère;  c'est  une  trêve  qui  réunit 
d'anciens  adversaires,  contre  ^in  ennemi  commun,  pour  la  défense  commune.  >' 
—  On  ne  pouvait  pas  mieux  expliquer  à  tous  les  ennemis  de  l'état ,  qu'on 
ne  leur  demande  de  se  réunir  et  de  suspendre  leurs  anciennes  querelles ,  que 
pour  arriver  plus  tôt  au  renversement  de  l'ennemi  commun,  c'est-à-dire  au 
bouleversement  du  pays  et  à  la  destruction  de  la  royauté  de  juillet. 

—  Voici  qui  est  encore  plus  net  : 

«  Les  temps  de  la  politique  du  13  mars  sont  passés  sans  retour.  La  disso- 
lution de  la  chambre,  le  triomphe  moral  de  l'opposition,  le  progrès  qui  se 
manifeste  dans  les  esprits  même  les  plus  rétifs,  sont  les  preuves  irrécusables 
de  cette  pacifique  révolution  qui  vient  de  s'opérer  en  France  au  profit  de  sa 
souveraineté.  Dés  ce  moment  nous  commençons  à  marcher  vers  la  réalité  du 
TOME  XVII.  44 


&90  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

(jouvernemeni  démocratique.  La  question  ajournée  depuis  huit  ans,  et  surtout 
depuis  les  5  et  6  juin ,  va  s'agiter  et  se  résoudre. 

«  Depuis  quelque  temps  bien  des  mensonges  ont  été  victorieusement  réfu- 
tés par  les  faits,  bien  des  obstacles  ont  été  renversés  par  la  raison  publique, 
aidée  de  ceux-là  mente  qui  travaillaient  jadis  à  la  faire  dévier  de  sa  noble 
voie.  Les  agens  les  plus  violens  de  la  7-ésistance ,  les  partisans  les  plus  effré- 
nés de  la  volonté  immuable,  ont  pris  à  tâche  de  dessiller  les  yeux  de  tous.  Ils 
ont  combattu  le  pouvoir  qui  démoralise  le  pays ,  avec  toute  l'énergie  qu'ils 
avaient  mise  à  l'établir  et  à  le  défendre. 

«  La  discussion  de  l'adresse  a  donc  été  le  commencement  d'une  ère  nou- 
velle, qui  nous  prépare  sans  doute  encore  de  nouveaux  biens  et  d'éclatans 
enseignemens. 

«  Et  ici  nous  devons  rendre  justice  à  M.  Thiers.  M.  Thiers  a  toujours  été 
un  homme  de  la  gauche ,  un  esprit  révolutionnaire ,  même  lorsqu'il  s'appuyait 
le  plus  sur  les  sympathies  des  majorités  du  13  mars  et  du  U  octobre. 

«  M.  Thiers,  nous  le  répétons,  nous  appartient;  il  nous  revient,  il  nous 
KEVIENDRA  T0UT-A.-FA1T.  »  [Radical  du  Lot  du  16  février.  ) 

—  «  Jamais,  s'écrie  le  Patriote  du  Jura  (6  février) ,  jamais,  même  au  jour 
où  le  canon  de  l'émeute  grondait  dans  les  rues ,  jamais,  depuis  l'heure  où  la 
Vendée  se  soulevait  à  la  vue  d'une  princesse  de  la  maison  déchue ,  la  couronne 
ne  s'était  trouvée  dans  une  situation  plus  difficile  et  jihis  dangereuse.  » 

Et  ce  journal  explique  très  bien  d'où  vient  cette  gravité.  Il  ne  dissimule 
pas  que  les  dangers  qui  nous  entourent  ont  été  créés  par  les  anciens  servi- 
teurs de  la  royauté,  devenus  aujourd'hui  ses  plus  implacables  et  ses  plus 
dangereux  ennemis. 

—  «  Il  faut,  s'écrie  la  lievue  du  Cher  du  T'  février,  qui  soutient  la  candi- 
dature de  M.  Duvergier  de  Hauranne,  que  la  Belgique  s'inscrive  au  rang  des 
peuples  par  une  résistance  héroïque  et  nationale,  ou  qu'elle  abandonne  à  tout 
jamais  son  titre  de  nation.  Quant  à  la  France,  son  devoir  national  lui  com- 
mande de  défendre  sa  sécurité  menacée,  et  un  gouvernement,  quel  qu'il  soit, 
ne  saurait  renoncer  à  cette  mission  sacrée  sans  se  rendre  coupable  de  trahison 
envers  le  pays.  » 

—  Ainsi  les  doctrinaires  veulent  la  guerre  aussi  bien  sur  la  question  de 
Belgique  que  sur  celle  d'Ancône.  Il  est  évident  ici  que  le  mot  d'ordre  envoyé 
à  Lisieux  n'était  pas  encore  arrivé  dans  le  département  du  Cher,  quand  cette 
boutade  fut  écrite.  On  la  réparera  sans  doute  prochainement  par  une  lettre 
nouvelle  sur  les  avantages  de  la  paix  et  sur  les  fautes  du  ministère,  qui  aurait 
dû  forcer,  il  y  a  six  mois ,  la  Belgique  à  accepter  le  traité  des  24  articles.  Le 
Journal  Général  ne  dit-il  pas  déjà  aujourd'hui  que  \es  fantômes  disparaissent.' 
et  il  ajoute  :  «  Que  sont  devenues ,  depuis  l'appel  fait  à  la  raison  calme  des 
électeurs,  les  calomnies  furibondes  que  toutes  les  plumes  et  toutes  les  bou- 
ches ministérielles  répandaient  contre  la  coalition?  Que  devient  déjà  l'absurde 
épouvantail  de  la  guerre,  imaginé  dans  l'espoir  de  changer  en  votes  minis- 
tériels les  votes  de  quelques  esprits  indécis  ?  -  On  vient  de  voir  d'où  sortent 


REVUE.  —  CnilONIQUE.  691 

les  déclamations  furibondes  et  les  cris  de  ijuerre.  Est-ce  du  ministère  ou  de 
la  coalition  qu'ils  sont  partis?  A  moins  que  les  doctrinaires  ne  prétendent  que 
c'est  le  ministère  qui  rédige  la  Revue  du  Cher  et  les  journaux  radicaux. 

—  Nous  ne  connaissons  rien  de  plus  instructif,  en  ce  moment,  que  les  cir- 
culaires électorales  de  l'opposition,  et  que  ses  discours  dans  les  réunions  pré- 
paratoires. La  lettre  de  I\T.  Odilon  Rarrot  aux  électeurs  de  Chauny,  son  allo- 
cution aux  électeurs  du  !"■  arrondissement,  montrent  assez,  pour  qui  sait 
lire  et  écouter,  ce  que  la  France  a  à  attendre  du  parti  de  l'extrême  gauche. 
Dans  sa  lettre ,  M.  Odilon  Barrot  dit  qu'une  guerre  européenne  aurait  de  trop 
funestes  conséquences  pour  qu'elle  éclate  sans  une  nécessité  absolue.  Voilà 
ime  belle  garantie!  La  non-évacuation  d'Ancône,  après  le  départ  des  Autri- 
chiens, n'a-t-elle  pas  été  présentée,  par  M.  Odilon  Barrot  et  même  par 
M.  Thiers,  comme  une  nècessUè  absohie,  commandée  par  la  dignité  de  la 
France?  La  rupture  violente  des  24  articles  n'est-elle  pas  reconnue  comme  une 
nécessité  absolue  par  le  Cousiitutionuel  et  le  Siècle,  organes  de  ^f .  Thiers  et 
de  JM.  Odilon  Barrot?  Et,  enfin  ,  M.  Odilon  Barrot  ne  regarde-t-il  pas  comme 
une  nécessUé  absolue  les  limites  du  Rhin,  dont ,  selon  lui ,  ne  peut  se  pas- 
ser la  France?  La  \\oV\V\que  franche  ci  élevée  qu'il  demande  ne  consiste-t-elle 
pas  dans  toutes  ces  conditions?  et  s'il  en  exige  l'accomplissement,  peut-on 
douter  que  nous  n'ayons  la  guerre  avec  l'Europe  peu  de  mois  après  la  for- 
mation du  cabinet  qui  aurait  pris  un  tel  programme?  Si  c'est  ainsi  que 
M.  Odilon  Barrot  et  M.  Thiers  entendent  la  paix,  nous  ne  pensons  pas  les 
calomnier  assurément,  en  disant  qu'ils  nous  donneraient  la  guerre. 

—  Nous  lisons  aussi,  dans  une  des  allocutions  de  la  coalition,  que  les  213 
sont  une  coalition  de  principes  et  d'intérêts  publics;  les  221,  une  coalition 
d'intérêts  personnels.  Les  221  ne  veulent,  il  est  vrai,  que  la  paix,  que  le 
maintien  du  système  du  13  mars,  modifié  au  15  avril  par  l'amnistie;  ils  re- 
fusent de  s'associer  à  ceux  qui  espèrent  maintenir  la  paix  en  déchirant  les 
traités,  à  d'autres  qui  veulent  la  propagande  et  la  république,  à  d'autres, 
enfin,  qui  attendent  le  retour  de  Henri  V,  et  choisissent  pour  leurs  candi- 
dats à  la  chambre  M.  de  Villèle  et  M.  d'Haussez,  l'un  des  signataires  des  or- 
donnances de  Charles  X.  Ce  sont  là  des  intérêts  personnels ,  en  effet.  Person- 
nellement, les  221  sont  intéressés,  ainsi  que  tous  leurs  commettans ,  à  ce 
que  nulle  de  ces  choses  ne  se  réalise;  mais  ces  intérêts  personnels  sont  aussi 
ceux  du  pays ,  et  nous  défions  la  coalition  d'en  dire  autant  de  ses  principes, 
qui  sont  ceux  de  dix  partis  différens. 

—  Dans  la  réunion  préparatoire  du  S"  arrondissement,  un  électeur  a  de- 
mandé à  M.Legentil,  candidat  de  la  coalition,  si,  dans  le  cas  où  MM.Berryer 
et  Garnier-Pagès,  ses  amis  de  l'opposition,  lui  offriraient  leurs  suffrages  pour 
être  député,  il  accepterait  les  voix  de  ces  messieurs.  M.Legentil  n'a  pas  jugé 
à  propos  de  répondre  à  cette  question  si  catégorique ,  et  il  s'est  borné  à  dire 
qu'il  n'avait  pris  aucune  espèce  d'engagement.  «  Si  des  électeurs  deropposition 
me  donnaient  leur  voix,  a-t-il  ajouté ,  ce  serait  sans  aucune  condition  de  ma 
part.  »  Or  M.  Leuentil  s'est  trompé  en  répondant  ainsi,  car  il  a  pris  avec  ses 


6^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amis  de  l'opposition,  MM.  Berryer,  Garnier-Pagès  et  autres,  l'engagement 
de  faire  tous  ses  efforts  pour  assurer  leur  réélection.  Cet  engagement  a  été 
rendu  public  dans  tous  les  journaux  de  la  coalition;  il  est  commun  à  chacun 
des  213,  et  M.  Legentil,  ainsi  que  ses  collègues  de  l'opposition,  ont  fait 
entre  eux  un  traité  d'assurance  mutuelle.  S'il  y  est  lidèle,  ses  efforts  devront 
tendre,  dans  les  autres  arrondissemens ,  à  faire  nommer  M.  Salverte,  M.  Beth- 
mont,  le  protégé  de  M.  Odilon  Barrot,  et,  partout  où  besoin  sera,  les  légi- 
timistes et  les  républicains  de  la  coalition.  Est-ce  là  n'avoir  pris  aucun  enga- 
gement et  avoir  accepté  les  suffrages  de  ses  alliés  sans  conditions,  comme  l'a 
dit  M.  Legentil  aux  électeurs  du  3"  arrondissement? 

—  Encore  une  objection  à  M.  Legentil.  Il  a  reproché,  dans  cette  même  ré- 
union, au  gouvernement,  de  n'avoir  pas  opéré  la  réduction  de  la  rente  en 
1838,  et  en  même  temps  il  lui  a  reproché  de  n'avoir  pas  négocié  assez  long- 
temps pour  la  question  du  territoire,  en  ce  qui  est  relatif  à  la  Belgique.  Le 
ministère  a  négocié  depuis  deux  ans  pour  cette  question,  que  M.  Guizot, 
contrairement  à  M.  Legentil,  voudrait  qu'on  eut  tranchée  il  y  a  six  mois. 
Mais  la  conversion  de  la  rente  ne  pouvait  avoir  lieu  tant  que  l'affaire  de  la 
Belgique  était  en  suspens.  C'était  là  un  des  grands  obstacles  à  cette  opéra- 
tion financière,  qui  ne  pouvait  s'effectuer  devant  les  chances  de  guerre  géné- 
rale; or,  prolonger  les  négociations  pour  la  Belgique,  c'était  reculer  l'époque 
de  la  conversion  des  rentes  que  voulait  si  impatiemment  M.  Legentil.  Ainsi, 
ou  M.  Legentil  n'est  pas  d'accord  avec  lui-même,  ou  il  demande  l'impos- 
sible, et  dans  tous  les  cas,  ce  ne  serait  pas  un  député  bien  habile  ni  un  po- 
litique très  consommé. 

—  M.  Arago,  qui  s'est  engagé,  ainsi  que  tous  les  21 3,  adonner  son  suffrage 
à  tous  les  candidats  légitimistes,  ou  du  juste-milieu,  qui  ont  fait  partie  de 
la  coalition  de  la  chambre,  M.  Arago  n'est  pas  de  la  coalition,  il  le  dit  for- 
mellement. INous  n'hésitons  pas  à  croire  M.  Arago  ;  mais  où  sont  donc  les 
membres  de  la  coalition  ?  Tout  le  monde  la  renie ,  et  vous  verrez  qu'il  n'y 
restera  que  M.  Thiers  et  M.  Guizot  !  En  attendant,  M.  Arago  et  M.  Lafûtte 
parcourent  les  réunions  préparatoires,  et  donnent  des  certificats  de  civisme 
aux  candidats  qu'ils  protègent,  en  y  ajoutant  de  petits  discours.  Ainsi,  dans 
la  réunion  du  12'"  arrondissement,  tout  en  recommandant  M.  Cochin, 
M.  Arago  a  déclaré  qu'un  ministère  composé  de  MM.  Duchâtel,  Vivien, 
Dufaure  et  Odilon  Barrot  aurait  eu  la  majorité  dans  la  chambre,  parce  qu'il 
aurait  eu  pour  lui  ce  que  M.  Arago  nomme  le  bagage  et  le  mobilier  ministé- 
riels. Si  c'est  là  le  ministère  que  souhaite  M.  Arago,  et  qu'il  recommande  aux 
électeurs,  il  aurait  mauvaise  grâce  à  nier  qu'il  n'est  pas  de  la  coalition.  Il  en 
est  si  bien,  qu'il  a  fait  dans  cette  réunion  l'éloge  de  toutes  les  coalitions, 
depuis  les  coalitions  du  parlement  d'Angleterre  jusqu'à  celle  de  1827.  Il  n'y 
a  donc  que  celle  de  1839  qui  ne  soit  pas  susceptible  d'être  défendue ,  puisque 
M.  Arago  persiste  à  soutenir  qu'il  n'en  fait  pas  partie? 

—  Hier,  M.  Arago  et  M.  Laffitte  s'étaient  transportés  dans  le  6"  arrondisse- 
ment, pour  y  faire  leurs  fonctions  de  parrains  électoraux.  Là,  les  amis  de  la 


REVUE.  —  CHROxMQCE.  693 

liberté  individuelle  ont  expulsé  de  l'assemblée  des  électeurs  de  l'arrondisse- 
ment qui  s'opposaient  à  l'audition  de  MM.  Laffitte  et  Arago ,  qui  n'en  font 
pas  partie.  Il  est  vrai  qu'il  s'agissait  d'appuyer  M.  Carnot,  qui  déclare  trou- 
ver dans  le  ministère  actuel  rimbécillité  du  ministère  Polignac,  qui  de- 
mande la  réforme  électorale  et  l'abolition  des  lois  de  septembre.  Cette  fois, 
M.  Arago  a  pu  dire  qu'il  n'agissait  pas  comme  membre  de  la  coalition,  et  en 
effet  il  ne  venait  pas  appuyer  une  opinion  plus  modérée  que  la  sienne. 
M.  Carnot  veut  tout  ce  que  veut  M.  Arago;  aussi ,  au  lieu  de  laisser  son  pro- 
tégé répondre  à  ceux  qui  l'interrogeaient  sur  Ancône  et  sur  la  Belgique , 
M.  Arago  a  préféré  raconter  aux  électeurs  quelques  historiettes  touchant 
Latour-d' Auvergne,  Carnot  père,  et  d'autres  héros  de  la  révolution  et  de  l'em- 
pire. Ceci  nous  rappelle  que  M.  Arago,  professant  un  jour  l'astronomie  de- 
vant des  dames  et  voyant  qu'on  ne  l'écoutait  pas,  se  mit  à  leur  enseigner 
l'art  de  faire  des  confitures.  M.  Arago  est  universel;  il  n'y  a  que  l'art  de  faire 
im  député  qu'il  n'entend  pas  très  bien. 

—  Toutes  les  lettres  des  départemens  s'accordent  à  présenter  les  élections 
comme  généralement  favorables  aux  221  et  au  système  qu'ils  ont  appuyé. 
Dans  beaucoup  de  localités,  les  213  ne  sont  parvenus  à  retrouver  les  suffrages 
des  électeurs  qu'en  reniant  la  coalition ,  comme  ont  fait  M.  Legentil ,  M.  Gar- 
non,  M.  Cochin  et  M.  Arago,  et  en  essuyant  avec  soumission  les  reproches 
les  plus  sévères.  Malheureusement ,  les  électeurs  s'abusent ,  s'ils  croient  à  la 
conversion  des  députés  qui  ont  fait  partie  de  la  coalition,  et  qui  souvent, 
après  en  avoir  été  les  meneurs  les  plus  actifs,  comme  M.  Vitet  et  d'autres, 
vont  faire  amende  honorable  dans  les  départemens.  Toutefois,  leurs  mani- 
festations ne  seront  pas  aussi  publiques  qu'elles  l'ont  été,  et  ils  seront  forcés 
de  se  réfugier  dans  le  mystère  du  scrutin  secret.  Le  mieux  serait  de  n'envoyer 
à  la  chambre  que  des  hommes  qui  n'ont  pas  à  revenir  sur  leurs  pas  pour  se 
conformer  aux  vœux  des  électeurs.  Un  député  qui  s'allie  secrètement  à  des 
opinions  et  à  des  principes  contraires  aux  siens,  ne  sera  jamais  un  député 
loyal  ;  la  franchise  des  électeurs  qui  les  nommeront ,  sera  bien  mal  représentée 
par  de  tels  mandataires. 

—  Dans  la  réunion  des  électeurs  du  2"  arrondissement,  M.  Laffitte  a  com- 
paré son  ministère  au  ministère  actuel ,  et  tout  naturellement  l'avantage  a  été 
pour  le  ministère  de  M.  Laffitte.  Comparons  un  peu.  M.  Laffitte,  en  prenant  le 
ministère  au  2  novembre,  augmenta  en  peu  de  jours,  par  sa  faiblesse,  l'irrita- 
tion des  partis,  et  la  porta  au  point  où  la  trouva  M.  Périer,  quand  il  vint  au 
13  mars  sauver  la  France.  Au  milieu  du  désordre  matériel,  M.  Laffitte  imagina 
de  bouleverser  l'impôt  par  une  loi  fiscale  qui  ne  put  être  mise  à  exécution ,  et 
en  attendant,  il  appauvrit  le  revenu  public  de  30  millions  par  une  loi  sur  les 
boissons  qui  ne  profita  à  personne.  Il  laissa  se  former  l'association  nationale 
et  d'autres  comités  qui  érigèrent  l'anarchie  en  principe.  Abandonnant  la  po- 
litique énergique  de  M.  Mole,  qui  avait  opposé  aux  puissances  étrangères  le 
principe  de  non-intervention,  il  laissa  envahir  l'Italie,  sans  oser  s'opposer 
même  par  une  note  aux  troupes  autrichiennes.  Par  une  simple  ordonnance, 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rendue  en  présence  des  chambres  et  sans  leur  concours ,  il  dessaisit ,  au  profit 
de  la  maison  Laffitte,  le  trésor  public  d'une  somme  de  4,848,904  fr  65  cent, 
sur  l'indemnité  d'Haïti,  tranchant  ainsi  une  question  personnelle  qu'il 
eût  été  de  son  devoir  de  faire  décider  d'abord  parleinentairement.  Enfin , 
en  abandonnant  le  ministère  des  finances  au  baron  Louis,  il  ne  laissa  le 
service  public  du  trésor  assuré  que  pour  quatorze  jours ,  à  l'issue  desquels 
la  banqueroute  attendait  les  créanciers  de  Tétat.  Le  ministère  actuel  a  donné 
l'amnistie,  il  a  fait  cesser  les  attentats  contre  la  vie  du  roi,  il  a  pris  Con- 
stantine,  Saint- Jean  d'Ulloa;  il  a  doté  la  France  d'un  immense  système 
de  canalisation,  et,  malgré  l'opposition,  de  chemins  de  fer;  il  a  obtenu 
d'Haïti  une  indemnité  considérable  ,  tandis  que  M.  Laffitte  a  profité  person- 
nellement de  l'indemnité  obtenue  par  d'autres;  enfin,  lors  de  sa  démission, 
il  a  présenté  un  budget  où  figure  un  immense  accroissement  de  recettes.  On 
voit  que  la  comparaison  est  tout-à-fait  heureuse  entre  le  ministère  du  2  no- 
vembre et  celui  du  15  avril,  et  M.  Laffitte  a  été  vraiment  habile  en  parlant 
avec  orgueil  du  temps  où  il  était  au  pouvoir! 

—  Quoique  la  coalition  ait  pour  elle  la  qualité,  bien  des  médiocrités  parle- 
mentaires, qui  s'étaient  jusque-là  effacées  dans  les  derniers  et  les  plus  obscurs 
rangs  de  la  chambre,  ont  été  tout  à  coup  transformées  en  courageux  et  in- 
dépendans  soutiens  de  nos  libertés  publiques.  M.  Estancelin  n'était  jusqu'ici 
connu  à  la  chambre  que  comme  un  fort  mince  employé  du  domaine  d'Eu, 
que  la  maison  d'Orléans  avait  comblé  de  bienfaits  de  toute  sorte,  et  qui, 
d'humble  inspecteur  des  forêts  privées,  était  devenu,  par  l'appui  trop  favo- 
rable du  gouvernement,  et  en  l'absence  de  toute  candidature  convenable, 
imndataire  de  l'arrondissement  d'Abbeville.  Dans  les  premières  années, 
M.  Estancelin  appuya  ouvertement  et  toujours  l'administration;  mais  depuis 
il  s'est  séparé  du  gouvernement  du  roi,  et  le  voilà  devenu,  aux  yeux  du 
Constitulioanel^  un  député  indépendant!  Des  médisans  ont,  il  est  vrai,  parlé 
de  certain  dîner  royal  où  un  amour-propre  quelque  peu  exigeant  aurait  reçu 
atteinte;  de  méchantes  langues  ont  aussi  rappelé  une  candidature  à  la  ques- 
ture qu'on  n'aurait  accueillie  que  par  un  sourire  ;  ce  sont  là  sûrement  des 
calomnies.  Mais  serait-ce  aussi  une  calomnie  que  d'extraire  de  VUistoire  des 
Comtes  d'Eu  et  de  quelques  autres  livres  de  M.  Estancelin,  des  phrases  qui 
ne  seraient  pas  tout-à-fait  d'accord  avec  ses  allures  libérales  d'aujourd'hui.^ 
Les  habitans  d'Eu  pourraient  aussi  redire  des  couplets  à  M"'^  la  duchesse  de 
Berry,  que  le  Constitutionnel  ferait  bien  d'insérer  pour  l'édification  des 
électeurs  d'Abbeville.  Dans  la  Seine-Inférieure,  les  compatriotes  de  M.  Es- 
tancelin l'apprécient  mieux  ,  et  l'honorable  employé  des  forêts  d'Orléans  n'a 
jamais  pu  parvenir  à  y  être  nommé  membre  du  conseil-général.  Il  est  vrai 
qu'à  Abbeville  l'opposition  radicale  et  les  légitimistes  ont  voté  aux  dernières 
élections  pour  M.  Estancelin.  Que  sera-ce  aujourd'hui  que  IM.  Estancelin  est 
naturellement  placé  sous  le  haut  patronage  de  M.  Berryer  .^  Mais  les  partisans 
sincères  du  gouvernement  ne  peuvent,  ne  doivent  pas  appuyer  M.  Estancelin. 

—  La  coalition  dit  qu'elle  ne  veut  pas  la  guerre.  En  attendant,  le  parti  de 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  695 

l'opposition  fait  ajourner  en  Belgique  la  question  de  l'acceptation  du  traité 
des  24  articles,  et  s'efforce  de  la  retarder  jusqu'après  les  élections  de  France, 
dans  l'espoir  que  le  ministère  sorti  de  la  coalition  soutiendra  le  parti  de  la 
résistance  au  traité  Or,  il  n'y  a  qu'une  manière  de  résister  au  traité  :  c'est 
de  prendre  les  armes,  et  l'opposition  belge,  plus  franche  que  la  notre,  l'en- 
tend bien  ainsi. 


LETTRE 

SUR   Ii£S   AFFAIRES  EXTERIEURES. 

XII. 

Monsieur, 

Je  ne  m'attendais  pas,  je  vous  l'avouerai,  à  voir  figurer  la  question  du 
Mexique  au  nombre  des  griefs  de  la  coalition  contre  le  ministère  du  15  avril. 
Non-seulement  il  a  eu  raison  de  recourir  à  la  force  pour  obtenir  du  gouver- 
nement mexicain  des  indemnités  pécuniaires,  des  satisfactions  d'honneur 
national ,  des  garanties  de  commerce,  de  navigation  et  de  libre  établissement 
au  Mexique,  réclamées  et  promises  en  vain  depuis  trop  long-temps;  mais, 
dans  la  forme ,  dans  l'exécution  même  de  ses  desseins ,  il  a  dû  agir  entière- 
ment comme  il  l'a  fait ,  ne  commencer  la  guerre  qu'après  avoir  épuisé  les 
autres  moyens  de  contrainte ,  et  ne  pas  donner  à  une  expédition ,  dont  le  but 
était  nettement  défini ,  le  caractère  aventureux  d'une  conquête.  Tous  les  re- 
proches qu'on  lui  a  faits  à  chaque  phase  nouvelle  de  cette  entreprise ,  ne 
prouvent  absolument  qu'une  chose,  c'est  qu'une  opposition  systématique, 
bien  décidée  à  ne  tenir  compte  ni  de  la  vérité ,  ni  de  la  justice ,  ni  de  la  dignité 
nationale,  ne  manquera  jamais  de  sophismes  pour  dénaturer  les  faits  les  plus 
simples,  ni  d'argumens  pour  tout  combattre.  Il  s'agit  de  ne  pas  être  difficile 
sur  les  moyens ,  et  de  supposer  au  public  assez  de  docilité  ou  d'ignorance  pour 
ne  pas  l'être  davantage. 

iS'os  premiers  différends  avec  le  Mexique  remontent  à  une  époque  déjà 
éloignée;  ils  sont  antérieurs  à  la  révolution  de  juillet,  et  le  gouvernement  de 
la  restauration  prenait  ses  mesures  pour  les  terminer  de  gré  ou  de  force , 
quand  eut  lieu  la  dernière  tentative  de  l'Espagne  pour  reconquérir  cette  an- 
cienne et  belle  colonie.  L'entreprise  ne  réussit  pas  :  elle  était  misérablement 
combinée  et  fort  mal  conduite;  Santa-Anna,  qui  fut  chargé  de  combattre  les 
trois  mille  Espagnols  débarqués  a  Tampico ,  y  gagna  sans  peine  et  à  bon  mar- 
ché le  titre  de  héros  libérateur  et  la  meilleure  partie  de  cette  popularité  dont 
il  a  fait  un  si  triste  usage  pour  le  bonheur  de  son  pays.  Mais  ce  dernier  et 
inutile  effort  de  l'Espagne  contre  le  Mexique  arrêta  le  gouvernement  de  la  res- 
tauration au  moment  où  il  allait  entreprendre  de  ce  coté  quelque  chose  pour 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  propre  compte,  et  l'année  suivante,  son  action  fut  conjurée  par  des  pro- 
messes qui  n'ont  jamais  été  remplies.  Après  la  révolution  de  juillet,  on  espé- 
rait que  la  prompte  reconnaissance  de  la  république  et  de  l'indépendance 
mexicaines,  par  le  nouveau  gouvernement,  ne  laisserait  désormais  subsister 
aucun  ombrage  entre  le  Mexique  et  la  France;  que  le  Mexique  ouvrirait  libé- 
ralement ses  ports ,  ses  marcbés ,  ses  villes ,  à  une  nation  amie ,  désintéressée , 
nullement  ambitieuse,  qui  lui  envoyait  des  ouvriers  habiles,  des  ingénieurs, 
des  médecins,  les  produits  d'une  civilisation  et  d'une  industrie  avancée,  et  qui 
offrait,  aux  Mexicains  en  France,  tous  les  avantages  de  la  nationalité  fran- 
çaise (1).  Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  :  les  anciens  griefs  demeurèrent  sans  sa- 
tisfaction ,  et  chaque  année  en  vit  naître  de  nouveaux.  La  promesse  de  payer 
l'indemnité  qui  était  due  aux  négocians  français  pour  le  pillage  des  maga- 
sins du  Parian  à  Mexico,  en  1828,  fut  sans  cesse  éludée,  sous  mille  pré- 
textes, avec  une  mauvaise  foi  révoltante;  la  sécurité  et  la  liberté  du  com- 
merce de  détail  furent  menacées  à  chaque  instant  par  une  législation  anar- 
chique  et  des  préjugés  indignes  de  la  civilisation  moderne;  trois  traités  entre 
le  Blexique  et  la  France ,  conclus  par  les  plénipotentiaires  mexicains  et  rati- 
fiés par  le  gouvernement  français ,  furent  successivement  rejetés  et  méconnus 
par  le  gouvernement  de  Mexico  ;  puis  vinrent  des  insultes  à  la  légation  ,  des 
assassinats  de  Français  impunis,  des  destructions  d'établissemens  utiles  fon- 
dés par  des  Français ,  des  emprunts  forcés,  des  eniprisonnemens,  des  expul- 
sions arbitraires,  des  persécutions  sauvages  de  la  part  des  autorités  mexicaines, 
des  mesures  barbares  envers  notre  marine,  des  vexations  sans  nombre  et  sans 
terme,  et  tout  cela  couronné,  en  juin  ou  juillet  1837,  par  un  refus  formel 
de  réparations,  de  satisfactions  et  d'indemnités.  C'est  à  la  suite  de  ce  refus 
(que  l'accueil  fait,  un  mois  auparavant,  à  l'amiral  La  Bretonnière  ne  pouvait 
faire  prévoir),  que  le  ministre  français,  M.  Deffaudis,  s'est  déclaré  hors  d'état 
de  rien  obtenir  par  les  voies  ordinaires  de  la  négociation,  et  que  le  gouverne- 
ment français,  poussé  à  bout,  lui  a  donné  l'ordre  de  présenter  son  vltimatum, 
et  de  se  retirer,  si  on  le  rejetait,  à  bord  de  l'escadre  envoyée  pour  bloquer  les 
ports  du  Mexique. 

On  se  demandera  peut-être  pourquoi  tant  de  longanimité  envers  le  Mexi- 
que ,  pourquoi  on  a  laissé  tant  de  griefs  s'accumuler,  pourquoi  tant  de  griefs 
impunis?  La  raison  en  est  bien  simple.  Au  milieu  des  révolutions  qui  boule- 
versaient ce  pays  à  chaque  instant,  la  France,  dans  un  esprit  de  modération 
qui  était  bien  digne  d'elle,  ne  voulait  pas  ajouter,  par  des  réclamations  oné- 
reuses, aux  embarras  des  gouvernemens  nouveaux  qui  se  succédaient  d'année 
en  année,  quelquefois  même  à  des  intervalles  plus  rapprochés.  La  guerre 
civile  avait  épuisé  les  ressources  de  la  république  ;  on  la  ménageait.  Ces  gou- 
vernemens d'ailleurs i  et  surtout  les  chefs  du  parti  fédéraliste,  quand  les  ré- 

(1)  C'est  ainsi  que  jusqu'à  ces  derniers  temps  un  certain  nombre  de  jeunes  Mexicains  ont 
obtenu  du  ministre  de  la  guerre,  sur  la  demande  de  leur  chargé  d'affaires  à  Paris  ,  l'autori- 
sstion  de  suivre  les  cours  de  la  première  école  spéciale  du  monde,  l'École  polvtechnique.' 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  697 

volutions  tournaient  en  faveur  de  ce  parti,  faisaient  des  promesses,  mani- 
festaient de  meilleures  intentions,  suppliaient  de  prendre  patience.  On  paierait, 
on  ferait  justice,  on  protégerait  les  Français  et  leurs  établissemens,  on  éclai- 
rerait le  peuple,  ou  l'on  résisterait  à  ses  préventions;  enfin  on  mettrait  les 
relations  des  deux  pays  sur  le  pied  d'équité  et  de  bonne  harmonie  qui  doit 
exister  entre  nations  civilisées.  La  France  attendait  donc,  espérant,  pour  ainsi 
dire,  contra  spem,  et  en  dépit  de  l'expérience  acquise,  qu'on  serait  dispensé 
de  recourir  à  la  force ,  que  le  Mexique  reconnaîtrait  sa  faiblesse  et  notre  gé- 
nérosité ,  et  ne  prendrait  pas  nos  ménagemens  pour  de  l'impuissance.  Mais 
on  s'abusait.  Le  gouvernement  mexicain ,  il  est  maintenant  permis  de  le  dire, 
ne  cherchait  qu'à  gagner  du  temps  et  à  tromper  la  France.  11  n'a  jamais  eu 
l'intention  sérieuse  de  payer  ce  qu'il  devait  ni  de  satisfaire  à  nos  justes  de- 
mandes. Les  hommes  d'état  qui  dirigeaient  les  affaires  du  Mexique  croyaient, 
selon  le  degré  de  leurs  lumières,  les  uns  que  la  France  ne  pouvait  pas  en- 
treprendre une  expédition  contre  leur  pays,  et  qu'à  tout  hasard  leur  pays 
était  capable  d'y  résister-,  les  autres,  moins  ignorans  et  moins  présomptueux, 
que  la  guerre  éclaterait  bientôt  en  Europe  ,  que  le  gouvernement  n'était  pas 
assez  fermement  établi  pour  tenter  une  aussi  grande  entreprise,  et  qu'assez 
fort  pour  l'exécuter  et  réduire  le  Mexique,  s'il  le  voulait,  il  n'attacherait  pas 
assez  d'importance  à  cet  intérêt  éloigné  pour  jamais  se  résoudre  à  en  finir 
par  une  guerre  maritime.  Ici,  c'était  le  Mexique  qui  s'abusait  à  son  tour.  La 
France  était  bien  plus  maîtresse  de  ses  mouvemens  que  ne  le  supposaient  les 
fortes  têtes  de  Mexico  ;  elle  était  assez  puissante  pour  mener  à  fin  l'entre- 
prise, malgré  les  formidables  remparts  de  Saint-Jean  d'Ulloa,  la  valeur 
mexicaine,  le  héros  libérateur,  et  même  la  fièvre  jaune  :  en  outre,  elle  attachait 
une  juste  importance  à  faire  respecter  ses  droits  acquis ,  son  pavillon ,  son 
commerce  et  ses  nationaux  au  Mexique  ;  elle  avait  souci  du  grand  avenir  qui 
lui  était  réservé  dans  ces  contrées,  si  elle  savait  au  besoin  se  montrer  forte 
après  avoir  été  inutilement  généreuse  et  modérée ,  et  elle  était  sensible  à 
l'honneur  de  venger  l'Europe  entière  sur  un  peuple  à  demi  policé ,  sur  une 
nation  émancipée  trop  tôt,  qu'il  aurait  fallu  prendre  en  tutelle,  au  lieu  de  lui 
laisser  traiter  d'égal  à  égal  avec  les  sociétés  civilisées  du  vieux  monde.  Aussi , 
à  la  fin  de  1837,  l'expédition  du  Mexique  fut-elle  résolue  par  ce  ministère 
auquel  on  reproche  d'ajourner  toutes  les  difficultés,  et  qui,  trouvant  cette 
affaire  ajournée  par  ses  prédécesseurs ,  ne  voulut  pas ,  lui ,  la  rejeter  sur  ceux 
qui  lui  succéderaient. 

Voilà  pour  le  fond  de  la  question ,  pour  le  principe  de  l'entreprise.  On  con- 
viendra que  le  droit  et  le  devoir  du  gouvernement  étaient  de  protéger  ses  na- 
tionaux, de  rendre  la  sécurité  à  leur  commerce,  d'exiger  le  paiement  des 
indemnités  depuis  si  long-temps  promises  et  toujours  attendues  en  vain.  S'il 
ne  l'avait  pas  fait,  s'il  avait  hésité,  la  tribune,  qui  déjà  plusieurs  fois  avait 
retenti  de  ces  griefs,  l'aurait  violemment  accusé  de  faiblesse  ou  d'une  cou- 
pable indifférence,  et  de  plus  longues  hésitations  auraient  encouragé  les  au- 
tres états  de  l'Amérique  du  Sud  à  méconnaître,  envers  la  France  et  les  sujets 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

français,  les  plus  simples  notions  de  la  justice  et  du  droit  des  gens.  Mais 
serait-il  vrai  qu'irréprochable  sur  les  motifs  de  sa  résolution ,  le  gouverne- 
ment ait  failli  dans  l'exécution  et  le  choix  des  moyens,  qu'il  ait  été, 
comme  le  prétend  M.  Guizot  avec  un  superbe  dédain,  faible,  indécis  et  in- 
habile? Non,  monsieur,  et  jamais  on  n'apporta  plus  de  mauvaise  foi,  plus 
d'injuste  passion,  dans  l'examen  de  la  conduite  d'un  gouvernement.  Le  mi- 
nistère n'a  été  ni  faible,  ni  malhabile,  ni  indécis;  il  a  toujours  parfaitement 
su  ce  qu'il  voulait;  il  a  proportionné  les  moyens  au  but;  il  n'a  rien  ménagé 
par  faiblesse,  rien  outré  par  imprudence;  il  a  très  bien  choisi  le  chef  de  l'en- 
treprise, et  il  a  pris  sur  chaque  chose,  et  h  chaque  époque,  son  parti  sans 
tâtonnement  et  sans  irrésolution.  .Te  sais  bien  qu'on  lui  reproche  d'avoir  en- 
voyé d'abord  sur  les  côtes  du  Mexique  une  force  de  blocus ,  et  puis  une  escadre 
d'attaque,  et  qu'on  en  conclut  qu'il  aurait  dii  en  venir  tout  d'un  coup  aux 
dernières  extrémités,  sans  essayer  d'une  voie  de  contrainte  ordinairement 
efficace,  qui  tient  le  milieu  entre  la  guerre  et  la  paix;  je  sais  encore  que 
maintenant  on  lui  fait  un  crime  de  n'avoir  pas  mis  sur  l'escadre  des  troupes 
de  débarquement,  ce  qui  aurait  infailliblement  nécessité  le  double  de  vais- 
seaux et  de  dépenses.  A  ces  reproches,  je  ne  me  contenterai  pas  de  répondre 
qu'on  lui  en  aurait  certainement  adressé  de  tout  contraires,  s'il  avait  fait  dès 
l'abord  ce  qu'on  le  blâme  aujourd'hui  de  n'avoir  pas  fait  :  ce  serait  une  ré- 
ponse trop  commode  et  trop  générale.  Mais  il  est  facile  de  prouver  qu'il  au- 
rait eu  tort  d'agir  autrement,  et  que,  dans  cette  supposition  ,  ses  adversaires 
auraient  eu  un  juste  sujet  de  l'accuser.  Quoi!  aurait-on  dit,  vous  déclarez  la 
guerre  brusquement,  vous  ne  tentez  pas  quelque  moyen  plus  doux,  qui 
ménage  un  peu  plus  l'amour-propre  mexicain  !  vous  jetez  prématurément  le 
pays  dans  la  plus  dispendieuse  de  toutes  les  entreprises,  une  expédition  na- 
vale à  deux  mille  lieues  de  la  France!  les  quelques  mille  hommes  que  vous 
envoyez  disparaîtront  dans  ce  vaste  pays  du  ÎMexique,  sous  l'action  combinée 
du  climat  et  de  la  résistance  locale;  vous  allez  soulever  contre  vous  la  popu- 
lation tout  entière;  c'est  la  guerre  de  1808  contre  l'Espagne  que  vous  recom- 
mencez à  une  distance  énorme  de  la  patrie!  c'est  pis  encore,  c'est  peut-être 
l'expédition  de  Saint-Domingue  sous  le  consulat!  On  aurait  dit  bien  autre 
chose.  On  aurait  exagéré  les  inquiétudes  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis; 
on  aurait  supposé  des  projets  de  conquête;  si  un  prince  français  avait  fait 
partie  de  l'expéclition,  on  aurait  accusé  le  gouvernement  de  vouloir  fonder 
pour  lui  une  monarchie  sur  les  ruines  d'une  république,  et  le  patriotisme  de 
l'opposition  n'aurait  pas  manqué  de  prendre  parti  pour  les  ^Mexicains  contre 
la  France,  avec  toutes  les  phrases  que  vous  savez  sur  la  politique  de  cour,  et 
la  cour  et  les  courtisans.  On  aurait  dit  au  ministère  :  Mais  vous  aviez  la  res- 
source du  blocus,  moyen  certain,  quoique  un  peu  lent,  de  réduire  le  Mexique, 
sans  lui  inspirer  de  trop  justes  inquiétudes  sur  son  indépendance  et  sa  con- 
stitution républicaine,  sans  alarmer  la  jalousie  de  l'Angleterre,  sans  menacer 
la  prépondi^rance  que  les  États-Unis  se  croient  en  droit  d'exercer  sur  le 
nouveau  continent.  A  quoi  bon  tant  de  dépenses,  tant  de  bruit,  un  arme- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  699 

ment  si  considérable  et  si  onéreux ,  quand  Alger  nous  coûte  déjà  trop  cher, 
quand  l'Orient  s'agite,  quand  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  ralliance  anglaise? 
Qu'en  pensez-vous,  monsieur?  JXe  vous  semble-t-il  pas  lire  ces  accusations 
et  mille  autres  semblables,  tous  les  matins,  dans  vingt  journaux?  Quelle 
occasion,  pour  l'un,  de  s'écrier  que  la  France  en  veut  aux  pays  libres  et  aux 
républiques;  pour  l'autre,  que  le  ministère  gaspille,  dans  un  intérêt  de  cour, 
les  forces  et  les  trésors  de  la  nation;  pour  un  troisième,  d'opposer,  au  mes- 
quin différend  de  quelques  marchands  français  avec  le  Mexique,  les  dangers 
qui  menacent  l'Europe  du  côté  de  la  Perse  et  de  l'Asie  centrale!  Maintenant 
ce  qu'il  faut  examiner,  ce  sont  les  raisons  qui  ont  dû  porter  le  gouvernement 
à  commencer  par  le  blocus  des  cotes  du  lAIexique,  bien  que  par  le  fait  ce 
moyen  soit  devenu  insuffisant.  Or,  à  mes  yeux,  ces  raisons  étaient  décisives, 
et  voici  comment  elles  ressortent  de  la  nature  même  du  différend. 

La  France  n'exige  pas  du  Mexique  le  sacrifice  d'une  portion  de  son  terri- 
toire. Elle  n'attaque  ni  son  indépendance,  ni  sa  grandeur,  ni  les  sources  de 
sa  prospérité;  elle  ne  veut  lui  imposer,  ni  un  gouvernement,  ni  un  prince, 
ni  une  constitution.  Que  lui  demande-t-e!Ie  donc?  Trois  choses  :  des  indem- 
nités pécuniaires  pour  des  pilhiges,  des  violations  de  propriétés,  des  destruc- 
tions arbitraires  et  iniques  d'établissemens  français,  fondés  sur  la  foi  des 
traités,  et  le  principe  de  la  réci[)rocité  entre  les  deux  pays;  une  satisfaction 
pour  elle-même,  qui  consiste  dans  la  destitution  de  plusieurs  fonctionnaires, 
coupables  de  procédés  injurieux  envers  la  légation  du  roi,  genre  de  satisfac- 
tion qu'un  gouvernement  ne  refuse  jamais,  quand  il  reconnaît  les  torts  de 
ses  subordonnés,  et  qu'il  ne  peut  refuser,  sans  assumer  la  responsabilité  et 
l'intention  offensante  de  leurs  actes;  enfin,  pour  l'avenir,  non  pas  des  privi- 
lèges en  faveur  des  Français,  non  pas  des  droits  exorbitans,  mais  le  pied 
d'égalité,  qui  est  accordé  aux  Mexicains  en  France,  mais  notamment  la  liberté 
du  commerce  de  détail,  qui  était  assurée  aux  Français  par  les  déclarations, 
encore  valides,  de  1827,  et  par  le  traité,  non  ratifié  à  Mexico,  que  le  pléni- 
potentiaire mexicain  avait  signé  à  Paris  le  13  mars  1831.  En  principe,  ce  der- 
nier point  est  peut-être  susceptible  de  contestation  ;  mais  si  l'on  en  venait  à 
reconnaître  au  gouvernement  mexicain  le  droit  d'autoriser  ou  d'interdire  le 
commerce  de  détail  aux  étrangers,  il  serait  impossible  de  ne  pas  Fassujétir  à 
l'obligation  d'indemniser  préalablement  les  hommes  paisibles  et  inoffensifs 
qu'il  troublerait  dans  l'exercice  de  leur  industrie,  contre  tous  les  usages  con- 
sacrés depuis  longtemps  par  la  civilisation  européenne.  Si  les  différends  de 
la  France  avec  le  Mexique  n'ont  pas  d'autre  objet,  ce  qui  est  indubitable,  un 
simple  blocus  devait  suffire  pour  vaincre  la  résistance  qu'on  opposait  à  nos 
réclamations;  carie  blocus,  en  tarissant  la  principale  source  des  revenus  de 
la  république,  qui  sont  les  produits  des  douanes,  lui  coûtait  bien  au-delà  de 
la  somme  des  indemnités  qu'elle  refusait  de  solder.  Et  d'ailleurs,  l'honneur 
national  du  IMexique  n'y  était  pas  engagé ,  puisque  tous  les  partis  avaient 
successivement  reconnu  la  légitimité  des  créances  françaises,  sauf  à  discuter 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  le  chiffre.  Quant  aux  fonctionnaires  à  destituer,  c'était  la  plus  simple  de 
toutes  les  satisfactions;  si  je  ne  me  trompe,  nous  l'avions  déjà  obtenue  du 
Mexique  une  fois,  pour  un  fait  qui  s'était  passé  à  la  Vera-Cruz,  et  en  1834 
le  gouvernement  de  la  Nouvelle-Grenade  nous  l'avait  accordée  pour  une  in- 
sulte grave  au  consul  de  France,  M.  Adolphe  Barrot,  frère  de  l'honorable  dé- 
puté, qui  doit  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  républiques  et  les  républicains 
de  l'Amérique  méridionale.  Enfin ,  pour  la  sécurité  des  établissemens  fran- 
çais au  Mexique,  ilsufflsait  de  s'en  référer,  soit  aux  déclarations,  non  annu- 
lées, de  1827,  soit  à  la  convention  provisoire  du  4  juillet  1834,  passée  entre 
M.  Lombarde ,  ministre  de  Santa-Anna,  et  M.  le  baron  Deffaudis.  Si  la  France 
avait  eu  affaire,  je  ne  dis  pas  à  un  gouvernement  éclairé,  mais  à  un  gouver- 
nement raisonnable  et  supérieur  de  quelque  peu  à  ceux  des  régences  barba- 
resques,  le  Mexique,  n'étant  soutenu  par  personne,  ni  en  Amérique,  ni  en 
Europe,  aurait  cédé;  le  blocus  eût  été  efficace.  Il  a  fallu  trouver  en  ce  pays 
une  administration  aveugle,  frappée  de  démence,  et  disposée  à  se  repaître 
des  plus  étranges  illusions,  pour  que  la  France  fût  obligée  de  déclarer  la 
guerre,  et  de  démolir,  en  quatre  heures  de  canonnade,  la  première  citadelle 
du  Nouveau-Monde.  Ajouterai-je  que  le  blocus,  qui  devait  suffire,  rendait  le 
rapprochement  plus  facile, était  infiniment  moins  dispendieux  que  la  guerre, 
et,  considération  capitale ,  n'entraînait  pas  cette  déplorable  expulsion  des 
Français  du  IMexique,  qui  nous  impose  maintenant  l'obligation  d'être  beau- 
coup plusexigeans? 

Mais  voilà  que  la  prise  et  la  ruine  de  Saint-.Tean  d'Ulloa  n'ont  pas  encore 
suffi  ;  que  le  désarmement  de  Vera-Cruz ,  qui  reste  sous  le  feu  de  nos  batte- 
ries, comme  Anvers  était  à  la  merci  des  canons  hollandais,  que  la  défaite 
de  l'armée  mexicaine  et  la  capture  d'un  général  n'exercent  pas  encore  une 
influence  décisive  sur  l'obstination  insensée  des  Mexicains!  Pourquoi  n'a-t-on 
pas  envoyé  des  troupes  de  débarquement?  Écoutez  l'admirable  réponse  que 
l'amiral  Baudin  a  faite,  sans  s'en  douter,  aux  esprits  chagrins  de  la  coalition, 
dans  une  lettre  digne  de  lui  et  de  la  France,  adressée  au  général  Urrea ,  chef 
du  parti  fédéraliste  à  Tampico  : 

«  Aucun  sentiment  d'ambition ,  ni  aucune  idée  contraire  à  l'indépendance 
du  Mexique,  n'ont  conduit  le  gouvernement  français  à  envoyer  l'expédition 
que  j'ai  l'honneur  de  commander.  Si  la  France  eût  eu  le  moins  du  monde 
l'intention  d'attaquer  l'indépendance  du  IMexique  ou  l'intégrité  de  son  terri- 
toire, elle  ne  se  serait  pas  bornée  à  l'envoi  d'une  force  navale;  mais  elle  au- 
rait fait  accompagner  cette  force  de  troupes  de  débarquement.  » 

Peu  importe;  je  ne  serais  pas  étonné  de  voir  le  journal  de  M.  Duvergier  de 
Hauranne,  à  côté  d'une  lourde  diatribe  sur  la  conservation  d'Alger ,  faire  un 
crime  à  M.  Mole  de  n'avoir  pas  entrepris  la  conquête  du  Mexique.  Cela  res- 
semblerait fort  à  l'opposition  de  M.  Guizot  sur  la  question  belge,  qui,  pour 
le  dire  en  passant,  n'a  pas  eu  le  moindre  succès  en  Belgique.  A  la  raison  po- 
litique donnée  par  l'amiral  Baudin ,  j'en  ajouterai  une  autre  sur  l'absence 


REVUE. — CHRONIQUE.  701 

des  troupes  de  débarquement  dans  son  escadre  :  c'est  que ,  par  la  posses- 
sion de  Saint-Jean  d'Ulloa ,  nous  sommes  bien  plus  maîtres  de  la  Vera-Cruz, 
et  à  moins  de  risques  et  à  moins  de  frais,  que  par  une  garnison  dans  la 
place  elle-même.  Les  esprits  les  plus  prévenus  ne  croiront  sans  doute  pas  que 
ce  soient  les  Mexicains  qui  puissent  jamais  nous  en  chasser ,  tant  que  nous 
jugerons  à  propos  de  nous  y  maintenir. 

J'ai  prouvé  combien  la  marche  suivie  par  le  ministère  du  15  avril  dans  cette 
affaire  du  Mexique,  qu'il  est  destiné  à  terminer  heureusement,  comme  tant 
d'autres,  avait  été  sage,  humaine,  prudemment  et  habilement  calculée,  de 
manière  à  ne  pas  multiplier  les  obstacles,  à  ne  pas  laisser  un  doute  sur  la 
loyauté  des  intentions  du  gouvernement ,  à  ne  pas  outrepasser  le  but  qu'on 
se  proposait  d'atteindre.  Mais,  puisqu'un  ancien  ministre  a  prétendu  y  voir 
de  la  faiblesse,  de  l'indécision  et  de  l'inhabileté,  parce  que  le  résultat  défi- 
nitif se  fait  attendre  quelques  jours,  je  vous  rappellerai,  monsieur,  pour  l'édi- 
fication du  public,  un  fait  qui  s'est  passé  sous  le  ministère  du  11  octobre, 
auquel  appartenait  M.  Guizot,  fait  qui  présente  de  l'analogie  avec  le  différend 
actuel  entre  le  iMexique  et  la  France.  Sous  le  ministère  du  11  octobre,  la 
France  se  mit  en  lutte  avec  le  demi-canton  suisse  de  Bâle-Campagne,  dans 
l'intérêt  des  Israélites  français,  auxquels  la  législation  du  pays,  et  plus  encore 
ses  préjugés,  interdisent  la  liberté  d'établissement  et  celle  de  posséder  des 
terres  sur  le  territoire  cantonnai.  Savez-vous  combien  cette  querelle  a  duré 
entre  une  poignée  de  grossiers  paysans  et  le  gouvernement  de  la  France  sous 
le  11  octobre.'  Plus  d'un  an.  Ce  qu'il  a  fallu  faire  pour  triompher  du  grand 
conseil  de  Liestall  et  de  la  constitution  de  Bâie-Campagne?  Mettre  Bâle- 
Campagne  en  état  de  blocus,  et  de  blocus  hermétique  !  Savez-vous  à  quoi  on 
s'exposait  par  cette  querelle  ?  Ou  à  la  guerre  avec  la  Suisse  qui  pouvait  pren- 
dre fait  et  cause  pour  son  confédéré ,  lequel  se  défendait  à  Berne  auprès  du 
directoire  fédéral,  comme  l'a  fait  à  Lucerne  le  canton  de  Thurgovie,  et  par 
les  mêmes  argumens,  ou  bien  à  contraindre  la  Suisse  à  faire  elle-même,  par 
des  troupes  fédérales,  une  expédition  contre  Bâle-Campagne,  le  tout  pour 
que  Bâle-Campagne  payât  quelques  mille  francs  à  un  juif  de  Mulhouse  !  Il 
s'est  fait  autant  de  diplomatie  pour  cette  misérable  querelle  que  pour  la  ques- 
tion belge,  et  si  la  chose  s'est  terminée  à  l'avantage  de  la  France,  savez-vous 
pourquoi?  C'est  que  Bâle-Campagne  touche  à  notre  frontière  du  Haut-Rhin, 
et  que  l'on  pouvait  prendre  ce  canton  par  famine  !  Je  recommande  ce  sou- 
venir à  M.  Guizot.  Le  fait  que  je  rappelle  lui  prouvera  que  plus  un  pays  est 
faible,  et  plus  il  serait  facile  et  ridicule  en  même  temps  de  l'écraser,  plus  aussi  il 
peut  pousser  loin  l'insolence  de  résister  à  une  grande  nation,  qui  est  forte,  mais 
qui  est  modérée.  Je  suis  sûr  qu'à  l'époque  de  leur  querelle  avec  la  France, 
les  gens  de  Liestall ,  qui  avaient  un  journal  intitulé  le  liauraclen,  y  évoquaient 
le  nom  de  Guillaume  Tell  et  le  souvenir  de  la  bataille  de  Morat,  comme  au- 
jourd'hui les  Mexicains  le  nom  de  Fernand  Cortez  ;  et  je  suis  bien  sûr  aussi 
qu'alors  on  a  imprimé  à  Paris  que  le  blocus  de  Bâle-Campagne  nous  attire- 
rait une  guerre  avec  l'Autriche,  et  qu'on  a  cité  la  prolongation  de  cette  ridi- 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cule  afhiire  comme  une  preuve  de  Timpuissance  et  de  rinhabileté  du  minis- 
tère du  11  octobre. 

Quant  à  la  solution  du  différend  actuel  avec  le  Mexique,  qui  est  un  peu 
plus  sérieux  que  celui  du  1 1  octobre  avec  Bâle-Campagne,  selon  toute  vrai- 
semblance, elle  ne  se  fera  pas  long-temps  attendre.  Le  ministre  anglaisa 
Mexico,  M.  Pakenham,  est  parti  de  Vera-Cruz  pour  cette  capitale  dans  les 
premiers  jours  du  mois  de  janvier,  après  avoir  eu  diverses  conférences  avec 
Santa-AnnaetTamiralBaudin.  M.  Pakenham,  établi  à  Mexico  depuis  dix  ans, 
y  jouit,  comme  ministre  d'Angleterre  et  comme  allié  par  son  mariage  à  la 
société  mexicaine,  d'une  certaine  influence.  11  réussira  sans  doute  à  faire 
comprendre  au  gouvernement  quelconque  de  ce  pays  la  nécessité  de  céder 
aux  justes  exigences  de  la  France;  il  dira  que  le  Mexique  ne  doit  compter 
sur  aucun  secours  de  la  part  de  l'Angleterre,  et  il  insistera  d'autant  plus,  que 
la  continuation  du  blocus  est  assez  fâcheuse  pour  le  conuuerce  britannique, 
sans  que  pour  cela  le  ministère  anglais  puisse  nous  en  contester  le  droit.  Si 
les  efforts  de  M.  Pakenham  coïncident  avec  un  changement  d'administration 
à  Mexico,  si  M.  Cuevas,  dont  l'aniiral  lîaudin  a  eu  tant  à  se  plaindre  aux 
conférences  de  Jalapa,  est  entièrement  écarté  des  affaires,  si  Pedraza  et 
Gomez  Farias,  rassurés  sur  les  vues  de  conquête  et  les  projets  d'établisse- 
ment, pour  le  prince  de  Joinville,  qu'on  avait  perfidement  prêtés  à  la  France, 
se  mettent  au-dessus  des  préjugés  anti-français  qu'ils  ne  partagent  pas,  et  se 
souviennent  de  leurs  protestations  de  1833,  la  bonne  intelligence  sera 
promptement  rétablie  entre  les  deux  nations.  L'intervention  oflicieuse  de 
l'Angleterre,  pour  terminer  ce  différend,  s'accorde  d'autant  mieux  avec 
la  dignité  de  la  France,  que  la  plus  grande  partie  de  l'escadre  britannique 
envoyée  dans  le  golfe  du  Mexique  a  dii,peu  de  temps  après,  quitter  ces 
parages  et  regagner  la  Jamaïque.  Le  commandant  anglais  a  aisément  com- 
pris que  ses  forces  étaient  trop  considérables  pour  la  protection  des  intérêts 
qu'elles  pourraient  avoir  à  défendre,  et  qu'au  moment  oi^i  l'Angleterre  agis- 
sait à  IMexico  pour  faire  accepter  des  conditions  raisonnables,  il  ne  fallait  pas 
qu'une  escadre  anglaise,  supérieure  aux  forces  de  l'amiral  Baudin,  croisât 
inutilement  sous  le  feu  de  Saint- Jean  d'Ulloa.  Je  crois,  au  reste,  que  cette 
médiation  de  l'Angleterre  est  encore  une  réponse  aux  phrases  du  jour  sur 
l'affaiblissement  de  l'alliance  anglaise,  et  vous  avez  dû  remarquer,  monsieur, 
avec  quelle  parfaite  convenance  les  ministres  anglais  ont  parlé  récemment 
de  l'escadre  française  et  des  rapports  qui  se  sont  établis  à  'V^era-Cruz  entre 
l'amiral  Baudin  et  le  commodore  Douglas.  L'opposition  tory,  dans  les  deux 
chambres  du  parlement,  a  bien  essayé  de  faire  grand  bruit  d'une  vivacité 
toute  française  que  le  prince  de  Joinville  s'est  permise  envers  un  paquebot 
anglais,  dans  le  but,  assurément  très  excusable,  de  prendre  une  part  plus 
active  à  l'attaque  de  Saint-Jean  d'Ulloa;  mais  les  ministres  ont  constamment 
répondu  qu'il  avait  été  donné  des  explications  satisfaisantes,  et  que  cet  inci- 
dent n'avait  pas  eu  d'autres  suites.  Un  ou  deux  journaux  de  notre  opposition 
n'en  ont  pas  moins  donné  raison  aux  vieilles  rancunes  du  parti  tory  contre  la 


REVUE. — CimOMQUE.  703 

France,  pour  insultera  la  gloire  précoce  d'un  jeune  prince,  qui  se  bat  comme 
un  vieux  capitaine ,  mais  que  l'ardeur  de  l'âge  et  du  caractère  peut  emporter 
un  instant. 

Je  ne  puis  encore  vous  annoncer  la  conclusion  positive  et  formelle  des  af- 
faires belges,  c'est-à-dire  l'acceptation  parla  Belgique  du  traité  modifié  des 
24  articles;  mais  depuis  ma  dernière  lettre,  la  question  a  fait  un  grand  pas. 
Le  gouvernement  s'est  prononcé,  et  il  a  proposé  à  la  chambre  des  représen- 
tans  un  projet  de  loi  pour  être  autorisé  à  signer  l'arrangement  définitif  et 
faire  les  cessions  de  territoire  qui  en  résultent.  Ce  sont  trois  ministres  seule- 
ment ,  M.  de  Theux ,  le  général  Wilmar,  ministre  de  la  guerre ,  et  M.  Ko- 
thomb ,  le  premier  publiciste  du  nouvel  état,  qui  ont  courageusement  assumé 
la  responsabilité  de  cette  grave  résolution.  Des  trois  autres  ministres,  deux, 
MM.  Ernst  et  d'Huart ,  voulaient  résister  quand  même,  et  le  troisième,  M.  de 
Mérode,  voulait  qu'on  essayât  encore  de  négocier.  M.  de  Theux,  dans  un 
second  ra[!port  à  l'appui  du  projet  de  loi  dont  je  viens  de  parler,  n'a  pas  eu 
de  peine  à  démontrer  qu'il  serait  insensé  de  résister,  et  inutile  de  tenter  des 
négociations  nouvelles  q\ie  la  conférence  n'admettrait  pas,  qui  ne  seraient 
soutenues  par  aucune  puissance,  et  que  l'adhésion  sans  réserve  du  roi  des 
Pays-Bas  aux  propositions  du  23  janvier  avait  d'avance  frappées  de  stérilité. 
Mais  ce  qui,  dans  une  pareille  question,  est  beaucoup  plus  significatif  et 
beaucoup  plus  important  que  l'adhésion  du  gouvernement  lui-même  au  traité 
des  24  articles,  c'est  l'assentiment  de  la  nation ,  qui  ne  me  paraît  plus  douteux. 
Toutes  les  grandes  villes  de  la  Belgique  ,  à  commencer  par  Bruxelles,  Anvers, 
Liège ,  IMons ,  les  chambres  de  commerce ,  les  conseils  communaux ,  adressent 
des  pétitions  à  la  chambre  des  représentans  pour  la  conjurer  de  mettre  un 
terme  à  l'agitation  et  aux  malheurs  du  pays,  en  acceptant  des  propositions  plus 
avantageuses  que  le  traité  sanctionné  par  le  congrès  et  ratifié  par  le  roi  au 
mois  de  novembre  1831.  Ce  n'est  pas  tout.  Un  des  plus  respectables  magis- 
trats de  la  Belgique,  M.  de  Gerlache,  premier  président  de  la  cour  de  cas- 
sation, démontre  sans  réplique,  dans  un  écrit  qui  a  fait  à  juste  titre  la  plus 
vive  sensation,  que  la  résistance,  au  point  où  en  sont  les  choses,  serait  en 
quelque  sorte  un  crime  de  lèse-patrie.  11  fait  plus  :  il  prouve  que  la  Belgique 
a  contre  elle  ïe  droit  et  la  force,  ce  sont  ses  propres  expressions;  qu'elle  a 
contre  elle  le  droit  sur  le  fond  même  de  ses  prétentions  à  la  totalité  du  Lim- 
bourg  et  du  Luxembourg,  et  sur  les  nouveaux  déclinatoires  que  ses  faux 
amis  voudraient  opposer  aux  obligations  contractées  en  J831.  Cet  écrit  de 
M.  de  Gerlache  est  peut-être  ce  qui  s'est  publié  de  plus  fort  sur  la  question 
belge,  parce  que  les  objections  y  sont  abordées  franchement,  et  les  principes 
fermement  établis.  Que  n'a-t-on  pas  dit,  par  exemple,  et  à  Paris  et  à 
Bruxelles,  sur  les  prétendus  droits  que  donnait  à  la  Belgique  la  non-exécu- 
tion du  traité  pendant  sept  ans?  A  cela  M.  de  Gerlache  répond  d'abord  qu'il 
n'y  avait  point  de  délai  pour  l'acceptation ,  et  ensuite  que  l'exécution  n'en  a 
iamais  éié  un  instant  suspendue,  et  que  pour  l'invalider,  il  aurait  fallu  que  la 
Belgique  fit  tout  le  contraire  de  ce  qu'elle  a  fait. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vous  savez ,  monsieur,  quel  parti  on  a  voulu  tirer  de  cette  circonstance , 
que  le  traité  du  15  novembre  avait  été  imposé  à  la  Belgique,  humiliée  par 
les  désastres  du  mois  d'août.  Écoutez  M.  de  Gerlache. 

«  Le  traité  de  1831,  accepté ,  dit-on,  sous  l'influence  d'une  défaite,  n'a  plus 
de  vigueur,  aujourd'hui  que  la  Belgique  est  redevenue  forte  et  prospère.  Il 
blesse  l'honneur  national ,  il  nous  ravit  des  concitoyens  qui  ont  embrassé 
notre  cause  et  partagé  nos  dangers.  Je  demande  où  l'on  en  viendrait  avec  une 
telle  doctrine?  Il  n'y  aurait  plus  rien  de  stable  parmi  les  nations,  car  tout 
traité  qui  intervient  à  la  suite  d'une  défaite  est  nécessairement  onéreux  à 
celle  des  parties  qui  succombe.  Est-ce  que  la  France  pourrait  déclarer  au- 
jourd'hui la  guerre  à  ses  voisins,  sous  prétexte  qu'elle  n'est  pas  liée  par  les 
traités  de  181.5,  et  qu'ils  ont  été  le  déplorable  fruit  de  la  bataille  de  Waterloo.^ 
Est-ce  qu'elle  pourrait  reprendre  Philippeville  et  Marienboug  a  la  Belgique, 
et  Sarrelouis  à  la  Prusse,  et  relever  les  fortifications  d'Huningue,  sous  pré- 
texte que  ces  traités  furent  iniques  et  déshonorans  pour  elle?  Avons-nous 
intérêt,  nous  surtout,  petite  Belgique,  nous  qui  ne  saurions  exister  que  sous 
l'empire  du  droit  et  des  traités,  à  accréditer  une  telle  jurisprudence  en 
Europe  ?  » 

La  conduite  du  ministère  du  15  avril ,  dans  les  négociations  relatives  à  la 
Belgique,  ne  pouvait  être,  ce  me  semble,  mieux  justifiée. 

Et  ne  croyez  pas  que  M.  de  Gerlache  soit  de  ceux  qui  veuillent  ajourner 
l'exécution  du  traité,  demander  et  obtenir  de  nouveaux  délais.  Non,  il  pense 
que  la  Belgique  a  le  plus  grand  intérêt  à  hâter  le  moment  de  sa  reconnais- 
sance définitive.  Et  savez-vous  pourquoi?  <■  C'est,  dit-il,  que  l'état  actuel  de 
la  France  l'épouvante.  Les  passions  égoïstes,  acharnées,  anarchiques,  qui  s'y 
disputent  le  pouvoir,  sans  nulle  pitié  pour  le  trône  ni  pour  le  pays,  me  font 
redouter  quelque  catastrophe  prochaine,  qui  pourrait  nous  entraîner  dans 
un  commun  désastre.  »  La  première  fois  que,  dans  ces  lettres,  je  vous  ai  ex- 
primé ma  ferme  et  constante  opinion  que,  si  la  Belgique  entraînait  l'Europe 
dans  une  guerre  générale,  son  indépendance  et  sa  nationalité  de  huit  ans  n'y 
survivraient  pas,  on  s'en  est  fort  scandalisé  à  Bruxelles,  et  même  autour  du  roi 
Léopold,  qui  se  trouvait  alors  à  Paris,  Eh  bien!  aujourd'hui,  cette  opinion 
est  généralement  répandue  en  Belgique.  Vous  voyez  ce  qu'en  pense  M.  de 
Gerlache,  et  vous  avez  lu  sans  doute  cette  pétition  de  Liège,  dans  laquelle 
on  établit  fort  nettement  que,  si  la  guerre  avait  lieu,  la  paix  se  ferait  ensuite 
aux  dépens  de  la  Belgique,  quel  que  fût  le  vainqueur. 

Tout  annonce  donc,  monsieur,  que  la  chambre  des  représentans autorisera 
le  roi  Léopold  à  signer  le  traité  modifié  des  vingt-quatre  articles,  et  que  par 
là  le  royaume  de  Belgique  entrera  définitivement  dans  la  grande  société  eu- 
ropéenne. Ce  sera  la  solution  pacifique  dont  parlait  le  discours  de  la  couronne, 
la  seule ,  je  le  répète ,  qui  fût  raisonnable  et  possible ,  et  elle  s'accomplira  plus 
aisément  qu'on  ne  l'avait  pensé.  Vous  voyez  bien  que  la  raison  finit  toujours 
par  avoir  raison. 

V.  DE  Mars. 


DES 

PLUS  RÉGENS  TRAVAUX 

e:^  É€©:*©mîe  POiiiTioiTE. 


I.  Histoire  de  l'Économie  politique ,  par  M.  Blanqui.  —  II.  Esquisse  de  Vlndus^ 
trie  et  du  Commerce  dans  V Antiquité ,  par  M.  II.  Ricuelot.  —  III.  Recherches 
sur  le  Droit  de  propriété  chez  les  Romains ,  par  M.  Cu.  Giraud.  —  IV.  Recher- 
ches sur  l'Ori'jine  de  Vlmpôt  en  France ,  par  M.  Potiierat  de  Tho0.  —  V,  De 
la  Fortune  publique  en  France  et  de  son  administration ,  par  MM.  Macabel 
el  BouLATiGMER.  —VI.  Histoire  de  la  marche  des  idées  sur  l'emploi  de  Varqent, 
par  M.  NoLHAC.  —  VII.  Des  Banques  départementales  en  France,  par  M.  d'Es-^ 
TERNO.  —VIII.  De  l'Industrie  en  Belgique,  par  M.  Briavoine.  —  IX.  Des 
Intérêts  du  Commerce,  de  l'Industrie  et  de  l'Agriculture ,  sous  l'influence  des 
applications  de  la  vapeur,  par  M.  Pecqueur  ,  etc. 


Les  livres  consacrés  aux  principes  sociaux  et  à  la  science  du  gouvernement 
se  produisent  aujourd'hui  en  assez  grand  nombre;  mais  leur  sort  ordinaire 
est  de  passer  inaperçus.  Cette  indifférence  est  surprenante,  et  peut-être 
même  de  fâcheux  symptômes  dans  un  pays  où  rintelHgence  des  affaires  pu- 
bliques peut  conduire  aux  premiers  emplois,  où  le  droit  de  discussion  et  de 
contrôle  est  un  de  ceux  que  chacun  prétend  faire  valoir,  et  trop  souvent  juS' 
qu'à  l'abus.  Elle  s'explique  pourtant  par  un  de  ces  préjugés  dont  il  faut  subir 
la  tyrannie.  On  croit  généralement  que  les  matières  dites  sérieuses  exigent 
une  trempe  particulière  d'esprit ,  un  effort  surnaturel  d'attention.  Sans  doute, 
pour  se  rendre  compte  du  mécanisme  des  sociétés  et  du  rôle  qu'on  y  joue 

TOME  XVII.  —  15   MARS   1839.  4Ô 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soi-même,  une  initiation  est  nécessaire;  mais  elle  n'est  pas  longue  et  fasti- 
dieuse, comme  on  paraît  le  craindre ,  et  par  les  faits  imprévus  qu'elle  met  en 
saillie,  par  les  observations  et  le  mouvement  d'idées  qu'elle  excite,  elle  a 
souvent  tout  l'attrait  d'une  découverte.  Un  service  réel  que  la  presse  aurait 
à  rendre,  serait  de  combattre  cet  éloignement  irréfléchi  pour  les  livres  po- 
sitifs, pour  les  travaux  ou  documens  capables  d'alimenter  solidement  les 
«reuses  discussions  dont  la  politique  est  le  sujet  banal.  De  notre  part,  un 
examen  suivi,  l'emprunt  des  faits  importans ,  et  même  des  critiques  sévères, 
toujours  préférables  au  silence  absolu,  ne  cesseront  pas  de  provoquer  l'atten- 
tion publique  en  faveur  des  écrivains  qui  se  préoccupent  noblement  des  in- 
térêts généraux. 

Les  livres  de  pure  théorie  ont  fait  défaut  en  ces  derniers  temps.  Nous  es- 
périons entretenir  nos  lecteurs  d'une  publication  qui  doit  faire  date  dans  la 
science,  le  Cours  d'Economie  politique  de  M.  Rossi.  Le  sentiment  légitime 
de  l'importance  qui  s'attache  à  cet  ouvrage,  le  désir  d'améliorer,  aussi  louable 
qu'il  est  rare,  retardent  de  jour  en  jour  la  mise  en  vente  du  premier  volume 
et  éloignent  indéfiniment  1«  volume  complémentaire.  Dans  ses  Recherches 
sur  les  principes  mathématiques  de  la  Théorie  des  Richesses,  M.  Augustin 
Cournot  (1)  a  tenté  l'application  de  l'algèbre  à  l'économie  sociale.  Say  et  d'au- 
tres maîtres,  qui  rêvaient  la  popularité  pour  leur  étude  favorite,  ont  con- 
damné formellement  cet  emploi  des  procédés  algébriques.  Il  leur  semblait 
qu'on  courait  chance  d'effaroucher  le  vulgaire ,  si  on  appelait  au  secours  de 
l'économie  politique  d'autres  jniissances  que  celles  du  sens  commun.  Mais 
cette  crainte  est  peu  réfléchie.  Le  meilleur  moyen  d'étendre  les  conquêtes 
d'une  science  n'est-il  pas  de  nuancer  son  langage  et  de  l'approprier  ainsi 
<iux  diverses  catégories  que  trace  l'éducation  dans  le  domaine  des  intelli- 
gences? L'emploi  des  signes  et  des  méthodes  mathématiques  devient  admis- 
sible toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  discuter  des  relations  entre  des  grandeurs. 
Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  les  personnes  familiarisées  avec  ces  signes  se 
privent  d'un  rigoureux  moyen  d'analyse.  Elles  doivent  se  persuader  seule- 
ment que  l'instrument  est  difficile  à  manier,  et  que  ses  moindres  écarts  sont 
dangereux.  Le  calcul  mathématique,  qui  ne  peut  saisir  que  des  abstractions, 
ne  doit  intervenir  dans  l'étude  des  intérêts  positifs  que  comme  confirmation 
suprême  de  la  logique  et  de  l'expérience. 

L'économie  politique  est  en  verve  de  prosélytisme.  A  côté  d'un  livre  qui 
s'adresse  aux  intelligences  fortifiées  par  les  plus  rudes  exercices,  elle  place 
de  simples  Elémens  (2),  exposés  dans  une  suite  de  dialogues  entre  un  insti- 
tuteur et  son  élève,  et  destinés  aux  écoles  normales  primaires!  l'Angleterre, 
dont  nous  subissons  les  usages  à  mesure  que  nous  avançons  dans  la  voie  de 
l'industrialisme,  ne  néglige  rien  pour  populariser  les  notions  économiques. 
Plusieurs  fois  déjà ,  la  science  sévère  de  Smith  y  a  été  traduite  en  romans  et 

(1)  i  vol.  in-8o,  chez  Hachette,  12,  rue  Pierre-Sarrazin. 

(2)  i  vol.  in-8o,  chez  Cherbuliez,  rue  de  Tournon,  17. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  70T  . 

ennouvelles.Laformedialoguée,  choisie  par  M^^^Iary-Meyiiieu,  communique 
également  à  son  abrégé  une  sorte  de  mouvement  dramatique.  Les  doctrines 
dont  elle  se  fait  l'interprète  sont  empruntées  sagement  aux  autorités  les  plus 
sûres,  et  la  controverse,  établie  entre  le  maître  et  l'élève,  les  fait  ressortir 
avec  vivacité.  L'intention  qui  a  destiné  un  pareil  ouvrage  aux  écoles  normales 
primaires  est  des  plus  louables.  L'auteur  s'est  dit  sans  doute  qu'il  serait 
heureux  que  chaque  instituteur  de  village  comprît  assez  bien  le  mécanisme 
des  sociétés  pour  dissiper,  dans  sa  petite  sphère ,  l'opposition  que  l'ignorance 
apporte  aux  progrès.  Pourquoi  donc,  à  la  lecture,  n'avons-nous  pu  nous  dé- 
fendre d'une  impression  triste?  C'est  que  nous  songions  à  l'effet  que  pour- 
rait produire,  dans  une  classe  d'adolescens ,  ces  douloureuses  vérités  que 
Malthus  n'a  formulées  que  pour  les  hommes  d'état;  c'est  qu'il  nous  semblait 
voir  toute  une  école  dépouiller  le  sourire ,  cette  fraîche  parure  de  la  jeu- 
nesse, à  certains  passages,  comme  ceux  qui  recommandent  à  la  classe  ou- 
vrière la  prudence  dans  le  mariage,  si  elle  ne  veut  pas  voir  venir  les  fléaux: 
mortels  pour  saisir  ses  enfans  et  les  dévorer. 

La  plupart  des  ouvrages  que  nous  avons  à  signaler  se  présentent  comme 
des  travaux  d'érudition.  M.  Blanqui  aîné  s'est  tracé  un  cadre  bien  vaste,  en 
essayant  une  Histoire  de  V Économie  politique ,  depuis  les  temps  anciens  jus- 
qu'à nos  jours  (1).  Il  nous  coûte  de  renouveler  les  critiques  justement  provo- 
quées par  un  livre  qui  manquait  à  la  science,  et  qui  peut  être  encore  utile, 
malgré  ses  imperfections.  Le  but  de  l'auteur,  avoué  dans  son  introduction, 
a  été  «  de  populariser  la  science  économique,  en  montrant  qu'on  en  trouve 
les  élémens  dans  l'histoire  des  peuples  aussi  bien  que  dans  les  écrits  des  éco- 
nomistes. »  Le  vague  d'un  pareil  plan  et  l'absence  de  méthode  ont  dû  engen- 
drer tous  les  défauts  qui  annulent  l'effort  d'un  mérite  réel.  Au^lieu  d'écrire 
l'histoire  d'une  science,  de  tracer  une  monographie ,  ]^L  Blanqui  s'est  perdu 
dans  le  champ  sans  bornes  de  l'histoire  générale  :  il  a  rappelé  toutes  les  révo- 
lutions sociales;  il  a  essayé  d'en  dire  les  causes  et  les  effets,  d'expliquer,  par 
la  théorie,  les  tatonnemens  aveugles  de  l'humanité.  Il  eût  été  beaucoup  plus 
instructif  en  se  renfermant  dans  le  programme  annoncé  par  le  titre,  en 
exposant  l'origine  et  la  fortune  des  doctrines  vraiment  scientifiques,  des 
réalisations  tentées  en  vertu  d'un  système;  soit  qu'il  eût  fait  connaître  chro- 
nologiquement les  diverses  écoles,  soit  qu'il  eût  étudié  séparément  les  grands 
problèmes  économiques  et  exposé  les  solutions  fournies  par  chaque  époque, 
ainsi  qu'il  l'a  fait,  pour  le  système  monétaire,  dans  l'un  des  chapitres  les. 
plus  heureux  de  l'ouvrage. 

Vouloir  expliquer  le  régime  intérieur  de  toutes  les  sociétés  anciennes  et 
modernes,  c'était  se  condamner  à  des  omissions  et  à  des  erreurs  sans  nombre. 
Les  érudits,  les  antiquaires,  qui  depuis  des  siècles  encombrent  les  bibliothè- 
ques de  dissertations  et  de  mémoires,  ne  sont  pas  en  mesure  de  répondre 
aux  questions  que  l'économiste  devrait  leur  adresser.  Les  races  les  plus  in- 

(1)  Chez  Guillaumin,  passage  des  Panoramas,  2  vol.  in-S". 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diîstrieuses  de  l'antiquité,  les  Égyptiens,  les  Phéniciens,  les  Carthaginois, ne 
nous  seront  jamais  connues  que  par  de  savantes  conjectures.  Les  traditions 
hébraïques  reflètent  pour  nous  un  merveilleux  dont  ne  s'accommode  pas  la 
science  des  intérêts  positifs.  Quant  aux  grandes  monarchies  de  l'ancienne 
Asie,  nous  sommes  dans  la  position  où  l'on  se  trouva,  lors  de  la  renaissance 
des  études,  à  l'égard  de  la  Grèce  et  de  Rome,  c'est-à-dire  qu'un  petit  nombre 
d'initiés  déchiffrent  des  textes  et  amassent  au  hasard  des  documens.  Ces  tra- 
vaux feront-ils  comprendre  la  loi  du  travail,  la  production  et  la  répartition 
des  richesses  dans  les  temps  les  plus  reculés,  chez  les  Perses,  les  Indiens, 
les  Chinois?  c'est  ce  qu'on  ne  peut  pas  même  prévoir  aujourd'hui.  Au  sur- 
plus, M.  Blanqui  a  gardé  sur  tous  ces  peuples  un  silence  absolu.  Pour  lui, 
toute  l'antiquité  réside  à  Athènes  et  à  Rome.  Un  érudit  français  du  xvii*" 
siècle,  Samuel  Petit,  a  compilé,  classé  et  éclairci  par  un  savant  commentaire 
les  textes  épars  des  lois  de  l'Attique.  De  nos  jours,  le  professeur  allemand 
Boeckh  a  publié  un  livre  fort  estimé  sur  l'économie  politique  des  Athéniens. 
C'est  ce  dernier  surtout  que  M.  Blanqui  a  mis  à  contribution  pour  ce  qui  re- 
garde la  Grèce.  Il  a  eu  le  tort  seulement  de  présenter,  comme  des  faits  abso- 
lus et  constans,  des  résultats  particuliers  et  essentiellement  variables.  Le 
déplacement  journalier  des  intérêts ,  qui  s'opère  sans  cesse  au  sein  des  na- 
tions, est,  de  même  que  la  circulation  du  sang  pour  les  corps  organisés,  une 
condition  d'existence.  Or,  si  la  loi  de  l'équilibre  se  modiQe  sans  cesse,  les 
traits  généraux  qui  caractérisent  une  époque  deviennent  mensongers  pour  les 
époques  qui  précèdent  et  pour  celles  qui  suivent.  Évidemment,  l'économie 
politique  résultant  des  lois  de  Solon ,  ne  régissait  plus  les  Athéniens  après 
la  guerre  du  Péloponèse.  Ce  manque  de  précision  est  beaucoup  plus  choquant 
encore  dans  les  chapitres  consacrés  au  monde  romain.  On  y  sent  à  chaque 
page  l'ignorance  des  sources  primitives  et  des  travaux  modernes  qui  les  ont 
fécondées.  Et  pourtant,  quelle  histoire  plus  riche,  plus  attrayante  pour  l'éco- 
nomiste, que  celle  de  ce  peuple  rapace  et  tracassier  chez  qui  la  richesse  assu- 
rait la  prépondérance  politique,  et  dont  presque  toutes  les  crises  intestines, 
au  moins  sous  la  république,  pourraient  se  ramener  à  des  débats  financiers? 
La  manière  dont  M.  Blanqui  pose  les  problèmes  témoigne  du  peu  d'efforts 
qu'il  a  faits  pour  les  résoudre.  «  Dans  quel  budget,  dit-il ,  puisait-on  les  res- 
sources nécessaires  pour  nourrir  et  pour  vêtir  ce  monde  si  différent  du 
nôtre?  Y  avait-il  des  pauvres?  Travaillait-on  par  entreprises,  en  atelier,  ou, 
comme  pendant  la  république,  autour  du  foyer  domestique?  Quel  était  le 
sort  du  cultivateur  et  de  l'ouvrier?  Comment  faisait-on  le  commerce?  L'éco- 
nomie politique  attend  la  solution  de  ces  graves  questions ,  dont  les  écrivains 
romains  ne  semblent  pas  avoir  soupçonné  l'importance.  »  Les  difficultés  en 
cette  matière  sont  très  réelles;  mais,  au  lieu  de  les  éluder  par  un  détour,  le 
devoir  de  l'historien  n'était-il  pas  de  les  attaquer  franchement ,  de  se  fortifier 
de  tous  les  travaux  antérieurs ,  de  recueillir  jusqu'aux  moindres  indices  et  de 
leur  faire  prendre  une  signification  en  les  coordonnant?  Par  exemple,  la 
connaissance  qu'on  a  du  système  financier  des  Romains  aurait  dû  mettre  sur 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  709 

la  voie  des  éclaircissemens  un  théoricien  habile  comme  M.  Blanqui.  On  voit, 
dans  l'origine,  la  république  suivre  instinctivement  une  pratique  odieuse 
dont  Aristote  pourtant  a  fait  l'éloge:  elle  exproprie  les  peuples  vaincus;  elle 
divise  une  partie  de  leur  territoire  en  petits  lots,  pour  les  distribuer  comme 
récompenses  militaires,  et  conserve  le  reste  comme  domaine  national  {arjer 
]mblicus).  Ce  domaine  est  affermé  aux  enchères,  et  le  prix  du  bail  devient  la 
principale  ressource  de  l'état.  Mais  il  faut  de  grands  capitaux  pour  exploiter 
de  grands  fonds  de  terre.  Les  patriciens  seuls  peuvent  se  mettre  sur  les  rangs. 
L'influence  que  leur  assure  la  constitution  du  pays  les  rend  juges  et  parties 
dans  leurs  propres  causes;  ils  s'adjugent  successivement  les  plus  beaux  fruits 
de  la  conquête,  et  chaque  famille  s'applique  traditionnellement  à  conserver 
les  avantages  du  contrat  primitif.  Rome ,  en  accumulant  les  matières  pré- 
cieuses arrachées  aux  vaincus ,  ne  s'aperçoit  pas  qu'elle  abaisse  démesurément 
chez  elle  la  valeur  du  numéraire.  Cette  circonstance  tourne  encore  au  profit 
des  détenteurs  de  biens  nationaux;  la  redevance  annuelle  qu'ils  acquittent 
devient  tellement  insignifiante,  qu'en  beaucoup  de  cas,  sans  doute,  ils  sont 
moins  des  fermiers  que  des  propriétaires.  C'est  d'ailleurs  en  cette  qualité 
qu'ils  agissent,  car  rien  ne  leur  coûte  pour  améliorer  le  fonds.  Les  guerres 
continuelles  entretiennent  aux  plus  vils  prix  les  instrumens  ordinaires  du 
travail,  les  esclaves;  le  maître  imagine  de  les  intéresser  à  la  prospérité  de 
l'exploitation  par  un  moyen  qui  devient  pour  lui-même  une  source  nouvelle  de 
profits.  Il  permet  aux  esclaves  de  se  priver  du  nécessaire,  de  vendre  ce  qu'ils 
retranchent  de  leur  ration  de  chaque  jour,  quelquefois  même  d'exercer  un 
petit  trafic,  afin  de  se  créer  un  pécule  et  de  le  placer  à  intérêt;  mais,  à  coup 
sûr,  le  placement  se  fait  entre  les  mains  du  patricien ,  qui,  déjà  propriétaire 
foncier  et  entrepreneur  d'industrie,  devient,  par  ce  dernier  fait,  banquier. 
Ainsi ,  les  trois  principaux  moyens  d'acquérir,  la  terre,  le  travail ,  l'argent, 
sont  à  la  disposition  de  l'aristocratie.  Les  grands  domaines,  vivifiés  par  un 
capital  surabondant,  tendent  forcément  à  s'accroître.  Chaque  jour  ils  englo- 
bent et  s'assimilent  quelque  modeste  patrimoine ,  et  il  arrive  une  époque  où 
le  territoire  romain  ,  complètement  envahi,  offre  moins  l'image  d'une  répu- 
blique que  d'une  fédération  de  petits  royaumes  où  chaque  chef  de  noble  fa- 
mille règne  en  maître  absolu. 

Si  M.  Blanqui  avait  suivi  dans  l'histoire  les  traces  de  ce  développement,  il 
n'eût  pas  élevé  des  doutes  sur  l'existence  des  pauvres  au  sein  de  la  société 
romaine.  La  classe  souffrante  s'y  forma  des  petits  propriétaires  dépossédés, 
des  travailleurs  libres  écrasés  par  la  concurrence  des  ateliers  serviles,  des 
débiteurs  dévorés  par  de  ruineux  intérêts;  en  un  mot,  de  presque  tous  les 
plébéiens.  Il  n'y  a  peut-être  d'exceptions  à  faire  que  pour  ceux  qui  s'élevaient  à 
la  fortune  par  la  bravoure  ou  l'intelligence,  et  se  classaient  alors  dans  l'ordre 
des  chevaliers ,  aristocratie  financière  qui  devait  peu  à  peu  se  substituer  à  la 
noblesse  de  race.  Remarquons  que,  dans  l'antiquité,  la  pauvreté,  cette  affreuse 
incertitude  du  lendemain  qui  torture  l'homme  dénué  de  ressources,  n'exis- 
tait pas  pour  la  portion  la  plus  dégradée  de  la  société.  L'esclave ,  ne  possédant 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  par  tolérance ,  ne  s'appartenant  pas  à  lui-même,  ne  pouvait  pas  être  litté- 
ralement pauvre;  il  devait,  au  contraire,  se  ressentir  quelque  peu  de  l'opu- 
lence du  seigneur.  Ceux  que  la  misère  conduisait  au  désespoir  étaient  donc  des 
hommes  libres,  des  privilégiés  dans  l'ordre  politique.  Ainsi  se  trouva  natu- 
rellement organisé  un  parti  formidable  par  le  nombre ,  par  les  habitudes 
énergiques  contractées  dans  les  camps ,  par  le  sentiment  profond  de  son 
droit,  par  la  persévérance  et  l'unanimité  de  ses  vœux.  Retour  sur  les  conces- 
sions des  terres  conquises,  nouveau  partage  du  domaine  national,  tel  fut 
son  mot  de  ralliement  pendant  des  siècles.  La  lutte ,  long-temps  resserrée 
dans  l'enceinte  du  Forum,  s'engagea  enfin  dans  des  champs  plus  vastes.  La 
démocratie  triompha ,  comme  on  sait ,  et  demeura  maîtresse  des  champs  pu- 
blics  par  la  proscription  de  ceux  qui  les  avaient  détenus  injustement.  Elle  se 
hâta  de  les  aliéner,  non  pas  pour  arriver,  suivant  son  programme,  à  une 
équitable  répartition  ,  mais  pour  récompenser  les  siens  et  planter  dans  le  sol 
sa  victoire. 

Cette  révolution,  couronnée  par  l'établissement  de  l'empire,  est  très  im- 
portante pour  l'économiste ,  parce  qu'elle  renouvelle  le  système  financier,  et 
qu'en  morcelant  la  propriété ,  elle  modifie  le  genre  d'exploitation.  Pendant 
la  république ,  le  propriétaire  enrégimentait  ordinairement  ses  esclaves  par 
ateliers  ou  brigades,  dont  les  chefs  étaient  esclaves  eux-mêmes.  Cette  mé- 
thode dut  être  celle  de  tous  les  Romains  fidèles  aux  anciennes  traditions , 
qui  honoraient,  comme  des  vertus  conservatrices,  la  culture  du  champ  pa- 
ternel et  la  vigilance  dans  l'administration  domestique.  Mais,  pour  les  des- 
cendans  abâtardis  du  patriciat ,  il  n'y  eut  plus  qu'une  occupation ,  assez  fati- 
gante ,  il  faut  en  convenir ,  celle  de  dépenser,  dans  toutes  les  recherches  du 
luxe,  leurs  immenses  revenus.  De  là  vint  l'usage  d'affermer  les  terres  à  des 
colons  libres  de  naissance,  qui  dirigeaient  la  culture  selon  leurs  lumières  et 
à  leurs  risques  et  périls.  Les  baux  étaient  de  cinq  ans ,  et  s'acquittaient  ordi- 
nairement en  numéraire.  Le  prix  variait  selon  que  la  terre  était  nue  ou  meu- 
blée ,  c'est-à-dire  garnie  d'esclaves.  Mais ,  vers  l'époque  impériale ,  le  revenu 
des  terres  devait  être  fort  incertain ,  et  par  conséquent  la  spéculation  du  fer- 
mier très  chanceuse.  En  effet ,  sur  quelle  base  établir  le  taux  des  fermages , 
dans  un  monde  où  toutes  les  notions  d'économie  administrative  sont  confu- 
ses, où  des  distributions  gratuites  de  comestibles  font  concurrence  aux  pro- 
ducteurs, où  des  réquisitions  de  denrées  frappées  sur  les  peuples  vaincus, 
des  impôts  capricieux,  des  monopoles  sans  nombre  jettent  le  trouble  dans 
les  marchés;  où  des  trésors  inappréciables,  comme  celui  qu'Auguste  apporta 
d'Alexandrie ,  sont  livrés  à  la  circulation ,  et  changent ,  par  une  brusque  se- 
cousse ,  toutes  les  relations  de  valeurs?  Quelques  passages  des  lois  romaines, 
relatifs  aux  contestations  fréquentes  entre  les  maîtres  et  les  tenanciers,  sur- 
tout les  doléance-s  de  Columelle  et  de  Pline-le- Jeune ,  nous  révèlent  les  em- 
barras du  propriétaire  sous  l'empire.  Un  temps  vint  donc  où  il  fut  très  diffi- 
cile de  confier  la  régie  de  ses  biens  à  des  fermiers  libres  et  responsables;  et 
c'est  pour  les  remplacer  qu'on  adopta,  du  il*"  au  iv*"  siècle  de  notre  ère,  une 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  711 

autre  méthode  d'exploitation,  qui  portait  en  germe  une  révolution  tout  en- 
tière L'esclave  rustique ,  celui  du  moins  que  le  maître  jugea  digne  de  sa 
confiance ,  devint  serf,  ou  pour  parler  plus  exactement,  colon  servile.  Pour 
l'intéresser  à  la  prospérité  de  la  terre ,  on  lui  permit  de  se  marier,  de  possé- 
der ses  enfans,  de  disposer  librement  de  toutes  ses  acquisitions,  à  la  seule 
charge  d'une  redevance  annuelle,  stipulée  quelquefois  en  argent,  mais  le 
plus  ordinairement  en  nature.  L'affranchissement  eût  été  complet,  et  le  tra- 
vailleur se  fût  insensiblement  substitué  au  maître ,  s'il  n'eût  pas  été  immobi- 
lisé; si  l'esclave,  avec  toute  sa  descendance,  n'eût  pas  été  attaclié  à  la  glèbe, 
de  telle  sorte  qu'il  appartînt  moins  au  seigneur  qu'au  sol.  Ainsi ,  on  empêcha 
qu'un  propriétaire,  désespérant  de  faire  valoir  avec  avantage ,  vendît  ses  es- 
claves, et  laissât  ses  champs  sans  culture  ,  au  risque  d'affamer  une  province. 
La  terre,  toujours  garnie  de  travailleurs,  fut  forcément  fertilisée;  mais,  en 
défendant  au  maître  de  diviser  ou  de  transplanter  les  familles  serviles  selon 
les  besoins  de  la  culture ,  on  tomba  dans  un  autre  inconvénient  :  il  dut  arriver 
souvent  qu'un  domaine  fût  surchargé  de  travailleurs,  tandis  qu'il  y  avait  di- 
sette de  bras  sur  un  autre  point. 

On  a  dit  que  cette  révolution  s'était  faite  au  proiit  du  fisc,  et  pour  empê- 
cher qu'un  propriétaire  n'éludât  l'impôt,  en  vendant  ou  en  dispersant  ses 
esclaves  rustiques  à  l'époque  du  recensement.  11  est  plus  probable  qu'on  obéit 
instinctivement  à  l'urgence  de  reclasser  les  élémens  sociaux  qui  depuis  deux 
siècles  étaient  dans  une  déplorable  confusion.  On  n'avait  pas  idée  alors  de 
cet  équilibre  des  sociétés  modernes ,  entretenu  par  le  développement  naturel 
de  toutes  les  activités.  Ce  fut  plutôt  par  un  retour  vers  les  théories  antiques 
qu'on  imagina  de  hiérarchiser  cette  fusion  de  cent  peuples  qui  composait  le 
monde  romain,  et  de  parquer  chaque  groupe  entre  des  limites  infranchissa- 
bles. Ainsi,  findustrie  subit,  en  même  temps  que  l'agriculture,  une  réorga- 
nisation analogue.  De  tout  temps ,  il  y  avait  eu  à  Rome  des  corporations  d'ou- 
vriers libres;  mais  elles  n'avaient  pas  pris  sans  doute  un  grand  accroissement , 
écrasées  qu'elles  étaient  par  la  concurrence  des  ateliers  serviles  établis  dans 
les  grands  domaines  et  par  le  trafic  de  ceux  qu'on  appelait  aubains  ou  étran- 
gers, non  pas  qu'ils  fussent  tous  d'origine  étrangère ,  mais  parce  que,  tenant 
le  milieu  entre  le  citoyen  et  l'esclave,  ils  n'avaient  pas  dans  la  cité  leur  domi- 
cile politique.  Vers  le  déclin  de  l'empire,  les  propriétaires,  réduits  à  l'éco- 
nomie, remarquèrent  sans  doute  qu'une  pièce  d'étoffe  achetée  dans  une  bou- 
tique leur  coûtait  moins  cher  que  s'ils  l'avaient  fait  fabriquer  par  leurs 
esclaves.  Ainsi,  l'abandon  de  l'industrie  domestique,  les  affranchissemens 
multipliés,  et  surtout  le  régime  de  l'égalité ,  amené  par  l'extension  continuelle 
des  droits  civiques,  livrèrent  à  ses  propres  ressources  une  tourbe  innombrable, 
qu'il  fallut  bien  enrégimenter,  et  qu'on  attacha  à  l'atelier,  comme  le  cultiva- 
teur à  la  terre. 

Les  corporations  sont  donc  réorganisées  sur  de  nouvelles  bases.  Chaque 
ville  ordonne  celles  qui  lui  sont  nécessaires  pour  assurer  les  services  publics. 
Une  grande  exploitation,  celle  d'une  mine,  par  exemple,  donne  aussi  lieu  à 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  formation  d'une  communauté,  et  comme  aucune  industrie  ne  peut  se  suf- 
fire à  elle-même,  des  communautés  accessoires  viennent  se  grouper  autour 
d'elle  et  deviennent  le  noyau  d'une  nouvelle  bourgade.  Partout  la  hiérarchie 
des  collèges  est  strictement  déterminée,  de  telle  sorte  que  le  passage  de  l'un 
à  l'autre  peut  être  prescrit  par  la  loi  conmie  une  récompense  ou  une  puni- 
tion. A  l'origine  de  chaque  corporation ,  un  fonds  social  est  constitué,  soit 
par  la  munificence  du  gouvernement  impérial  ou  de  l'autorité  locale,  soit  par 
l'apport  des  incorporés;  mais  l'association  s'ouvre  également  pour  celui  qui 
ne  possède  que  son  industrie.  Ainsi  se  combine  un  vaste  système  de  com- 
mandites si  bien  échelonnées,  que  tout  homme  ingénu  peut  se  choisir  une 
place  en  quelqu'une  d'elles,  y  devenir  actionnaire,  n'eût-il  pour  fortune  que 
la  possession  de  sa  personne,  et  quelque  mince  que  soit  cette  valeur.  Du 
point  de  vue  où  nous  place  aujourd'hui  la  concurrence,  une  pareille  organi- 
sation nous  apparaît  d'abord  comme  une  utopie.  Mais  la  belle  médaille  an- 
tique a  un  triste  revers.  Le  collégiat  pouvait  acquérir  et  jouir,  mais  il  ne 
possédait  pas.  La  richesse ,  le  prix  de  ses  sueurs ,  n'était  qu'un  usufruit  qu'il 
devait  abandonner,  s'il  lui  prenait  fantaisie  de  changer  de  profession.  Un 
boulanger  ne  pouvait  constituer  une  dot  à  sa  fille  qu'à  la  condition  de  la 
marier  à  un  boulanger.  Il  ne  pouvait  ni  vendre ,  ni  donner,  ni  léguer,  si  ce 
n'est  en  faveur  d'une  personne  agrégée  à  son  collège  et  apte  à  continuer  son 
service.  La  part  disponible  de  chacun  n'était  qu'un  pécule,  comme  celui  de 
l'esclave,  plus  ou  moins  abondant ,  selon  l'activité  personnelle  ou  la  première 
mise  de  fonds.  En  un  mot,  l'industrie  n'appartenait  pas  à  l'industriel;  c'était 
l'industriel,  au  contraire,  qui  appartenait  à  Tindustrie,  le  drapier  à  la  fabri- 
que ,  le  forgeron  à  la  forge. 

Dans  une  société  de  ce  genre,  comment  se  répartissait  le  travail?  com- 
ment écoulait-on  les  produits.^  Il  est  probable  que  tout  se  réglait  par  l'entre- 
mise d'une  corporation  particulière,  qui,  dans  chaque  localité,  s'adjoignait 
aux  autres,  celles  des  vendeurs  {negotiaiores).  A  cette  classe  n'étaient  pas 
agrégés  les  propriétaires,  les  capitalistes  puissans  ,  qui  se  livraient  acciden- 
tellement à  de  grandes  spéculations  ;  elle  se  composait  seulement  des  petits 
marchands  et  colporteurs  qui  tenaient  en  boutique  des  assortimens  de  mar- 
chandises et  approvisionnaient  les  foires  et  les  marchés.  Des  charges  acca- 
blantes épuisaient  cette  corporation.  Indépendamment  des  droits  de  vente  et 
de  péage  qui  l'atteignaient  particulièrement ,  elle  devait  payer  la  collation 
atirairc,  ainsi  nommée  parce  qu'elle  se  comptait  en  or,  impôt  très  lourd ,  qui 
engageait  solidairement  tous  les  membres ,  et  dont  le  montant  était  hypo- 
théqué sur  les  immeubles  de  la  communauté.  On  peut  conjecturer  encore 
que  l'échange  des  produits  spéciaux  s'opérait  d'une  ville  à  l'autre  par  les 
marchands  étrangers ,  c'est-à-dire  par  ceux  qui ,  n'étant  pas  soumis  à  la  ré- 
sidence en  vertu  de  certains  privilèges  locaux,  se  transportaient  partout  où 
les  appelait  l'espoir  d'un  bénéfice,  au  grand  préjudice  des  commercans  imma- 
triculés. Tels  furent,  à  Rome,  les  Grecs ,  surnommés  pantapoles  à  cause  de 
l'universalité  de  leur  commerce,  et,  en  Gaule,  les  Syriens  et  les  Frisons. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  713 

D'après  ce  qui  vient  d'être  dit ,  on  se  fera  du  moins  une  vague  idée  de  la 
constitution  de  l'agriculture  ,  de  l'industrie  et  du  commerce  dans  l'Occident 
à  l'époque  qui  précéda  le  débordement  des  races  germaines.  Le  peu  qu'on 
sait  en  cette  matière  a  été  fourni  par  les  laborieux  investigateurs  du  droit 
romain.  Combien  ne  doit-on  pas  regretter  qu'un  texte  si  intéressant  n'ait  pas 
trouvé  dans  l'historien  de  l'économie  politique,  un  interprète  plus  patient  et 
plus  érudit.^ 

Des  recherches  sérieuses  sur  l'administration  impériale  eussent  éclairé  les 
jours  nébuleux  du  moyen-âge;  car  on  sait  que  les  pays  dépendans  de  l'empire 
conservèrent,  même  après  l'invasion,  la  plupart  des  usages  qui  résultaient 
de  la  législation  romaine.  Quelle  est,  en  effet ,  la  force  qui  pousse  les  peuples 
barbares  vers  les  régions  civilisées?  C'est  une  rapacité  instinctive ,  un  farou- 
che besoin  de  jouissances.  Si  les  conquérans  respectèrent  quelque  chose,  ce 
fut  assurément  le  mécanisme  financier  imaginé  par  les  empereurs.  Soit  par 
politique,  soit  par  l'intercession  du  clergé,  ils  allégèrent  un  instant  les 
charges  qui  accablaient  le  bas  peuple  ;  Salvien  le  dit  positivement.  Mais  ils  se 
gardèrent  bien  de  tarir  toutes  les  sources  du  revenu  en  désorganisant  les  ser- 
vices publics ,  et  particulièrement  les  corporations  industrielles.  Le  goût  du 
faste  et  de  l'éclat  extérieur,  très  prononcé  chez  les  conquérans  barbares , 
comme  chez  tous  les  parvenus ,  mit  en  grande  vogue  les  étoffes  précieuses  et 
les  marchandises  importées  d'Orient.  De  là  un  commerce  qui  ne  fut  pas  sans 
importance  sous  les  deux  premières  dynasties.  Nous  ne  trouvons  pas  mention 
de  ce  fait  dans  le  livre  de  M.  Blanqui ,  mais,  à  la  place,  une  insignifiante 
paraphrase  des  instructions  données  par  Charlemagne  aux  régisseurs  de  ses 
domaines.  L'appréciation  des  grands  mouvemens  historiques ,  comme  les 
croisades,  l'affranchissement  des  communes,  la  réforme ,  laisse  également 
beaucoup  à  désirer.  Elle  reproduit,  connue  des  résultats  avoués  par  l'écono- 
mie politique,  les  conclusions  traditionnelles  des  résumés  historiques.  En  un 
mot,  l'évidente  prétention  de  dessiner  à  larges  traits,  dans  un  cadre  où  la 
plus  rigoureuse  exactitude  eût  été  nécessaire ,  a  trop  souvent  égaré  l'auteur. 
Pour  trouver  l'occasion  de  le  louer,  nous  courons  aux  pages  jqui  éclaircissent 
des  points  de  doctrine  économique,  et  que  M.  Blanqui  a  pu  aborder  avec 
l'autorité  que  lui  donne  une  parfaite  intelligence  des  principes.  Nous  avons 
cité  déjà  le  chapitre  qui  explique  les  variations  des  valeurs  monétaires;  ceux 
qui  sont  consacrés  à  la  réorganisation  des  corps  de  métiers  sous  le  règne  de 
saint  Louis ,  aux  villes  anséatiques ,  à  la  fondation  et  au  mécanisme  des  ban- 
ques, sont  également  dignes  de  remarque. 

Arrivé  à  l'époque  où  l'on  peut  saisir  pour  la  première  fois  un  ensemble 
de  vues  administratives,  un  système  économique  tout  d'une  pièce,  M.  Blan- 
qui change  de  méthode  et  commence,  pour  ainsi  dire,  un  nouveau  livre.  A 
des  aperçus  qui  embrassaient  vaguement  l'histoire  générale ,  succède  une 
chronologie  des  écoles  qui  ont  fait  date  dans  la  science.  On  est  ainsi  conduit 
du  régime  patriarcal  de  Sully,  le  vénérable  patron  de  l'agriculture,  jus- 
qu'aux utopies  saint-simoniennes ,  en  passant  par  le  colberlisme  qui  fait  con- 


71'/ï.  REVUE  DES  B-SHX  MONDES. 

slster'la  richesse  dans  l'abondance  dn  m'.niéraire;  par  le  système  de  Quesnay 
et  de  Turgot,  pour  qui  les  seuls  travaux  prcil tables  sont  ceux  qui  tendent  à 
fertiliser  lesoî;  enfin  par  l'école  ind'j^lr'dle  d'Adam  Smith,  que  Say  a  géné- 
reusement élargie.  Après  avoir  épuisé  la  série  des  systèmes  qui  tendent, 
par  des  routes  diverses,  au  même  point,  l'accrcissement  de  la  richesse  des 
nations,  on  ne  paat  lire,  sans  un  sentiment  bien  pénible,  les  conclusions  de 
l'historien.  «  La  question,  dit  M.  Blanqui  (1),  en  est  venue  au  point  qu'on  se 
demande  s'il  faut  s'applaudir  ou  s'inquiéter  des  progrès  d'une  richesse  qui 
traîne  à  sa  suite  tant  de  misères,  et  qui  multiplie  les  hôpitaux  et  les  prisons 
autant  que  les  palais.  Il  ne  s'agit  plus  exclusivement,  comme  du  temps  de 
Smith  ,  d'accélérer  la  production  ;  il  la  faut  désormais  gouverner  et  contenir 
en  de  sages  limites  :  il  n'est  plus  question  de  richesse  absolue  ,  mais  de 
richesse  relative.  L'humanité  commande  qu'on  cesse  de  sacrifier  aux  progrès 
de  l'opulence  publique  des  masses  d'hommes  qui  n'en  profiteront  point. 
Nous  ne  consentirons  plus  à  donner  le  nom  de  richesse  qu'à  la  somme  du 
produit  national,  équitableraent  distribué  entre  tous  les  producteurs.  Telle 
est  l'économie  politique  française  à  laquelle  nous  faisons  profession  d'appar- 
tenir, et  celle-là  fera  le  tour  du  monde.  »  Voiià  donc  le  dernier  mot  de 
l'économie  pc'itique  :  elle  avoue  son  impuissance  devant  la  grande  difficulté 
qui  tient  sans  cesse  en  éveil  le  moraliste  et  l'homme  d'état.  Jusqu'à  ce  qu'elle 
ait  fourni  une  solution  satisfaisante ,  elle  méritera  à  peine  le  nom  de  science; 
mais,  ne  fùt-elle  qu'un  instrument  d'observation,  une  méthode  d'analyse  à 
l'usage  de  ceux  qui  veulent  se  rendre  compte  des  phénomènes  accomplis, 
elle  serait  encore  digme  de  la  considération  qu'on  lui  accorde ,  et  toujours 
les  personnes  qui  se  livreront  à  son  étude  y  trouveront  profit  et  plaisir.  Le 
livre  de  M.  Blanqui  peut  servir  à  une  première  initiation  :  qualités  et  défauts, 
il  réunit  tout  ce  qu'exige  cette  classe  trop  nombreuse  de  lecteurs  qui  pré- 
fèrent à  une  sévère  exposition  des  faits  la  recherche  du  coloris  et  la  coquet- 
terie du  style. 

Presque  tous  les  reproches  que  nous  avons  faits  à  M.  Blanqui  s'adressent 
à  M.  Henri  Puchelot,  auteur  d'une  Esquisse  de  l'industrie  et  du  coimv.crce 
ds  l'antiquité  (2).  Même  penchant  à  généraliser  les  faits,  même  indécision 
dans  le  regard  jeté  sur  le  passé.  Personne  ne  met  à  plus  haut  prix  que  nous- 
mêmes  l'élégance  du  langage  ;  ce  mérite  n'est  pourtant  que  secondaire  dans 
u!i  sujet  qui  tire  son  intérêt  et  son  utilité  de  la  précision  des  détails.  Tout 
livre  qui  a  pour  but  de  faire  revivre  l'antiquité  devrait  être  appuyé  d'indi- 
cations qui  missent  sur  la  voie  des  sources  :  le  comble  de  l'art  serait  de  faire 
preuve  de  chaque  fait  en  l'énonçant,  c'est-à-dire  par  une  habile  inlercalla- 
tion  des  textes  anciens.  Quatre  pages  pour  Flnde,  trois  seulement  pour  la 
Chine  ou  l'Arabie!  n'aimerait-on  pas  aaîaeî  5e  silence  absolu  de  M.  Blanqui? 
Pour  les  régions  mieux  connues ,  dont  la  réunion  a  fermé  le  monde  romain , 


(1)  Tom.  lî ,  pag.  <4S. 

(2)  1  vol.  in-bo,  chez  Firmin  Didot. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  iJfîïS 

l'auteur  s'appJique  moins  à  dévoiler  le  rôle  politique  du  commerce  dans  les 
plus  importantes  cités  que  son  mouvement  extérieur  ;  il  se  préoccupe  beau- 
coup moins  du  sort  des  classes  laborieuses  que  de  l'énumération  des  marchés, 
des  routes  commerciales ,  des  principales  denrées  et  objets  d'échange.  Quel- 
ques recherches  sur  les  procédés  de  l'industrie  ancienne ,  sur  les  ressources 
et  les  résultats  de  la  fabrication ,  auraient  eu  du  moins  le  piquant  de  la  nou- 
veauté, et  eussent  été,  pour  le  livre  de  M.  Richelot,  un  excellent  titre  de 
recommandation;  mais  l'auteur  s'est  proposé,  non  pas  de  faire  des  décou- 
vertes dans  le  champ  ingrat  de  l'érudition ,  mais  de  grouper  dans  un  résumé 
brillant  les  faits  déjà  connus.  Le  talent  d'expression  qu'on  remarque  en  cer- 
tains passages  aurait  pu  être  employé  plus  utilement;  une  esquisse  aussi 
légère  que  celle-ci ,  nous  paraît  sans  attraits  pour  ceux  qui  peuvent  se  sou- 
venir, et  sans  profit  pour  ceux  qui  ignorent. 

Les  Recherches  sur  le  droit  de  Propriété  chez  les  Romains ,  par  M.  Charles 
Giraud,  professeur  à  la  faculté  d'Aix  (I),  sont  d'un  égal  intérêt  pour  la 
science  économique  et  pour  la  jurisprudence.  La  somme  des  acquisitions 
que  l'homme  a  réalisée  dans  une  société  étant  la  mesure  du  bien-être  et  de 
la  prépondérance  qu'il  y  peut  espérer,  le  désir  de  s'approprier  un  gage 
d'avenir  ne  tarde  pas  à  s'emparer  de  chacun  et  à  le  dominer  avec  la  force  et 
la  persistance  d'un  instinct  naturel.  Ce  mobile,  loin  d'être  malfaisant  par 
lui-même,  est  un  ressort  indispensable  pour  le  succès  de  l'association;  et 
tant  qu'il  agit  équitablement,  c'est-à-dire  tant  que  chacun  entrevoit,  au  terme 
d'une  carrière  plus  ou  moins  rude ,  la  sécurité  pour  prix  de  ses  efforts ,  le 
concert  des  volontés  détermine  une  période  florissante.  C'est  seulement 
quand  les  chances  deviennent  trop  inégales  que  le  malaise  commence  et 
s'aggrave ,  si  l'on  n'y  porte  remède ,  jusqu'au  jour  de  la  désorganisation  com- 
plète. Dès  qu'on  connaît  les  lois  qui  ont  régi  chez  un  peuple  le  droit  de 
propriété ,  son  histoire  se  laisse  pénétrer  bien  facilement  :  on  a  le  mot  de  tous 
les  grands  problèmes.  Le  livre  de  M.  Giraud  sera  donc  un  des  plus  utiles 
pour  l'étude  de  l'histoire  romaine.  Ce  n'est  pas  que  ses  conclusions  soient 
toujours  d'une  évidence  victorieuse  :  elles  contrarient  plus  d'une  fois  les 
idées  admises  et  ne  s'établiront  pas  sans  combat  dans  le  domaine  de  la 
science;  mais  il  faut  savoir  gré  à  l'auteur  de  l'effort  d'érudition  qu'il  a  dû 
faire  pour  réunir  jusqu'aux  moindres  élémens  de  la  controverse.  Grâce  à  lui, 
le  procès  est  si  minutieusement  instruit,  qu'une  décision  éclairée  ne  saurait 
plus  se  faire  attendre. 

Après  une  savante  introduction  sur  l'origine  et  les  caractères  de  la  pro- 
priété chez  les  peuples  primitifs ,  M.  Giraud  borne  ses  vues  à  l'horizon  romain, 
rsuma  institua,  comme  on  sait,  la  propriété  territoriale,  en  répartissant  entre 
les  citoyens  les  conquêtes  de  Piomulus,  et  en  consacrant  ce  pacte  fondamen- 
tal par  des  cérémonies  religieuses.  Mais  quelles  furent  les  conditions  du  par- 
tage.? Deux  systèmes  à  ce  sujet  se  sont  produits  sous  l'autorité  de  deux 

(1)  Chez  Videcoq,  libraire,  place  de  l'Odcon,  et  chez  Labitte,  quai  Malaquais. 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grands  noms,  Montesquieu  etNiebulir.  Suivant  le  premier,  Numa  et  ses  suc- 
cesseurs, à  son  exemple,  auraient  distribué  le  territoire  en  lots  parfaitement 
égaux,  et  n'auraient  établi  aucune  distinction  entre  les  citoyens.  Ce  fut,  a 
dit  le  grand  publieiste  français,  le  partage  égal  des  terres  qui  rendit  Rome 
capable  de  sortir  d'abord  de  son  abaissement,  et  dans  la  suite,  toutes  les  agi- 
tations intérieures  eurent  pour  but  le  rétablissement  de  l'égalité  primitive. 
Niebuhr,  au  contraire,  empruntant  à  Vico  une  conception  systématique 
qu'aucun  texte  formel  ne  justifie,  a  soutenu  que  la  qualité  de  propriétaire 
devint,  par  le  contrat  primitif,  un  des  privilèges  du  patriciat,  et  que  la  caste 
plébéienne  fut  déclarée  incapable  de  posséder  aucune  partie  du  territoire. 
C'est  en  prenant  le  milieu  entre  ces  deux  opinions  qu'on  se  place  avec 
M.  Giraud  dans  les  limites  de  la  vérité.  Une  discussion  lumineuse  établit 
que  l'égalité  parfaite  des  biens  chez  les  anciens  Romains  n'est  qu'une  chimère  : 
l'exclusion  absolue  de  la  classe  la  plus  puissante  par  le  nombre  n'est  pas  suf- 
fisamment confirmée  et  choque  d'ailleurs  la  vraisemblance.  Tous  les  citoyens 
ont  été  admis  au  partage ,  mais  non  pas  également.  Aucune  disposition  écrite 
dans  les  lois  n'enlevait  aux  plébéiens  l'espoir  de  s'établir  sur  le  sol,  et  si  le 
patriciat  envahit  complètement  la  fortune  publique ,  c'est  en  raison  de  la 
prépondérance  que  lui  assurait  la  constitution.  M.  Giraud  rappelle  qu'entre 
la  propriété  particulière  {ager  privatus)  et  le  domaine  national  {acjer  publi- 
cus  )  il  existait  une  distinction  dont  les  historiens  et  les  interprètes  du  droit 
romain  ont  trop  souvent  méconnu  l'importance.  Le  champ  réservé  pour  les 
besoins  de  l'état  ne  pouvait  être  aliéné  que  par  le  concours  des  pouvoirs  de 
l'état  et  suivant  des  formes  légales,  soit  par  ventes  publiques ,  dans  les  crises 
financières ,  soit  par  distributions  gratuites  quand  il  fallait  récompenser  des 
services  ou  calmer  l'effervescence  du  peuple.  Dans  les  circonstances  ordi- 
naires, on  le  mettait  partiellement  en  régie  :  quelquefois  le  bail  était  de  cinq 
ans;  le  plus  souvent  il  était  perpétuel  et  se  transmettait  à  titre  héréditaire. 
jNous  avons  eu  occasion  d'expliquer  plus  haut  comment  les  patriciens,  abu- 
sant de  leur  autorité  politique  et  de  leur  influence  comme  capitalistes ,  surent 
se  faire  adjuger  à  vil  prix  des  parties  de  ce  domaine  public,  ou  obtenir  des 
baux  avantageux.  Quelques  érudits ,  préférant  le  témoignage  formel  d'Appien 
aux  indications  un  peu  vagues  des  auteurs  latins,  ont  pensé  que  toutes  les 
lois  agraires  successivement  proposées  n'ont  jamais  eu  rapport  qu'à  ces 
biens  domaniaux.  M.  Giraud,  d'accord  cette  fois  avec  Niebuhr,  soutient  très 
vivement  cette  opinion.  La  propriété  privée,  dit-il,  demeura  toujours  à  la 
disposition  illimitée  des  individus  :  jamais  on  ne  songea  à  y  porter  atteinte 
légalement,  et  elle  ne  cessa  d'être  respectée  que  dans  les  jours  de  proscrip- 
tion. La  loi  rendue  en  l'an  388  de  Rome ,  à  l'instigation  de  Licinius  Stolo ,  loi 
qui  défendait  qu'un  citoyen  possédât  à  l'avenir  plus  de  cinq  cents  jugères  (1), 
doit  s'entendre  des  terres  affermées  à  perpétuité  et  non  pas  des  acquisitions 
particulières.  Les  deux  Gracchus,  et  les  tribuns  qui  les  imitèrent,  n'eussent 

[\)  Un  peu  plus  de  126  hectares. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  717 

été  que  de  pauvres  hommes  d'état,  s'ils  avaient  réclamé  un  équilibre  parfait 
de  fortune,  qui  ne  se  fût  pas  maintenu  une  année.  Toute  leur  ambition  fut  de 
mettre  un  terme  à  une  usurpation  scandaleuse,  qui  épuisait  la  république  au 
profit  de  quelques  individus. 

A  ne  juger  que  d'après  les  règles  de  la  vraisemblance,  cette  nouvelle  in» 
terprétation  doit  prévaloir.  Cependant ,  pour  la  faire  admettre  par  les  érudjts 
attachés  à  la  lettre  des  textes,  il  faut  démontrer  que  les  auteurs  latins  ont 
employé  le  seul  mot  ager  pour  signifier  le  champ  commun,  comme  on  dirait 
chez  nous  le  domaine;  il  faut  établir  encore  que,  dans  la  langue  du  droit,  les 
mots  possidere  et  possessio  se  rapportaient  seulement  à  la  possession  extra- 
légale des  terres  conquises.  C'est  ce  que  M.  Giraud  a  entrepris  (1).  De  là, 
des  recherches  fort  curieuses  sur  la  double  jurisprudence  qui  dut  s'établir  à 
Rome  pendant  la  république,  l'une  appropriée  aux  droits  légitimement  acquis, 
et  formulée  d'après  les  principes  éternels  de  la  justice;  l'autre ,  exceptionnelle 
et  de  pure  tolérance,  sorte  de  droit  coutumier  appliqué  seulement  à  cette 
possession  qui  n'était  qu'un  usufruit.  L'auteur  fait  remarquer  enfin  que  cette 
irrégularité  même  devint  en  des  mains  habiles  un  ressort  politique.  Entre 
les  riches  possesseurs  et  la  plèbe  affamée ,  le  sénat  mit  tous  ses  soins  à  éviter 
une  solution.  D'une  part,  la  promesse  toujours  renouvelée,  toujours  éludée, 
d'une  plus  juste  distribution  de  VcKjer,  suffisait  pour  maintenir  la  démocratie 
en  lui  laissant  entrevoir  la  chance  d'un  avenir  meilleur.  D'un  autre  côté ,  en 
rappelant  sans  cesse  aux  détenteurs  des  biens  publics  qu'ils  n'avaient  pas  de 
titres  légaux,  en  laissant  gronder  l'orage  sur  leurs  têtes,  on  leur  faisait  sentir 
le  besoin  de  se  rallier  autour  du  Capitole  et  de  résister  à  l'esprit  révolution- 
naire, qui  devait  détruire  la  république  en  détruisant  un  abus  aussi  vieux  que 
la  république  elle-même.  —  «  Ces  coiubinaisons  étaient  sages,  dit  M.  Giraud, 
et  pour  nous  qui  voyons  les  effets  salutaires  de  l'institution  du  crédit  public 
dans  les  états  modernes,  elles  sont  assez  vraisemblables.  »  —  Le  courage  et 
l'adresse  peuvent  retarder  un  désastre;  mais  le  temps  triomphe  toujours,  et 
d'un  édifice  chancelant  fait  des  ruines.  La  guerre  civile,  qui  aboutit  à  l'éta-^ 
blissement  impérial,  effaça  toutes  les  nuances  dans  la  condition  des  terres  » 
et  institua  la  propriété  sur  des  bases  nouvelles. 

Les  recherches  érudites  qui  appuient  ces  considérations  d'un  ordre  élevé , 
ont  par  elles-mêmes  du  piquant  et  de  la  nouveauté.  Par  exemple,  M.  Giraud 
rapporte  un  édit  de  Dioclétien,  récemment  découvert,  qui  prescrit  en  temps 
de  disette  le  triste  remède  du  maximum.  Il  résulte  de  ce  document  qu'au 
commencement  du  iv*  siècle ,  le  travail  et  les  choses  nécessaires  à  la  via 
étaient  intrinsèquement  dix  à  vingt  fois  plus  chers  qu'aujourd'hui,  et  que  la 
valeur  des  subsistances,  comparée  à  celle  des  salaires,  était  excessive,  Lo 
taux  de  la  journée  pour  le  paysan  et  pour  le  manœuvre  est  de  25  deniers  ïo-* 

(1)  Il  cite ,  clUre  autres  textes ,  cette  phrase  de  Festus  (  pag.  209 ,  édit.  Lindcman  ]  :  Pos-^ 
sessioncs  appcllantur  agri  latè  patentes,  publici  privatiquc,  quia  non  niancipatione,  iei\ 
usu  Icuebanlur  cl  ut  quisqiiani  occupaveral,  collidejjat.  —  Les  commentateurs  proposeni  <î«t 
substituer  à  ce  dernier  mot  colcbal  ou  possidebal. 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mains,  environ  11  francs  de  notre  monnaie,  et  de  50  deniers  ou  22  francs 
pour  l'artisan.  Avec  une  rétribution  qui  nous  paraît  si  élevée,  les  ouvriers 
•libres  devaient  se  contenter  de  la  nourriture  grossière  et  insuflisante  des 
esclaves.  Les  alimens  sains  et  succulens  étaient  inabordables  pour  eux.  Ainsi 
il  en  coûtait  8  deniers  pour  une  livre  romaine  de  viande  de  boucberie,  c'est- 
à-dire  4  francs  80  centimes  pour  la  livre  française.  Le  prix  des  légumes  re- 
cherchés s'élevait  dans  la  même  proportion.  Une  oie  grasse  était  taxée  à 
200  deniers  ou  90  francs;  un  canard  ou  un  lapin,  40  deniers  par  pièce  ou 
18  francs;  un  lièvre  G7  fr.  50  c;  un  cent  d'huîtres,  45  fr.  Un  sextier  de  vin 
deTibur,ou  un  demi-litre  en  mesure  moderne,  se  vendait  30  deniers  ou 
13  fr.  50  ;  le  vin  commun ,  3  fr.  60  c.  ;  la  bière ,  1  fr.  80  c  ;  le  sextier  d'huile, 
de  11  à  18  fr. ,  selon  sa  qualité.  Au  milieu  de  celte  liste  des  denrées  néces- 
saires, on  remarque  un  trait  qui  caractérise  ce  peuple  énervé ,  à  qui  il  ne  faut 
plus,  avec  du  pain,  les  combats  du  cirque,  mais  seulement  des  luttes  de  par- 
leurs. L'avocat  est  taxé,  pour  une  requête ,  à  250  deniers,  qui  vaudraient  de 
nos  jours  112  fr.  50  c.  Cette  élévation  du  prix  vénal  des  choses,  qui  est  com- 
pensée d'ailleurs  par  Tavilissement  du  numéraire,  s'explique  par  la  prodi- 
gieuse accumulation  des  métaux  précieux,  commencée  sous  la  république 
par  la  force  brutale,  et  continuée  sous  les  empereurs  par  la  duplicité  (1). 
Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  ressortir  l'intérêt  qui  s'attache  aux  re- 
cherches de  cet  ordre.  Tous  les  lecteurs  sérieux  désireront,  comme  nous,  la 
publication  d'un  second  volume  qui  doit  exposer  les  rapports  de  l'économie 
politique  avec  la  propriété  foncière. 

Quittons  le  monde  romain  pour  la  société  moderne.  Les  Recherches  sur 
l'origine  de  l'impôt  en  France,  par  M.  Potherat  de  Thou  (2),  nous  fournissent 
une  heureuse  transition.  On  ne  saurait  trop  recommander  les  ouvrages  de 
ce  genre,  et  provoquer  la  comparaison  du  passé  avec  le  présent,  à  une  épo- 
que oii  la  fièvre  du  progrès  est  si  violente,  qu'elle  nous  empêche  de  jouir  des 
améliorations  obtenues.  Pour  les  siècles  où  les  classes  inférieures  végétaient 
en  dehors  de  toute  action  politique,  écrire  l'histoire  des  charges  qu'elles  ont 
eu  à  supporter,  c'est  faire  leur  histoire  complète.  D'après  cette  idée  émise 
par  l'auteur,  on  s'étonne  qu'il  ait  complètement  négligé  l'âge  qu'il  appelle 
barbare,  c'est-à-dire  celui  qui  comprend  les  deux  premières  dynasties.  C'eût 
été  combler  une  lacune  que  de  déterminer  ce  que  les  conquérans  conser- 
vèrent du  système  fiscal  des  empereurs,  régime  si  décrié,  si  odieux  aux  peu- 
ples de  la  Gaule,  qu'ils  préféraient ,  au  dire  d'un  contemporain ,  le  joug  léger 
des  barbares  à  l'intolérable  liberté  romaine.  Mais  des  recherches  poussées 
si  loin  n'eussent  satisfait  qu'un  intérêt  de  curiosité.  M.  Potherat  de  Thou 
s'est  proposé  d'être  utile.  Il  a  voulu  faire  voir  comment  l'organisme  national 
a  pris  croissance ,  et  par  quelle  lente  et  pénible  élaboration  les  ressources  se 

(i)  Nous  ne  pouvons  plus  lire  sans  étonnement  cette  prescription  de  Gralien  el  de  Valen- 
tinien:  «  Non  solum  barbaris  aurum  minime  prœbcatur,  sed  eliam,  si  apud  eos  invenlum 
fueril,  subtili  auferatur  ingenio.  » 

(5)  1  vol.  in-8o,  chez  Levraut ,  rue  de  la  Harpe,  81. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  719 

sont  appropriées  aux  besoins.  Son  point  de  départ  a  donc  été  le  siècle  où  le 
pouvoir  royal  commence  à  se  dégager  des  rudes  étreintes  de  la  féodalité.  Les 
redevances  que  le  seigneur  exige  alors  du  vilain,  les  œuvres  manuelles  qui 
épuisent  le  serf,  ne  présentent  pas,  à  proprement  parler,  les  caractères  de 
l'impôt.  Elles  ne  sont  pas  un  sacriGce  dans  un  intérêt  commun,  mais  une 
extorsion  au  profit  du  plus  fort.  Tout  homme  né  dans  la  circonscription  ou 
sous  la  dépendance  d'un  domaine,  est  taillable  et  corvéable  à  miséricorde; 
les  charges  qu'il  doit  subir  n'ont  pour  mesure  que  la  pitié  du  maître.  Les 
rois  eux-mêmes  n'ont  d'autres  droits  que  ceux  qui  sont  attachés  à  la  pro- 
priété, et  c'est  surtout  à  la  supériorité  de  leur  richesse  qu'ils  doivent  leur 
prépondérance.  Mais  toute  leur  politique  tend  à  faire  jaillir  des  sources  de 
revenus,  en  dehors  de  leurs  biens  patrimoniaux.  D'abord  la  direction  des 
entreprises  militaires ,  faites  dans  un  intérêt  commun ,  met  à  leur  disposition 
les  aides  que  chaque  baron  doit  fournir,  soit  en  argent,  soit  en  hommes.  Le 
droit  de  justice  était  alors  une  propriété  fort  lucrative.  Les  conflits  entre 
une  multitude  de  juridictions  égales,  et  qui  se  résolvaient  par  le  combat  ju- 
diciaire, étant  une  cause  permanente  de  désordre,  le  pouvoir  royal  fut  au- 
torisé à  y  mettre  fin  en  se  décernant  l'appel  en  dernier  ressort.  C'était  s'at- 
tribuer ainsi  les  amendes  et  les  confiscations,  dont  le  produit  fut  affermé. 
La  confirmation  des  chartes  de  communes,  les  bourgeoisies  royales  ne  s'ob- 
tinrent que  moyennant  finance.  L'héritage  du  bâtard  et  de  l'aubain,  l'amor- 
tissement des  fiefs,  c'est-à-dire  l'indemnité  qu'une  église  ou  qu'un  vilain  devait 
payer  pour  obtenir  l'autorisation  d'acquérir  une  terre  féodale,  passèrent  égale- 
ment du  seigneur  au  roi. 

Cependant  des  ressources  irrégulières  et  bornées  étaient  insuffisantes  pour 
substituer  l'unité  monarchique  au  déchirement  féodal ,  pour  faire  de  toutes 
ces  peuplades  possédées  un  grand  peuple  qui  se  possédât  lui-même.  La  société 
n'était  pas  encore  assez  bien  assise,  pour  que  l'impôt  put  être  établi  avec 
équité  et  discernement.  Ke  nous  étonnons  donc  pas  que  les  expédiens  finan- 
ciers de  cette  époque  aient  les  caractères  de  la  brutalité  et  de  l'inexpérience. 
La  fraude  la  plus  ordinaire  est  l'altération  des  monnaies.  Dans  la  fausse  idée 
que  la  monnaie  est  une  mesure  purement  arbitraire ,  on  diminuait  la  valeur 
intrinsèque  des  pièces  en  conservant  la  dénomination  primitive.  Dans  les 
temps  de  crise,  la  dépréciation  devenait  une  véritable  banqueroute.  Ainsi, 
en  1359,  le  marc  d'argent  fin  se  vendait  102  livres,  c'est-à-dire  que  la  valeur 
réelle  des  espèces  monnayées  représentait  1/200  de  leur  valeur  nominale. 
Les  seigneurs  qui  avaient  droit  de  monnayage  étaient  quatre-vingts  sous  saint 
Louis;  on  n'en  compta  plus  que  trente-deux  un  siècle  plus  tard,  et  leur 
nombre  alla  toujours  en  décroissant  jusqu'à  extinction.  En  outre,  leur  mon- 
naie n'avait  cours  que  dans  leurs  domaines,  tandis  que  celle  du  roi  était  ad- 
missible partout.  Ce  privilège  devint  donc,  pour  les  conseillers  de  la  cou- 
ronne, un  encouragement  à  la  falsification.  Mais  plus  les  bénéfices  de  la 
première  émission  étaient  considérables,  plus  la  perte  était  grande  quand  les 
valeurs  altérées  retournaient  au  trésor.  Il  fallut  pourtant  des  siècles  pour 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  comprît  les  dangers  de  cette  manœuvre,  et  la  France  n'y  renonça  com- 
plètement qu'après  avoir  reçu  de  Law,  excellent  maître  en  matière  de  finances, 
des  leçons  qui,  par  malheur,  ont  coûté  trop  cher.  Il  arrivait  encore  que  les 
rois ,  dans  un  pressant  besoin ,  vendaient  des  parcelles  de  leur  domaine  privé, 
«t  que,  plus  tard,  les  gens  du  roi,  en  vertu  du  principe  de  rinaliénabilité 
de  ce  domaine,  reprenaient  violemment  le  gage,  sans  restituer  l'argent 
reçu.  En  tel  cas  encore,  le  vol  était  une  spéculation  déplorable.  La  mauvaise 
foi  de  l'emprunteur  ne  servait  qu'à  rendre  les  emprunts  plus  difficiles  et  plus 
désastreux.  Une  autre  ressource  de  la  royauté  était  la  proscription  et  la  spo- 
liation de  tous  ceux  qui  trafiquaient  sur  l'argent.  Mais  cette  mesure  avait-elle 
le  caractère  de  généralité  que  les  historiens  lui  attribuent?  Faut-il  confondre 
les  grands  banquiers  italiens  désignés  sous  le  nom  de  Lombards,  avec  les 
usuriers  ambulans,  les  petits  prêteurs  sur  gages  qui  absorbaient  la  substance 
du  menu  peuple?  Pourquoi  les  gens  de  Cahors  ou  Caorsins  ont-ils  donné 
leur  nom  à  cette  race  dévorante  ,  tandis  que  les  habitans  de  quelques  autres 
villes,  ceux  de  Caen,  par  exemple,  semblent  avoir  partagé  avec  eux ,  et  même 
par  concession  royale,  le  privilège  de  l'usure?  Ces  points  ont  été  jusqu'ici 
laissés  dans  le  vague  par  les  historiens.  JXous  croyons  pourtant  que,  s'ils  étaient 
convenablement  éclairés ,  ils  pourraient  refléter  une  vive  lumière  sur  tout  ce 
qui  s'est  rattaché  aux  intérêts  matériels  pendant  le  moyen-age.  Il  est  à  re- 
gretter que  jM.  de  Thou  ne  les  ait  pas  abordés  avec  cette  érudition  sobre  et 
pourtant  décisive  qu'on  aime  dans  son  livre. 

L'invasion  anglaise  fit  sentir  la  nécessité  d'un  pouvoir  qui  représentât  la 
nation  et  dirigeât  la  défense  commune.  La  royauté  était  seule  préparée  à  ce 
rôle.  Ce  fut  seulement  lorsqu'elle  put  parler  partout  au  nom  de  l'intérêt  gé- 
néral, qu'elle  fit  l'essai  d'un  système  régulier  d'impositions.  On  ne  pouvait 
atteindre  la  propriété  foncière  qu'avec  réserve;  il  fallait  ménager  la  noblesse, 
dont  la  défection  au  profit  de  l'Angleterre  était  à  craindre  ,  et  la  bourgeoisie, 
qui ,  dans  toute  la  verve  de  sa  liberté  nouvellement  conquise  ,  n'accordait  des 
aides  que  temporairement  et  sous  conditions.  L'impôt  indirect,  dont  la 
charge  était  plus  divisée,  et  qui  pesait  surtout  sur  cette  classe  dont  les  dou- 
leurs sont  muettes ,  rencontra  moins  d'opposition,  et  se  constitua  le  premier. 
Par  l'établissement  des  greniers  à  sel  en  1342,  le  gouvernement  s'arroge  un 
monopole  et  crée  un  maximum  à  son  profit.  Sous  Charles  V,  le  génie  fiscal  se 
développe  et  s'enhardit.  Les  consommations  et  les  transactions  deviennent , 
autant  qu'il  est  possible  à  cette  époque ,  des  sources  de  revenus  pour  le 
trésor.  A  l'avènement  de  Charles  VI ,  cette  race  d'hommes  qui  est  toujours 
prête  à  exploiter  les  révolutions,  s'est  déjà  groupée  autour  du  trône.  Les 
charges  deviennent  accablantes.  En  1382,  le  peuple  de  Paris  plie  sous  le  far- 
deau, et  se  relève  menaçant.  Mais,  comme  dit  M.  de  Thou,  une  révolte 
avortée  consacre  ce  qu'elle  a  voulu  détruire.  Les  aides  sont  établies  définiti- 
vement et  leurs  produits  affermés.  Les  élus,  officiers  de  finance  désignés 
d'abord  par  les  trois  ordres,  ne  sont  plus  que  des  agens  de  la  couronne.  En 
13SS  et  en  1396 ,  le  roi  se  trouve  assez  puissant  pour  lever  de  plein  droit  des 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  721 

tailles  sur  le  tiers-état.  Sous  Charles  Vil ,  la  création  d'une  armée  régulière 
et  permanente  légitime  du  moins  un  accroissement  de  charges.  Dès -lors 
l'impôt  obéit  à  sa  nature;  il  grandit  sans  relâche.  Au  commencement  du 
XYi*"  siècle,  le  revenu  du  roi  s'élève  à  4,000,000  de  livres,  qui  représentent 
intrinsèquement  20,000,000  fr.  de  notre  monnaie ,  et  une  somme  quatre  fois 
plus  forte  ,  si  l'on  a  égard  aux  différences  survenues  depuis  ce  temps  dans  le 
prix  vénal  des  marchandises.  Pour  une  population  de  dix  raillions  d'ames 
environ  ,  la  moyenne  de  l'impôt  royal  est  de  8  francs  par  tête.  Mais  il  fallait 
acquitter,  en  outre,  les  dîmes  ecclésiastiques,  les  corvées  et  les  droits  sei- 
gneuriaux, qui  étaient  encore  très  multipliés;  de  sorte  qu'en  additionnant 
toutes  les  valeurs  fournies  en  argent ,  en  denrées  et  en  oeuvres  ,  en  répartis- 
sant  sur  les  têtes  populaires  le  total  des  exemptions  qui  profitaient  aux  nobles 
et  au  clergé ,  on  trouverait  un  chiffre  très  élevé  pour  la  part  de  chaque  con- 
tribuable ,  relativement  surtout  aux  ressources  du  temps. 

Ce  qui  prouve  que  la  charge  était  lourde,  c'est  qu'au  lieu  de  l'augmenter 
dans  une  nécessité  impérieuse ,  on  eut  recours  à  des  emprunts  déguisés  dont 
on  ne  pouvait  pas  méconnaître  les  inconvéniens.  Louis  XII  imagina  de  vendre 
les  charges  publiques.  François  I*  '  battit  constamment  monnaie  avec  cette 
invention.  L'acquisition  des  offices  devait  amener  tôt  ou  tard  leur  transmis- 
sion héréditaire.  La  survivance,  concédée  exceptionnellement  dans  le  cours 
du  xvi*"  siècle ,  passa  en  règle  en  vertu  d'un  édit  de  1G04.  Ces  mesures,  con- 
seillées par  le  besoin  ,  avaient  toute  la  portée  d'une  révolution.  Les  magis- 
tratures administratives  et  judiciaires  échappaient  ainsi  à  la  dépendance  du 
pouvoir  royal,  qui,  à  force  d'empiétemens,  était  arrivé  au  despotisme.  Ces 
nouveaux  fonctionnaires,  que  l'intelligence  et  le  travail  avaient  presque  tous 
fait  sortir  des  rangs  du  peuple,  formaient  une  sorte  de  représentation  na- 
tionale, à  laquelle  la  propriété  communiquait  son  caractère  inviolable.  Mais 
les  résultats  financiers  étaient  moins  heureux.  L'acquisition  d'une  charge 
constituait  une  rente  perpétuelle  que  Tétat  devait  solder,  soit  en  gros  traite- 
mens,  soit  en  privilèges  abusifs.  Cette  ressource  était  surtout  dangereuse 
par  sa  facilité  même;  il  suffisait  de  faire  un  appel  à  la  vanité,  en  créant  des 
emplois  nouveaux ,  inutiles  ou  ridicules,  pour  attirer  un  capital  dans  le  trésor. 
Le  présent  dévorait  l'avenir.  Ainsi ,  à  l'avènement  de  Colbert,  le  nombre  des 
titulaires,  malgré  les  efforts  qu'on  avait  déjà  faits  pour  le  réduire,  s'élevait 
à  45,780,  et  le  capital  de  leurs  charges,  évalué  alors  à  4i9,G30,000liv.,  re- 
présenterait 800,000,000  de  francs  de  notre  monnaie.  En  résumé  ,  l'histoire 
des  finances  sous  l'ancienne  monarchie  n'est  que  celle  des  expédiens  imaginés 
au  jour  le  jour  pour  faire  face  aux  besoins.  Le  revenu  régulier,  appauvri  par 
une  foule  d'exemptions  et  de  privilèges ,  mal  assis  ,  perçu  à  grands  frais,  de- 
meure constamment  insuffisant.  En  ces  siècles  où  la  science  du  crédit  public 
n'était  pas  même  soupçonnée,  où  la  doctrine  de  l'église  sur  le  prêt  à  intérêt 
faisait  obstacle  aux  emprunts  avoués,  les  ressources  extraordinaires  aux- 
quelles il  fallait  recourir  ne  pouvaient  être  que  ruineuses.  Outre  la  vénalité 
des  emplois  et  la  falsification  des  monnaies,  c'était  la  vente  de  certaines  im- 

TOME  XVII.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  aïONDES. 

munîtes  à  des  villes,  à  des  provinces  entières,  ce  qui  introduisait  de  cho- 
quantes inégalités  au  sein  d'un  même  peuple  :  c'étaient  l'aliénation  des  re- 
venus, les  avances  qu'on  n'obtint  jamais  à  moins  de  10  p.  100  aux  meilleurs 
temps  de  Colbert,  et  qu'il  fallut  payer  jusqu'à  50  p.  100  sous  Richelieu; 
c'étaient  encore  les  baux  de  fermes  qui  livraient  des  populations  entières  à  la 
rapacité  des  traitans,  et  pour  suprême  remède ,  les  coups  d'état,  les  banque- 
routes, lesquelles,  à  la  vérité,  n'a  valent  pas  alors  le  caractère  odieux  qu'elles 
ont  pris  de  nos  jours,  parce  qu'au  lieu  de  frapper  des  créanciers  confians,  elles 
pressuraient  des  usuriers  sans  pudeur,  insolemment  gonflés  des  sueurs  popu- 
laires. La  banqueroute  prenait  plusieurs  masques ,  quelquefois  même  celui 
de  la  justice;  souvent  des  tribunaux  étaient  spécialement  institués  pour  la  re- 
cherche des  traitans  et  de  tous  ceux  qui  avaient  fait  avec  l'état  des  bénéfices 
usuraires.  Sully  n'approuvait  pas  l'emploi  de  ce  piège,  qui,  disait-il,  ne  servait 
qu'à  prendre  les  petits  larronneaiix.  Cependant,  au  commencement  de  la  ré- 
gence, la  dernière  chambre  de  justice  qui  fut  instituée,  condamna  4,170  per- 
sonnes à  rembourser  219,000,000  de  livres,  le  tiers  environ  de  leur  fortune, 
et  prononça  niême  la  peine  de  mort  contre  quelques-uns  des  plus  compromis. 
La  conclusion  fort  remarquable  du  livre  de  M.  de  Thou  est  que ,  sous  l'an- 
cien régime ,  les  contributions  publiques  faisaient  peser  à  peu  près  sur  chacun 
les  mêmes  charges  qu'aujourd'hui.  Sous  Louis  XIV,  même  avant  les  années 
désastreuses,  l'impôt  par  tête,  en  tenant  compte  de  la  valeur  réelle  et  de  la 
valeur  relative  de  l'argent,  équivaut  à  31  francs  en  monnaie  du  jour.  Le 
budget  des  recettes  présenté  par  INecker,  s'élève  à  585,000,000,  auxquels  il 
faut  ajouter  au  moins  175,000,000  pour  redevances  au  clergé  et  aux  seigneurs, 
ainsi  que  pour  diverses  charges  qui  ne  figuraient  pas  alors  dans  les  comptes, 
et  qui  depuis  ont  été  comprises  dans  les  recettes  publiques.  On  levait  donc, 
en  France ,  environ  700,000,000  d'impôts  sur  une  population  de  vingt-quatre 
à  vingt-cinq  millions  d'habitans.  La  moyenne  est  de  28  francs  par  tête , 
somme  qui  correspond  à  33  fr.  60  cent,  de  notre  monnaie,  en  évaluant  mo- 
destement à  un  cinquième  l'élévation  de  prix  que  toutes  les  choses  ont  subies 
depuis  1789,  et  que  l'impôt  a  du  suivre  comme  le  reste.  Ajoutons  que  le 
fardeau,  réparti  aujourd'hui  avec  toute  l'équité  possible,  est  beaucoup  plus 
tolérable;  que  si  l'on  pouvait  comparer,  pour  les  deux  époques,  le  total  de 
l'impôt  avec  le  capital  en  circulation  ,  l'avantage  serait  encore  de  notre  côté, 
et  qu'évidemment  les  services  publics  se  sont  améliorés  et  étendus.  Bref, 
pour  les  contribuables,  l'argent  est  moins  difficile  à  obtenir,  et  l'état  fait 
plus  de  choses  avec  moins  d'argent.  Des  rapprochemens  de  ce  genre  prêtent 
beaucoup  d'intérêt  au  livre  de  M.  de  Thou.  Il  s'est  approprié ,  en  les  éprou- 
vant par  la  critique ,  les  études  des  écrivains  qui  ont  frayé  sa  route ,  comme 
Forbonnais,  Dupré  de  Saint-Maur  et  Cormeré;  il  a  su  éviter  leur  sécheresse 
et  fondre  dans  un  récit  varié  la  chronologie  des  taxes  et  l'exposé  des  opéra- 
tions. Nous  blâmerons  seulement  un  peu  de  confusion  dans  l'ordonnance 
des  matières.  Les  résultats  purement  financiers  ne  se  détachent  pas  assez  net- 
tement des  considérations  générales ,  et  les  hommes  spéciaux  regretteront 


ECONOMIE  POLITIQUE.  723 

sans  doute  qu'un  livre  agréable  à  lire  ne  soit  pas  en  même  temps  un  guide 
facile  à  consulter. 

Il  a  donc  fallu  des  siècles  pour  découvrir  les  ressources  nationales  et  pour 
en  régulariser  l'emploi.  A  côté  du  tableau ,  à  teintes  sombres,  de  la  lutte  des 
intérêts,  des  abus  de  pouvoir,  des  illusions,  des  tâtonnemens ,  et  en  somme 
d'une  pénurie  toujours  croissante ,  on  aimerait  à  se  représenter  l'immense 
appareil  qui  fonctionne  aujourd'hui  avec  tant  de  précision ,  et  dont  le  système 
est  si  bien  combiné,  qu'on  peut  essayer  tout  perfectionnement  sans  crainte 
de  désorganisation.  iSous  pourrions  offrir  cet  heureux  contraste,  avec  le 
secours  entier  d'un  ouvrage  dont  MM.  Macarel  et  Boulatignier  n'ont  encore 
publié  que  le  premier  volume,  sous  ce  titre  :  De  la  Fortune  piiblique  en 
France,  et  de  son  Administration  (1).  «  Dans  les  gouvernemens  de  libre 
discussion,  disent  les  auteurs ,  un  des  plus  grands  obstacles  que  rencontre  la 
puissance  publique  est  de  s'adresser  à  des  assemblées  et  à  des  personnes  qui 
n'ont  pas  encore  assez  étudié  les  matières  administratives.  »  Ils  n'ont  pas 
cédé  pourtant  à  la  tentation  trop  commune  de  développer  des  théories  et 
de  se  draper  en  révélateurs;  leur  programme  est  beaucoup  plus  modeste  ,  et 
toutefois  il  exige  des  conditions  dont  l'assemblage  est  rare  :  une  méthode 
lumineuse ,  de  l'érudition  ,  et  surtout  cette  expérience  qu'on  ne  puise  qu'à  la 
source  des  affaires.  M.  Macarel  s'est  proposé  de  fournir  une  ferme  base  à  la 
discussion  et  aux  études ,  en  présentant  des  indications  historiques  sur  les 
différentes  branches  de  services  qui  se  rattachent  à  la  gestion  de  la  fortune 
publique;  des  documens  statistiques  puisés  aux  sources  oflicielles  ou  avouées 
par  la  science  ;  l'exposé  des  régies  administratives  en  vigueur ,  des  décisions 
judiciaires,  et  des  opinions  diverses  que  la  controverse  publique  a  fait  surgir. 
Ressources  de  l'état,  dépenses  publiques  et  comptabilité,  telles  sont  les 
divisions  naturelles  du  grand  cadre.  Le  premier  volume,  qui  nous  donne 
une  excellente  idée  de  l'ensemble ,  est  consacré  seulement  au  domaine  de 
l'état,  c'est-à-dire  aux  biens  qui  sont  communs  à  tous  les  membres  de  l'asso- 
ciation nationale.  Ces  biens  sont  ou  domaniaux  de  leur  nature,  comme  les 
routes,  fleuves,  rivages  et  remparts  des  villes,  ou  des  propriétés  dont  le 
revenu  figure  annuellement  au  budget.  Cet  inventaire  général  de  la  fortune 
publique  rassemble  des  notions  trop  généralement  ignorées.  Peu  de  Français 
savent  qu'ils  ont  une  part  dans  la  propriété  de  huit  mille  sept  cent  soixante 
dix-huit  bâtimens  destinés  à  des  services  publics ,  et  dont  la  valeur  est ,  par 
estimation,  de  530,096,774  francs;  qu'ils  participent  encore  à  la  possession 
d'un  domaine  forestier  dont  la  contenance  est  de  un  million  dix-neuf  mille 
cent  trente-neuf  hectares,  évalués  à  726,993,456  francs;  et  pourtant  la  valeur 
des  immeubles  n'est  rien  comparée  à  la  richesse  mobilière  de  la  France ,  qui 
se  compose  des  Musées,  des  Bibliothèques,  de  l'Imprimerie  Royale,  des 
Archives,  des  Observatoires,  des  collections  sans  nombre  d'objets  d'art  et 
d'utilité,  et  enfin  du  matériel  immense  confié  aux  ministres  de  la  guerre ,  de 

(<)  Chez  Pourchel  père,  rue  des  Grès-8orbonnc ,  8.  L'ouvrage  formera  6  gros  voL  in-S». 

46. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  marine  et  des  finances,  richesses  si  grandes,  qu'il  faut  renoncer  à  les 
évaluer,  même  approximativement.  Le  second  volume,  dont  la  publication 
est  prochaine,  doit  traiter  de  l'assiette,  de  la  répartition  et  du  recouvrement 
des  contributions  publiques,  et  compléter  ainsi  la  section  consacrée  aux 
ressources  ordinaires  de  l'état.  Il  restera  à  parler  des  ressources  extraor- 
dinaires ou  des  emprunts ,  et  de  la  distribution  annuelle  des  revenus ,  c'est- 
à-dire  de  la  dette  publique,  des  services  de  chaque  ministère,  des  frais  de 
régie  et  des  règles  de  la  comptabilité.  Cet  immense  travail  deviendra  donc 
une  encyclopédie  financière.  Le  peu  que  nous  en  avons  dit  en  doit  faire 
comprendre  l'utilité  :  le  nom  de  M.  IMacarel  en  garantit  le  mérite. 

Le  piquant  du  titre  nous  a  fait  rechercher  une  Histoire  de  la  marche  des 
idées  sur  l'emploi  de  l'argent ,  depuis  Aristote  jusqu'à  nos  jours  (1),  ouvrage 
anonyme  attribué  à  M.  Nolhac  de  Lyon.  Notre  espérance  a  été  déçue.  Au  lieu 
d'un  exposé  des  principes  économiques  qui  ont  régi  les  sociétés  successives , 
nous  n'avons  trouvé  qu'une  discussion  sur  un  cas  de  conscience  controversé 
depuis  des  siècles  dans  le  monde  catholique,  la  légitimité  du  prêt  à  intérêt. 
Il  n'est  cependant  pas  sans  importance  pour  l'économiste  de  savoir  où  en  est 
aujourd'hui  ce  débat.  Les  doctrines  émanées  de  l'église  conservent  une  vita- 
lité que  n'ont  pas  les  systèmes  produits  par  les  savans  :  ceux-ci  restent  flot- 
tans  dans  le  vaporeux  domaine  des  théories ,  et  n'en  sortent  guère  qu'à  la 
suite  des  ébranlemens  causés  par  les  révolutions.  Les  premières  se  traduisent 
toujours  en  faits,  et  modifient  immédiatement  la  pratique  des  personnes 
religieuses,  lesquelles,  sans  qu'on  s'en  doute,  sont  encore  en  majorité  dans 
toutes  les  populations.  Les  opinions  de  la  théologie  sur  le  placement  de 
l'argent  ont  mis  obstacle  à  l'établissement  du  crédit  public  sous  l'ancien 
régime;  aujourd'hui  qu'elles  ont  perdu  beaucoup  de  leur  souveraineté,  elles 
ont  encore  assez  de  puissance  pour  empêcher  une  foule  de  transactions 
utiles,  et  pour  neutraliser  des  valeurs  dont  l'emploi  légitime  profiterait  à 
tous.  Si  le  gouvernement  pouvait  obtenir  de  la  cour  de  Rome  une  décision 
qui  levât  les  scrupules  du  clergé,  on  verrait  des  sommes  enfouies  depuis 
long-temps  reparaître,  et  une  circulation  bienfaisante  s'établirait,  particu- 
lièrement dans  les  campagnes  où  l'animation  des  grandes  villes  se  commu- 
nique si  difficilement.  L'heure  d'une  telle  démarche  paraît  être  venue;  le 
grand  nombre  de  livres  et  de  brochures  que  le  clergé  produit  à  ce  sujet  en 
atteste  la  nécessité ,  et  on  peut  compter  sur  l'appui  des  hommes  les  plus 
éclairés ,  parmi  ceux  qui  sont  attachés  au  joug  religieux.  M.  Nolhac  est  de 
ce  nombre.  Il  s'efforce  de  prouver  que  la  doctrine  qui  défend  d'utiliser  un 
capital  en  le  plaçant  à  terme  procède  d'une  interprétation  scolastique ,  et 
ne  touche  aucunement  le  dogme.  L'erreur  provient,  dit-il ,  de  l'emploi  qu'on 
faisait  anciennement  du  même  mot  pour  désigner  le  prêt  usuraire  que  la 
fraternité  évangélique  repoussera  toujours,  et  l'accord  fait  de  gré  à  gré 
entre  deux  individus  également  libres ,  contrat  qui  doit  porter  profit  à  cha- 

[\]  Chez  Périsse,  rue  du  Pot-de-Fcr-Saiii  -Sulpiee. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  725 

cune  des  parties ,  et  dans  lequel  souvent  l'emprunteur,  riche  de  son  industrie, 
peut  faire  la  loi  à  celui  qui  prête.  Tous  les  législateurs  qui  ont  vu  dans  le 
travail  une  garantie  d'ordre  et  de  bien-être ,  ont  favorisé  la  transmission 
intéressée  des  capitaux.  Dès  la  plus  haute  antiquité,  les  conditions  du  prêt 
furent  réglées  dans  l'Inde  ;  le  code  de  Solon ,  qui  devint  celui  des  républiques 
commerçantes  de  l'Asie  mineure  et  de  la  Grèce  italique ,  autorisait  le  pla- 
cement et  paraissait  avouer,  par  son  silence ,  l'inutilité  d'un  taux  légal.  A 
Rome ,  malgré  le  frein  de  la  loi ,  les  variations  du  prix  de  l'argent  étaient 
brusques  et  violentes,  comme  la  politique  du  peuple  lui-même.  Le  crédit, 
tel  que  nous  le  concevons,  basé  sur  l'égalité  entre  les  contractans,  et  ayant 
pour  caution  l'utilité  générale ,  n'était  donc  pas  possible  dans  un  temps  où 
chaque  cité  comptait  plusieurs  castes,  où  le  droit  des  gens  n'existait  pas  entre 
les  cités.  Au  lieu  du  crédit  régnait  l'usure,  cruelle,  insatiable,  insultante. 
De  là ,  le  mépris  des  anciens  sages  pour  tous  ceux  qui  vendent  l'argent ,  et 
la  condamnation  formulée  en  cinq  mots  dans  l'Évangile  (1) ,  et  les  fulminantes 
paroles  des  pères  de  l'église. 

M.  Nolhac  entreprend  de  démontrer  néanmoins  que  dans  les  premiers  âges 
du  christianisme,  le  placement  à  des  conditions  honnêtes  n'était  pas  défendu. 
Il  cite,  d'après  un  moine  qui  écrivait  en  1230,  l'exemple  d'une  sainte  qui, 
avant  de  se  consacrer  à  la  vie  religieuse,  plaça  à  intérêt  tout  l'argent  qu'elle 
avait  recueilli  par  succession,  ce  qui,  ajoute  le  pieux  biographe,  pouvait  se 
faire  alors  sans  péché  ou  n'était  du  moins  qu'un  péché  véniel.  L'auteur  au- 
rait pu  emprunter  un  second  exemple  à  Grégoire  de  Tours  (2).  Désidérat, 
évêque  de  Verdun,  supplie  Théodebert  de  prêter  avec  inicrét,  aux  négocians 
de  sa  ville,  une  somme  qui  leur  permettra  de  payer  au  fisc  leur  abonnement 
annuel,  et  de  continuer  leur  commerce.  Quelle  est  donc  l'origine  de  l'opinion 
qui  proscrit  aujourd'hui  les  transactions  semblables? M.  Nolhac  la  fait  remon- 
ter à  cette  époque  du  moyen-âge,  où  les  scolastiques,  en  appropriant  à  la 
théologie  les  formes  d'argumentation  consacrées  par  Aristote ,  se  pénétrèrent 
à  leur  insu  de  beaucoup  de  principes  péripatéticiens.  Aristote  avait  dit  que 
l'argent  est  improductif  de  sa  nature,  et  n'a  de  valeur  que  par  son  usage.  Il 
est  assez  curieux  de  voir  comment  saint  Thomas  d'Aquin,  le  docteur  angé- 
lique ,  a  donné  force  de  loi  à  l'axiome  du  philosophe  païen  :  —  «  Il  y  a  des 
choses,  dit-il,  dont  la  destination  est  d'être  consommées, comme  le  vin  et  le 
blé.  Or,  si  quelqu'un  voulait  vendre  à  la  fois  et  le  vin  et  la  consommation  du 
vin,  il  vendrait  deux  fois  la  même  chose,  ou  vendrait  ce  qui  n'existe  pas,  ce 
qui  serait  évidemment  pécher  contre  la  justice.  De  même  il  ne  serait  pas 
juste,  quand  on  a  prêté  du  vin  ou  du  blé,  de  demander  deux  indemnités, 
d'abord  la  restitution  de  la  chose,  et  ensuite  un  prix  pour  la  consommation 
de  cette  même  chose.  De  même  la  monnaie, comme  a  dit  k'j)hilosophe  (c'est- 
à-dire  Aristote),  a  été  inventée  comme  moyen  d'échange,  et  son  usage  pro- 
pre est  la  consommation ,  ou  si  l'on  veut ,  la  circulation  :  en  conséquence , 

(1)  Miitiium  (laie  ,  nihil  inde  sperantes.  —  Saint  Luc,  chap.  vi ,  vers.  32. 

(2)  Liv.  III ,  chap.  xxxiv. 


726  REVUE  DES  DEUX  MOM)ES. 

c'est  un  acte  illicite  en  lui-même  que  de  tirer  profit  de  l'argent  qu'on  a 
prêté  (1).  »  —  Ces  lignes,  écrites  dans  un  cloître  à  une  époque  où  les  plus 
simples  notions  de  l'économie  publique  n'étaient  pas  encore  débrouillées,  ne 
provoquent  aujourd'hui  que  le  sourire.  Mais  conçoit-on  que  cette  subtile  dis- 
tinction entre  la  chose  et  son  emploi  ait  servi  de  base  à  tout  l'échafaudage 
théologique?  Il  y  a  moins  d'un  demi-siècle  que  le  pape  Pie  VI,  résumant  la 
doctrine  de  Benoît  XIV,  adressait  à  tous  les  confesseurs  cette  instruction 
qui  est  encore  leur  règle  de  conduite  :  —  Tenez  pour  certain  que  vous  ne 
pouvez  jamais,  sans  crime,  permettre  à  vos  pénitens  de  percevoir  un  profit 
au-dessus  du  capital ,  en  vertu  du  prêt  de  consommation.  —  Ainsi  se  trouvent 
exclus  le  placement  à  terme  et  le  contrat  hypothécaire.  Mais,  comme  ce  se- 
rait condamner  les  personnes  pieuses  à  mourir  de  faim,  que  d'interdire  tout 
emploi  utile  de  leurs  économies,  on  autorise  la  participation  à  des  entreprises, 
ou  l'achat  des  rentes  constituées.  Par  malheur,  ce  terme  moyen  choque  à  la 
fois  le  bon  sens  et  la  justice.  Que  l'emprunteur  soit  un  individu  ou  un  être 
moral,  comme  l'état  ou  une  compagnie,  on  fait  nécessairement  un  prêt  de 
consommation,  car  on  ne  se  charge  jamais  d'un  capital  que  pour  l'utiliser  : 
nul  n'emprunte  sans  un  besoin,  l'état  moins  que  personne.  En  second  lieu, 
celui  qui,  après  un  assez  grand  nombre  d'années,  rendrait  strictement  la 
somme  reçue,  ne  se  libérerait  pas  réellement;  car  la  valeur  représentative 
de  l'argent  décroît  à  mesure  qu'augmente  le  capital  national,  et  cette  dé- 
croissance'est  même  très  rapide  dans  les  temps  de  surexcitation  industrielle. 
Ainsi,  une  somme  de  vingt  mille  francs,  due  depuis  vingt  ans,  et  restituée 
sans  intérêts  aujourd'hui ,  ne  représenterait  peut-être  pas  dix-huit  mille  francs 
de  la  dette  à  son  origine. 

Dai)S  les  campagnes  où  les  désirs  sont  bornés  par  l'impuissance  de  les  sa- 
tisfaire, on  se  résigne  assez  facilement  à  laisser  sommeiller  l'argent.  Mais  il 
paraît  que ,  dans  les  grandes  villes,  dans  les  foyers  d'industrie ,  où  le  besoin 
d'augmenter  son  bien-être  entrelient  chacun  dans  une  préoccupation  mala- 
dive, l'emploi  des  capitaux  est  une  difficulté  de  chaque  instant  pour  les  direc- 
teurs de  conscience.  Quelques  curés,  au  dire  de  M.  Pvolhac,  ont  trouvé  un 
ingénieux  moyen  de  réconcilier  l'égiise  avec  le  sens  comnnm.  Un  prêta-t-il 
été  fait  par  un  de  leurs  pénitens,  ils  exigent  que  celui-ci  aille  annuellement 
trouver  l'emprunteur,  et  lui  fasse  déclarer  que  les  cinq  francs  qu'il  donne 
pour  cent  francs  ne  sont  pas  l'intérêt  de  la  somme  prêtée,  mais  un  cadeau 
qu'il  veut  bien  faire  par  pure  reconnaissance.  La  cour  de  Rome  elle-même 
crut  se  tirer  d'affaire  par  un  détour  à  peu  près  semblable.  Un  grand  nombre 
de  prêtres  français  la  sollicitaient  de  trancher  les  difficultés  par  une  décision 
souveraine  :  elle  répondit  en  septembre  1830  qu'il  ne  fallait  pas  inquiéter 
{non  esse  inquietandos)  les  confesseurs  qui  tolèrent  le  placement ,  pourvu 
qu'ils  soient  disposés  à  se  soumettre  à  la  doctrine  définitive  de  l'église.  La 
réponse  était  dictée  dans  un  esprit  de  conciliation,  et  c'est  elle  pourtant  qui, 

(1)  Secunda  sccunds  Summae  Iheologicse  doctoris  ang«4ici,  Thoraae  Aquinatis.  (Quest.  78, 
art.  I.  ) 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  727 

en  ces  dernières  années,  a  fait  déborder  des  flots  d'encre  et  de  bile.  Des 
livres,  des  pamphlets  dignes  des  beaux  jours  de  la  Sorbonne ,  ont  remué  toutes 
les  passions  de  séminaire.  Un  prêtre  du  diocèse  de  Bayeux  a  osé  écrire  dans 
une  brochure  que  la  décision  papale  est  xin  oreiller  mis  sous  la  téie  du  pé- 
cheur. Le  doyen  de  la  Faculté  de  théologie  de  Lyon,  l'abbé  Etienne  Pages, 
vient  de  publier  un  énorme  volume,  qui  n'est  pourtant  que  le  discours  pré- 
liminaire d'une  dissertaiion  sur  le  prêt  à  intérêt,  dans  laquelle  on  prétend 
rétablir  les  principes  fondamentaux  en  matière  d'usure ,  ébranlés,  dit-on,  par 
les  réponses  récentes  des  congrégations  romaines.  Ce  livre  témoigne  doulou- 
reusement de  cette  préoccupation  du  clergé  français  qui  croit  sentir  dans  tout 
jiiouvement  social  le  souffle  impur  du  protestantisme.  L'horreur  chroni.que 
des  innovations  les  mieux  justifiées  conduit  parfois  l'auteur  jusqu'au  grotes- 
que. Par  exemple,  dans  les  cas  de  conscience  qu'il  se  propose,  il  déclare, 
d'après  un  théologien  du  siècle  dernier,  que  le  tuteur  qui  reçoit  en  dépôt  de 
l'argent  pour  son  pupille ,  et  qui  est  tenu ,  aux  termes  du  Code ,  de  représenter 
l'intérêt  légal  de  cet  argent,  ne  peut  pas  même  opérer  un  placement  à  terme; 
mais,  ajoute-t-il,  il  a  la  ressource  d'entreprendre  un  commerce,  et  de  faire 
participer  le  mineur  aux  bénéfices.  L'expédient  n'est-il  pas  merveilleux  ?  A 
l'avenir,  le  rentier,  l'avocat ,  l'artiste ,  en  acceptant  une  tutelle,  s'empressera 
de  suspendre  une  enseigne  à  sa  porte  !  Cette  solution ,  tout  ingénieuse  qu'elle 
soit,  ne  restera  sans  doute  pas  sans  réponse,  car  les  hostilités  ont  été  pous- 
sées trop  vivement  jusqu'ici  pour  qu'on  s'arrête  en  si  beau  chemin.  Ainsi, 
M.  Nolhac,  qui  se  fait  distinguer  dans  la  mêlée  par  sa  courtoisie  et  une  sorte 
de  parure  littéraire,  trouve  moyen  d'insinuer  que  M.  l'abbé  Pages,  professeur 
de  morale,  a  imprimé  sur  un  frontispice  ces  mots  sacramentels  :  Avec  appro- 
baticn  des  supérieurs,  bien  que  cette  approbation  de  l'autorité  diocésaine 
n'ait  pas  été  donnée  ;  il  fait  comprendre  à  d'autres  prêtres  qu'il  est  peu  loyal 
d'avoir  changé  du  blanc  au  noir  l'opinion  imposante  de  l'abbé  Bergier,  dans 
une  réimpression  du  Dictionnaire  ihéologique  de  cet  auteur.  D'autre  part, 
les  rigoristes,  qui  ont  l'avantage  du  nombre,  s'inquiètent  fort  peu  de  couvrir 
les  termes,  et  c'est  sur  ce  ton  que  l'un  d'eux  répond  à  un  adversaire  ;  «  Le 
livre  que  je  réfute  est  un  libelle  infâme  qui  porte  avec  lui  sa  malédiction ,  soa 
opprobre  et  son  ignominie.  »  En  ces  jours  où  l'aigreur  des  discussions  poli- 
tiques est  si  affligeante,  on  se  consolerait,  s'il  était  possible,  à  penser  qu'il  y 
a  plus  da  violence  encore  dans  les  débats  d'un  autre  monde ,  lequel  est  tout 
simplement  le  monde  religieux. 

Si  une  portion  notable  de  la  société  refuse  encore  de  se  faire  initier  aux 
mystères  du  crédif,  chaque  jour  en  revanche  accroît  le  nombre  des  personnes 
dont  l'unique  affaire  est  de  méditer  sur  les  propriétés  de  l'argent.  On  a  si  sou- 
vent présenté  le  mouvement  des  capitaux  comme  un  gage  infaillible  de  pro- 
spérité, que  l'opinion  publique  est  disposée  à  accueillir  toutes  les  mesures  qui 
tendent  à  le  précipiter.  Il  est  hors  de  doute  qu'une  abondante  circulation 
est  un  bienfait,  quand  l'accélération  s'opère  graduellement  et  sans  secousses, 
quand  c'est  le  débordement  naturel  de  la  richesse  acquise  qui  apporte  chaque 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  quelques  flots  de  plus  à  ce  courant  qui  fertilise  les  affaires.  Mais  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  d'augmenter  le  capital  circulant  par  une  innovation  systé- 
matique, par  la  création  de  quelque  nouveau  signe  représentatif,  on  ne  saurait 
procéder  avec  trop  de  réserve.  Le  financier,  dont  la  vue  dépasse  rarement 
une  page  de  chiffres,  peut  crier  au  prodige,  quand  le  total  d'une  opération 
présente  un  bénéfice,  qui  parfois  est  nominal  plutôt  que  réel;  l'illusion  lui 
est  d'autant  plus  facile,  qu'il  ne  peut  que  gagner  à  ces  viremens  de  fonds, 
dont  il  est  l'organe  nécessaire.  L'homme  d'état  aperçoit  les  choses  d'un  autre 
point  de  vue.  Il  plane  sur  des  groupes  passionnés  dont  les  intérêts  sont  en 
opposition,  et  qui  trop  souvent  s'obstinent  à  fermer  les  yeux  sur  leurs  inté- 
rêts véritables.  Il  sait  que  le  contre-coup  des  moindres  mouvemens  finan- 
ciers retentit  profondément  dans  les  niasses.  I!  ne  lui  suffit  pas  d'entrevoir 
un  accroissement  de  la  fortune  générale;  il  veut  savoir  si  cette  surabondance 
tournera  au  profit  de  tous,  ou  si,  répandue  inégalement,  elle  ne  doit  pas 
déterminer  une  surexcitation  en  quelques  parties,  et  un  appauvrissement 
douloureux  dans  les  autres.  On  conviendra  que  les  problèmes  de  cet  ordre 
méritent  réflexion,  et  qu'ils  se  compliquent  de  tant  de  circonstances,  qu'on 
ne  saurait  les  résoudre  par  les  seules  affirmations  des  économistes.  Qu'on  ne 
nous  prête  pas  pour  cela  le  ridicule  de  repousser  tous  les  plans  de  réforme 
financière;  nous  avons  foi  au  contraire  à  de  prochaines  et  urgentes  amélio- 
rations. Nous  voulons  seulement  rappeler  qu'un  gouvernement  manquerait 
à  son  premier  devoir,  à  la  prudence  qui  conserve,  s'il  n'attendait  pas  pour 
admettre  les  pions  de  cette  nature  que  la  méditation  les  ait  conduits  à  la  plus 
parfaite  maturité. 

Ces  réflexions  nous  sont  suggérées  par  plusieurs  brochures  qui  rendent 
l'administration  responsable  du  tort  qu'elle  fait  au  pays  en  retardant  la  mise 
en  œuvre  de  plusieurs  belles  découvertes  financières.  Nous  avons  regretté 
que  cette  disposition  conduisît  parfois  jusqu'au  ton  du  pamphlet  un  livre, 
fort  digne  d'ailleurs  d'être  pris  en  considération.  Sous  ce  titre  :  Des  banques 
dèpartemenialcs  en  France  (1),  M.  le  comte  d'Esterno,  chargé  par  des  capi- 
talistes de  Dijon  de  poursuivre  auprès  du  gouvernement  l'autorisation  de 
fonder  une  banque  locale,  a  publié  un  mémoire  où  il  signale  l'influence  des 
établissemens  de  ce  genre  sur  les  progrès  de  l'industrie,  et  propose  les  me- 
sures qu'il  croit  les  plus  favorables  à  leur  propagation.  D'après  les  principes 
en  vigueur  aujourd'hui,  une  banque  provinciale  ne  doit  pas  étendre  la  sphère 
de  ses  opérations  au-delà  de  la  ville  où  elle  est  établie,  et  il  lui  est  interdit 
de  se  mettre  en  communication  avec  les  banques  semblables.  Ainsi  se  trouve 
constitué  un  privilège  en  faveur  des  grandes  places  de  commerce  qui  seules 
peuvent  alimenter  un  comptoir  commun  par  le  mouvement  de  leurs  propres 
affaires  (2).  Or,  les  villes  secondaires  se  plaignent  avec  raison  d'un  système 


(1)  i  vol.  in-8",  chez  Renard  ,  rue  Sainle-Anne,  71. 

(2)  Sept  villes  seulement  se  sont  trouvées  jusqu'ici  dans  les  conditions  requises  :  Bordeaux , 
Rouen ,  Nantes,  Lyon ,  Marseille,  Lille  et  Le  Havre. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  729 

qui  tend  à  perpétuer  leur  infériorité,  en  les  privant  des  ressources  du  crédit. 
Amiens,  Toulouse,  Orléans,  Chartres  et  Dijon  sont  en  instance  pour  ob- 
tenir une  dérogation  aux  réglemens,  et  c'est  le  représentant  de  cette  der- 
nière ville  qui  porte  la  parole  dans  l'intérêt  commun.  Selon  M.  d'Esterno , 
une  banque  devrait  être  accordée,  non  pas  à  une  ville,  mais  à  une  circon- 
scription territoriale.  Le  sol  devrait  être  réparti  en  vingt  ou  trente  régions 
financières,  dont  les  limites  seraient  tracées,  non  pas  d'après  les  divisions 
administratives,  mais  seulement  par  les  exigences  du  commerce  et  par  l'affi- 
nité des  intérêts.  Chacune  de  ces  banques  serait  pourvue  d'un  capital  effectif 
de  2  à  10  millions,  selon  l'importance  des  services  qu'on  attendrait  d'elle.  En 
outre,  liberté  lui  serait  laissée  d'ouvrir  des  comptes  courans,  et  de  payer 
intérêt  aux  sommes  versées  dans  sa  caisse.  Des  communications  établies  gé- 
néralement permettraient  à  chaque  banque  de  prendre  du  papier  sur  les 
places  situées  dans  le  ressort  des  autres  banques ,  et  de  le  faire  encaisser  par 
ces  dernières.  Enfln ,  toute  banque  recevrait  à  bureau  ouvert  les  billets  de  ses 
correspondantes,  et  donnerait  les  siens  en  échange.  On  prévoit  les  objections 
de  l'autorité;  elles  sont  dictées  par  une  prudence  rigoureuse,  mais  salutaire. 
L'agglomération  de  plusieurs  villes,  réunies  par  un  organisme  financier,  pour- 
rait constituer  à  la  longue  de  petits  apanages  féodaux ,  sous  la  dépendance 
des  grands  capitalistes;  des  intérêts  de  localité  pèseraient  sans  cesse  sur  les 
ressorts  de  la  politique  nationale.  Si  les  banques  provinciales  payaient  un 
intérêt  pour  les  sommes  déposées,  ce  que  ne  fait  pas  la  banque  de  France, 
et  devenaient,  selon  l'expression  de  IM.  d'Esterno,  la  caisse  d'épargne  des 
gens  aisés,  elles  absorberaient  tout  le  capital  flottant,  et  seraient  ainsi  plus 
nuisibles  qu'utiles  à  la  circulation.  La  faculté  d'augmenter  au  besoin  le  fonds 
de  réserve  par  des  emprunts  effacerait  du  code  des  banques  l'article  qui 
fait  toute  leur  force,  celui  qui  leur  interdit  toute  spéculation  chanceuse. 
Admettre  l'échange  mutuel  des  billets,  ce  serait  établir  entre  toutes  les  caisses 
une  solidarité  fâcheuse  et  communiquer  nécessairement  à  tout  le  territoire 
les  inquiétudes  d'une  crise  locale.  L'inconvénient  qui  domine  tous  les  autres, 
est  de  diviser  tellement  le  droit  de  battre  monnaie,  que  l'émission  échappe 
au  contrôle  du  gouvernement. 

Au  surplus ,  la  discussion  qui  ne  tardera  pas  à  s'ouvrir  dans  les  chambres 
à  l'occasion  du  renouvellement  des  privilèges  de  la  Banque  de  France,  déci- 
dera du  sort  des  banques  départementales.  II  est  un  point  vers  lequel  tendent 
toutes  les  opinions  désintéressées.  Le  meilleur  système  est  celui  qui  fera  de 
l'état ,  sinon  le  garant ,  au  moins  le  régulateur  suprême  du  crédit.  Il  doit 
veiller  à  ce  que  les  banques  ne  soient  pas  une  machine  absorbante  à  l'usage 
des  actionnaires,  et  faire  en  sorte  qu'elles  fonctionnent  pour  l'utilité  du  plus 
grand  nombre,  nous  voudrions  pouvoir  dire  de  tous  :  malheureusement,  il 
y  a  une  limite  en  dehors  de  laquelle  leur  action  se  fera  bien  difficilement 
sentir.  M.  d'Esterno  répète,  après  beaucoup  d'autres,  que  des  comptoirs 
d'escompte  d'un  accès  facile  chasseraient  de  nos  campagnes  l'usure ,  ce 
fléau  qui  les  dévore.  Oublie-t-il  ce  qu'il  a  dit  avec  raison  quelques  pages  plus 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

haut,  que  rintérét  de  l'argent  se  compose  du  loyer  de  cet  argent,  et  de  la 
prime  d'assurance  que  le  prêteur  proportionne  toujours  à  la  chance  de  perte 
qu'il  croit  courir?  Or,  l'abondance  des  capitaux  ne  peut  abaisser  que  le  pre- 
mier élément  de  l'intérêt,  le  loyer.  Les  sacrifices  commandés  à  l'emprun- 
teur seront  toujours  mesurés  sur  ses  ressources  apparentes.  Voyons,  d'après 
M.  d'Esterno  lui-même,  comment  l'usure  se  pratique  dans  les  campagnes. 

—  «  Un  homme  a  besoin  d'une  mesure  de  blé  valant  5  francs  ;  il  n'a  pas  d'ar- 
gent pour  la  payer  :  l'usurier  la  lui  vend  6  francs,  et  lui  accorde  un  mois  de 
terme.  C'est  20  pour  100  d'intérêt  pour  un  mois,  ou  240  pour  100  par  an. 
Le  terme  arrivé,  le  débiteur  ne  peut  payer  en  argent,  mais  il  possède  une 
armoire  de  9  francs,  que  l'usurier  accepte  en  paiement  et  qui  lui  procure  un 
nouveau  bénélice  de  GO  pour  100  pour  un  mois,  ou  720  francs  par  an,  qui, 
réunis  aux  240  exigés  précédemment,  donnent  un  total  de  9G0  pour  100.  » 

—  Ce  triste  calcul  est  des  plus  justes;  mais  quand  chaque  ville  aurait  un 
comptoir  aussi  bien  pourvu  que  celui  de  Lyon ,  l'usurier  paierait  3  pour  100 
l'argent  qu'il  n'obtient  aujourd'hui  qu'à  raison  de  5,  et  il  ne  continuerait  pas 
moins  à  rançonner  le  paysan  qui  n'aura  jamais  du  papier  à  trois  signatures  à 
présenter  à  l'escompte.  Les  établissemens  de  crédit  public  serviront  indirec- 
tement la  classe  ouvrière;  mais  pour  qu'ils  portassent  tous  leurs  fruits,  il 
faudrait  qu'ils  se  combinassent  avec  quelque  réforme  constitutionnelle  de 
l'industrie. 

L'énorme  privilège  que  possèdent  les  capitaux  mobiles  de  multiplier  leur 
action ,  en  se  faisant  représenter  par  le  papier,  est  devenu  une  cause  de  ja- 
lousie de  la  part  des  propriétaires  du  capital  immobilier.  Cette  disposition  a 
enfanté  plusieurs  brochures  dans  lesquelles  on  propose  des  moyens  de  com- 
muniquer à  la  propriété  foncière  cette  qualité  représentative,  c'est-à-dire  que 
les  immeubles  eux-mêmes  formeraient  un  fonds  de  réserve  plus  solide  en- 
core, assure-t-on,  que  le  gage  métallique  des  banques,  et  que  leur  valeur 
représentée  en  papier,  dans  des  proportions  tracées  par  la  prudence,  serait 
jetée  dans  la  circulation.  Un  projet  conçu  d'après  ces  données  a  subi  derniè- 
rement la  censure  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques.  On  a 
répandu  encore  un  Mémoire  sur  le  droit  et  V instUniion  du  crédit  foncier. 
L'auteur,  M.  P.  Petit,  n'est  pas  de  ceux  qui  paraissent  ignorer  qu'une  valeur 
se  déprécie  par  sa  propre  abondance,  et  précipite  toutes  les  autres  dans  son 
avilissement.  La  presse,  qui  multiplie  les  billets,  n'opère  pas  à  ses  yeux  le 
grand  œuvre.  Il  prétend  démontrer  seulement  que  la  propriété  foncière  pour- 
rait trouver  dans  les  ressources  du  crédit  les  moyens  de  s'améliorer  elle- 
même,  et  d'atténuer  les  charges  qui  pèsent  particulièrement  sur  elle.  C'est 
renfermer  le  problème  dans  les  termes  de  la  raison  et  de  l'équité.  Nous  n'en- 
treprendrons pas,  toutefois,  l'analyse  des  opérations  conseillées  par  M.  Petit. 
Le  langage  qu'il  emploie  est  si  obscur,  que  nous  n'oserions  pas  même  répondre 
d'avoir  saisi  parfaitement  son  idée  première.  Qu'il  se  persuade  bien  que  ses 
convictions  ne  pourront  jamais  prévaloir,  s'il  ne  fait  pas  effort  pour  les  ex- 
poser d'une  façon  plus  intelligible. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  731 

Ce  qui  est  beaucoup  plus  difficile  que  de  multiplier  les  capitaux ,  c'est  de 
leur  faire  prendre  une  direction  utile  aux  intérêts  communs.  La  frénétique 
envie  de  brusquer  la  fortune,  afin  de  se  reposer  au  plus  tôt  dans  la  jouissance, 
précipite  toutes  les  ressources  du  pays  dans  les  spéculations  industrielles.  Le 
travail  agricole,  dont  la  récompense  est  certaine,  mais  modeste  et  chèrement 
achetée,  ne  sait  pas  parler  la  langue  séduisante  de  l'agiotage.  C'est  un  fait 
tristement  avéré  :  l'agriculture,  qui  devrait  être  pour  la  France  ce  qu'est  pour 
l'Angleterre  le  roulement  de  ses  métiers ,  ne  peut  pas  obtenir  chez  nous  les 
moyens  de  développer  les  richesses  du  sol  ;  et  quoique  favorisée  par  toutes 
les  conditions  physiques,  elle  ne  peut  combattre  la  concurrence  étrangère 
qu'en  sollicitant  des  prohibitions ,  au  détriment  des  consommateurs.  Après 
avoir  entrevu  cette  tendance  de  l'activité  française ,  on  interroge  avec  anxiété 
l'histoire  des  peuples  qui  ont  développé  leur  puissance  par  la  fabrication  ma- 
nuelle et  les  entreprises  commerciales.  C'est  le  sentiment  que  nous  avons 
éprouvé  en  ouvrant  un  livre  imprimé  à  Bruxelles  et  répandu  en  France:  De 
l'Indusirie  en  Belgiqtie,  cavscs  de  décadence  et  de  prospériic ,  par  M.  Bria- 
voine  (1).  L'aptitude  des  Belges  pour  les  arts  utiles  est,  en  quelque  sorte, 
instinctive.  L'usage  de  la  monnaie,  antérieur  à  l'invasion  romaine,  prouve 
que  les  objets  fabriqués  dans  le  pays,  comme  les  armes  de  luxe  et  les  étoffes, 
donnaient  lieu  déjà  à  des  transactions  conunerciales.  Domptés  par  César,  les 
Belges  s'approprient,  avec  une  dextérité  qui  frappe  le  conquérant  lui-même, 
les  procédés  romains.  Bientôt  ils  ont  fait  de  leurs  vainqueurs  des  tributaires. 
Sous  les  empereurs ,  les  grandes  villes  de  la  Gaule-Belgique ,  Tongres ,  Maës- 
trioht.  Bavai,  Tournay,  Cambrai,  exportent  pour  l'Italie  des  draps,  des 
toiles  de  lin  pour  l'habillement  et  pour  la  marine,  des  fers  travaillés,  des 
chairs  salées  et  fumées.  Ces  villes,  plusieurs  fois  saccagées  pendant  le  déchi- 
rement de  l'empire  romain ,  se  relèvent  toujours  de  leurs  ruines  :  sous  les 
premiers  chefs  de  race  franque,  Tournay  devient  résidence  royale.  Le  suc- 
cesseur de  Charlemagne  entre  en  comptes  avec  une  compagnie  de  négocians 
brabançons,  et  lui  fournit  des  vaisseaux  pour  un  commerce  d'échanges  aveo 
l'Angleterre,  l'Espagne,  l'Egypte  et  tout  l'Orient.  Les  institutions  du  comte 
Baudouin  III,  qui  régna  sur  les  Flandres  de  958  à  965,  ont  posé  les  fonde- 
mens  d'une  politique  que  ses  successeurs  ont  constamment  agrandie ,  et  qui 
explique  la  prospérité  croissante  du  pays.  M.  Briavoine  attribue  encore  à  ses 
compatriotes  les  résultats  économiques  des  croisades.  «  Aux  Belges,  dit-il, 
mais  sans  appuyer  ce  qu'il  avance ,  l'honneur  d'avoir  dérobé  aux  Orientaux 
leurs  secrets  chimiques  ou  mécaniques ,  l'art  de  filer  et  de  tisser  le  coton ,  de 
construire  les  moulins  à  vent,  de  fabriquer  des  tapis.  »  En  11G4 ,  l'association 
de  Bruges  et  d'Anvers  à  la  ligue  anséatique  fait  de  ces  deux  villes  les  en- 
trepôts de  tous  les  échanges  entre  le  nord  et  le  midi  de  l'Europe.  Au  com-. 
mencement  du  xiii'^  siècle ,  le  comte  Baudouin  IX ,  élu  par  les  croisés  em- 
pereur de  Constantinople ,  profite  d'un  instant  de  règne  pour  assurer  à  ses 

(<)  Dépôt  à  Paris ,  chez  Cli.  Gossclin ,  rue  Saint-Germaiti-des-Prés ,  9. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compatriotes  des  avantages  dans  les  ports  et  les  marchés  du  Levant.  A  partir 
de  cette  époque  jusqu'au  milieu  du  xvi*'  siècle ,  les  villes  belges ,  par  leur 
splendeur,  par  leurs  rivalités  sanglantes ,  par  leurs  dissensions  intestines , 
rappellent  les  opulentes  cités  italiennes  du  même  temps.  En  1360,  Louvain 
occupe ,  dans  trois  à  quatre  mille  fabriques  de  draps,  environ  cent  vingt  mille 
ouvriers.  Ypres  et  Bruges  n'ont  pas  moins  de  puissance.  Mais  ces  trois  villes 
sont  tour  à  tour  écrasées  par  Gand ,  qui  se  glorifie  de  ses  quatre-vingt  mille 
citoyens  en  état  de  porter  les  armes,  mais  où  l'on  compte  quatorze  cents 
homicides  en  dix  mois  dans  les  seuls  lieux  de  débauche.  «  Bruges  a  des  pri- 
vilèges, dit  M.  Briavoine,  elle  s'oppose  à  ce  qu'on  en  accorde  de  semblables 
à  l'Écluse;  l'Écluse,  de  son  côté,  se  croit  en  possession  de  la  mer  et  veut  en 
refuser  l'usage  à  Bruges  :  de  part  et  d'autre  on  court  aux  armes.  Ypres  soup- 
çonne Poperinghe  de  contrefaire  ses  étoffes  :  les  tisserands  de  la  ville  d'Ypres 
vont  détruire  Poperinghe.  Pour  des  questions  de  navigation  ou  de  métier,  on 
voit  Malines  se  soulever  contre  Bruxelles,  Anvers  contre  Malines ,  Bruges 
contre  Anvers  !  »  Néanmoins  l'industrie  répare ,  comme  par  enchantement , 
tous  les  maux  qu'elle  suscite.  Une  ville  saccagée  un  jour  reprend  son  éclat  le 
lendemain.  S'il  était  permis  d'établir  un  calcul  sur  les  affirmations  d'un  con- 
temporain, Anvers,  au  xvi''  siècle,  aurait  reçu  annuellement  dans  son  port 
soixante  mille  navires,  fournissant  en  total  quinze  cent  mille  tonneaux,  c'est- 
à-dire  le  double  des  chargemens  qui  arrivent  présentement  à  Londres.  Mais 
qu'on  tourne  la  page,  et  on  entre,  à  la  suite  de  l'auteur,  dans  une  période 
qu'il  intitule  :  Epoque  de  décadence!  Ces  tristes  et  douloureuses  transitions, 
qui  sont  fréquentes  dans  l'histoire  des  peuples  spécialement  adonnés  à  l'in- 
dustrie ,  sont  des  leçons  qu'on  ne  saurait  trop  méditer.  M.  Briavoine  se  livre 
à  ce  sujet  à  des  considérations  judicieuses,  que  nous  ne  reproduirons  pas  ici 
dans  la  crainte  de  les  affaiblir,  en  les  séparant  des  détails  qui  les  confirment. 
D'ailleurs  cette  partie  de  sa  tâche  n'est  pas  entièrement  remplie.  Un  second 
volume,  qui  doit  paraître  prochainement,  sera  consacré  à  l'examen  des  insti- 
tutions commerciales  et  de  la  situation  présente  de  la  Belgique. 

La  remarquable  narration  qui  remplit  la  première  partie  de  ce  volume 
conduit  à  un  exposé  méthodique  des  découvertes  ou  des  applications  les  plus 
importantes  réalisées  depuis  cinquante  ans.  Pour  faire  la  part  de  son  pays , 
l'auteur  est  souvent  obligé  de  constater  les  résultats  obtenus  en  Angleterre 
et  en  France ,  ce  qui  généralise  l'intérêt.  La  plupart  des  articles  laissent  dé- 
sirer néanmoins  des  détails  plus  précis.  La  production  et  la  vente  sont  trop 
rarement  évaluées  en  chiffres.  Par  exemple,  un  point  sur  lequel  des  renseî- 
gnemens  exacts  eussent  été  fort  désirables,  est  traité  par  l'auteur  avec  une 
discrétion  dont  plusieurs  de  ses  compatriotes  lui  sauront  gré.  «  Les  expor- 
tations en  librairie,  dit-il,  consistent  en  réimpressions  d'ouvrages  français 
et  anglais ,  que  les  libraires  éditeurs  livrent  au  commerce  généralement  à 
50  pour  100  au-dessous  des  prix  de  Londres  et  de  Paris,  et  quelquefois  plus 
bas  encore.  Ce  commerce  a  été  commencé  en  1817,  et  prend  d'année  en 
année  une  activité  qui  donne  lieu  à  une  progression  croissante.  »  Des  docu- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  733 

mens  officiels  et  récens  sur  les  chemins  de  fer  méritent  d'être  résumés  ici,  car 
ils  ont  pour  notre  pays  un  intérêt  de  circonstance.  La  dépense  présumée  de 
l'exploitation  a  été  évaluée,  pour  1838,  à  3,420,000 francs;  les  recettes  pré- 
sumées de  la  même  année  ont  été  inscrites  au  budget  pour  4,850,000  francs. 
A  ce  compte,  un  bénéfice  de  1,430,000  francs  eût  couvert  rigoureusement 
l'intérêt  et  l'amortissement  de  la  somme  engagée.  Suivant  ces  prévisions, 
l'état  devait  doter  le  public  d'un  système  de  communication  sans  surcharger 
les  contribuables.  Mais ,  d'après  le  résultat  des  dix  premiers  mois ,  la  recette 
de  1838  a  dû  être  inférieure  à  l'évaluation  d'au  moins  25  pour  100.  Ainsi, 
l'opération,  comme  placement  de  fonds,  laisserait  un  déficit  considérable, 
quoique  les  travaux  eussent  été  conduits  avec  économie ,  que  la  configuration 
du  sol  n'eût  pas  exigé  les  travaux  dispendieux  qui  seront  trop  souvent  néces- 
saires en  France ,  et  qu'il  n'y  eût  encore  une  double  voie  que  depuis  Bruxelles 
jusqu'à  Anvers.  On  attribue  ce  mécompte  au  bas  prix  des  tarifs  (1),  qui  cepen- 
dant, d'après  les  probabilités  économiques,  aurait  dû  augmenter  jusqu'à 
compensation  le  nombre  des  voyageurs.  La  dépense  des  travaux  exécutés 
jusqu'ici ,  sur  une  longueur  de  deux  cent  vingt  mille  mètres ,  s'élève  environ 
à  26  millions  de  francs  ;  elle  doit  dépasser  80  millions ,  quand  le  système  sera 
complété.  «  C'est  alors ,  dit  M.  Briavoine ,  que  se  présentera  l'alternative  de 
savoir  si  le  tarif  des  voyageurs  peut  être  maintenu  au  taux  primitif,  ou  si  le 
service  de  cette  vaste  exploitation  doit  être  rendu  à  l'industrie.  »  Nous  n'en- 
trevoyons pas  quel  pourrait  être  l'avantage  de  ce  dernier  expédient.  Les  offres 
d'une  compagnie  particulière  seraient  toujours  mesurées  au  bénéfice  possible, 
et  la  perte  ne  retomberait  pas  moins  à  la  charge  du  premier  entrepreneur, 
c'est-à-dire  de  l'état. 

Quels  que  soient  les  risques  financiers  de  l'établissement  des  chemins  de 
f.r,  toutes  les  nations  européennes  en  doivent  prendre  leur  parti.  L'applica- 
tion de  la  vapeur  aux  moyens  de  transport  est  une  révolution  commencée 
dont  rien  ne  saurait  détourner  le  cours.  Les  conséquences  sociales  de  cette 
révolution  offrent  un  inépuisable  sujet  de  conjectures.  On  sait  qu'elles  ont 
inspiré  à  notre  Académie  des  Sciences  morales  et  politiques  un  programme 
de  concours  ainsi  formulé  :  —  Quelle  peut  être,  sur  l'économie  matérielle,  sur 
la  vie  civile ,  sur  l'état  social  et  la  puissance  des  nations ,  l'influence  des  forces 
motrices  et  des  moyens  de  transport  qui  se  propagent  actuellement  dans  les 
deux  mondes  ?  —  C'est  pour  répondre  à  ces  questions  que  M.  Pecqueur  a 
écrit  deux  gros  volumes  intitulés  :  Des  Inicréts  du  Commerce,  de  l'Industrie 
et  de  l'Agriculture ,  sous  l'injhœnce  des  applications  de  la  vapeur  (2).  Cetra- 


(1)  Les  prix  sont,  en  effet,  minimes.  De  Bruxelles  à  Anvers,  la  distance  est  de  41,000  mètres, 
environ  neuf  lieues.  Le  prix  est  de  3  fr.  50  cent,  pour  les  berlines,  de  5  fr.  pour  les  dili- 
gences, de  2  fr.  pour  le  cliar-à-bancs,  de  \  fr.  25  cent,  pour  les  waggons.  Parmi  les  voyageurs 
qui  ont  parcouru  cette  distance  en  1837,  on  en  compte  soixante-huit  sur  cent  qui  ont  pris 
les  waggons,  et  n'ont  payé  conséquemment  que  1  fr.  25  cent,  ou  14  cent,  par  lieue. 

(2)  2  vol.  in-8o,  16  francs,  chez  Dcsessart,  rue  des  Beaux-Arts ,  15. 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vail  a  été  couronné.  L'Académie  n'a  pas  accepté  toutefois  la  solidarité  des 
doctrines  et  des  conjectures  de  l'auteur.  Elle  a  voulu  seulement,  a  dit  son 
rapporteur,  récompenser  des  efforts  consciencieux ,  un  méi'ite  réel ,  et  non 
pas  délivrer  un  brevet  de  certitude  à  cet  avenir  qui  nous  est  promis  par  une 
imagination  audacieuse.  M.  Pecqueur  a  donné  un  honorable  exemple  de 
probité  littéraire  en  rappelant  lui-même  dans  sa  préface  les  réserves  de  ses 
juges,  et  en  indiquant  les  passages  qui ,  ajoutés  après  coup  au  mémoire  pri- 
mitif, n'ont  pas  subi  l'épreuve  académique.  Il  serait  permis  de  croire  que 
l'auteur  a  traversé  toutes  les  écoles  sociales  qui  ont  entrepris,  en  ces  der- 
niers temps ,  la  conquête  de  l'avenir.  Hâtons-nous  de  dire  qu'il  n'emprunte , 
5  des  systèmes  souvent  hasardés,  que  leurs  élémens  généreux  et  féconds; 
aux  saint-simoniens,  le  respect  pour  l'intelligence  et  la  sympathie  pour  les 
travailleurs;  à  Fourier,  ses  vues  ingénieuses  d'économie  domestique;  aux 
humanitaires ,  leur  progressivité  indéfinie;  aux  orthodoxes,  la  loi  divine  du 
dévouement  et  de  la  fraternité  universelle.  Toutes  ces  doctrines  se  sont  mises 
à  la  recherche  de  quelque  théorie  d'association ,  unique  remède  qu'elles  aient 
entrevu  au  déchirement  qui  menace  de  mort  les  sociétés.  Or,  les  machines  à 
vapeur  et  les  chemins  de  fer,  qui ,  dans  l'opinion  de  M.  Pecqueur,  doivent 
opérer  forcément  la  concentration  et  le  classement  des  intérêts,  sont  salués 
dans  son  livre  comme  des  agens  providentiels.  Suivons  son  calcul.  11  y  a 
cinq  ans,  les  machines  employées  en  Angleterre  représentaient  la  force  de 
2,321,560  chevaux;  en  France,  celle  de  1,78.5,500;  en  Prusse,  celle  de 
914,985.  Le  travail  d'un  cheval  équivaut,  terme  moyen ,  à  celui  de  5  hommes. 
Il  s'ensuit  que  les  machines  ont  créé  une  force  qui  ajoute  à  celle  des  travail- 
leurs existans  l'action  de  12  millions  d'hommes  en  Angleterre,  de  9  millions 
en  France ,  de  4  millions  et  demi  en  Prusse.  Toutes  les  contrées  tendent 
à  se  donner  des  auxiliaires  du  même  genre.  Ces  ouvriers  muets  fonction- 
nent avec  une  économie ,  une  prestesse ,  une  régularité  désespérante  pour 
la  main  humaine.  Dans  la  guerre  commerciale ,  ils  assurent  la  victoire  à  ceux 
qui  les  mettent  en  œuvre,  c'est-à-dire  aux  gros  capitaux.  11  faudra  donc  que 
les  petits  producteurs ,  s'ils  ne  veulent  pas  retomber  dans  la  classe  des  sala- 
riés, se  rapprochent  et  se  concertent  pour  la  fabrication  en  grand,  à  l'aide 
des  plus  puissantes  machines.  Les  coups  mortels  ont  été  portés  par  Watt  et 
Stephenson.  Le  travail  capricieux  et  solitaire  se  débat  dans  l'agonie;  il  fera 
place  à  des  groupes  réunis  étroitement  par  un  même  intérêt,  éclairés  par  un 
commun  foyer  de  lumière;  leur  loi  constitutionnelle  sera  la  commandite, 
organisée  de  telle  sorte,  que  le  plus  faible  capital  puisse  s'y  associer  et  entrer 
en  participation  des  chances  favorables. 

Le  système  des  sociétés  industrielles,  par  petites  actions,  tend  en  effet  à 
prévaloir;  mais  c'est  précisément  parce  qu'on  nous  a  accoutumés  à  cette 
vague  attente  d'une  transformation  sociale,  qu'on  aimerait  à  connaître  les 
conséquences  imminentes,  les  douleurs  prochaines  de  la  transition.  M.  Pec- 
queur a  éludé  complètement  cette  difficulté  de  son  sujet  ;  son  lecteur  se 
trouve  transporté  dans  un  nouveau  monde ,  sans  savoir  comment  il  y  est 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  735 

arrivé.  Dans  ce  monde  ,  la  population  est  innombrable  et  sollicitée  sans  relâ- 
che au  légitime  accroissement,  par  l'augmentation  continuelle  des  produits 
agricoles,  par  la  possibilité  d'utiliser  tous  les  bras.  Là  se  trouvent  des  villes 
immenses,  bien  dessinées,  élégamment  bâties ,  assainies  et  égayées  par  des 
massifs  d'arbres;  les  maisons  ont  jusqu'à  huit  étages-,  pour  l'économie  du 
temps  ,  chaque  industrie  est  condensée  dans  un  quartier.  Dans  la  ville,  plu- 
sieurs associations  commerciales  sont  en  contact;  la  commune  rurale  est 
formée  d'une  seule  société  en  commandite,  par  petites  actions;  on  y  produit 
en  commun  et  l'on  consomme  aussi  en  commun ,  en  ce  sens  que  le  même 
appareil  domestique  et  culinaire  sert  à  préparer  la  nourriture  de  tous.  Mais 
on  n'est  pas  pour  cela  privé  des  plaisirs  de  l'intimité;  chacun  peut  emporter 
sa  part  et  mettre  la  nappe  chez  soi.  —  «  Voici  donc ,  s'écrie  M.  Pecqueur  dans 
son  enthousiasme  prophétique ,  voici  l'armée  des  producteurs ,  chefs  et  ou- 
vriers, tout  à  l'heure  dispersée,  anarchique,  confuse,  fonctionnant  deux  à 
deux  ou  dix  à  dix  dans  d'obscurs  ateliers  :  les  voici  groupés  par  cent,  deux 
cents,  quatre  cents  et  huit  cents  dans  de  vastes  établissemens,  soumis  à  une 
ponctualité  dans  le  service,  à  une  perfection  dans  l'œuvre,  à  une  unité 
d'action  et  de  direction ,  à  un  ensemble  que  rien  ne  rappelle  dans  le  méca- 
nisme du  travail  et  de  la  production  de  nos  jours!  »  —  Ce  que  nous  admirons 
surtout ,  c'est  le  merveilleux  système  de  communication  qui  relie  ces  divers 
centres  d'activité.  Non-seulement  les  grandes  villes  sont  rattachées  les  unes 
aux  autres  par  des  lignes  entretenues  et  exploitées  par  l'état,  et  correspon- 
dant aux  routes  royales  des  âges  barbares,  du  xix""^  siècle  par  exemple; 
mais  la  richesse  générale  permet  à  la  population  de  chaque  village  de  rem- 
placer les  chemins  vicinaux  et  communaux  par  de  petits  chemins  de  fer, 
rayonnant  sur  chacun  des  sept  ou  huit  principaux  points  de  la  circonférence 
du  territoire  communal,  avec  de  petits  embranchemens  çà  et  là,  pénétrant 
à  droite  et  à  gauche  dans  les  champs.  —  «  Par  là,  dit  l'auteur,  sera  trouvé  le 
moyen ,  tout  simple,  de  diminuer  le  dur  labeur  des  populations  agricoles,  et 
de  couvrir  tout  le  globe  d'un  vaste  réseau  de  chemins  de  fer  de  toutes  dimen- 
sions, en  dehors  duquel  pas  une  seule  agglomération  de  population  ne  sera 
laissée.  Il  y  a  plus ,  ajoute-t-il  deux  pages  plus  loin ,  il  n'est  pas  impossible 
que  cette  généralisation  de  la  vapeur  ne  s'arrête  qu'à  la  dernière  limite,  qui 
serait  de  desservir  même  les  rues,  et  toutes  les  rues  de  toute  ville,  de  tout 
village,  comme  font  aujourd'hui  les  chariots,  les  chevaux  et  les  pavés.  »  — 
Aussi,  dans  ce  monde  nouveau,  les  distances  sont  rapprochées  comme  par 
magie  :  Rouen  est  à  Sèvres,  Pieims  à  Pantin ,  Strasbourg  à  Meaux  ,  Perpi- 
gnan à  Pithiviers;  Saint-Pétersbourg  vient  prendre  place  à  Valenciennes, 
Bruxelles  à  Senlis,  Rome  à  Sens,  Madrid  à  Orléans;  et  Londres?...  il  est 
quelque  part  entre  Gisors ,  Beaumont  et  Chantilly.  Dans  ce  monde ,  l'échange 
continuel  des  produits  locaux  est  si  facile  et  si  rapide ,  que  chaque  pays  par- 
ticipe au  bien-être  de  tous  les  autres.  On  entend  dire  :  Je  vais  à  Bagdad ,  à 
Ispahan ,  à  Péking ,  comme  on  disait  autrefois  :  Je  vais  à  Périgueux  ou  à 
Mulhouse  ;  au  départ ,  on  prend  chez  un  banquier  une  lettre  de  crédit  pour 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  bonne  maison  du  Japon  ou  de  la  Tartarie.  Tous  les  hommes  du 
globe  sont  en  mouvement  ;  le  frottement  continuel  efface  toutes  les  nuances  ; 
la  communauté  d'idées  et  d'intérêts  s'établit  et  amène  enfin  le  règne  divin 
de  la  fraternité  universelle  ! 

Le  tableau  est  à  coup  sûr  fort  séduisant.  L'auteur  paraît  si  convaincu ,  ses 
croyances  sont  si  généreuses,  que  beaucoup  de  lecteurs  le  suivront  avec  un 
plaisir  très  réel  dans  cet  avenir  où  son  imagination  s'élance,  au  risque  même 
de  s'y  égarer  avec  lui.  Mais  il  se  pourrait  faire  que  des  esprits  plus  exigeans 
préférassent  à  ce  magnifique  ensemble  de  chemins  de  fer  qui  apparaît  dans 
un  vague  lointain,  quelques  avis  qui  conduisissent  à  la  reprise  des  travaux 
aujourd'hui  entravés.  Ils  demanderont  peut-être  si  ces  innombrables  actions 
industrielles,  représentant  la  richesse  du  monde  entier,  ne  deviendraient  pas 
pour  quelques-uns  l'objet  d'un  dangereux  agiotage;  si  la  concurrence  collec- 
tive ne  succéderait  pas  à  la  concurrence  individuelle,  et  si,  par  la  concentra- 
tion et  l'équilibre  des  forces ,  on  ferait  autre  chose  que  de  substituer  la  guerre 
générale  au  duel  pai'ticulier.^  Au  lieu  d'opérer  une  répartition  plus  équitable 
de  la  fortune  publique,  ces  machines  qui  remplacent  des  milliers  de  bras ,  ces 
armées  de  travailleurs  qu'un  homme  riche  peut  faire  sortir  de  son  coffre-fort, 
ces  chemins  de  fer  qui  permettent  au  grand  fabricant  de  s'adresser  sans  in- 
termédiaire au  consommateur,  ne  préparent-ils  pas  le  règne  de  quelque  aris- 
tocratie de  comptoir?  Il  en  serait  ainsi,  M.  Pecqueur  l'avoue,  si  on  laissait 
prévaloir  chez  nous  les  théories  anglo-américaines,  «  qui  tendent  à  créer  des 
ouvriers  machines,  à  emplir  les  cités  de  prolétaires  dénués,  à  engendrer  et  à 

perpétuer  le  paupérisme  légal si  l'abandon  des  travaux  d'utilité  publique 

à  de  grandes  compagnies  exposait  les  nations  au  monopole  du  transport  et 
des  voies  de  communication,  ou  aux  dîmes  onéreuses  des  péages  et  des  ta- 
rifs. »  M.  Pecqueur  se  rassure  pour  le  compte  de  la  France  en  songeant  aux 
institutions  civiles  qu'elle  a  conquises  et  à  la  diffusion  des  lumières.  Mais  la 
garantie  est-elle  suffisante?  Selon  nous,  l'abolition  des  substitutions,  du  droit 
d'aînesse  et  de  la  main-morte,  ne  rend  impossible  que  la  résurrection  de  la 
féodalité  ancienne,  qui  avait  ses  racines  dans  le  sol  :  si  l'avenir  devait  enfanter 
quelque  nouvelle  aristocratie,  elle  serait  assurément  de  constitution  diffé- 
rente, et  tirerait  sa  principale  force  du  capital  mobile  et  de  l'arsenal  du 
crédit.  Il  est  vrai  encore  que  des  populations  instruites  ne  se  laisseraient  pas 
facilement  maîtriser;  mais  précisément  cette  résistance  de  leur  part  à  un  fait 
qui  s'accomplirait  fatalement  perpétuerait  dans  la  société  les  tiraillemens  et 
le  désordre.  Il  ne  nous  parait  donc  pas  démontré  que  la  substitution  de  la 
vapeur  aux  forces  vivantes,  que  la  rapidité  des  communications  doivent  in- 
failliblement ramener  rage  d'or.  Cette  révolution  sera,  comme  toutes  les  au- 
tres ,  heureuse  et  féconde ,  à  condition  d'être  contenue  dans  de  sages  limites 
par  des  guides  clairvoyans.  Au  surplus,  la  sévérité  toucherait  au  ridicule,  si 
on  reprochait  à  M.  Pecqueur  de  n'avoir  pas  répondu  par  des  solutions  inat- 
taquables à  tous  ces  grands  problèmes  de  l'avenir.  Il  lui  reste  assez  d'autres 
élémens  de  succès.  Son  livre  a  du  piquant  dans  la  partie  audacieusement 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  737 

prophétique,  et  un  mérite  solide  dans  quelques  thèses  d'économie  politique, 
comme  la  mobilisation  de  la  propriété  foncière,  le  morcellement  du  sol,  les 
salaires,  et  particulièrement  les  banques  et  institutions  de  crédit,  chapitre 
remarquable ,  complété  par  une  note  fort  développée  et  qui  mérite  attention. 
En  un  mot,  quoique  l'ouvrage,  dans  son  ensemble,  ne  réponde  pas  parfaite- 
ment aux  engagemens  positifs  du  titre,  il  ne  sera  pas  lu  sans  profit  par  les 
personnes  intéressées  à  la  prospérité  du  commerce,  de  l'industrie  et  de 
l'agriculture. 

En  groupant  les  ouvrages  dont  nous  venons  de  rendre  compte,  le  hasard 
nous  a  fait  assister  aux  embarras  de  plusieurs  âges  ;  il  nous  a  fait  toucher  les 
côtés  épineux  de  plusieurs  systèmes.  Cette  expérience  conduit  naturellement 
à  une  dernière  réflexion. La  politique,  telle  qu'elle  a  cours  en  France,  a  dé- 
posé dans  les  esprits  des  germes  irritans,  qu'on  voit  à  certaines  époques  se  dé- 
velopper comme  par  contagion.  A  ceux  qui  redoutent  les  crises  de  ce  mal ,  pour 
le  pays  et  pour  eux-mêmes ,  nous  enseignerons  un  remède  :  qu'ils  s'appliquent 
de  bonne  foi  à  l'étude  des  affaires  positives.  Dès  qu'on  peut  pénétrer  dans  l'or- 
ganisation des  siècles  antérieurs  et  se  représenter  le  sort  qu'on  y  eût  trouvé, 
on  se  résigne  assez  facilement  à  vivre  dans  ce  pauvre  xix^  siècle,  si  noir  qu'on 
le  fasse.  Il  est  bon  d'entrevoir  dans  le  spectacle  du  passé  tout  ce  qu'il  faut  de 
temps  et  d'efforts  pour  opérer  au  sein  d'un  peuple  le  classement  des  condi- 
tions et  l'équilibre  des  intérêts  ;  pour  ordonner  le  moindre  des  services  pu- 
blics; pour  faire  sortir  d'une  controverse  le  jet  lumineux  qui  frappe  et  viviûe 
les  opinions.  On  souffre  moins  alors  de  la  fièvre  du  progrès;  on  sait  résister  à 
des  impatiences  de  malade.  On  ne  cesse  pas  pour  cela  de  poursuivre  les  amé- 
liorations exigées  par  le  présent;  mais,  comme  on  a  mesuré  les  difficultés  de 
la  tâche,  on  ne  refuse  plus  l'indulgence  à  ceux  qui  ont  charge  de  l'accomplir. 
On  tient  moins  aux  professions  de  foi,  beaucoup  plus  aux  actes.  On  prend  en 
pitié,  et  cette  guerre  systématique  qui  n'est  pas  autre  chose  qu'une  batterie 
d'aveugles,  et  cette  polémique  qui  ne  sait  que  mettre  deux  personnes  en  ba- 
lance ,  qui  s'occupe  toujours  des  instrumens;  de  l'œuvre,  jamais  !  On  rougi- 
rait surtout  de  grossir  cette  foule  qui  place  niaisement  toutes  les  chances  du 
pays  sur  une  seule  tête ,  semblable  à  ces  gens  qui ,  autour  d'un  tapis  vert  et 
regardant  une  partie  sans  la  comprendre ,  parient  pour  un  joueur  sur  la 
vague  idée  qu'ils  se  font  de  son  bonheur  ou  de  son  adresse.  Heureusement 
que  de  jour  en  jour  il  devient  plus  facile  de  s'éclairer  sur  les  intérêts  nationaux. 
Des  documens  officiels,  des  travaux  particuliers  qui  épuisent  successivement 
les  questions  générales,  complètent  la  leçon  qui  ressort  du  spectacle  des  évè- 
nemens.  Que  les  hommes  de  bonne  foi,  et  c'est  le  plus  grand  nombre,  entre- 
prennent sincèrement  leur  éducation  politique.  Quel  que  soit  leur  point  de 
départ ,  ils  s'étonneront  bientôt  de  se  rencontrer  sur  un  même  terrain ,  et  d'y 
former,  par  leur  réunion,  une  force  assez  imposante  pour  commander  le 
silence  à  tous  les  égoïsmes,  et  pour  entamer  l'œuvre  de  l'avenir  avec  calme 
et  dignité. 

A.  C.-T. 

TOME  XVII.  47 


POÈTES 


ET 


DE  LA  FRANCE. 


XXXII. 
Madame  «le  CSBarrîère. 


Est-ce  de  la  critique  que  nous  faisons  en  esquissant  ces  portraits? 
il  y  a  des  personnes  qui  le  croient,  et  qui  veulent  bien  nous  plaindre 
de  nous  y  absorber  ou  dissiper.  D'autres  qui  sont  pour  la  critique  au 
contraire ,  et  qui  nous  la  conseilleraient  fort ,  en  contestent  le  titre 
à  ces  essais  et  doutent  de  la  rigueur  du  genre.  Nous-même,  avouons- 
le,  nous  en  doutons.  Pour  nous,  en  effet,  faut-il  le  trahir?  ce  cadre 
où  la  critique,  au  sens  exact  du  mot ,  n'intervient  souvent  que  comme 
fort  secondaire,  n'est  dans  ce  cas-là  qu'une  forme  particulière  et 
accommodée  aux  alentours,  pour  produire  nos  propres  sentimens 
sur  le  monde  et  sur  la  vie ,  pour  exhaler  avec  détour  une  certaine 
poésie  cachée.  C'est  un  moyen  quelquefois,  au  sein  d'une  Revue 
grave,  de  continuer  peut-être  l'élégie  interrompue.  Si  nous  réussis- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    73& 

sions  à  souhait  et  selon  tout  notre  idéal ,  un  bon  nombre  de  ces  ar- 
ticles médiocrement  sévères  et  de  ces  portraits  ne  seraient  guère 
autre  chose  qu'une  manière  de  coup  d'œil  sur  des  coins  de  jardins  d'Al- 
cibiade,  retrouvés,  retracés  par-ci  par-là,  du  dehors,  et  qui  ne  de- 
vraient pas  entrer  dans  la  carte  de  l'Attique  :  cette  carte,  c'est,  par 
exemple,  l'histoire  générale  de  la  littérature,  telle  que  la  professait 
ces  années  précédentes,  et  que  l'écrira  bientôt,  nous  l'espérons,  notre 
ami  Ampère,  ou  quelqu'un  de  pareil.  En  choisissant  avec  prédilection 
des  noms  peu  connus  ou  déjà  oubliés,  et  hors  de  la  grande  route 
battue,  nous  obéissons  donc  à  ce  goût  de  cœur  et  de  fantaisie  qui  fait 
produire  à  d'autres,  plus  heureux  d'imagination,  tant  de  nouvelles  et 
de  romans.  Seulement  nos  personnages,  à  nous,  n'ont  rien  de  créé , 
môme  quand  ils  semblent  le  plus  imprévus.  Ils  sont  vrais ,  ils  ont 
existé;  ils  nous  coûtent  moins  à  inventer,  mais  non  pas  moins  peut- 
être  à  retrouver,  à  étudier  et  à  décrire.  Il  résulte  de  ce  soin  même 
et  de  ce  premier  mystère  de  notre  étude  avec  eux ,  que  nous  les  ai- 
mons, et  qu'il  s'en  répand  un  reflet  de  nous  à  eux,  une  teinte  qui 
donne  à  l'ensemble  de  leur  figure  une  certaine  émotion  :  c'est  sou- 
vent l'intérêt  unique  de  ces  petites  nouvelles  à  un  seul  personnage. 
En  voici  un  encore  vers  lequel  le  hasard  nous  a  conduit,  et  auquel 
une  connaissance  suivie  nous  a  attaché. 

Horace  aime  à  poser  sa  Vénus  près  des  lacs  d'Albane  en  marbre 
blanc,  sous  des  lambris  de  citronnier  :  sub  trabe  citred.  Volontiers, 
certains  petits  livres ,  nés  de  Vénus  et  chers  à  la  grâce ,  se  cachent 
ainsi  parfumés  dans  leurs  tablettes  de  bois  de  palissandre.  Pour  qui , 
il  y  a  vingt  ans,  a  jeté  parfois  un  œil  curieux,  dans  une  attente  chérie, 
et  a  promené  une  main  distraite  sur  quelqu'un  de  ces  volumes  pré- 
férés, rien  de  plus  connu  que  Caliste  ou  Lettres  écrites  de  Lausanne^ 
rien  ne  l'est  moins  que  l'auteur.  C'est  de  lui  que  j'ai  à  parler. 

Au  titre  de  l'ouvrage ,  on  croirait  l'auteur  de  Lausanne  même  ou 
de  la  Suisse  française.  M"^  de  Charrière  y  habitait ,  mais  n'en  était 
pas.  Son  nom  est  à  ajouter  à  cette  liste  d'illustres  étrangers  qui  ont 
cultivé  et  honoré  l'esprit  français,  la  littérature  française,  au  xyiii"^ 
siècle,  tels  que  le  prince  de  Ligne,  M"""  de  Kriidner.  Elle  était  Hol- 
landaise; il  faut  oser  dire  tous  ses  noms. 

M"'=  I.-A.-E.  van  Tuyll  van  Serooskerken  van  Zuylen  était  fille  des 
nobles  barons  ainsi  au  long  dénommés.  On  l'appelait  Belle  de  son 
prénom ,  abréviation  d'Isabelle  ou  d'Arabelle.  J'ai  eu  entre  les  mains 
nombre  de  lettres  d'elle  à  sa  mère  et  à  une  tante ,  dans  l'intervalle 
des  années  1760-1767.  Elle  n'était  pas  mariée  à  ces  dates;  elle  pou- 


T40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

\mt  avoir  vingt  ans  environ  en  1760.  Elle  passe  sa  vie  dans  la  haute 
société  hollandaise,  ses  étés  à  la  campagne,  à  Voorn ,  à  Heer,  à  Arn- 
hem;  elle  écrit  à  sa  mère  toujours  en  français,  et  du  plus  leste  :  c'est 
sa  vraie  langue  de  nourrice.  Elle  lit  avec  avidité  nos  auteurs.  M"''  de 
Sévigné ,  la  Marianne  de  Marivaux ,  môme  l'Écossaise  de  Voltaire , 
ces  primeurs  du  temps  ;  le  Monde  moral  de  Prévost ,  qu'elle  appelle 
cf  une  sorte  de  roman  nouveau  et  très  bien  écrit ,  sans  dénouement 
encore  :  aussi  est-ce  moins  une  intrigue  que  des  réflexions  sur  di- 
verses histoires  détachées  ;  il  y  a  du  riant  et  du  tragique,  de  la  finesse 
et  de  la  solidité  dans  les  remarques.  Il  m'en  coûte  toujours  un  peu, 
ejoute-t-elle,  au  sortir  de  ces  lectures,  d'en  venir  à  relire,  comme 
je  voulais  faire  cette  fois,  Pascal  et  Dubos.  » 

Aux  grandes  tantes,  aux  grands  parens  respectables  (quand  il  vient 
d'eux  quelque  lettre),  on  l'avertit  qu'il  faut  répondre  en  hollandais. 
((  Je  me  suis  hâtée,  dit-elle,  de  le  faire  du  mieux  que  j'ai  pu.  Les 
H  W  Gh  n'y  sont  pas  épargnés ,  non  plus  que  les  T  K.  »  Elle  se 
moque  juste  comme  Boileau  en  son  temps  faisait  du  Whal  ou  du 
Leck  : 

Wurts...  Ah!  quel  nom,  grand  Roi,  quel  Hector  que  ce  Wurts! 

Elle  peint  au  naturel  et  avec  enjouement  la  société  hollandaise 
d'alors  (1) ,  comme  eût  fait  une  Française  détachée  de  Paris  et  qui 
aurait  noté  à  livre  ouvert  les  ridicules  et  les  pesanteurs  :  «  Hier,  nous 
jouîmes  des  plaisanteries  d'un  jeune  Amsterdammois.  »  Et  les  demoi- 
selles nobles  à  marier,  elle  oublie  qu'elle  l'est  et  qu'elle  n'aura  que 
peu  de  dot  ;  elle  s'égaie  en  attendant  : 

«Faites,  je  vous  prie,  mes  complimens  à  cette  freide.  Ne  trouverait-elle 
point,  comme  M™''  Ruisch,  que  pendant  un  temps  si  pluvieux,  où  l'on  ne 
sait  que  faire,  il  faudrait,  pour  s'amuser,  se  marier  un  peu?  » 

«  Ce  que  vous  dites  du  pouvoir  de  la  dot  et  de  l'inutilité  de  la  parure,  m'a 
fait  rire,  tout  comme  si  je  n'y  avais  point  d'intérêt  et  comme  si  je  n'avais 
rien  de  commun  avec  ces  demoiselles  qui  perdent  leurs  peines  et  leur  temps, 
sans  s'attirer  autre  chose  que  de  stériles  douceurs.  Ah  !  laissez-nous  ce  plaisir, 
cette  légère  espérance  pour  consolation.  Qui  sait.^  il  y  a  des  amans  moins 
solides.  « 

« Ah!  ma  chère  mère,  n'y  pensez  plus.  Regardez  plutôt  ma  cousine 

{qui  se  mariait),  son  air,  sa  robe,  ses  pensées;  car  je  vous  demanderai 

(1)  Dollars,  et,  dans  tout  ce  qui  suit,  je  prie  de  remarquer  que  je  n'entends  parler  avec 
Mme  de  Charrière  que  du  passé;  la  société  actuelle  de  La  Haye  est,  m'assure-t-on ,  des  plus 
désirables. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  BIODERNES  DE  LA  FRANCE.  741 

compte  de  tout  cela.  lime  semble  qu'un  volume  entier  de  titres  ne  me  ferait 
pas  envier  ce  jour-ci;  il  faut  bien  autre  chose  pour  compenser  ce  qu'un  en- 
gagement éternel  a  d'effrayant.  Je  souhaite  que  ma  cousine  sente  cette  autre 
chose ,  ou  qu'elle  ne  sente  point  d'effroi.  .Te  voudrais  qu'elle  fiît  bien  gaie  et 
qu'elle  ne  pleurât  qu'un  peu  ;  car  elle  pleurera,  cela  est,  dit-on,  dans  l'ordre.  » 

Ce  sont  des  riens,  mais  on  a  le  ton;  comme  c'est  net  et  bien  dit! 
De  pensée  ferme  autant  que  de  vive  allure ,  elle  sait  de  bonne  heure 
le  monde,  réfléchit  sur  les  sentimens,  et  voit  les  choses  par  le  positif. 
Elle  a  l'esprit  fait,  elle  moralise  :  «  Nous  sommes  [sa  tante  et  elle)  à 
merveille  jusqu'à  présent.  Nous  faisons  ensemble  des  découvertes  sur 
le  caractère  des  hommes  :  par  exemple,  nous  nous  sommes  finement 
aperçues  qu'il  y  a  dans  ce  monde  beaucoup  de  vanité,  et  que  la  plu- 
part des  gens  en  ont.  Jugez  par  là  de  la  nouveauté  et  de  la  subtilité 
de  nos  remarques.  »  On  le  voit  au  ton  :  c'est  une  M"''  De  Launay 
égarée  devers  Harlem.  Quand  elle  se  moque  du  Landag  extraordi- 
naire à  Nimègue,  où  l'on  délibère  sur  quelques  vaisseaux  de  foin,  et 
qui  occupe  toutes  les  bêtes  de  la  province,  elle  nous  rappelle  M"'  de 
Sévigné  aux  états  de  Bretagne.  Le  Teniers  pourtant  n'est  pas  loin, 
n  y  a  des  caricatures  d'intérieur  touchées  d'un  mot  : 

«  Au  déjeuner,  M.  de  Casembrood  {le  chapelain)  lit  d'ordinaire  dans  la 
Bible,  en  robe  de  chambre  et  bonnet  de  nuit,  et  cependant  en  bottes  et  cu- 
lottes de  cuir,  ce  qui  compose  en  vérité  une  figure  très  risible  et  point  char- 
mante. Sa  femme  paraît  le  regarder  comme  un  autre  Adonis.  Il  est  de  bonne 
humeur,  obligeant,  assez  commode  et  toujours  pressé.  Hier,  il  nous  régala 

de  la  compagnie  du  baron  van  H ,  cousin  de  la  suivante,  gentilhomme 

très  noble  et  non  moins  gueux.  Le  langage,  l'habillement  et  les  manières, 
tout  était  plaisant.  Je  demandai  :  Qu'est-ce  que  la  naissance?  Et  d'après  ses 
discours,  je  me  répondis  :  C'est  le  droit  de  chasser.  » 

Il  me  semble  qu'on  commence  à  la  connaître  ;  voilà  son  esprit  qui 
se  dessine,  mais  son  cœur....  Elle  le  mit  à  la  raison  autant  qu'elle 
put,  et,  impétueux  qu'elle  le  sentait,  travailla  de  bien  bonne  heure 
à  le  contenir.  Elle  était  médiocrement  jolie,  elle  était  sans  dot  ou  à 
peu  près  (les  fils  dans  ces  familles  ayant  tout) ,  elle  était  très  noble 
et  ne  pouvant  déroger.  Elle  comprit  sa  destinée  tout  d'un  regard,  et 
s'y  résigna  d'un  haut  dédain  sous  air  de  gaieté.  M""*  de  Charrière 
était  une  ame  forte.  Près  de  mourir,  en  180i,  elle  écrivait  à  un  ami 
particulier  à  propos  d'une  visite  importune  et  indiscrète  qu'elle  avait 
reçue  : 

«  Si  vous  croyez  que  M.  et  M™^  R....  pourront  vous  mettre  au  fait  de  nous, 
vous  êtes  dans  l'erreur.  Monsieur  m'a  fait  quelques  lourdes  questions  pen- 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  que  M.  de  Cliarrière  dormait.  Après  l'avoir  écouté  avec  une  sorte  de 
surprise  :  «  Tout  ce  que  je  puis  vous  répondre,  monsieur,  c'est  que  M.  de 
Cliarrière  se  promène  beaucoup  dans  son  jardin,  lit  une  partie  du  jour,  et 
joue  tous  les  soirs...  »  Quand  j'étais  jeune,  j'ai  cent  mille  fois  répété  en  ar- 
pentant le  château  de  Zuylen  :  » 

Un  esprit  mâle  et  vraiment  sage, 
Dans  le  plus  invincible  ennui, 
Dédaigne  le  faible  avantage 
De  se  faire  plaindre  d'autrui. 

Je  n'ai  pas  assez  oublié  ma  leçon  pour  entretenir  une  M™*"  R....  de  moi.  A 
peine  puis-je  me  résoudre  à  parler  à  un  médecin  de  mes  maux;  et,  lorsque 
je  parle  à  quelqu'un  de  ma  tristesse,  il  faut  que  j'y  sois,  pour  ainsi  dire, 
forcée  par  un  excès  d'impatience  que  je  pourrais  appeler  désespoir.  Je  ne 
me  montre  volontairement  que  par  les  distractions  que  je  sais  encore  quel- 
quefois me  donner,  w 

Ce  qu'elle  était  stoïquement  à  la  veille  de  sa  mort,  elle  tâchait  de 
l'être  dès  l'âge  de  quinze  ans.  Au  sortir  de  l'enfance,  vers  1756,  elle 
écrivait  ces  réflexions  attristées  et  bien  mûres  à  l'un  de  ses  frères  mort 
peu  après  : 

« L'on  vante  souvent  les  avantages  de  l'amitié,  mais  quelquefois  je 

doute  s'ils  sont  plus  grands  que  les  inconvéniens.  Quand  on  a  des  amis,  les 
uns  meurent,  les  autres  souffrent;  il  en  estd'imprudens;  il  en  est  d'infidèles. 
Leurs  maux,  leurs  fautes,  nous  affligent  autant  que  les  nôtres.  Leur  perte 
nous  accable,  leur  infidélité  nous  fait  un  tort  réel ,  et  les  bonheurs  ne  sont 
point  comme  les  malheurs;  il  y  en  a  peu  d'imprévus.  L'on  n'y  est  pas  si  sen- 
sible. La  bonne  santé  d'un  ami  ne  nous  réjouit  pas  tant  que  ses  maladies  nous 
inquiètent.  Sa  fortune  croît  insensiblement,  elle  peut  tomber  tout  d'un  coup, 
et  sa  vie  ne  tient  qu'à  un  fil.  Un  malentendu,  un  oubli,  une  mauvaise  hu- 
meur peut  changer  ses  sentimens  à  notre  égard;  et  combien  sur  un  pareil 
sujet  les  moindres  reproches  qu'on  se  fait  à  soi-même  ne  doivent-ils  pas  être 
douloureux!  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  faire  tout  par  devoir,  par  raison,  par 
charité,  et  rien  par  sentiment?  Je  vois  un  homme  malade,  je  le  soulage  au- 
tant qu'il  m'est  possible.  S'il  meurt,  quel  qu'il  soit,  cela  me  touche  peu.  Je 
vois  un  autre  homme  qui  commet  des  fautes;  je  le  reprends,  je  lui  donne  les 
conseils  les  plus  conformes  à  la  raison;  s'il  ne  les  suit  pas,  tant  pis  pour  lui. 
Je  croîs  qu'il  serait  heureux  d'aimer  tout  le  monde  comme  notre  prochain , 
et  de  n'avoir  aucun  attachement  particulier;  mais  je  doute  fort  que  cela 
fût  possible.  Dieu  a  mis  dans  notre  cœur  un  penchant  naturel  à  l'amitié  qu'il 
nous  serait,  je  crois,  difficile,  ou  même  impossible  de  vaincre.  Une  bonté 
générale  ne  serait  pas  capable  peut-être  de  nous  faire  avoir  assez  de  soin  de 
ceux  qui  nous  environnent,  et  Dieu  a  voulu  que  nous  les  aimassions,  afin 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    743 

que  nous  pussions  trouver  un  plaisir  réel  à  leur  faire  du  bien,  même  lorsqu'ils 
ne  sont  pas  assez  malheureux  pour  exciter  notre  compassion.  Pensez-y  un  mo- 
ment, mon  cher  frère,  et  vous  me  direz  si  vous  trouvez  autant  d'avantage  à  pou- 
voir verser  noire  cœur  dans  le  sein  d\in  ami,  à  lui  découvrir  nos  fautes  et 
nos  alarmes,  à  recevoir  ses  avis  et  ses  consolations,  qu'il  y  a  d'amertume  à 
pleurer  sa  mort  ou  à  compatir  à  ses  souffrances....  » 

Et  en  post-scriptum  ajouté  après  la  mort  de  son  frère  :  «  Il  m'a  fait  éprou- 
ver celle  de  ce  premier  chagrin.  » 

M"'  de  Zuylen  lisait  et  parlait  l'anglais ,  et  possédait  cette  littéra- 
ture. Elle  fit  le  voyage  d'Angleterre  dans  l'automne  de  1766,  y  resta 
jusqu'au  printemps  de  1767,  y  vit  le  grand  monde,  toutes  les  ambas- 
sadrices et  la  nobilitij.  Son  champ  d'observation  s'y  varia.  Le  xviir 
siècle  de  cette  société  anglaise  se  peint  à  ravir  dans  ses  lettres, 
comme  il  se  reflétera  ensuite  dans  ses  romans  : 

a  Vous  seriez  étonnée  de  voir  de  la  beauté  sans  aucune  grâce ,  de  belles 
tailles  qui  ne  font  pas  une  révérence  supportable ,  quelques  dames  de  la  pre- 
mière vertu  ayant  l'air  de  grisettes ,  beaucoup  de  magnificence  avec  peu  de 
goût.  C'est  un  étrange  pays.  On  compta  hier  dans  notre  voisinage  six  femmes 
séparées  de  leurs  maris.  J'ai  diné  avec  une  septième.  La  femme  du  meilleur 
air  que  j'aie  encore  vue,  la  plus  polie,  la  mieux  mise,  a  donné  un  nombre 
infini  de  pères  à  ses  enfans;  elle  a  une  fille  qui  ressemble  à  mylord....  et  qui 
est  belle.  Elle  ne  cesse  pas  de  remarquer  cette  ressemblance,  et  m'en  a  parlé 
les  deux  fois  que  je  l'ai  vue.  » 

On  était  alors,  en  Angleterre,  dans  la  première  vivacité  de  renais- 
sance gothique ,  dans  ce  goût  du  Château  d'Otrante  qui ,  depuis ,  s'est 
perfectionné ,  mais  n'a  pas  cessé  : 

«  Mars  1767.  —  Rien  ne  m'avait  étonnée  à  Londres;  mais  j'ai  vu  plusieurs 
campagnes  depuis  quinze  jours  qui  m'ont  étonnée  et  charmée  :  même  au 
commencement  de  mars,  cela  me  paraît  cent  fois  plus  agréable  que  tout  ce 
que  j'ai  admiré  ailleurs  dans  la  plus  embellissante  saison.  Mais,  ma  chère 
tante,  admireriez-vous  des  ruines  bâties  à  neuf?  Cela  est  si  bien  imité,  des 
trous,  des  fentes,  la  couleur,  les  pierres  détachées,  du  vrai  lierre  qui  couvre 
la  moitié  du  vieux  bâtiment;  c'est  à  s'y  tromper,  mais  on  ne  s'y  trompe  point. 
On  sait  que  cela  est  tout  neuf,  et  je  suis  étonnée  de  la  fantaisie  et  j'admire 
l'imitation  sans  pouvoir  dire  que  je  sois  contente  de  cet  ornement....  Je  ne 
bâtirai  point  de  ruines  dans  mon  jardin,  de  peur  qu'on  ne  se  moque  de  moi... 
Ces  ruines  sont  fort  à  la  mode.  On  choisit  le  siècle  et  le  pays  comme  l'on  veut. 
Les  unes  sont  gothiques,  les  autres  grecques,  les  autres  romaines.  3Ia  mère, 
qui  a  tant  de  goût  pour  les  anciens  bâtimens,  aimerait  bien  mieux  l'église  de 
AVindsor  avec  les  bannières  des  chevaliers  et  leurs  armures  complètes  :  j'aL 
fait  une  grande  révérence  à  l'armure  du  Prince-Koir.  »  , 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Son  caractère  de  naturel,  comme  son  piquant  d'observation ,  nous 
demeure  donc  bien  établi. 

C'est  au  retour  de  ce  voyage  que  M"''  de  Zuylen,  prise  d'inclination, 
à  ce  qu'il  paraît,  pour  M.  de  Charrière ,  gentilhomme  vaudois ,  insti- 
tuteur de  son  frère  (le  pays  de  Vaud  était  volontiers  un  séminaire 
d'instituteurs  et  institutrices  de  qualité  ) ,  se  décida  à  l'épouser  et  à 
le  suivre  dans  la  Suisse  française.  Sa  vocation  littéraire  y  trouva  son 
jour.  Dans  cette  patrie  de  Saint-Preux ,  dans  le  voisinage  de  Voltaire, 
elle  songea  à  remplir  ses  loisirs.  Elle  dut  connaître  M"""  Necker;  elle 
connut  certainement  M"''  de  Staël.  Elle  fut  la  première  marraine  de 
Benjamin  Constant. 

De  Paris,  dans  tout  cela,  il  en  est  peu  question  :  y  vint-elle?  on 
me  l'assure.  Le  comte  Xavier  de  Maistre ,  ce  charmant  et  fin  attique, 
y  arrive  en  ce  moment,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  à  l'âge  de 
soixante-seize  ans.  Peu  importe  donc  que  M"^  de  Charrière  y  soit  ja- 
mais venue,  puisqu'elle  en  était. 

Elle  habitait  d'ordinaire  à  Colombier,  à  une  lieue  de  Neuchâtel; 
elle  observa  les  mœurs  du  pays  avec  l'intérêt  de  quelqu'un  qui  n'en 
est  pas ,  et  avec  la  parfaite  connaissance  de  quelqu'un  qui  y  demeure. 
De  là  son  premier  roman.  Les  Lettres  Neuchdteloises  (1)  parurent  en 
1784.  Grand  orage  au  bord  du  lac  et  surtout  dans  les  petits  bassins 
d'eau  à  côté.  Elle-même  en  a  raconté  dans  une  lettre  quelques  cir- 
constances piquantes  : 

«  Le  chagrin  et  le  désir  de  me  distraire  me  firent  écrire  les  Lettres  ISeiichâ- 
teloises.  Je  venais  de  voir  dans  Sara  Burgerhart  (2),  qu'en  peignant  des  lieux 
et  des  mœurs  que  l'on  connaît  bien,  l'on  donne  à  des  personnages  fictifs  une 
réalité  précieuse.  Le  titre  de  mon  petit  livre  fit  grand'  peur.  On  craignit  d'y 
trouver  des  portraits  et  des  anecdotes.  Quand  on  vit  que  ce  n'était  pas  cela, 
on  prétendit  n'y  rien  trouver  d'intéressant.  Mais,  ne  peignant  personne,  on 
peint  tout  le  monde  :  cela  doit  être,  et  je  n'y  avais  pas  pensé.  Quand  on  peint 
de  fantaisie ,  mais  avec  vérité ,  un  troupeau  de  moutons ,  chaque  mouton  y 
trouve  son  portrait  ou  du  moins  le  portrait  de  son  voisin.  C'est  ce  qui  arriva 
aux  Neuchâtelois  :  ils  se  fâchèrent.  Je  voudrais  pouvoir  vous  envoyer  l'extrait 
que  fit  de  mes  Lettres  M.  le  ministre  Chaillet  dans  son  journal  ;  il  est  flatteur 
et  joli.  L'on  m'écrivit  une  lettre  anonyme  très  fâcheuse,  où  l'on  me  dit  de 
très  bonnes  bêtises.  M"''  ***  dit  que  tout  le  monde  pouvait  faire  un  pareil 
livre  :  «  Essayez,  »  lui  dit  son  frère.  L'on  pensa  que  j'avais  voulu  peindre  de 
mes  parens;  mais  cela  ne  leur  ressemble  pas  du  tout.  C'est  pour  dépayser. 
Les  Genevois  me  jugèrent  avec  plus  d'esprit  que  tout  le  monde.  Une  femme 

(1)  Amsterdam ,  petit  in-12  de  H9  pages ,  sans  nom  d'auteur. 

(2)  Roman  hollandais. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    745 

très  spirituelle,  très  Genevoise,  dit  à  une  autre  :  On  dit  que  c'est  tant  hête, 
mais  cela  m'amuse.  Ce  mot  me  plut  extrêmement.  » 

Au  reste ,  la  fâcherie  des  bourgeois  susceptibles  aida  au  succès 
que  la  simplicité  touchante  n'eût  pas  seule  obtenu.  Une  seconde 
édition  des  Lettres  Neuchâteloiscs  se  fit  dans  l'année  même.  On  con- 
tinuait d'être  si  piqué,  que  des  vers  gracieux  et  flatteurs,  que  l'auteur 
mit  en  tête  par  manière  d'excuse  (car  M""^  de  Charrière  tournait 
agréablement  les  vers),  furent  mal  pris  et  regardés  comme  une 
ironie  de  plus.  «  Est-il  donc  si  clair,  disait  à  ce  propos  un  homme 
d'esprit  du  lieu,  qu'on  ne  puisse  rien  nous  dire  d'obligeant  que  dans 
le  but  de  se  moquer  de  nous!  » 

Pour  nous  autres  désintéressés  ,  les  Lettres  Neuchâteloises  sont 
tout  simplement  une  petite  perle ,  en  ce  genre  naturel  dont  nous 
avons  eu  ]}f^^  de  Liron,  dont  Geneviève,  dans  André,  figure  l'ex- 
trême poésie  ,  et  dont  Manon  Lescaut  demeure  le  chef-d'œuvre 
passionné.  A  défaut  de  passion  proprement  dite,  un  pathétique 
discret  et  doucemejpt  profond  s'y  mêle  à  la  vérité  railleuse ,  au  ton 
naïf  des  personnages ,  à  la  vie  familière  et  de  petite  ville ,  prise  sur 
le  fait.  Quelque  chose  du  détail  hollandais,  mais  sans  l'appltcation 
ni  la  minutie,  et  avec  une  rapidité  bien  française.  Comme  je  n'exa- 
gère rien,  je  ne  craindrai  pas  de  beaucoup  citer.  —  La  première 
lettre'est  de  Juhane  C... ,  à  sa  tante;  Juliane,  pauvre  ouvrière  en 
robes  (une  petite  tailleuse,  comme  on  dit),  raconte,  dans  son  pa- 
tois ingénu ,  comment  il  lui  est  arrivé  avant-hier  une  grande  aven- 
ture :  on  .avait  travaillé  tout  le  jour  autour  de  la  robe  de  M"^  de 
La  Prise,  une  belle  demoiselle  de  la  ville,  et,  sitôt  faite,  ses  maî- 
tresses avaient  chargé  Juliane  de  l'aller  porter.  Mais,  en  descendant 
le  Neubourg,  la  pauvre  fille  dans  un  embarras  trébuche,  et  la  robe 
tombe  :  il  avait  plu.  Comment  oser  la  porter  en  cet  état?  Comment 
oser  retourner  chez  ses  maîtresses  si  gringes?  Elle  demeurait 
immobile  et  tout  pleurant.  Mais  un  jeune  monsieur  était  là  ;  il  a  vu 
l'embarras  de  la  pauvrette,  et,  sans  se  soucier  des  moqueurs,  il 
l'aide  à  ramasser  la  robe ,  lui  offre  de  l'accompagner  vers  ses  maî- 
tresses, l'excuse  près  d'elles  en  effet ,  et  lui  glisse  une  pièce  d'argent 
en  la  quittant.  Et  il  y  avait  à  tout  cela ,  notez-le ,  de  la  bonté  et  une 
sorte  de  courage  ;  car  la  petite  fille ,  jolie  à  la  vérité ,  était  si  mal  mise 
et  avait  si  mauvaise  façon ,  qu'un  élégant  un  peu  vain  ne  se  serait 
pas  soucié  d'être  vu  dans  les  rues  avec  elle.  Ce  gentil  monsieur,  qui 
trotte  déjà  dans  le  cerveau  de  la  pauvre  fille,  est  un  jeune  étranger, 
Henri  Meyer,  fils  d'un  honnête  rparchand  de  Strasbourg,  neveu  d'uQ 


"746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riche  négociant  de  Francfort ,  et  arrivé  depuis  peu  à  Neuchâtel  pour 
y  étudier  le  commerce;  c'est  un  apprentif  de  comptoir,  rien  de  plus. 
Mais  il  a  de  l'esprit,  des  sentimens,  assez  d'instruction  :  il  est  bien 
né.  Ses  lettres ,  qui  suivent  celles  de  Juliane,  et  qu'il  adresse  à  son 
ami  d'enfance,  Godefroy  Dorville,  à  Hambourg,  nous  décèlent  sa 
distinction  naturelle  et  nous  le  font  aimer.  Il  commence  par  juger 
assez  sévèrement  Neucliâtel  et  ses  habitans.  Aussi ,  pourquoi  faut-il 
qu'il  soit  tombé  tout  d'abord  en  pleines  vendanges ,  dans  des  rues 
sales  et  encombrées?  Grands  et  petits ,  on  n'a  raison  de  personne  en 
ces  momens ,  chacun  n'étant  occupé  que  de  son  vin  : 

«  C'est  une  terrible  chose  que  ce  vin  !  Pendant  six  semaines  je  n'ai  pas  vu 
deux  personnes  ensemble  qui  ne  parlassent  de  la  vente  (l)  ;  il  serait  trop  long 
de  l'expliquer  ce  que  c'est ,  et  je  t'ennuyerais  autant  que  l'on  m'a  ennuyé.  Il 
suffit  de  te  dire  que  la  moitié  du  pays  trouve  trop  haut  ce  que  l'autre  trouve 
trop  bas,  selon  l'intérêt  que  chacun  peut  y  avoir;  et  aujourd'hui  on  a  discuté  la 
chose  à  neuf,  quoiqu'elle  soit  décidée  depuis  trois  semaines.  Pour  moi,  si  je 
fais  mon  métier  de  gagner  de  l'argent ,  je  tacherai  de  n'entretenir  personne 
du  vif  désir  que  j'aurais  d'y  réussir;  car  c'est  un  dégoi^ant  entretien.  » 

Henri  Meyer,  tout  bon  commis  qu'il  est  au  comptoir,  a  donc  le 
cœur  hbéral ,  les  goûts  nobles  ;  il  a  pris ,  à  ses  momens  perdus ,  un 
maître  de  violon ,  il  songe  aux  agrémcns  permis ,  ne  veut  pas  re- 
noncer aux  fruits  de  sa  bonne  éducation  ,  et  se  soucie  même  d'entre- 
tenir un  peu  son  latin.  Il  cite  en  un  endroit  le  Huron  ou  V Ingénu,  et 
par  conséquent  ne  l'est  plus  tout-à-fait  lui-môme.  Rien  d'étonnant 
pour  nous ,  après  cela  ,  qu'il  observe  autour  de  lui  et  s'émancipe  en 
quelque  malice  innocente.  Voici  l'une  de  ces  pages  railleuses  que  les 
îs'euchâtelois  à! alors  (c'est  comme  pour  la  Hollande,  je  ne  parle 
qu'au  passé  )  ne  pardonnaient  pas  à  M""  de  Charrière  d'avoir  mise 
au  jour  : 

«  Une  chose  m'a  frappé  ici.  Il  y  a  deux  ou  trois  noms  que  j'entends  pro- 
noncer sans  cesse.  Mon  cordonnier,  mon  perruquier,  un  petit  garçon  qui  fait 
mes  commissions ,  un  gros  marchand ,  portent  tous  le  même  nom;  c'est  aussi 
celui  de  deux  tailleurs,  avec  qui  le  hasard  m'a  fait  faire  connaissance,  d'un 
officier  fort  élégant  qui  demeure  vis-à-vis  de  mon  patron,  et  d'un  ministre 
que  j'ai  entendu  prêcher  ce  matin.  Hier  je  rencontrai  une  belle  dame  bien 
parée;  je  demandai  son  nom ,  c'était  encore  le  même.  Il  y  a  un  autre  nom 
qui  est  commun  à  un  maçon ,  à  un  tonnelier,  à  un  conseiller  l'état.  J'ai  de- 
mandé à  mon  patron  si  tous  ces  gens-là  étaient  parens ,  il  m'a  répondu 
qu'oui ,  en  quelque  sorte  :  cela  m'a  fait  plaisir.  Il  est  sûrement  agréable  de 

(I)  La  vente,  fixation  annuelle  du  prix  du  viii ,  faile  par  le  gouvernement. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    747 

travailler  pour  ses  parens,  quand  on  est  pauvre,  et  de  donner  à  travailler  à 
ses  parens ,  quand  on  est  riche.  Il  ne  doit  point  y  avoir  entre  ces  gens-là  la 
même  hauteur,  ni  la  même  triste  humilité  que  j'ai  vue  ailleurs. 

«  Il  y  a  hien  quelques  familles  qui  ne  sont  pas  si  nombreuses  ;  mais,  quand 
on  me  nommait  les  gens  de  ces  familles-là,  on  me  disait  presque  toujours  : 
<'  C'est  madame  une  telle ,  fille  de  monsieur  un  tel  »  (d'une  de  ces  nom- 
breuses familles  )  ;  ou ,  «  c'est  monsieur  un  tel ,  beau-frère  d'un  tel  »  (  aussi 
d'une  des  nombreuses  familles)  :  de  sorte  qu'il  me  semble  que  tous  les  Neu- 
châtelois  sont  parens  ;  et  il  n'est  pas  bien  étonnant  qu'ils  ne  fassent  pas  de 
grandes  façons  les  uns  avec  les  autres ,  et  s'habillent  comme  je  les  ai  vus 
dans  le  temps  des  vendanges,  lorsque  leurs  gros  souliers ,  leurs  bas  de  laine 
et  leurs  mouchoirs  de  soie  autour  du  cou,  m'ont  si  fort  frappé.  » 

Meyer  est  invité  à  un  concert,  peu  de  jours  après  l'aventure  de  la 
robe ,  qui  a  bien  du  côté  de  la  petite  tailleuse  quelques  légères  con- 
séquences, reprises  ou  déchirures,  qui  de  reste  se  retrouveront; 
mais  il  n'y  attache,  pour  le  moment,  que  peu  d'importance.  Pour- 
tant ,  lorsqu'il  a  entendu  annoncer  au  concert  M""  Marianne  de  La 
Prise ,  cette  belle  demoiselle  dont  tout  le  monde  dit  du  bien ,  et  à 
qui  la  robe  était  destinée  ;  quand  il  voit  monter  à  l'orchestre  cette 
jeune  personne,  assez  grande ,  fort  mince  ,  très  bien  mise,  quoique 
fort  simplement;  quand  il  reconnaît  cette  même  robe  qu'il  a  un  jour 
relevée  du  pavé  le  plus  délicatement  qu'il  a  pu;  quoiqu'il  n'y  ait  rien 
atout  cela  qui  doive  lui  sembler  bien  imprévu,  il  se  trouble.  Elle 
devait  chanter  à  côté  de  lui ,  il  devait  l'accompagner  :  tout  est  oublié  ; 
il  la  regarde  marcher  et  s'arrêter  et  prendre  sa  musique  : 

«  Je  la  regardais  avec  un  air  si  extraordinaire,  à  ce  que  l'on  m'a  dit  depuis, 
que  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  fût  cela  qui  la  fit  rougir,  car  je  la  vis  rougir 
jusqu'aux  yeux.  Elle  laissa  tomber  sa  musique,  sans  que  j'eusse  l'esprit  de  la 
relever;  et,  quand  il  fut  question  de  prendre  mon  violon ,  il  fallut  que  mon 
voisin  me  tirât  par  la  manche.  Jamais  je  n'ai  été  si  sot,  ni  si  fâché  de  l'avoir 
été  :  je  rougis  toutes  les  fois  que  j'y  pense ,  et  je  t'aurais  écrit  le  soir  même 
mon  chagrin,  s'il  n'eût  mieux  valu  employer  une  heure  qui  me  resta  entre 
le  Concert  et  le  départ  du  courrier,  à  aider  à  nos  messieurs  à  expédier  nos 
lettres.  « 

Qu'est-ce  donc  que  M"*  de  La  Prise?  Virginie ,  Valérie ,  Natalie, 
Sénanges,  Glermont,  Princesse  de  Clèves,  créations  enchantées, 
abaisssez-vous ,  —  baissez-vous  un  peu,  pour  donner  à  cette  simple, 
élégante,  naïve  et  généreuse  fdle,  un  baiser  de  sœur! 

Et  vous,  belle  Saint-Yves  de  certain  conte  par  trop  badin,  élevez- 
vous  ,  ennoblissez-vous  un  peu ,  mêlez  de  la  raison  dans  vos  larmes , 
redevenez  tout-à-fait  pure  et  respectée  pour  l'atteindre. 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Depuis  l'incident  du  concert,  qui  avait  fait  nécessairement  jaser, 
Meyer  n'avait  pas  revu  M"''  de  La  Prise.  Il  la  retrouve  à  un  bal  pour 
lequel  on  lui  avait  envoyé  de  deux  côtés  différens  deux  billets  :  un 
de  ces  billets ,  il  en  a  disposé  assez  légèrement  pour  un  ami  de  comp- 
toir qui  était  présent  lorsqu'il  recevait  le  second;  il  n'a  pu  résister  à 
lui  faire  ce  plaisir. 

«  Hier,  vendredi ,  fut  le  jour  attendu ,  redouté ,  désiré  ;  et  nous  nous  ache- 
minons vers  la  salle,  lui  fort  content,  et  moi  un  peu  mal  à  mon  aise.  L'af- 
faire du  billet  n'était  pas  la  seule  chose  qui  me  tînt  l'esprit  en  suspens  :  je 
pensais  bien  que  M"''  de  La  Prise  serait  au  bal ,  et  je  me  demandais  s'il  fal- 
lait la  saluer,  et  de  quel  air;  si  je  devais  lui  parler,  si  je  pouvais  la  prier  de 
danser  avec  moi.  Le  cœur  me  battait;  j'avais  sa  figure  et  sa  robe  devant  les 
yeux  ;  et  quand ,  en  effet ,  en  entrant  dans  la  salle ,  je  la  vis  assise  sur  un  banc 
près  de  la  porte,  à  peine  la  vis-je  plus  distinctement  que  je  n'avais  vu  son 
image.  Mais  je  n'hésitai  plus,  et  sans  réfléchir,  sans  rien  craindre,  j'allai 
droit  à  elle ,  lui  parlai  du  concert ,  de  son  ariette ,  d'autre  chose  encore  ;  et , 
sans  m'embarrasser  des  grands  yeux  curieux  et  étonnés  d'une  de  ses  compa- 
gnes, je  la  priai  de  me  faire  l'honneur  de  danser  avec  moi  la  première  con- 
tredanse. Elle  me  dit  qu'elle  était  engagée.  —  Eh  bien  !  la  seconde.  —  Je  suis 
engagée.  —  La  troisième  ?  —  Je  suis  engagée.  —  La  quatrième  ?  la  cinquième  ? 
Je  ne  me  lasserai  point,  lui  dis-je  en  riant.  — Cela  serait  bien  éloigné,  me 
répondit-elle;  il  est  déjà  tard,  on  va  bientôt  commencer.  Si  le  comte  Max, 
avec  qui  je  dois  danser  la  première,  ne  vient  pas  avant  qu'on  commence,  je 
la  danserai  avec  vous,  si  vous  le  voulez.  —  Je  la  remerciai;  et,  dans  le  même 
moment ,  une  dame  vient  à  moi  et  me  dit  :  —  Ah  !  monsieur  Meyer,  vous 
avez  reçu  mon  billet?  —  Oui,  madame,  lui  dis-je;  j'ai  bien  des  remercîmens 
à  vous  faire;  j'ai  même  reçu  deux  billets,  et  j'en  ai  donné  un  à  M.  Monin. 
—  Comment!  dit  la  dame;  un  billet  envoyé  pour  vous!...  Ce  n'était  pas  l'in- 
tention ,  et  cela  n'est  pas  dans  l'ordre.  —  J'ai  bien  craint,  après  coup ,  ma- 
dame, que  je  n'eusse  eu  tort,  lui  répondis-je;  mais  il  était  trop  tard,  et 
j'aurais  mieux  aimé  à  ne  point  venir  ici ,  quelque  envie  que  j'en  eusse ,  que 
de  reprendre  le  billet  et  de  venir  sans  mon  ami.  Pour  lui,  il  ne  s'est  point 
douté  du  tout  que  j'eusse  commis  une  faute ,  et  il  est  venu  avec  moi  dans  la 
plus  grande  sécurité.  —  Oh  bien  !  dit  la  dame ,  il  n'y  a  point  de  mal  pour  une 
fois.  —  Oui,  ajoutai-je,  madame;  si  on  est  mécontent  de  nous,  on  ne  nous 
hivitera  plus;  mais,  si  on  veut  bien  encore  que  l'un  de  nous  revienne,  je  me 
tlatte  que  ce  ne  sera  pas  sans  l'autre.  —  Là-dessus  elle  m'a  quitté,  en  jetant 
de  loin  sur  mon  camarade  un  regard  d'examen  et  de  protection.  —  Je  tâche- 
rai de  danser  une  contredanse  avec  votre  ami,  m'a  dit  M"''  de  La  Prise  d'un 
air  qui  m'a  enchanté.  — Et  puis,  voilà  que  l'on  s'arrange  pour  la  contredanse, 
et  que  le  comte  Max  n'était  pas  encore  arrivé.  Elle  m'a  présenté  sa  main  avec 
une  grâce  charmante,  et  nous  avons  pris  notre  place.  ISous  étions  arrivés  an 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    749 

haut  de  la  contredanse,  et  nous  allions  commencer,  quand  M"'=  de  La  Prise 
s'est  écriée  :  —Ah!  voilà  le  comte.  —  C'était  lui  en  effet,  et  il  s'est  appro- 
ché de  nous  d'un  air  chagrin  et  mortifié.  Je  suis  allé  à  lui  ;  je  lui  ai  dit  :  — 
Monsieur  le  comte,  mademoiselle  ne  m'a  prié  de  danser  avec  elle  qu'à  votre 
défaut.  Elle  trouvera  bon,  j'en  suis  sur,  que  je  vous  rende  votre  place,  et 
peut-être  aura-t-elle  la  bonté  de  me  dédommager.  —  Aon ,  monsieur,  a  dit 
le  comte;  vous  êtes  trop  honnête,  et  cela  n'est  pas  juste  :  je  suis  impardon- 
nable de  m'être  fait  attendre  ;  je  suis  bien  puni ,  mais  je  l'ai  mérité.  —  M"*  de 
La  Prise  a  paru  également  contente  du  comte  et  de  moi  ;  elle  lui  a  promis  la, 
quatrième  contredanse ,  et  à  moi ,  la  cinquième  pour  mon  ami ,  et  la  sixième 
pour  moi-même.  J'étais  bien  content  :  jamais  je  n'ai  dansé  avec  tant  de  plai- 
sir. La  danse  était  pour  moi,  dans  ce  moment,  une  chose  toute  nouvelle;  je 
lui  trouvai  un  meaning,  un  esprit  que  je  ne  lui  avais  jamais  trouvé  :  j'aurais 
volontiers  rendu  grâce  à  son  inventeur;  je  pensais  qu'il  devait  avoir  eu  de 
l'ame  et  une  demoiselle  de  La  Prise  avec  qui  danser.  C'étaient  sans  doute  de 
jeunes  filles  comme  celles-ci  qui  ont  donné  l'idée  des  Muses. 

«  M"''  de  La  Prise  danse  gaiement,  légèrement  et  décemment.  J'ai  vu  ici 
d'autres  jeunes  filles  danser  avec  encore  plus  de  grâce ,  et  quelques-unes  avec 
encore  plus  d'habileté,  mais  point  qui,  à  tout  prendre,  danse  aussi  agréa- 
blement. On  en  peut  dire  autant  de  sa  figure;  il  y  en  a  de  plus  belles,  de  plus 
éclatantes,  mais  aucune  qui  plaise  comme  la  sienne;  il  me  semble,  avoir 
comme  on  la  regarde ,  que  tous  les  hommes  sont  de  mon  avis.  Ce  qui  me 
surprend ,  c'est  l'espèce  de  confiance  et  même  de  gaieté  qu'elle  m'inspire. 
Il  me  semblait  quelquefois,  à  ce  bal,  que  nous  étions  d'anciennes  connais- 
sances .  je  me  demandais  quelquefois  si  nous  ne  nous  étions  point  vus  étant 
enfans;  il  me  semblait  qu'elle  pensait  la  même  chose  que  moi,  et  je  m'attei> 
dais  à  ce  qu'elle  allait  dire.  Tant  que  je  serai  content  de  moi,  je  voudrais  avoir 
M"^  de  La  Prise  pour  témoin  de  toutes  mes  actions  ;  mais,  quand  j'en  serais 
mécontent ,  ma  honte  et  mon  chagrin  seraient  doubles ,  si  elle  était  au  fait  de 
ce  que  je  me  reproche.  Il  y  a  certaines  choses  dans  ma  conduite  qui  me  dé= 
plaisaient  assez  avant  le  bal ,  mais  qui  me  déplaisent  bien  plus  depuis  que  je 
souhaite  qu'elle  les  ignore.  Je  souhaite  surtout  que  son  idée  ne  me  quitte  plus 
et  me  préserve  de  rechute.  Ce  serait  un  joli  ange  tutélaire,  surtout  si  on 
pouvait  l'intéresser.  » 

M''^  de  La  Prise  est  fille  unique  d'un  gentilhomme  des  plus  nobles, 
issu  de  Bourgogne,  d'une  branche  cadette  venue  dans  le  pays  avec 
Philibert  de  Ghâlons,  mais  des  plus  déchus  de  fortune.  Il  a  servi  en 
France;  il  s'est  à  peu  près  ruiné,  et  a  la  goutte.  Sa  femme,  qui  n'a 
pas  l'air  d'être  la  femme  de  son  mari ,  ni  la  mère  de  sa  fille ,  et  qui 
l'est  pourtant,  a  été  belle,  épousée  pour  cela  sans  doute,  tracassière 
et  un  peu  commune.  Le  père  chérit  sa  fille  et  dévore  souvent  ses 
larmes  en  la  regardant;  car  les  biens  diminuent,  il  a  fallu  vendre  une 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petite  campagne  au  Yal-de-Travers ,  les  vignes  d'Auvernier  rappor- 
tent à  peine,  et  ses  jambes  de  plus  en  plus  enflent.  Sa  pension  s'é- 
teindra avec  lui  ;  et  que  sera  l'avenir  de  cette  adorable  enfant?  Nous 
ne  la  connaissons  encore  que  par  Meyer;  mais  elle-même  va  directe- 
ment se  révéler.  Elle  écrit  à  sa  meilleure  amie ,  Eugénie  de  Ville , 
partie  depuis  un  an  à  Marseille;  il  lui  échappe  de  raconter  assez  en 
détail  ses  ennuis  : 

«  Et  toi ,  que  fais-tu  ?  passeras-tu  ton  hiver  à  Marseille  ou  à  la  campagne? 
Songe-t-on  à  te  marier?  As-tu  appris  à  te  passer  de  moi?  Pour  moi,  je  ne 
sais  que  faire  de  mon  cœur.  Quand  il  m'arrive  d'exprimer  ce  que  je  sens ,  ce 
que  j'exige  de  moi  ou  des  autres,  ce  que  je  désire,  ce  que  je  pense ,  personne 
ne  m'entend  ;  je  n'intéresse  personne.  Avec  toi  tout  avait  vie ,  et  sans  toi  tout 
me  semble  mort.  Il  faut  que  les  autres  n'aient  pas  le  même  besoin  que  moi; 
car,  si  l'on  cherche  un  cœur,  on  trouverait  le  mien.  » 

Elle  n'est  pourtant  pas  toujours  aussi  plaintive  ni  aussi  découragée 
qu'en  ce  moment;  mais,  le  matin  môme,  sa  mère  a  renvoyé  une 
ancienne  domestique  qui  les  servait  depuis  dix  ans,  et  la  tristesse  de 
l'aimable  fille  a  débordé.  Dans  sa  première  lettre,  il  n'est  encore 
question  que  des  noms  de  jeunes  gens  à  la  mode,  des  deux  comtes 
allemands  nouveau-venus  (  le  comte  Max  et  son  frère  )  ;  dès  la  se- 
conde ,  Meyer,  pour  nous,  s'entrevoit  : 

«  Les  concerts,  écrit-elle,  sont  commencés  :  j'ai  chanté  au  premier;  je  crois 
qu'on  s'est  un  peu  moqué  de  moi  à  l'occasion  d'un  peu  d'embarras  et  de 
trouble  que  j'eus,  je  ne  sais  trop  pourquoi;  c'est  un  assemblage  de  si  petites 
choses  que  je  ne  saurais  comment  te  le  raconter.  Chacune  d'elles  est  un  rien, 
ou  ne  doit  paraître  qu'un  rien,  quand  même  elle  serait  quelque  chose.  » 

Mais  voici  qui  se  dessine  déjà  mieux  et  correspond,  pour  l'éclairer, 
à  notre  mystère  : 

«  Il  me  semble  que  j'ai  quelque  chose  à  te  dire;  et,  quand  je  veux  commen- 
cer, je  ne  vois  plus  rien  qui  vaille  la  peine  d'être  dit.  Tous  ces  jours  je  me 
suis  arrangée  pour  t'écrire  :  j'ai  tenu  ma  plume  pendant  long-temps,  et  elle 
n'a  pas  tracé  le  moindre  mot.  Tous  les  faits  sont  si  petits  que  le  récit  m'en 
sera  ennuyeux  à  moi-même,  et  l'impression  est  quelquefois  si  forte  que  je  ne 
saurais  la  rendre  :  elle  est  trop  confuse  aussi  pour  la  bien  rendre.  Quelquefois 
il  me  semble  qu'il  ne  m'est  rien  arrivé;  que  je  n'ai  rien  à  te  dire;  que  rien 
n'a  changé  pour  moi;  que  cet  hiver  a  commencé  comme  l'autre;  qu'il  y  a, 
comme  à  l'ordinaire ,  quelques  jeunes  étrangers  à  Neuchatel ,  que  je  ne  con- 
nais pas,  dont  je  sais  à  peine  le  nom,  avec  qui  je  n'ai  rien  de  commun.  En 
effet,  je  suis  allée  au  concert,  j'ai  laissé  tomber  un  papier  de  musique;  j'ai 
assez  mal  chanté  ;  j'ai  été  à  la  première  assemblée  ;  j'y  ai  dansé  avec  tout  le 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    751 

monde ,  entre  autres  deux  comtes  alsaciens  et  deux  jeunes  apprentis  de 
comptoir;  qu'y  a-t-il  dans  tout  cela  d'extraordinaire  ou  dont  je  pusse  te  faire 
une  histoire  détaillée?  D'autres  fois  il  me  semble  qu'il  m'est  arrivé  mille  cho- 
ses; que,  si  tu  avais  la  patience  de  m'écouter,  j'aurais  une  immense  histoire 
à  te  faire.  Il  me  semble  que  je  suis  changée,  que  le  monde  est  changé ,  que 
j'ai  d'autres  espérances  et  d'autres  craintes,  qui,  excepté  toi  et  mon  père, 
me  rendent  indifférente  sur  tout  ce  qui  m'a  intéressée  jusqu'ici,  et  qui,  en 
revanche,  m'ont  rendu  intéressantes  des  choses  que  je  ne  regardais  point  ou 
que  je  faisais  machinalement.  J'entrevois  des  gens  qui  me  protègent,  d'autres 
qui  me  nuisent  :  c'est  un  chaos,  en  un  mot,  que  ma  tête  et  mon  cœur.  Per- 
mets, ma  chère  Eugénie,  que  je  n'en  dise  pas  davantage  jusqu'à  ce  qu'il  se 
soit  un  peu  débrouillé  et  que  je  sois  rentrée  dans  mon  état  ordinaire ,  supposé 
que  j'y  puisse  rentrer.  » 

En  extrayant  ces  simples  paroles,  je  ne  puis  ra'empecher  de  re- 
marquer que  je  les  emprunte  précisément  à  l'exemplaire  des  Lettres 
Nenchâteloises  qui  a  appartenu  à  M"""  de  Montolieu ,  et  je  songe  au 
contraste  de  ce  ton  parfaitement  uni  et  réel  avec  le  genre  romanesque, 
d'ailleurs  fort  touchant,  de  Caroline  de  Lichtjield,  M"""  de  Charrière  n'a 
rien  non  plus  de  Jean-Jacques  ;  tout  est  îiature  en  son  roman,  comme 
en  quelque  antique  nouvelle  d'Italie. 

M"''  de  La  Prise  a  la  franchise  de  cœur;  comme  l'abbesse  de  Castro, 
comme  Juliette,  elle  ose  aimer  et  se  le  dire;  elle  sait  regarder  en  face 
l'éclair,  dès  qu'il  a  brillé  : 

«  Quoi  qu'il  puisse  m'arriver  d'ailleurs ,  il  me  seiuble  que ,  si  on  m'aime 
beaucoup  et  que  j'aime  beaucoup,  je  ne  saurais  être  malheureuse.  Ma  mère 
a  beau  gronder  depuis  ce  jour-là,  cela  ne  trouble  pas  ma  joie.  Mes  amies  ne  me 
paraissent  plus  maussades  :  vois-tu ,  je  dis  mes  amies ,  mais  c'est  par  pure  sur- 
abondance de  bienveillance  ;  car  je  n'ai  d'amie  que  toi.  Je  te  préfère  à  M.  Meyer 
lui-même ,  et ,  si  tu  étais  ici  et  qu'il  te  plût,  je  te  le  céderais.  Ne  va  pas  croire 
que  nous  nous  soyons  encore  parié  ;  je  ne  l'ai  pas  même  revu  depuis  le  con- 
cert. Mais  j'espère  qu'il  viendra  à  la  première  assemblée  :  nos  dames ,  sans 
que  je  les  en  prie,  me  feront  bien  la  galanterie  de  l'y  inviter.  Alors  nous  nous 
parlerons  sûrement,  dussé-je  lui  parler  la  première.  Je  me  trouverai  près  de 
la  porte,  quand  il  entrera.  Alors  aussi  se  décidera  la  question  :  savoir,  si 
M.  Meyer  sera  l'ame  de  la  vie  entière  de  ton  amie,  ou  si  je  n'aurai  fait  qu'un 
petit  rêve  agréable ,  qui  m'aura  amusée  pendant  un  mois  ;  ce  sera  l'un  ou 
l'autre ,  et  quelques  momens  décideront  lequel  des  deux.  Adieu ,  mon  Eu- 
génie !  mon  père  est  plus  content  de  moi  que  jamais  ;  il  me  trouve  charmante  : 
il  dit  qu'il  n'y  a  rien  d'égal  à  sa  fille,  et  qu'il  ne  la  troquerait  pas  contre  les 
meilleures  jambes  du  monde.  Tu  vois  que  ma  folie  est  du  moins  bonne  à 
quelque  chose.  Adieu.  -> 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  amante  si  résolue,  c'est  la  même  qui  écrit,  à  son  amie  qu'on 
veut  marier  là-bas ,  cette  autre  page  toute  pleine  de  capricieux  con- 
seils, d'exquises  et  gracieuses  finesses  : 

«  Tous  tes  détails  à  toi  sont  charmans  :  tu  n'aimeras ,  tu  n'aimeras  jamais 
l'homme  qu'on  te  destine,  c'est-à-dire  tu  ne  l'aimeras  jamais  beaucoup.  Si 
tu  ne  l'épouses  pas,  tu  pourras  en  épouser  un  autre.  Si  tu  l'épouses,  vous 
aurez  de  la  complaisance  l'un  pour  l'autre ,  vous  vous  serez  une  société 
agréable.  Peut-être  tu  n'exigeras  pas  que  tous  ses  regards  soient  pour  toi ,  ni 
tous  les  tiens  pour  lui  :  tu  ne  te  reprocheras  pas  d'avoir  regardé  quelque 
autre  chose ,  d'avoir  pensé  à  quelque  autre  chose ,  d'avoir  dit  un  mot  qui  pût 
lui  avoir  fait  de  la  peine  un  instant  ;  tu  lui  expliqueras  ta  pensée;  elle  aura 
été  honnête,  et  tout  sera  bien.  Tu  feras  plus  pour  lui  que  pour  moi ,  mais  tu 
m'aimeras  plus  que  lui.  Nous  nous  entendrons  mieux  -,  nous  nous  sommes  tou- 
jours entendues ,  et  il  y  a  eu  entre  nous  une  sympathie  qui  ne  naîtra  point 
entre  vous.  Si  cela  te  convient,  épouse-le,  Eugénie.  Penses-y  cependant; 
regarde  autour  de  toi  pour  voir  si  quelque  autre  n'obtiendrait  pas  de  toi  un 
autre  sentiment.  Ps'as-tu  pas  lu  quelques  romans?  et  n'as-tu  jamais  partagé 
le  sentiment  de  quelque  héroïne?  Sache  aussi  si  ton  époux  ne  t'aime  pas  au- 
trement que  tu  ne  l'aimes.  Dis-lui ,  par  exemple ,  que  tu  as  une  amie  qui 
t'aime  chèrement,  et  que  tu  n'aimes  personne  autant  qu'elle.  Vois  alors  s'il 
rougit,  s'il  se  fâche  :  alors  ne  l'épouse  pas.  Si  cela  lui  est  absolument  égal ,  ne 
l'épouse  pas  non  plus.  Mais ,  s'il  te  dit  qu'il  a  regret  de  te  tenir  loin  de  moi , 
et  que  vous  viendrez  ensemble  à  Neuchâtel  pour  me  voir,  ce  sera  un  bon  mari, 
et  tu  peux  l'épouser.  Je  ne  sais  où  je  prends  tout  ce  que  je  te  dis;  car  avant 
ce  moment  je  n'y  avais  jamais  pensé.  Peut-être  cela  n'a-t-il  pas  le  sens  com- 
mun. Je  t'avoue  que  j'ai  pourtant  fort  bonne  opinion  de  mes  observations... 
non  pas  observations,  mais  comment  dirai-je?  de  cette  lumière  que  j'ai  trou- 
vée tout  à  coup  dans  mon  cœur,  qui  semblait  luire  exprès  pour  éclairer  le  tien. 
Ise  t'y  fie  pourtant  pas  :  demande  et  pense.  Non ,  ne  demande  à  personne  ;  on 
ne  t'entendra  pas  !  Interroge-toi  bien  toi-même.  Adieu.  » 

Et  Meyer  est  digne  d'elle,  même  par  l'esprit;  écrivant  à  son  ami 
Godefroy,  il  n'est  pas  en  reste,  à  son  tour,  pour  ces  finesses  d'ame 
subitement  révélées  : 

«  Tu  trouves  le  style  de  mes  lettres  changé ,  mon  cher  Godefroy  !  Pourquoi 
ne  pas  me  dire  si  c'est  en  mal  ou  en  bien  ?  Mais  il  me  semble  que  ce  doit  être 
en  bien ,  quand  j'aurais  moi-même  changé  en  mal.  Je  ne  suis  plus  un  enfant  ; 
cela  est  vrai  ;  j'ai  presque  dit ,  cela  n'est  que  trop  vrai.  Mais  au  bout  du 
compte,  puisque  la  vie  s'avance,  il  faut  bien  avancer  avec  elle!  Qu'on  le 
veuille  ou  non,  on  change,  on  s'instruit,  on  devient  responsable  de  ses  ac- 
tions. L'insouciance  se  perd ,  la  gaieté  en  souffre  ;  si  la  sagesse  et  le  bonheur 
voulaient  prendre  leur  place,  on  n'aurait  rien  à  regretter.  Te  souvient-il  du 
ïïurnn  que  nous  lisions  ensemble  ?  Il  est  dit  que  M^'^  R.  (j'ai  oublié  le  reste 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  753 

de  son  nom)  devint  en  deux  ou  trois  jours  une  autre  personne;  une  per- 
sonne, je  ne  comprenais  pas  alors  ce  que  cela  voulait  dire;  à  présent  je  le 
comprends.  Je  sens  bien  qu'il  faut  que  je  paie  moi-même  l'expérience  que 
j'acquiers  ;  mais  je  voudrais  que  d'autres  ne  la  payassent  pas.  Cela  est  pour- 
tant difficile ,  car  on  ne  fait  rien  tout|seul ,  et  il  ne  nous  arrive  rien  à  nous 
seuls.  » 

Il  faut  pourtant  omettre;  le  mieux ,  en  vérité,  eût  été  de  réimpri- 
mer ici  au  long ,  et  par  une  contrefaçon  très  permise ,  tout  le  livret 
inconnu  ,  qui  n'eût  occupé  que  l'espace  d'une  nouvelle;  mais  cela  eût 
pu  sembler  bien  confiant.  Je  continue  d'y  glaner.  —  Une  rencontre 
par  un  temps  de  pluie ,  au  retour  d'une  promenade ,  conduit  Meyer 
et  son  ami  le  comte  Max  à  faire  compagnie  à  M"''  de  La  Prise ,  qui, 
arrivée  devant  sa  maison,  les  invite  à  entrer.  Cet  intérieur  nous  est 
de  tous  points  touché.  Un  petit  concert  s'improvise,  le  plus  agréable 
du  monde  :  Meyer  est  bon  violon  ;  M"''  de  La  Prise  accompagne  très 
bien  ;  on  ne  peut  avoir,  sur  la  flûte,  une  meilleure  embouchure  que 
le  comte  Max,  et  la  flûte  est  un  instrument  touchant  qui  va  au  cœur 
plus  qu'aucun  autre.  La  soirée  passe  vite.  Neuf  heures  approchent, 
heure  du  souper.  «  Messieurs ,  dit  M.  de  La  Prise  en  regardant  la 
pendule ,  et  nonobstant  certain  geste  de  sa  femme;  messieurs,  quand 
j'étais  riche,  je  ne  savais  pas  laisser  les  gens  me  quitter  à  neuf  heures; 
je  ne  l'ai  pas  môme  appris  depuis  que  je  ne  le  suis  plus;  et,  si  vous 
voulez  souper  avec  nous,  vous  me  ferez  plaisir.  »  On  reste;  la  gaieté 
s'engage,  et  M"^  de  La  Prise  elle-même  ne  gronde  plus. 

«  A  dix  heures  (  c'est  Meyer  qui  raconte) ,  un  parent  et  sa  femme  sont  venus 
veiller.  On  a  parlé  de  nouvelles,  et  on  a  raconté,  entre  autres,  le  mariage  d'une 
jeune  personne  du  pays  de  Vaud ,  qui  épouse  un  homme  riche  et  très  maus- 
sade, tandis  qu'elle  est  passionnément  aimée  d'un  étranger  sans  fortune,  mais 
plein  de  mérite  et  d'esprit.  Et  l'aime-t-elle?  a  dit  quelqu'un.  On  a  dit  que  oui, 
autant  qu'elle  en  était  aimée.  —  En  ce  cas-là  elle  a  grand  tort,  a  dit  M.  de 
La  Prise.  —  Mais  c'est  un  fort  bon  parti  pour  elle,  a  dit  madame,  celte  fille 
n'a  rien  ;  que  poiivai  t-elle  faire  de  mieux  ?  —  Mendier  avec  l'autre .'  a  dit  moitié 
entre  ses  dents  IM""  de  La  Prise ,  qui  ne  s'était  point  mêlée  de  toute  cette 
conversation.  Mendier  avec  Vautre!  a  répété  sa  mère.  Voilà  un  beau  propos 
pour  une  jeune  fille!  Je  crois  en  vérité  que  tu  es  folle!  —  A'ou,  non;  elle  n'est 
pas  folle  :  elle  a  raison,  a  dit  le  père.  J'aime  cela,  moi!  c'est  ce  que  j'avais 
dans  le  cœur  quand  je  t'épousai.  —  Oh  bien!  nous  fîmes  là  ime  belle  affaire! 
—  Pas  absolument  mauvaise ,  dit  le  père,  puisque  cette  fille  en  est  née. 

«  Alors  M"'=  de  La  Prise,  qui  depuis  un  moment  avait  la  tête  penchée  sur 
son  assiette  et  ses  deux  mains  devant  ses  yeux,  s'est  glissée  le  long  d'un  ta- 
bouret ,  qui  était  à  moitié  sous  la  table  entre  elle  et  son  père ,  et  sur  lequel  il 

TOME  XVII.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  les  deux  jambes,  et  s'est  trouvée  à  genoux  auprès  de  lui,  les  mains  de 
son  père  dans  les  siennes,  son  visage  collé  dessus,  ses  yeux  les  mouillant  de 
larmes,  et  sa  bouche  les  marquant  de  baisers  :  nous  l'entendions  sanglotter 
doucement.  C'est  un  tableau  impossible  à  rendre.  M.  de  La  Prise,  sans  rien 
dire  à  sa  fille,  l'a  relevée ,  et  l'a  assise  sur  le  tabouret  devant  lui,  de  manière 
qu'elle  tournait  le  dos  à  la  table  :  il  tenait  une  de  ses  mains;  de  l'autre  elle 
essuyait  ses  yeux.  Personne  ne  parlait.  Au  bout  de  quelques  raomens,  elle  est 
allée  vers  la  porte  sans  se  retourner,  et  elle  est  sortie.  .Te  me  suis  levé  pour 
fermer  la  porte  qu'elle  avait  laissée  ouverte.  Tout  le  monde  s'est  levé.  Le  comte 
Max  a  pris  son  chapeau,  et  moi  le  mien. 

«  Au  moment  que  nous  nous  approchions  de  M""  de  La  Prise  pour  la  sa- 
luer, sa  fille  est  rentrée.  Elle  avait  repris  un  air  serein.  Tu  devrais  prier  ces 
Tiiessieurs  d'èlre  discrets ,  lui  a  dit  sa  mère.  Que  i^ensera-t-on  de  toi  dans  le 
monde,  si  on  apprend  ton  propos?  —  Eh!  ma  chère  maman,  a  dit  sa  fille,  si 
nous  n'en  parlons  plus ,  nous  pouvons  espérer  qu'il  sera  oublié.  — ■  ISe  vous 
en  jlattez  pas ,  mader.xoiselle ,  a  dit  le  comte  :  je  crains  de  ne  l'oublier  de  long- 
temps. 

«  Nous  sommes  sortis.  Nous  avons  marché  quelque  temps  sans  parler.  A  la 

fin,  le  comte  a  dit  :  Si  j'étais  plus  riche! Mais  c'est  presque  impossible; 

il  n'y  faut  plus  penser  ;  je  tâcherai  de  n'y  plus  penser  un  seul  instant.  Mais 
vous?....  a-t-il  repris  en  me  prenant  la  main.  J'ai  serré  la  sienne;  je  l'ai  em- 
brassé, et  nous  nous  sommes  séparés.  « 

Si  Diderot  avait  connu  ces  pages,  que  n'aurait-il  pas  dit?  Il  eût 
couru,  le  livre  en  main ,  chez  Sedaine.  Le  bien  ,  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
eu  ici  ombre  de  système,  rien  qui  sente  l'auteur,  rien  même  qui 
sente  le  peintre  :  ce  délicieux  Terbiirg  est  venu  sans  qu'il  y  ait  eu 
de  pinceau. 

Nous  touchons  au  point  délicat,  pour  lequel  il  a  fallu  à  M^^de 
Charrière  des  qualités  supérieures  à  celles  d'un  talent  simplement 
aimable,  une  veine  franche,  et,  comme  l'a  très  bien  dit  un  critique 
d'alors,  une  sorte  de  courage  d'esprit  (1).  —  La  pauvre  tailleuse  Ju- 
liane,  que  nous  avons  un  peu  négligée,  que  Meyer  a  négligée  aussi, 

(1)  Y)am\ç^  :^ouveau  Journal  de  Litlt'ralme ,  Lausanne,  15  juin  1784,  le  ministre  Chaillct 
prit  en  main  la  défense  des  heures  XeuchàteloLses  contre  ses  compatriotes,  dans  un  spiri- 
tuel article  ,  et  pas  du  tout  béotien  ,  je  vous  assure.  Il  y  disait  :  «  Ce  n'est  qu'une  bagatelle, 
assurément;  mais  c'est  une  très  jolie  bagatelle.  Mais  il  y  a  de  la  facilité,  de  la  rapidité  dans 
le  style ,  des  choses  qui  font  tableau  ,  des  obgcrvations  justes ,  des  idées  qui  restent.  Mais  il 
y  a  dans  les  caractères  cet  heureux  mélange  de  faiblesse  et  d'honnêteté ,  de  bonté  et  de 
fougue,  d'écarts  et  de  générosité  ,  qui  les  rend  à  la  fois  altachans  et  vrais.  Il  y  a  une  sorte 
de  courage  d'esprit  dans  tout  ce  qu'ils  font ,  qui  les  fait  ressortir;  et  je  soutiens  qu'avec  une 
ame  commune  on  ne  les  eût  point  inventés.  Mais  il  y  a  une  très  grande  vérité  de  sentimens  : 
toutes  les  fois  qu'un  mot  de  sentiment  est  là ,  c'est  sans  effort ,  sans  apprêt  ;  c'est  ce  débor- 
dement si  rare  qui  fait  sentir  qu'il  ne  vient  que  de  la  plénitude  du  cœur,  dont  il  sort  et  coule 
avec  facilité ,  sans  avoir  rien  de  recherché ,  de  contraint ,  d'affecté ,  ni  d'enflé...  » 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    755 

ne  l'a  pourtant  pas  été  assez  tôt  pour  ne  point  s'en  ressentir.  Il  n'a 
pas  eu  à  lui  tendre  de  piège;  l'innocente  est  venue  comme  d'elle- 
même  ,  mais  telle  elle  ne  s'en  est  point  retournée.  Juliane  va  être 
mère  :  elle  se  l'avoue  avec  effroi  ;  autour  d'elle ,  on  peut  s'en  aperce- 
voir à  chaque  heure.  Que  devenir?  Un  jour,  travaillant  chez  M"*  de 
La  Prise  qui  a  eu  des  bontés  pour  elle,  et  qui,  la  voyant  pûle,  triste 
et  tremblante,  l'a  pressée  de  questions  affectueuses,  ce  soir-là,  avant 
de  sortir,  les  sanglots  éclatent  :  elle  lui  confesse  tout!  Meyer,  qui  a 
rompu  depuis  des  mois  avec  la  pauvre  enfant,  ne  sait  rien.  C'est 
M""  de  La  Prise  qui  va  le  lui  apprendre.  Le  lendemain,  au  bal,  à  ras- 
semblée, pâle  elle-même,  plus  grave  et  avec  un  je  ne  sais  quoi  de 
solennel,  elle  arrive.  Meyer  en  est  frappé;  il  pâlit  aussi  sans  savoir; 
il  lui  demande  pourtant  de  danser.  Mais  il  s'agit  bien  de  cela.  Ici  une 
scène,  à  mon  sens,  admirable,  profondément  touchante  et  réelle  et 
chaste,  mais  de  ces  scènes  pour  lesquelles  ceux  qui  les  ont  goûtées 
avec  pleurs  craignent  le  grand  jour  et  l'ordinaire  indifférence  (1). 
M"^  de  La  Prise  a  donc  à  parler  au  long  à  Meyer,  et  elle  le  doit  faire 
sans  attirer  l'attention  :  pour  cela,  elle  ne  trouve  rien  de  mieux  dans  sa 
droiture  que  de  prier  le  comte  Max,  le  loyal  ami  de  Meyer,  de  s'asseoir 
aussi  près  d'elle,  et  là,  sur  un  banc,  entre  ces  deux  jeunes  gens  qui 
l'écoutent  (scène  chaste,  précisément  parce  qu'ils  sont  deux], commo. 
si  elle  n'avait  causé  que  bal  et  plaisirs,  parfois  interrompue  par  quel- 
que propos  de  femmes  qui  passent  et  repassent,  y  répondant  avec 
sourire ,  puis  reprenant  avec  les  deux  amis  le  fil  plus  serré  de  son 
récit ,  elle  dit  tout ,  et  la  faute ,  et  que  cette  fille  est  grosse,  et  qu'elle 
ne  sait  que  devenir,  et  le  devoir  et  la  pitié.  Meyer,  bouleversé,  n'a 
que  deux  pensées  et  que  deux  mots  :  satisfaire  à  tout ,  et  convaincre 
M'''=  de  La  Prise  qu'il  n'y  a  pas  eu  séduction,  et  que  tout  ceci  est  anté- 
rieur à  elle.  La  simplicité  des  paroles  égale  la  situation.  Meyer  a  de- 
mandé un  moment  pour  se  remettre  du  coup;  il  sort  de  la  salle,  agi- 
tant en  lui  la  douleur,  la  honte,  et  môme,  faut-il  le  dire?  l'ivresse 
confuse  d'être  père.  Après  un  quart  d'heure,  il  est  rentré;  M"''  de  La 
Prise  et  le  comte  Max  ont  repris  avec  lui  leur  place  sur  le  banc  : 

«  Elil  hien,  monsieur  Meyer,  que  voule: -vous  donc  que  je  dise  à  la  fdle?  — 
Mademoiselle,  lui  ai-je  répondu,  prometlez-lui,  ou  donnez-lui,  faiies-lui  dmi' 
lier,  veux-je  dire,  par  quelque  ancien  domestique  de  confiance,  votre  nourrice, 
ou  votre  gouvernante,  faites-lui  donner,  de  grâce,  chaque  mois,  ou  chaque  se- 

(1)  Les  Lettres  Neuchâteloises  ont  été  réimprimées  en  1833  à  Neuchâtel ,  chez  Pelitpierrc 
et  Prince ,  in-18  ;  si  l'on  y  prend  goût,  on  peut  de  ce  côté  se  les  procurer.  La  réimpression 
pourtant,  je  le  dois  dire,  n'en  est  pas  toujours  parfaitement  exacte. 

48. 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maine ,  ce  que  vous  jugerez  convenable.  Je  souscrirai  à  tout.  Trop  heureux 
que  ce  soitvoxts!....  Je  ne  vous  aurais  pas  choisie  peut-être;  cependant  je  me 
trouve  heureux  que  ce  soit  vous  qui  daigniez  prendre  ce  soin.  Cest  une  sorte 
de  lien,  mais  qu'osai- je  dire'!  c'est  du  moins  une  obligation  éternelle  (/we 
vous  m'aurez  imposée;  et  vous  ne  pourrez  jamais  repousser  ma  reconnais- 
sance,  mon  respect,  mes  services  ,  mon  dévouement.  —  Je  ne  les  repousserai 
pas,  m'a-t-elle  dit  avec  des  accens  enchanteurs;  mais  c'est  bien  plus  que  je 
ne  mérite.  —  Je  lui  ai  encore  dit  :  Vous  aurez  donc  encore  ce  soin?  vous 
me  le  promettez?  Cette  fdle  ne  souffrira  pas?  elle  n'aura  pas  besoin  de  tra- 
vailler plus  qu'il  ne  lui  convient?  elle  n'aura  point  d'insidte,  ni  de  reproche  à 
supporter? — Soyez  tranquille ,  m'a-t-e!le  dit  .je  vous  rendrai  compte,  chaque 
fois  que  je  vous  verrai ,  de  ce  que  j'aurai  fait;  et  je  me  ferai  remercier  de 
mes  soins  et  payer  de  mes  avances.  Elle  souriait  en  disant  ces  dernières 
paroles.  —  Il  ne  sera  donc  pas  nécessaire  qu'il  la  revoie?  a  dit  le  comte.  — 
Point  nécessaire  du  tout,  a-t-elle  dit  avec  quelque  précipitation.  Je  l'ai  re- 
gardée :  elle  l'a  vu;  elle  a  rougi.  J'étais  assis  à  côté  d'elle  :  je  me  suis  baissé 
jusqu'à  terre.  —  Qu'avez-vous  laissé  tomber?  m'a-t-elle  dit;  que  cherchez- 
vous?  ■ —  Rien.  J'ai  baisé  votre  robe.  Vous  êtes  un  ange ,  %me  divinité  !  Alors 
je  me  suis  levé ,  et  me  suis  tenu  debout  à  quelque  distance  vis-à-vis  d'eux. 
Mes  larmes  coulaient;  mais  je  ne  m'en  embarrassais  pas,  et  il  n'y  avait 
qu'eux  qui  me  vissent.  Le  comte  3Iax  attendri  et  M"*  de  La  Prise  émue  ont 
parlé  quelque  temps  de  moi  avec  bienveillance.  Cette  histoire  finissait  bien, 
disaient-ils;  la  fille  était  à  plaindre,  mais  pas  absolument  malheureuse.  Ils 
convinrent  enfin  de  l'aller  trouver  sur  l'heure  même  chez  M"''  de  La  Prise , 
où  elle  travaillait  encore.  On  m'ordonna  de  rester,  pour  ne  donner  aucun 
soupçon ,  de  danser  même ,  si  je  le  pouvais.  Je  donnai  ma  bourse  au  comte, 
et  je  les  vis  partir.  Ainsi  finit  cette  étrange  soirée.  » 

Les  dernières  lettres  ,  qui  suivent  cette  scène ,  descendent  dou- 
cement sans  déchoir.  M"''  de  La  Prise,  depuis  ce  moment,  a  quelque 
chose  de  changé  dans  ses  manières;  toujours  aussi  naturelle,  mais 
moins  gaie,  et,  aux  yeux  de  Meyer,  plus  imposante.  Une  lettre 
d'elle ,  à  son  amie  Eugénie ,  achève  de  nous  ouvrir  son  cœur.  Elle 
aime  ;  la  crise  passée  ,  elle  est  heureuse  ;  elle  s'est  convaincue  de  la 
sincérité ,  de  la  loyauté  de  l'amant  :  elle  n'a  pas  eu  à  pardonner.  Un 
peu  de  fleur  est  tombé  sans  doute ,  mais  le  parfum  y  gagne  plus  pro- 
fond. «Nous  étions  certainement  nés  l'un  pour  l'autre,  dit-elle, 
non  pas  peut-être  pour  vivre  ensemble,  c'est  ce  que  je  ne  puis 
savoir,  mais  pour  nous  aimer.  »  Une  maladie  de  son  ami  Godefroy 
force  Meyer  de  partir  pour  Strasbourg  inopinément  :  il  n'a  que  le 
temps  d'écrire  son  départ  à  M"*"  de  La  Prise ,  avec  l'aveu  de  son 
amour  ;  car  jusque-là  il  n'y  a  pas  eu  d'aveu  en  paroles,  et  cette  lettre 
est  la  première  qu'il  ose  adresser.  Il  la  confie  au  loyal  Max ,  qui 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    757 

court  dans  une  soirée  où  doit  être  M"^  de  La  Prise  ;  Max  la  lui  remet, 
sans  affectation  et  à  haute  voix,  comme  d'un  ami  :  elle  prend  une 
carte,  et,  tout  en  y  dessinant  quelque  fleur,  elle  a  répondu  au  crayon 
deux  mots  discrets ,  mais  certains ,  qui  laissent  à  l'heureux  Meyer  et 
à  son  avenir  toute  espérance. 

C'est  là  une  véritable  fin,  la  seule  convenable.  Pousser  au-delà, 
c'eût  été  gâter;  en  venir  au  mariage,  s'il  eut  lieu,  c'eût  été  trop 
réel.  Au  contraire ,  on  ne  sait  pas  bien;  l'œil  est  encore  humide  ,  on  a 
tourné  la  dernière  page,  et  l'on  rêve.  Les  Lettres  Neuchàteloises 
n'eurent  pas  de  suite  et  n'en  devaient  pas  avoir. 

Deux  ans  après ,  en  1786 ,  M""'  de  Charrière  donna  son  ouvrage  le 
plus  connu,  Caliste  ou  Lettres  écrites  de  Lausanne.  Il  pourrait  s'inti- 
tuler Cécile,  à  meilleur  droit  que  Caliste;  car  Caliste  n'y  fait  qu'épi- 
sode, Cécile  en  est  véritablement  l'héroïne,  comme  M"''  de  La  Prise 
dans  le  précédent.  La  mère  de  Cécile  écrit  régulièrement  à  une  amie 
et  parente  du  Languedoc  ;  elle  ne  lui  parle  que  de  cette  chère  enfant 
sans  fortune,  qui  a  dix-sept  ans  déjà  et  qu'il  faut  penser  à  marier  : 
rien  de  plus  gracieux  que  ces  propos  d'une  mère  jeune  encore.  Elle 
décrit  sa  Cécile ,  ses  beautés ,  sa  santé ,  sa  fraîcheur,  ses  légers  défauts 
même,  le  cou  un  peu  gros,  mais  en  tout  bien  du  charme. —  «  Eh! 
tien,  oui.  Un  joli  jeune  homme,  Savoyard,  habillé  en  fille.  C'est  assez 
cela.  Mais  n'oubliez  pas,  pour  vous  la  figurer  aussi  jolie  qu'elle  l'est, 
une  certaine  transparence  dans  le  teint  ;  je  ne  sais  quoi  de  satiné, 
de  brillant ,  que  lui  donne  souvent  une  légère  transpiration  ;  c'est  le 
contraire  du  mat ,  du  terne  ;  c'est  le  satiné  de  la  fleur  rouge  des 
pois  odoriférans.  »  On  commence  de  tous  côtés  à  faire  la  cour  à  Cé- 
cile; elle  n'a  qu'à  choisir  entre  les  amans.  Un  cousin  ministre ,  un 
Bernois  de  mérite....  mais,  décidément,  le  préféré  de  la  jeune  fille 
est  un  petit  milord  en  passage ,  qui  lui  fait  la  cour  assez  tendrement, 
mais  ne  se  déclare  pas.  Tous  ces  détails  de  coquetterie  innocente , 
d'émotion  naïve ,  de  prudence  maternelle  et  de  franchise  presque  de 
sœur,  sont  portés  sur  un  fond  de  paysage  brillant  et  de  légère  pein- 
ture du  monde  vaudois.  Pas  de  drame ,  des  situations  très  simples , 
et  je  ne  sais  quel  intérêt  attachant.  Cécile  ne  se  fait  pas  illusion  ;  elle 
voit  bien  qu'elle  ne  remplit  pas ,  comme  elle  le  mérite ,  ce  cœur  du 
petit  Lord  trop  léger;  deux  larmes  brillent  dans  ses  yeux  en  le  con- 
fessant, et  pourtant  elle  préfère  !  La  lettre  xvi  offre,  entre  la  mère 
et  la  fille,  une  de  ces  scènes,  comme  les  Lettres  Neuchàteloises  en 
peuvent  faire  augurer.  Les  derniers  accens  s'élèvent  : 

i<  .,.  5os  paroles  ont  fini  là,  écrit  lanière,  mais  non  pas  nos  pensées...  Les 


•758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intervalles  d'inquiétude  sont  remplis  par  l'ennui.  Quelquefois  je  me  repose  et 
je  nie  remonte  en  faisant  un  tour  de  promenade  avec  ma  fille ,  ou  bien  comme 
aujourd'hui  en  m'asseyant  seule  vis-à-vis  d'une  fenêtre  ouverte  qui  donne 
sur  le  lac.  Je  vous  remercie,  montagnes,  neige,  soleil,  de  tout  le  plaisir  que 
Vous  me  faites.  Je  vous  remercie ,  auteur  de  tout  ce  que  je  vois,  d'avoir  voulu 
que  ces  choses  fussent  si  agréables  à  voir.  Elles  ont  un  autre  but  que  de  me 
plaire.  Des  lois,  auxquelles  tient  la  conservation  de  l'univers,  font  tomber 
cette  neige  et  luire  ce  soleil.  En  la  fondant,  il  produira  des  torrens,  des  cas- 
cades, et  il  colorera  ces  cascades  comme  un  arc-en-ciel.  Ces  choses  sont  les 
mêmes  là  où  il  n'y  a  point  d'yeux  pour  les  voir;  mais,  en  même  temps  qu'elles 
sont  nécessaires ,  elles  sont  belles.  Leur  variété  aussi  est  nécessaire ,  mais  elle 
n'en  est  pas  moins  agréable,  et  n'en  prolonge  pas  moins  mon  plaisir.  Beautés 
frappantes  et  aimables  de  la  nature!  tous  les  jours  mes  yeux  vous  admirent, 
tous  les  jours  vous  vous  faites  sentir  à  mon  cœur  !  » 

Le  petit  Lord  a  un  parent ,  une  espèce  de  gouverneur,  bien  diffé- 
rent de  lui ,  et  qu'un  sérieux  prématuré ,  une  tristesse  mystérieuse 
environne.  C'est  dans  la  confidence  qu'il  fait  à  la  mère  de  Cécile 
qu'apparaît  Caliste.  Il  aimait  dans  son  pays,  il  aime  toujours  Caliste, 
et  celle-ci,  créature  adorable,  l'aimait  également;  mais  elle  avait 
monté  sur  le  théâtre  ,  elle  avait  joué  dans  the  Fair  Pénitent  le  rôle 
dont  le  nom  lui  est  resté;  sa  réputation  première  avait  été  équivoque. 
€races ,  talens ,  ame  céleste ,  fortune  môme ,  tant  de  perfections  ne 
purent  fléchir  un  père  ni  obtenir  à  son  fils  le  consentement  d'épou- 
ser. Cette  histoire  toute  romanesque  a  dans  le  détail  une  couleur  bien 
anglaise,  quelque  chose  de  ce  qu'Oswald,  plus  tard,  reproduira  un 
peu  moins  simplement  à  l'égard  de  Corinne;  et  cette  première  Co- 
rinne ,  remarquez-le  ,  esquisse  ingénue  de  la  seconde ,  a  elle-même 
long-temps  vécu  en  Italie.  Après  bien  des  souffrances  et  des  vicissi- 
tudes, Caliste,  mariée  à  un  autre,  pure  et  dévorée,  meurt;  elle 
meurt ,  comme  cet  empereur  voulait  mourir,  au  milieu  des  musiques 
sacrées  ;  génie  des  beaux-arts  et  de  la  tendresse ,  elle  exhale  à  Dieu 
sa  belle  ame,  en  faisant  exécuter  le  Messiah  de  Haendel  et  le  Stabat 
de  Pergolèse.  Celui  qu'elle  aimait  reçoit  la  nouvelle  funeste  pendant 
qu'il  est  encore  à  Lausanne;  si  on  ne  l'entourait  en  ces  momens,  son 
désespoir  le  porterait  à  des  extrémités.  Cependant  son  pupille ,  le 
jeune  Lord,  ne  s'est  toujours  pas  déclaré;  Cécile  et  sa  mère  partent 
pour  voir  leur  parente  du  Languedoc. 

Ce  roman  a  l'air  de  ne  pas  finir  ;  il  finit  pourtant.  La  conclusion , 
la  moralité,  faut-il  la  dire?  C'est  qu'au  moment  où,  à  côté  de  nous , 
un  ami  éploré  et  repentant  s'accuse  d'avoir  brisé  un  cœur  et  se  tue- 
rait par  désespoir  d'avoir  laissé  mourir,  vous-même,  jeune  homme, 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  aiODERNES  DE  LA  FRANCE.  759 

qui  le  plaignez  et  le  blâmez  peut-être,  vous  recommencez  la  môme 
faute;  vous  en  traitez  un  à  la  légère  aussi  en  vous  disant  :  Cest  bien 
différent!  et  les  conséquences,  si  vous  n'y  prenez  garde  bien  vite, 
viendront  trop  tard  et  terribles  aussi ,  pour  peu  que  vous  ayez  un 
cœur.  Et  même  quand  elles  sembleraient  ne  pas  venir  et  quand  on 
ne  mourrait  pas,  n'est-ce  donc  rien  que  de  faire  souffrir?  N'est-ce 
rien,  enfin,  que  de  méconnaître  et  de  perdre  le  bien  inestimable 
d'être  uniquement  aimé?  Ainsi  va  le  monde,  illusion  et  sopbisme» 
dans  un  cercle  toujours  recommençant  de  désirs ,  de  fautes  et 
d'amertumes. 

Caliste  eut  du  succès  à  Paris;  elle  s'y  trouva  introduite  au  centre 
par  le  salon  de  M'"*"  Necker.  En  cberchant  bien  ,  on  trouverait  des 
articles  dans  les  journaux  du  temps  (1).  Le  Mercure  d'avril  1786  en 
contient  un  tout  à  l'avantage  du  Mari  senti  ment  al,  qui  est  de  M.  de 
Constant  (  un  oncle  de  Benjamin) ,  et  à  la  suite  duquel  W"  de  Charrière 
avait  ajouté  une  ingénieuse  contre-partie  sous  le  titre  de  Lettres  de 
mistriss  Henleij.  Ce  roman  de  M.  de  Constant  est  philosophique  et 
très  agréable  :  en  voici  l'idée.  M.  de  Bompré,  âgé  d'environ  quarante- 
cinq  ans,  retiré  du  service,  habite  en  paix  une  terre  dans  le  pays  de 
Vaud;  mais  il  est  allé  à  Orbe,  à  la  noce  d'un  ami ,  et  il  se  met  à  en- 
vier ce  bonheur.  Malgré  son  bon  cheval,  son  chien  fidèle,  son  ex- 
cellent et  vieux  Antoine,  il  s'aperçoit  qu'il  est  bien  seul;  les  soirées 
d'hiver  commencent  à  lui  paraître  longues.  Bref,  étant  un  jour  à  Ge- 
nève, il  y  rencontre,  dans  la  famille  d'un  ami,  une  jeune  personne 
honnête,  instruite,  charmante  à  voir,  et  il  se  marie  :  le  voilà  heureux. 
Mais  sa  femme  a  d'autres  goûts,  un  caractère  à  elle,  de  la  volonté. 
En  arrivant  à  la  terre  de  son  mari,  elle  tient  le  bon  Antoine  à  dis- 
tance; elle  a  lu  les  Jardins  de  l'abbé  Delille,  et  elle  bouleverse  l'an- 
tique verger.  Un  portrait  du  père  de  M.  de  Bompré  était  dans  le  salon 
d'en  bas,  mauvaise  peinture,  mais  ressemblante  :  il  faut  que  le  por- 
trait se  cache  et  monte  d'un  étage.  La  bonne  monture  que  M.  de  Bom- 
pré avait  sans  doute  ramenée  de  ses  guerres ,  et  qui  lui  avait  plus 
d'une  fois  sauvé  la  vie  ,  est  vendue  pour  deux  chevaux  de  carrosse; 
et  le  pauvre  chien  Hector,  qui  vieillit,  qui,  un  jour  d'été ,  a  couru 
trop  inquiet  après  son  maître  absent ,  s'est  trouvé  tué ,  de  peur  de 
rage.  M.  de  Bompré  est  malheureux.  Cela  môme  finit  par  une  cata- 
strophe, et,  de  piqûres  en  douleurs,  il  arrive  au  désespoir  :  il  se  tue. 
Le  piquant,  c'est  que  dans  le  temps,  à  Genève,  on  crut  reconnaître 

{\]  3111e  de  Meulan  a  écrit  sur  Caliste-,  mais  bien  plus  tard,  à  propos  d'une  réimpression, 
(  Publkiste  du  3  octobre  1807.) 


iGO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'original  de  M.  et  de  M"*  de  Bompré;  en  fait  de  roman ,  on  y  entend 
peu  la  raillerie.  Une  M°"^  Caillât^  née  de  Chapemirouge,  se  fâcha  et  ré- 
clama par  une  brochure  contre  l'application  qu'on  lui  faisait  :  son 
mari  s'était  tué  en  effet.  Dans  une  lettre  écrite  à  un  respectable  pas- 
teur, et  qu'elle  environna  de  toutes  sortes  d'attestations  et  de  certi- 
ficats en  forme  signés  des  bannerets,  baillis,  châtelains  et  notaires  (1), 
elle  s'attacha  à  démontrer  qu'il  n'y  avait  eu  chez  elle,  à  Aubonne,  ni 
cheval  vendu,  ni  chien  tué,  ni  portrait  déplacé.  On  eut  beau  la  ras- 
surer, l'auteur  du  roman  eut  beau  lui  écrire  pour  prendre  les  choses 
sur  le  compte  de  son  imagination ,  pour  l'informer  avec  serment  (\\\!\\ 
n'avait  en  rien  songé  à  elle,  elle  imprima  tout  cela;  et,  en  dépit  ou 
à  l'aide  de  tant  d'attestations ,  il  resta  prouvé  pour  le  public  de  ce 
temps-là  que  l'anecdote  du  roman  était  bien  au  fond  l'histoire  de  la 
réclamante.  M"*  de  Charrière,  dans  les  Lettres  qu'elle  a  ajoutées  au 
Mari  sentimental,  n'est  nullement  entrée  dans  cette  querelle.  Mais 
elle  a  montré  le  côté  inverse  et  plus  fréquent  du  mariage,  une  femme 
délicate,  sentimentale  et  incomprise;  le  mot  pourtant  n'était  pas  en- 
core inventé.  Mistriss  Henley ,  personne  romanesque  et  tendre , 
épouse  un  mari  parfait,  mais  froid,  sensé,  sans  passion,  un  Grandis- 
son  insupportable ,  lequel ,  sans  s'en  douter  et  à  force  de  riens ,  la 
laisse  mourir.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  à  conclure,  c'est  qu'entre  ce 
Mari  sentimental  de  M.  de  Constant  et  cette  Femme  sentimentale  de 
M"*  de  Charrière  ,  l'idéal  du  mariage  est  très  compromis  ;  ce  double 
aspect  des  deux  romans  en  vis-à-vis  conduit  à  un  résultat  assez  triste, 
mais  curieux  pour  les  observateurs  de  la  nature  humaine.  Dans  ces 
lettres  de  mistriss  Henley,  il  y  a  plus  que  des  pensées  aimables  et 
fines  ;  Va  mélancolie  y  prend  parfois  de  la  hauteur,  et  je  n'en  veux 
pour  preuve  que  cette  page  profonde  : 

«  Ce  séjour  (  la  terre  d'HollowparJi  )  est  comme  son  maître ,  tout  y  est  trop 
bien  ;  il  n'y  a  rien  à  changer,  rien  qui  demande  mon  activité  ni  mes  soins.  Un 
vieux  tilleul  ôte  à  mes  fenêtres  une  assez  belle  vue.  J'ai  souhaité  qu'on  le  cou- 
pât; mais,  quand  je  l'ai  vu  de  près,  j'ai  trouvé  moi-même  que  ce  serait  grand 
dommage.  Ce  dont  je  me  trouve  le  mieux,  c'est  de  regarder,  dans  cette  sai- 
son brillante,  les  feuilles  paraître  et  se  déployer,  les  fleurs  s'épanouir,  une 
foule  d'insectes  voler,  marcher,  courir  en  tous  sens.  Je  ne  me  connais  à  rien , 
je  n'approfondis  rien  ;  mais  je  contemple  et  j'admire  cet  univers  si  rempli, 
si  animé.  Je  me  perds  dans  ce  vaste  tout  si  étonnant,  je  ne  dirai  pas  si  sage, 
je  suis  trop  ignorante.  J'ignore  les  fins,  je  ne  connais  ni  les  moyens,  ni  le 
but,  je  ne  sais  pas  pourquoi  tant  de  moucherons  sont  donnés  à  manger  à 

(1)  Lettre  à  M.  Mouson ,  pasteur  de  Saiiit-Livré ,  près  d'Aubonnc,  ou  Supplément  néces- 
saire au  J»/ari  «rarimew^a/. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    761 

cette  vorace  araignée;  mais  je  regarde,  et  des  heures  se  passent  sans  que 
j'aie  pensé  à  moi ,  ni  à  mes  puérils  chagrins.  » 

Depuis  que  le  panthéisme  est  devenu  chez  nous  un  lieu  commun , 
une  thèse  romanesque  et  littéraire ,  je  doute  qu'il  ait  produit  quel- 
que chose  de  plus  senti  que  ces  simples  mots  d'aperçu  comme  échap- 
pés à  la  rêverie  d'une  jeune  femme  (1). 

Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  des  différens  ouvrages  de  M""*"  de 
Charrière  qui  suivirent;  ils  sont  de  toutes  sortes  et  nombreux.  L'in- 
convénient du  manque  d'art ,  et  aussi  (  Caliste  à  part)  du  manque  de 
succès  central ,  s'y  fait  sentir.  Elle  compose  pour  elle  et  ses  amis,  au 
jour  le  jour,  à  bâtons  rompus,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  compose  pas. 
La  moindre  circonstance  de  société ,  une  lecture ,  une  conversation 
du  soir,  fait  naître  un  opuscule  de  quelques  matinées ,  et  qui  s'achève 
à  peine  :  ainsi  se  succèdent  sous  sa  plume  les  petites  comédies,  les 
contes,  les  diminutifs  de  romans.  Malgré  mes  soins  sur  les  lieux,  je 
ne  me  flatte  pas  d'avoir  tout  recueilli  ;  on  en  découvrait  toujours 
quelque  petit  nouveau,  inconnu;  la  bibliographie  de  ses  œuvres 
deviendrait  une  vraie  érudition ,  et ,  s'il  y  avait  aussi  bien  deux  mille 
ans  qu'elle  fût  morte,  ce  serait  un  vrai  cas  d'Académie  des  inscrip- 
tions que  d'en  pouvoir  dresser  une  liste  exacte  et  complète  (2).  Nous 
n'en  sommes  pas  là.  Je  m'en  tiendrai  pour  l'ensemble  au  témoignage 
de  M"^  Necker  de  Saussure,  qui,  étant  encore  enfant,  vit  un  jour  à 
Genève M""^ de  Charrière,  et  fut  fort  frappée  de  la  grâce  de  son  esprit: 
«  Ce  souvenir,  écrit-elle,  m'a  fait  lire  avec  intérêt  tous  ses  romans , 
et  les  plus  médiocres  m'ont  laissé  l'idée  d'une  femme  qui  sent  et  qui 
pense  (3).  d 

(1]  Dans  tout  ce  qui  précède ,  je  n'ai  pas  parlé  du  style  chez  Mme  de  Charrière;  les  cita- 
lions  en  ont  pu  faire  juger.  C'est  du  meilleur  français,  du  français  de  Versailles  que  le  sien, 

en  vérité,  comme  pour  M'^e  de  Flahaut.  Elle  ne  paie  en  rien  tribut  au  terroir en  rien; 

pourtant  je  lis  en  un  endroit  de  Caliste:  Mon  parent  n'est  plus  si  triste  d'être  marié,  parce 
qu'il  oublie  qu'il  le  soit,  au  lieu  de:  qu'il  l'est.  Toujours,  toujours,  si  imperceptible  qu'il 
se  fasse,  on  retrouve  le  signe. 

(2)  Voici  une  liste  approchante  :  —  Les  Lettres  JSeiichàteloises,  1784  ;  —  Caliste,  ou  Lettres 
écrites  de  Lausanne ,  1786  ;  —  Lettres  de  mistriss  Ilenleij,  à  la  suite  du  Mari  sentimental  de 
M.  de  Constant,  1786;  — yliy/oHcîie  et  Insinuante,  conic,i'79i;  — l'Emigré,  comédie, 1793; 
—  le  Toi  et  Vous;  —  l'Enfant  gâté;  —  Comment  le  nomme-t-on?  etc.,  etc.  —  Sous  le  nom 
de  VAbbé  de  La  Tour:  les  Trois  Femmes,  1797;  Sainte-Anne;  Honorine  d'i'zerche;  les 
Ruines  d'Yedburg ;  — Louise  et  Albert,  ou  le  Danger  d'être  trop  ejcigcant ,  iSO^; —Sir 
Wal ter  Finch  et  son  fils  William,  1806;  — ie  Noble,  etc. ,  etc.  —  On  en  trouverait  d'autres 
qui  n'ont  jamais  paru  qu'en  allemand  ;  il  y  a  des  lettres  d'elle  imprimées  dans  les  œuvres 
posthumes  de  son  traducteur,  Louis-Ferdinand  Uerder  (  Tubingen,  1810). 

(3)  Je  dois  la  connaissance  de  ce  jugement,  ainsi  que  plusieurs  des  documens  de  cette 
biographie,  à  la  bienveillance  d'un  homme  spirituel  et  lettre  du  canton  de  Vaud,  M.  de 
Brenles. 


*?62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dès  les  années  des  Lettres  Neuchateloises  et  des  Lettres  de  Lau- 
sanne ,  M"'  de  Charrière  connut  Benjamin  Constant  sortant  de  l'en- 
fance. Mais  Benjamin  Constant  eut-il  une  enfance?  A  l'âge  d'environ 
douze  ans  (1779) ,  on  le  voit,  par  une  lettre  à  sa  grand'môre,  déjà 
lancé,  l'épée  au  côté,  dans  le  grand  monde  de  Bruxelles;  il  y  parle 
de  la  musique  qu'il  apprend,  des  airs  qu'il  joue,  et  dans  quelle  ma- 
nière :  «  Je  voudrais  qu'on  put  empêcher  mon  sang  de  circuler  avec 
tant  de  rapidité  et  lui  donner  une  marche  plus  cadencée;  j'ai  essayé 
si  la  musique  pouvait  faire  cet  effet.  Je  joue  des  adagio,  des  largo, 
qui  endormiraient  trente  cardinaux.  Les  premières  mesures  vont 
bien;  mais  je  ne  sais  par  quelle  magie  les  airs  si  lents  finissent  tou- 
jours par  devenir  des  prestissimo.  Il  en  est  de  même  de  la  danse  :  le 
menuet  se  termine  toujours  par  quelques  gambades.  Je  crois ,  ma 
chère  grand'mère ,  que  ce  mal  est  incurable.  »  —  Et  à  propos  du^e^^ 
dont  il  est  témoin  dans  ses  soirées  mondaines  :  «  Cependant  le  jeu 
et  l'or  que  je  vois  rouler  me  causent  quelque  émotion,  »  11  est  déjà 
avec  toute  sa  périlleuse  finesse ,  avec  tous  ses  germes  éclos ,  dans 
cette  lettre  (1). 

Au  retour  de  ses  voyages  et  son  éducation  terminée ,  il  vit  M"""  de 
Charrière,  et  s'attacha  quelque  temps  à  elle,  qui  surtout  l'aima.  Le 
souvenir  s'en  est  conservé.  On  raconte  que,  lorsqu'il  était  à  Colom- 
bier chez  elle,  comme  ils  restaient  tard  le  matin,  chacun  dans  sa 
chambre,  ils  s'écrivaient  de  leur  lit  des  lettres  qui  n'en  finissaient  pas, 
€t  la  conversation  se  faisait  de  la  sorte  ;  c'était  un  message  perpétuel 
d'une  chambre  à  l'autre;  cela  leur  semblait  plus  facile  que  de  se 
lever,  étant  tous  deux  très  paresseux,  très  spirituels ,  et  très  écri- 
veiirs.  Près  d'un  esprit  si  fin  ,  si  ferme  et  si  hardiment  sceptique  en 
mille  points,  le  jeune  Constant  aiguisa  encore  le  sien.  Dans  ce  tête- 
à-tête  des  matinées  de  Colombier,  discutant  et  peut-être  déjà  dou- 
tant de  tout,  il  en  put  venir,  dès  le  premier  pas,  à  ce  grand  principe 
de  dérision  qu'il  exprimait  ainsi  :  OvCunc  vérité  n'est  eomplcte  que 
quand  on  y  a  fait  entrer  le  contraire.  M"^  de  Charrière ,  dans  ses  har- 
diesses du  moins,  avait  des  points  fixes,  des  portions  morales  élevées 
où  elle  tenait  bon.  Elle  put  souffrir  de  n'en  pas  trouver  ailleurs  de 
correspondantes.  Plus  tard,  quand  Benjamin  Constant  fut  lancé  sur 
une  scène  toute  différente,  et  qu'elle  l'allait  rappeler  au  passé,  il 
répondait  peu.  Il  parlait  d'elle  légèrement,  dit-on,  comme  un  homme 
qui  a  quitté  un  drapeau  et  aspire  à  servir  sous  quelque  autre.  Il  se 
plaignait  que  les  lettres  qu'il  recevait  d'elle  étaient  pleines  d'errata 

(\)  On  la  peut  lire  tout  entière  dans  la  Chrcstomalhie  de  M.  Vinet,  2e  édition,  tome  I. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    763 

sur  les  ouvrages  qu'elle  avait  publiés ,  et  semblait  croire  que  l'infi- 
délité des  imprimeurs  l'occupait  encore  plus  que  la  sienne.  «  Voilà 
le  sort  qui  menace  les  femmes  auteurs  :  on  croit  toujours  que  les 
affections  tiennent  chez  elles  la  seconde  place.  »  C'est  un  moraliste 
profond  et  femme  qui  a  dit  cela. 

M"^  de  Charrière  connut  M""  de  Staël;  elles  correspondirent;  on 
m'a  parlé  d'une  controverse  considérable  entre  elles,  précisément 
sur  ces  points  litigieux,  chers  aux  femmes,  qui  se  retrouvent  dis-^ 
cutés  dans  plusieurs  des  lettres  de  Delphine,  et  sur  lesquels  nous 
allons  avoir  le  mot  direct  de  M""  de  Charrière  elle-même.  Dans  cette 
correspondance,  M""' de  Charrière  devait  plutôt  ressembler  parle 
ton  aune  autre  M™«  de  Staal  [W  De  Launay). 

Sur  toutes  ces  choses ,  elle  allait  au  fond  et  au  fait  avec  un  esprit 
libre ,  avec  beaucoup  moins  de  talenf,  comme  on  l'entend  vulgai- 
rement ,  mais  aussi  avec  bien  moins  d'emphase  et  de  déclamation 
qu'on  ne  l'a  fait  alors  et  depuis  (1).  On  en  peut  surtout  juger  par  son 
petit  roman  des  Trois  Femmes,  bien  remarquable  philosophique- 
ment, bien  agréable  (pruderie  à  part) ,  et  le  seul ,  pour  ces  raisons, 
sur  lequel  nous  ayons  encore  à  insister.  W^"  Pauline  de  Meulan,  qui 
était  très  informée  des  divers  ouvrages  de  M"""  de  Charrière,  et  qui 
avait  de  commun  avec  elle  tant  de  qualités,  entre  autres  le  courage 
d'esprit,  n'a  pas  craint  de  parler  avec  éloge  des  Trois  Femmes  dans  le 
Publiciste  du  2  avril  1809.  Après  une  discussion  sérieuse  et  moyen- 
nant une  interprétation  motivée,  elle  conclut  par  dire  «  qu'en  y  pen- 
sant un  peu,  on  trouvera  que  cette  dernière  production  de  l'auteur 
de  Caliste  est  une  des  compositions  les  plus  tnorales,  comme  elle  est 
une  des  plus  originales  et  des  plus  piquantes  qui  ait  paru  depuis  long-. 
temps.  »  Nous  oserons  donc  ne  point  paraître  plus  effarouché  en  mo- 
rale que  ne  l'a  été  M""^  Guizot  (2). 

(On  est  chez  la  jeune  baronne  de  Berglien,  vers  94  ou  95).  « —  Pour  qui 
écrire  désormais?  disait  l'abbé  de  La  Tour.  —  Pour  moi ,  dit  la  baronne.  — 
On  ne  pense,  on  ne  rêve  que  politique,  continua  l'abbé.  —  .T'ai  la  politique 
en  horreur,  répliqua  la  baronne,  et  les  maux  que  la  guerre  fait  à  mon  pays 
me  donnent  un  extrême  besoin  de  distraction.  J'aurais  donc  la  plus  grande 

(1)  Celait  déjà  la  mode  de  son  temps  d'cnlasser  tous  les  mois  imaginables  et  contradictoires 
pour  peindre  avec  renchérissement  les  personnes  et  les  choses;  elle  ne  se  laissât  pas  payer 
de  celte  monnaie:  «J'ai  toujours  trouvé,  disait-elle,  que  ces  sortes  de  mérites  et  de  mer- 
veilles n'existent  que  sur  le  papier,  où  les  mots  ne  se  battent  jamais,  quelque  contradiction 
qu'il  y  ait  entre  eux.  » 

(2)  Pourquoi  ne  réimprimerait-on  pas  dans  le  pays,  sous  le  titre  d'OEui'res  choisies  dft 
Mme  de  Charrière,  Caliste,  les  Lettres  Xeuchdleloises  et  les  Trois  Femmes? 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reconnaissance  pour  l'écrivain  qui  occuperait  agréablement  ma  sensibilité 
et  mes  pensées,  ne  fût-ce  qu'un  jour  ou  deux.  —  Mon  Dieu  !  madame ,  reprit 
l'abbé  après  un  moment  de  silence,  si  je  pouvais....  —  Vous  pourriez,  in- 
terrompit la  baronne.  —  Mais  non ,  je  ne  pourrais  pas,  dit  l'abbé;  mon  style 
vous  paraîtrait  si  fade  au  prix  de  celui  de  tous  les  écrivains  du  jour!  Regarde- 
t-on  marcher  un  homme  qui  marche  tout  simplement,  quand  on  est  accou- 
tumé à  ne  voir  que  tours  de  force,  que  sauts  périlleux.^  —  Oui,  dit  la  ba- 
ronne, on  regarderait  encore  marcher  quiconque  marcherait  avec  passable- 
ment de  grâce  et  de  rapidité  vers  un  but  intéressant.  —  J'essaierai,  dit 
l'abbé.  Les  conversations  que  nous  eûmes  ces  jours  passés  sur  Kant,  sur  sa 
doctrine  du  devoir,  m'ont  rappelé  trois  femmes  que  j'ai  vues.  —  OiJ?  de- 
manda la  baronne.  —  Dans  votre  pays  même,  en  Allemagne,  dit  l'abbé.  — 
Des  Allemandes?  —  Non,  des  Françaises.  Je  me  suis  convaincu  auprès  d'elles 
qu'il  suflit,  pour  n'être  pas  une  personne  dépravée,  immorale,  et  totalement 
méprisable  ou  odieuse ,  d'avoir  une  idée  quelconque  du  devoir,  et  quelque 
soin  de  remplir  ce  qu'on  appelle  son  devoir.  N'importe  que  cette  idée  soit 
confuse  ou  débrouillée,  qu'elle  naisse  d'une  source  ou  d'une  autre,  qu'elle 
se  porte  sur  tel  ou  tel  objet,  qu'on  s'y  soumette  plus  ou  moins  imparfaite- 
ment :  j'oserai  vivre  avec  tout  homme  ou  toute  femme  qui  aura  une  idée 
quelconque  du  devoir.  » 

Là-dessus,  grand  débat!  Un  kantiste  de  la  compagnie  donne  son 
explication  du  devoir,  idée  universelle, indestructible;  un  théologien 
se  récrie  à  cette  explication  naturelle,  et  veut  recourir  à  l'interven- 
tion divine  ;  un  amateur,  qui  a  lu  Voltaire  et  Montaigne,  doute  qu'un 
sauvage  éprouve  rien  de  semblable  à  ce  que  le  kantiste  proclame. 
—  Qu'en  savez-vous?  dit  l'abbé.  —  Allez  écrire ,  lui  dit  la  baronne.  — 
L'abbé  rapporte  bientôt  son  conte  des  Trois  Femmes. 

Emilie  est  une  émigrée  de  seize  ans;  elle  a  perdu  ses  parens,  ses 
derniers  moyens  d'existence,  et  l'espoir  d'en  retrouver  aucun.  José- 
phine, sa  femme  de  chambre,  lui  a  tenu  lieu  de  tout.  Attentive,  res- 
pectueuse, zélée,  elle  est  à  la  fois  la  mère  et  la  servante  d'Emilie; 
elle  la  sert  et  la  nourrit,  elle  s'est  dévouée  à  elle,  elle  n'aime  qu'elle. 
C'est  au  milieu  des  sentimens  d'une  affection  exaltée  par  la  recon- 
naissance qu'Emilie  découvre  les  désordres  de  Joséphine.  Cette  petite 
Joséphine ,  dans  sa  naïveté ,  sa  générosité  et  son  vice ,  ne  laisse  pas 
que  d'être  un  embarrassant  philosophe.  Tout  ce  qu'elle  dit  dans 
son  premier  entrain  d'aveux  à  Emilie  sur  son  oncle  le  grand-vicaire, 
sur  son  oncle  le  marquis,  sur  sa  tante  la  marquise,  fait  ouvrir  de 
grands  yeux  à  l'orpheline,  et  nous  exprime  le  xviii''  siècle  dans  sa 
facile  nudité.  D'une  autre  part,  une  jeune  veuve ,  M""  Constance  de 
Vaucourt,  s'est  attachée  à  Emilie.  Vive ,  aimable ,  sensible ,  irrépro- 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    765 

chable  dans  sa  conduite ,  M™"  de  Vaucourt  ne  cherche  de  jouissances 
que  dans  l'emploi  généreux  et  bienfaisant  d'une  grande  fortune  : 
mais  cette  fortune ,  que  lui  ont  laissée  ses  parens ,  est  un  peu  mal 
acquise,  elle  le  sait;  et,  comme  elle  n'a  aucun  moyen  de  retrouver 
ceux  aux  dépens  de  qui  ils  l'ont  faite,  elle  se  contente  de  la  bien  dé- 
penser. Entre  Constance  et  Joséphine,  Emilie,  bonne,  droite  et 
candide ,  est  à  chaque  instant  obligée ,  pour  rester  fidèle  à  l'esprit 
même  de  sa  vertu,  d'en  relâcher,  d'en  rompre  quelque  forme  trop 
rigoureuse.  Ainsi,  quand  d'abord,  pour  ne  pas  se  commettre  près  de 
Henri,  l'amant  de  Joséphine,  elle  semble  moins  sensible  qu'elle  ne 
devrait  à  la  peine  de  celle-ci ,  elle  se  le  reproche  bientôt;  la  crainte 
de  quelque  malheur  s'y  mêle ,  et  elle  se  laisse  aller  avec  sa  chère  cou- 
pable à  son  mouvement  généreux  :  «  Oh  bien  !  dit  Joséphine ,  je  ne 
me  tuerai  pas;  je  ne  voudrais  pas  contrarier  vos  idées,  rendez-moi 
un  peu  de  bonheur  et  je  ne  me  tuerai  pas.  Déjà  cette  conversation 
me  fait  quelque  bien;  mais  j'étais  au  désespoir  quand  je  vous  voyais 
tout  occupée  de  vous  et  d'un  certain  mérite  que  vous  voulez  avoir, 
et  avec  lequel  vous  laisseriez  tranquillement  souffrir  tout  le  monde...  » 
Ainsi ,  quand  Emilie  ,  sur  l'aveu  de  M"""  de  Vaucourt  que  ses  biens 
avaient  été  mal  acquis,  cherche  à  lui  donner  des  scrupules,  celle-ci, 
après  une  justification  de  son  motif,  ajoute  en  souriant  :  «  Cependant 
permettez-moi  de  vous  dire  que  l'on  pourrait  vous  chicaner  à  votre 
tour  sur  bien  des  choses  que  vous  trouvez  toutes  simples ,  et  cela 
parce  qu'elles  vous  conviennent  et  que  vos  principes  s'y  sont  plies 
peu  à  peu.  —  Que  voulez-vous  dire?  s'écria  Emilie.  —  Ne  voyez- 
vous  pas,  dit  Constance,  qu'au  château  vous  séduisez  Théobald,  in- 
quiétez sa  mère,  et  désolez  sa  cousine....  » 

«  Ce  que  Constance  venait  de  faire  éprouver  à  Emilie  ressemblait  si  fort  à  ce 
que  Joséphine  lui  avait  fait  éprouver,  il  y  avait  environ  trois  mois,  qu'elle  se 
trouva  dans  la  même  souffrance,  et  que  ses  réflexions  furent  à  peu  près  les 
mêmes.  L'une  avait  des  amans  auxquels  elle  ne  voulait  pas  renoncer ,  l'autre 
possédait  un  bien  mal  acquis  qu  elle  ne  voulait  pas  rendre.  L'une  et  l'autre 
lui  étaient  chères.  Tune  et  l'autre  lui  étaient  utiles,  l'une  et  l'autre  avaient 
mêlé  le  blâme  aux  aveux ,  le  reproche  à  la  justification.  Aux  yeux  de  l'une 
ni  de  l'autre,  elle  n'était  parfaitement  innocente,  elle  qui  s'était  crue  en  droit 
de  juger,  de  censurer,  de  montrer  presque  du  mépris....  » 

Théobald  lui-même  (le  jeune  baron  allemand,  amoureux  d'Emilie), 
quand  il  veut  faire  trop  le  sévère,  le  partisan  absolu  du  devoir,  est 
convaincu  de  faiblesse  aussi  et  ramené  à  la  tolérance  : 

«—Monsieur  votre  fils,  dit  Constance  à  M™^  d'Altendorf,  est-il  lui-même 
ce  qu'il  veut  que  soient  les  autres?.... —  Comment  vous  répondre.?  dit 


766  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

M"""  d'Altendorf.  En  supposant  que  mon  fils  ne  courbe  jamais  la  règle,  mais 
que,  dans  certains  cas,  il  la  méconnaisse,  la  brise,  la  jette  loin  de  lui,  est-il 
OU  n'est-il  pas  ce  qu'il  veut  que  l'on  soit?  —  Quand  la  passion  aveugle,  égare, 
dit  Théobald  en  baissant  les  yeux ,  qu'est-ce  que  l'on  est  ?  On  cesse  d'être 
soi-même.  —  Quoi  !  monsieur,  dit  Constance ,  vos  passions  vous  maîtrisent 
à  ce  point!  Cela  est  bien  redoutable.  —  Théobald,  d'accusateur  devenu  ac- 
cusé, se  sentit  plus  doux  comme  plus  modeste,  et  fut  reconnaissant  à  l'excès 
du  silence  qu'Emilie  voulut  bien  garder.  » 

La  seconde  partie  des  Trois  Femmes,  qui  se  compose  de  lettres 
écrites  du  château  d'Altendorf  par  Constance  à  l'abbé  de  La  Tour, 
ressemble  souvent  à  des  conversations  qu'a  dû  oITrir  le  monde  de 
M""*  de  Charrière ,  en  ces  années  94  et  95,  sur  les  affaires  du  temps. 
Le  culte  de  Jean-Jacques  et  de  Voltaire  au  Panthéon ,  un  clergé-phi- 
losophe substitué  à  un  clergé-prètre ,  la  liberté ,  l'éducation ,  tous 
ces  sujets  à  l'ordre  du  jour,  y  sont  touchés  :  aucun  engoûraent,  cha- 
que chose  jugée  à  sa  valeur,  même  M'""  de  Sillery.  «  J'admire,  dit 
Constance  ,  quelques-unes  de  ses  petites  comédies;  je  fais  cas  de  cet 
esprit  raide  et  expéditif  que  je  trouve  dans  tous  ses  ouvrages;  j'y  re- 
connais à  la  fois  sa  vocation  et  le  talent  de  la  remplir.  On  devrait 
l'établir  inspectrice-gérsérale  des  écoles  de  la  llépuWique  française.  » 
'-—V Adèle  de  Senanges  y  est  fort  louée. 

Constance  n'aurait  pas  voulu  vivre,  dit-elle,  avec  Jean-Jacques 
ni  avec  Voltaire.  —  Avec  Duclos?  oui.  —  Avec  Fénelon?  oh!  oui.  — 
Avec  Racine? «oui.  —  Avec  La  Fontaine?  pourquoi  non?...  «  Mais 
peut-être  qu'après  tout,  ajoute-t-elle ,  le  meilleur  n'en  vaudrait.rien. 
Tous  ces  gens-là  sont  sujets,  non-seulement  à  préférer  leur  gloire  à 
leurs  amis,  mais  à  ne  voir  dans  leurs  amis,  dans  la  nature,  dans  les 
événemens,  que  des  récits,  des  tableaux,  des  réflexions  à  faire  et  à 
publier.  »  Nous  croyons  que  Constance  se  trompe  pour  Racine  ,  La 
Fontaine  et  Fénelon  ;  nous  craignons  qu'elle  ne  fasse  que  reporter 
un  peu  trop  en  arrière  ce  qui  était  vrai  de  son  siècle ,  ce  qui  l'est 
surtout  du  nôtre. 

La  conclusion  de  la  première  partie  des  Trois  Femmes  se  débat 
entre  l'abbé  et  la  baronne  : 

«  Je  n'ai  pas  trouvé ,  dit  M""^  de  Berghen  quand  elle  revit  l'abbé,  que  vos 
trois  femmes  prouvassent  quoi  que  ce  soit,  mais  elles  m'ont  intéressée.  —  Cela 
doit  me  suffire,  dit  l'abbé  ;  mais  n'avez-vous  pas  quelque  estime  pour  chacune 
de  mes  trois  femmes? —  Je  ne  puis  le  nier,  répondit  la  baronne.  —  Eh  bien  ! 
dit  l'abbé,  ai-je  prétendu  autre  chose?...  Si  je  vous  eusse  parlé  d'un  de  ces 
êtres ,  comme  j'en  connais  beaucoup ,  qui ,  même  lorsqu'ils  ne  font  pas  de 
ïnal ,  ne  font  aucun  bien ,  ou  ne  font  que  celui  qui  leur  convient  ;  qui ,  n'ayant 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    767 

que  leur  intérêt  pour  guide,  n'en  supposent  jamais  aucun  autre  au  cœur 
d'autrui ,  vous  l'eussiez  sûrement  méprisé.  De  l'esprit ,  des  talens ,  des  lu- 
mières, rien  ne  vous  réconcilierait  avec  un  homme  de  cette  trempe;  il  faut 
voir  en  un  homme ,  pour  le  pouvoir  estimer,  que  quelque  chose  lui  paraît  être 
bien,  quelque  chose  être  mal;  il  faut  voir  en  lui  une  moralité  quelconque.  » 

Ainsi  parle  à  la  jeune  baronne  de  Berghen  cet  aimable  et  sceptique 
abbé  de  La  Tour,  qui  trouve  peu  sûi'ijour  son  repos  de  passer  un  hiver 
entier  à  Altendorf,  près  de  Constance. 

La  conclusion  de  la  seconde  partie  répète  la  môme  idée ,  mais  d'un 
ton  moins  léger,  et  avec  un  certain  accent  d'élévation  dans  la  bou- 
che de  Constance  : 

«  Oh  !  la  rectitude  est  bonne.  Je  n'aurai  point  de  dispute  avec  Théobald.  Je 
respecte  tous  les  scrupules,  les  scrupules  religieux,  les  scrupules  de  l'honneur, 
enfin  tous  ceux  même  qui  n'auraient  point  de  nom ,  et  jusqu'à  la  soumission 
à  des  lois  que  rien  ne  sanctionne.  Mon  esprit,  si  ennemi  de  tous  les  galima- 
tias, respectera!  toujours  celui-ci;  j'aimerai  toujours  voir  l'extrême  délica- 
tesse se  soumettre  à  des  règles  qu'elle  ne  peut  définir,  et  dont  elle  ne  sait 
point  d'où  elles  émanent.  » 

Ce  roman  achevé,  duquel  je  n'ai  extrait  que  la  pensée,  en  négli- 
geant mainte  délicatesse  de  détail ,  il  reste  de  quoi  réfléchir  long- 
temps. Qu'il  y  a  là,  me  disais-je,  plus  de  choses  qu'il  ne  semble! 
combien  de  résultats  et  d'observations  y  passent  sans  prétendre  à  se 
faire  admirer!  et  qu'il  est  agréable,  dans  un  mot,  dans  un  trait,  de 
les  saisir  !  La  morale  en  est  bien  sceptique,  mais  en  somme  elle  tourne 
au  bien  ;  il  y  a  une  vraie  tolérance  qui  n'est  pourtant  pas  l'indiffé- 
rence totale.  C'est  un  roman  de  Directoire,  mais  qui  se  peut  avouer 
et  relire ,  même  après  toutes  les  restaurations. 

Ne  soyons  pas  si  fiers  en  effet  :  austères  régens  de  notre  âge ,  et 
qui  le  preniez  si  haut,  kantistes,  éclectiques,  doctrinaires  et  tous, 
nous  ne  sommes  pas  si  riches  en  morale,  et  vous-mêmes  l'avez  bien, 
à  la  longue,  un  peu  prouvé.  Qu'est-ce  à  dire?  Après  trente  ans,  qui 
n'a  lu  dans  bien  des  intérieurs  d'hommes ,  sans  parler  du  sien ,  et  qui 
n'a  compris?  En  littérature,  c'est  pire  :  l'esprit  seul  désormais  y  fait 
loi.  Intrigue,  piraterie,  vanité  sans  frein,  vénale  cupidité!  oh!  si, 
dans  tous  ces  gens  d'esprit  à  foison,  il  y  avait  au  cœur  un  endroit 
sain,  une  once,  un  grain  d'honnêteté,  un  seul  dans  chacun,  que  ce 
serait  beaucoup  !  En  ces  momens  de  dissolution  de  doctrines  et  de 
cohue  universelle,  à  tout  prix  il  importe  d'avoir  au  dedans  de  soi, 
dans  son  caractère,  dans  sa  conduite,  des  points  invincibles  et  in- 
expugnables, fussent-ils  isolés  et  sans  rapport  avec  le  reste  de  nous- 
mêmes  ,  —  oui ,  des  espèces  de  rochers  de  Malte  ou  de  Gibraltar  où 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'on  se  rabatte  en  désespoir  de  cause  et  où  l'on  maintienne  le  drapeau. 
Ou,  pour  parler  moins  haut  et  plus  à  l'unisson  de  la  nature ,  en  fait 
de  morale,  je  suis  comme  M"'  de  Charrière  :  il  me  suffît  qu'il  y  ait 
quelque  chose  dans  quelqu'un, 

M""  de  Charrière  eut,  ce  semble,  une  vieillesse  assez  triste  et  qui 
renfermait  stoïquement  sa  plainte.  Ame  forte  et  fière,  comme  on  l'a 
pu  voir  par  un  fragment  de  lettre,  cité  au  commencement  et  qui  se 
rapporte  à  sa  fin ,  elle  s'était  faite  aux  nécessités  diverses  de  la  société 
ou  de  la  nature.  Elle  s'appliquait  tout  bas  ce  qu'elle  a  rendu  avec  un 
accent  pénétré,  éloquent ,  en  cet  endroit  des  lettres  de  sa  Constance  : 
0  ...  M"""  de  Horst  (quelque  dame  d'Osnabruck)  y  était  [dans  la 
compagnie);  elle  se  plaignit  de  son  état,  de  son  ennui.  — Et  moi, 
suis-jesurdes  roses?  dit  l'émigrée  en  souriant.  —  M"^  de  Horst  fut  la 
seule  qui  ne  l'entendit  pas.  Eh  bien!  voilà  une  obligation  que  les 
gens  sensibles  et  judicieux  ont  au  deuil  qui  couvre  l'Europe  :  ils  rou- 
giraient de  parler  de  leurs  pertes  particulières  ;  ils  dissimulent  des 
maux  légers  et  de  petites  humiliations.  Depuis  plus  de  trois  ans ,  je 
vois,  j'entends  Gatimozin  partout,  et  la  plainte  commencée  meurt 
sur  mes  lèvres,  et,  dans  le  silence  auquel  je  me  force,  mon  ame  se 
raffermit.  » 

Elle  avait  peu  compté  sur  l'amour,  elle  n'avait  pas  désiré  la  gloire; 
mais,  lors  même  que  la  raison  fait  bon  marché  des  chimères,  la  sen- 
sibilité sevrée  se  retrouve  là-dessous  et  n'y  perd  rien.  Ce  doux  jardin 
du  pays  de  Vaud  et  la  vue  de  ces  pentes  heureuses  ne  l'avaient  qu'à 
demi  consolée;  l'anneau  mystérieux  du  bonheur  était  dès  long-temps 
enseveli  pour  elle  dans  l'abîme  des  lacs  tranquilles.  Sa  santé  se  dé- 
truisait avant  l'âge.  Elle  cessa  de  respirer  le  27  décembre  1805,  à 
trois  heures  du  matin  :  depuis  plusieurs  jours ,  elle  n'avait  pas  donné 
d'autre  signe  de  vie.  Elle  n'avait  que  soixante-quatre  ou  soixante-cinq 
ans  environ.  Son  mari  lui  survécut;  c'est  ce  que  j'en  ai  su  déplus  vif. 

J'avais  été  mis  depuis  long-temps  sur  la  trace  de  M"''  de  Charrière 
par  la  lecture  des  Lettres  de  Lausanne;  mieux  informé  de  toutes 
choses  par  rapport  à  elle ,  durant  mon  séjour  dans  le  pays ,  j'aurais 
cru  manquer  à  une  sorte  de  justice  que  de  ne  pas  venir,  tôt  ou  tard, 
parler  un  peu  en  détail  d'une  des  femmes  les  plus  distinguées  assu- 
rément du  xviii^  siècle ,  d'une  personne  si  parfaitement  originale  de 
grâce,  de  pensée,  et  de  destinée  aussi;  qui,  née  en  Hollande  et  vi- 
vant en  Suisse ,  n'écrivait  à  la  fin  ses  légers  ouvrages  que  pour  qu'on 
les  traduisît  en  allemand ,  et  qui  pourtant ,  par  l'esprit  et  par  le  ton , 
fut  de  la  pure  littérature  française ,  et  de  la  plus  rare  aujourd'hui , 
de  celle  de  Gil  Blas ,  d'Hamilton  et  de  Zadig.         Sainte-Beuve. 


LA  HONGRIE 


Un  service  régulier  de  pyroscaphes  est  établi  entre  Vienne  et 
Constantinople;  j'en  profitai  pour  me  rendre  de  Vienne  dans  cette 
capitale.  Le  bateau  ne  part  pas  de  la  ville  môme,  il  faut  l'aller  cher- 
cher à  l'extrémité  du  Prater;  mais  doit-on  se  plaindre  d'être  obligé 
de  parcourir  une  fois  encore  les  magnifiques  allées,  les  pelouses 
et  les  taillis  ombreux  de  cette  île  délicieuse?  La  plupart  des  voya- 
geurs ,  cependant ,  peu  touchés  des  charmes  d'une  promenade  ma- 
tinale, avaient  passé  la  nuit  à  bord.  Aussi,  lors  de  mon  arrivée, 
les  cabines  offraient-elles  un  curieux  spectacle.  Ici,  c'était  un  Turc 
rêvant  à  Stamboul  et  aux  houris'  célestes,  en  face  d'un  bol  de  mau- 
vais café;  là,  un  groupe  tumultueux  d'officiers  autrichiens;  plus 
loin ,  un  noble  Hongrois  frisant  ses  moustaches ,  et  à  ses  pieds ,  roulé 
dans  une  couverture,  un  petit  être  sale,  laid  et  crépu,  que  je  n'osai 
d'abord  prendre  pour  un  enfant.  Au  coup  de  canon,  signal  de  notre 
départ,  je  ne  pus  méconnaître  la  progéniture  du  fils  d'Arpad  ;  ré- 
veillé en  sursaut,  le  petit  drôle ,  sans  craindre  de  nous  montrer  ses 
vêtemens  en  guenilles ,  courut ,  en  faisant  sonner  ses  éperons ,  voir 
tirer  la  seconde  pièce. 

De  Vienne  à  Presbourg ,  la  route  serait  insignifiante  sans  les  sou- 
venirs qu'elle  rappelle  ;  mais  les  villages  de  la  rive ,  les  plaines  de  la 
Hongrie  et  les  îles  du  Danube  ont  chèrement  acheté  le  droit  de 
porter  des  noms  historiques.  C'est  à  Semmering  que  Soliman ,  en 

TOME  XVII.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1529 ,  déploya  l'étendard  du  prophète  ;  c'est  de  l'île  de  Lobau  que 
l'armée  française  s'élança  pour  effacer  le  revers  d'Essling  par  la  vic- 
toire de  Wagram;  c'est  à  Schvachacz  que  Léopold,  en  1683,  reçut 
Jean  Sobieski.  L'empereur,  superbe  mannequin  de  parade,  s'enten- 
dait assez  mal  à  défendre  ses  états  ;  jamais ,  en  revanche ,  il  ne  fut 
égalé  dans  l'importante  science  de  l'étiquette  et  du  blason.  L'épée 
de  général  était  lourde  pour  sa  main,  mais  il  connaissait  le  cérémo- 
nial à  merveille  :  une  entrevue  avec  le  vainqueur  des  Turcs  mettait 
donc  Léopold  dans  un  grand  embarras.  Il  demanda  conseil  au  duc  de 
Lorraine  :  «  Comment  recevoir  Sobieski?  —  Eh  mais!  les  bras  ou- 
verts, répondit  le  prince.  —  Quoi!  sans  plus  de  façon!  je  suis  l'em- 
pereur, et  Jean  n'est  qu'un  roi  électif;  l'oubliez-vous?  »  Pendant  ce 
grave  pourparler,  le  Polonais  arriva,  et  Léopold  daigna  donner  une 
froide  accolade  au  héros  qui  l'avait  sauvé, 

Presbourg  n'est  pas  la  ville  influente  du  royaume.  Quoiqu'elle 
soit  toujours  le  siège  de  la  diète ,  les  Hongrois  ne  la  regardent  point 
comme  leur  capitale,  ils  la  trouvent  trop  rapprochée  de  Vienne. 
Pesth  est  à  la  fois  le  cœur  et  la  tète  de  la  nation.  Le  bateau  s'arrête 
à  peine  une  heure  à  Presbourg;  j'eus  le  temps  de  visiter  la  lundkaus^ 
le  palais  des  états.  La  salle  où  se  réunissent  les  représentans  de  la 
nation  est  de  la  plus  grande  simplicité.  Elle  ne  ressemble  en  rien  aux 
lieux  des  séances  de  nos  chambres;  elle  n'a  ni  tribune,  ni  gradins, 
ni  tentures  de  soie.  Une  longue  table,  recouverte  d'un  modeste  tapis 
vert,  tient  lieu  de  l'espèce  d'estrade  où,  chez  nous,  prennent  place 
te  président  et  les  secrétaires.  Le  palatin  ,  qui  est  de  droit  président 
de  l'assemblée,  s'assied  à  l'une  des  extrémités  de  cette  table  ;  les 
grands  dignitaires  siègent  à  sa  droite  et  à  sa  gauche  ;  les  évoques  ca- 
tlioliques  et  ceux  du  rit  grec  non  uni  viennent  ensuite  ;  derrière  eux 
sont  les  fauteuils  réservés  aux  magnats.  Les  membres  parlent  et  vo- 
tent de  leurs  places. 

Le  Danube,  aussitôt  après  avoir  laissé  Presbourg,  roule  dans  une 
plaine  immense,  et  l'on  peut  déjà  prendre  une  idée  de  la  Hongrie. 
Le  regard ,  des  deux  côtés  du  fleuve,  se  perd  dans  de  vastes  et  fertiles 
prairies,  sœurs  des  pampas  de  l'Amérique  du  sud.  Quelques  collines, 
ou  plutôt  quelques  plis  de  terrain  chargés  de  vignes  excellentes ,  des 
troupeaux  de  bœufs  blancs  gardés  par  des  pâtres  dignes  du  sévère 
pinceau  de  Murillo ,  interrompent  seuls  la  monotonie  du  spectacle. 
Les  villages  vraiment  hongrois  sont  rares  sur  la  rive.  De  loin  en  loin, 
on  rencontre  des  amas  de  cabanes  petites,  basses,  mal  fermées,  plus 
mal  couvertes  encore  d'un  chaume  à  demi  pourri ,  et  toutes  d'un  as- 


LA  HONGRIE.  771 

pect  si  misérable ,  que ,  n'étaient  les  emblèmes  de  la  religion  chré- 
tienne, dont  les  consolations  ne  manquent  jamais  à  la  souffrance^ 
on  se  demanderait  si  des  hommes  habitent  ces  tanières. 

A  partir  de  Gran,le  pays  prend  une  physionomie  sévère.  Les 
Alpes  noriques  et  les  Carpathes  poussent  leurs  dernières  ramifica- 
tions jusqu'au  Danube  et  l'enferment  entre  des  murailles  de  verdure. 
A  sept  heures,  nous  étions  en  face  de  l'île  Sainte-Marguerite;  d'un 
côté,  nous  apercevions  Bude,  l'ancienne  ville  turque,  aussi  fièrement 
assise  sur  sa  montagne  qu'un  pacha  sur  son  divan ,  de  l'autre  le  su- 
perbe quai  de  Pesth. 

Bude  et  Pesth  sont  rivales  :  la  première  a  le  passé ,  la  seconde 
a  l'avenir.  Un  pont  de  bateaux,  long  de  douze  cents  pieds,  réunit 
les  deux  villes;  mais,  comme  il  ne  pourrait  pas  résister  à  la  vio- 
lence des  eaux,  on  le  supprime  pendant  l'hiver.  C'est  un  grave 
inconvénient.  Aussi ,  à  la  dernière  diète ,  le  comte  Istvan  Széchényi 
proposa-t-il  d'établir  un  pont  de  pierre  et  de  soumettre  les  nobles 
comme  les  paysans  à  un  droit  de  péage  pour  subvenir  aux  frais  de 
construction.  Ce  moyen,  qui,  chez  nous,  paraîtrait  si  simple,  devait 
heurter  vivement  les  idées  de  f  aristocratie  hongroise;  c'était  pour  la 
première  fois  porter  atteinte  à  un  de  ses  privilèges,  qui  consiste  à  ne 
point  payer  d'impôts.  Elle  comprit  parfaitement  qu'il  s'agissait  assez 
peu  du  pont  de  Pesth,  et  que  l'audacieuse  proposition  de  Széchényi 
était  grosse  d'une  révolution.  Elle  voulut  résister.  La  seconde  table, 
c'est-à-dire  la  chambre  élective ,  fidèle  au  principe  populaire  de  sa 
puissance,  adopta  le  projet  du  comte  avec  joie.  La  cour  de  Vienne, 
intéressée  à  détruire  les  restes  d'indépendance  et  de  fierté  seigneu- 
riales qui  subsistent  encore  chez  la  noblesse  hongroise ,  eut  l'adresse 
de  faire  aussi  triompher  le  projet  à  \sx  première  table.  Il  est  assez 
étrange  que  l'alliance  du  parti  libéral  avec  M.  de  Metternich  ait 
remporté  cette  victoire  de  la  raison  sur  l'entêtement ,  du  droit  sur 
l'abus. 

Deux  ans  se  sont  écoulés  depuis  la  clôture  de  la  diète.  Le  but  du 
comte  de  Széchényi  était  si  bien  de  faire  consacrer  un  principe, 
que ,  ce  but  atteint ,  on  ne  s'est  pas  encore  occupé  de  commeiicer  les 
travaux.  Une  compagnie  s'en  rendra-t-elle  adjudicataire ,  ou  l'état  lui- 
même  les  entreprendra-t-il?  Le  comté  de  Pesth  supportera-t-il  seul 
les  frais  d'établissement,  et  la  perception  du  droit  de  péage  ne  sera- 
trclle  qu'une  sorte  d'octroi  communal?  Telles  sont  les  questions  lais- 
sées indécises  et  qu'il  faudra  résoudre  à  la  prochaine  assemblée. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  péage  qui  existait  autrefois  sur  le  pont  de 

49. 


"712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bateaux  n'est  encore  acquitté  que  par  les  pauvres  et  les  paysans. 
Tout  homme  bien  vêtu  est  présumé  noble. 

Bude  se  compose  de  trois  parties  distinctes.  Le  quartier  adossé 
contre  le  Bloksberg,  montagne  qui  joue  un  grand  rôle  dans  les  tra- 
ditions merveilleuses  du  pays,  est  une  véritable  ville  du  moyen-âge. 
Les  rues  de  ce  quartier  sont  étroites,  sales  et  à  peine  pavées;  les  mai- 
sons basses,  toutes  à  pignons  sur  le  devant  et  la  plupart  construites 
et  couvertes  en  bois.  De  nombreuses  flaques  d'eau  jaunâtre,  des  im- 
mondices et  des  amas  de  fumier  où  des  troupeaux  de  porcs  trou- 
vent leur  nourriture ,  obstruent  la  voie  publique  et  infectent  l'air. 
Rien  n'est  plus  pittoresque  cependant  que  l'effet  de  ce  cloaque  vu 
de  la  rive  gauche  du  fleuve. 

Le  château  du  palatin  couronne  bien  le  mamelon  qui,  placé  au 
centre  de  la  ville,  la  domine  de  tous  côtés.  Une  ceinture  de  murailles 
en  mauvais  état  règne  autour  de  la  montagne;  elle  renferme  d'assez 
beaux  palais,  qui  s'élèvent  tous  dans  une  position  ravissante;  on  y  voit 
aussi  la  vieille  cathédrale ,  qui ,  jadis  transformée  en  écurie  par  les 
Turcs,  porte  encore  sur  ses  autels  les  marques  de  la  profanation,  ainsi 
que  des  casernes  et  d'autres  édifices  publics.  C'est  dans  la  cathédrale, 
et  loin  des  yeux  des  profanes,  que  l'on  conserve  la  couronne  envoyée 
à  saint  Etienne  par  le  pape  Silvestre.  Le  peuple  a  pour  cet  emblème 
royal  un  respect  voisin  de  la  superstition.  Le  monarque  qui,  à  son 
avènement,  ne  l'a  point  reçu  des  mains  du  primat,  n'est  pas  considéré 
comme  légitime.  Joseph  II  avait  fait  transporter  à  Vienne  la  pré- 
cieuse couronne.  Ce  fut  un  deuil  public.  Les  réformes  essayées  par 
l'empereur  échouèrent  toutes  auprès  de  ceux  même  qui  auraient  dû 
les  soutenir.  En  outre,  il  avait  eu  l'imprudence  d'entamer  les  privi- 
lèges du  clergé  ;  l'archevêque  de  Gran  se  mit  ouvertement  à  la  tête 
d'un  parti  qui  aurait  pu  tenter  de  rompre  l'union  de  la  Hongrie  et  de 
l'Autriche,  si  Joseph  ne  fût  pas  mort.  Léopold  II,  son  successeur, 
pour  calmer  cette  dangereuse  irritation ,  rendit  la  couronne  au  cha- 
pitre de  Bude.  Partout  où  elle  passa ,  il  y  eut  des  prières  et  des  ré- 
jouissances; elle  était  déposée  sur  les  autels  à  côté  du  Saint-Sacre- 
ment ,  et  gardée  la  nuit  par  des  chevaliers  armés.  Le  peuple  parcourait 
les  rues  en  criant  :  Hongrie  et  liberté!  et ,  comme  preuve  de  son  res- 
pect pour  la  liberté  d'autrui ,  il  brisait  les  vitres  des  citoyens  qui  n'a- 
vaient pas  poussé  le  patriotisme  jusqu'à  illuminer  leurs  maisons. 
Depuis  Léopold ,  la  coutume  de  ceindre  la  couronne  de  saint  Etienne 
s'est  conservée  chez  les  empereurs  d'Autriche.  La  cérémonie  se  fait 
en  plein  air,  au  milieu  des  magnats  et  du  peuple.  Fidèle  observateur 


LA  HONGRIE.  773 

de  ces  formes  antiques  dédaignées  par  Joseph  II ,  le  monarque  doit 
gravir  au  galop  un  tertre  artiflciel  d'où  il  domine  l'assemblée,  tirer 
son  sabre  et  en  frapper  l'air  à  l'est  et  à  l'ouest,  au  nord  et  au  midi. 

Une  abondante  source  d'eau  sulfureuse  sort  du  Schlosshcrg  et  ali- 
mente l'établissement  thermal  de  Kaiserbad.  Les  Romains  et  les 
Turcs  n'avaient  point  négligé  cette  richesse  naturelle.  Une  belle  pis- 
cine, si  solidement  contruite  qu'on  n'a  pas  encore  eu  besoin  de  la 
réparer,  est  un  reste  des  travaux  de  ces  derniers  conquérans.  C'est 
dans  ce  seul  bassin  qu'hommes  et  femmes  du  peuple  viennent  se 
baigner  aux  mêmes  heures ,  sans  se  soucier  beaucoup  des  lois  de  la 
décence.  Comme  en  sortant  d'une  pareille  étuve  les  malades  ont  be- 
soin de  repos  et  qu'un  lit  serait  pour  eux  un  véritable  luxe,  ils  se 
couchent  sur  les  bords  même  de  la  piscine  sans  prendre  la  peine  de 
se  couvrir  d'un  vêtement.  La  fontaine,  placée  au  milieu  d'une  jolie 
cour  dont  les  arcades,  les  galeries  et  les  balcons  sont  de  style  orien- 
tal, est  sans  cesse  entourée  d'une  foule  de  buveurs  de  toutes  les 
classes. 

La  vieille  ville  [Alt-Bude],  séparée  des  deux  autres  quartiers,  et 
par  sa  position,  et  par  son  organisation  communale,  s'étend  assez 
loin  sur  la  rive  droite  du  Danube.  C'est  là  que  les  Huns  firent  une 
halte  au  milieu  de  leurs  brutales  conquêtes,  et  que  leur  roi  posa  son 
trône  de  fer.  L'inondation  du  15  mars  1838  a  exercé  dans  ce  quartier 
de  terribles  ravages.  Des  rues  entières  n'offrent  plus  que  des  mon- 
ceaux de  ruines.  Pesth ,  par  la  beauté  de  son  quai  qui  rappelle  un 
peu  celui  de  Bordeaux,  par  la  largeur  de  ses  rues  percées  à  angles 
droits ,  le  nombre  de  ses  places  et  ses  brillans  magasins,  semble  être 
à  cent  lieues  de  Bude.  Du  13  au  18  mars,  mais  le  15  surtout ,  le  Da- 
nube avait  envahi  la  ville;  les  rues  et  les  places  étaient  devenues  des 
torrens  et  des  lacs  de  douze  pieds  de  profondeur.  J'étais  à  Pesth 
deux  mois  à  peine  après  l'affreux  désastre ,  et  déjà  cette  ville  avait 
retrouvé  une  partie  de  son  activité.  Le  quai  et  la  ville  proprement 
dite  ont  peu  souffert ,  mais  les  deux  quartiers  de  Josephstadt  et  de 
Franzstadt,?bâtis,  à  ce  que  l'on  prétend,  dans  l'ancien  lit  du  Danube, 
ont  été  complètement  renversés.  Au  mois  de  mai  dernier,  deux  mille 
maisons,  sur  les  cinq  mille  que  contenait  Pesth,  étaient  à  terre  ou 
tellement  ébranlées,  qu'il  fallait  les  reconstruire  de  fond  en  comble. 
Les  amplifications  de  rhétorique  me  plaisent  peu,  je  ne  gémirai  point 
sur  des  décombres;  il  y  a  quelquefois  du  bien  dans  le  mal,  et  quoi- 
qu'il me  soit  dur  d'écrire  ces  mots  lorsque  mille  familles  portent  en- 
core le  deuil  de  leurs  membres ,  l'inondation  a  été  pour  Pesth  près- 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  autant  une  leçon  qu'un  malheur.  Les  quartiers  de  Joseph  et  de 
François  n'avaient  pas  été  bien  construits;  les  bâtimens  étaient  en 
briques  mal  cuites  qui,  bientôt  changées  en  boue,  n'ont  pu  résister 
à  l'action  de  l'eau.  De  généreuses  souscriptions,  montant  à  plusieurs 
millions,  ont  été  ouvertes  dans  tout  l'empire;  elles  répareront  pres- 
que intégralement  les  pertes  pécuniaires.  Une  commission  ,  dirigée 
par  l'archiduc  palatin,  s'occupe  activement  d'effacer  les  effets  du 
ravage;  et  pour  prévenir  le  gaspillage  de  l'argent  destiné  aux  secours, 
il  est  remis,  non  pas  aux  victimes,  mais  à  des  ouvriers  qui,  sur  les 
ruines  des  chétives  maisons  des  faubourgs,  en  élèvent  de  plus  solides 
et  de  plus  commodes.  Aujourd'hui ,  nul  ne  peut  bâtir  sans  soumettre 
d'abord  ses  plans  à  la  commission ,  qui  les  approuve  ou  les  corrige  et 
fait  examiner  les  matériaux  par  des  experts. 

Pesth ,  malgré  son  importance  actuelle ,  est  une  de  ces  villes  qu'il 
faut  juger  plutôt  encore  par  ce  qu'elle  sera  que  par  ce  qu'elle  est; 
elle  prend  un  accroissement  rapide  auquel  la  navigation  si  active  du 
Danube  ne  peut  que  donner  une  forte  impulsion.  C'est  ici  le  lieu 
de  dire  quelques  mots  de  cette  magnifique  entreprise  qui,  bien  in- 
complète encore,  est  pourtant  si  digne  d'être  encouragée.  Elle  a  été 
traitée  trop  sévèrement  par  des  voyageurs  étonnés  de  ne  pas  rencon- 
trer sur  les  bateaux  de  Semlia  et  de  Giurgevo  le  comfortable  que  l'on 
est  en  droit  d'exiger  sur  ceux  qui  font  le  trajet  de  Paris  au  Havre. 

Le  Danube,  ce  lleuve  magnifique  qui ,  dans  un  cours  de  sept  cents 
lieues,  arrose  la  Bavière,  l'Autriche,  la  Hongrie  et  les  Principautés, 
ce  fleuve  qui,  en  cas  de  guerre  maritime,  pourrait  servir  de  commu- 
nication entre  l'Europe  et  l'Asie,  semblait,  pour  ainsi  dire,  protégé  par 
les  monstres  fabuleux  dont  l'avait  peuplé  l'imagination  des  anciens 
poètes.  Quelques  barques,  espèces  de  pirogues  creusées  dans';  des 
troncs  d'arbres,  se  hasardaient  seules  à  en  côtoyer  les  rives;  mais 
toutes  s'arrê  talent  à  cette  ligne  de  rochers  si  pittoresquement  désignée 
dans  le  pays  sous  le  nom  de  Porte  de  fer.  La  navigation  était  coupée 
en  deux  ;  elle  n'avait  quelque  activité  que  dans  la  portion  méridionale 
duDanube,  mais  personne  ne  songeait  à  tirer  un  parti  convenable  du 
plus  grand  cours  d'eau  de  l'Europe.  César,  Charlemagne  et  Napoléon 
conçurent ,  sans  pouvoir  l'exécuter,  le  vaste  projet  de  joindre  le  Rhin 
au  Danube,  l'Océan  à  la  mer  Noire.  César  voulait  ouvrir  un  canal  de 
Constance  à  Ulm;  Charlemagne  eut  la  pensée  d'effectuer  la  jonction 
des  deux  grands  fleuves  par  le  Mein  ;  Napoléon  fit  commencer  les 
travaux  d'un  canal  qui  d'Anvers  aurait  abouti  à  Cologne,  et  de  Colo- 
gne à  Neubourg  sur  le  Danube.  Les  évènemens  de  1814  empêché- 


LA  HONGRIE.  775 

rent  la  réalisation  de  cette  grande  idée.  Des  Français ,  parmi  lesquels 
il  faut  citer  le  général  Pajol,  chassés  de  la  patrie  pour  laquelle  ils 
avaient  combattu  vingt  ans,  voulurent  tourner  vers  l'industrie  l'acti- 
vité qu'ils  ne  pouvaient  plus  déployer  dans  la  guerre  :  ils  songèrent 
à  la  navigation  du  Danube;  mais  le  gouvernement  autrichien ,  par 
ses  défiances,  ajouta  de  nouveaux  obstacles  à  ceux  que  les  proscrits 
rencontraient  déjà  sur  la  terre  d'exil ,  et  ils  durent  renoncer  à  l'es- 
poir de  les  vaincre. 

L'honneur  du  succès  était  réservé  à  un  Hongrois,  le  comte  ïstvan 
Széchényi,  libéral  ardent,  mais  éclairé.  Fortement  convaincu,  après 
avoir  visité  la  France  et  l'Angleterre ,  de  l'influence  civilisatrice  du 
commerce,  le  comte  appela  de  nouveau  l'attention  de  la  Hongrie 
sur  le  magnifique  débouché  offert  par  la  nature  à  ses  produits.  La 
Hongrie  qui,  dans  une  étendue  de  cent  soixante-dix  lieues  de  l'est  à 
l'ouest  et  de  cent  trente  lieues  du  nord  au  sud,  possède  les  plus 
belles  plaines  de  l'Europe,  était  pauvre  au  milieu  de  ses  richesses. 
Les  propriétaires  se  bornaient  à  vendre  à  Vienne  les  récoltes  de  ces 
campagnes  qu'une  bonne  culture  rendrait  si  productives.  Encore  de- 
vaient-ils acquitter  des  droits  de  douane  fort  lourds  sur  les  vins,  le 
tabac,  les  blés  et  le  bétail.  Si  on  leur  parlait  du  Danube  comme  de 
l'artère  vivifiante  de  leur  pays,  ils  objectaient  ces  mots  sans  réplique: 
«  Et  la  Porte  de  fer?  »  Széchényi  se  chargea  de  leur  répondre;  il  fit 
construire  sur  le  quai  de  Pesth  une  barque  légère,  en  annonçant  à 
ses  compatriotes  qu'il  voulait  avec  elle  franchir  les  cataractes.  Il  par- 
tit. Peu  de  temps  après  la  Hongrie  tout  entière  applaudissait  à  son 
triomphe.  Il  y  eut  alors  un  revirement  complet  dans  les  esprits;  la 
nouvelle  du  passage  du  Cap  ne  produisit  pas  plus  d'impression  en 
Europe ,  que  parmi  les  Hongrois  celle  de  l'arrivée  du  comte  Szé- 
chényi au-delà  des  cataractes.  Dans  leur  orgueilleux  enivrement ,  les- 
Hongrois  virent  déjà  leur  capitale  devenue  port  de  mer.  Une  gravure 
(prohibée  par  la  censure  autrichienne)  représenta  Széchényi-planant 
au-dessus  de  gros  nuages  échappés  des  cheminées  de.  pyroscaphes 
anglais,  russes,  français,  etc.,  rangés  en  bataille  devant  le  quai  de 
Pesth. 

Suivre  les  travaux  de  M.  de  Széchényi  depuis  cette  époque ,  dire 
les  obstacles  qu'il  a  dû  surmonter,  attribuer  avec  justice  à  chacun  sa 
part  de  gloire ,  ce  serait  dépasser  les  bornes  que  je  me  suis  posées. 
J'ajouterai  seulement  que  l'empereur  François,  enfin  convaincu  des 
avantages  que  ses  royaumes  doivent  retirer  de  la  navigation  danu- 
bienne, concéda  à  M.  Andrews  un  privilège  exclusif  pour  l'établisse- 


776  Prévue  des  deux  mondes. 

ment  d'un  service  de  bateaux  à  vapeur.  Après  avoir  organisé  ce  service 
avec  une  intelligence  et  une  activité  vraiment  britanniques ,  M.  An- 
drews, en  1834,  abandonna  ses  droits  à  la  compagnie  actuelle. 

Sept  bateaux  à  vapeur  se  croisent  tous  les  mois  de  Linz  à  Galatz. 
En  voici  le  tableau  : 


NOMS. 

Marianna. 

FORCE. 

76  chev. 

CAPITAINES. 

Rau.  .  . 

NOMBRE  DES 
DESTINATION.           VOYAGES  PAR  MOIS. 

(Allée  et  retour.") 
De  Linz  à  Vienne..  .  .            5 

Nador,  .  . 

60    — 

Masjon . 

De  Vienne  à  Pesth.  .  . 

9 

Arpad.  .  . 

80     — 

Pohl..  . 

De  Vienne  à  Pesth.  .  . 

10 

Franz.  .  . 

60     — 

Ferro.   . 

De  Pesth  à  Drenkova.. 

4 

Zrinyi.  .  . 

80     — 

Mayr.,  . 

De  Pesth  à  Drenkova.. 

(  Le  trajet  de  Drenkova  à 
Skéla-Gladova  se  fait  sur 
des  barques  ou  en  voi- 
ture. ) 

5 

Pannonia. 

36     — 

Kniffer.. 

De  Skéla  à  Gakitz , 
en  côtoyant  la  rive  gauche. 

Argo  ... 

50     — 

Lazarief. 

De  Gladova  à  Galatz, 

en  suivant  la  rive  turque.  — 
Les  passagers  quivoudraient 
descendre  à  Galatz ,  seraient 
soumis  à  la  quarantaine. 

La  même  compagnie ,  pour  compléter  son  système  de  navigation, 
a ,  de  plus ,  établi  les  paquebots  suivans  : 


NOMS. 

Ferdinand. 

FORCE. 

100  chev. 

CAPITAINES. 

Everson. . 

NOMBRE    DES 
DESTINATION.           VOYAGES  PAR  MOIS 

(Allée  et  retour.) 
De  Galatz  à  Constanti- 

nople 

2 

Libano. .  . 

Bateau  à 

voiles. 

De  Galatz  à  Odessa.  . 
(Quarantaine). 

1 

Metternich 

140  chev. 

Vyn-Ford. 

De   Constantinople   à 
Trébisonde 

2 

Stamboul.. 

160     — 

John  Ford. 

De   Constantinople   à 
Smyrne 

4 

Maria -Do- 
rothea.  . 

70     — 

Glacian.  . 

En  correspondance  avec 
le  précédent ,  des  Dar- 
danelles à  Salonique. 

4 

Tous  les  mois ,  les  jours  de  départ  des  différentes  stations  sont 
fixés  à  Vienne.  Je  ne  puis  reprocher  qu'une  seule  inexactitude  aux 


LA  HONGRIE.  7T7 

agens  de  la  compagnie;  le  Ferdinand  nous  a  fait  attendre  vingt- 
quatre  heures  à  Galatz.  Le  paquebot,  en  outre,  est  si  mal  construit, 
qu'il  est  à  désirer  qu'on  se  décide  à  le  remplacer.  Quant  au  nom  de 
la  Bella,  donné  à  la  barque  qui  fait  le  trajet  de  Drenkova  à  Orsova, 
c'est  une  mauvaise  épigramme. 

Les  bateaux  du  Danube  sont  beaux  ,  mais  dans  leur  aménagement 
on  a  trop  sacrifié  les  voyageurs  aux  marchandises  :  le  pont  est  en- 
combré ,  et  les  ballots  envahissent  trop  souvent  les  premières  places. 
On  pourrait  aussi  mettre  plus  d'activité  dans  le  service  et  réduire 
facilement  à  dix  les  treize  jours  employés  pour  le  trajet  de  Vienne 
à  Gonstantinople.  Malgré  ces  reproches  mérités,  il  faut  le  recon- 
naître, l'entreprise,  toujours  surveillée  par  M.  de  Széchényi,  marche 
bien,  et  son  succès  n'est  plus  douteux.  Le  commerce  de  la  Hongrie 
est  en  plein  progrès,  et  c'était  là  le  but  qu'on  voulait  atteindre. 
Déjà  les  exportations  des  produits  du  sol  excèdent  de  treize  millions 
le  montant  des  importations.  L'Autriche,  de  son  côté,  acquiert  une 
voie  prompte  et  facile  pour  ses  rapports  avec  Bukarest  et  les  princi- 
pautés riveraines. 

L'Europe  entière  est  intéressée  aux  grands  travaux  qui  ont  pour 
but  d'aplanir  les  difficultés  qui  entravent  la  navigation  du  Danube. 
Le  projet  d'un  canal  de  jonction  du  Rhin  à  ce  fleuve  a  acquis  une 
plus  grande  importance  que  jamais.  Hommes  civilisés  de  l'Occident, 
nous  devons  répondre  à  l'appel  de  ceux  que  nous  avons  trop  l'habi- 
tude de  traiter  en  sauvages.  Le  roi  de  Bavière,  en  1825,  résolut 
d'exécuter  la  pensée  de  Charlemagne  et  d'opérer  la  réunion  du  Da- 
nube au  Rhin  par  le  Mein.  Les  travaux,  commencés  avec  assez  de 
lenteur,  sont  aujourd'hui  poussés  avec  une  activité  funeste  à  la 
France.  Trop  absorbés  par  nos  luttes  politiques,  nous  nous  épuisons 
en  vaines  paroles ,  et  nos  voisins  profitent  de  nos  travers.  Nous  n'y 
pensons  pas  assez;  il  s'agit  cependant  de  tout  le  commerce  de  transit 
de  l'Allemagne  qui  nous  échappera,  si  nous  n'y  prenons  garde.  Notre 
système  de  canalisation,  dû  à  Louis  XIV  et  à  l'empereur,  vient  ad- 
mirablement aider  l'heureuse  disposition  de  nos  quatre  grandes 
rivières  qui,  déjà  mises  en  rapport  avec  le  Rhin,  seraient  rattachées 
au  Danube  par  un  canal  percé  entre  ces  deux  fleuves.  On  avait  parlé 
d'un  canal  de  Kehl  à  Ulm  ;  ce  plan  nous  serait  de  tous  le  plus  avan- 
tageux ,  il  serait  de  plus  facile  à  exécuter.  Mais  j'abandonne  ce  sujet 
qui  n'est  pas  le  mien  (1) ,  pour  revenir  à  la  Hongrie. 

(  1)  M.  Michel  Chevalier  a  traité  cette  question  d'une  manière  remarquable  dans  son  curieux 
ouvrage  :  les  IntCrcts  matériels  de  la  France,  pag.  154  et  suiv. 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Du  jour  où  les  travaux  seront  achevés ,  du  jour  surtout  où  la  légis- 
lation commerciale  sera  refondue  ou  plutôt  créée,  Pesth  deviendra 
l'un  des  plus  iraportans  marchés  de  l'Europe.  Déjà  le  mouvement  de 
son  quai  étonne  le  voyageur  habitué  au  silence  des  villes  allemandes. 
C'est  là  que  les  paysans  viennent  apporter  leurs  denrées,  les  pro- 
duits de  leurs  champs  et  de  leurs  troupeaux.  Ils  ont  conservé  le 
costume  national,  je  n'ose  pas  dire  dans  sa  pureté,  l'expression  se- 
rait risible ,  mais  dans  toute  sa  barbarie  et  toute  sa  saleté  primitives. 
A  les  voir  couchés  sur  la  paille,  au  milieu  de  leurs  petits  chevaux  et 
de  leurs  légères  charrettes ,  on  peut  se  croire  tombé  dans  une  horde 
de  sauvages.  Dix  siècles  ont  passé  sur  ce  peuple  sans  effacer  son  ca- 
ractère :  le  Madjyar  d'aujourd'hui  est  le  digne  fils  du  barbare  d'au- 
trefois. Comme  son  père,  il  a  une  physionomie  dure,  mais  pleine 
d'expression  ;  il  unit  la  force  nerveuse  à  une  grande  insensibilité  phy- 
sique; comme  son  père,  il  porte  une  chevelure  longue  et  huileuse,  et 
n'a  pour  costume  qu'une  veste  de  cuir  enduite  de  graisse  (ce  qui, 
pour  lui ,  remplace  la  chemise) ,  de  larges  pantalons  et  une  peau  de 
mouton  presque  séculaire.  La  présence  de  celte  race  à  part  au  milieu 
d'une  ville  civilisée ,  ce  souvenir  du  iv"^  siècle  encore  vivant  au  xix^ 
l'orme  un  spectacle  auquel  les  yeux  et  l'esprit  s'habituent  difficilement. 

Hâtons-nous  de  le  dire,  il  existe  en  Hongrie,  au  sein  de  la  noblesse 
elle-même  ,  un  parti  libéral  et  philosophique  qui  sent  la  nécessité  de 
corriger  les  abus  pour  ne  pas  être  dévoré  par  eux.  Le  terrible 
exemple  de  la  révolution  française  ne  sera  point  perdu  pour  l'Europe; 
la  Hongrie  ne  reconstruira  pas  sur  table  rase;  elle  amendera  sa  con- 
stitution, mais  elle  ne  l'abolira  pas  pour  adopter  celle  de  l'Angleterre. 

Les  Hongrois  affectionnent  Pesth ,  ils  ont  une  haute  idée  de  son 
avenir;  aussi  cette  ville  a-t-elle  été  choisie  pour  servir  de  centre  à  la 
politique ,  au  commerce  et  à  l'instruction.  Son  université  peut  sou- 
tenir la  comparaison ,  non  pas  sans  doute  avec  les  premières  écoles 
de  l'Allemagne,  mais  avec  toutes  celles  de  l'empire  autrichien.  La 
langue  nationale,  chose  bizarre,  était  peu  cultivée  en  Hongrie;  on 
écrivait,  on  parlait,  on  plaidait  en  latin.  L'Autriche  aurait  bien 
voulu  substituer  l'allemand  au  hongrois;  mais,  ne  pouvant  y  par- 
venir, elle  avait  pris  le  latin  pour  langue  officielle.  L'esprit  national 
s'est  enfin  réveillé ,  et  l'homme  dont  le  nom  se  retrouve  toujours  at- 
taché aux  projets  vraiment  utiles  et  patriotiques,  le  comte  de  Szé- 
chényi ,  contribua  de  toutes  ses  forces  à  faire  passer  une  loi  qui  dé- 
trôna la  langue  de  Cicéron  au  profit  de  celle  d'Arpad.  La  séance  où  fut 
prise  celte  résolution  est  une  des  plus  belles  de  la  dernière  diète. 


LA   HONGRIE.  T79 

Les  rares  partisans  de  l'Autriche  parlaient  de  l'illégalité  de  cette 
mesure.  «S'il  était  vrai,  répondit  le  député  des  comitats  Magypaul , 
que  la  constitution  proscrivît  l'usage  de  notre  langue ,  je  dirais  sans 
hésiter  :  «Meure  la  constitution  plutôt  que  notre  nationalité!  »  Szé- 
chényi  vint  ensuite....  «Voilà,  dit-il,  un  trait  d'audace  qui  me 
confond  î  Je  me  résigne  enfin  à  faire  cause  commune  avec  ceux  que 
depuis  quinze  ans  j'appelle  les  calomniateurs  de  mon  pays!  oui,  la 
Hongrie  est  ingouvernable ,  ils  ont  raison  de  le  dire ,  et  les  bienfaits 
dont  la  comblent  ses  maîtres  ne  sont  payés  que  par  l'ingratitude! 
Voilà  dix  millions  d'hommes  qui  réclament  le  droit  de  s'exprimer 
dans  leur  langue,  de  faire  des  lois  intelligibles  pour  tous,  et  non  des 
oracles  sibyllins  rendus  dans  un  idiome  mort  et  obscur;  quelle  inso- 
lence !  »  L'orateur  termina  en  souscrivant  pour  une  somme  de  cent 
cinquante  mille  francs  destinés  à  la  fondation  d'un  institut  national. 

Le  gouvernement  de  Vienne  dut  accéder  au  vœu  de  la  diète  : 
Ferdinand  P"^  d'Autriche  est  Ferdinand  V  de  Hongrie.  Aujourd'hui  les 
actes  de  l'autorité  et  les  jugemens  sont  publiés  en  hongrois;  les  com- 
mandemens  militaires  se  font  en  hongrois;  l'exergue  des  monnaies 
est  emprunté  aussi  à  la  langue  nationale;  les  princes  de  la  famille  im- 
périale, enfin,  étudient  cette  langue,  d'abord  proscrite  comme  sédi- 
tieuse. 

Les  propriétaires,  depuis  l'extension  du  commerce,  ont  éprouvé 
le  besoin  de  communiquer  entre  eux,  d'améliorer  la  culture,  de  con- 
naître leurs  ressources  réciproques  :  tous  les  ans  ils  se  réunissent  à 
Pesth  pour  des  courses  de  chevaux  ;  mais  ils  ne  se  bornent  pas  à  ap- 
plaudir les  plus  agiles  lutteurs,  ils  se  livrent  à  une  véritable  enquête 
sur  les  progrès  matériels  du  pays. 

Ces  faits  indiquent  qu'un  mouvement  assez  considérable  s'opère 
dans  les  esprits;  les  longs  travaux  de  la  diète  de  1832-36  sont  là  pour 
prouver  que  ce  mouvement  n'est  point  stérile.  Quelques  hommes 
distingués,  dont  les  conversations  spirituelles  sont  restées  gravées 
dans  ma  mémoire,  m'ont  fourni  sur  cette  assemblée  des  détails  fort 
curieux.  Avant  de  les  exposer,  et  pour  que  l'on  en  saisisse  mieux 
l'importance,  je  vais  faire  un  résumé  succinct  de  la  législation  politi- 
que de  la  Hongrie;  c'est  un  chaos  difficile  à  débrouiller. 

Les  derniers  conquérans ,  les  Madjyars  ou  Hongrois ,  ne  se  sont 
point  mêlés  aux  Esclavons ,  aux  Gépides  et  aux  Avares,  leurs  prédé- 
cesseurs. Leur  armée  victorieuse  s'est  établie  de  force  dans  le  pays  ; 
mais,  ainsi  que  celle  des  Normands  en  Angleterre,  elle  est,  pour  ainsi 
dire,  demeurée  sous  les  armes.  Les  guerres  continuelles  que,  du  xiv" 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siècle  au  xviii%  les  Hongrois ,  placés  à  l'arrière-garde  de  l'Europe , 
durent  soutenir  contre  les  Turcs,  contribuèrent  à  nourrir  leur  esprit 
remuant  et  belliqueux.  Le  long  intervalle  qui  s'écoula  de  1529  à  1682 
tut  perdu  pour  la  civilisation  dans  ces  contrées,  théâtre  de  luttes 
glorieuses  et  de  déchiremens  intérieurs.  Le  roi  n'était  qu'un  général 
en  chef  élu  par  ses  frères  d'armes:  aussi,  comme  la  Pologne,  sa  mal- 
heureuse voisine,  la  Hongrie,  à  la  mort  de  chaque  souverain,  était-elle 
ensanglantée  par  le  choc  des  ambitions  rivales.  L'élection  de  Léopold 
d'Autriche  avec  réversibilité  de  la  couronne  à  ses  héritiers  cica- 
trisa cette  première  plaie;  la  seconde,  l'invasion  des  Turcs,  fut  fer- 
mée par  Sobieski,  le  prince  Eugène  et  Marie-Thérèse.  Tant  que 
l'union  de  la  Hongrie  et  de  l'Autriche  ne  fut  qu'une  alliance  contre 
l'ennemi  commun,  elle  resta  sincère  de  part  et  d'autre;  mais,  le  dan- 
ger une  fois  dissipé ,  bien  des  germes  de  division  se  sont  développés 
entre  deux  pays  dont  l'un  est  jaloux  de  ses  privilèges ,  de  son  indé- 
pendance, de  sa  constitution  enfin,  et  dont  l'autre  est  soumis  au 
régime  absolu. 

Quelle  est,  en  effet,  l'étendue  de  la  puissance  du  roi  de  Hongrie? 
Le  principe  d'hérédité,  introduit  à  la  place  du  principe  d'élection,  s'il 
a  changé  l'origine  du  pouvoir,  n'en  a  que  faiblement  altéré  la  na- 
ture. En  1215,  les  barons  anglais  avaient  obtenu  de  Jean-sans-Terre 
une  reconnaissance  de  leurs  droits  contenue  dans  la  grande  charte; 
sept  années  plus  tard ,  les  magnats  hongrois  arrachèrent  la  bulle  d'or 
ù  la  faiblesse  d'André  IL  Ce  serait  un  utile  et  curieux  travail  que  la 
comparaison  de  ces  deux  monumens  de  la  même  victoire,  remportée 
aux  deux  extrémités  de  l'Europe ,  à  l'époque  où  les  rois ,  en  France, 
commençaient  heureusement  leurs  campagnes  contre  l'aristocratie. 
Deux  révolutions  et  le  bill  de  réforme  ont  singulièrement  modifié  la 
charte  anglaise  ;  celle  de  la  Hongrie  est,  pour  ainsi  dire,  intacte. 
Quoique  cette  fameuse  clause  de  la  bulle  d'André  II  :  «  et  si  nous 
voulons,  nous,  ou  si  nos  successeurs  veulent  en  aucun  temps  déroger 
à  notre  disposition ,  que  les  évêques  et  les  barons  présens  et  futurs 
aient  la  libre  et  perpétuelle  faculté,  sans  être  jamais  accusés  du  crime 
(le  haute  trahison ,  de  résister  au  roi  et  de  le  contredire...  »  quoique 
cette  clause  ait  été  abolie  à  la  diète  de  1687,  l'acte  qu'elle  confirmait 
n'en  subsiste  pas  moins,  et  les  rois  jurent  toujours  de  l'observer  fidè- 
lement. 

Chef  suprême  de  l'armée  conquérante,  le  monarque  devait  gouver- 
ner dans  l'intérêt  de  ses  chevaliers  et  par  leur  intermédiaire.  De  gran- 
des charges  qui  existent  encore  furent  créées  dans  ce  double  but.  La 


LA  HONGRIE.  781 

plus  importante  de  toutes  est  celle  de  palatin  décernée  par  l'assem- 
blée nationale  qui  doit  choisir  entre  les  quatre  candidats  proposés 
par  le  roi.  Le  palatin  est  la  sentinelle  avancée  de  l'aristocratie,  le 
gardien  des  privilèges  de  tous ,  l'intermédiaire  du  souverain  et  de  la 
nation.  C'est  à  lui  qu'appartient  de  droit  la  présidence  de  la  première 
table  de  la  diète.  Depuis  1796 ,  l'archiduc  Joseph  est  revêtu  de  cette 
importante  dignité.  Les  liens  étroits  qui  l'unissent  à  la  cour  de  Vienne 
ne  lui  font  point  oublier  ses  devoirs.  En  1825,  sous  le  règne  du  der- 
nier empereur,  il  ne  craignit  pas  de  défendre  les  privilèges  méconnus 
de  sa  patrie  adoptive.  Esprit  sage  et  libéral ,  il  comprend  à  merveille 
la  portée  du  siècle ,  et  les  réformateurs  utiles  ne  le  trouveront  jamais 
au  nombre  de  leurs  adversaires  entêtés.  Le  courage  avec  lequel  les 
jeunes  archiducs  se  sont  exposés ,  lors  de  l'inondation ,  pour  sauver 
les  malheureux  naufragés ,  a  fait  reporter  sur  eux  une  partie  de  l'af- 
fection que  les  nobles  qualités  de  leur  père  ont  inspirée  aux  Hongrois. 
Cette  popularité  si  justement  acquise  est  gênante  pour  la  cour  de 
Vienne  ;  aussi ,  lors  de  la  récente  maladie  du  palatin  ,  se  résignait-on 
sans  trop  de  douleur  à  porter  son  deuil. 

Le  lieutenant  du  royaume  vient  après  le  palatin.  Nommé  par  le 
roi ,  il  le  représente  à  la  tête  des  armées  et  dans  les  solennités  publi- 
ques. La  lieutenance  a  été  réunie  au  palatinat  dans  la  personne  de 
l'archiduc  Joseph. 

A  l'époque  de  la  conquête ,  la  Hongrie  fut  partagée  en  cinquante- 
deux  comitats,  c'est-à-dire  en  cinquante-deux  cantonnemens  occu- 
pés chacun  par  un  corps  d'armée.  La  division  du  sol  anglais  en  com- 
tés a  la  môme  origine.  Cette  organisation ,  vicieuse  sous  une  foule  de 
rapports,  renferme  néanmoins  un  principe  excellent  et  libéral,  celui 
de  l'administration  du  pays  par  le  pays  lui-môme.  Un  comte  et  un 
vicomte  sont  à  la  tête  de  chaque  comitat.  Ces  charges  ont  dû  primi- 
tivement être  toutes  deux  électives  ;  mais,  depuis  longues  années,  la 
première  est  devenue  héréditaire  dans  certaines  localités ,  dans  d'au- 
tres elle  est  laissée  à  la  nomination  royale.  Tous  les  nobles,  quelle 
que  soit  leur  fortune,  quel  que  soit  leur  état,  et  beaucoup  n'ont  plus 
d'autre  bien  que  leur  nom ,  se  réunissent  tous  les  trois  ans  dans  une 
assemblée  dite  restauration ,  pour  choisir  le  vicomte  et  les  autres 
magistrats. 

Le  gouvernement  local,  ainsi  constitué,  exerce  sur  toutes  les  cam- 
pagnes du  comitat  un  pouvoir  à  la  fois  administratif  et  judiciaire. 
Les  actes  sont  appuyés  et  au  besoin  exécutés  par  les  hussards ,  corps 
tout-à-fait  distinct  de  l'armée  de  ligne.  Une  espèce  de  cour  d'assises, 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

composée  du  vicomte-président  et  de  six  assesseurs  choisis  par  le 
comte  sur  une  liste  assez  nombreuse,  tient  quatre  sessions  par  an. 

L'impôt  foncier  voté  par  les  nobles  n'est  point  acquitté  par  eux.  Ils 
se  réunissent  par  comitats  en  congrégation  pour  déterminer  le  quan- 
tum dû  par  chaque  propriété.  Les  paysans ,  sur  qui  pèse  tout  le  far- 
deau, nomment  eux-mêmes  leurs  collecteurs,  et  le  seigneur  sur- 
veille la  perception  de  la  somme  fixée.  La  congrégation  tout  entière 
juge  les  nombreuses  difficultés  qui  arrêtent  le  jeu  de  ce  système  assez 
simple  en  apparence. 

Chaque  comté  est  morcelé  en  un  certain  nombre  de  fiefs  capricieu- 
sement régis  par  de  petits  despotes.  Les  paysans  n'ont  pas  le  droit 
de  propriété ,  mais  ils  ont  le  fait  depuis  1831;  la  plupart  cependant 
cultivent  des  terres  qui  leur  sont  concédées  par  le  seigneur  à  charge 
de  cinquante-deux  jours  de  corvée  par  an  et  du  paiement  de  la  dîme. 
Ils  sont  jugés  en  premier  ressort  par  leur  magnat;  la  cause,  au  moyen 
d'une  filière  assez  compliquée,  peut  arriver  jusqu'à  la  table  royale 
de  Pesth ,  tribunal  suprême ,  dont  tous  les  membres  sont  nommés 
par  le  souverain.  Les  débats  de  peu  d'importance,  et  les  querelles 
que  les  grosses  paroles  et  les  coups  n'ont  pu  terminer,  se  vident  chez 
le  bailli ,  magistrat  choisi  par  les  paysans  eux-mêmes  dans  une  liste 
de  candidats  présentés  par  le  seigneur.  Le  servage  à  la  glèbe  n'existe 
plus  depuis  Marie-ïhérèse  :  le  vassal  a  le  droit  d'abandonner  son  pro- 
priétaire en  le  prévenant  trois  mois  à  l'avance;  le  noble,  de  son  côté, 
peut  chasser  le  paysan ,  mais  en  lui  fournissant  une  indemnité  pour 
les  impenses  utiles  qu'il  a  faites  sur  la  terre.  Ce  double  principe  est 
d'une  rare  application. 

Le  noble  seul  parvient  aux  emplois  ;  il  ne  peut  être  arrêté  pour 
dettes,  il  chasse  dans  ses  domaines,  il  est  le  père  de  ses  tenanciers 
ou  leur  tyran ,  si  bon  lui  semble;  mais ,  s'il  a  quelque  chose  à  démêler 
avec  la  justice  criminelle ,  avec  les  gens  du  roi ,  il  est  saisi  de  force 
et  jeté  dans  les  cachots  infects  d'une  prison  souterraine.  La  peine  de 
mort ,  même  dans  les  cas  les  plus  graves ,  lui  est  ordinairement  épar- 
gnée; mais  on  peut  le  voir,  les  boulets  aux  pieds  et  les  fers  aux  mains, 
se  promener  tristement  dans  la  cour  du  comitat  de  Pesth ,  où ,  tous 
les  samedis,  le  bourreau  vient,  armé  du  fouet,  lui  infliger  une  hu- 
miliante correction.  Il  est  des  droits  enfin  dont  la  jouissance,  incon- 
nue au  temps  d'André  II,  est  refusée  aux  nobles  hongrois  par  la 
pohce  de  M.  de  Metternich.  Le  magnat,  dans  ses  terres,  à  la  diète,  à 
la  congrégation ,  peut  tenir  les  discours  les  plus  violens ,  déclarer  la 
patrie  en  danger,  regretter  l'époque  de  l'indépendance  et  en  prévoir 


LA  HONGRIE.  783 

le  retour;  mais  il  lui  est  défendu  de  faire  imprimer  une  ligne  sans  la 
permission  du  censeur  impérial;  bien  plus,  il  a  besoin  de  la  même 
autorisation  pour  lire  un  ouvrage  étranger.  Qu'il  parcoure  la  Hon- 
grie, les  larges  chapeaux  des  paysans  tomberont  tous  devant  lui,  les 
hussards  du  comitat  lui  réuniront  les  honneurs;  mais  s'il  désire  voir 
Paris  ou  Londres,  il  lui  faut  long-temps  solliciter  son  passeport  à 
Vienne. 

L'absence  presque  complète  des  majorais  est  pour  l'aristocratie 
territoriale  une  cause  de  ruine  plus  active  de  jour  en  jour.  Le  partage 
des  successions  s'opère  par  têtes  :  la  femme  a  l'usufruit  des  biens  de 
son  mari ,  les  enfans  n'en  conservent  que  la  nue  propriété.  Le  châ- 
teau de  la  famille,  loin  d'être  l'apanage  du  droit  d'aînesse,  appartient 
au  dernier  des  fils.  Le  magnat,  s'il  laisse  des  enfans,  ne  peut  pas 
disposer  de  sa  fortune  par  testament;  s'il  a  vendu  quelques-unes  de 
ses  propriétés,  sans  observer  les  minutieuses  précautions  exigées  en 
pareil  cas,  tous  ses  parens  ont  quarante  années  pour  exercer  une  ac- 
tion en  réméré.  Le  fief  étant  attaché  au  nom,  le  dernier  membre 
d'une  race  n'a  la  faculté  de  disposer  que  des  acquêts;  la  donation 
d'origine  royale  retourne  à  la  couronne.  Tous  ces  articles  d'une  loi 
qui  n'est  plus  en  accord  avec  les  besoins  nouveaux  de  la  société  sont 
la  source  d'interminables  procès. 

L'église  forme  un  corps  tout  aussi  compact ,  tout  aussi  puissant 
que  la  noblesse,  et  composé  de  soixante  et  dix  mille  membres.  L'é- 
vêque  primat  de  Gran  est  le  chef  du  clergé  catholique.  Ses  propriétés 
et  ses  revenus  immenses  l'obligent,  en  cas  de  guerre  nationale,  à 
fournir  deux  mille  hommes  d'armes,  et,  d'après  la  coutume  du 
moyen-âge,  il  devrait  lui-même  les  commander.  Tous  les  bénéficiers, 
laïques  ou  clercs ,  sont  soumis  à  un  impôt  de  ce  genre.  Deux  arche- 
vêques, ceux  de  Colossa  et  d'Eslau,  dix-huit  évêques  diocésains  et 
seize  titulaires,  cent  quarante-sept  couvens  d'hommes  et  trois  mille 
curés  marchent  sous  la  bannière  du  primat.  L'église  grecque  est 
desservie  par  dix  mille  prêtres  ou  caloyers.  Le  haut  clergé  hongrois, 
il  faut  l'espérer,  comprendra  mieux  sa  mission  que  le  clergé  de 
France  avant  89. 

Et  la  bourgeoisie,  cet  élément  si  fort  des  sociétés  modernes,  cette 
classe  victorieuse  en  France,  cet  appui  de  l'ordre,  quelle  place  tient- 
elle  en  Hongrie?  Une  place  bien  petite,  et  cela  se  conçoit.  En  An- 
gleterre, en  France  et  dans  une  partie  de  l'Allemagne,  un  grand  dé- 
veloppement industriel  a  mis  les  richesses  en  circulation  ;  la  balance 
est  devenue,  comme  l'épée,  le  symbole  d'une  aristocratie  véritable. 


•784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  Hongrie,  jusqu'à  ces  dernières  années,  le  commerce,  effrayé  par 
la  guerre,  a  été  languissant.  Les  Juifs,  qui  depuis  leur  dispersion 
ont  toujours  souffert  pour  l'amour  du  lucre,  qui  partout  et  dans  tous 
les  temps  se  retrouvent  avec  le  même  caractère  avide  et  rampant ,  et 
qui ,  sans  sourciller,  courent  au  martyre  là  où  il  y  a  de  l'or  à  gagner, 
les  juifs  seuls  ont  osé  se  livrer  à  des  spéculations  commerciales.  La 
richesse  a  été  le  prix  de  leurs  efforts  ;  mais  leur  religion  leur  ferme 
la  carrière  politique.  La  phase  nouvelle  que  la  nation  hongroise  va 
parcourir  augmentera  la  force  de  la  bourgeoisie,  qui  n'est  encore  re- 
présentée que  par  quarante  villes  royales.  L'organisation  adminis- 
trative et  judiciaire  de  ces  villes  se  distingue  entièrement  de  celle  des 
comitats.  Elle  se  compose  d'un  sénat  dont  tous  les  membres,  élus  à 
vie  par  les  citoyens,  sont  seuls  appelés  aux  charges  municipales. 
Tous  les  trois  ans  on  choisit  parmi  eux  le  consul,  le  juge ,  le  capi- 
taine et  le  castellan  de  la  cité.  Le  consul  administre  les  biens  com- 
munaux fses  fonctions  offrent  beaucoup  de  ressemblance  avec  celles 
tle  nos  maires.  Le  juge,  comme  son  titre  l'indique,  préside  aux  dé- 
bats judiciaires;  dans  les  causes  minimes,  il  prononce  seul;  dans  les 
autres,  il  se  fait  assister  par  plusieurs  hommes  de  loi.  L'appel  de  ses 
décisions  est  porté  à  la  table  tavernicale,  tribunal  particulier,  qui,  je 
crois,  n'existe  nulle  part  ailleurs  qu'en  Hongrie.  Ce  tribunal  est  formé 
par  la  réunion  des  députés  des  villes  royales  et  présidé  par  le  taverni- 
cus,  magistrat  élu  comme  les  autres.Cette  cour,  qui,  selon  moi,  mé- 
rite à  plusieurs  titres  beaucoup  d'attention ,  tient  ses  séances  à  Pesth , 
deux  fois  dans  l'année.  Les  plaideurs  peuvent  encore  recourir  de  ses 
décisions  à  la  table  septemviralc,  organe  de  la  justice  du  roi.  Enfin, 
les  deux  autres  officiers  municipaux ,  le  capitaine  et  le  castellan ,  ont 
pour  devoir,  l'un  de  veiller  au  maintien  de  l'ordre  et  de  la  police, 
et  l'autre  de  commander  la  garde  bourgeoise; 

Tous  ces  pouvoirs,  si  divers  d'origine,  si  gênés  dans  leur  marche  par 
d'inévitables  conflits,  se  retrouvent  encore  en  présence  à  l'assemblée 
nationale,  La  diète  hongroise  ne  fut ,  pendant  long-temps ,  qu'une 
prise  d'armes.  L'immense  plaine  de  Riikos,  bornée  au  nord  par  les 
montagnes  de  Vatzen  et  de  Tokay,  s'étend  vers  le  sud  jusqu'à  Bel- 
grade; c'est  dans  ce  Champ-de-Mars  que,  sous  le  pennon  royal,  se 
réunissait  toute  la  noblesse,  c'est-à-dire  l'armée  conquérante.  Les 
magnats,  dans  un  conseil  de  guerre  tenu  par  le  souverain ,  arrêtaient 
les  plans  de  campagne,  et  les  simples  chevaliers  les  acceptaient  en 
poussant  un  formidable  hourra.  Mais  les  temps  héroïques  passèrent. 
Peu  à  peu,  les  Hongrois  prirent  en  affection  le  sol  conquis  par  leurs 


LA  HONGRIE.  785 

ancêtres,  et  il  devint  plus  difficile  de  les  en  arracher  pour  leur  faire 
courir  les  chances  d'une  expédition  lointaine.  En  1526,  Ferdinand  P*" 
décida  qu'à  l'avenir  les  diètes  se  tiendraient  dans  l'intérieur  des 
villes  ,  et  les  choses  depuis  lors  n'ont  pas  changé. 

L'assemblée  se  partage  en  deux  tables. 

La  première  se  compose  :  1"  des  prélats  catholiques,  et,  depuis 
1T92,  des  évoques  du  rit  grec  non  uni;  2"  des  magnats  ou  grands 
propriétaires  laïques.  Ces  magnats  ont  le  droit  d'entrée  à  l'âge  de 
vingt-quatre  ans  :  les  mineurs  et  les  femmes  doivent  se  faire  repré- 
senter; mais,  par  une  bizarrerie  incompréhensible,  leurs  manda- 
taires siègent  à  la  seconde  table  dont  tous  les  membres  sont  élus.  Les 
comitats  se  réunissent  en  congrégations  pour  choisir  chacun  deux 
députés.  Tous  les  moyens  de  séduction  employés  par  les  candidats 
au  parlement  d'Angleterre  souillent  aussi  les  élections  hongroises. 
John  Bull  termine  ses  différends  à  coups  de  poing ,  le  Madgyar  se  sert 
de  son  sabre.  Tous  les  nobles,  seigneurs  ou  varlets,  riches  ou  pauvres, 
sont  électeurs ,  et  la  propriété  la  plus  minime  suffit  pour  conférer  le 
droit  d'éligibihté. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  diète,  les  députés  reçoivent,  sur  la 
caisse  domestique  du  comitat,  la  somme  de  deux  ducats  au  moins  par 
jour.  Les  couvens ,  les  chapitres  ecclésiastiques  et  le  bas  clergé  éUsent 
aussi  leurs  délégués.  Les  villes  royales,  enfin,  sont  représentées  à  la 
diète.  Dans  chaque  cité  il  existe  une  chambre  de  la  commime,  dont 
les  membres  décédés  sont  remplacés  à  la  majorité  des  suffrages.  Ce 
conseil  des  notables,  assisté  des  seuls  magistrats  municipaux ,  envoie 
à  la  diète  un  ou  deux  députés,  suivant  l'importance  de  la  ville. 

La  première  table  est  présidée  par  le  palatin ,  la  seconde  par  le 
président  de  la  table  royale;  elles  se  réunissent  souvent  en  concerta- 
iio7is,  pour  délibérer  des  intérêts  généraux  de  l'état.  Les  proposi- 
tions royales  sont  examinées  dans  les  cercles  avant  d'être  discutées 
en  séance  publique;  le  concours  des  deux  tables,  qui  ne  forment 
qu'une  seule  voix ,  est  nécessaire  pour  leur  donner  force  légale. 

Lorsque  la  diète  n'était  qu'une  revue  solennelle ,  on  n'avait  pas 
senti  la  nécessité  d'en  fixer  le  retour  périodique.  L'ennemi  paraissait- 
il  aux  frontières,  la  nation  courait  aux  armes  ,  et  la  diète  se  confon- 
dait, pour  ainsi  dire,  avec  V insurrection.  L'appel  du  souverain  pré- 
venait toujours  le  désir  du  peuple.  Mais  quand  au  tumulte  d'un 
camp  succéda  l'ordre  d'une  assemblée  choisie ,  quand  la  froide  déli- 
bération des  députés  eut  remplacé  l'enthousiasme  des  leudes,  les 
rois  éprouvèrent  de  la  répugnance  à  voir  autour  d'eux  des  surveillans 

TOME  XVII.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incommodes.  Les  nobles  se  plaignirent,  et,  pour  satisfaire  à  leurs 
exigences ,  il  fut  décidé  que  la  diète  serait  convoquée  tous  les  trois 
ans.  Le  chancelier,  un  mois  au  moins  avant  l'ouverture  de  la  diète, 
adresse  des  lettres  de  convocation  aux  membres  de  la  première  table, 
aux  comitats ,  aux  communes  et  aux  corporations  religieuses  ;  il  ex- 
pose sommairement  les  lois  qui  serotit  mises  en  discussion ,  afin  que 
les  électeurs  puissent  manifester  leurs  vœux  à  leurs  commettans;  il 
donne  enfin  les  ordres  nécessaires ,  en  1839  comme  en  1526,  pour  que 
les  ponts  et  chaussées  soient  mis  en  état  sur  le  passage  de  sa  majesté. 

La  constitution  hongroise  mériterait,  sans  doute,  un  examen  plus 
approfondi ,  mais  mon  but  a  seulement  été  de  donner  une  idée  de 
son  ensemble.  Une  simple  esquisse  a  suffi,  j'ose  l'espérer,  pour  bien 
faire  ressortir  tout  ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  ce  monument , 
un  des  plus  curieux  de  l'histoire  du  moyen-Age.  Voyons  mainte- 
nant de  quelle  manière  cette  machine  vieillie  fonctionne  encore  au 
milieu  d'une  société  moderne.  Elle  est  embarrassée  de  quelques 
rouages  inutiles ,  il  lui  en  manque  de  nécessaires  ;  mais  elle  mar- 
chera toujours,  parce  qu'elle  possède,  pour  principal  moteur,  le  sys- 
tème représentatif  établi  sur  de  larges  bases. 

Tous  les  esprits  élevés ,  tous  les  hommes  qui  jettent  sur  l'avenir 
un  coup  d'œil  impartial,  comprennent  la  nécessité  d'une  réforme; 
mais  ce  travail,  toujours  dangereux,  se  complique  ici  d'une  difficulté 
particulière.  L'empereur  d'Autriche  a  beau  joindre  à  ses  titres  celui 
de  roi  de  Hongrie;  fidèle  à  son  origine  ,  il  désirerait  faire  triompher 
l'influence  germanique  chez  les  peuples  de  mœurs  si  diverses  que 
les  traités  ont  soumis  à  son  sceptre.  Le  peuple  hongrois ,  au  con- 
traire, fier  de  son  antique  indépendance  et  jaloux  de  sa  nationalité, 
se  révolte  à  l'idée  de  voir  sa  patrie  réduite  au  rôle  d'un  cercle  autri- 
chien. En  Angleterre ,  en  France,  comme  dans  tous  les  pays  vraiment 
constitutionnels,  le  parlement,  et  je  prendrai  ici  ce  mot  dans  un  sens 
général ,  possède  des  moyens  légaux  de  forcer  le  premier  pouvoir  à 
marcher  dans  la  route  que  la  nation  veut  suivre.  Le  refus  du  budget 
est  l'exercice  d'un  droit  terrible  devant  lequel  s'écroulerait  le  minis- 
tère le  plus  entêté.  Mais  que  la  diète  hongroise  rejette  l'impôt  foncier 
qui  s'élève  à  la  somme  de  45  millions,  l'action  gouvernementale  en 
sera-t-elle  paralysée  ?  Pas  le  moins  du  monde.  Si  le  roi  n'a  plus  d'ar- 
gent, l'empereur  d'Autriche  lui  en  prêtera;  si  les  Madjyars  ne  veulent 
plus  s'enrôler  sous  les  drapeaux,  le  roi  de  Lombardie  placera  ses 
troupes  à  Comorn  et  à  Péterwaradin  ,  et  la  Hongrie  n'aura  plus  alors 
que  la  ressource  hasardeuse  de  la  révolte. 


LA  HONGRIE.  787 

Les  magnats  craignent  d'être  écrasés  sous  les  ruines  de  l'édifice 
construit  par  leurs  ancêtres ,  et  désirent  voir  s'animer  le  corps  inerte 
dont  ils  sont  la  tête  intelligente.  Le  roi  profite  de  cette  disposition 
pour  affaiblir  une  caste  puissante  par  ses  richesses  et  l'influence  per- 
sonnelle de  ses  membres;  il  espère  ainsi  frapper  le  peuple  hongrois 
dans  ce  qu'il  a  de  vivace  et  de  caractéristique ,  et  le  trouver  ensuite 
plus  souple,  plus  propre  à  être  façonné  selon  le  type  allemand.  Il  ap- 
pelle donc  de  tous  ses  vœux  l'affranchissement  des  paysans,  comme 
les  rois  de  France  se  sont  déclarés  protecteurs  de  la  bourgeoisie; 
mais  il  se  décide  de  mauvaise  grâce  à  sanctionner  toute  mesure  na- 
tionale. 

L'absence  de  la  classe  moyenne  laisse  un  vide  que  rien  ne  peut 
combler.  A  qui  l'aristocratie  fera-t-elle  partager  ses  sentimens  de  pa- 
triotisme? Sera-ce  à  ce  troupeau  d'esclaves  qu'elle  a  si  long-temps 
exploité?  Ces  malheureux,  dont  on  a  fait  des  bêtes  de  somme ,  ac- 
cepteraient sans  murmure  le  bât  de  l'Autriche;  car,  il  y  aurait  de 
l'injustice  à  le  nier,  il  est  doux  en  comparaison  de  celui  qui  les  ac- 
cable. Le  nom  de  la  liberté  sera-t-il  prononcé  par  des  bouches  im- 
prudentes? Mais ,  pour  des  esclaves,  la  liberté  n'est-elle  pas  le  droit 
de  tuer  les  maîtres,  ou,  tout  au  moins,  celui  de  les  opprimer  à  leur 
tour?  Les  réformateurs  ne  doivent  donc  point  compter  sur  la  masse 
de  la  nation  ;  l'appeler  à  l'œuvre ,  ce  serait  se  rendre  coupable  d'une 
faute  immense ,  ce  serait  ouvrir  une  carrière  sanglante  et  faire  rétro- 
grader la  Hongrie  pour  des  siècles.  Les  peuples,  comme  les  indivi- 
dus, n'ont  droit  à  l'exercice  de  leur  liberté  que  lorsqu'ils  sont 
capables  de  comprendre  tous  les  devoirs  que  cette  grande  faculté 
leur  impose.  Les  nobles  hongrois ,  cependant,  ont  un  rôle  magnifique 
à  remplir  :  que  par  leurs  soins,  que  sous  leur  direction,  les  paysans 
soient  appelés  à  la  vie  civile  ;  que  l'instruction,  soutenue  par  la  mo- 
rale religieuse,  visite  les  campagnes;  que,  par  leurs  efforts ,  l'in- 
dustrie et  l'agriculture  apportent  aux  travailleurs  le  bien-être  et  la 
richesse,  ils  commanderont  à  des  hommes  dont  les  cœurs  battront 
aux  mots  d'indépendance  et  de  patrie.  La  nationalité  hongroise  ne 
sera  plus  en  danger ,  car  alors  elle  ne  résidera  point  dans  une  seule 
caste,  mais  dans  un  peuple  jeune ,  actif  et  courageux,  et,  pour  me 
servir  d'une  expression  de  Mirabeau,  jamais  la  constitution  ne  sera 
vendue  pour  du  pain  ! 

Aux  approches  de  la  diète  de  1832 ,  tous  les  esprits  étaient  en  sus- 
pens. Le  gouvernement,  intéressé  à  connaître  les  vœux  de  tous  les 
partis  pour  les  combattre  ou  les  seconder,  se  relâcha  de  sa  rigueur; 

50. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  pensées  purent  se  manifester  sans  avoir  à  redouter  les  mutilations 
de  la  censure,  et  le  despotisme  lui-même  rendit  hommage  à  la  liberté 
de  la  presse. 

Durant  les  deux  ou  trois  années ,  où ,  sur  les  demandes  du  parle- 
ment et  de  l'assemblée  des  notables,  la  convocation  des  états-géné- 
raux devint  en  France  un  objet  d'espoir  pour  le  plus  grand  nombre  » 
de  crainte  pour  quelques  privilégiés ,  une  foule  de  brochures  ignorées 
aujourd'hui  parurent  sur  toutes  les  questions  du  moment;  il  eu  lu 
de  même  en  Hongrie.  Les  réformateurs  et  les  amis  du  passé  prélu- 
dèrent par  leurs  écrits  à  la  lutte  dont  la  diète  devait  être  l'arène.  Les 
magnats  nourris  de  la  lecture  des  économistes  et  des  philosophes  du 
XVIII''  siècle,  les  jeunes  nobles  élevés  dans  les  universités  étrangères, 
les  légistes  et  les  bourgeois  des  villes,  composaient  un  parti  dont  les 
principes  et  les  vœux  furent  soutenus  avec  talent  par  M.  de  Széché- 
nyi.  On  ne  lira  pas ,  je  crois ,  sans  intérêt ,  quelques  fragmens  d'un 
ouvrage  publié  par  le  comte  à  la  fin  de  1830.  Le  passage  que  nous 
allons  citer  offre  un  tableau  vivement  tracé  de  l'esprit  public  de  la 
Hongrie  : 

«  Chacun  veut  améliorer,  chacun  désire  voir  s'élever  un  bel  édifice, 
mais  chacun  prétend  poser  la  première  pierre  sans  s'inquiéter  des 
autres  ouvriers.  —  Ah  !  dit  l'un ,  quand  donc  sera  percée  la  chaussée 
de  Fiume?  —  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  jeter  un  pont  entre  Pesth  et 
Bude?  répond  un  autre.  —  Ayons  un  théâtre  et  des  pièces  en  hon- 
grois, ou  la  langue  se  perdra,  et  la  nationalité  avec  elle  (1). — Si  nos 
magnats,  s'écrie-t-on  d'un  autre  côté,  n'allaient  point  manger  leurs 
revenus  et  se  corrompre  à  l'étranger?  Mais  ces  grands  seigneurs  croi- 
raient compromettre  leur  dignité  en  se  coudoyant  aux  assemblées  des 
comitats  avec  la  pauvre  noblesse  !  D'autres  regrettent  les  costumes  de 
nos  pères.  Où  sont  leurs  pesantes  armures?  —  Malheureuse  Hongrie, 
murmurent  ces  amans  du  passé ,  tout  en  chantant  l'air  de  la  bataille 
de  3Iohacz,  le  jour  de  cette  défaite  fut  le  dernier  de  ta  gloire!  — 
Ayons  de  belles  rues,  des  trottoirs  et  des  réverbères;  tel  est  le  cri 
d'une  autre  opinion.  Que  Pesth  soit  bien  éclairée,  le  reste  se  fera. 
N'oublions  pas  les  promenades  et  plantons  le  quai  du  Danube.  —  Il 
y  a  aussi  des  esprits  positifs.  C'est  le  papier-monnaie  qui  nous  ruine, 
disent-ils,  il  nous  faudrait  de  beaux  ducats  frappés  avec  notre  or  de 
Kremnitz.  Mais  où  sont  ces  ducats?  Que  de  nobles  Hongrois  ont  ou- 
blié leur  couleur!  — Non,  réplique  un  autre,  non,  ce  n'est  pas  cela; 

(1)  Ce  vœu  a  été  rempli  ;  j'ai  vu  représenter  à  Pesth  la  Chrisline  de  M.  Alex.  Dumas,  tra- 
•luito  cil  hongrois. 


LA  HONGRIE.  789 

or  ou  papier,  qu'importe?  Nous  serions  à  notre  aise  sans  les  impôts... 
l'impôt  sur  le  sel  surtout,  mes  amis!  Ah!  chers  amis,  qu'il  y  au- 
rait de  choses  à  dire  sur  le  sel  !  C'est  l'administration  étrangère  qui 
nous  appauvrit;  les  douanes ,  les  monopoles,  que  sais-je  encore? Tels 
sont  nos  véritables  maux  !  Savez-vous  quel  est  notre  ennemi?  c'est 
notre  maître  !  » 

N'est-ce  pas  là  le  spirituel  croquis  d'une  de  ces  réunions  d'excellens 
politiques  qui,  pour  chasser  les  ennuis  d'une  longue  soirée  d'hiver» 
devisent  des  choses  de  l'état,  sans  donner  plus  de  suite  à  leurs  idées 
qu'à  leurs  discours? 

Mais  M.  de  Széchényi  ne  se  contente  pas  de  signaler  le  mal ,  il  en 
indique  la  source  et  le  remède.  Il  passe  rapidement  en  revue  tout  ce 
qui,  dans  les  institutions  actuelles,  empêche  le  crédit  public  de  se 
fonder,  et  de  propager  en  Hongrie  les  bienfaits  qu'il  a  répandus  dans 
la  plus  grande  partie  de  l'Europe.  Et  d'abord ,  il  attaque  avec  force 
le  maintien  des  corvées.  Les  paysans  doivent  au  seigneur  cinquante- 
deux  jours  de  travail ,  sans  compter  les  nombreuses  corvées  de  trans- 
port ,  de  voirie ,  etc.,  etc.  L'église,  de  son  côté,  prescrit  l'observation 
des  dimanches  et  des  fêtes,  et  la  meilleure  moitié  de  l'année  est  ainsi 
perdue  pour  le  laboureur. 

«  Voilà,  continue  M.  de  Széchényi,  voilà  sa  perte;  quel  est  votre 
gain?  Personne  n'ignore  que  nos  paysans,  avec  leurs  chevaux  et 
leurs  vieux  outils ,  avancent  moins  les  travaux  en  trois  jours  que  des 
manœuvres  en  un  seul.  Qu'est-ce  qu'un  ouvrage  de  corvée?  Une 
méchante  besogne,  suivant  le  proverbe.  Laissant  de  côté  bien  des  con- 
sidérations importantes,  je  ne  consulte  ici  que  votre  intérêt  seul. 
Pensez-vous  que  vos  terres  cultivées  de  cette  façon  vous  donnent  les 
belles  récoltes  dont  le  ciel  récompense  le  travail  intelligent?  Mesu- 
rant votre  droit  sur  votre  profit,  pouvez-vous  donc  priver  le  paysan 
de  cent  journées  qui  en  valent  à  peine  trente  pour  vous?  Mais, 
sachez-le  bien  !  annuler  ainsi  pour  deux  tiers  chaque  année  le  travail 
de  tout  un  peuple ,  c'est  un  monstrueux  suicide  ! 

«  J'arrive  au  privilège  des  nobles  de  ne  point  payer  d'impôts.  Je 
marche  sur  des  charbons  ardens;  mais,  quand  je  devrais  irriter  toutes 
les  passions,  je  ne  cacherai  point  ma  pensée.  Si  l'Autriche,  hors  de 
la  diète,  députait  vers  nous  ses  commissaires  et  nous  disait  :  —  Mes 
amis,  il  faut  payer  pour  avoir.  Comment  administrer  votre  pays, 
entretenir  vos  routes,  vous  percer  des  canaux,  vous  construire  des 
ponts  comme  à  vos  frères  de  Bohême  qui  donnent  de  l'argent  à  cet 
effet?  Vous  restez  sans  communications,  vos  chemins  sont  crevas- 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  d'ornières  où  se  brisent  aussi  bien  vos  calèches  que  les  humbles 
charrettes  des  paysans.  Mais  ces  malheureux  sont  accablés  sous  le 
poids  des  charges,  aidez-les  à  les  supporter.  Contribuez  à  l'entretien 
des  routes  ;  les  plus  petites  sommes  ainsi  placées  seront  productives. 
La  Hongrie  ne  demeurera  pas  privée  des  bienfaits  du  commerce;  vos 
terres  augmenteront  de  valeur,  et  vous  connaîtrez  plus  de  jouissan- 
ces; —  si  le  gouvernement  me  tenait  ce  langage  hors  de  la  diète , 
et  qu'il  me  demandât  de  payer,  je  préférerais  rester  au  fond  de  la 
berne  avec  ma  voiture  embourbée,  fai  aussi  horreur  du  joug  étranger. 
Subir  le  lien  d'autrui,  ne  fût-ce  qu'un  fd,  voilà  l'esclavage!  Mais 
s'imposer  des  entraves,  limiter  soi-même  ses  droits ,  voilà  la  liberté I 
c'est  celle  des  grands  peuples ,  c'est  celle  de  Dieu  même.  » 

Comme  l'auteur  le  prévoyait,  ce  langage  si  noble  et  si  vrai  blessa 
au  vif  tous  ceux  qui ,  par  peur,  par  habitude,  ou  par  entêtement , 
voulaient  conserver  le  régime  de  la  féodalité.  Le  comte  de  Széchényi 
devint  le  point  de  mire  des  attaques  des  privilégiés.  Par  les  uns,  il 
était  signalé  comme  un  traître  vendu  à  la  cour  de  Vienne;  par  les 
autres ,  comme  un  fils  indigne  de  la  noble  Hongrie.  Les  idées  fran- 
çaises l'avaient  entraîné  dans  une  fausse  route,  et  ses  projets  ne  ten- 
daient à  rien  moins  qu'à  exciter  une  révolte  des  chaumières  contre 
les  châteaux.  Mais  la  violence  des  réfutations  dont  la  brochure  du 
Renégat  fut  l'objet  ne  servit  qu'à  étaler  aux  yeux  de  tous  les  pro- 
fondes blessures  qu'elle  avait  faites. 

Un  seul  des  écrivains  du  parti  stationnaire,  tout  en  s'attaquant  à 
la  personne  de  Széchényi ,  se  posa  comme  le  défenseur  des  intérêts 
menacés;  ce  fut  le  comte  Dessewfyi.  La  vieille  réputation  du  comte, 
l'indépendance  et  la  fermeté  de  son  caractère,  l'amitié  qui  l'avait  uni 
jadis  à  M.  de  Széchényi,  appelèrent  l'attention  sur  sa  réplique.  A 
l'époque  où  la  révolution  française  atteignait  sa  sanglante  apogée , 
la  Hongrie  envoyait  aussi  ses  députés  à  une  diète  restée  célèbre  dans 
les  fastes  parlementaires  de  la  nation.  Le  successeur  de  Joseph  U 
n'était  pas  de  force  à  soutenir  l'œuvre  de  cet  empereur,  et  les  hbé- 
raux  hongrois  relevaient  enfin  la  tête.  Le  comte  Dessewfyi,  par  le 
courage  avec  lequel  il  défendit  les  droits  de  sa  patrie  ou  plutôt  les 
privilèges  de  la  noblesse  contre  le  pouvoir  royal,  mérita  de  devenir 
le  chef  des  amis  de  la  constitution.  Depuis  ce  temps  il  a  voué  à  la 
Bulle  d'or  un  respect  sans  bornes  ;  il  la  regarde  comme  le  code  mo- 
dèle de  toutes  les  nations.  Ce  fut  donc  une  affreuse  douleur  pour  ce 
vieux  patriote ,  que  de  voir  les  rudes  coups  portés  par  l'empereur 
François  à  l'objet  de  son  amour  chevaleresque.  L'intervalle  de  1812 


LA  HONGRIE.  791 

à  1825,  pendant  lequel  tous  les  comitats,  mis  en  interdit,  furent 
gouvernés  par  des  proconsuls  autrichiens,  lui  parut  un  long  supplice. 
Le  comte  Istvan  Széchényi  commençait  alors  à  se  faire  connaître. 
Lui  aussi  rougissait  de  l'asservissement  de  la  Hongrie,  lui  aussi  re- 
grettait les  anciens  jours  et  soupirait  après  la  liberté  perdue.  Des- 
sewfyi  devint,  pour  ainsi  dire,  le  patron  politique  du  jeune  magnat. 
Mais,  depuis  18*25,  la  cour  changea  de  marche  :  M.  de  Széchényi 
visita  la  France  et  l'Angleterre,  première  faute  aux  yeux  de  son  vé- 
nérable ami;  de  plus  il  vanta  les  avantages  de  ces  deux  pays;  il 
admira  leurs  ressources  financières,  leur  commerce,  leurs  nom- 
breuses manufactures,  et  il  voulut  contribuer  à  faire  jouir  la  Hongrie 
des  mêmes  richesses ,  dût  la  constitution  subir  quelques  réformes. 
Dessewfyi  renia  dès-lors  le  comte  comme  un  enfant  ingrat.  «  Les 
attaques  de  M.  de  Széchényi  contre  les  dîmes,  dit-il  dans  sa  réfuta- 
tion, ressemblent  aux  déclamations  de  tous  les  révolutionnaires 
contre  la  propriété.  Le  seigneur  est  maître  de  ses  terres  comme  le 
paysan  de  sa  bêche  et  de  sa  charrue...  Les  corvées  ne  sont  que  le 
loyer  des  terres  que  le  seigneur  concède  aux  paysans.  Qui  donc  songe 
en  France  à  abolir  les  fermages?...  D'ailleurs,  quel  seigneur  se  refu- 
serait à  la  suppression  des  corvées,  si  les  paysans  pouvaient  les  ra- 
cheter? » 

Ce  dernier  paragraphe  fournissait  au  comte  Istvan  des  armes  trop 
sûres  pour  qu'il  négligeât  de  s'en  servir.  Son  adversaire  enfermait  le 
débat  sur  la  propriété  du  sol  dans  les  bornes  étroites  d'une  question  fi- 
nancière. Consentira  transiger  sur  des  privilèges,  c'était  reconnaître 
ce  qu'ils  avaient  d'abusif.  Les  nobles  français  aussi  firent  un  semblable 
aveu  en  cédant  au  fiévreux  enthousiasme  de  la  nuit  du  k  au  5  août. 
Que  le  système  féodal  ait  eu  ses  avantages,  c'est  ce  que  l'on  peut 
soutenir;  mais,  comme  toutes  les  institutions  humaines,  il  devait 
être  emporté  par  le  flot  des  siècles.  M.  de  Széchényi  proposa  donc 
de  racheter  les  corvées  et  les  dîmes  au  moyen  d'une  banque  natio- 
nale; il  cita  l'exemple  de  l'Angleterre,  qui  venait  précisément  de  ren- 
dre la  liberté  aux  noirs  de  la  Jamaïque  en  indemnisant  les  proprié- 
taires d'esclaves. 

La  cour  de  Vienne  suivit  cette  discussion  d'un  œil  attentif,  et  quoi- 
que M.  de  Metternich  continuât  de  traiter  avec  un  superbe  dédain 
ceux  qu'il  appelle  les  sujets  asiatiques  de  l'empire,  il  mit  en  jeu  toutes 
les  ressources  de  son  esprit  pour  faire  tourner  au  profit  du  roi  le  mou- 
vement qui  se  manifestait  de  l'autre  côté  de  la  Leytha.  L'habile  mi- 
nistre veut  aussi  détruire  les  restes  de  la  féodalité ,  non  pas ,  sans 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doute,  pour  délivrer  la  Hongrie  des  obstacles  qui  ralentissent  ses 
progrès  ,  mais  pour  donner  à  ce  pays  une  impulsion  conforme  à  ses 
vues,  pour  régulariser  l'administration,  c'est-à-dire  pour  la  placer 
dans  les  mains  qui  tiennent  déjà  les  rênes  de  l'Autriche,  de  la  Lom- 
bardie  et  de  la  Bohême.  Les  tentatives  du  parti  philosophique  avaient 
pour  but  le  renversement  des  privilèges  dont  le  pouvoir  royal  était 
lui-même  fatigué;  M.  de  Metternich  résolut  de  conclure  une  alliance 
avec  le  comte  de  Széchényi,  L'empereur,  les  archiducs  et  grands  sei- 
gneurs autrichiens  s'inscrivirent  au  nombre  des  actionnaires  de  la 
compagnie  du  Danube;  de  son  côté,  le  comte,  comprenant  les  avan- 
tages d'un  semblable  traité ,  s'empressa  de  répondre  aux  proposi- 
tions du  gouvernement,  et  peu  de  jours  avant  l'ouverture  de  la  diète, 
il  publia  ce  manifeste  qui  lui  valut  la  clé  de  chambellan  : 

«  Il  est  des  personnes  qui  refusent  de  rien  apprendre  et  qui  s'i- 
maginent que,  depuis  saint  Etienne,  tout  a  été  fourberie  et  mensonge 
dans  le  langage  de  nos  seigneurs  rois.  En  1825,  nous  apportions  ici 
le  livre  de  nos  lois  déchiré;  nos  droits  étaient  foulés  aux  pieds;  notre 
constitution  était  morte  depuis  treize  années!  Honte  alors,  honte 
à  celui  qui  eût  pu  trouver  une  parole  d'excuse  pour  tous  ces  faits! 
Mais  depuis,  le  monarque  a  juré  de  respecter  nos  privilèges;  quand 
a-t-il  trahi  ses  sermens?...  Le  gouvernement  marche  avec  le  pays  : 
rester  dans  l'opposition ,  c'est  folie ,  c'est  ingratitude!  » 

Le  jour  fixé  pour  l'ouverture  de  la  diète  parut  enfin.  C'était  le 
20  décembre  1832.  La  table  élective  tout  entière  appartenait  à  l'op- 
position libérale;  un  grand  nombre  de  magnats  partageaient  les  opi- 
nions de  M.  de  Széchényi;  le  gouvernement  avait  son  parti  ;  les  défen- 
seurs ultras  de  la  constitution  n'étaient  qu'en  minorité. 

Le  roi  fit  cinq  propositions  principales  : 

1°  L'établissement  d'un  code  urbarial ,  c'est-à-dire  une  exposition 
certaine  et  définitive  des  droits  et  des  devoirs  respectifs  des  sei- 
gneurs et  des  paysans  ; 

2°  La  révision  des  lois  criminelles ,  leur  réunion  en  un  seul  code , 
et  la  simplification  de  la  procédure  civile; 

3"  Une  répartition  plus  équitable  des  charges  et  des  contributions, 
et  la  diminution  des  impôts  versés  dans  les  caisses  domestiques  du 
comitat  ; 

4°  La  demande  d'un  don  gratuit  de  la  noblesse  pour  couvrir  les 
dépenses  nécessitées  par  la  tenue  de  la  diète; 

5"  Le  remboursement  à  l'archiduc  Joseph  d'un  prêt  de  262,606  flo- 
rins. 


LA  HONGRIE.  793 

Ces  deux  dernières  demandes  ont  été  accordées  sans  restriction. 
La  noblesse  hongroise  est  riche  et  loyale ,  elle  a  dignement  répondu 
au  double  appel  fait  à  sa  générosité  et  à  sa  bonne  foi. 

La  première  proposition  était  la  plus  importante  à  cause  des  nom- 
breuses questions  qu'elle  devait  soulever.  Si  elle  n'a  pas  été  acceptée 
dans  toute  son  étendue,  il  faut  reconnaître,  cependant,  qu'elle  a 
fait  faire  un  pas  immense^u  bien-être  des  populations  rurales.  Les 
articles  4,  5,  6,  7,  8,  9,  10  et  12  du  code  sont  autant  de  lois  favo- 
rables aux  paysans.  La  quotité  des  dîmes  est  réduite  dans  plusieurs 
cas  ;  les  collecteurs  seigneuriaux  ne  peuvent  plus  exiger  un  prélève- 
ment égal  sur  les  bonnes  récoltes  et  sur  celles  qui  n'offrent  au  la- 
boureur que  la  faible  récompense  de  ses  peines.  Comme  il  est  de 
l'intérêt  public  d'encourager  certaines  cultures,  on  dégrève  de 
quelques  charges  ceux  qui  s'y  livreront.  Les  redevances  les  plus 
onéreuses  aux  pauvres  étaient  celles  qu'ils  devaient  fournir  sur  les 
objets  même  de  leur  consommation  journalière;  on  les  a  suppri- 
mées. Toutes  les  petites  dîmes  sur  le  beurre ,  les  volailles ,  les  œufs, 
sont  à  jamais  abolies.  Le  droit  féodal ,  dans  toute  sa  rigueur,  pesait 
encore  sur  quelques  localités.  Ainsi,  après  avoir  acquitté  les  charges 
qui  les  privaient  déjà  de  leur  revenu  le  plus  net,  les  tenanciers 
étaient  encore  obligés  de  vendre  les  vins  du  seigneur  pour  obtenir 
la  faculté  de  tirer  parti  de  leurs  propres  récoltes.  Enfin ,  l'ancienne 
législation  sanctionnait  à  la  fois  une  injustice  et  une  barbarie  tout-à- 
fait  gratuite  :  les  paysans,  opprimés  outre  mesure  par  leur  seigneur, 
ne  pouvaient  l'appeler  devant  les  juges  sans  sa  permission.  Par  l'ar- 
ticle 13,  ils  sont  autorisés,  au  contraire,  à  le  citer  directement  et 
de  leur  chef.  Malgré  les  efforts  de  M.  de  Széchényi,  les  corvées  ont 
été  maintenues ,  mais  les  jours  de  travail  ne  seront  plus  arbitraire- 
ment fixés;  le  tiers  au  moins  de  ces  journées  doit  être  fourni  l'hi- 
ver, pour  que  l'agriculture  ne  manque  point  de  bras  dans  les  saisons 
favorables. 

Toutes  ces  concessions  sont  importantes;  sans  nul  doute,  elles 
améliorent  la  condition  du  paysan ,  mais  elles  ne  l'élèvent  pas  beau- 
coup au-dessus  de  celle  du  serf;  elles  posent  des  limites  au  pouvoir 
seigneurial,  mais  il  est  difficile  de  les  regarder  rigoureusement 
comme  de  nouveaux  droits  acquis  aux  subordonnés.  Leurs  prescrip- 
tions sont  à  peu  près  résumées  dans  cette  phrase  triviale  :  Ne  pres- 
surez pas  l'homme  au-delà  de  ce  qu'il  peut  donner. 

Toutefois  l'égoïsme  est  chose  si  commune ,  qu'il  faudrait  encore 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remercier  les  nobles  d'avoir  retranché ,  de  leur  plein  gré ,  ce  qu'il  y 
avait  d'excessif  dans  leurs  privilèges,  mais  ils  ont  fait  plus.  Le  seul 
moyen  d'attacher  les  masses  à  l'ordre  établi ,  c'est  de  les  faire  entrer' 
dans  la  société  à  un  autre  titre  qu'à  celui  de  machines  à  exploiter. 
La  vente  des  biens  nationaux,  chez  nous ,  à  part  ce  qu'elle  a  eu  d'il- 
légal ,  a  détruit  le  monopole  de  la  propriété  foncière;  elle  a  divisé  le 
sol  entre  cinq  millions  de  propriétaires  qui ,  grands  ou  petits,  ont  un 
égal  intérêt  au  maintien  de  ce  qui  existe.  Dans  le  régime  féodal, 
après  une  courte  période,  il  en  est  autrement.  Le  paysan  cultive 
sans  beaucoup  de  zèle  les  terres  seigneuriales  :  incertain  de  trans- 
mettre à  ses  enfans  le  sol  qui  lui  est  concédé,  il  se  borne  à  lui  de- 
mander des  récoltes  dont  l'abondance  le  mette  en  état  de  payer  les 
dîmes  et  de  fournir  à  sa  misérable  existence.  S'il  fait  quelques  éco- 
nomies, il  cache  précieusement  la  somme  acquise  par  de  cruelles 
privations,  pour  que,  le  cas  échéant  d'une  rupture  avec  son  maître, 
le  brigandage  ne  soit  point  sa  seule  ressource.  La  révolte ,  avec  toutes 
ses  fureurs,  est  la  conséquence  inévitable  d'un  tel  état  d'abaissement. 
Elle  arrivo  quand  la  misère  pousse  le  serf  à  bout,  quand  !a  faim  dé- 
sole sa  cabane ,  et  que  ses  bras,  amaigris  par  la  fatigue  et  la  maladie, 
ne  peuvent  plus  se  raidir  pour  pousser  la  charrue.  La  Hongrie  ne 
sera  pas  soumise  à  cette  horrible  épreuve;  elle  ne  proclamera  pas  sa 
liberté  sur  des  décombres.  Le  gouvernement  autrichien ,  s'il  est 
quelquefois  d'une  prudence  pusillanime,  a  l'instinct  de  sa  conserva- 
tion ;  les  princes  qui  sont  à  sa  tète,  et  l'empereur  régnant  surtout,  ont 
gardé  sur  un  plus  grand  théâtre  la  bonté  qui  caractérisait  les  ducs  de 
Lorraine;  ils  éprouvent,  il  n'en  faut  pas  douter,  le  désir  d'adoucir 
l'état  des  dernières  classes  de  leurs  sujets. 

Le  roi  a  proposé,  à  la  dernière  diète,  l'établissement  des  contrats 
à  perpétuité ,  qui  créent  un  mode  de  posséder  particulier  aux  habi- 
tans  des  campagnes.  L'acceptation  de  cette  mesure  est ,  sans  contre- 
dit, l'acte  le  plus  important  de  la  diète  de  183-2-3G;  il  jette  en 
Hongrie  des  germes  de  prospérité  qui,  dans  les  conditions  où  ce 
pays  se  trouve  enfin  placé,  ne  tarderont  pas  à  porter  leurs  fruits.  Le 
paysan  peut,  aujourd'hui,  au  moyen  d'une  somme  uno  fois  payée, 
se  racheter,  à  perpétuité,  lui  et  ses  héritiers,  de  toutes  corvées, 
dîmes  et  redevances  ;  il  a  la  possession  pleine  et  entière  du  sol  qu'il 
laboure  et  de  la  maison  qu'il  habite;  la  propriété  n'est  plus,  dans  les 
mains  du  seigneur,  qu'un  droit  nominal  et  stérile.  Ces  rachats,  en- 
couragés et  facilités  par  la  loi ,  donneront  naissance  à  une  nouvelle 


LA  HONGRIE.  795 

classe  de  citoyens,  les  campagnes  premlront  leur  essor,  et  ces  im- 
menses villages  de  quinze  à  vingt  mille  âmes,  si  nombreux  en  Hon- 
grie ,  deviendront  un  jour  des  cités  riches  et  populeuses. 

L'agriculture,  délivrée  de  ses  entraves,  est  destinée  à  fleurir  dans 
ces  belles  coiitrécs  trop  long-temps  désolées  par  un  système  op- 
pressif. Mais  à  quoi  servirait  d'activer  la  production,  si  la  consom- 
mation n'augmentait  point  dans  le  môme  rapport?  La  Hongrie  peut 
exporter  beaucoup  de  denrées  et  de  matières  premières ,  mais  elle 
est  privée  de  voies  de  communication.  L'assiette  des  impôts  se  4ie 
essentiellement  à  la  propriété  industrielle  d'un  pays.  Les  nobles 
hongrois  ont  enfin  senti  que  leur  privilège  de  ne  point  contribuer 
aux  charges  directes  de  l'état,  lorsqu'ils  acquittaient  sans  mur- 
mure les  droits  exigés  par  la  régie  et  la  gabelle,  leur  était  plus 
nuisible  qu'utile,  et  qu'il  n'y  a  point  de  honte  à  payer  lorsqu'on  sur- 
veille l'emploi  de  son  argent.  Il  a  été  question  plus  haut  du  péage 
général  établi  sur  le  pont  de  Pesth;  on  a  vu  que  l'auteur  de  cette 
proposition  voulait  poser  un  principe;  une  conséquence  assez  impor- 
tante en  a  été  déduite  à  la  même  diète.  Tous  les  possesseurs  nobles 
ou  non  nobles  de  terres  autres  que  celles  qui  ont  été  originairement 
concédées  par  le  roi,  devront  (art.  2)  acquitter  l'impôt  foncier, 
et  la  Hongrie  aura  des  routes. 

Les  merveilles  de  l'industrie,  les  admirables  spéculations  du  génie 
français  fécondées  par  la  patiente  et  laborieuse  Angleterre,  l'emploi 
de  la  vapeur  comme  force  locomotive,  ont  vivement  frappé  tous  les 
esprits.  Malgré  les  prospectus  dictés  par  le  charlatanisme,  malgré  les 
revers  inséparables  de  toute  entreprise  à  son  début ,  les  peuples  sem- 
blent comprendre  qu'il  y  a  dans  ces  grandes  découvertes  comme  un 
lien  mystérieux  qui  doitunir  plus  étroitement  les  sociétés  modernes. 
Les  Hongrois  ont  partagé  cette  préoccupation  générale,  et  dans  leur 
dernière  diète,  lorsqu'ils  avaient  à  peine  quelques  cliemins  frayés 
danS|tout  leur  pays,  ils  ont  pensé  à  le  doter  d'un  réseau  de  rail-wa/js. 
Si  l'on  songe  que  la  Hongrie  est  riche  en  mines  de  fer  et  de  houille, 
qu'elle  offre  une  surface  plane  dans  presque  toute  son  étendue,  et 
qu'enfin  elle  serait  obligée  de  supporter  de  grandes  dépenses  pour 
étabUr  un  système  complet  de  routes  ordinaires,  on  ne  trouvera 
peut-être  plus  cette  idée  trop  folle  ou  trop  ambitieuse.  Si  l'on  eût 
dit,  il  y  a  vingt  ans,  que  bientôt  des  bateaux  à  vapeur  sillonneraient 
le  Danube,  qui  n'eût  traité  le  prophète  de  visionnaire?  L'article  25  (1) 

(I)  Toutes  les  disiio tiliuns  législatives  décrétées  par  la  diéle  el  sanclioiinécs  par  le  roi  sont 
appelées  arlicles. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

promet  de  grands  avantages  aux  compagnies  qui  voudront  tenter  la 
fortune  et  établir  des  chemins  de  fer  sur  les  treize  lignes  qui  doivent 
parcourir  le  royaume  en  tous  sens.  Tous  les  habitans,  magnats  ou 
roturiers,  seront  soumis  aux  péages;  les  expropriations  nécessaires 
seront  faites  sans  distinction  sur  tous  les  terrains. 

Une  autre  réforme  utile  doit  être  signalée.  Les  nobles  contractaient 
fréquemment  des  emprunts,  alléguant  pour  prétexte  l'éclat  de  leurs 
noms  qu'ils  avaient  à  soutenir;  et  si,  comme  leurs  ancêtres,  ils  n'as- 
sommaient pas  les  créanciers  assez  hardis  pour  parler  de  leurs  titres, 
du  moins  ils  les  payaient  rarement.  Le  privilège  de  ne  pouvoir  jamais 
être  arrêté ,  même  pour  dettes  commerciales ,  dans  un  pays  où  la 
contrainte  par  corps  est  malheureusement  de  droit  commun ,  portait 
atteinte  au  crédit.  Cet  abus  a  disparu;  l'article  18  autorise  l'arresta- 
tion des  nobles  pour  fait  de  lettres  de  change. 

Les  seconde  et  troisième  propositions  royales  sont  restées  sans 
effet.  La  législation  criminelle  a  conservé  toute  sa  barbarie.  La  diète 
de  1839  fera  sans  doute  disparaître  les  prescriptions  indignes  des 
législateurs  modernes  dont  abonde  ce  monument  d'un  autre  âge.  De 
plus ,  les  mêmes  impôts  grossiront  toujours  les  caisses  des  comitats; 
les  Hongrois  attachent  trop  d'importance  au  maintien  de  leur  admi- 
nistration nationale  pour  la  priver  de  son  nerf  principal. 

Le  parti  philosophique,  guidé  par  M.  de  Széchényi,  a  fait,  malgré 
les  répugnances  de  l'Autriche,  adopter  le  hongrois  pour  langue  offi- 
cielle. L'article  4  garantit  cette  réforme  qui  est  une  excellente  sauve- 
garde de  la  nationalité. 

Tels  sont  les  actes  de  la  diète  qui,  après  une  session  de  plus  de 
trois  années ,  fut  close  le  2  mai  1836  par  le  roi  Ferdinand  V.  Ils  sont 
dus  en  partie  à  ces  idées  généreuses  que,  malgré  ses  excès,  notre 
grande  révolution  a  fait  partout  éclore. 

Les  nobles  hongrois  ont  fondé  un  système  fort  sage  d'émancipa- 
tion progressive  qu'ils  compléteront  sans  doute  à  la  diète  de  cette 
année.  La  révision  des  lois  qui  régissent  l'agriculture  et  l'industrie, 
ces  deux  mamelles  de  tous  les  peuples ,  est  la  mesure  la  plus  urgente; 
le  crédit  public  ne  peut  s'étabUr  que  sur  une  bonne  législation. 

Les  journaux  de  Pesth  sont  censurés  comme  ceux  de  Vienne.  La 
raison  sur  laquelle  on  s'appuie  pour  justifier  cette  mesure  mérite 
d'être  citée  :  c'est  que,  parmi  les  droits  reconnus  aux  nobles  hongrois 
par  la  Bulle  d'or,  il  n'est  nullement  question  de  la  liberté  de  la  presse. 
La  diète  de  1832  a  fourni  au  gouvernement  autrichien  l'occasion  de 
rappeler  aux  Hongrois  ce  singulier  aphorisme  de  politique.  On  a  vu 


LA  HONGRIE.  797 

comment  l'opinion  publique  s'était  préoccupée  des  futurs  travaux  de 
l'assemblée  nationale  :  aussi  l'idée  vint-elle  à  plusieurs  membres  de 
la  seconde  table  de  donner  au  corps  électoral  les  moyens  de  sui- 
vre les  débats  parlementaires,  en  fondant  un  journal  de  la  diète; 
mais  le  comité  de  censure  de  Pesth  ne  permit  pas  de  reproduire 
le  compte-rendu  des  séances.  La  seconde  table  ne  se  découragea 
point.  Les  députés  ouvrirent  une  souscription  pour  l'achat  d'une 
presse  lithographique  qui  fut  établie  dans  le  palais  même  des  états, 
et  de  nombreux  exemplaires  du  journal  se  répandirent  en  Hongrie. 
L'alarme  fut  vive  à  Vienne,  et  bientôt  on  décida  que  la  lithogra- 
phie étant  une  espèce  d'imprimerie,  ses  produits  devaient  être  soumis 
aux  censeurs  impériaux  :  c'était  tuer  le  journal ,  on  le  croyait  du 
moins;  mais  la  liberté  fut  plus  tenace  et  plus  habile  que  le  despotisme. 
Un  avocat,  M.  Kossuth,  membre  de  la  deuxième  table,  aidé  d'un 
assez  grand  nombre  de  jeunes  gens  des  écoles ,  prit  le  parti  de  sténo- 
graphier les  séances;  le  soir,  il  en  résumait  les  discussions  avec  d'au- 
tres avocats  qui  allaient,  munis  chacun  d'un  exemplaire  du  manu- 
scrit définitif,  le  dicter  à  des  étudians  et  à  des  écrivains  de  bonne 
volonté.  Tous  les  jours  les  cercles  de  Pesth ,  les  comitats,  les  mem- 
bres de  la  diète,  etc.,  recevaient  le  compte-rendu  de  la  séance 
de  la  veille.  M.  de  Metternich  s'avoua  vaincu;  ses  agens,  toutefois, 
recoururent  aux  petits  moyens  :  les  papiers  suspects  étaient  déca- 
chetés à  la  poste ,  et  de  temps  à  autre  on  avait  le  bonheur  de  sup- 
primer les  numéros  du  journal  séditieux ,  malgré  les  soins  avec  les- 
quels on  déguisait  les  enveloppes.  M.  Kossuth  ne  voulut  pas  même 
laisser  au  pouvoir  cette  consolation  ;  il  fit  décréter  que  sa  feuille  se- 
rait colportée  par  les  hussards  du  comitat,  et  pendant  les  quatre 
années  que  dura  la  diète,  elle  ne  cessa  de  paraître. 

Malheureusement  des  esprits  turbulens  et  inquiets  ont  voulu  pro- 
fiter de  l'espèce  d'excitation  que  les  réformes ,  même  les  plus  sages, 
produisent  toujours  dans  les  masses.  Un  parti,  dont  les  opinions  exal- 
tées ne  peuvent  être  que  contraires  au  progrès  de  la  Hongrie,  a  tenté 
de  réveiller  les  jalousies  de  la  petite  noblesse  et  de  soulever  les  pay- 
sans contre  leurs  seigneurs.  Des  révoltes,  en  effet,  ont  éclaté  sur 
divers  points;  mais  la  force  légale  les  a  comprimées,  et  la  noble  con- 
duite des  grands  propriétaires,  lors  de  l'inondation  de  mars  1838 ,  a 
prouvé  aux  pauvres  que  les  riches  étaient  leur  providence. 

Le  pouvoir  de  la  haute  classe  est  trop  réel ,  son  influence  trop 
grande ,  les  moyens  de  répression  trop  prompts ,  pour  qu'elle  ait  à 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

craindre,  avant  longues  années,  une  rivalité  dangereuse.  La  réforme 
commencée  s'accomplira  donc  sans  grande  secousse,  et  la  Hongrie 
occupera  parmi  les  nations  européenr^s  le  rang  que  lui  assigne  son 
heureuse  situation. 

Après  avoir  donné  à  la  ville  de  Pesth  le  temps  qu'elle  mérite,  je 
m'embarquai ,  le  25  mai ,  sur  le  Zrlnyi ,  pour  continuer  de  descendre 
le  cours  du  Danube.  Le  Zrinyi  est  le  plus  beau  des  bateaux  de  la 
compagnie,  et  son  capitaine,  M.  Francesco  Mayr,  a  pour  les  pas- 
sagers une  prévenance  qui  mérite  les  plus  grands  éloges.  Comme  la 
foire  de  Pesth  devait  avoir  lieu  dans  les  derniers  jours  du  mois,  nous 
étions  peu  de  voyageurs ,  et ,  sans  l'importune  compagnie  de  cinq 
Grecs  curieux,  remuans  et  bavards,  qui  se  rendaient  à  Bucharest  avec 
une  cargaison  de  marchandises  de  Leipsig,  notre  traversée  n'eût  été 
qu'une  belle  promenade. 

Les  rives  du  Danube  offrent  peu  d'intérêt  jusqu'à  Mohilcz.  Aucun 
village  n'égaie  ces  vastes  prairies  qui  avaient  séduit  les  compagnons 
d'Arpad,  et  où  se  heurtèrent  si  souvent  les  Hongrois  et  les  Turcs. 
Les  paysans,  exposés  sans  cesse  aux  ravages  de  la  guerre,  avaient 
senti  le  besoin  de  se  réunir  en  masse  et  de  s'enfoncer  dans  l'intérieur 
des  terres;  on  ne  trouve  donc  pas,  en  Hongrie,  un  seul  de  ces  jolis 
hameaux  si  communs  en  Allemagne;  les  villages  y  ont  été  fondés 
dans  des  jours  funestes  ;  ils  sont  populeux ,  mais  misérables.  Le  Da- 
nube, en  outre,  est  un  voisin  dangereux.  Les  bancs  de  sable,  et  ces 
îles  si  vertes  et  si  pittoresques  qui  encombrent  son  lit,  nuisent  à  l'é- 
coulement des  eaux ,  et  sont  souvent  cause ,  à  la  lin  de  l'hiver,  d'une 
inondation  favorable  au  sol ,  mais  cruelle  pour  les  habitations.  Il  n'y 
a,  sur  la  côte,  que  quelques  pauvres  huttes  de  pécheurs. 

A  sept  heures ,  les  canons  du  Zrinyi  réveillaient  les  échos  de  Mo- 
hiicz.  J'ai  voulu  voir  les  lieux  où  les  Hongrois,  en  1525,  perdirent 
une  bataille  qui  les  livra  aux  Turcs  pour  plus  d'un  siècle.  Après  avoir 
traversé  la  ville,  dont  les  maisons  m'ont  paru  annoncer  assez  d'ai- 
sance, je  suis  arrivé  sur  le  champ  du  combat.  C'est  derrière  les 
montagnes  de  Fùnfkirchen  que  s'éteignit  le  dernier  jour  de  l'indé- 
pendance nationale.  Les  Hongrois,  au  nombre  de  vingt  mille,  atta- 
quèrent sans  prudence  l'armée  turque,  dont  les  mouvemens  du 
terrain  leur  cachaient  la  force.  Louis  H,  à  la  tête  de  ses  hussards, 
fondit  sur  les  janissaires  et  les  mit  en  fuite;  mais,  au  moment  où  il 
croyait  en  linir  avec  ses  ennemis,  il  se  trouva  sous  le  feu  de  qua- 
rante pièces  de  canon,  artillerie  formidable  alors  :  il  ne  lui  resta  plus 


LA  HONGRIE.  799 

qu'à  mourir  noblement.  Un  grand  nombre  de  magnats,  des  évèques 
et  vingt-trois  chevaliers  de  Malte  perdirent  glorieusement  la  vie  dans 
cette  triste  affaire. 

Notre  bateau  se  remit  en  marche  au  point  du  jour.  De  Péter- 
waradin  à  Belgrade ,  la  rive  droite  est  fort  pittoresque.  La  célèbre 
citadelle  de  Péterwaradin ,  élevée  sur  un  promontoire  qui  domine 
le  cours  du  fleuve ,  présente  avec  orgueil  son  triple  front  de  mu- 
railles immortalisé  par  le  prince  Eugène.  On  raconte  qu'un  Anglais 
fut  tellement  ravi  du  panorama  du  Bosphore ,  que ,  pour  conserver 
toutes  ses  illusions,  il  passa  outre  sans  vouloir  descendre  à  terre. 
J'aurais  aussi  dû  me  contenter  d'admirer  Belgrade  de  la  plage  de 
Semlin.  Le 'Danube  décrit,  entre  Semlin  et  Belgrade,  un  demi- 
cercle  dont  ces  deux  villes  occupent  les  extrémités;  elles  sont  donc 
sur  la  même  rive  par  rapport  au  fleuve,  mais  l'embouchure  de  la 
Save  les  sépare  entièrement. 

La  vieille  forteresse ,  sanglant  théâtre  de  tant  d'assauts ,  la  ville 
avec  ses  blancs  minarets  et  ses  maisons  qui  semblent  sortir  chacune 
d'un  bosquet  délicieux,  les  riches  collines  des  environs;  tout  cela, 
par  un  beau  soleil,  est  d'un  effet  enchanteur.  On  pense  aux  Mille  et 
nne  nuits,  aux  serais  des  vizirs,  aux  jardins  embaumés  de  citronniers 
et  d'aloès,  en  un  mot  à  l'Orient  et  à  ses  délices!  Quel  triste  réveil 
quand  on  débarque  sur  la  rive  scrvienne!  Le  médecin  et  les  gardes 
du  lazaret,  qui,  armés  de  longues  baguettes,  accompagnent  les  voya- 
geurs, leur  apprennent  déjà  que  la  peste  et  toutes  les  maladies  con- 
tagieuses enfantées  par  la  corruption  désolent  souvent  ce  pays  pour 
lequel,  cependant,  le  ciel  a  tout  fait. 

Le  quai  de  Belgrade  n'est  qu'un  marais  fangeux  sans  cesse  remué 
par  des  troupeaux  de  porcs  et  des  nuées  de  corbeaux,  et  les  fenêtres 
d'un  hôpital  s'ouvrent  sur  ce  cloaque ,  tout  exprès  pour  en  recevoir 
les  exhalaisons  malsaines. 

Nous  montâmes  d'abord  à  la  forteresse,  qui  est  restée  au  pouvoir 
des  Turcs,  quoique  la  ville  appartienne  au  prince  Milosch.  Les  cre- 
vasses des  murailles  ressemblent  de  loin  à  de  nobles  cicatrices;  mais 
on  voit  bientôt  qu'elles  ne  sont  que  des  ruines  honteuses.  La  dernière 
ligne  de  remparts  s'écroule  de  tous  côtés,  les  Turcs  laissent  à  Allah 
le  soin  de  la  relever.  Milosch,  pour  ne  pas  rompre  le  dernier  lien  qui 
l'attache  à  Constantinople ,  consent  à  l'occupation  de  la  forteresse 
par  une  garnison  turque  ;  mais,  d'un  jour  à  l'autre,  il  lui  serait  facile 
de  s'en  emparer:  la  famine  ,  d'ailleurs,  ne  tarderait  pas  à  soumettre 
les  assiégés.  Les  soldats  de  Mahmoud,  mal  payés,  mal  nourris,  mal 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vêtus ,  n'ont  rien  conservé  de  la  fierté  des  janissaires ,  et  ils  s'estiment 
fort  heureux  lorsque  les  rayas  serviens  leur  permettent  de  descendre 
de  leur  prison.  C'est  dans  l'enceinte  de  la  forteresse  que  sont  les  ca- 
sernes, la  grande  mosquée  et  le  serai  du  pacha  :  noms  imposans  !  mais 
il  faut  voir  les  choses.  J'ai  traversé  la  Valachie  dans  toute  sa  longueur, 
j'ai  parcouru  la  Grèce,  je  n'ai  trouvé  nulle  part  autant  de  misère 
qu'à  Belgrade.  Le  serai  est  en  planches  jadis  recouvertes  d'un  plâtre 
colorié  qui  est  presque  entièrement  tombé  ;  des  fenêtres  sans  vitres, 
une  toiture  à  demi  pourrie ,  offrent  un  libre  passage  au  froid  et  à  la 
chaleur,  au  vent  et  à  la  pluie.  Le  pachalik  appartient  à  ce  Joussouf 
qui,  dans  la  dernière  guerre,  signa  la  honteuse  capitulation  de 
Warna.  A  une  autre  époque,  le  sultan  lui  eût  envoyé  le  cordon;  mais, 
pour  plaire  à  ses  vainqueurs ,  il  a  dû  conserver  ses  bonnes  grâces  à 
l'homme  qui  l'avait  trahi.  La  mosquée  a  une  apparence  assez  mes- 
quine; nous  passions  devant  cet  édifice  sans  nous  arrêter,  lorsqu'un 
individu  qu'à  la  couleur  blanche  de  son  turban  et  à  sa  longue  robe 
rouge  nous  reconnûmes  pour  l'iman,  nous  proposa  d'entrer.  Cela 
renversait  toutes  mes  idées  :  un  prêtre  musulman  ouvrir  lui-même 
les  portes  d'une  mosquée  à  des  giaours!  Rien  n'est  plus  simple  que 
l'intérieur  de  ce  temple  :  les  murailles  sont  entièrement  nues;  de 
longues  nattes  de  joncs  recouvrent  le  parvis;  une  galerie  de  bois 
pour  le  pacha  et  son  état-major,  une  espèce  de  chaire  où  tous  les 
vendredis  se  fait  la  lecture  du  livre  saint,  voilà  les  seuls  ornemens. 
J'allais  presque  trouver  à  ce  temple  un  caractère  de  grandeur,  si  je 
n'eusse  vu  l'iman  se  baisser  avec  une  joie  cupide  pour  ramasser  les 
trois  ou  quatre  piastres  que  l'un  de  nous  lui  avait  jetées.  Le  cimetière 
est  voisin  de  la  mosquée;  les  demeures  des  morts  sont  en  meilleur 
état  que  celles  des  vivans. 

Le  tableau  que  m'offrit  la  ville  était  tout  nouveau  pour  moi  ;  je 
pouvais  me  croire  bien  loin  de  l'Europe.  A  Belgrade,  comme  dans 
tout  l'Orient,  les  habitans  passent  leur  vie  en  public;  ainsi,  durant 
le  jour,  la  devanture  de  chaque  maison  est  enlevée,  et  les  curieux 
peuvent  apercevoir  ce  qui  se  passe  dans  la  première  salle.  Là, 
quelques  individus ,  gravement  accroupis  sur  le  plancher,  fument  le 
chibouk  et  boivent  le  café;  ici,  un  autre  s'amuse  à  compter  ou  des 
paras  ou  les  grains  d'un  chapelet;  plus  loin ,  c'est  un  groupe  de  dor- 
meurs. Une  ceinture  garnie  de  belles  armes  est  une  partie  intégrante 
du  costume  de  tous  les  hommes. 

Belgrade  est  la  capitale  de  la  Servie  ;  le  prince  Milosch  n'y  a  pas 
encore  fixé  le  siège  de  son  gouvernement ,  mais  il  y  a  fait  commencer 


LA  HONGRIE.  801 

quelques  travaux ,  entre  autres  une  église  grecque ,  une  fort  belle 
caserne  et  une  assez  jolie  maison,  pompeusement  décorée  du  nom 
de  palais.  Quelques  négocians  étrangers  se  sont  établis  à  Belgrade. 
La  Russie,  l'Angleterre  et  l'Autriche  y  ont,  depuis  quelque  temps, 
placé  des  consuls;  la  France  vient  aussi  d'y  envoyer  un  agent  :  Mi- 
losch  est  donc  enfin  reconnu  souverain  par  la  diplomatie.  3'ai  vive- 
ment regretté  de  ne  pouvoir  pousser  jusqu'à  Kraguyéivatz ,  pour 
rendre  une  visite  à  ce  prince  paysan;  j'aurais  voulu  me  former 
une  opinion  sur  les  réformes  qu'il  a  entreprises  avec  tant  d'audace. 
J'ai  beaucoup  causé  de  la  Servie  et  avec  des  hommes  capables  :  tous 
m'ont  donné  sur  ce  pays  des  notions  si  différentes,  si  opposées,  que, 
désespérant  d'y  découvrir  la  vérité,  je  m'abstiendrai  de  les  rap- 
porter. On  m'avait  dit  que  les  troupes  serviennes  étaient  ridicules; 
j'ai  vu  un  bataillon  de  ces  troupes  parfaitement  tenu,  commandé  par 
des  officiers  russes.  L'armée  de  ligne  pourrait  facilement  se  com- 
poser de  soixante  mille  hommes ,  et  les  défilés  de  la  Servie  devien- 
draient des  Thermopyles. 

Les  Serviens  font,  avec  l'Autriche  et  la  Hongrie,  un  commerce 
considérable  de  bestiaux;  Milosch  s'était  réservé  de  nombreux  mono- 
poles, il  y  a  renoncé  par  une  ordonnance  publiée  en  novembre  1837, 
dans  la  gazette  de  l'état. 

J'ai  peu  de  choses  à  dire  de  Semlin.  Comme  Belgrade ,  son  antique 
rivale ,  cette  ville  a  perdu  beaucoup  de  son  importance.  Malgré  ses 
remparts  de  gazon  et  les  marais  assez  profonds  qui  l'avoisinent ,  elle 
ne  peut  plus  compter  au  nombre  des  places  fortes.  Sa  position  l'ap- 
pelle à  jouer  désormais  un  rôle  plus  pacifique  ;  elle  est  l'entrepôt 
naturel  du  commerce  du  Bannat  et  de  la  Servie  avec  la  Hongrie  et 
l'Autriche.  Un  négociant  de  Semlin  a  épousé  depuis  peu  la  tille  du 
prince  Milosch. 

Edouard  Thouvenel. 


TOME  XVII.  51 


'   îi^L^ 


1 


SOUS  loiis  xm, 

JPAU    M.    KAKIM"', 


Le  règne  de  Louis  XIII  est  une  transition  perpétuelle  et  générale  :  dans 
tous  les  sens ,  dans  toutes  les  directions ,  la  France  part  d'un  point,  et  marche 
vers  un  but  nouveau. 

La  politique  extérieure  est  renouvelée.  La  France  a  énergiquement  résisté 
aux  envahissemens  des  deux  branches  espagnole  et  allemande  de  la  mai- 
son d'Autriche,  sous  François  I",  Henri  II  et  Henri  IV;  mais  elle  a  servi 
les  projets  de  monarchie  universelle  de  cette  maison,  par  son  impuissance, 
durant  les  guerres  de  religion  :  elle  les  sert,  par  son  concours,  sous  la  ré- 
gence de  Marie  de  Médicis  et  dans  les  années  qui  suivent,  portant  au  trône 
impérial  l'Autrichien  Ferdinand  II,  à  la  diète  électorale  de  Fi'ancfort,  et 
préparant  aux  conférences  d'Ulm  son  triomphe  sur  l'électeur  Palatin.  Tout 
change  sous  le  ministère  de  Richelieu  :  la  France  passe  de  la  défense  à  l'at- 
taque; elle  abaisse  sans  retour  l'Espagne  et  l'Autriche,  se  place  elle-même 
au  premier  rang ,  et  se  constitue  puissance  prépondérante  dans  les  affaires 
de  l'Europe.  Le  traité  de  Westphalie  ne  répond  assurément  pas  à  sa  date: 
en  apparence,  c'est  un  fait  dépendant  du  règne  de  Louis  XIV;  en  réalité, 
ce  n'est  que  la  suite  et  l'appendice  du  règne  de  Louis  XIII. 

Un  mouvement  identique  s'opère  dans  le  gouvernement  intérieur.  La 
auonarchie  tempérée,  la  monarchie  mêlée  de  royauté,  d'aristocratie,  de  re- 

(1)4  vol.  iii-8o,  chez  Chamerot,  33,  quai  des  Auguslins. 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  803 

présentation  nationale ,  de  pouvoir  parlementaire ,  devient  absolue  sous  Ri- 
chelieu ,  qui  passe  et  qui  laisse  en  toute  propriété  au  souverain  le  pouvoir 
fondé  en  viager  pour  le  ministre. 

Il  en  est  de  même  dans  la  législation;  car  le  cahier  du  tiers-état  présenté 
à  la  fin  des  états-généraux  de  1614  renferme  déjà,  relativement  aux  per- 
sonnes et  à  la  propriété ,  les  plus  sages  dispositions  législatives  des  codes  de 
Louis  XIV,  et  de  nos  codes  modernes. 

On  retrouve  cette  transition  dans  les  rapports  de  la  société  religieuse  avec 
la  société  politique.  L'église  sort  des  guerres  et  des  intrigues  où  elle  s'était 
souvent  souillée,  pour  devenir  exclusivement  la  régulatrice  de  la  foi  et  delà 
conscience.  Les  membres  du  clergé,  de  laïques  fougueux  et  désordonnés 
que  distinguait  seul  le  costume,  deviennent  de  graves  ministres,  de  saints 
prêtres.  Aux  états-généraux  de  1614,  l'évéque  Fenouillet  parle  déjà  ce  lan- 
gage d'onction  et  de  charité  qui ,  dans  la  bouche  de  Fénelon ,  ramènera  à  la 
morale  et  à  la  religion  :  déjà,  au  commencement  du  règne  suivant,  le  tur- 
bulent cardinal  de  Retz  sera  un  étonnement  et  un  scandale;  déjà  Ton  pressent 
la  vie  austère,  évangélique,  d'ArnauId,  de  Bossuet  et  de  tout  le  clergé  de 
Louis  XIV.  De  plus ,  la  profonde  séparation  entre  les  intérêts  temporels  et 
spirituels  s'établit.  D'un  côté,  la  réforme  cesse  d'être  une  faction  armée,  un 
état  dans  l'état,  pour  devenir  une  simple  croyance  religieuse;  d'autre  part, 
dans  la  communion  catholique,  on  formule  de  la  manière  la  plus  précise 
l'indépendance  de  la  couronne  de  France  à  l'égard  de  l'église  et  de  la  cour 
de  Rome;  l'on  prépare  la  consolidation  des  libertés  de  l'église  gallicane. 

Comme  la  politique  et  connue  l'église,  les  mœurs  se  modifient.  En  une 
circonstance  solennelle,  l'égalité  de  tous  devant  la  loi  est  proclamée.  L'on 
touche  au  moment  où  le  règne  de  la  force  fera  définitivement  place  à  celui 
du  droit  et  du  mérite.  Colbert  peut  devenir  ministre,  et  Fabert  maréchal  de 
France. 

Enfin,  la  littérature  et  les  arts  ont  leur  part  dans  le  renouvellement  de  la 
société.  La  composition  s'élève  à  une  régularité  puissante.  Balzac  dans  la 
prose.  Corneille  au  théâtre,  Malherbe  dans  la  poésie  lyrique.  Poussin  et 
Vouët  dans  la  peinture ,  ouvrent  ce  grand  mouvement  intellectuel  qui  attein- 
dra son  apogée  sous  Louis  XIV. 

Changement  prodigieux,  admirable  rénovation,  à  la  suite  desquels  !a 
France  devint  la  première  puissance  de  l'Europe  par  les  armes ,  par  l'intelli- 
gence ,  et  à  bien  des  égards ,  quoiqu'on  l'ignore  ou  qu'on  le  nie ,  par  la  liberté, 
au  moins  civile.  Après  avoir  montré  le  terme  où  parvint  la  France,  sous 
ce  règne,  nous  repasserons  dans  les  diverses  routes  qu'elle  a  parcourues,  et 
nous  observerons  avec  attention  sa  marche.  Pour  être  intelligible ,  il  nous 
faut  remonter  au  xm'^  siècle.  Charles-Quint  et  Philippe  II  employèrent  leur 
vie  à  établir  la  monarchie  universelle  et  à  imposer  à  l'Europe  l'unité  catho- 
lique. Contester  ce  projet  peut  être  le  sujet  d'un  jeu  d'esprit ,  mais  non  la 
matière  d'une  discussion  sérieuse.  François  P""  et  Henri  II ,  pendant  un  demi- 
siècle,  disputèrent  pied  à  pied  le  terrain  à  Charles-Quint  et  à  son  fils,  et,  en 

51. 


805-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défendant  l'indépendance  de  la  France,  couvrirent  et  protégèrent  celle  de 
l'Europe.  Les  chances  de  réussite  tournèrent  du  côté  de  Philippe  II  durant 
nos  guerres  de  religion;  puis  l'essor  de  cette  grande  fortune  fut  arrêté  de 
nouveau ,  et  le  péril  commun  conjuré  par  Henri  IV.  A  la  fin  de  son  règne, 
les  deux  branches  de  la  maison  d'Autriche ,  en  Espagne  et  en  Allemagne , 
fléchissaient  sous  Philippe  III  et  Rodolphe  II,  les  deux  princes,  sans  com- 
paraison, les  plus  incapables  de  l'Occident.  Mais  l'ambition  vivait  toujours 
dans  cette  maison,  et  des  ressources  réelles,  quoique  cachées  et  inactives, 
subsistaient  au  sein  de  sa  vaste  domination.  La  preuve  de  cette  vérité,  c'est 
que  trois  grands  hommes,  Richelieu,  Gustave-Adolphe,  Coudé,  suffirent  à 
peine  plus  tard  à  détruire  ces  ressources,  à  réduire  cette  ambition.  Henri  IV, 
même  au  milieu  de  l'affaiblissement  momentané  de  la  maison  d'Autriche , 
apercevait  ses  secrets  moyens  de  se  relever  ;  et,  avant  que  ce  grand  corps  eût 
repris  ses  forces,  il  voulait  le  terrasser.  ]Mais  Ravaillac  le  frappa  au  moment 
même  où  il  préparait  l'œuvre  qu'accomplirent  vingt  ans  plus  tard  les  glorieux 
continuateurs  de  ses  desseins. 

Tel  était  l'état  de  la  France  dans  ses  rapports  avec  l'Europe,  quand 
Louis  XIII  fut  appelé  à  succéder  à  son  père.  Quelle  était  au  même  mo- 
ment la  situation  intérieure  du  pays?  Henri  IV  ne  conquit  pas  la  dixième 
partie  de  son  royaume  :  il  n'établit  son  pouvoir  sur  le  reste  que  par  des  con- 
cessions faites  aux  chefs  de  la  Ligue  comme  à  ses  partisans,  aux  huguenots, 
aux  catholiques  exaltés,  à  la  cour  de  Rome.  Les  grands  seigneurs  obtinrent 
de  lui  les  gouvernemens  de  provinces  et  de  villes,  avec  l'autorité  importante 
qui  y  était  attachée,  tandis  que  la  masse  de  la  noblesse  conservait  les  droits 
féodaux  inférieurs  qu'elle  a  retenus  jusqu'à  la  révolution  de  89. 

Par  l'éditde  Nantes  et  par  divers  édits  subséquens,  Henri  IV  accorda  aux 
huguenots  le  droit  de  s'assembler  et  de  se  concerter  entre  eux  pour  les  af- 
faires politiques,  aussi  bien  que  pour  les  questions  religieuses  :  en  160-5,  ils 
renouvelèrent  l'union  de  Mantes,  qui  était  un  véritable  projet  de  république. 
Ils  avaient  arraché  au  roi,  comme  garantie  de  la  liberté  de  conscience,  la 
garde  de  deux  cents  places  fortes,  dont  cent  pouvaient  attendre  une  armée, 
la  nomination  de  gouverneurs  de  leur  communion  dans  ces  villes,  une  somme 
de  180,000  écus  par  an  pour  l'entretien  des  garnisons,  et  4-5,000  écus  pour 
les  dépenses  de  leur  culte  et  de  leur  société.  C'était  un  état  dans  un  état  : 
justement  mécontens,  ou  séduits  par  des  ambitieux,  ils  pouvaient,  en  un 
jour,  organiser  la  guerre  civile  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre.  A  la  mort 
de  Henri  IV,  ils  ne  conservaient  plus  ces  redoutables  privilèges  que  pour  quel- 
ques mois;  mais  prétendre  les  leur  retirer,  c'était  vouloir  jouer  la  couronne. 

Les  états  provinciaux  subsistaient  en  Bretagne,  en  Provence,  en  Bourgo- 
gne. La  pauvreté  du  rôle  politique  qu'avaient  joué  les  états-généraux  et  les 
notables,  depuis  la  mort  de  Henri  II,  avait  fait  tomber  en  désuétude  les 
assemblées  nationales  :  la  France  avait  besoin  d'ordre  et  de  calme.  L'on  avait 
donc,  sans  réclamation,  laissé  Henri  IV  rétablir  la  forme  de  la  monarchie 
absolue.  Mais  il  n'y  avait  encore  prescription  ni  en  faveur  de  la  couronne,  ni 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  805 

contre  la  nation;  et,  d'un  moment  à  l'autre,  la  nation  pouvait  redemander 
l'exercice  de  ses  libertés.  D'une  autre  part,  le  parlement  épiait  l'instant  de 
satisfaire  son  ambition,  et  de  joindre  le  pouvoir  politique  au  pouvoir  judiciaire. 

Si,  dans  l'état  politique  du  pays,  le  pouvoir  royal  trouvait  matière  à  grave 
contradiction,  à  résistance  envers  lui,  et  même,  en  certains  cas,  à  révolte,  il 
n'avait  pas  moins  à  craindre  de  l'esprit  religieux,  des  doctrines  du  clergé, 
des  prétentions  de  la  cour  de  Rome.  Sixte-Quint  et  Grégoire  XIV  avaient 
disposé  deux  fois  de  la  couronne,  l'avaient  ôtée  tour  à  tour  à  Henri  III  et  à 
Henri  IV.  Non-seulement  le  clergé  et  la  Sorbonne,  mais  la  plus  grande  partie 
du  peuple ,  adhérèrent  à  cette  déchéance  pour  cause  religieuse.  Us  ne  recon- 
nurent jamais  les  droits  absolus  et  indépendans  de  la  croyance,  que  Henri  IV 
tirait  de  sa  naissance  et  des  lois  du  royaume  :  le  roi  ne  fut  obéi  qu'après  avoir 
préalablement  abjuré ,  qu'après  avoir  été  absous  par  le  pape  ;  les  ligueurs 
ne  cédèrent  dans  leur  révolte  qu'après  qu'il  eut  cédé  dans  sa  foi;  ce  furent 
là  les  plus  sensés  et  les  plus  calmes.  Jacques  Clément  tua  Henri  III.  Une 
vingtaine  de  furieux  s'armèrent  contre  Henri  IV ,  s'en  prirent  successive- 
ment à  sa  vie,  d'abord  parce  qu'il  était  hérétique;  ensuite,  quand  il  eut  em- 
brassé le  catholicisme,  parce  qu'il  n'était  pas  absous  par  le  pape;  et  enfin, 
quand  il  fut  catholique  et  absous,  parce  qu'ils  imaginèrent  qu'il  voulait  atta- 
quer le  pape.  Ravaillac  l'assassina  «  pour  la  raison  qu'en  faisant  la  guerre  au 
«  pape,  c'était  la  faire  contre  Dieu,  d'autant  que  le  pape  est  Dieu,  et  Dieu  est 
«  le  pape.  »  Et  tandis  qu'une  aveugle  fureur  poussait  le  bras  de  ce  forcené , 
le  clergé,  tout  en  le  désapprouvant,  soutenait  la  dangereuse  doctrine  «  que 
«  l'autorité  du  pape  est  pleine,  plénissime  au  spirituel ,  indirecte  au  temporel.  » 

Ainsi ,  à  la  mort  de  Henri  IV,  de  faux  principes  dans  des  esprits  égarés , 
d'abominables  convictions  dans  quelques  âmes ,  laissaient  encore  indécises  les 
deux  grandes  questions  de  l'indépendance  de  la  couronne  et  de  l'inviolabilité 
de  la  personne  des  rois,  tandis  que  l'état  politique  du  pays  rendait  le  pouvoir 
royal  vulnérable  de  plusieurs  côtés. 

Victime  de  l'assassinat,  Henri  IV  avait  pris  ses  sûretés  contre  l'ambition 
et  contre  l'esprit  de  révolte  :  il  n'était  pas  demeuré,  et  il  ne  laissait  pas  son 
successeur  désarmé  en  présence  de  la  maison  d'Autriche,  des  seigneurs,  des 
huguenots,  des  brouillons  qui  seraient  tentés  de  réclamer,  par  voie  de  sou- 
lèvement, de  légitimes  libertés.  Outre  bon  nombre  de  garnisons  entièrement 
dévouées,  il  léguait  à  son  fils  deux  armées,  l'une  en  Champagne,  l'autre 
dans  le  Dauphiné;  des  finances  en  bon  état;  une  épargne  considérable  enfer- 
mée à  la  Bastille;  un  ministre  dépositaire  de  ses  secrets  et  de  sa  politique; 
un  grand  amour  du  peuple  pour  la  forme  de  son  gouvernement  ;  un  sentiment 
profond  des  avantages  qui  résultaient  pour  tous  de  la  paix,  de  l'ordre  public  , 
de  la  tolérance  religieuse. 

Des  faits  que  nous  venons  d'exposer,  il  résulte  qu'au  dedans  et  au  dehors 
rien  n'était  décidé  sans  retour  à  l'avènement  de  Louis  XIII;  que  dans  sa  po- 
litique intérieure  et  extérieure ,  la  France  n'était  pas  irrésistiblement  entrai- 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

née  vers  tel  ou  tel  système;  que  ses  destinées  dépendaient  des  déterminations 
qu'elle  prendrait  elle-même,  et  de  Tincapacité  ou  du  talent,  de  la  corrup- 
tion ou  de  la  droiture  de  ceux  entre  les  mains  desquels  tomberait  le  gouver- 
nement. 

Une  vue  nette,  une  connaissance  exacte  de  l'état  de  la  France  à  la  mort  de 
Henri  IV,  nous  semblent  indispensables  pour  juger  sainement  les  premières 
années  du  règne  de  Louis  XIII.  Le  défaut  de  notions  suffisantes  sur  les  évè- 
nemens  précédens  ,  et  de  précision  dans  le  point  de  départ,  nous  frappe  dès 
le  premier  chapitre  de  M.  Bazin.  Il  dit  qu'après  la  mort  de  Henri  IV  «  tout 
«  ce  que  ce  prince  avait  préparé  s'évanouissait,  et  que  le  pouvoir  de  comman- 
•<  der  était  à  qui  le  saisirait.  »  A  notre  sens,  ces  deux  assertions  sont  également 
inexactes.  Argent  sous  la  main,  armée  à  une  faible  distance  de  la  capitale, 
force  militaire  présente  et  suffisante  dans  un  moment  de  crise,  Marie  de 
Médicis  eut  ce  qui  était  nécessaire  pour  dominer  toutes  les  prétentions  et 
s'assurer  l'autorité.  A  peine  le  roi  eut-il  succombé ,  que  Sully  rassembla  au- 
tour de  lui  trois  cents  gentilshommes  :  son  gendre,  le  duc  de  Rohan,  pouvait  > 
en  quelques  heures,  faire  entrer  dans  Paris  les  six  mille  Suisses  dont  il  avait  le 
commandement.  Sans  nul  doute,  si  Marie  de  IMédicis,  témoin,  depuis  neuf 
ans,  de  l'inébranlable  fidélité  de  Sully,  eût  suivi  les  inspirations  du  bon  sens 
le  plus  vulgaire  ;  si ,  au  lieu  d'agiter  avec  ses  confidens  l'arrestation  ou  la 
mort  du  ministre,  elle  eût  livré  la  famille  royale  à  sa  foi  et  l'état  à  sa  direc- 
tion, sans  nul  doute  elle  eût  recueilli  pour  le  jeune  Louis  XIII  l'héritage  en- 
tier de  la  puissance  de  son  père;  elle  eût  fait  ployer  les  grands  seigneurs  à 
une  entière  obéissance;  elle  eût  détruit  dans  leur  germe  les  brigues  et  les 
guerres  civiles,  et  elle  eût  pu  enfin  continuer  au  dehors  la  politique  ferme  et 
les  projets  glorieux  de  Henri  IV.  D'après  les  ressources  dont  elle  disposait, 
et  dans  l'état  réel  des  affaires,  tout  ce  que  Henri  IV  avait  préparé  ne  s'éva- 
nouissait pas  nécessairement,  et  le  pouvoir  de  commander  n'appartenait  pas 
à  qui  le  saisirait.  i\I.  Bazin,  pour  ne  pas  s'être  assez  rendu  compte  ni  de 
cet  état  ni  de  ces  ressources,  attribue  à  la  fatalité  ce  qui  ne  fut  qu'une  faute 
de  la  passion  et  de  l'aveuglement  de  la  régente. 

Un  peu  plus  loin  ,  l'auteur  travestit  Sully  en  flatteur  peureux  d'une  espèce 
d'Harpagon  couronné.  «  Quand  il  apprit  la  mort  de  Henri  IV,  il  alla  s'enfer- 
«  mer  à  la  Bastille  et  se  mit  en  défense ,  comme  si  on  en  voulait  soit  à  sa 
«  personne,  soit  à  ses  coffres  bien  garnis  de  deniers,  dont  il  réjouissait  na- 
«  guère  la  vue  de  son  bon  maître.  »  Pour  s'exprimer  de  la  sorte  sur  Henri  IV 
et  sur  Sully,  il  faut  mettre  en  oubli  toute  leur  vie  et  toute  leur  administra- 
tion. Sully  exposa  ses  jours  en  soixante  combats  ou  rencontres,  et,  dans 
l'armée  de  Henri  IV ,  dans  l'armée  des  braves ,  il  fut  proclamé  le  brave  par 
excellence.  Quant  à  l'usage  que  le  ministre  et  le  roi  firent  des  deniers  pu- 
blics, est-il  nécessaire  de  le  rappeler.^  ils  s'en  servirent  pour  acquitter  près 
de  la  moitié  de  la  dette  de  310  millions  de  ce  temps-là ,  pour  soulager  le  peu- 
ple en  diminuant  la  taille  de  5  millions  et  la  gabelle  de  moitié,  pour  mettre 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  807 

sur  le  pied  le  plus  respectable  les  places  fortes ,  les  garnisons ,  les  armées , 
l'artillerie,  et  pour  créer  notre  marine  ;  pour  solder  régulièrement  les  appoin- 
temens  des  officiers,  qui  jusqu'alors  s'étaient  payés  en  exactions  sur  le  peuple  ; 
pour  rendre  les  rivières  navigables  et  ouvrir  le  canal  de  Briare  ;  pour  protéger 
les  sciences,  les  lettres,  les  arts;  pour  agrandir  et  orner  le  Louvre,  Saint- 
Germain,  Monceaux,  Fontainebleau.  A  l'emploi  qu'ils  faisaient  de  ces  coffres  si 
bien  rjarnis  de  deniers,  ils  pouvaient  en  vérité  les  voir  avec  plaisir,  mais  dans 
un  sens  un  peu  différent  de  celui  que  l'auteur  donne  à  ces  mots. 

Au  commencement  de  son  troisième  livre ,  M.  Bazin  rend  compte  des  états 
de  1614,  les  derniers  états-généraux  de  la  monarchie,  avant  ceux  de  89.  Ici 
encore  il  n'a  pas  fait  une  assez  large  part  aux  questions  politiques  et  reli- 
gieuses qui  s'étaient  agitées  sous  Henri  III  et  de  Henri  IV,  et  qui  dominaient 
les  faits  et  les  esprits  au  commencement  du  règne  de  Louis  XIII  ;  et ,  à  notre 
avis,  cette  solution  de  continuité,  cette  rupture  entre  un  passé  très  rappro- 
ché et  le  présent  nuit  à  la  juste  appréciation  d'une  partie  des  délibérations 
et  des  actes  des  états  de  1614.  En  tète  de  son  cahier  le  tiers-état  inscrivit  un 
célèbre  article,  auquel  il  donna  le  nom  de  loi  fondamentale,  et  dans  lequel 
il  établit  de  la  nmnière  la  plus  précise,  la  plus  obligatoire  pour  tous,  l'invio- 
labilité de  la  personne  de  nos  rois,  et  l'indépendance  de  leur  couronne. 
M.  Bazin  prétend  que  cet  article  ne  touchait  à  aucun  intérêt  matériel,  qu'il 
était  de  simple  théorie;  que  cette  question  était  la  j>Ius  grande,  laplus  insolu- 
ble, la  [dus  inutile,  qui  pût  être  offerte  à  la  dispute  des  hommes.  Cette  assertion 
nous  paraît  au  moins  très  problématique ,  et  notre  doute  se  fonde  sur  deu.x 
espèces  de  faits.  Les  uns ,  et  nous  les  rappelions  tout  à  Tlieure ,  se  rapportent 
aux  règnes  de  Henri  III  et  de  Henri  IV  :  ceux-là  prouvent  invinciblement , 
au  moins  pour  nous,  que  les  doctrines  contraires  à  l'indépendance  de  la  cou- 
ronne et  à  l'inviolabilité  de  la  personne  des  rois  avaient  fait  vaciller  le  sceptre 
entre  les  mains  victorieuses  et  habiles  de  Henri  IV,  comme  entre  les  faibles 
mains  de  Henri  III ,  et  qu'elles  avaient  coûté  la  vie  à  tous  deux.  Les  autres 
faits  dépendent  du  règne  de  Louis  XIII.  Voyons  s'ils  n'établissent  pas  que, 
depuis  quatre  ans,  tous  les  principes  sur  lesquels  repose  l'ordre  public 
avaient  été  attaqués  ;  que  par  conséquent  il  y  avait  urgente  nécessité  à  les  raf- 
fermir; à  fixer  l'opinion  sur  les  questions  fondamentales  de  notre  droit  poli- 
tique, à  déterminer  ce  que  l'on  devait,  dans  l'intérêt  de  la  nation,  d'obéis- 
sance à  l'autorité,  et  de  garanties  à  la  vie  des  rois. 

D'un  côté,  les  huguenots  pensaient  que  la  confirmation  de  l'édit  de  Nan- 
tes, accordée  dans  les  premiers  jours  du  nouveau  règne,  n'était  qu'une 
concession  hypocrite  et  transitoire  faite  à  la  nécessité.  Leurs  chefs ,  exploi- 
tant ces  craintes ,  leur  persuadaient  que  les  secrètes  et  véritables  intentions 
du  gouvernement  à  leur  égard  étaient  l'abolition  de  tous  les  édits  de  paci- 
fication, la  destruction  de  la  réforme  en  France.  Dans  l'alliance  et  le  double 
mariage  conclus  par  la  régente  avec  la  cour  d'Espagne,  on  leur  montrait 
la  menace   du   renouvellement  des  persécutions  dont   les  huguenots   de 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  et  des  Pays-Bas  avaient  été  victimes  au  temps  de  Charles  IX  et  de 
Philippe  II.  Agissant  sous  ces  impressions,  ils  avaient,  dans  leur  assemblée 
de  Saumur,  mis  en  avant  les  propositions  les  plus  hostiles  à  la  royauté,  et 
s'étaient  unis  plus  étroitement  par  une  nouvelle  formule  de  serment.  En  1612, 
Rohan,  leur  chef,  s'était  emparé  de  Saint-Jean-d'Angély  à  main  armée.  La 
régente ,  redoutant  les  deux  cents  places  fortes  des  réformés ,  leurs  ressources 
en  argent,  leurs  assemblées  et  leurs  moyens  de  se  concerter,  l'inquiétude 
et  les  talens  de  leurs  chefs,  avait  fermé  les  yeux  sur  cette  infraction  à  la  paix 
publique  et  sanctionné  cette  usurpation. 

D'un  autre  côté,  les  principaux  seigneurs,  Condé,  Mayenne,  Nevers, 
Bouillon  ,  avaient  pris  les  armes,  avaient  imposé  à  la  cour  le  traité  de  Sainte- 
.Menehould ,  au  mois  de  mai  1G14,  et  n'avaient  posé  les  armes  qu'en  recevant 
des  accroissemens  de  gouvernemens ,  de  troupes,  dépensions.  Et  non-seule- 
ment la  guerre  civile  avait  recommencé ,  l'autorité  du  roi  avait  été  méconnue , 
mais  ses  droits  même  à  la  couronne  avaient  été  mis  en  question.  A  Milan  et 
dans  les  Pays-Bas,  le  prince  de  Condé  avait  agité  avec  les  Espagnols,  les  bons 
amis  de  Marie  de  Médicis,  s'il  ne  devait  pas  disputer  le  trône  à  Louis  XIII, 
sous  le  prétexte  que  le  divorce  de  Henri  IV  et  de  Marguerite  de  France  était 
réprouvé ,  selon  eux ,  par  toutes  les  lois  divines  et  humaines ,  et  que  les  enfans 
qu'il  avait  eus  de  Marie  de  IMédicis  étaient  frappés  d'illégitimité. 

Assemblés  à  la  fin  de  1614,  quelques  mois  après  le  traité  de  Sainte-Mene- 
liould,  les  députés  du  tiers-état  craignaient  de  voir  renaître  les  temps  et  les 
doctrines  de  la  Ligue  ;  et ,  au  milieu  de  l'armement  général  des  huguenots  pour 
cause  de  sûreté,  ils  craignaient  aussi  de  voir  la  légitimité  de  la  succession  du 
jeune  roi  remise  à  l'arbitrage  d'un  pape  vendu  à  l'Espagne,  ou  d'une  assem- 
blée factieuse,  placée  sous  l'empire  des  princes  révoltés.  Dominés  par  ces 
impressions,  ils  rédigèrent  et  placèrent  en  tête  de  leur  cahier  l'article  relatif 
à  l'inviolabilité  de  la  personne  des  rois  et  à  l'indépendance  de  la  couronne, 
que  M.  Bazin  nous  semble  traiter  avec  trop  de  dédain.  C'est  un  des  morceaux 
les  plus  curieux  de  notre  ancien  droit  public.  INi  Philippe-le-Bel,  ni  Louis  XIV, 
ne  passent,  jusqu'à  présent,  pour  des  esprits  spéculatifs,  agitant  à  plaisir 
d'oiseuses  questions  sur  la  nature  et  les  limites  des  pouvoirs  :  dans  tout  ce 
qui  touchait  à  leur  autorité ,  ils  ont  la  réputation  d'avoir  été  singulièrement 
pratiques  et  positifs.  Eh  bien  !  Philippe-le-Bel  comme  Louis  XIV,  comprenant 
de  quels  coups  la  puissance  spirituelle  pouvait  frapper  leur  puissance  tem- 
porelle ,  tout  ce  que  la  cour  de  Rome  pouvait  leur  susciter  d'embarras  et  de 
dangers,  en  soulevant  contre  eux  l'esprit  religieux,  ne  se  sont  crus  assurés 
contre  leurs  ennemis  qu'en  faisant  déclarer  en  1302  et  en  1682  que  leur  cou- 
ronne était  complètement  indépendante  du  saint-siége,  et  que,  pour  leur 
temporel,  ils  relevaient  de  Dieu  seul.  La  conduite  de  Philippe-le-Bel  et  de 
Louis  XIV,  et  l'histoire  des  règnes  de  Henri  III  et  de  Henri  IV  donnent  plei- 
nement gain  de  cause  au  tiers-état  de  1614  contre  M.  Bazin.  En  proposant 
l'indépendance  de  la  couronne,  le  tiers-état  de  1614  n'agitait  donc  pas  une 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  809 

question  oiseuse,  inutile,  insoluble,  de  simple  théorie,  mais  une  question  de 
l'utilité  la  plus  directe  et  la  plus  immédiate.  Et  quand  on  songe  que  l'article 
du  tiers-état  a  précédé  de  soixante-huit  ans  la  déclaration  de  1682;  que  le 
plus  puissant  génie  du  siècle  de  Louis  XIV,  que  Thomme  le  plus  versé  dans 
les  matières  politiques  et  religieuses  à  la  fois,  Bossuet,  s'est  borné  à  pren- 
dre l'esprit  de  cet  article  ;  que  dans  la  rédaction  il  a  été  moins  précis  et  a 
prévu  moins  de  cas;  qu'il  a  serré  de  moins  près,  enfermé  dans  des  barrières 
moins  étroites  et  moins  solides  des  doctrines  subversives;  alors  on  prend  une 
haute  idée  de  la  justesse  de  vues  et  de  raisonnement,  de  l'expérience  politi- 
que de  ces  hommes  du  tiers-état. 

Il  nous  semble  que  M.  Bazin  a  traité  trop  légèrement,  n'a  pas  exposé  d'une 
manière  assez  large,  assez  complète,  quelques  points  qui  fixèrent  l'attention 
du  tiers-état.  Ces  intérêts  touchaient  à  l'existence  du  gouvernement  et  même 
de  la  société  en  France;  et,  à  ce  titre,  ils  forment  peut-être  les  deux  parties 
les  plus  importantes  des  états-généraux  de  1614.  D'un  côté,  nous  voulons 
parler  de  l'état  du  peuple  et  des  conditions  de  durée  de  la  monarchie;  de 
l'autre,  de  la  réforme  des  diverses  branches  de  l'administration. 

Les  changemens  les  plus  importans  sont  survenus  dans  l'état  social  de  la 
France  depuis  l'abaissement  de  la  féodalité.  La  classe  des  bourgeois  et  une 
partie  de  celle  des  paysans  ont  conquis  leur  liberté  :  l'obéissance  passive 
le  despotisme  sans  frein  ont  fait  leur  temps.  La  pensée  humaine  s'est  affran- 
chie par  la  découverte  de  l'imprimerie.  L'esprit  d'examen,  de  doute,  de 
changement,  a  été  porté  par  la  réforme  dans  les  matières  de  religion  :  il 
s'étendra  de  toute  nécessité  aux  matières  de  gouvernement.  Les  doctrines 
anarchiques  de  la  Ligue,  la  faiblesse  des  derniers  Valois,  l'absence  de  toute 
action  gouvernementale  sur  une  partie  des  provinces ,  durant  trente  ans ,  ont 
laissé  nécessairement  dans  les  esprits  des  dispositions  qui  peuvent  rester 
inactives  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long,  mais  qui  ne  peuvent  mourir. 
De  plus,  la  France  touche,  par  tous  les  points ,  à  des  pays  dont  le  gouverne- 
ment diffère  du  sien  :  Venise,  la  Suisse,  la  Hollande,  sont  régies  par  les  for- 
mes républicaines;  l'Angleterre  s'est  donné  une  constitution  mêlée  de  royauté, 
d'aristocratie,  de  démocratie.  Des  velléités  d'imitation  peuvent,  d'un  mo- 
ment à  l'autre,  saisir  l'esprit  français  et  le  conduire  à  d'étranges  expérience?. 
La  force,  une  force  irrésistible,  réside  dans  le  peuple;  il  est  insensé  de  faire 
peser  sur  lui  un  poids  insupportable;  au  premier  mouvement  de  ses  robustes 
épaules,  il  renverserait  tout  ce  qu'elles  portent,  trône,  aristocratie,  clergé. 

Ces  pensées  préoccupent  gravement  le  tiers-état  de  1614  et  son  président 
Miron.  Ils  ne  rêvent  pas  une  révolution,  un  déplacement  de  pouvoir.  La 
monarchie  est  établie;  ils  ne  songent  à  la  détruire  ni  dans  son  principe,  ni 
dans  ses  formes  essentielles.  lis  ne  veulent  que  la  modérer  dans  son  exercice , 
et  la  perfectionner  par  la  réforme  de  l'administration.  Henri  IV  a  travaillé 
constamment  à  cette  œuvre  ;  on  la  laisse  maintenant  dépérir.  Le  tiers-état 
et  Rliron  demandent  que  le  gouvernement  de  Louis  XIH  la  reprenne  çt  la 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poursuive.  Ils  sollicitent  des  améliorations  sages ,  modérées ,  mais  réelles  et 
progressives.  Les  dernières  classes  ne  se  saisiront  jamais  du  pouvoir  poli- 
tique qu'en  vue  d'assurer  leur  liberté  civile  et  leurs  mojens  d'existence  : 
pour  elles,  ce  pouvoir  est  un  instrument,  un  moyen,  non  un  but.  Qu'on 
leur  donne,  qu'on  leur  garantisse  ces  avantages,  et  elles  laisseront  le  gou- 
vernement aux  mains  qui  le  tiennent  maintenant.  Ces  idées  se  retrouvent  à 
chaque  page  et  presque  à  chaque  ligne  du  discours  de  Miron. 

Après  avoir  exposé ,  par  d'énergiques  et  libres  paroles ,  la  misère  et  la 
toute-puissance  du  peuple,  après  avoir  fait  toucher  aU  doigt  l'imprudence 
qu'on  commettrait  en  le  réduisant  au  désespoir,  Miron  et  le  tiers-état  recher- 
chent les  moyens  de  prévenir  les  révoltes  et  la  destruction  du  pouvoir  du  roi , 
'<■  de  retenir  tant  de  têtes  avec  une  seule  tête ,  de  ranger  doucement  sous 
i  quelque  joug  commun  d'obéissance  cette  grande  multitude  inquiète  et 
.<  turbulente.  »  Ces  moyens,  dictés  par  une  sage  politique  autant  que  par  l'hu- 
manité et  la  religion,  sont  une  protection  efficace,  un  prompt  soulagement 
accordés  aux  classes  inférieures.  Et  ce  soulagement  ne  sera  obtenu  sûrement 
que  par  la  destruction  des  restes  du  privilège,  par  l'égale  répartition  des 
charges  publiques  entre  tous  les  ordres  des  citoyens,  par  l'extension  de  l'impôt 
à  la  noblesse  et  au  clergé.  Ainsi,  la  destruction  des  restes  du  servage  et  du 
privilège,  l'égale  répartition  des  charges  publiques,  étaient  demandées  delà 
manière  la  plus  précise  en  1G14 ,  cent  soixante-quinze  ans  avant  la  révolution 
de  89,  par  des  hommes  qui ,  à  force  de  bon  sens  et  de  sagacité ,  pressentaient 
cette  révolution  et  voulaient  en  prévenir  les  désastres  par  la  destruction  des 
abus.  Certes,  le  fait  est  assez  curieux  pour  mériter  l'examen. 

Miron  et  le  tiers-état  de  1614  ne  considèrent  pas  la  monarchie  comme 
l'usufruit  d'un  peuple  et  d'un  pays ,  accordé  de  droit  divin  à  un  roi  et  à  quel- 
ques privilégiés,  pour  qu'ils  en  tirent  tout  ce  que  demandent  les  fantaisies 
de  leur  ambition.  Ils  se  font  de  la  royauté  une  autre  et  plus  noble  idée  :  ils  la 
considèrent  comme  une  haute  magistrature,  destinée  à  conduire  la  nation 
dans  la  voie  de  tous  les  perfectionnemens  qu'amènent  le  temps  et  l'expérience, 
que  conseillent  la  raison  et  le  génie.  Dans  les  formes  présentes  du  gouverne- 
ment, aucun  des  ordres  de  l'état  n'est  investi  du  pouvoir  législatif  :  ce  pouvoir 
appartient  tout  entier  au  roi.  Les  assemblées  nationales,  quand  elles  seront 
convoquées,  les  parlemens,  quand  ils  le  jugeront  convenable,  ne  présenteront 
donc ,  dans  leurs  cahiers  et  dans  leurs  remontrances ,  que  des  vues  et  des 
idées.  A  la  royauté  restera  Tinestimable  privilège  de  décider,  d'ordonner  par 
sa  puissance  législative,  et  d'opérer  par  sa  puissance  executive  tous  les  chan- 
gemens,  toutes  les  améliorations.  Elle  sera,  pour  le  pays ,  une  providence 
faite  homme ,  une  justice  vivante. 

Aussi  Miron  et  le  tiers-état  ne  demandent-ils  pas  seulement  à  la  royauté 
de  soulager  les  charges  et  la  misère  du  peuple.  Ils  la  pressent  de  satisfaire 
aux  besoins,  aux  légitimes  exigences  de  toutes  les  classes  de  la  société;  de 
comprendre  dans  le  cercle  des  réformes  tous  les  corps  de  l'état,  comme 


HISTOlPxE  DE   FRANCE.  811 

toutes  les  parties  de  la  législation  et  du  gouvernement.  Malgré  l'étendue  des 
demandes,  elles  partent,  si  l'on  excepte  le  commerce,  d'un  esprit  si  juste  et 
si  pratique ,  qu'il  n'en  est  presque  pas  une  seule  qui  depuis  n'ait  été  con- 
vertie en  loi.  Dans  son  cahier,  le  tiers-état  de  1614  porte  son  attention , 
donne  les  conseils  de  sa  science  et  de  son  expérience  sur  sept  sujets  princi- 
paux :  la  royauté  et  l'ordre  public,  Téglise,  les  universités  et  les  hôpitaux,  la 
noblesse,  la  justice,  les  finances  et  le  domaine,  la  police  et  la  marchandise. 
L'intention  générale  des  chapitres  de  la  royauté ,  de  la  noblesse ,  des  finances , 
€st  manifeste.  Le  tiers-état  veut  compléter,  achever  ce  qu'il  a  commencé  par 
la  déclaration  de  l'indépendance  de  la  couronne  et  de  l'inviolabilité  de  la  per- 
sonne du  prince.  Il  entend  affermir  l'ordre  public  en  augmentant  l'autorité 
légitime  de  la  royauté ,  mais  aussi  en  détruisant  les  abus.  Dans  le  chapitre 
de  la  justice,  on  pourra  reconnaître  quels  progrès  la  France  avait  faits  dans 
la  science  du  droit  à  l'école  de  Dumoulin,  de  Guy-Coquille,  de  Pithou,  de 
Loyseau.  La  première  et  la  seconde  ordonnance  de  Blois,  celles  d'Orléans  et 
de  3Ioulins,  formaient  déjà  un  corps  de  législation.  Les  députés  de  1614  le 
complètent.  L'on  ne  peut  imaginer  tout  ce  que  nos  codes  modernes  ont  fait 
d'emprunts  à  notre  ancienne  législation  et  en  particulier  aux  travaux  de  cette 
assemblée.  A  notre  avis ,  le  livre  de  M.  Bazin  donne  trop  peu  d'indications 
sur  une  matière  aussi  importante. 

Le  vice  radical  des  précédens  états-généraux  résidait  dans  l'impuissance 
des  députés  à  donner  une  sanction  à  leurs  décisions  et  à  les  rendre  obliga- 
toires. La  couronne  conservait  exclusivement  le  pouvoir  législatif,  et  dès 
qu'elle  refusait  de  convertir  en  ordonnances  et  en  édits  les  cahiers  des  états , 
tout  le  travail  de  ces  assemblées  était  perdu.  Les  députés  de  1614  tentèrent 
de  changer  cet  ordre  de  choses.  Ils  proposèrent  de  remplacer  l'irrégulière 
réunion  des  états-généraux  par  une  convocation  périodique  et  décennale.  Ils 
insistèrent  pour  que  les  présens  états  ne  se  séparassent  pas  avant  que  des 
commissions  permanentes,  tirées  de  leur  sein,  et  de  concert  avec  les  minis- 
tres du  roi,  eussent  fait  passer  dans  la  législation  leurs  vœux  et  leurs  deman- 
des. Ils  insistèrent  encore  pour  que  les  ordonnances  et  édits  ne  devinssent 
exécutoires  qu'après  l'enregistrement  des  parlemens,  et  pour  que  la  couronne 
ne  violentât  pas  cet  enregistrement. 

La  régente  Marie  de  Médicis,  au  lieu  de  chercher  l'affermissement  de  l'au- 
torité royale  dans  l'affection  et  le  concours  de  la  nation ,  gagnés  par  la  fran- 
chise et  l'utilité  des  réfonnes ,  s'imagina  de  prendre  ses  points  d'appui  dans 
la  bienveillance  de  quelques  membres  puissans  du  clergé,  de  la  noblesse. 
Comme  le  tiers-état  demandait  la  suppression  des  pensions  de  ces  sei- 
gneurs, la  diminution  de  leurs  privilèges,  elle  résolut  de  ne  rien  exécuter 
de  ces  plans  de  réforme.  Elle  parvint  donc,  par  des  promesses  trompeuses, 
par  des  concessions  temporaires ,  à  renvoyer  les  députés  dans  leurs  provinces  : 
dès  qu'ils  furent  partis,  elle  donna  le  mot  à  ses  ministres,  et  toutes  les  de- 
mandes des  commissions  échouèrent.  La  masse  de  la  nation,  se  vovant  trom- 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pée  dans  ses  espérances ,  éclata  en  plaintes;  d'innombrables  libelles  parlèrent 
chaque  jour  du  désespoir  du  peuple.  Le  parlement  craignit  un  soulèvement 
général,  et,  pour  le  prévenir,  résolut  de  donner  satisfaction  à  l'opinion  pu- 
blique. Dans  les  premiers  mois  de  1615,  il  convoqua  une  assemblée  des 
princes  et  des  pairs  du  royaume,  pour  aviser  au  soulagement  des  sujets  du 
roi.  Bientôt  après  il  présenta  des  remontrances  dans  lesquelles  il  reprodui- 
sait les  principales  propositions  de  1614.  Si,  dans  l'intervalle  d'une  session 
à  l'autre ,  les  pairs  du  royaume  et  le  parlement  pouvaient  exécuter  les  ré- 
formes proposées,  évidemment  les  états-généraux  perdaient  ce  qu'ils  avaient 
eu  jusqu'alors  d'illusoire.  Un  arrêt  du  conseil  du  roi  cassa  la  décision 
du  parlement,  qui  eut  le  bon  sens  alors  d'éviter  ce  qu'il  fit  plus  tard,  au 
temps  de  la  Fronde  :  il  n'organisa  pas  une  guerre  civile;  il  craignit  de  jeter 
le  pays  dans  des  maux  incalculables.  Les  ministres  de  Marie  de  Médicis  ne 
se  piquèrent  pas  d'exécuter  de  leur  plein  gré  ce  que  l'on  se  faisait  scrupule  de 
leur  imposer  par  la  force.  Dès-lors  les  projets  de  réforme  furent  abandonnés 
et  ajournés,  quelques-uns  au  ministère  de  Richelieu,  la  plupart  au  règne  de 
Louis  XIV  et  à  la  révolution  de  89. 

L'insuccès  de  la  double  tentative  du  tiers-état  de  1614,  et  ensuite  du  par- 
lement, pour  établir  un  ordre  meilleur,  eut  les  plus  funestes  conséquences. 
De  trois  appuis  du  gouvernement  de  Henri  IV,  la  force,  l'amour  des  masses, 
l'estime  pour  les  actes  et  pour  la  personne  du  prince,  le  gouvernement  de 
Louis  XIII  n'en  conserva  pas  un ,  et  dès-lors  de  nouveaux  troubles  devinrent 
inévitables.  Les  pensions  abusives  continuant  à  être  payées,  et  les  favoris  de 
cour  puisant  à  pleines  mains  dans  le  trésor,  la  régente,  au  milieu  du  désordre 
des  finances,  fut  hors  d'état  d'entretenir  une  force  militaire  capable  de  pré- 
venir la  révolte  et  de  la  réprimer  une  fois  assez  énergiquement  pour  qu'on 
n'y  revint  plus.  La  condition  des  classes  inférieures  n'ayant  pas  été  amé- 
liorée, le  peuple  regarda,  sans  grande  émotion,  surtout  au  commence- 
uîent,  la  lutte  entre  un  gouvernement  qu'il  ne  pouvait  ni  aimer  ni  estimer, 
et  des  ambitieux  dont  il  devinait  les  desseins.  Les  princes  du  sang  et  les  prin- 
cipaux seigneurs,  agités  par  l'ambition  et  l'orgueil,  prétendirent  accroître 
leurs  privilèges  et  leur  indépendance,  et  partager  la  direction  des  affaires. 
En  supposant  que  la  régente  refusât  de  leur  faire  part  de  la  toute-puissance , 
ils  voulaient  au  moins  ne  pas  obéir  à  un  Concini,  à  ce  faquin  de  Florentin 
qui  n'avait  d'autre  recommandation  à  l'exercice  temporaire  de  l'autorité  royaie 
que  la  passion  ou  au  moins  la  faveur  aveugle  d'une  femme;  abus  vivant  de  la 
prérogative,  qui  devint  maréchal  de  France  sans  avoir  jamais  tiré  l'épée,  et 
premier  ministre  sans  connaître  une  seule  des  lois  du  royaume. 

La  première  guerre  civile,  depuis  les  états  de  1614,  se  termina  en  mai  16t(î, 
par  le  traité  de  Loudun.  La  régente,  pour  désarmer  les  révoltés,  leur  donna 
six  millions,  et  offrit  à  Condé,  leur  chef,  de  lui  abandonner  la  moitié  du 
pouvoir  royal,  sous  condition  qu'il  laisserait  l'autre  moitié  à  son  favori  Con- 
cini. Condé  voulut  tout  prendre,  et  fut  enfermé  à  la  Bastille.  Ses  partisans 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  813 

coururent  de  nouveau  aux  armes,  et  une  troisième  guerre  civile  désola  le  pays. 
L'assassinat  de  Concini  la  termina  :  sur  l'espoir  de  se  saisir  sans  partage  de 
l'autorité  du  roi,  les  grands  firent  un  acte  momentané  d'obéissance. 

IMais  les  choses  prirent  une  tournure  à  laquelle  ils  ne  s'étaient  nullement 
attendus.  Louis XIII,  alors  âgé  de  seize  ans,  majeur,  déclaré  par  la  fiction  de 
la  loi  en  état  de  régner  par  lui-même,  voulut  saisir  le  sceptre,  non  pour  le 
garder,  mais  pour  en  gratifier  qui  bon  lui  semblerait.  Dans  toute  la  France, 
personne  ne  lui  déplaisait  plus  que  sa  mère,  qu'il  soupçonnait  d'en  vouloir  à 
son  autorité  et  même  à  ses  jours;  personne  ne  lui  agréait  plus  que  Luynes. 
Il  lui  remit  donc  la  plénitude  de  sa  puissance.  Alors  nouvelles  intrigues,  nou- 
veaux complots,  et  deux  nouvelles  guerres  civiles.  La  reine-mère,  échappée  de 
Blois ,  où  on  l'avait  reléguée ,  jetée  entre  les  bras  des  princes  et  des  seigneurs 
qu'elle  combattait  naguère,  prétendait  remettre  son  fils  en  tutelle  et  ressaisir 
la  direction  des  affaires.  Les  princes  et  les  grands  n'entendaient  pas  plus  obéir 
à  V apprivoiseur  d'oiseaux  du  roi  qu'au  favori  de  la  reine-mère.  Le  roi  vainquit 
sa  mère  et  les  seigneurs ,  et  fut  un  peu  moins  avancé  qu'auparavant  dans 
l'affermissement  de  son  autorité  et  de  l'ordre  public.  Il  accorda  à  sa  mère  le 
gouvernement  d'Anjou,  paya  les  dettes  contractées  par  elle  pour  lui  faire  la 
guerre,  distribua  des  sommes  énormes,  des  accroissemens  de  dignités  et  de 
gouvernemens  à  tous  les  rebelles ,  et ,  par  une  déclaration  enregistrée  dans 
les  parlemens,  déclara  qu'il  n'avait  rien  été  fait  qui  fût  contraire  à  son  ser- 
vice, et  qui  ne  lui  fût  acjrèaUe.  C'était  une  prime  générale  distribuée  à  la  ré- 
volte ;  et  il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  désormais  on  ne  lui  donnât  point , 
une  ou  deux  fois  chaque  année ,  un  arjrèment  pareil ,  pour  que  l'on  ne  renou- 
velât pas  incessamment  la  drôlerie  du  Pont  de  Ce. 

Ajoutez  que  Luynes  s'était  imaginé,  pour  étayer  sa  scandaleuse  puis- 
sance, de  gagner  le  clergé  et  les  jésuites,  en  retirant  aux  huguenots  les  biens 
ecclésiastiques  du  Béarn,  et  en  les  restituant  aux  catholiques.  En  réalité ,  les 
réformés  n'avaient  pas  un  mot  à  dire,  pas  une  réclamation  légitime  à  élever, 
puisque  le  gouvernement  leur  payait  l'équivalent  de  ces  biens  en  une  rente 
annuelle  sur  le  trésor,  puisque  leur  religion  et  leurs  privilèges  étaient  respec- 
tés. Cependant  les  chefs  parvinrent  à  les  inquiéter  sur  leur  état;  et  comme  la 
rébeUion  n'avait  été  jusqu'à  présent  qu'un  passe-temps  sans  danger,  une  partie 
011  l'on  ne  risquait  ni  sa  fortune  ni  sa  vie;  comme  il  fallait  que  chacun 
eût  sa  révolte ,  les  réformés  se  donnèrent  le  plaisir  de  s'insurger  à  leur  tour. 
De  là  la  guerre  de  1621,  la  sixième  guerre  civile.  Celle-là  fut  un  peu  moins 
plaisante  que  les  précédentes,  car  le  roi  perdit  huit  mille  hommes  et  ses  meil- 
leurs chefs  au  siège  de  Montauban;  mais  elle  se  termina  comme  toutes  les 
autres.  Louis  XIII  acheta  1,200,000  livres  le  désarmement  de  Laforce  et  de 
(^hâtillon,  et  ne  prévint  la  défection  de  Lesdiguières  qu'en  lui  accordant  la 
charge  de  connétable.  Rohan  traita  de  couronne  à  couronne  avec  lui  :  pour 
son  parti ,  il  stipula  une  amnistie  générale ,  la  confirmation  de  l'édit  de  Nantes 
et  de  tous  les  autres  privilèges  des  réformés  :  il  exigea  800,000  livres  pour 
kil-jnéme,  et  s'enrichit  dans  le  jeu  lucratif  de  la  révolte. 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tel  était  l'état  des  choses  en  1624,  quand  Richelieu  entra  au  ministère. 
Les  parties  constitutives  de  Tautorité  royale  avaient  été  bien  moins  entamées 
que  sous  les  derniers  Valois.  Blarie  de  Médicis  et  Luynes  n'avaient  pas  eu 
affaire,  heureusement  pour  eux,  à  des  passions  sérieuses  et  profondes,  comme 
celles  du  temps  de  la  Ligue ,  au  fanatisme  religieux  commun  aux  deux  partis, 
et  à  des  ambitions  pareilles  à  celle  d'un  duc  de  Guise ,  dont  la  devise  véritable 
était  le  trône  ou  la  mort.  La  royauté  n'avait  pas  non  plus  à  se  reprocher  la 
Saint-Barthélémy  et  les  mignons,  ces  monstrueux  excès  qui  rendaient  l'obéis- 
sance impossible.  Le  pouvoir  royal  ne  courait  donc  pas  les  mêmes  risques  sous 
Louis  XIII  que  sous  Henri  III  :  il  n'était  pas  en  danger  de  succomber.  Grand 
nombre  de  provinces  et  de  villes,  qui  ne  se  sentaient  ni  blessées  dans  leur  hon- 
neur, ni  inquiétées  dans  leur  religion,  et  qui  soupiraient  après  la  tranquillité 
et  le  bonheur  de  tous  les  jours,  restaient  inébranlables  dans  leur  fidélité  à  la 
couronne.  Mais  les  faibles  ministres  de  Louis  XIII  n'avaient  rien  ôté  à 
l'énorme  puissance  que  Henri  IV,  dominé  par  les  circonstances,  avait  accordée 
aux  huguenots.  De  plus  ils  avaient  laissé  les  principaux  seigneurs  usurper  l'in- 
dépendance et  l'impunité ,  et  reconstituer  sur  divers  points  du  royaume  une 
féodalité  bâtarde  et  de  nouvelle  date.  Sans  exagérer  la  gravité  des  dangers 
présens,  l'importance  et  la  difficulté  de  ce  qu'il  eut  à  faire  plus  tard,  Riche- 
lieu ,  dans  sa  Sxiccincle  narraiion ,  pouvait  donc  dire  à  Louis  XIII  :  «  Lorsque 
■  votre  majesté  résolut  de  me  donner  grande  part  en  sa  confiance ,  pour  la 
'  direction  des  affau-es,  je  puis  dire  avec  vérité  que  les  huguenots  partageaient 

<  l'état  avec  elle ,  que  les  grands  se  conduisaient  comme  s'ils  n'eussent  pas 

<  été  ses  sujets,  et  les  plus  puissans  gouverneurs  comme  s'ils  eussent  été 
«  souverains  en  leur  charge.  » 

L'état  n'en  était  qu'au  désordre;  mais,  pour  le  conduire  à  la  subversion, 
il  suffisait  de  circonstances  malheureuses.  Outre  ces  dangers  de  l'avenir,  ce 
qu'il  y  avait  de  déplorable  dans  le  présent,  c'est  que  l'argent,  les  forces,  le 
temps,  l'esprit  de  la  France,  comme  l'action  du  gouvernement,  au  lieu  de  se 
porter  vers  les  grands  objets  signalés  par  le  tiers-état  de  1614,  vers  la  pros- 
périté matérielle ,  vers  la  culture  morale ,  s'usaient  dans  le  combat  et  la  répres- 
sion de  la  révolte.  C'est  qu'au  dehors  l'on  avait  laissé  les  deux  branches  de  la 
maison  d'Autriche  se  relever,  ranimer  et  concerter  de  nouveau  ensemble  leurs 
projets  de  domination  universelle.  Ferdinand  II  avait  détruit  le  parti  de  l'élec- 
teur Palatin ,  dissous  l'union  protestante,  mis  les  princes  au  ban  de  l'empire, 
et  déchiré  sa  constitution.  Déjà  il  s'apprêtait  à  soumettre  l'Allemagne  et  à  y 
détruire  le  luthéranisme.  L'Espagne  s'était  emparée  de  la  Valteline  pour  éta- 
bUr  une  communication  entre  ses  possessions  d'Italie  et  les  pays  appartenant 
à  la  branche  autrichienne.  L'indépendance  politique  et  religieuse  de  l'Europe 
était  de  nouveau  mise  en  question  ;  et  la  France  ne  comptait  plus  pour  rien 
dans  sa  politique ,  ne  pouvait  plus  rien  sur  ses  destinées ,  et  se  voyait  menacée 
elle-même  dans  son  avenir. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Richelieu  arriva  au  pouvoir,  ou  plutôt 
fut  jeté  sur  la  brèche.  Les  précédens  ministres  avaient  laissé  les  seuls  sei- 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  815 

gneurs,  sans  compter  les  huguenots,  faire  cinq  guerres  civiles  dans  l'espace 
de  sept  ans,  et  combattre  le  pouvoir  royal,  renverser  l'ordre  public  5  tout 
propos.  En  dix-sept  ans  de  ministère  ou  de  règne,  Richelieu  n'eut  à  répri- 
mer, du  côté  des  grands ,  qu'une  seule  révolte  à  main  armée,  ou  plutôt  une 
échauffourée,  celle  de  Montmorency,  qui  étonna  plus  qu'elle  ne  troubla  la 
France,  et  qui  ne  lui  coûta  rien.  11  réduisit  les  princes  du  sang  el  les  plus 
hauts  seigneurs  à  résigner  leur  indépendance  factieuse  et  à  n'être  plus  que 
les  premiers  sujets  d'un  roi  obéi  sans  contradiction.  Il  fonda ,  non  pas  le  des- 
potisme, car  chaque  ligne  de  son  Testament  polithnœ  proteste  contre  cette 
supposition,  mais  la  monarchie  pure,  telle  que  la  définit  iMontesquieu,  avec 
les  limites  et  les  règles  de  cette  forme  de  gouvernement.  La  concentration  du 
pouvoir  amena  la  centralisation  des  forces  :  le  roi  eut  sous  la  main  les  res- 
sources de  la  nation  jusqu'alors  morcelées ,  perdues  aux  plus  misérables 
usages  ;  et  comme  Piichelieu ,  et ,  après  lui ,  Louis  XIV,  ne  les  appliquèrent 
qu'à  de  nobles  choses,  la  grandeur  de  la  France  sortit  de  cette  révolution. 
Pour  arriver  à  ces  résultats,  Richelieu  soutint  une  lutte  qui  s'en  prit  toujours  à 
son  autorité  et  souvent  à  sa  vie;  qui  commença  le  lendemain  du  jour  où  il  de- 
vint ministre  et  qui  ne  finit  que  la  veille  de  sa  mort  ;  qui  fut  engagée  par  La 
Vieuville  et  continuée  par  les  grands  jusqu'à  Cinq-Mars,  par  la  mère  du  roi, 
le  frère  du  roi,  la  femme  du  roi ,  le  roi  lui-même,  qu'on  surprend,  à  la  fin  de 
son  règne,  conspirant  contre  son  sujet.  Richelieu  employa  quatre  moyens 
principaux  pour  réduire  l'aristocratie  à  l'impuissance.  Il  tint  constamment  sur 
pied  une  grande  force  militaire  :  tandis  que  cinq  armées  se  formaient,  ou 
qu'elles  parcouraient  le  royaume  dans  tous  les  sens  pour  aller  combattre  ea 
Espagne ,  en  Italie ,  en  Allemagne ,  les  seigneurs  ne  pouvaient  remuer  avec  la 
moindre  chance  de  succès.  Il  employa,  usa  contre  l'étranger  l'activité,  l'in- 
quiétude ,  les  talens  d'une  bonne  partie  d'entre  eux.  Il  s'appuya  sur  les  dispo- 
sitions du  peuple,  qui,  appréciant  les  bienfaits  de  la  paix  maintenue  et  la 
gloire  de  nos  armes  victorieuses ,  soutint  d'une  faveur  qui  ne  se  démentit 
qu'un  moment,  le  gouvernement  et  le  ministère.  Enfin  il  se  conduisit  par  les 
principes  de  cette  insensibilité  politique  qui  voit  le  but  et  non  les  moyens, 
traite  les  hommes  comme  des  choses ,  et  ne  fait  pas  plus  de  cas  de  la  vie  des 
autres  que  de  la  sienne  :  il  frappa  sans  pitié  tout  ce  qui  tenta  d'agiter  la  France, 
sans  s'inquiéter  si  le  sang  versé  retomberait  sur  sa  tête  de  son  vivant,  et  sur 
sa  mémoire  après  sa  mort. 

Trente  ans  de  guerres  civiles,  et  les  embarras  où  s'était  trouvé  Henri  ï\  , 
avaient  donné  aux  huguenots  une  constitution,  une  puissance  politique,  des 
intérêts  distincts  et  indépendans  de  ceux  de  l'état  et  de  la  couronne,  si  bien 
que  ,  dans  les  temps  mauvais  et  sous  un  gouvernement  faible ,  ils  pouvaient 
réaliser  le  projet  qu'ils  agitèrent  pendant  ce  règne,  de  constituer  une  répu- 
blique, de  partager  le  royaume  en  huit  cercles ,  de  distraire  la  moitié  de  scn 
territoire,  de  couper  la  France  en  deux  parties  armées  l'une  contre  l'autre.  En 
supposant  impossible  la  fondation  d'une  vaste  république  continentale,  réta*- 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blissement  d'une  république  maritime  ne  présentait  aucune  difficulté  sérieuse, 
et  cet  établissement  compromettait  les  destinées  du  pays.  Pour  séparer  à  ja- 
mais La  Rochelle  de  la  France,  il  suffisait  de  s'assurer  de  l'île  de  Rhé.  D'une 
autre  part,  la  puissance  maritime  de  cette  cité  était  telle  que  sa  flotte  attaqua 
la  flotte  hollandaise ,  et  vainquit  ceux  qui  passaient  alors  pour  les  plus  habiles 
marins  du  monde.  Par  suite  de  la  seule  occupation  de  l'île  de  PWié,  La  Ro- 
chelle devenait  donc  une  république  affermie  et  puissante;  la  France  subis- 
sait ce  que  l'Espagne  avait  subi  dans  les  Pays-r)as;  elle  avait  une  Hollande;  le 
|)arti  calviniste  devenait  indomptable  et  faisait  une  guerre  à  mort  au  reste  de 
la  monarchie.  Après  la  paix  de  La  Rochelle,  Pvichelleu  enleva  aux  huguenots 
ces  désastreux  privilèges,  et  les  réduisit,  selon  son  expression  «  aux  termes 
où  tous  les  sujets  doivent  être,  c'est-à-dire  à  ne  pouvoir  faire  aucun  corps 
séparé  dans  l'état.  »  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  admirable  dans  cette  entreprise, 
ce  ne  fut  pas  d'avoir  deviné  l'art  de  la  guerre ,  de  s'être  improvisé  à  lui-même, 
pour  la  circonstance,  l'expérience  et  le  génie  militaires  ;  ce  fut  d'avoir  détaché 
les  Hollandais,  par  l'appât  des  secours  qu'il  leur  fournissait  contre  l'Espagne, 
de  leurs  co-religionnaires ,  de  leurs  frères  les  Rochellois;  ce  fut  de  se  faire 
aider  par  les  princes  et  les  grands  dans  ce  siège,  de  les  pousser  à  la  folie  de 
prendre  La  Piochelle  (1),  de  les  amener,  en  combattant  leur  intérêt  de  sei- 
gneurs par  leur  orgueil  de  généraux  et  leur  piété  de  catholiques,  à  accabler 
un  ennemi  qui  tenait  le  pouvoir  royal  en  échec  et  formait  l'un  des  points  d'ap- 
pui de  l'aristocratie;  ce  fut  enfin  d'enchaîner  l'Espagne  par  la  considération 
religieuse  et  de  la  réduire  à  regarder,  spectatrice  impuissante,  le  parti  hu- 
guenot succombant,  et  la  royauté  française  brisant  les  liens  qui ,  jusqu'alors , 
l'avaient  tenue  captive. 

François  P''  et  Henri  H  avaient  courageusement,  mais  péniblement  ré- 
sisté à  la  maison  d'Autriche  :  la  mort  n'avait  pas  laissé  à  Henri  IV  le  temps 
de  l'attaquer.  Richelieu  l'abaissa  sans  retour;  il  affranchit  à  tout  jamais  et 
la  France  et  l'Europe  des  projets  de  monarchie  ou  de  suprématie  universelle 
de  cette  maison,  et  donna  pour  barrière  insurmontable  à  une  ambition  dé- 
mesurée, d'une  part  les  ruines  qu'il  entassa  autour  du  trône  des  rois  d'Es- 
pagne, d'une  autre  l'indépendance  des  électeurs  et  des  princes,  et  la  franchise 
de  la  réforme  dans  toute  l'Allemagne.  Dans  l'exécution  de  cette  grande 
tâche,  les  victoires  des  armes  françaises  ne  furent  qu'un  instrument  utile. 
Il  fallut  que  Richelieu,  par  la  profondeur  et  la  précision  de  ses  plans,  par 
l'adresse  et  la  puissance  de  sa  politique,  remuât  l'Europe  entière,  et,  durant 
quinze  ans,  la  fît  conspirer  au  triomphe  de  son  idée.  Il  fallut  que,  contre  la 
branche  espagnole  dans  les  Pays-Bas,  il  secourût  la  Hollande  de  ses  sub- 
sides et  de  ses  diversions  ;  que,  dans  la  Péninsule ,  il  soulevât  le  Portugal ,  où 
il  aidait  la  maison  de  Bragance  à  remonter  sur  le  trône,  et  la  Catalogne,  où 


(0  Bassompierre  disait:  «  Nous  serons  assez  fous  pour  prendre  La  Rochelle ,  »  et  ce  mol 

eo,-ile;!uit  tous  les  intérêts  des  seigneurs. 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  817 

il  organisait  la  révolte  ;  que  dans  l'Italie ,  il  gagnât  l'alliance  du  duché  de 
Mantoue,  en  assurant  son  existence;  qu'il  forçât  l'alliance  de  la  Savoie,  en 
traitant  ses  ministres  comme  des  seigneurs  français,  et  en  jetant  dans  les 
prisons  de  Miolans  et  de  Vincennes  les  partisans  de  l'Espagne.  Il  fallut  que, 
contre  la  branche  allemande ,  il  relevât,  il  ressuscitât  l'union  évangélique, 
deux  fois  tombée  mourante  dans  les  champs  de  Prague  et  de  Lutter  ;  qu'il 
tirât  Gustave-Adolphe  des  glaces  du  Nord  et  des  embarras  d'une  guerre  avec 
la  Pologne  pour  le  précipiter  sur  la  puissance  autrichienne;  qu'il  remplaçât 
Gustave  mort  par  Bernard  de  Saxe-Weimar,  et  qu'il  unît  la  Hesse  à  la  Suède 
dans  l'alliance  de  la  France;  qu'au  moment  oii  il  vit  les  protestans,  les  Hes- 
sois,  les  Suédois  épuisés,  il  les  fit  retirer  du  combat,  il  les  fît  relever  par  la 
France,  qui  décida  la  victoire  à  la  lin  de  la  guerre  de  trente  ans.  Il  fallut 
qu'il  usât  contre  elles-méme  la  mauvaise  volonté  des  puissances  placées  hors 
de  la  portée  de  son  bras;  que,  ne  pouvant  obtenir  la  neutralité  de  l'Angleterre, 
il  suscitât  contre  Charles  I"  les  Écossais  et  Cromwell;  que,  pour  prévenir  sa 
diversion  sur  le  continent,  il  le  retint  chez  lui  par  une  guerre  civile  (l). 

Ainsi  s'opérèrent  l'humiliation  délinitive  de  l'aristocratie,  l'abaissement 
de  la  branche  espagnole,  l'abaissement  de  la  branche  autrichienne.  On  est 
étonné  de  ce  qu'il  fallut  de  force ,  de  génie  et  de  volonté,  pour  sufflre  simul- 
tanément à  cette  multiplicité  d'entreprises.  Les  résultats  surpassent  encore 
en  importance  la  grandeur  des  projets.  Richelieu  prétendit  rendre  à  la 
France  ses  limites  naturelles  des  Alpes,  de  la  Méditerranée,  des  Pyrénées, 
de  l'Océan  et  du  Rhin.  Par  l'art  qu'il  mit  à  profiter  des  circonstances  après 
la  mort  du  duc  de  AVeimar,  et  par  des  conquêtes  qu'il  pressait  encore,  la 
veille  de  sa  mort,  il  réunit  au  royaume  l'Alsace,  la  Lorraine  (2),  l'Artois, 
le  Roussillon.  Il  calcula  les  chances  qui  pouvaient  soustraire  la  Franche- 
Comté  à  la  domination  de  l'Espagne  :  il  partagea  avec  les  Hollandais  les 
Pays-Bas  espagnols ,  assignant  à  la  France  les  provinces  qui  s'étendent  jus- 
qu'à Anvers  et  à  Malines.  Des  circonstances  contraires  et  la  trahison  des 
Hollandais  traversèrent  ce  double  projet;  mais  il  marqua  ces  pays  pour  la 
conquête,  il  les  désigna  à  l'invasion  française,  et  il  laissa  à  ses  successeurs, 
qui  osèrent  moins  que  lui ,  les  moyens  de  s'en  saisir. 

En  effet ,  la  plus  grande  armée  que  le  gouvernement  de  Louis  XIII  eut 
rassemblée  avant  Piichelieu  ne  se  composait  pas  de  plus  de  dix  ou  douze  mille 
soldats  (3).  Beaucoup  de  ducs  allemands  avaient  une  force  militaire  égale  ou 


(I)  Charles  1er  avait  refusé  de  garder  la  neutralité.  Dans  une  dépèche  au  comte  d'Estrade, 
ambassadeur  de  France  à  Londres ,  on  lit  ces  mots  terribles  de  Ilichclieu  :  «  L'année  ne  se 
passera  pas  sans  que  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre  ne  se  repentent  d'avoir  refusé  les  offres 
que  vous  leur  avez  faites.  » 

'::)  La  France,  mais  après  sa  mort,  rendit  la  Lorraine. 

(5)  Cette  armée  est  celle  que  Louis  XIII  conduisit  au  siège  de  Montauban.  Le  chiffre  varie 
dans  les  historiens.  Bernard  prétend  qu'elle  s'élevait  à  10,000  hommes;  Richelieu,  dans  ses 
Mémoires,  dit  positivement  qu'elle  ne  fut  jamais  de  plus  de  12,000  hommes  (liv.  xii, 
TOME  XVII.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

supérieure  à  celle  du  roi  de  France.  En  163S,  Pvichelieu  mit  sur  pied  sept 
armées,  qui,  avec  les  garnisons,  ne  comptaient  pas  moins  de  cent  quatre- 
vingt  mille  soldats.  En  1640,  ce  nombre  fut  encore  augmenté,  et  la  France 
eut  en  campagne  plus  de  cent  régimens  d'infanterie  et  de  trois  cents  corneîtes' 
de  cavalerie.  «■  Les  préparatifs  de  l'année  1640,  dit  Richelieu  lui-même  ,  en 
s'adressant  au  roi,  étonneront  sans  doute  la  postérité,  puisque,  lorsque  je 
me  les  remets  devant  les  yeux ,  ils  font  le  même  effet  en  moi ,  bien  que ,  sous 
votre  autorité,  j'en  aie  été  le  principal  acteur  (1).  »  Telle  fut  la  force  militaire 
qu'il  donna  à  la  France,  qu'il  légua  à  Mazarin  et  à  Louis  XIV.  Les  soldats 
étaient  disciplinés,  aguerris,  animés  par  l'orgueil  de  dix  années  de  victoires. 
Les  généraux,  entre  lesquels  l'on  comptait  Guébriant,  Harcourt,  Turenne, 
avaient  peu  de  rivaux  en  Europe.  La  France,  par-dessus  tout,  avait  le  senti- 
ment de  sa  puissance  et  de  sa  grandeur.  Richelieu  lui  avait  communiqué  sa 
force  d'idées  et  de  déterminations.  Elle  avait,  en  traversant  le  Rhin,  con- 
stamment transporté  le  théâtre  de  la  guerre  en  Allemagne  :  l'Espagne  lui 
était  ouverte  par  la  Catalogne;  l'Italie  par  Pignefol,  qu'elle  occupait.  Ses 
alliances  embrassaient  le  tiers  de  l'Europe. 

Richelieu  travailla  à  donner  à  la  France  la  même  supériorité  sur  mer  que 
sur  terre,  à  la  constituer  puissance  maritime  en  même  temps  que  puissance 
continentale.  Dans  la  première  guerre  contre  les  réformés,  en  1021  et  1622, 
le  gouvernement  ût  quelques  efforts  pour  ne  pas  leur  abandonner  entière- 
ment la  mer;  mais  les  faibles  conseillers  de  la  couronne  quittèrent  bien  vite 
l'attitude  qu'ils  avaient  prise.  La  paix  faite,  la  marine  fut  à  ce  point  aban- 
donnée que,  lors  de  la  seconde  guerre  contre  les  huguenots,  en  162.3,  »  le  roi 
n'avait  pas  un  seul  vaisseau  »  qu'il  pût  diriger  contre  les  Rocheilois  révol- 
tés. Richelieu  était  entré  au  ministère ,  mais  la  marine  n'était  pas  de  soa 
département.  Il  lui  fallut  des  prodiges  d'habileté  diplomatique  pour  amener 
les  Anglais  et  les  Hollandais  à  prêter  à  la  France  vingt-huit  vaisseaux,  et  à 
les  joindre  au  petit  nombre  de  navires  que  le  gouvernement  équipa  en  toute 
hâte.  Dans  tout  le  cours  de  cette  guerre  et  notamment  à  la  bataille  navale  de 
la  Fosse  de  l'Oye,  le  chef  de  la  flotte  royale.  Montmorency,  fut  réduit  à 
monter  le  vaisseau  amiral  des  Hollandais ,  et  les  officiers  français  se  virent 
obligés  de  mettre  l'épée  sous  la  gorge  aux  Hollandais  pour  les  contraindre  à  ne 
pas  trahir  Louis  XIII  au  profit  des  Rocheilois  (2  .  En  1027,  Richelieu  prit  !a 
surintendance  de  la  navigation ,  et  la  France  sortit  aussitôt  de  cette  précaire 
et  honteuse  situation.  Il  éleva  des  arsenaux,  les  remplit  de  matériaux  et  de 
munitions,  équipa  trente-neuf  grands  vaisseaux  et  plus  de  cent  vingt  bàti- 

tom.  VU,  pag.  246,  collection  Micliaud).  D'autres  historiens,  mais  mal  instruits  à  ce  qu'il 
semble,  portent  cette  armée  à  20,000  soldats. 

(1)  yarratioii  ■iucciiulc  de  Richelieu. 

f-2)  «  11  fallut  que  le  chevalier  de  Saint-Julien  portât  répée  à  la  gorge  d'un  capitaine  hol- 
landais, sur  le  vaisseau  duquer  il  commandait ,  parce  qu'il  ne  voulait  pas  aborder  un  vais- 
seau ennemi.  »  [  Richelieu,  Mâno.res.) 


HISTOIRE   DE  FRANCE.  819 

mens  légers,  avec  lesquels  il  bloqua  le  port  de  la  Rochelle.  Dès-lors  seule- 
ment une  flotte  permanente  et  une  marine  royale  furent  organisées.  En  1638 , 
la  France  eut  cent  vaisseaux  de  guerre  :  quarante  galères  et  vaisseaux  ronds 
sur  la  Méditerranée,  soixante  sur  l'Océan.  Les  établissemens  commerciaux 
dans  l'Amérique  formèrent  une  école  toujours  active  de  navigation,  et 
familiarisèrent  les  Français  avec  les  expéditions  maritimes.  Les  campagnes 
de  mer  commencèrent  à  être  combinées  avec  les  campagnes  de  terre.  Sourdis 
portait  répouvante  sur  les  côtes  du  royaume  de  JNaples,  pendant  que  nos 
armées  envahissaient  le  Roussillon  et  la  Catalogne  :  il  bloquait  le  port  de 
Tarragone,  tandis  que  le  maréchal  de  La  Motte  assiégeait  cette  ville  par  terre. 
C'est  ainsi  que  Richelieu  mit  la  France  en  état  de  disputer  l'empire  de  la  mer 
à  l'Espagne,  à  la  Hollande  et  à  l'Angleterre  (1). 

Ce  grand  appareil  de  forces  ne  pouvait  se  soutenir  sans  des  ressources  pro- 
portionnées en  argent.  Les  finances  occupèrent  Richelieu  en  raison  de  l'im- 
portance qu'elles  ont  dans  le  mécanisme  et  le  jeu  des  états  modernes.  Avant 
lui,  on  ne  trouvait  de  fonds  pour  aucune  entreprise  utile;  sous  lui,  on  en 
trouva  pour  toutes  :  l'argent  perdu  par  ses  prédécesseurs  en  dilapidations, 
en  largesses  abusives,  en  guerres  civiles,  en  concessions  honteuses,  fut  em- 
ployé à  la  grandeur  extérieure  et  intérieure  de  la  France.  En  1626 ,  il  trouva 
qu'il  y  avait  16  millions  de  revenu,  40  millions  de  dépense  annuelle,  52  mil- 
lions de  dettes.  Pour  rétablir  l'équilibre  entre  la  recette  et  la  dépense ,  il  sup- 
prima les  grandes  charges  dont  les  gages  étaient  excessifs,  réduisit  les  pen- 
sions, racheta  les  domaines  royaux  aliénés  à  vil  prix,  et  démolit  les  forte- 
resses intérieures,  inutiles  à  la  défense  du  pays,  ruineuses  d'entretien,  propres 
seulement  à  favoriser  les  révoltes  de  la  noblesse.  Il  ranima  le  crédit,  rétablit 
un  ordre  sévère  dans  le  maniement  des  deniers  publics,  en  remettant  en  vi- 
gueur les  ordonnances  de  Sully.  L'armée  du  siège  de  I-a  Rochelle ,  quoique 
plus  forte  que  celle  de  Montauban,  coûta  deux  tiers  de  moins  (2).  Il  fit  porter 
une  partie  des  impôts  sur  les  produits  de  luxe  et  les  denrées  inutiles  :  entre 
autres  mesures  de  ce  genre ,  on  cite  la  taxe  sur  le  tabac  à  trente  sous  par  livre. 
Il  restreignit  le  privilège,  et  il  étendit  les  charges  publiques  à  l'une  des  classes 
de  citoyens  qui  pouvait  le  mieux  les  porter  :  homme  du  clergé ,  il  taxa  le  clergé 
à  un  impôt  annuel  de  4  millions,  pendant  les  six  dernières  années  de  son 
administration  (3).  La  réduction  de  La  Rochelle  lui  coûta  40  millions;  les 
subsides  fournis  aux  Hollandais,  aux  Suédois,  au  landgrave  de  Hesse,  à 

(1)  «  Le  sieur  Du  Chalard  ayant  rencontré,  à  la  rade  de  Saphy,  un  vaisseau  anglais  qui 
refusa  de  baisser  son  pavillon,  le  mit  en  si  mauvais  état,  qu'ayant  tué  le  capitaine  qui  le 
commandait  et  la  plupart  des  officiers  et  soldats,  il  contraignit  ceux  qui  restaient  dedans  à 
se  rendre,  la  vie  sauve.  »  (  Richelieu,  Mémoires.  ) 

{•2)  Véron  de  Forbonnais,  Recherches  et  considérations  sur  les  finances  de  France, 
tom.  I ,  pag.  182. 

(3)  Ces  4  millions  annuels  sont  le  produit  de  deux  impôts  différens  exigés  du  clergé  :  1°  la 
subvention  annuelle  de  1,300,000  francs  ;  2°  les  dons  extraordinaires  qu'il  lira  de  cet  ordre 
en1657eH641. 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mansfeld,  au  duc  de  Weimar,  à  la  Savoie,  à  toutes  les  puissances  qui  ser- 
virent à  abaisser  la  maison  d'Autriche ,  coûtèrent  davantage.  La  dépense  de 
chaque  année  de  la  période  française  de  la  guerre  de  trente  ans  s'éleva  à 
60  millions,  somme  énorme  pour  le  temps  ;  «  et  ces  charges  furent  supportées 
«■  sans  prendre  sur  les  gages  des  officiers ,  sans  toucher  au  revenu  des  parti- 
«  culiers ,  sans  demander  aucune  aliénation  de  fonds  du  clergé  :  tous  moyens 
«  extraordinaires  auxquels  les  prédécesseurs  de  Louis  XIII  avaient  recouru 
«  aux  moindres  guerres.  »  Pour  faire  face  à  ces  dépenses,  il  fut  obligé  de 
recourir  à  Taugraentation  des  impôts,  à  la  création  de  nouveaux  offices  et  à 
un  emprunt  de  40  millions.  Mais  les  mesures  étaient  prises  pour  diminuer 
cette  dette  et  pour  soulager  le  peuple  de  la  moitié  de  ce  qu'il  payait.  Les  plus 
riches  d'entre  les  roturiers  étaient  parvenus  à  s'en  faire  exempter  :  un  dénom- 
brement général  des  personnes  et  des  biens  devait  réformer  cet  abus.  Si  la 
négligence  de  ses  successeurs  empêcha  cette  grande  réforme,  la  faute  ne  peut 
lui  être  imputée  sans  injustice.  Les  plus  hardis,  les  plus  difficiles  problèmes 
financiers  exercèrent  cette  admirable  intelligence.  Parmi  les  moyens  de  libérer 
l'état,  il  pose  le  remboursement  et  la  réduction  de  la  rente  au  taux  de  l'argent 
payé  originairement  par  les  particuliers  :  il  les  reconnaît  pour  justes  et  légi- 
times dans  le  principe;  mais  dans  l'application  il  les  rejette  comme  portant 
atteinte  à  l'inviolabilité  de  la  foi  publique,  à  la  confiance,  au  crédit  (I). 

On  a  beaucoup  déclamé  contre  les  colonies.  Après  trois  siècles  d'expé- 
rience ,  les  Anglais  pensent  que  les  établissemens  coloniaux  sont  une  voie  à 
l'aisance  et  souvent  à  l'opulence  pour  une  partie  de  leur  population  qui  mour- 
rait de  misère  sur  le  sol  natal;  un  immense  débouché  de  commerce,  une 
occasion  de  créer  des  fortunes  nouvelles,  de  rétablir  des  fortunes  perdues, 
offerte  incessamment  à  ceux  de  leurs  citoyens  qui  demeurent  dans  la  mère- 
patrie;  un  moyen  de  tenir  en  haleine  toutes  les  facultés  qu'exige  l'industrie, 
et  toutes  les  vertus  qui  découlent  du  travail  ;  un  moyen  encore  de  répandre 
la  civilisation  chez  les  nations  parmi  lesquelles  vont  s'établir  leurs  colons; 
enfin  un  développement  de  leur  puissance  navale,  une  garantie  de  leur 
dignité  et  de  leur  sûreté,  car,  dans  la  balance  de  l'Europe,  les  forces  ma- 
ritimes pèsent  à  l'égal  des  forces  continentales.  C'est  sous  ce  point  de  vue 
que  Richelieu  considéra  la  marine  et  les  colonies;  c'est  dans  cet  esprit  qu'il 
forma  des  établissemens  à  la  Martinique,  à  la  Guadeloupe,  à  la  Tortue,  à 
Saint-Domingue,  et  développa  ceux  déjà  commencés  dans  le  Canada.  La 
France  avait  laissé  échapper  la  domination  de  ce  pays  :  il  la  lui  fit  restituer 
par  les  Anglais.  Les  Espagnols  avaient  perdu  les  avantages  attachés  à  la  pos- 
session de  l'Amérique ,  en  se  bornant  à  l'exploitation  des  mines.  Conduit  par 
des  principes  plus  sains,  Tvichelieu  établit  la  prospérité  de  nos  colonies  sur 
l'agriculture  et  l'industrie  :  les  colons  se  livrèrent  à  la  culture  du  tabac,  ô.:i 
coton,  du  roucou,  du  piment,  et  à  l'exercice  de  tous  les  métiers  connus  en 

(I)  Riche'.icii ,  Tes/amoil  politique ,  pag.  tGo-176,  1C3,  1G'<. 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  821 

France.  Il  favorisa  leurs  travaux  par  tous  les  genres  d'encouragement ,  ac- 
cordant l'entrée  franche  dans  le  royaume  à  leurs  denrées  et  à  leurs  ouvrages 
manufacturés,  et  des  lettres  de  noblesse  à  douze  de  leurs  chefs  et  directeurs. 
Ce  grand  homme  seconda  pareillement  de  tout  son  pouvoir  l'essor  de  l'in- 
dustrie et  du  négoce  en  France.  Il  rendit  libre  le  commerce  du  Levant  dans 
tout  le  royaume.  Vers  1627,  il  conclut  un  traité  avec  le  czar  Michel,  et  il 
établit  nos  relations  commerciales  avecla  Russie.  En  1631,  il  conclut  un  autre 
traité  avec  le  roi  de  Maroc,  qui  ouvrait  les  côtes  d'Afrique  au  commerce  et 
aux  produits  français.  Il  déclara  enfin,  par  une  ordonnance  royale,  que  les 
nobles  pouvaient  se  livrer  au  commerce  sans  déroger ,  et  il  mit  l'honneur 
dans  ce  qui  faisait  la  vie  de  la  société  et  la  prospérité  du  royaume. 

C'était  par  d'innombrables  calculs,  par  de  prodigieux  efforts  d'esprit  que 
Richelieu  avait  opéré  ces  grandes  révolutions  dans  les  diverses  parties  de 
l'état  social  et  politique  de  la  France.  Autant  par  l'importance  de  ces  résul- 
tats que  par  les  habitudes  studieuses  de  toute  sa  vie ,  il  était  conduit  à  penser 
qu'il  ferait  de  la  France  la  première  nation  du  monde,  s'il  en  faisait  la  plus 
éclairée.  C'est  avec  ces  idées  qu'il  fonda  l'Académie  et  la  nouvelle  Sorbonne. 

Ce  qui  fait  la  civilisation  d'un  peuple,  ce  n'est  pas  l'existence,  mais  l'action 
des  hommes  de  génie  :  une  nation  peut  voir  surgir  de  son  sein  un  ou  deux 
esprits  privilégiés  et  demeurer  barbare.  Dante ,  Pétrarque ,  Roccace ,  n'ont 
pas  de  successeurs  immédiats:  entre  eux  et  le  xvi"  siècle,  le  siècle  de  la 
véritable  civilisation  de  l'Italie ,  deux  autres  siècles  s'écoulent.  De  même , 
la  France,  malgré  le  rare  génie  de  quelques  hommes,  pouvait  attendre 
indéfiniment  le  moment  de  son  plein  développement  intellectuel.  Pour 
qu'un  grand  siècle  littéraire  et  scientifique  arrive,  il  faut  qu'un  peuple 
ait  un  certain  état,  une  certaine  constitution  morale.  Il  faut  qu'une  classe 
nombreuse  d'hommes  se  consulte  et  s'interroge;  qu'un  certain  nombre 
d'entre  eux,  après  s'être  assurés  de  leur  vocation  pour  les  travaux  de  l'esprit , 
se  forment  avec  lenteur  et  réflexion;  que,  par  une  longue  et  assidue  culture, 
ils  amènent  leur  talent  à  maturité,  au  lieu  de  le  faire  avorter  dans  son  prin- 
cipe par  la  précipitation  et  l'imperfection  des  essais.  Il  faut  qu'ils  se  produi- 
sent devant  une  société  et  un  gouvernement  qui  accueillent  avec  transport 
ce  qu'ils  produisent  de  beau,  qui  les  paient  de  leurs  efforts  en  leur  faisant  une 
part  dans  l'admiration  et  dans  la  fortune  publique.  Il  faut  encore  qu'ils  ne 
s'usent  pas  dans  des  expériences  sans  fin,  qu'ils  trouvent  une  règle  et  un 
guide  dans  le  goût  de  la  partie  éclairée  du  public,  c'est-à-dire  dans  la  criti- 
que. Il  faut  enfin  qu'ils  ne  se  servent  pas  d'un  instrument  constamment  re- 
belle, d'une  langue  qui  ne  soit  ni  faite,  ni  arrêtée;  car  alors  la  forme  emporte 
le  fond,  et  le  génie  perd  à  s'exprimer  le  temps  et  la  puissance  qu'il  aurait 
employé  à  penser,  à  sentir,  à  combiner. 

Cet  appui ,  Richelieu  le  donna  au  talent  par  sa  protection ,  par  son  exemple, 
jiar  la  fondation  de  l'Académie.  Il  fit  de  l'étal  d'homme  de  lettres  une  pro- 
fession  avantageuse  et  honorable.  Tout  écrivain,  dès  son  premier  ouvrage 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remarquable,  fut  accueilli  par  les  bienfaits  du  cardinal  ou  du  roi,  et  n'eut 
plus  à  s'occuper  de  ses  besoins,  mais  à  s'inquiéter  seulement  de  son  art.  Les 
six  cents  francs  donnés  à  Colletet  pour  six  vers  ne  sont  plus  aujourd'hui 
qu'un  sujet  d'étonnement  ou  de  plaisanterie;  alors  c'était  un  fait  grave. 
Parmi  les  auteurs  dramatiques,  Rotrou  et  Corneille,  qui  n'avait  pas  encore 
fait  le  Cid,  se  faisaient  remarquer  depuis  1628.  Or,  en  1635,  ils  sont  pen- 
sionnés tous  deux  par  Richelieu  :  en  échange  ils  ne  donnent  au  cardinal  que 
quelques  heures  de  leur  temps;  la  vie  et  le  loisir  leur  sont  assurés;  leur  gé- 
nie peut  se  développer  en  toute  liberté.  Richelieu  prenait  ces  libéralités  sur 
sa  propre  bourse,  et  non  sur  celle  de  l'état.  Mais  il  ne  céda  pas  au  plaisir 
d'aider  seul  le  talent,  et  il  assura  le  sort  des  gens  de  lettres  par  la  fonda- 
lion  de  l'Académie.  Dans  le  principe,  aucune  pension,  aucun  traitement 
n'était  attaché  au  titre  d'académicien.  Ce  n'était  qu'une  déclaration  publi- 
que de  capacité,  un  brevet  de  mérite.  Mais  cette  recommandation  toute  mo- 
rale valait,  à  celui  qui  l'obtenait,  des  avantages  très  positifs,  et  le  mettait  à 
l'abri  du  besoin.  En  général,  il  recevait  du  gouvernement,  comme  hel  es- 
2)rtt,  une  pension  qui  ne  lui  était  pas  attribuée  comme  académicien  (t)  :  il 
était  assuré  de  trouver  pour  ses  ouvrages  un  accueil  plus  favorable.  L'ad- 
mission à  l'Académie  l'attachait  à  un  corps  où  chacun  des  membres  prétait 
assistance  à  son  collègue;  et  parmi  ces  membres  l'on  comptait  plusieurs  sei- 
gneurs haut  placés  par  le  rang,  les  alliances,  la  fortune,  le  crédit:  c'était 
un  puissant  patronage  donné  au  talent.  Enfin,  la  constitution  de  l'Académie 
ménageait  le  temps  de  ses  membres ,  les  délivrait  de  soins  gênans,  les  exemp- 
tait de  divers  devoirs  imposés  aux  autres  citoyens,  des  tutelles  et  curatelles , 
des  guets  et  gardes,  et,  dans  plusieurs  cas,  de  la  juridiction  ordinaire.  L'é- 
tablissement de  Richelieu  ne  fit  pas  moins  pour  la  dignité  que  pour  le 
bien-être  matériel  de  l'écrivain  :  le  titre  d'académicien  était  ses  lettres  de 
noblesse  et  lui  assurait  une  place  élevée  dans  la  société. 

La  composition  de  l'Académie  fut  faite  dans  l'esprit  le  plus  libéral.  Les 
encouragemens  aux  lettres  s'étendirent  à  tous  ceux  qui  présentaient  des 
titres  pour  les  obtenir,  sans  acception  de  personnes ,  de  partis ,  d'opinions 
religieuses  et  politiques.  Parmi  les  premiers  académiciens,  on  compta  des 
réformés ,  on  compta  des  antagonistes ,  des  ennemis  même  de  Richelieu , 
un  Du  Chastelet ,  qui  avait  essayé  d'arracher  à  sa  terrible  sévérité  Montmo- 
rency, Routteville  et  Chapelles;  un  Porchères  de  Laugier,  publiquement  at- 
taché à  la  faction  qui  avait  fait  une  guerre  incessante  au  cardinal. 

D'autres  dispositions,  d'autres  actes,  contribuèrent  à  rehausser  les  travaux 
de  l'esprit,  à  donner  l'essor  au  génie  national.  Richelieu  se  déclara  le  protec- 
teur de  l'Académie.  Entrer  dans  un  corps  créé  par  lui,  objet  de  sa  prédilection 
particulière,  c'était  flatter  le  maître  de  la  France,  se  ménager  les  moyens  de 

(1)  Le  vers  de  Boileau  accuse  un  usage  général  : 

«  Qu'il  soit  le  mieux  renié  de  tous  les  beaiv^-esprits.  » 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  823 

s'approcher  de  lui ,  se  concilier  sa  faveur.  Dès-lors ,  les  places  à  l'Académie 
devinrent  un  objet  d'ambition  pour  les  plus  grands  seigneurs  :  l'éclat  dont 
ils  brillaient  rejaillit  sur  les  lettres  et  les  ennoblit  aux  yeux  de  la  nation.  Pii- 
chelieu  s'essaya  lui-même  dans  la  littérature  :  il  faisait  les  canevas  des 
comédies  qu'il  donnait  à  remplir  aux  cinq  auteurs;  il  ordonnait  et  versifiait 
en  grande  partie,  peut-être  même  en  totalité,  la  tragédie  de  Mirame;  il  éle- 
vait un  théâtre  pour  faire  jouer  ses  drames  avec  beaucoup  d'autres  de  l'épo- 
que. Le  mérite  réel  de  ces  pièces  n'est  pas  ce  qui  doit  nous  préoccuper  ici- 
Qu'importe  qu'elles  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  du  médiocre,  si  alors  leur 
succès  et  leur  composition  seule  étaient  d'un  puissant  exemple  et  d'un 
prodigieux  effet  ?  Le  théâtre  et  la  poésie  ne  suffirent  pas  à  l'ambition  litté- 
raire de  Piichelieu;  comme  orateur,  il  avait  réussi  dès  ses  débuts;  plus  tard, 
il  rêva  la  gloire  de  l'historien.  Sa  Succincte  narration,  ses  Mémoires,  son 
Testament  politique,  rédigés  en  partie  sur  ses  souvenirs  et  ses  réflexions,  en 
partie  sur  les  journaux  qu'il  demanda  à  tous  les  ambassadeurs  français ,  abon- 
dent en  récits  curieux,  attachans,  en  opinions  larges  et  rigoureuses,  en  con- 
sidérations dignes  du  plus  grand  politique  des  temps  modernes.  En  voyant 
l'homme  dont  tant  d'intérêts  se  disputaient  le  temps  et  les  facultés,  réserver 
chaque  jour  quelques  heures  pour  la  culture  des  lettres,  et  mettre  les  plaisirs 
intellectuels  parmi  les  choses  de  première  nécessité  pour  lui  ;  en  voyant  la 
main  qui  tenait  le  sceptre  de  la  France  et  la  balance  de  l'Europe,  tracer  une 
scène  de  tragédie  et  une  page  d'histoire ,  il  n'y  avait  plus  moyen  de  refuser 
le  plus  haut  degré  d'estime  aux  arts  de  l'esprit  :  Richelieu  les  avait  investis 
de  toute  sa  grandeur. 

Il  ne  travailla  pas  moins  efficacement  à  leur  développement  qu'à  leur  di- 
gnité. Il  voulut  que  l'Académie,  en  composant  son  Dictionnaire,  fixât  la  lan- 
gue, arrêtât  les  mots  et  les  expressions  qui  la  composeraient ,  en  déterminât 
le  sens.  Il  voulut  encore  qu'elle  fondât  la  critique  ,  qu'elle  posât ,  d'après 
les  principes  du  goût ,  les  règles  de  chaque  genre  ;  qu'elle  vînt  en  aide  au 
génie  qui  s'égarait  incessamment.  Il  lui  donna  mission  de  perfectionner  par 
tous  les  moyens  l'éloquence  et  la  poésie.  IMais  là  ne  devaient  pas  s'arrêter  ses 
efforts.  Il  lui  rappela  par  deux  fois,  dans  les  lettres-patentes  de  sa  création, 
que  c'était  pour  elle  un  devoir  de  travailler  sans  relâche  à  rendre  la  langue 
française  capable  de  traiter  tous  les  arts  et  toutes  les  sciences.  Aussi  toutes 
les  sciences  connues  de  l'époque  furent  représentées  dans  l'Académie  nais- 
sante ,  et  les  membres  de  ce  corps  purent  diriger  le  génie  national  dans  les 
routes  nombreuses  où  il  était  prêta  entrer.  Les  académiciens  de  la  première 
création  et  leurs  successeurs  immédiats  étonnent  par  l'étendue  et  par  la  va- 
riété de  leurs  connaissances.  Chapelain  avait  appris  tout  ce  que  l'on  savait  de 
médecine  de  son  temps;  Du  Chastelet  était  l'un  des  savans  jurisconsultes  du 
royaume;  l'érudition  deFuretière  s'étendait  à  tout.  Thomas  Corneille,  après 
ses  quarante-deux  pièces  de  théâtre,  composait,  en  cinq  volumes  in-folio,  son 
Dictionnaire  des  arts  et  des  sciences  et  son  Dictionnaire  universel  géogra- 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phique  et  historique ,  qui  ont  guidé  et  défrayé  les  auteurs  appelés  par  la 
science  ou  invités  par  le  gain  à  traiter  plus  tard  les  mêmes  matières. 

Quand  même  Richelieu  aurait  en  particulier  persécuté  Corneille  et  le  Cid , 
il  n'en  aurait  pas  moins  en  général  favorisé  le  développement  du  génie  natio- 
nal :  en  rapprochant  et  en  concentrant  des  lueurs  éparses,  incertaines,  vacil- 
lantes, il  n'en  aurait  pas  moins  formé  ce  foyer  de  vive  lumière  qui  éclaira  la 
France  et  hrilla  sur  l'Europe  entière  au  xyii*"  siècle.  Mais  cette  persécution 
même  est  une  fable  qui  se  dissipe  à  un  examen  un  peu  attentif. 

En  1635,  auteurs  et  public  en  sont  aux  essais  de  l'art  dramatique.  On  ac- 
cueille avec  le  même  enthousiasme  les  pièces  outrées  de  Scudéri  et  la  Sopho- 
nisbe  deMairet,  la  Mèdée  de  Corneille,  où  le  naturel,  la  passion,  le  sublime, 
se  rencontrent  à  coté  d'énormes  défauts.  Il  suffit  de  parodier  certaines  qua- 
lités pour  donner  encore  le  change  au  spectateur  et  enlever  ses  suffrages.  Bien 
que  Corneille  n'eût  encore  composé  que  les  sept  drames  qui  se  succèdent  de 
Mélile  à  Médée,  et  oij  le  talent  n'apparaît  qu'à  longs  et  rares  intervalles,  il  est 
désigné,  en  1635,  pour  faire  partie  des  cinq  auteurs  qui  remplissent  les  ca- 
nevas fournis  par  le  cardinal.  II  reçoit  une  pension  de  cinq  cents  écus  qui 
vaudraient  4,000  fr.  aujourd'hui ,  avec  la  seule  obligation  de  versifier  un 
acte  en  un  ou  deux  ans.  Dans  les  idées  de  l'époque ,  c'est  une  grande  faveur, 
un  grand  bienfait.  A  la  fin  de  1635 ,  il  change  quelque  chose  dans  la  comédie 
des  Tuileries,  dont  le  cardinal  avait  arrangé  les  scènes  et  dont  le  troisième 
acte  lui  avait  été  confié.  L'amour-propre  du  cardinal  prend  ombrage,  l'indé- 
pendance du  poète  s'irrite  :  ils  rompent  leur  association  dramatique,  et  Cor- 
neille se  retire  à  Rouen.  Il  n'est  plus,  momentanément,  employé  à  la  confec- 
tion des  pièces  du  cardinal,  mais  il  conserve  sa  pension.  Chez  Richelieu, 
l'auteur  est  irrité;  toutefois  le  ministre  continue  à  aider  l'homme  qui  a  fait 
preuve  de  talent.  Pleinement  rendu  à  lui  même ,  Corneille  écrit  l'Illusion  co- 
mique, remplie  des  nombreux  défauts  et  des  rares  beautés  de  ses  précédens 
ouvrages. 

Les  conseils  du  courtisan  Châlons  tirent  Corneille  de  ses  habitudes  d'esprit. 
Son  génie  est  frappé,  éclairé  par  le  génie  espagnol;  un  monde  nouveau  lui 
apparaît  :  il  n'avait  vu  jusqu'alors  l'art  dramatique  qu'à  sa  superficie,  il  en 
découvre  tout  à  coup  les  profondeurs.  Il  donne  le  Cid  la  même  année  que 
l'Illusion  comique.  Le  pathétique  des  situations,  le  jeu  des  passions,  la  no- 
blesse et  la  vérité  des  sentimens  appartiennent  en  grande  partie  à  l'auteur 
espagnol.  Mais  la  véritable  tragédie  a  été  révélée  à  l'imitateur;  il  est  dans  le 
secret  de  l'art ,  et  il  a  tiré  de  lui-même  une  création ,  la  création  immense 
de  la'  langue  dramatique;  il  s'est  exprimé  dans  un  langage  qu'on  n'avait  pas 
encore  entendu  au  théâtre  et  que  personne  alors  ne  savait  parler.  Entre  le  Cid 
et  la  Sophonishe  de  Mairet,  représentée  trois  ans  plus  tard,  la  Mariamne  de 
Tristan ,  donnée  presque  en  même  temps ,  et  la  Médée  de  Corneille  lui-même, 
il  va  un  abîme. 

Le  Cid  change  le  goût  du  public  comme  le  théâtre  espagnol  avait  changé 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  825 

le  génie  de  Corneille.  Les  spectateurs  applaudissent  avec  transport  les  vives 
passions,  les  nobles  sentiniens,  dont  le  principe  est  dans  leur  ame,  dont 
l'expression  est  sur  la  scène.  Tout  le  vieux  théâtre  meurt  le  jour  où  le  Cid 
paraît  :  dans  l'opinion  et  dans  le  langage,  l'idée  du  Cid  et  celle  de  la  perfec- 
tion se  confondent  (1);  c'est  un  nouveau  type  du  beau,  auquel  on  compare 
désormais  les  productions  de  l'esprit,  pour  en  reconnaître  la  valeur.  L'en- 
thousiasme du  public  est  partagé  par  Balzac  et  par  beaucoup  d'écrivains. 
Mais  les  auteurs  dramatiques  réclament  et  protestent.  Les  habitudes  d'esprit 
dans  lesquelles  ils  ont  vieilli,  un  goût  perverti  par  le  préjugé,  le  chagrin  de 
se  voir  éclipsés,  leur  font  voir  partout  des  énormités  dans  le  Cid.  Richelieu 
a  le  malheur  de  se  ranger  de  leur  parti;  car,  pour  être  grand  politique,  ar- 
dent promoteur  des  arts  libéraux  en  général ,  pour  écrire  même  avec  habileté 
en  prose,  l'on  n'est  pas  bon  juge  de  la  poésie  et  du  théâtre.  Richelieu  est 
homme ,  d'ailleurs  glorieux  et  vindicatif  par  excellence ,  blessé  des  correc- 
tions faites  par  Corneille  à  la  comédie  des  Tuileries ,  blessé  plus  au  vif  des 
procédés  de  sa  dure  liberté.  Dans  cette  disposition  d'esprit,  il  ferme  les  yeux 
sur  les  beautés  du  Cid,  grossit  ses  défauts,  s'irrite  de  son  succès,  le  défère 
à  l'Académie  pour  être  jugé,  et,  si  l'on  veut  adopter  l'expression  de  Boileau, 
il  se  ligue  contre  cette  merveille  naissante. 

Mais  veut-il  sévir  contre  Corneille,  ou  bien  engager  seulement  un  jeu  d'es- 
prit, et  faire  débattre  une  thèse  de  littérature,  comme  il  soutenait  lui-même 
des  thèses  d'amour  chez  la  duchesse  d'Aiguillon?  En  s'attaquant  au  Cid, 
cherche-t-il  à  atteindre  l'homme,  ou  même  l'homme  de  lettres  ?  Dirige-t-il 
une  persécution ,  ou  provoque-t-il  une  critique  .*•  C'est  ce  qu'il  s'agit  d'exami- 
ner. Dans  le  débat  sur  le  mérite  du  Cid,  et  dans  la  polémique  qu'il  soulève 
au  commencement ,  Richelieu  ne  voit  «  que  des  contestations  d'esprit  agréa- 
«  blés,  des  railleries  innocentes,  et  il  prend  bonne  part  au  divertissement  » 
Ce  sont  les  termes  dont  se  sert  l'un  de  ses  familiers,  l'un  des  confidens  de 
ses  plus  secrets  sentimens.  Corneille  ne  considère  pas  autrement  la  chose. 
Richelieu  a  traduit  le  Cid  à  la  barre  de  l'Académie:  ce  corps  veut  que  l'au- 
teur reconnaisse  sa  compétence  avant  d'ouvrir  le  procès,  et  lui  demande  s'il 
entend  se  soumettre  à  sa  juridiction.  Corneille  répond  :  «  Messieurs  de  l'A- 
'<  cadémie  peuvent  faire  ce  qu'il  leur  plaira;  puisque  vous  m'apprenez  que 
«  Monseigneur  serait  bien  aise  d'en  voir  le  jugement,  et  que  cela  doit  divertir 
<c  son  Éminence,  je  n'ai  rien  à  dire  (2).  »  Peu  après,  dans  la  chaleur  de  la 
dispute  engagée  entre  Corneille,  Mairet  et  Scudéri,  des  injures  on  passe 
aux  provocations,  et  Richelieu  craint  que  les  effets  ne  suivent  les  menaces. 
Il  s'interpose  aussitôt,  protège  Corneille  contre  ses  adversaires,  et  an- 
nonce à  ceux-ci  qu'ils  auront  à  se  défendre  contre  son  ressentiment,  s'ils 
font  aucune  violence  au  poète.  Quoiqu'il  ne  travaille  plus  pour  lui ,  et  qu'il 


H)  On  connaît  l'expression  proverbiale  du  temps  :  «  Cela  est  beau  comme  le  Cid.  n 

(2)  Lettre  de  Boisrobert  à  Mairet,  5  octobre  1637.  —  Lettre  de  Corneille  à  un  académicien. 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ait  eu  l'audace  d'obtenir  un  immense  succès  dans  le  temps  où  il  était  dis- 
gracié, il  ne  lui  conserve  pas  moins  sa  pension;  car,  s'il  conteste  le  mérite  du 
Cid,  il  ne  conteste  pas  le  talent  de  Corneille,  et  il  entend  que  ce  talent  soit 
encouragé,  aidé  par  le  premier  ministre  (1).  Dans  ce  même  esprit,  tandis 
qu'il  poursuit  auprès  de  l'Académie  la  critique  du  Cid,  il  souffre  que  sa  nièce, 
M'^''  de  Coniballet,  accepte  la  dédicace  delà  pièce,  et  il  la  fait  jouer  lui- 
même  deux  fois  au  palais  Cardinal  (2).  Il  ne  commande  ni  ne  dicte  le  juge- 
ment de  l'Académie;  il  reçoit  avec  tout  le  public  cette  décision  glorieuse 
pour  Corneille,  où  on  proclame  presque  à  chaque  page  l'excellence  de  son 
ouvrage,  et  où  on  le  place  enfin  au  rang  des  chefs-d'c-ouvre  de  l'esprit  humain, 
par  la  comparaison  qu'établit  l'Académie  entre  les  contestations  présentes  et 
celles  qu'avaient  fait  naître  la  Jérusalem  délivrée  et  le  Pasiur  Fido.  llichelieu 
ne  change  rien  aux  senti  mens  de  l'Académie  :  il  ne  punit  Corneille  d'avoir  eu 
raison  contre  lui  qu'en  l'appelant  de  nouveau  dans  la  compagnie  des  cinq  au- 
teurs, en  lui  confiant,  en  1638,  l'un  des  actes  de  son  AveiKjk  de  Smyrne ,  en 
accueillant,  en  1641, la  dédicace  des  lloraces  où  le  poète  remercie  sou  Excel- 
lence de  iant  de  bienfaits  qu'il  a  reçus  d'elle.  Il  fout  avoir  un  parti  pris  de 
trouver  de  la  persécution  partout,  ou  bien  il  faut  convenir  que  Richelieu  eut 
seulement  un  moment  de  mauvaise  humeur  contre  Corneille;  qu'avant  et 
après  cet  instant,  il  lui  accorda  faveur  et  bienfaits,  et  le  soutint  de  son  suf- 
frage. Si  Richelieu  n'avait  voulu  qu'une  chose ,  déprécier  Corneille ,  il  aurait 
animé,  soutenu  dans  leur  rage  les  ennemis  qui  poursuivaient  le  grand  homme. 
Mais,  guidé  par  de  nobles  et  fécondes  idées,  même  au  milieu  de  ses  ressenti- 
mens  et  de  sa  prévention  personnelle,  il  voulut  avoir  le  sentiment  désintéressé 
déjuges  éclairés,  et  non  la  satii-e  haineuse  de  rivaux  aveuglés  tout  ensemble 
par  la  passion  et  par  l'ignorance.  L'Académie  donna  ses  senti  mens  sur  le  Cid. 
Le  sujet,  la  fable,  Tordre  et  l'arrangement  des  scènes,  les  combinaisons  dra- 
matiques, le  style,  elle  examina  tout ,  mit  l'analyse  et  la  réllexion  à  la  place  des 
injures,  remonta  jusqu'aux  principes  du  beau  et  en  posa  les  règles.  En  rendant 
à  Corneille  une  encourageante  justice,  elle  lui  signala  les  points  où  il  avait 
failli,  le  conseilla  utilement  dans  ce  qui  est  du  ressort  du  goût  et  de  l'expé- 
rience, et  s'associa  ainsi  aux  développemens  qu'il  devait  bientôt  donner  à  l'art 
dramatique.  Ainsi ,  par  les  bienfaits  qu'il  répandit  sur  les  gens  de  lettres ,  par 
l'état  qu'il  leur  fit  dans  la  société,  par  la  création  de  l'Académie,  Richelieu 
contribua  puissamment  à  l'essor  du  génie  national;  et,  par  la  manière  dont 
il  conçut  l'examen  du  premier  grand  ouvrage  dramatique,  il  donna  naissance 

(i)  Dans  le  moment  même  où  Richelieu  provoquait  la  critique  du  Cid,  il  continuait  la 
pension  à  Corneille.  C'est  ce  qui  résulte  de  la  réponse  de  Pierre  Corneille  aux  observations 
de  Scudéri  sur  le  Cid.  Dans  cette  réponse ,  Corneille  dit,  en  parlant  du  Cid  :  «  J'en  ai  même 
porté  l'original  en  sa  langue  à  monseigneur  le  cardinal,  voire  mailrc  et  le  mien.  »  Il  n'y 
avait  que  les  auteurs  pensionnés  par  le  cardinal  qui  lui  donnassent  le  titre  de  maître. 

(2)  Le  Cid  est  dédié,  dans  l'édition  de  4637,  à  Mme  de  Comballet,  qui,  à  la  fin  de  ceUe 
même  année,  devint  duchesse  d'Aiguillon. 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  827 

à  la  haute  critique,  et,  dans  le  domaine  de  l'art,  posa  les  bornes  propres  à 
guider  la  marche  du  talent  et  à  prévenir  ses  écarts. 

Les  lettres  sacrées  ne  lui  durent  pas  moins  que  les  lettres  profanes.  Le  pa- 
lais élevé,  les  dotations  constituées  à  l'antique  Sorbonne,  tout  ce  qu'il  lit 
matériellement  pour  agrandir  son  existence ,  ne  sont  que  le  signe  extérieur 
des  larges  déveioppemens  qu'il  donna  à  son  enseignement.  Par  la  nouvelle 
constitution  de  cette  école,  il  assura  aux  études  théologiques  une  étendue, 
une  force,  une  gravité  inconnues  depuis  long-temps.  Les  autres  établisse- 
mens  religieux  se  piquèrent  d'une  louable  émulation,  et  montèrent  leur  en- 
seignement au  ton  et  à  la  hauteur  de  celui  de  la  Sorbonne.  Le  clergé  gallican 
reçut  une  instruction  dont  rien  ne  donne  l'idée  dans  les  siècles  précédens  :  il 
devint  le  plus  savant  et  le  plus  éclairé  des  clergés  de  l'Europe.  C'est  à  ce  grand 
changement,  opéré  par  Richelieu,  queBossuet,  Bourdaloue,Arnauld,  durent 
d'une  manière  indirecte ,  mais  incontestable ,  la  solidité  et  la  profondeur  de 
doctrine,  la  vigueur  de  dialectique  qui  éclatent  dans  leurs  ouvrages.  C'est 
dans  les  institutions  du  cardinal  que  l'admirable  église  du  siècle  de  Louis  XIV 
puisa  sa  force  et  son  lustre. 

La  diffusion  de  la  science  profane  et  sacrée ,  la  multiplication  des  connais- 
sances et  des  idées  en  France  sont  dues  à  quelques  autres  fécondes  idées  de 
Richelieu.  L'imprimerie  royale  n'avait  guère  survécu  à  François  T"',  son  fon- 
dateur. Le  cardinal  la  rétablit,  et  il  sembla  lui  communiquer  sa  prodigieuse 
activité  :  en  moins  de  deux  ans,  cette  imprimerie  donna  soixante-dix  grands 
volumes  français,  grecs,  latins,  italiens,  d'une  correction  et  d'une  exécution 
admirables  :  après  V Imitation,  elle  publia  les  grandes  collections  des  conciles, 
des  pères  de  l'église,  des  historiens  byzantins.  Richelieu  forma,  pour  son 
usage  ,  une  riche  bibliothèque  qu'il  tint  ouverte  aux  hommes  lettrés  :  il  aug- 
menta la  bibliothèque  royale,  et  porta  le  nombre  des  manuscrits  jusqu'à 
quatre  mille  (1). 

Enfin  il  étendit  aux  beaux-arts  l'impulsion  qu'il  voulait  communiquer  à 
tout.  Le  principal  corps  de  bâtiment  du  Louvre  fut  continué,  et  le  palais 
Cardinal  fut  construit.  Il  appela  Poussin  de  Rome,  pour  peindre  la  grande 
galerie  bâtie  par  Henri  IV;  et  si  ce  genre  de  travail,  mal  approprié  au  génie 
de  Poussin,  n'augmenta  pas  sa  gloire  et  ne  servit  pas  à  l'instruction  de  nos 
peintres,  il  témoigna  de  l'estime  du  gouvernement  pour  les  arts,  et  leur  fit 
un  noble  appel.  Richelieu  surmonta  sa  prédilection  pour  Ciiampaigne,  et 
demanda  aux  artistes  nationaux  une  partie  des  tableaux  qui  devaient  déco- 
rer son  palais  de  Paris  et  sa  maison  de  Ruel.  Il  employa  Vouët,  donna  ainsi 
une  sorte  de  consécration  à  son  talent ,  lui  fournit  une  autorité  et  des  moyens 
d'action  tout  nouveaux  sur  l'école  de  peinture  qu'il  formait  alors. 


(i)  Sauvai,  AnliquiiÉs  de  Paris,  lom.  11 ,  iii-f'>,  pag.  i\.  Tricher  Dufresne  élail  le  correc- 
leur,  cl  Cramoisi  l'imprimeur  de  l'Imprimerie  royale.  —  De  Roquefort ,  Diclioiiu.  hist.  des 
Monnm, ,  pag.  67,  285. 


8'28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Par  rintelligence  et  par  les  armes,  la  France  de  Richelieu  sortit  donc 
d'un  rang  secondaire  pour  marcher  l'égale  des  premières  nations.  La  France 
de  Louis  XIV  devint  l'arbitre  de  l'Europe,  elle  accabla  tout,  et,  restée  seule 
sur  des  débris,  prit  un  essor  où  l'œil  peut  à  peine  la  suivre.  Mais  cette  gran- 
deur qu'il  fallait  modérer,  a  son  principe  dans  le  ministère  de  Richelieu. 

Parmi  ces  faits ,  beaucoup  ne  se  trouvent  pas  dans  le  livre  de  M.  Bazin  :  le 
développement  intellectuel,  la  marche  et  les  progrès  de  l'esprit  français  dans 
toutes  les  directions,  qui ,  à  notre  gré ,  devaient  être  largement  dessinés,  ne 
sont  indiqués  que  vaguement.  Quelques  évènemens  politiques  sont  saisis  à 
un  point  de  vue  qui  nous  semble  inexact.  Nous  citerons  pour  exemple  tout  ce 
qui  se  rattache  à  la  période  française  de  la  guerre  de  trente  ans.  M.  Bazin 
sent-il  et  fait-il  sentir  à  ses  lecteurs  l'importance  de  cette  série  entière  de 
faits?  Quelle  est  la  question  au  fond  de  la  lutte?  C'est  d'abaisser  les  deux 
branches  de  la  maison  d'Autriche,  c'est  de  délivrer  la  France  du  danger 
d'être  envahie  cinq  fois,  comme  sous  Charles-Quint,  ou  bien,  comme  sous 
Philippe  II,  d'être  réduite  en  province  espagnole  à  la  suite  d'un  quart  de 
siècle  d'anarchie  et  de  guerre  civile  entretenue  par  l'étranger;  c'est  de  faire 
passer  la  France,  de  cet  état  souvent  désastreux,  toujours  précaire,  à  l'état 
de  puissance  silre  de  son  indépendance,  et  partout  prépondérante;  c'est, 
enfin ,  de  donner  des  garanties  à  cette  nouvelle  et  glorieuse  situation ,  en 
assurant  la  liberté  politique  et  religieuse  de  l'Europe.  A  propos  des  sacri- 
fices que  Richelieu  imposait  momentanément  et  forcément  au  peuple  pour 
arriver  à  ce  résultat;  à  propos  d'une  sédition  excitée  en  Normandie, 
M.  Bazin  indique  quel  cas  il  fait  de  la  guerre  contre  la  maison  d'Au- 
triche, des  efforts  du  pays,  des  projets  du  cardinal.  «  C'était,  dit-il,  un 
«  soulèvement  de  gens  qui  prétendaient  avoir  faim ,  de  paysans  et  de  bour- 
«  geois  qui  ne  voulaient  pas  payer  la  taille,  sans  aucun  égard  pour  l'hon- 
«  neur  que  leur  apportaient  tant  d'armées  qui  guerroyaient  en  Italie,  en 
«  Flandre,  dans  l'Artois,  dans  la  Lorraine  et  devers  le  Roussillon.  »  Pré- 
senter sous  cet  aspect,  rappeler  avec  ce  dédain  et  cette  ironie  la  querelle 
qui  se  vidait  alors  entre  la  France  et  une  partie  de  l'Europe,  n'est-ce  pas  ré- 
duire le  génie  de  Richelieu  à  des  proportions  trop  mesquines? 

Nous  regrettons  encore  que  M.  Bazin  n'ait  pas  cité  ses  autorités.  L'his- 
toire est  une  science  :  Volney  prétendait  qu'on  pouvait  lui  donner  presque 
toujours  l'exactitude  et  la  rigueur  mathématiques.  Ne  pas  fournir  au  lecteur 
le  moyen  de  recourir  aux  originaux  ,  de  s'assurer  de  la  vérité  des  assertions 
de  l'historien,  c'est  ajourner  indéfiniment  le  jugement  public  sur  une  foule 
de  questions;  c'est  produire  une  suite  de  solutions  de  problèmes,  en  retran- 
chant les  calculs  et  les  données  qui  permettent  d'en  vérifier  et  d'en  pronon- 
cer l'exactitude.  Nous  nous  expliquons  d'autant  moins  la  suppression  des  cita- 
tions dans  le  livre  de  M.  Bazin,  qu'elle  est  condamnée  par  l'usage  contraire 
et  par  le  succès  des  plus  grands  historiens  de  notre  temps.  MM.  Guizot  et 
Thierry  ont-ils  rien  perdu,  le  premier  de  la  hauteur  de  ses  vues,  le  second  du 


HISTOIRE  DE  FRANCE.  829 

puissant  intérêt  de  sa  narration  et  de  la  nouveauté  de  ses  aperçus,  pour  avoir 
allégué  leurs  autorités? 

Nous  avons  terminé  une  désagréable  tâche ,  celle  de  signaler  les  imperfec- 
tions que  riiumaine  faiblesse  laisse  inévitablement  dans  toutes  ses  œuvres. 
Donnons  maintenant  au  travail  de  M.  Bazin  les  éloges  qu'il  mérite.  Son  livre 
est  composé  dans  un  rare  esprit  d'impartialité,  de  mesure,  de  justesse.  Il  ne 
se  constitue  ni  le  panégyriste,  ni  le  détracteur  des  hommes  et  des  choses, 
avec  l'intention  de  faire  triompher  une  opinion  ou  un  système  arrêtés  d'a- 
vance. Il  ne  juge  pas  et  ne  condamne  pas,  avec  les  idées  du  xix"  siècle,  les 
opinions  et  les  actes  des  hommes,  les  institutions  et  le  gouvernement  du 
commencement  du  xvii*.  Il  sait  que  chaque  temps  a  ses  qualités  et  ses  dé- 
fauts; il  reproduit  les  uns  et  les  autres  avec  intelligence  et  modération,  et  ne 
leur  impute  point  à  crime  de  n'être  pas  plus  modernes  qu'ils  ne  sont.  Il  ne 
cherche  pas  non  plus  dans  les  faits  autre  chose  que  ce  qu'ils  contiennent ,  et 
ne  les  tourmente  pas  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  produit  l'extraordinaire  et  le  bi- 
zarre. La  composition  et  la  narration  de  M.  Bazin  sont  sages  :  il  se  garde  bien 
d'en  élaguer  tout  ce  qui  ne  fait  pas  de  l'effet,  de  réduire  son  tableau  aux 
seules  couleurs  tranchées,  de  présenter  un  jeu  de  cartes  où  l'on  n'aurait 
laissé  que  les  ligures.  Le  temps,  les  découvertes,  les  publications  successives 
ont  mis  à  la  disposition  des  auteurs  de  nos  jours  des  renseignemens  qui  ont 
manqué  à  leurs  prédécesseurs.  Entre  ces  nombreux  secours,  je  ne  citerai  que 
les  dix  volumes  des  Mémoires  de  Richelieu,  publiés  pour  la  première  fois  en 
1823,  ouvrage  du  plus  grand  intérêt,  où  l'histoire  est  racontée  par  celui  qui 
l'a  faite  ou  dirigée.  M.  Bazin  s'est  servi  habilement  de  ces  nouveaux  docu- 
mens,  sans  négliger  les  anciens.  Il  n'a  pas  pris  peut-être  tout  ce  qu'ils  con- 
tiennent de  curieux  et  d'important;  mais  il  s'en  est  approprié  assez  pour  jeter 
une  vive  lumière  sur  plusieurs  parties  du  règne  de  Louis  XIII  et  du  minis- 
tère de  Richelieu,  et  pour  donner  à  son  livre  le  mérite  de  la  nouveauté.  Il 
choisit  ses  matériaux  avec  discernement  et  critique.  Au  lieu  de  se  jeter  dans 
les  particularités  sans  intérêt  où  se  noient  Levassor  et  Griffet,  au  lieu  de 
transcrire  en  entier,  comme  eux,  les  documens  qu'il  a  sous  les  yeux,  M.  Bazin 
n'y  prend  que  ce  qu'il  y  trouve  de  vraiment  important.  Une  ligne,  un  mot  de 
lui ,  disent  autant  et  quelquefois  plus  qu'une  page  in-quarto  du  réfugié  et  du 
jésuite.  Enfln  sa  narration,  toujours  claire  et  attachante,  est  relevée  souvent 
par  des  traits  d'un  esprit  de  bon  aloi  et  d'une  originalité  sans  affectation.  En 
résumé,  un  homme  d'infiniment  d'esprit  et  de  tact  a  employé  utilement  dix 
années  de  sa  vie  sur  un  sujet  de  la  plus  haute  importance. 

AUG.   POIESON 


REVUE 


LITTÉMIRE, 


GAMUIEJLJLJE, 
PAU    MADAME    ANGELOT. 


Le  roman  de  M'"*  Ancelot  obtiendra-t-il  le  même  succès  que  Marie?  Nous 
ne  le  croyons  pas,  et  nous  pensons  que  le  public,  en  se  montrant  plus  sévère 
pour  le  livre  que  pour  le  drame,  ne  se  rendra  pas  coupable  d'injustice.  Nous 
avons  dit,  il  y  a  deux  ans,  ce  que  signifiaient  pour  nous  les  applaudissemens 
donnés  à  Marie,  nous  dirons  avec  la  même  franchise ,  avec  la  même  liberté 
ce  que  signifient  les  éloges  prodigués  à  Gabrielle.  Nous  sommes  loin  assuré- 
ment de  nier  la  grâce  et  l'intérêt  du  sujet  choisi  par  M™*  Ancelot;  mais  il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  nous  prenions  au  sérieux  l'admiration  bruyante 
qui  accueille  son  roman.  II  y  a  dans  la  donnée  qu'elle  a  traitée  une  extrême 
simplicité,  et  c'est  là,  sans  doute,  un  mérite  dont  nous  devons  la  remercier; 
mais  les  ressorts  qu'elle  a  mis  en  oeuvre  sont  généralement  vulgaires,  et  nous 
ne  pouvons  consentir  à  voir  dans  Gabrielle  un  récit  digne  d'entrer  dans  la 
famille  littéraire.  Gabrielle,  nous  l'avouons  sincèrement,  ne  vaut  ni  plus  ni 
moins  que  Marie;  mais  le  lecteur  doit  se  montrer  moins  indulgent  que  le 
spectateur,  car  un  livre  est  une  œuvre  complète  par  elle-même,  et  que  chacun 
peut  juger  à  loisir  et  librement,  tandis  qu'un  drame,  si  maladroit  qu'il  soit 
en  sortant  des  mains  de  l'auteur,  se  transforme  en  paraissant  sur  la  scène , 


REVUE  LITTÉRAIRE.  831 

et  reçoit  de  l'acteur  une  seconde  vie.  C'est  pourquoi  Gahrielle ,  quoique  pour- 
vue de  toutes  les  qualités  qui  distinguent  iMarie,  n'aura  certainement  ni  la 
même  popularité,  ni  la  même  durée.  S'il  fallait  en  croire  l'amitié  complai- 
sante, Gabrielle  serait  un  chef-d'œuvre  du  premier  ordre;  il  serait  à  peine 
permis  d'en  discuter  la  conception  et  le  style.  Nous  ignorons  si  M""  Ancelot 
prend  au  sérieux  l'emphase  de  ces  éloges,  mais  il  nous  semble  que  la  cri- 
tique se  doit  à  elle-même  de  protester  de  toutes  ses  forces  contre  cette  in- 
dulgence exagérée.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  considérions  la  littérature 
dramatique  comme  un  genre  qui  peut  se  passer  de  style,  une  hérésie  si  mons- 
trueuse n'a  pas  besoin  de  réfutation  ;  toutefois  il  est  certain  que  le  style  d'un 
livre  doit  être  jugé  plus  sévèrement  que  le  style  d'une  pièce  de  théâtre.  Pour- 
quoi? Parce  qu'un  livre  ne  peut  se  recommander  que  par  son  seul  mérite, 
tandis  qu'une  pièce  de  théâtre  se  recommande  à  la  fois  par  son  mérite  et  par 
celui  de  l'acteur. 

Les  personnages  de  Gab/ieNe  se  divisent  en  trois  groupes,  la  famille  d'Yves 
de  Mauléon,  la  famille  de  Gabrielle,  et  la  famille  d'Éllénore.  La  grand'nière 
d'Yves  de  Mauléon,  la  marquise  de  Fontenay-Mareuil,  est,  à  notre  avis,  la 
meilleure  figure  du  livre;  M™^  Ancelot  a  réuni ,  dans  le  dessin  de  cette  figure, 
tout  ce  qu'elle  sait  du  monde  qui  s'en  va.  Il  y  a,  dans  le  caractère  de  la  mar- 
quise, un  mélange  d'orgueil  et  de  bonhomie  qui  charmera,  nous  en  sommes 
sûr,  les  adversaires  les  plus  entêtés  de  l'aristocratie.  Il  s'en  faut  de  beaucoup 
cependant  que  ce  personnage  puisse  entrer  en  comparaison  avec  les  person- 
nages-du  même  genre  créés  par  M'""'  de  Souza.  Il  n'y  a  rien ,  dans  la  marquise 
de  Fontenay-Mareuil,  qui  rappelle  la  grâce  exquise,  le  ton  excellent  d'Eii- 
gcnede  Uuthelin,  d'Adèle  de  Sénamjes,  de  la  Comtesse  de  Fargy.  Toutefois,  il 
y  aurait  de  l'injustice  à  méconnaître,  dans  la  grand'mère  d'Yves  de  Mauléon, 
une  dignité  ,  une  élégance ,  une  sagacité  qui  font  honneur  à  M"""  Ancelot.  Et 
quoique  Gabrielle  ne  soit  certainement  pas  supérieur  à  Marie ,  je  crois  pouvoir 
affirmer  que  Marie  n'offre  aucun  personnage  comparable,  pour  la  vérité,  à 
la  marquise  de  Fontenay-Mareuil.  Tout  en  regrettant  le  passé ,  tout  en  pro- 
fessant pour  les  principes  de  la  société  nouvelle  un  dédain  obstiné ,  la  vieille 
marquise  ne  se  croit  pas  dispensée  de  réfléchir  sur  les  causes  des  changemens 
dont  elle  est  témoin.  Si  la  réflexion  ne  réussit  pas  à  la  réconcilier  avec  le 
présent,  elle  la  dispose  du  moins  à  l'indulgence.  Elle  ne  dissipe  pas  ses  re- 
grets ;  mais  en  lui  montrant  les  côtés  faibles  de  la  société  nouvelle ,  elle  l'af- 
fermit dans  la  résignation.  Si  l'aristocratie  est  perdue  sans  retour  avec  la 
monarchie  absolue,  il  reste  une  consolation  à  l'aristocratie,  c'est  de  spéculer 
sur  la  vanité  delà  bourgeoisie  enrichie;  consolation  inoffensive  qui  ne  va  pas 
jusqu'à  l'oubli  du  passé ,  mais  qui  suffit  aux  esprits  calmes ,  aux  cœurs  tièdes, 
et  dont  la  marquise  tire  bon  parti.  Que  faire  d'un  nom  sans  richesse.^  Chercher 
une  famille  qui  soit  en  quête  d'un  nom ,  à  qui  les  plaisirs  de  la  richesse  ne 
suffisent  pas ,  qui  veuille  se  donner  un  blason  ;  faire  alliance  avec  les  hommes 
nouveaux,  avec  les  parvenus.  C'est,  en  effet,  le  parti  auquel  s'arrête  la  mar- 
quise. M™"  Ancelot  a  trouvé,  pour  peindre  les  combats  intérieurs  de  cette  ame 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partagée  entre  l'avenir  d'un  fils  et  la  crainte  de  déroger,  des  traits  pleins  de 
finesse.  Je  ne  lui  ferai  qu'un  reproche ,  c'est  d'insister  sur  la  physionomie  de 
la  vie  aristocratique  avec  un  soin  trop  minutieux.  Pour  l'intelligence  complète 
de  ce  reproche,  je  la  renvoie  aux  romans  de  M""*  de  Souza.  En  relisant  Eu- 
gène (le  RoihcUn,  elle  verra  que  l'aristocratie  n'appelle  jamais  l'attention  sur 
le  prix  des  choses  qu'elle  croit  nécessaires.  Elle  ne  conçoit  pas  la  vie  sans 
équipages,  sans  château;  en  révélant  le  prix  d'un  cheval,  d'un  harnais,  elle 
manque  à  ses  habitudes,  elle  cesse  d'être  elle-même.  A  part  cette  objection 
que  je  crois  fondée,  le  personnage  de  la  marquise  me  semble  une  création 
très  heureuse.  Le  comte  de  Rhinville,  placé  près  de  la  marquise,  quoique 
tracé  avec  moins  de  précision ,  n'est  cependant  pas  sans  valeur.  Son  égoïsme 
est  plein  de  vérité.  Quant  au  duc  Yves  de  Mauléon  ,  petit-fils  de  la  marquise 
de  Fontenay-Mareuil ,  j'avoue  humblement  qu'il  faudrait,  pour  le  juger  d'une 
façon  complète ,  savoir  bien  des  choses  que  j'ignore,  et  que,  sans  doute,  j'i- 
gnorerai toujours.  Le  jeune  duc  est  membre  du  club  des  jockeys;  or  je 
n'ai  jamais  pénétré  dans  le  club  des  jockeys ,  et  je  ne  possède  pas  le  plus  mince 
renseignement  sur  les  mœurs  de  ce  monde  exclusif.  Il  m'est  donc  impossible 
de  décider  si  M"""  Ancelot  a  peint  fidèlement  ou  infidèlement  les  habitudes  et 
les  principes  de  ce  club  célèbre.  .T'avoue  franchement  mon  incompétence , 
et  je  me  contente  de  résumer  en  peu  de  mots  les  profits  qu'Yves  de  IMauléon 
a  retirés  de  son  affiliation  au  club  des  jockeys  :  il  a  mangé,  en  quatre  ans, 
quatre  cent  mille  francs ,  c'est-à-dire  son  patrimoine  entier.  C'est  une  baga- 
telle, sans  doute,  pour  le  descendant  d'une  illustre  famille;  mais  je  crois 
cependant  que  le  jeune  duc  ne  tiendrait  pas  une  Seconde  fois  la  gageure,  et 
que,  s'il  pouvait  revenir  à  la  première  année  de  sa  majorité,  il  ne  se  pro- 
mettrait plus  de  dévorer  en  quatre  ans  le  dernier  débris  de  la  fortune  de  sa 
famille.  Car,  grâce  à  cette  promesse  imprudente,  trop  fidèlement  tenue,  il 
se  trouve,  à  vingt-six  ans,  sans  ressources  pour  persévérer  dans  l'oisiveté, 
sans  talens  qui  puissent  lui  donner  un  rang  dans  le  monde,  et,  qui  pis  est, 
sans  l'énergie  nécessaire  pour  apprendre  ce  qui  lui  manque ,  inutile  au 
monde,  inutile  à  lui-même,  placé,  par  conséquent,  au  dernier  rang  de  la 
société.  C'est,  à  coup  sûr,  une  triste  condition,  et  je  crois  que  le  duc  de 
Mauléon  souhaiterait  de  grand  cœur  que  toutes  ses  folies  fussent  encore  en 
projet.  Tel  qu'il  est  cependant,  ruiné,  dépravé  par  l'oisiveté,  inhabile  à 
tous  les  genres  de  travail,  le  duc  de  Mauléon  ne  manque  ni  de  clairvoyance, 
ni  de  fierté.  Il  mesure  d'un  œil  sûr  toute  la  profondeur  de  l'abîme  où  il  est 
tombé,  il  interroge  sans  effroi  la  pauvreté  qu'il  s'est  faite,  et  avant  de  se 
résigner  à  l'alliance  que  sa  grand'mère  lui  propose,  son  orgueil  se  révolte 
plus  d'une  fois.  Mais  sa  résistance  n'est  ni  assez  longue ,  ni  assez  vigoureuse 
pour  le  réhabiliter.  Il  cède  trop  vite,  il  embrasse  trop  facilement  le  parti 
qui  d'abord  lui  semblait  indigne  de  lui.  Après  avoir  calculé  la  honte ,  la  lâ- 
cheté d'une  mésalliance,  il  se  presse  trop  de  signer  ce  qu'il  appelait  la  veille 
son  déshonneur.  Aussi  je  n'hésite  pas  à  considérer  le  duc  de  Mauléon  comme 
un  personnage  inférieur  à  la  marquise  de  Fontenay-Mareuil. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  833 

Madame  Rémond ,  qui  sous  une  plume  plus  habile  aurait  pris  sans  doute 
une  véritable  valeur  comique ,  est  devenue,  sous  la  plume  de  M""'"  Ancelot, 
une  figure  très  vulgaire ,  une  caricature  digne  de  M.  Paul  de  Kock.  Il  y  a  sans 
doute  dans  M"""  Rémond  un  fonds  de  vérité ,  mais  cette  vérité  est  présentée 
d'une  façon  si  triviale ,  chaque  détail  est  retracé  avec  si  peu  de  choix ,  avec 
une  fidélité  si  brutale ,  que  le  rire  fait  bientôt  place  à  la  répugnance.  Ce 
personnage,  avec  sa  grosse  gaieté,  sa  franche  tendresse,  déride  rarement 
le  lecteur,  et  ne  l'émeut  presque  jamais.  Il  paraît  cependant  réunir  toutes 
les  conditions  nécessaires  pour  produire  cette  double  impression  ;  mais  on 
rencontre  à  chaque  page  des  détails  de  toilette  qui  détruisent  l'effet  pro- 
duit par  la  tendresse  et  la  gaieté  de  M""**  Rémond.  Il  est  possible  que  ces 
détails  soient  pleins  de  vérité ,  mais  pour  les  bien  juger  il  faudrait  prendre 
l'avis  d'une  lingère,  d'une  couturière  et  d'une  modiste;  l'étude  atten- 
tive de  la  bourgeoisie  enrichie  ne  saurait  suffire.  Quant  à  moi ,  je  me  ré- 
cuse. En  traçant  le  portrait  de  la  marquise,  M™"  Ancelot  a  eu  le  tort 
d'insister  trop  souvent  sur  l'aspect  de  la  vie  élégante  ;  en  dessinant  M""'  Ré- 
mond ,  elle  a  le  tort  non  moins  grave  de  nous  signaler  les  ridicules  de  ce 
dernier  personnage ,  comme  pourrait  le  faire  une  femme  habituée  à  tailler 
des  guimpes,  à  monter  des  collerettes  :  c'est  ce  que  j'appellerai  une  vérité 
trop  vraie.  Toutes  ces  données ,  dont  je  ne  veux  pas  contester  la  valeur  ab- 
solue, impriment  au  caractère  de  M™*"  Rémond  une  trivialité  indigne  du 
roman.  Les  rubans ,  le  châle  et  le  chapeau  que  lui  prête  M™"  Ancelot  seraient 
peut-être  applaudis  sur  un  théâtre  de  boulevard ,  mais  dans  un  livre  ils  me 
paraissent  déplacés.  Je  dois ,  pour  être  juste ,  ajouter  que  M™"  Piémond ,  à 
son  lit  de  mort ,  ne  manque  ni  de  grandeur,  ni  de  dignité.  Tant  que  sa  va- 
nité seule  était  en  scène ,  elle  était  plus  puérile  que  comique  ;  les  caresses 
qu'elle  prodiguait  à  sa  fille ,  tout  en  attestant  la  bonté  de  son  cœur,  ne 
réussissaient  pas  à  nous  attendrir.  A  ses  derniers  momens,  lorsqu'elle  jette 
un  regard  inquiet  sur  la  destinée  de  sa  fille ,  lorsqu'elle  se  reproche  d'avoir 
joué  le  bonheur  de  Gabrielle  pour  satisfaire  sa  vanité ,  elle  trouve  des  accens 
vrais ,  des  paroles  qui  nous  émeuvent  profondément.  Le  dirai-je  cependant  ? 
les  derniers  momens  de  M™"  Rémond  produiraient  un  effet  plus  sûr,  s'ils 
étaient  racontés  plus  simplement.  Le  désir  de  montrer,  en  toute  occasion , 
la  connaissance  complète  de  son  modèle ,  entraîne  M'"*'  Ancelot  au-delà  des 
traits  strictement  nécessaires ,  et  gâte  parfois  les  lignes  les  plus  heureuses , 
les  contours  les  plus  habiles  ;  avec  moins  d'efforts ,  elle  nous  eût  offert  un 
tableau  plus  clair  et  plus  pathétique. 

Gabrielle  est  dessinée  avec  moins  de  bonheur  et  d'habileté  que  sa  mère. 
Elle  ne  pèche  pas  par  la  trivialité,  comme  M"""  Rémond;  mais,  malgré  le 
rôle  important  qui  lui  est  confié,  elle  n'a  rien  de  précis,  rien  qui  la  dis- 
tingue nettement  de  toutes  les  filles  de  son  âge  placées  dans  une  condition 
différente.  Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  il  est  impossible  de  trouver 
dans  Gabrielle  le  type  d'une  jeune  fille  élevée  loin  des  salons,  ignorante  et 
sauvage.  M"'"  Ancelot  nous  parle  souvent  du  caractère  de  Gabrielle;  il 

TOMK    \\  II.  —  S^PPI.H;ME^T.  J3 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  arrive  rarement  de  nous  le  montrer.  A  proprement  parler,  le  caractère  de 
Gabrielle  est  une  espèce  de  programme  que  l'auteur  a  négligé  de  remplir. 
jyjme  ^ncelot  uous  dit  bien  que  Gabrielle,  malgré  son  ignorance,  est  pleine 
de  délicatesse,  qu'elle  devine  les  sentimens  les  plus  élevés,  qu'elle  franchit 
en  un  jour  l'intervalle  qui  la  sépare  du  monde  qu'elle  n'a  jamais  entrevu  ;  mais 
cette  délicatesse,  cette  élévation  de  sentimens,  tarde  long-temps  à  se  faire 
connaître.  Cependant,  lorsqu'elle  éclate,  lorsqu'une  fois  aux  prises  avec  la  vie 
réelle  elle  fait  face  au  danger,  elle  ne  manque  jamais  de  nous  charmer.  11 
est  fâcheux  que  M™"  Ancelot,  en  dessinant  Gabrielle  comme  en  dessinant 
]y|me  Rémond,  se  soit  crue  obligée  d'insister  sur  tous  les  détails  visibles  de 
son  modèle.  Elle  nous  parle  trop  souvent  du  corsage  viril  de  Gabrielle ,  de 
l'ardeur  de  son  regard ,  de  la  forme  de  ses  pieds  et  de  ses  mains.  .Te  suis  plein 
d'estime  pour  les  pieds  andalous ,  pour  les  doigts  en  amande ,  pour  les  yeux 
longs  et  les  regards  voilés;  mais  tous  ces  détails,  qui  me  charment  dans  un 
tableau,  qui  me  plaisent  dans  une  vignette  anglaise,  m'intéressent  médio- 
crement dans  un  récit.  La  femme  la  plus  belle  ne  veut  pas  être  décrite  comme 
un  cheval  pur  sang,  et  malheureusement  M™"  Ancelot,  en  peignant  Ga- 
brielle, a  tenu  trop  constamment  à  nous  montrer  son  savoir.  Elle  semble 
oublier  qu'elle  nous  raconte  l'histoire  d'un  ménage,  et  se  laisse  aller  à  des 
paroles  qui  n'ont  aucune  valeur  poétique.  Souvent  sa  prédilection  pour  l'aris- 
tocratie l'entraîne  bien  au-delà  de  la  vérité.  Malgré  les  complimens  adressés 
à  Byron  pendant  son  premier  voyage,  je  crois  que  la  blancheur  et  la  petitesse 
des  mains  ne  sont  pas  le  partage  exclusif  d'une  haute  naissance  ;  à  ce  compte , 
il  y  aurait  bien  des  grands  seigneurs  roturiers.  D'ailleurs ,  lors  même  que 
cette  remarque  serait  absolument  vraie,  elle  n'aurait  aucune  importance. 
M"'"^  Ancelot  a  donc  eu  tort  de  nous  parler  des  mains  de  Gabrielle  comme  de 
nous  parler  des  meubles  de  la  marquise  et  des  rubans  de  M""  Rémond.  Ici 
encore  elle  a  péché  par  un  excès  de  réalité.  JNous  connaissons  trop  la  personne 
de  Gabrielle,  nous  ne  connaissons  pas  assez  le  cœur  qui  dirige  sa  conduite. 
Le  personnage  de  M.  Simon  a  le  malheur  très  grave  de  n'être  pas  néces- 
saire, d'être  à  peine  utile.  Le  roman  se  passerait  très  bien  de  jM.  Simon. 
L'auteur  nous  répondra  sans  doute  que  M.  Simon  établit  entre  la  marqui.se 
de  Fontenay-Mareuil  et  M'"''  Rémond  des  relations  qui ,  sans  lui ,  auraient 
grand'  peine  à  se  nouer.  Cette  réponse  est  loin  de  nous  satisfaire  ,  et  tout  en 
reconnaissant  que  M.  Simon  hâte  le  rapprochement  des  deux  familles,  nous 
persistons  à  croire  qu'il  est  de  trop  dans  le  roman.  Admettons  un  instant 
qu'il  soit  indispensable;  admettons  que  l'action  ne  puisse  marcher  sans  lui. 
A  quoi  bon  faire  de  lui  un  héros  de  mélodrame  ?  A  quoi  bon  jeter  sa  haine, 
sa  vengeance  et  ses  remords  au  milieu  d'un  récit  consacré  à  la  peinture  d'un 
ménage?  Le  personnage  de  M.  Simon,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  utile  ou  in- 
utile à  l'action ,  tel  que  l'a  conçu  M'"""  Ancelot ,  est  un  véritable  hors-d'œuvre. 
Quelle  que  soit  la  valeur  de  son  intervention,  ses  souffrances,  sa  lâcheté, 
ses  remords,  sont  sans  profit  pour  l'histoire  d'Yves  et  de  Gabrielle.  Ce  placage 
qui  frappera  tous  les  yeux  ralentit  le  récit  et  altère  la  simplicité  primitive  de 


REVUE  LITTÉRAIRE.  835 

la  donnée  choisie  par  M'"*"  Ancelot.  Dès  que  !M.  Simon  entre  en  scène,  l'in- 
térêt languit,  l'attention  est  distraite,  la  curiosité  fait  place  à  l'impatience. 
D'ailleurs  ses  remords  choisissent  parfois  pour  se  révéler  de  singulières  occa- 
sions. Ainsi,  par  exemple,  au  moment  où  il  retrouve  sa  fille,  qu'il  croyait 
perdue  sans  retour,  au  moment  où  il  la  surprend  en  tête-à-tête  avec  le  duc 
de  Mauléon ,  qui  l'a  sauvée  du  suicide ,  il  oublie  la  joie  que  doit  lui  causer  le 
salut  de  sa  fille,  l'inquiétude  que  doit  lui  inspirer  son  honneur.  Pourquoi? 
Pour  raconter  son  histoire  au  duc  de  Mauléon.  Je  ne  connais  rien  de  com- 
parable à  cette  scène ,  si  ce  n'est  le  Thésée  de  Sénèque  demandant  comment 
était  fait  le  monstre. 

Ellénore ,  fille  de  M.  Simon ,  ressemble  à  toutes  les  jeunes  filles  amoureuses 
et  dédaignées  ;  sa  pâleur  et  ses  larmes  réussissent  difficilement  à  nous  atten- 
drir, car  elle  paraît  assez  souvent  pour  troubler  le  bonheur  de  Gabrielle ,  et 
trop  rarement  pour  nous  faire  comprendre  ses  souffrances.  J'adresserai  le 
même  reproche  aux  regrets  et  à  la  perfidie  de  M'"'"  de  Savigny.  Ce  dernier 
personnage  est  assez  méchant  pour  mériter  notre  haine  ;  mais  nous  avons 
peine  à  comprendre  sa  méchanceté ,  car  nous  n'avons  pas  assisté  à  ses  souf- 
frances, et  nous  ne  voyons  en  lui  que  le  type  de  la  vengeance  et  de  la  lâcheté. 

Je  ne  dis  rien  de  George  Rémond,  cousin  de  Gabrielle,  ni  de  Henri  de 
Marcenay,  compagnon  de  plaisir  d'Yves  de  Mauléon,  car  ces  deux  personnages 
sont  plus  qu'épisodiques ;  ils  pourraient  disparaître  impunément;  personne 
ne  songerait  à  signaler  leur  absence.  * 

La  fable  inventée  par  M™^  Ancelot  manque  surtout  de  rapidité.  Chaque 
chapitre  pris  en  lui-même  n'a  rien  de  languissant,  mais  comme  chacun  de 
ces  chapitres  est  précédé  d'un  exorde  particulier,  le  récit  marche  lentement. 
Les  différens  momens  de  l'action  ne  sont  pas  unis  entre  eux  assez  étroite- 
ment. L'auteur  a  la  respiration  courte  et  reprend  haleine  sans  aucun  artifice. 
C'est  là  certainement  un  défaut  très  grave  ;  malheureusement  ce  n'est  pas  le 
seul  que  nous  ayons  à  signaler  dans  le  roman  de  M™"  Ancelot.  Les  scènes 
qui  préparent  le  mariage  d'Yves  et  de  Gabrielle  sont  généralement  remplies 
de  lieux  communs.  Après  une  conversation  entre  la  marquise  de  Fontenay- 
Mareuil  et  le  comte  de  Rbinville  sur  la  ruine  de  la  noblesse  et  la  déchéance 
politique  des  femmes,  nous  avons  une  conversation  entre  Ellénore  et  Ga- 
brielle sur  les  mensonges  du  monde  ,  sur  l'avenir  des  jeunes  filles  sincères , 
sur  la  jalousie  des  femmes  entre  elles,  sur  la  beauté,  sur  les  passions,  sur 
la  sécheresse  de  cœur.  Tous  ces  sujets  n'ont  rien  d'absolument  ingrat,  mais 
il  faudrait  pour  les  animer,  pour  les  rajeunir,  une  délicatesse,  une  vivacité, 
dont  M™*  Ancelot  ne  possède  pas  le  secret.  Le  chapitre  qu'elle  a  nommé  : 
Confidences  déjeunes  filles,  est  écrit  d'un  style  lourd  et  pâteux,  avec  une  grande 
prétention  à  la  légèreté  ;  et  sans  la  signature  insérée  à  la  première  page  du 
livre,  nous  ne  croirions  jamais  que  ces  confidences  eussent  été  tracées  par  la 
plume  d'une  femme  :  car  elles  n'apprennent  rien  aux  hommes,  et  je  suis  sûr  que 
les  pensionnats  et  les  couvens  de  jeunes  filles  n'ont  jamais  rien  dit  de  pareil 

53. 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  plaisirs  et  les  dangers  du  inonde.  La  première  entrevue  d'Yves  et  de 
Gabrielle,  en  présence  de  M"""  Rémond  et  de  la  marquise  de  Fontenay,  est 
racontée  habilement  ;  mais  je  reprocherai  au  récit  de  cette  entrevue  une  vé- 
rité trop  officielle.  On  voit  trop  clairement  que  M"""  Ancelot  tient  à  dessiner 
ses  personnages  ;  quoique  les  acteurs  ne  posent  pas ,  on  voudrait  les  voir 
vivre  et  parler  plus  naturellement ,  et  ne  pas  s'attacher  à  dire  ce  qui  doit 
achever  de  nous  les  faire  connaître.  Le  procédé  successif  employé  par  Fau- 
teur dans  la  composition  de  son  roman  rendait  cet  inconvénient  à  peu  près 
inévitable.  Son  livre  n'étant  pas  conçu  d'un  seul  jet ,  il  était  bien  difficile  que 
les  détails  ne  fussent  pas  exagérés ,  et  c'est,  en  effet,  ce  qui  arrive.  Le  repas 
de  noces ,  et  les  plaisanteries  grivoises  de  M'"*"  Rémond  ont  le  même  défaut 
que  la  première  entrevue  ,  et  ce  défaut  doit  être  attribué  à  la  même  cause. 
Le  véritable  sujet  du  livre  n'e.st  pas  dans  l'opposition  de  la  marquise  de  Fon- 
tenay et  de  M""  Rémond ,  de  l'élégance  aristocratique  et  de  la  gaieté  bour- 
geoise ;  si  l'auteur  juge  à  propos  d'admettre  ce  contraste  parmi  les  élémens 
de  son  tableau,  il  ne  doit  pas  oublier  un  seul  instant  le  rang  qui  appartient 
à  ce  détail  secondaire.  M""^^  Ancelot,  en  nous  racontant  le  repas  de  noces, 
a  exagéré  l'importance  et  le  ridicule  de  la  grosse  gaieté,  et,  sans  amener  le 
rire  sur  les  lèvres,  elle  retarde  le  début  de  l'action  principale. 

La  scène  qui  termine  la  journée  était  certainement  la  plus  difficile  de  l'ou- 
vrage, et  nous  devons  tenir  compte  de  cette  circonstance  pour  juger  la  ma- 
nière dont  M""*"  Ancelot  l'a  traitée.  Il  fallait  pour  la  rendre  une  rare  délica- 
tesse ;  la  hardiesse  poussée  trop  loin  pouvait  devenir  dangereuse.  L'auteur 
n'a  pas  franchi  les  limites  que  le  goût  lui  traçait ,  mais  il  n'a  évité  le  péril 
qu'il  avait  aperçu  qu'en  se  jetant  dans  le  mélodrame.  La  scène  où  Gabrielle 
fait  comprendre  au  duc  de  Mauléon  le  néant  des  droits  que  la  loi  et  l'église 
lui  donnent  sur  elle,  est  racontée  par  M'""  Ancelot  d'une  façon  vulgaire.  Ga- 
brielle ,  nous  sommes  forcé  de  le  dire ,  n'est  ni  chaste ,  ni  impudique,  ni  fière, 
ni  indignée;  elle  se  drape,  elle  se  pose  en  héroïne,  elle  se  défend  avant  d'être 
attaquée,  et  lorsque  Yves  de  Mauléon  quitte  la  chambre  de  sa  femme,  nous 
le  voyons  partir  comme  nous  l'avons  vu  entrer,  sans  émotion.  La  difficulté 
était  grande,  je  le  reconnais;  n'espérant  pas  la  vaincre.  M™"  Ancelot  l'a  élu- 
dée. La  vie  des  deux  époux ,  pendant  les  six  mois  qui  précèdent  leur  récon- 
ciliation, n'offrait  pas  les  mêmes  écueils;  aussi  cette  partie  est-elle  la  meil- 
leure de  l'ouvrage.  Cependant  je  reprocherai  à  M"'^  Ancelot  d'avoir  rempli 
le  chapitre  des  visites  de  noces ,  de  portraits  trop  nombreux ,  et  surtout  d'a- 
voir mis  en  scène  très  inutilement  l'historien  des  Stuarts  et  l'auteur  de  René, 
qui,  sans  doute,  ne  prévoyaient  pas  cette  épreuve.  Que  la  marquise  de  Fon- 
tenay-Mareuil  mette  sous  les  yeux  de  Gabrielle  le  tableau  de  la  révolution 
anglaise ,  les  souffrances  d'Amélie  et  de  René ,  rien  de  mieux  ;  mais  je  ne 
comprends  pas  qu'elle  se  croie  obligée  de  mener  sa  belle-fille  rue  de  la 
Ville-l'Évêque,  rue  d'Enfer,  à  l'Abbaye-aux-Bois ,  pour  compléter  son  éduca- 
tion. C'est  une  puérilité  qui  touche  à  la  niaiserie.  Gabrielle  se  montre  dis- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  837 

crête  et  généreuse;  elle  cache  son  malheur  à  sa  mère,  à  la  marquise,  et  at- 
tend, pour  rappeler  son  mari,  qu'il  soit  devenu  digne  de  son  amour.  ÎNi  les 
taquineries  de  M""*  de  Savigny,  ni  l'affection  dévouée  de  George,  ni  l'absence 
de  son  mari,  ni  la  certitude  qu'il  est  aimé  d'EUénore  et  qu'il  l'aime,  ne  peu- 
vent la  détourner  de  son  courageux  projet.  Sa  conduite  est  pleine  de  gran- 
deur et  de  simplicité.  Les  derniers  momens  de  M"^  Rémond,  ses  adieux  à  sa 
fille  et  à  son  gendre ,  rachètent  en  partie  les  détails  minutieux  dans  lesquels 
IM"'"  Ancelot  s'est  trop  complue  en  dessinant  ce  personnage.  Mais  la  dernière 
scène  du  roman,  celle  où  les  deux  époux  s'avouent  leur  amour  mutuel,  est 
d'une  longueur  désespérante,  pleine  de  déclamations,  et  digne  en  tout  point 
de  figurer  dans  un  mélodrame.  La  lune  et  les  nuages  jouent  dans  cette  scène 
un  rôle  beaucoup  trop  important.  La  réunion  des  deux  époux  ressemble  pres- 
que à  un  accident,  tant  elle  est  mal  préparée;  et  l'arrivée  inopinée  de  George 
Rémond ,  de  Henri  de  Marcenay  et  de  M"'"  de  Savigny,  loin  d'encadrer  ce 
mutuel  aveu ,  fait  tache  dans  le  tableau.  Une  coquette  et  un  chevalier  d'in- 
dustrie arrivent  toujours  mal  à  propos  au  milieu  d'une  scène  de  tendresse. 
Quant  a  la  présence  de  George  Rémond,  nommé  député  sans  qu'on  sache 
trop  pourquoi ,  probablement  en  récompense  des  drames  admirables  qu'il  a 
donnés  au  Théâtre-Français,  c'est  un  hors-d'œuvre  inexplicable,  et  rien  de 
plus. 

Si,  après  avoir  achevé  la  lecture  de  GabrieUe,  on  se  demande  quel  est  le 
caractère  de  ce  livre ,  on  est  forcé  de  s'avouer  qu'il  y  a  dans  l'œuvre  nouvelle 
de  M"""  Ancelot  des  meubles,  des  chevaux,  du  velours,  du  satin,  des  mots 
fins ,  des  reparties  malignes ,  mais  que  la  pensée  y  tient  peu  de  place ,  et  que 
le  cœur  n'y  parle  presque  jamais. 

Gustave  Planche. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


M  mars  <839. 

En  convoquant  les  collèges  électoraux,  le  ministère  du  15  avril  a  rempli 
le  dernier  de  ses  devoirs ,  et  fait  un  acte  utile  dont  nous  voyons  déjà  les  ré- 
sultats. Un  ministère  soutenu  par  une  majorité  qui  voulait  le  maintien  de  la 
paix  et  des  principes  politiques  du  13  mars,  ne  pouvait  abandonner  le  pou- 
voir à  des  partis  qui  professaient  hautement  des  principes  contraires.  Les 
élections  avaient  donc  un  double  but  :  elles  devaient  ou  maintenir  le  minis- 
tère du  15  avril,  et  avec  lui  la  paix  de  l'Europe,  ou  forcer  ses  adversaires  à 
revenir  aux  principes  dont  ils  s'étaient  écartés.  A  défaut  du  premier  résultat, 
le  second  s'est  trouvé  pleinement  atteint;  car  un  grand  nombre  de  députés 
de  la  coalition  n'ont  été  réélus,  les  uns  qu'en  subissant  les  remontrances 
de  leurs  électeurs,  et  les  autres  qu'en  reniant  la  coalition  dont  ils  avaient 
fait  partie.  La  majorité  ne  s'est  pas  trouvée  acquise  au  ministère  dans  les 
élections,  et  l'on  ne  peut  nier  qu'elles  n'aient  ramené  un  plus  grand  nombre 
de  députés  de  l'opposition  dans  la  chambre  ;  mais  la  plupart  d'entre  eux 
ont  été  élus,  quoique  membres  de  la  coalition ,  et  l'un  des  plus  ardens  a  été 
même  forcé  de  déclarer  devant  les  électeurs  qu'il  pouvait  s'ctrc  iromjjé.  Le 
ministère  du  15  avril,  en  se  retirant,  aura  donc  assuré  le  maintien  du  sys- 
tème de  paix  et  de  modération,  et,  en  cela,  comme  nous  le  disions,  il  a 
rendu  un  dernier  service  à  la  France. 

Que  s'est-il  donc  passé  dans  les  élections ,  que  le  langage  des  journaux  de 
la  coalition  est  devenu  tout  à  coup  si  modéré  et  si  pacifique?  Voyez  celui  de 
ses  organes  qui  attaquait  le  plus  vivement  le  traité  des  24  articles,  qui  qua- 
lifiait d'acte  inepte  l'observation  de  la  garantie  donnée  par  la  France;  aujour- 
d'hui ,  il  se  hâte  d'adresser  aux  Belges  le  conseil  d'en  finir,  en  acceptant  le 
traité.  «  Pour  les  peuples  comme  pour  les  individus,  leur  dit-il,  il  faut  savoir 
se  résigner,  car  à  côté  du  mal  il  y  a  le  pire.  »  Agir  autrement  ce  serait,  au 
dire  du  conseilleur,  manquer  d'intelligence  et  se  bercer  d'illusions,  et  un 
ajournement ,  ajoute-il ,  empirerait  le  mal  sans  qu'il  fût  possible  d'y  porter 
remède.  Que  vont  dire  les  représentans  belges  qui  prolongeaient  la  discussion 
du  traité  dans  l'espoir  qu'un  nouveau  ministère,  sorti  de  la  coalition ,  vien- 
drait les  aider  à  repousser  la  décision  de  la  conférence.^  Ceux  dont  ils  atten- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  839 

daient  l'appui  les  abandonnent  à  leur  tour,  et  le  parti  qui  se  dispose  à  prendre 
le  pouvoir  ne  trouve  rien  à  faire  pour  la  Belgique ,  après  le  ministère  du 
15  avril  ! 

Encore  une  fois ,  que  s'est-il  passé  pour  que  le  langage  du  gouvernement 
soit  devenu  tout  à  coup  le  langage  de  ceux  qui  s'étaient  faits  ses  plus  violens 
adversaires?  Est-ce  bien  l'opposition  de  gauche  qui  annonce  avec  complai- 
sance que  les  opinions  pacifiques  prennent  chaque  jour  plus  de  consistance 
et  d'autorité  en  Belgique  ?  C'est  la  coalition  qui  s'indignait  à  la  seule  idée  de 
laisser  séparer  du  royaume  de  Belgique  le  Limbourg  et  le  Luxembourg,  ces 
barrières  de  la  France;  c'est  la  coalition  qui  fait  remarquer  que  les  intérêts 
matériels  ont  déjà  trop  souffert  en  Belgique  de  la  résistance  au  traité ,  et  qui 
s'effraie  d'une  collision  où  pouvait,  dit-elle,  périr  la  nationalité  belge!  Il  est 
vrai  que  l'organe  du  centre  gauche  ajoute  que  le  mal  est  fait,  qu'il  est  trop 
tard,  et  qu'un  cabinet  du  centre  gauche  eût  pris  bien  autrement  en  main  les 
affaires  de  la  Belgique  !  Mais  ce  n'est  là  qu'une  précaution  oratoire  à  l'égard 
des  Beiges,  car  la  coalition  déclarait,  il  y  a  bien  peu  de  temps  encore,  que 
les  traités  désastreux  ne  sauraient  lier  la  France;  et  ce  n'est  pas  une  signa- 
ture non  suivie  d'effet  qui  pourrait  l'arrêter  dans  ses  bonnes  intentions  pour 
les  Belges,  si  elle  avait  dessein  de  repousser  le  traité  des  24  articles.  La  vé- 
rité est  qu'en  approchant  du  pouvoir  les  idées  se  modèrent,  et  que  les  pen- 
chans  pacifiques  des  électeurs  ont  diminué  l'ardeur  d'un  grand  nombre  de 
leurs  mandataires,  à  ce  point  que  les  partisans  du  dernier  cabinet  ne  parle- 
raient pas  autrement  que  ne  font  aujourd'hui  ceux  qui  le  combattaient. 

Nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  voir  surgir  de  la  coalition  le  minis- 
tère fort ,  national ,  parlementaire  et  appuyé  sur  une  majorité  imposante ,  que 
nous  promettent,  chaque  jour,  les  feuilles  de  l'ancienne  opposition,  même 
en  avouant  les  difficultés  qu'elle  éprouve  à  former  un  ministère.  Après  toutes 
les  secousses  données  au  gouvernement  par  la  coalition ,  la  France  aurait  be- 
soin d'un  tel  ministère  en  effet,  mais  nous  le  désirons  sans  l'espérer,  et  il  nous 
semble  que  les  ministres  futurs  se  trouvent  déjà  un  peu  embarrassés  de  leur 
programme.  Qui  s'oppose  à  la  formation  d'un  ministère,  depuis  quelques 
jours  que  les  conférences  ont  commencé  à  ce  sujet?  Les  anciens  titulaires 
ont-ils  mis  des  entraves  à  l'entrée  de  leurs  successeurs?  A-t-on  jamais  vu  des 
ministres  se  retirer  plus  franchement  des  affaires ,  et  s'effacer  plus  honorable- 
ment pour  faire  place  aux  ambitions  de  ceux  qui  se  présentent  pour  leur 
succéder.  D'où  viennent  donc  les  difficultés  qui  nous  sont  révélées  par  les 
feuilles  de  la  coalition  elle-même?  Si  une  grande  et  imposante  majorité  s'était 
levée,  dans  les  élections,  pour  un  parti,  il  l'eût  facilement  emporté  sur  les 
prétentions  des  autres  partis  coalisés.  Mais  les  élections  n'ont  pas  donné  ce 
résultat,  et  il  ne  se  trouvera,  dans  la  chambre,  de  majorité  que  pour  ceux 
qui  adopteront  les  principes  du  15  avril ,  tant  combattus  par  la  coalition.  En 
un  mot,  cette  majorité,  il  faut  la  faire,  l'acquérir  par  des  professions  de  foi 
en  faveur  de  l'ordre,  du  maintien  des  institutions  et  de  la  paix  extérieure, 
et  en  attendant ,  les  partis  gardent  leurs  forces  respectives.  La  cause  qui  a 
triomphé  dans  les  élections  est  celle  du  système  modéré  et  pacifique.  Nulle 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  cause  n"a  triomphé;  aussi  nous  avons  vu,  depuis  quelques  jours, 
à  quels  tiraillemens  ont  été  livrées  les  différentes  nuances  de  la  coalition  qu'on 
voulait  faire  entrer  dans  une  combinaison  ministérielle.  Le  parti  doctrinaire 
réclamait-il  sa  part  de  pouvoir  et  d'influence,  le  centre  gauche  le  repoussait 
en  lui  montrant  le  peu  de  voix  dont  il  dispose;  le  centre  gauche ,  de  son  côté, 
se  voyait  forcé  d'obéir  aux  injonctions  de  l'extrême  gauche,  et  celle-ci  se 
voyait  contrainte  de  se  tenir  loin  de  toute  combinaison.  Ce  n'est  donc  pas  le 
parti  doctrinaire  qui  a  triomphé  dans  les  élections,  puisqu'on  s'est  cru 
assez  fort  pour  l'exclure  des  postes  importans ,  et  qu'on  ne  veut  admettre 
M.  Guizot  qu'en  repoussant  sa  politique?  Ce  n'est  pas  non  plus  le  centre 
gauche,  puisque  M.  Odilon  Barrot  lui  a  dicté  ses  conditions.  C'est  encore 
moins  la  gauche  proprement  dite,  puisque  M.  Odilon  Barrot,  qui  met  des 
obstacles  à  l'entrée  des  doctrinaires ,  ne  peut  devenir  ministre  lui-même , 
et  qu'il  est  douteux  qu'il  obtienne  assez  de  voix  pour  la  présidence  de  la 
chambre?  Sont-ce  là  les  préludes  d'un  ministère  appuyé  sur  une  imposante 
majorité?  et  le  cabinet  futur  n'a-t-il  pas  raison  de  désirer  que  l'affaire  belge 
soit  terminée  avant  sa  formation  ? 

Nous  avions  prévu ,  comme  tout  le  monde ,  les  difûcultés  que  la  coalition 
trouverait  à  former  un  ministère ,  mais  nous  sommes  loin  de  nous  en  réjouir. 
Pour  quiconque  a  réfléchi  quelques  momens  sur  les  affaires ,  il  est  facile  de 
s'expliquer  la  nature  de  ces  embarras  et  d'en  tirer  des  indices  pour  l'avenir. 
Les  partis  politiques  ont  été  dénaturés  depuis  un  an.  Dans  le  désir  immo- 
déré qu'ils  éprouvaient  de  s'emparer  du  pouvoir,  les  partis  dont  nous  parlons 
ont  fait  des  sacrifices  inouis,  sacriOces  d'amour-propre,  d'intérêt,  d'opi- 
nions ;  et  maintenant  que  le  champ  est  ouvert  aux  ambitions  par  la  retraite 
du  ministère,  chacun  tend  à  reprendre  sa  position  naturelle  et  revient  à  ses 
penchans.  Le  centre  droit,  qui  avait  pris  le  langage  de  la  gauche,  sans  toute- 
fois se  convertir  à  elle,  reprend  son  attitude,  se  propose  à  la  couronne,  et 
demande  le  pouvoir  au  nom  de  ses  idées  de  conservation.  Le  centre  gauche, 
qui  repoussait  le  ministère  du  15  avril  en  l'accusant  de  manquer  de  nationa- 
lité, voit  déjà  les  affaires  avec  les  yeux  du  11  octobre;  et  l'extrême  gauche, 
voyant  tous  ces  retours  subits ,  demande  des  garanties  et  des  otages.  Tout 
le  monde,  en  un  mot,  a  voulu  se  rendre  populaire  pour  mieux  combattre 
une  administration  qui  a  eu  le  courage  d'être  loyale,  juste  et  fidèle  aux  traités, 
sans  se  demander  ce  qu'en  diraient  les  partis.  Les  meilleurs  esprits,  des 
hommes  politiques  prudens  et  consommés ,  ont  combattu  l'évacuation  d'An- 
cône ,  comme  si  nous  devions  tenir  éternellement  garnison  en  Italie;  ils  ont 
blâmé  l'exécution  de  notre  garantie  donnée  au  traité  des  24  articles  :  M.  Thiers, 
M.  Guizot ,  M.  de  Broglie ,  ont  parlé  le  même  langage  ;  mais  la  popularité  est 
un  gouffre  qui  s'ouvre  chaque  jour  pour  demander  un  nouveau  sacrifice,  et 
les  hommes  d'état  qui  sont  à  la  veille  d'entrer  au  pouvoir  voient  qu'il  est 
temps  de  s'arrêter.  Le  pourront-ils,  entraînés  comme  ils  sont  par  ceux  qui 
les  poussent ,  et  qui  n'ont  encore  rien  à  risquer,  car  leurs  opinions  les  éloi- 
gneront long-temps,  nous  l'espérons,  de  la  direction  des  affaires?  C'est  ce 
que  nous  ne  tarderons  pas  à  savoir.  En  attendant,  nous  voyons  déjà  qu'ils 


REVUE. — CHRONIQUE.  841 

le  tentent,  et  pour  le  bien  de  la  France,  on  doit  désirer  qu'ils  réussissent. 
Ils  auront  toutefois  beaucoup  à  faire  avec  eux-mêmes,  car  le  centre  gauche 
en  masse  est  paralysé,  à  cette  heure,  par  la  crainte  de  se  dépopulariser, 
comme  l'étaient  les  anciens  ministres  qui  figuraient  dans  l'opposition,  quand 
ils  venaient  combattre  les  ministres  du  15'  avril  au  sujet  d'Ancône  et  des 
24  articles. 

Le  centre  gauche  se  déclare  très  hautement  maître  du  pays.  La  majorité 
de  la  chambre  lui  appartient,  dit-il.  C'est  donc  à  lui  de  composer  le  cabinet , 
de  le  diriger  et  d'y  faire  dominer  ses  principes.  Nous  ne  demandons  pas  mieux 
qiie  de  voir  le  centre  gauche  diriger  les  affaires.  Le  ministère  du  15  avril, 
qui  succéda  à  celui  du  6  septembre ,  où  se  trouvaient  des  élémens  du  centre 
droit  et  du  centre  gauche ,  fut  le  résultat  du  triomphe  de  cette  dernière 
nuance.  Il  en  résulta  l'amnistie,  le  calme,  la  sécurité  des  jours  du  roi,  et 
deux  ans  de  prospérité  presque  inouie  en  France.  Aussi  avons-nous  soutenu 
ce  cabinet  avec  une  chaleur  qui  provenait  d'un  profond  sentiment  d'estime 
pour  ceux  qui  le  composaient ,  sentiment  qui  s'augmente  chaque  jour  à  la  vue 
des  injustices  dont  le  poursuivent  encore  ses  adversaires.  Si  le  centre  gauche 
veut  prolonger  cet  état  de  choses,  accompli  par  le  ministère  du  15  avril,  et 
interrompu  depuis  trois  mois  par  les  progrès  de  la  coalition ,  nous  lui  donne- 
rons encore  notre  appui.  Mais  le  centre  gauche  qui  sort  des  affaires  et  le 
centre  gauche  qui  veut  y  entrer  ne  sont  pas  identiquement  les  mêmes.  L'un 
voulait,  il  y  a  peu  de  jours,  ce  que  l'autre  repoussait  très  rudement,  et  quoique 
les  vues  semblent  se  rapprocher  à  cette  heure,  il  nous  reste  encore  quelques 
doutes  sur  les  résultats  que  le  centre  gauche  de  la  coalition  nous  promet. 
Aussi,  quelque  admiration  que  nous  ayons  toujours  professée  pour  le  talent 
du  chef  qui  le  représente ,  attendrons-nous  ses  actes  pour  nous  prononcer. 

Ainsi ,  le  centre  gauche  ne  mériterait  pas  ce  nom  à  nos  yeux ,  s'il  subissait 
l'influence  de  l'extrême  gauche.  En  y  cédant ,  le  centre  gauche  ne  tarderait 
pas  à  effrayer  le  pays,  et  il  rendrait  ainsi  aux  doctrinaires  la  force  qui  leur 
manque  aujourd'hui ,  malgré  le  triomphe  de  la  coalition ,  ou  peut-être  à  cause 
même  de  son  triomphe.  Nous  avons  dit  que  les  partis  se  sont  dénaturés.  Ils 
sont  encore  loin  de  reprendre  la  place  que  leur  assignerait  l'équilibre  des 
opinions.  La  place  des  doctrinaires ,  par  exemple ,  serait  dans  l'opposition  en 
présence  d'une  chambre  qui  assurerait  la  majorité  au  centre  gauche.  Hors  du 
pouvoir,  les  doctrinaires  rendraient  de  grands  services;  aux  affaires,  avec  la 
gauche ,  ils  joueront ,  au  contraire ,  le  faible  rôle ,  parce  que  toutes  les  rapaci- 
tés, entrant  à  la  fois  au  pouvoir,  l'affaiblissent.  Plusieurs  chefs  de  parti  peu- 
vent former  une  belle  réunion  d'hommes  d'état  et  d'orateurs,  mais  non  un 
ministère  fort  et  homogène. 

On  nous  dira  que  la  coalition  subit  les  nécessités  de  son  origine.  Voilà 
pourquoi  nous  avons  toujours  combattu  la  coalition.  Il  était  facile  de  prévoir 
qu'elle  n'apaiserait  pas  les  partis,  et  qu'elle  affaiblirait  les  hommes  d'état  qui 
y  figuraient.  Qu'on  nous  dise ,  maintenant  que  le  but  est  atteint,  si  M.  Guizot 
et  M.  Odilon  Barrot  ne  sont  pas  des  embarras  pour  M.  Thiers.  et  s'il  n'eut 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  été  plus  libre  de  ses  allures  sans  ses  nouveaux  ou  anciens  alliés  ?  Quelle 
force  M.  Odilon  Barrot  peut-il  donner  au  futur  ministère  de  M.  Thiers?  Si 
M.  Thiers  adopte  franchement  les  principes  du  centre  gauche ,  qui  sont  les 
siens,  et  si  M.  Odilon  Barrot  le  soutient,  toute  l'extrême  gauche  se  séparera 
de  M.  Odilon  Barrot.  Or,  qu'est-ce  que  l'appui  de  M.  Odilon  Barrot  sans  celui 
de  M.  Salverte,  de  M.  Laffltte,  de  M.  Mauguin,  et  même  de  M.  Lanjuinais, 
de  M.  de  Tracy,  de  M.  Coraly,  de  M.  Demarçay,  et  d'une  foule  de  députés 
qui ,  pour  ne  pas  siéger  près  de  M.  Garnier- Pages,  ne  sont  pas  moins  très 
éloignés  du  centre  gauche  ?  Pour  M.  Guizot ,  nous  apprenons  par  son  organe 
habituel  qu'il  n'entrera  au  ministère,  ainsi  que  ses  amis,  qu'en  y  faisant  en- 
trer avec  eux  leurs  principes  de  gouvernement.  C'est  le  prix  de  leur  coopéra- 
tion dans  l'assaut  livré  au  dernier  ministère,  et  ils  ont  acquis  le  droit  d'en- 
trer, leur  bannière  haute,  dans  la  place  qu'ils  ont  aidé  à  enlever.  Pûen  de  plus 
légitime;  mais  quel  rôle  joueraient  les  principes  du  centre  droit  dans  un  mi- 
nistère du  centre  gauche,  s'appuyant  sur  M.  Odilon  Barrot? 

Biais  ne  désespérons  pas.  N'avons-nous  pas  vu,  par  des  exemples  récens, 
que  les  hommes  accomplissent  souvent  des  tâches  singulières  et  bien  op- 
posées au  but  qu'ils  se  sont  marqué.'  Les  doctrinaires  ne  viennent-ils  pas 
d'aider  à  renverser  un  cabinet  conservateur  pour  former  un  ministère  qui 
sera,  sans  nul  doute,  plus  éloigné  de  leurs  opinions,  et  où  il  paraît  qu'ils  ne 
figureront  pas.'  Qui  sait  donc  si  l'extrême  gauche  ne  travaille  pas  en  ce  mo- 
ment à  nous  donner  une  administration  qui  s'opposera  énergiquement  à 
toutes  les  tentatives  qu'elle  fait  depuis  huit  ans  pour  troubler  la  paix  de  l'Eu- 
rope, et  modifier,  selon  ses  vues,  les  institutions  déjà  si  libérales  que  la 
France  s'est  données  en  1830.'  La  question  sera  bientôt  décidée  pour  nous, 
et  notre  ligne  de  conduite  sera  tracée  à  la  première  affaire  qui  aura  lieu  entre 
le  nouveau  cabinet  et  l'extrême  gauche ,  sans  doute  sur  le  terrain  de  la  ré- 
forme électorale. 

Ne  nous  arrêtons  donc  pas  à  ce  pêle-mêle  de  noms  qu'on  agite  chaque 
jour,  et  dont  il  n'est  encore  sorti  que  des  sujets  de  discorde.  Il  est  peu 
d'homme  d'état  dans  la  coalition  qui  n'ait  aujourd'hui  à  faire  sa  profession 
de  principes  en  présence  des  affaires;  les  actes  suivront  de  près,  et  la 
chambre  saura  bientôt  oii  tendra  le  cabinet  qu'on  élabore  en  ce  moment. 
Nous  doutons  qu'elle  soit  disposée  à  donner  sa  majorité  à  un  ministère  qui 
se  formerait  sous  l'influence  de  l'extrême  gauche,  et  qui  aurait  subi  ses  con- 
ditions. 

Quant  à  nous ,  nous  prendrons  à  tache  de  ne  nous  attacher  qu'aux  principes 
et  de  ne  pas  voir  les  hommes ,  quelles  que  soient  d'ailleurs  nos  sympathies 
personnelles.  Les  ministres  qui  viennent  de  s'éloigner,  après  avoir  accompli, 
durant  deux  ans,  une  tâche  aussi  honorable  que  pénible  et  difficile,  empor- 
tent tous  nos  regrets.  Long-temps  avant  la  formation  du  ministère  de  M.  Mole, 
nous  l'avions  appelé  de  tous  nos  vœux ,  car  nous  avions  dès  long-temps  ap- 
précié l'élévation  et  la  sincérité  de  son  caractère ,  la  dignité  et  la  noblesse  de 
ses  opinions.  Depuis  deux  ans,  nous  réclamions  l'amnistie,  car  nous  savions 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  843 

que,  livré  à  sa  propre  influence,  M.  Mole  se  hâterait  d'accomplir  ce  grand 
acte  de  clémence  et  de  conciliation  devant  lequel  avaient  reculé  ses  prédéces- 
seurs. Enfin  nous  annoncions  que  le  ministère  du  15  avril  serait  une  adminis- 
tration modérée,  loyale,  une  administration  d'hommes  probes  et  droits, 
dont  la  parole  serait  comptée  en  France  et  en  Europe ,  et  l'événement  ne  nous 
a  pas  démentis.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  réclamer  justice  pour  les  ministres 
sortans.  Pour  qu'on  la  leur  rende,  nous  attendrons  qu'ils  aient  des  succes- 
seurs, et  malheureusement  pour  ceux-ci,  le  temps  de  subir  à  leur  tour  l'in- 
justice semble  déjà  proche. 

A  l'heure  qu'il  est ,  notre  devoir  est  d'embrasser  plus  que  jamais  la  défense 
des  principes  que  nous  avons  soutenus.  Ces  principes  sont  ceux  qui  ont  été 
professés  au  22  février  comme  au  15  avril.  Us  impliquent  la  fidélité  aux  traités, 
tant  qu'une  ou  plusieurs  des  puissances  signataires  ne  les  auront  pas  annulés; 
le  maintien  de  la  loi  électorale,  qui  a  suffi,  ce  nous  semble,  à  tous  les  be- 
soins démocratiques  dans  les  dernières  élections;  le  maintien  des  lois  de 
septembre,  sans  lesquelles  les  institutions  et  la  monarchie  seraient  livrées  aux 
attaques  des  partis  extrêmes ,  devenus  plus  nombreux  dans  la  chambre  ;  le 
maintien  de  la  loi  des  associations,  et  enfin  la  réalisation  de  la  politique 
extérieure  dont  les  bases  ont  été  posées  par  M.  Mole  en  1831,  et  reprises 
au  13  mars,  après  le  ministère  de  M.  Laffitte,  par  Casimir  Périer.  Quel  que 
soit  le  ministère  qui  cédera  à  la  gauche  sur  ces  divers  points,  il  nous  aura 
pour  adversaires ,  et,  avec  nous ,  une  forte  majorité  dans  les  deux  chambres, 
nous  l'espérons.  Un  ministère  du  centre  gauche,  tel  que  celui  qu'on  s'ap- 
prête à  former,  ne  peut  vouloir  que  ce  que  nous  désirons;  nous  sommes 
prêts  à  défendre  ces  choses  avec  lui  et  pour  lui ,  s'il  le  faut.  Si  c'est  là  s'en- 
gager à  défendre  tout  le  monde,  c'est  que  tout  le  monde  voudra  sans  doute 
ce  que  nous  voulons  ;  et  dans  ce  cas ,  nous  nous  en  félicitons ,  et  nous  en 
félicitons  surtout  la  France,  qui  s'en  trouvera  bien. 

P.  S.  Nous  n'ajouterons  rien  aux  nouvelles  publiées  pas  les  journaux,  qui 
annoncent  que  des  difficultés  insurmontables  se  sont  élevées  entre  la  gauche 
et  les  doctrinaires,  au  sujet  des  portefeuilles  de  l'intérieur  et  des  finances, 
que  le  parti  doctrinaire  réclamait  pour  M.  Guizot  et  pour  M.  Duchâtel. 
Aujourd'hui,  sur  l'invitation  de  M.  le  maréchal  Soult,  M.  de  Montalivet  a 
transmis  par  le  télégraphe,  à  M.  Humann,  l'invitation  de  se  rendre  à  Paris, 
pour  s'entendre  avec  les  chefs  de  la  coalition,  qui  se  proposent  de  lui  offrir 
le  ministère  des  finances.  Toutefois,  l'état  actuel  de  l'atmosphère  ne  permet 
pas  d'espérer  que  la  dépêche  télégraphique  parvienne  plus  rapidement  que 
la  voie  des  courriers  ordinaires.  Plusieurs  jours  s'écouleront  donc  avant 
que  M.  Humann  puisse  se  rendre  à  Paris.  M.  Dupin  a  été  également  invité 
à  se  rendre  à  Paris,  où  l'on  espère  lui  faire  accepter  le  ministère  de  la 
justice.  Mais  une  lettre  de  M.  Dupin  a  été  reçue  ce  matin  même ,  où  il  an- 
nonce l'intention  de  se  tenir  à  l'écart  de  toute  combinaison  ministérielle ,  et 
même  de  renoncer  à  la  présidence  de  la  chambre.  IM.  Dupin  déclare ,  dans 
cette  lettre ,  se  renfermer  dans  ses  fonctions  de  procureur-général ,  et  re- 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre,  sur  les  bancs  de  la  chambre,  sa  place  de  1831.  M.  Dupin  annonce 
que  cette  détermination  lui  est  dictée  par  la  gravité  des  circonstances.  D'a- 
près ces  circonstances,  on  voit,  et  nous  le  disons  à  regret,  que  la  crise 
ministérielle  n'est  pas  encore  arrivée  à  son  dénouement. 


REVUE  MUSICALE. 

THÉÂTRE-ITALIEN.  —  LE  NOZZE  Dl  FIGARO. 

Il  se  rencontre  dans  la  famille  des  mortels  privilégiés  à  qui  le  ciel  a  départi 
un  rayon  de  la  flamme  créatrice,  cà  et  là,  trois  génies  qu'un  irrésistible  in- 
stinct porte  incessamment  vers  l'élévation  et  l'idéal,  et  dont  la  nature  choisie 
et  noble  entre  toutes  ne  se  dément  jamais.  Le  musicien  de  cette  trinité  mer- 
veilleuse est  Mozart;  s'il  s'agissait  ici  de  poésie  ou  de  peinture ,  on  sait  bien 
qui  je  nommerais.  Mozart  me  semble  une  gloire  placée  au-dessus  de  toutes 
les  autres,  dans  un  éther  plus  pur,  dans  une  plus  sereine  clarté,  quelque 
chose  qui  n'appartient  ni  au  temps,  ni  à  la  critique,  comme  tout  ce  qui  vient 
des  hommes,  mais  au  culte,  à  l'admiration  éternelle,  comme  l'idée  qui  se 
révèle  d'en  haut.  Si  Beethoven,  Weber,  Cimarosa,  Paisiello  et  Rossini  sont 
des  rois  dans  la  hiérarchie,  Mozart,  lui,  est  un  ange.  En  effet,  jamais  il 
ne  manque  un  seul  instant  à  sa  vocation  divine;  toute  mélodie  qui  sort  de 
ses  lèvres  est  de  flamme;  s'il  touche  à  la  réalité,  la  réalité  se  transforme  et 
s'incarne  aussitôt  dans  la  plus  radieuse  poésie.  On  peut  dire  de  lui  qu'il  se 
meut  dans  le  sublime  comme  en  son  élément  naturel;  quelle  que  soit  l'œu- 
vre où  il  s'applique,  Idomènèe ,  la  Flûte  enchantée.  Don  Juan,  les  JSoces  de 
Figaro,  jamais  son  génie  ne  descend  des  hauteurs  qu'il  habite.  Si  l'idéal  est 
dans  le  sujet,  il  n'y  fait  pas  défaut,  comme  on  pense  bien,  sinon  il  élève  le 
sujet  jusqu'à  l'idéal.  Ainsi,  à  Chérubin,  à  Suzanne,  à  Figaro,  à  toutes  ces 
créations  de  la  prose  et  de  l'esprit ,  il  donne  la  vie  poétique  dans  une  étincelle 
de  cette  flamme  qui  baigne  sa  main  et  va  le  consumant. 

Nulle  part  cet  invincible  instinct  qui  entraîne  Mozart  vers  le  sublime 
ne  se  laisse  plus  vivement  sentir  que  dans  la  partition  des  ISoces  de  Figaro. 
On  ne  peut  en  effet  imaginer  quelles  ressources  profondes  il  fallait  avoir  en 
soi  pour  dompter  un  sujet  semblable ,  et  creuser  ce  terrain  jusqu'à  la  mu- 
sique. Vous  figurez-vous  un  musicien  vulgaire  aux  prises  avec  ce  dialogue  si 
mordant,  si  froidement  amer,  si  hérissé  de  toutes  parts,  aux  prises  avec  les 
petites  passions  de  cette  intrigue  de  château  qui  se  noue  et  se  dénoue  à  force 
d'esprit,  d'artifices  et  de  subtilités.  Il  n'y  avait  que  deux  manières  de  s'en 
tirer  :  écrire  une  musique  tout  en  dehors  du  poème,  ne  se  préoccuper  ni  du 
sujet,  ni  de  l'action ,  tailler  çà  et  là  des  cavatines  et  des  duos,  et  faire  comme 
font  les  Italiens,  qui  pensent  au  chanteur  plus  qu'au  personnage,  à  Lablache 
plus  qu'à  Figaro,  à  la  Grisi  plus  qu'à  Suzanne  ;  ou  bien  aborder  franchement  le 
sujet,  le  retourner  en  tous  sens,  l'élever,  le  transformer, le  créer  de  nouveau, 


REVUE  MUSICALE.  845 

chercher  sous  ces  dehors  frivoles  la  passion  vraie,  éternelle,  humaine ,  abolir 
l'analyse,  exagérer  le  sentiment,  se  prendre  à  l'amour,  à  la  jalousie,  aux 
larmes,  remplacer  la  satire  et  le  pamphlet  par  la  poésie  et  la  musique;  faire, 
en  un  mot,  ce  qu'a  fait  Mozart.  C'est  au  point  que  sans  la  musique ,  l'œuvre 
de  Beaumarchais  reste  incomplète  et  dans  l'ombre;  on  sent  qu'il  y  manque 
ce  qu'un  écrivain  français  du  xviii''  siècle  ne  pouvait  y  mettre,  ce  que  nul , 
sans  Mozart ,  n'aurait  jamais  soupçonné  dans  un  pareil  sujet  :  la  poésie.  En 
effet ,  lorsqu'une  fois  on  a  eu  vent  de  toute  cette  adorable  mélodie ,  il  est 
impossible  d'écouter  Beaumarchais  sans  regretter  Mozart ,  sans  qu'il  vous 
revienne  à  tout  instant  le  souvenir  de  ces  innombrables  motifs,  si  frais,  si 
doux,  si  merveilleux,  qui  s'exhalent  de  la  voix  ou  du  cœur,  comme  de  suaves 
bouffées  d'oranger  ou  d'aloès.  Tantôt  c'est  la  scène  de  la  clé,  au  second  acte, 
qui  vous  rappelle  les  émotions  si  puissantes  de  la  musique;  tantôt  un  mot 
spirituel  qui  réveille  l'idée  du  ravissant  duo  entre  la  comtesse  et  Suzanne,  et, 
je  le  demande,  quel  mot  d'esprit  vaut  un  pareil  chef-d'œuvre?  Quant  à  moi, 
cette  idée  de  la  musique,  dont  je  ne  puis  me  garder  en  écoutant  la  comédie, 
ce  souvenir  de  Mozart  qui  me  poursuit  jusque  dans  la  salle  du  Théâtre-Fran- 
çais, suffirait  pour  me  convaincre  qu'au  fond  l'œuvre  de  Beaumarchais  est 
incomplète.  .Tamais,  lorsque  je  vois  le  Maure  de  Venise,  il  ne  m'arrive  de 
penser  à  la  musique  de  Rossini.  Sans  doute,  parce  que  le  chef-d'œuvre  de 
Shakespeare  est  harmonieux  en  tout  point ,  parce  que  rien  n'y  manque,  ni 
la  poésie,  ni  l'action,  ni  les  caractères,  et  que  la  musique,  en  s'emparant  de 
l'idée  du  poète,  l'a  tout  simplement  transformée  à  son  profit,  mais  sans  y  rien 
ajouter.  Or,  il  n'en  est  pas  ainsi  du  Mariage  de  Figaro ,  l'idée  de  Beaumar- 
chais a  grandi ,  par  la  seule  puissance  de  Mozart,  jusqu'à  la  poésie,  jusqu'au 
sublime,  et,  certes,  il  n'y  a  pas  de  quoi  s'étonner  si  l'esprit  vous  paraît  mes- 
quin, lorsqu'il  revient  à  sa  forme  première,  après  une  transfiguration  si  glo- 
rieuse. Là ,  en  effet ,  la  musique  inonde  la  prose  de  toutes  les  clartés  de  la 
poésie ,  tellement  qu'on  en  subit  l'action ,  même  sans  pouvoir  s'en  rendre 
compte.  Étrange  destinée  de  la  pièce  de  Beaumarchais,  qui  semble  ne  trou- 
ver son  succès  qu'en  dehors  d'elle-même.  Le  scandale  la  fait  réussir,  la  mu- 
sique l'immortalise.  Dans  cette  œuvre  de  l'esprit  et  de  la  satire,  Mozart  a 
découvert  la  forme  calme  et  la  pure  beauté.  Je  n'hésite  pas  à  le  dire,  dussé-je 
être  accusé  de  paradoxe,  tous  ces  caractères  charmans,  que  l'on  aime  et  que 
l'on  cite  à  tout  propos,  n'existeraient  point  pour  nous  sans  Mozart.  Ainsi  Beau- 
marchais a  bien  entrevu  le  petit  page  épris  de  sa  cousine ,  comme ,  du  reste, 
ils  le  sont  naturellement  tous  ;  mais  cet  amoureux  de  quinze  ans,  timide  comme 
une  jeune  fille ,  et  lascif  comme  un  oiseau ,  cet  enfant  gracieux,  rêveur,  mélan- 
colique, fou ,  qui  tressaille  et  palpite ,  prend  toutes  les  fleurs ,  tous  les  baisers, 
tous  les  rubans  qui  se  rencontrent;  cet  espiègle  adorable  ,  qui  parle  au  bois, 
au  brin  d'herbe,  au  ruisseau ,  et  qui  se  meurt  d'amour.  Chérubin  en  un  mot , 
qui  donc  l'a  créé,  si  ce  n'est  Mozart?  Écoutez  cet  air,  non  so  plu  cosa  son. 
Quelle  ivresse  !  quel  feu  !  quels  transports  !  Il  y  a  des  larmes ,  des  sanglots , 
des  désirs,  desbattemens  de  cœur  dans  cette  musique,  et  dans  la  romance, 
que  de  grâce  rêveuse  ,  que  d'ineffable  mélancolie,  que  d'élégiaque  langueur! 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Otez  cet  air  et  cette  romance,  vous  aurez  sans  doute  encore  un  page  coquet, 
ingénieux,  frivole;  mais  le  petit  héros  que  vous  savez,  le  Chernhino  d'umore , 
l'espiègle  à  la  fois  cousin  d'Ariel  et  de  Fvoméo ,  et  dont  Sliakspeare  envierait 
la  création  à  Mozart,  oîi  le  trouverez-vous  désormais?  Et  Suzanne ,  la  camé- 
riste  enjouée,  aimable,  insinuante  comme  une  chatte,  Suzanne  un  peu 
sœur  de  Zerline,  et  la  comtesse  sentimentale  comme  une  grande  dame  au- 
trichienne, et  le  comte,  que  chacun  dupe  dans  la  comédie,  si  fier,  si  vaillant 
et  si  noble  en  ses  élans  de  colère  et  ses  transports  de  jalousie;  tout  cela  vient 
de  Mozart,  dont  le  génie  a  su  donner  à  la  pièce  de  Beaumarchais  les  pas- 
sions et  la  vie  de  l'épopée. 

On  a  souvent  reproché  à  cette  musique  de  manquer  d'entrain  et  de  verve 
comique.  Singulière  opinion  !  comme  si  Mozart  avait  prétendu  faire  un  opéra 
bouffe.  Du  reste,  pour  se  convaincre  du  peu  de  fondement  d'une  pareille 
critique,  il  suffit  d'examiner  un  instant  le  sujet  dont  il  s'est  inspiré.  Est-ce 
donc  une  chose  si  plaisante  que  la  pièce  de  Beaumarchais?  Est-ce  un  person- 
nage bien  curieux,  bien  extravagant,  bien  risible,  que  ce  comte  dévoré  de 
jalousie  et  d'ennuis,  partagé  entre  sa  femme  qu'il  soupçonne,  et  la  fiancée 
d'un  Figaro  qu'il  convoite?  et  cet  amoureux  de  seize  ans,  qui  saute  de  joie 
parce  que  le  ciel  est  bleu,  l'eau  transparente  et  l'air  du  soir  frais  à  respirer; 
et  cette  comtesse,  dédaignée,  qui  se  venge  de  l'abandon  où  son  époux  la  laisse, 
en  regardant  du  coin  de  l'œil  le  petit  page,  trouvez-vous  que  ce  sont  là  des 
caractères  de  la  famille  de  Geronimo,  de  Fidalma  ou  de  Campanone?  Vrai- 
ment il  y  a  des  gens  qui  pensent  que  là  où  la  tragédie  n'est  point  il  faut  né- 
cessairement rire  aux  éclats ,  des  gens  qui  ne  veulent  que  des  fioles  de  poison , 
des  grincemens  de  dents ,  ou  des  perruques  extravagantes  et  des  habits  de 
perroquet ,  comme  Lablache  s'en  compose  dans  certains  rôles  ;  mais  il  n'existe 
pas  au  monde  que  des  contraires  ;  le  cœur  humain  a  ses  nuances  comme  les 
couleurs,  ses  vaporeuses  demi-teintes,  ses  fantaisies,  ses  reflets  qui  ne  sont 
ni  trop  vifs,  ni  trop  sombres,  et  qui  plaisent  tant  aux  paupières  délicates. 
Entre  le  Maure  de  Venise  et  George  Dandin ,  il  y  a  le  comte  Almaviva. 

Mozart  n'est  point  un  génie  comique  ;  nature  élégiaque  et  tendre ,  sa  gaieté 
ne  va  jamais  au-delà  d'un  sourire  ineffable  qui  n'exclut  pas  les  larmes  ;  des 
sources  vives  de  l'inspiration,  il  ne  puise  que  le  flot  le  plus  pur  et  le  plus  lim- 
pide, car  s'il  a  dans  les  veines  quelque  chose  de  cette  ardeur  méridionale ,  de 
ce  sensualisme  napolitain  qui  distingue  en  Allemagne  le  génie  autrichien,  il 
n'échappe  pas  à  l'influence  vaporeuse  et  mélancolique  du  pays  de  Beethoven  et 
de  Novalis.  Quel  que  soit  le  genre  auquel  il  s'applique,  Mozart  n'en  sait 
prendre  que  la  fleur  la  plus  suave  et  la  plus  pure  :  il  faut  dire  aussi  que  le 
bouffe  n'est  pas  un  élément  où  l'art  des  sons  puisse  toujours  se  maintenir. 
Le  musicien  qui  s'inspire  d'une  perruque  est  un  pauvre  homme  qu'on  oublie 
au  plus  vite,  pour  ne  se  souvenir  que  de  l'acteur  qui  donne  la  vie  à  sa  pièce. 
Demandez  l'auteur  de  la  Prova,  on  vous  dira  Lablache;  qui  connaît  aujour- 
d'hui Gnecco?  Pour  Cimarosa,  c'est  une  autre  affaire,  il  n'emploie  le  bouffe 
que  comme  un  infaillible  moyen  de  contraste,  il  entre  de  plain-pied  dans  le 
grotesque ,  mais  pour  en  sortir  à  tout  instant  par  de  mélodieuses  échappées  ; 


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tantôt  c'est  la  plainte  si  aimable  et  si  douce  de  Caroline,  tantôt  c'est  l'air  de 
Paolo,  Pria  che  spiinti.  Sublime  digression,  à  laquelle  rien  dans  le  sujet, 
rien  dans  les  paroles  ne  donnait  lieu ,  et  qui  n'a  de  prétexte  que  dans  le 
sentiment  idéal  et  la  fantaisie  du  grand  maître.  Je  cite  Pria  che  spunti  à  des- 
sein ,  parce  que  cet  air  me  semble  le  point  de  départ  de  la  musique  bovffe  de 
l'auteur  du  Don  Juan  et  de  Vldoménée.  En  effet ,  Mozart  s'en  tient  à  cette 
transition  de  la  gaieté  bruyante  au  sourire  mélancolique,  de  la  prose  comique 
de  Molière  à  la  poésie  de  Shakspeare. 

On  rencontre  toujours  parmi  les  créations  du  génie  une  œuvre  dans  la- 
quelle il  se  résume  tout  entier ,  une  œuvre  immense ,  sorte  d'océan  où  vont 
se  perdre  et  s'engloutir  toutes  les  pensées  de  sa  vie.  Pour  Gœthe,  je  dirais 
Faxist;  pour  Mozart,  Don  Juan.  Il  y  a,  en  effet,  dans  Don  Juan  tous  les 
trésors  mélodieux  des  Noces  de  Figaro,  toutes  les  richesses  instrumentales 
de  la  Flûte  enchantée,  et  cependant  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
que,  dans  ces  trois  chefs-d  œuvre ,  une  égale  puissance,  un  égal  génie,  se  ma- 
nifestent. Pour  moi ,  celui  qui  a  écrit  les  Xoces  de  Figaro  et  la  Flûte  enchan- 
tée ne  m'étonne  pas  moins  que  celui  qui  a  composé  Don  Juan.  Quand  Bee- 
thoven voulait  parler  du  chef-d'œuvre  de  Mozart,  il  nommait  la  Flûte 
enchantée,  preuve  qu'entre  ces  trois  merveilles  il  n'y  a  qu'à  choisir.  La  pos- 
térité a  choisi  Don  Juan.  Si  Don  Juan  l'emporte,  c'est  à  la  grandeur  des 
caractères,  à  l'importance  du  drame,  à  la  fortune  du  sujet  qu'il  le  doit.  Mais 
soyez  sûrs  qu'au  fond  de  sa  conscience ,  Mozart  se  trouvait  aussi  grand  pour 
avoir  mis  au  monde  Zarastro  et  Chérubin  que  pour  avoir  créé  Anna ,  la  statue 
et  don  Juan.  Quel  chef-d'œuvre  que  cette  partition  des  JSoces  de  Figaro!  Ja- 
mais la  belle  source  des  mélodies  n'avait  coulé  avec  plus  d'abondance  et  de 
richesse.  A  tout  instant,  c'est  un  motif  nouveau,  une  phrase  originale,  une 
inspiration  qui  vous  enchante.  Cela  vient,  la  plupart  du  temps,  on  ne  sait 
d'où,  à  propos  de  rien,  pour  un  bonnet  que  Suzanne  met  au  page,  pour  un 
flacon  qu'elle  demande  au  comte;  des  milliers  de  fleurs  mélodieuses  s'ouvrent 
une  à  une  et  s'exhalent  dans  ce  printemps  de  la  fantaisie  et  de  l'imagination; 
et  le  duo  entre  la  comtesse  et  Suzanne,  où  trouver  autant  de  grâce  exquise, 
de  fraîcheur  aimable,  de  coquettei'ie  élégante  et  mignonne,  si  ce  n'est  dans 
le  duo  entre  Zerline  et  don  Juan  ?  Mozart  est  le  seul  qui  ait  jamais  su  faire 
chanter  les  jeunes  femmes.  Il  y  a  dans  les  mélodies  qu'il  leur  met  dans  la 
voix  de  mystérieux  soupirs ,  d'étranges  ardeurs ,  de  languissantes  voluptés 
que  depuis  on  n'a  plus  exprimés,  et  dont  il  avait  trouvé  le  secret  sur  les 
lèvres  de  sa  maîtresse,  de  cette  belle  fille  de  Vienne  pour  laquelle  il  écrivait 
Elvire.  Cependant,  il  faut  le  dire,  ce  soin  minutieux,  cette  délicatesse  ex- 
trême que  Mozart  apporte  dans  les  moindres  détails,  ne  le  préoccupent  ja- 
mais de  telle  sorte  qu'il  oublie  les  grands  effets  de  composition  et  d'harmonie. 
Ainsi ,  par  exemple ,  le  rôle  du  comte  est  écrit  tout  entier  dans  un  style 
grandiose  et  plein  de  magnificence.  Comme  la  colère  si  long-temps  comprimée 
du  gentilhomme  éclate  et  se  fait  jour  dans  cet  air  sublime  du  second  acte  ! 
que  de  superbe  dédain  et  d'amère  tristesse  dans  cette  large  phrase  qui  lui 
sert  de  motif!  Mais  un  incomparable  chef-d'œuvre,  une  des  merveilles  du 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

génie  humain,  c'est  le  finale  du  premier  acte.  Aujourd'liui  il  y  a  pour  les 
linales  une  sorte  de  patron  sur  lequel  chacun  se  règle.  Il  en  est  des  Anales 
comme  des  cavatines ,  ils  se  divisent  en  trois  points  :  une  introduction  où 
les  voix  s'engagent,  un  adagio  que  chacun  dit  à  tour  de  rôle,  une  strette 
plus  ou  moins  originale,  mais  toujours  bruyante,  où  les  chœurs  entrent  à 
grands  renforts  d'ophicléides ,  de  trombonnes  et  de  tiuiballes.  Telle  est  la 
forme  usitée  de  notre  temps  en  Italie,  en  Allemagne,  en  France.  Or,  dans 
les  ISoces  de  Figaro,  Mozart  ne  s'y  prend  pas  de  la  sorte.  L'intérêt  s'accroît 
insensiblement;  les  personnages  entrent  l'un  après  l'autre  chacun  sur  une 
ritournelle  qui  le  peint  d'un  trait.  C'est  prodige  comme  cette  musique  se 
transforme,  varie  et  prend  en  un  clin  d'œil  le  caractère  du  nouveau  venu. 
Ingénieuse  et  vive  avec  Figaro,  égrillarde  et  maligne  avec  Suzanne,  iro- 
nique avec  le  comte,  bouffe  avec  le  jardinier  ivrogne;  tantôt  elle  s'embrouille 
tantôt  se  dévide  et  suit  l'action  avec  une  exactitude  ponctuelle.  Ce  linale 
vaut  à  lui  seul  toute  une  partition ,  tant  l'ordonnance  en  est  simple  et  gran- 
diose, tant  les  caractères  y  sont  traités  avec  puissance,  tant  la  vie  y  circule 
de  toutes  parts.  Quant  à  l'orchestre  de  IMozart ,  après  toutes  les  extravagances 
de  l'école  moderne,  on  se  sent  ravi  d'aise  à  l'écouter.  On  dirait  un  lac  mélo- 
dieux où  se  reflètent  toutes  les  merveilleuses  fantaisies  de  la  voix.  En  un  mot, 
c'est  l'orchestre  de  Mozart;  que  peut-on  ajouter  de  plus?  un  orchestre  dont 
tout  le  secret  repose  dans  la  rencontre  des  mélodies,  et  qui  n'a  que  faire  des 
stériles  et  laborieuses  combinaisons  de  la  science  nouvelle. 

Tel  est  le  chef-d'œuvre  qu'on  a  voulu  reprendre  à  l'Odéon.  La  tentative  a 
mal  réussi;  on  devait  s'y  attendre.  Les  chanteurs  italiens  d'aujourd'hui  ne 
comprennent  plus  rien  à  Mozart.  Les  habitudes  de  vocalisation  extravagante 
que  la  facilité  vraiment  déplorable  des  maîtres  nouveaux  leur  laisse  contracter, 
leur  manière  aisée  d'en  agir  avec  les  inspirations  qu'on  leur  livre,  et  de  les 
modifier  selon  qu'il  plaît  à  leur  gosier,  le  besoin  excessif  d'applaudissemens 
qui  les  préoccupe;  tout ,  enfin ,  contribue  à  les  pousser  à  mille  lieues  des  sphè- 
res si  calmes  de  cette  musique  idéale ,  pure  comme  l'or,  mais  qui  veut  être 
respectée  dans  son  texte  et  sa  note.  Il  en  est  un  peu  des  partitions  de  Mozart 
comme  des  tragédies  de  Racine;  il  faut,  pour  cette  harmonie  admirable,  une 
fraîcheur  d'organe ,  un  sentiment  des  choses  délicates  et  simples ,  qui  ne  ré- 
sistent pas  au  contact  des  inventions  modernes.  Il  serait  aussi  fou  de  vouloir 
surprendre  Mozart  dans  l'Elisir  d'Amore  ou  Roberto  Devereux,  que  de  vou- 
loir trouver  les  secrets  de  Racine  dans  le  Tyran  de  Padoue  ou  la  Tour  de  JSesle. 
Pour  nous ,  en  France ,  la  dernière  dona  Anna ,  la  dernière  comtesse  Alma- 
viva,  fut  la  Sontag.  Mais  la  Sontag  était  Allemande  et  savait  de  cette  musique 
bien  des  choses  que  les  Italiens  ignorent.  Au  moins  en  Allemagne  les  tradi- 
tions du  génie  sont  conservées,  et  certes  vous  ne  trouveriez  pas  une  si  mince 
capitale  de  petit  duché  où  l'on  n'exécute  plus  dignement  le  chef-d'œuvre  de 
Mozart  qu'au  Théâtre-Italien  de  Paris.  Si  les  voix  rares  et  les  talens  illustres 
manquent,  au  moins  le  sentiment  de  cette  royale  musique  et  les  honneurs 
qu'on  lui  doit  n'y  font  jamais  défaut.  En  général,  lorsqu'il  s'agit  d'un  immortel 
chef-d'œuvre  du  génie  humain,  on  ne  saurait  trop  se  méfier  des  voix  su- 


REVUE  MUSICALE.  8i9 

bliiiies ,  et  de  ces  radieux  talens  dont  la  personnalité  veut  tout  envahir.  Les 
chanteurs  italiens  ne  sont  pas  pour  faire  valoir  un  chef-d'œuvre  ;  tout  au  con- 
traire ,  un  chef-d'œuvre  doit  s'estimer  fort  heureux  lorsqu'il  leur  a  donné 
l'occasion  de  se  produire  avec  avantage  !  Rien  ne  leur  semblerait  plus  ridicule 
que  de  se  soumettre  à  l'inspiration  d'un  musicien  tel  que  Mozart  et  Beethoven. 
Étranges  prétentions  qui  leur  viennent  avec  la  voix,  avec  le  talent,  avec  le 
premier  rayon  de  gloire  qui  leur  tombe  sur  le  front!  J'ai  vu  la  Malibran,  un 
soir  qu'elle  entendait  pour  la  première  fois  VEiinjanthe  de  Weber  au  théâtre 
allemand ,  trouver  cette  musique  pitoyable ,  et  s'étonner  qu'on  pût  se  résigner 
à  chanter  de  pareilles  extravagances.  Le  grand  crime  de  AVeber,  aux  yeux  de 
la  Malibran,  c'était  d'avoir  écrit  une  musique  imposante  et  profonde  où  tout 
est  prévu,  réglé  d'avance,  combiné  de  telle  sorte,  qu'il  ne  reste  rien  à  faire 
aux  caprices  de  la  prima  donna.  Voilà  sans  doute  aussi  pour  quels  motifs 
les  opéras  de  Mozart  déplaisent  tant  à  Giulia  Grisi.  On  sait  combien  l'aimable 
cantatrice  de  Bellini  et  de  Donizetti  se  sent  de  pitié  pour  cette  pauvre  mu- 
sique de  Don  Juan;  il  suffit  de  la  voir  et  de  l'entendre  dans  Suzanne  pour 
se  convaincre  que  INIozart  n'a  pas  mieux  réussi  auprès  d'elle  avec  sa  partition 
des  ISoces  de  Figaro.  La  Grisi  chante  tous  ces  petits  airs  du  bout  des  lèvres; 
on  dirait  qu'elle  fait  la  moue  à  cette  adorable  musique. 

La  Persiani  manque  de  largeur  et  d'élévation  dans  le  rôle  de  la  comtesse  ; 
son  talent,  gracieux  et  pur  dans  l'Elisir  d'Amore  et  la  Sonnambida ,  ne 
suffit  point  à  cette  musique  :  l'agilité  la  plus  rare  et  la  plus  merveilleuse  ne 
saurait  tenir  lieu  du  sentiment  et  de  l'expression.  Le  rôle  de  Figaro  ne  con- 
vient guère  à  Lablache  ;  la  taille  colossale  et  la  voix  tonnante  du  sublime 
basso  ne  peut  nullement  s'accommoder  des  manières  agiles  et  souples  de  ce 
personnage  qui  allait  si  bien  à  Pellegrini.  Mais  avec  Lablache  on  n'est  jamais 
en  peine  ;  celui-là  du  moins  a  l'intelligence  des  beautés  qu'il  veut  rendre. 
Lablache  aime  et  comprend  Mozart,  comme  il  aime  et  comprend  Cimarosa  ; 
s'il  réussit  moins  dans  les  ISoces  de  Figaro  que  dans  le  Mariage  secret,  cela 
tient  à  sa  nature  plus  portée  vers  le  bouffe  que  vers  le  fin  comique.  Mais  on 
voit  qu'il  prend  part  à  l'action  ;  son  œil  pétille ,  sa  voix  s'élance  brusque  et 
rauque  parfois ,  mais  toujours  pleine  d'enthousiasme,  et  ce  soin,  cette  ar- 
deur, ce  zèle  intelligent  et  sincère  que  Lablache  met  dans  tout  son  rôle , 
rachètent  à  mon  sens  bien  des  petits  défauts.  Tamburini  a  dans  sa  nature 
un  fonds  de  bonhomie ,  de  paisible  indifférence ,  d'humeur  bourgeoise ,  qui 
s'oppose  à  ce  qu'il  s'élève  jamais  à  la  hauteur  des  créations  de  Mozart  :  tel 
vous  avez  vu  Tamburini  dans  Don  Jxian ,  tel  vous  le  retrouvez  dans  le  comte 
Almaviva.  Il  faut  des  aigles  comme  Garcia  pour  se  mouvoir  dans  l'élément 
sublime  de  cette  musique  ;  lui  y  rampe.  Sa  voix  agile,  gracieuse,  mais  parfai- 
tement monotone ,  ne  saurait  atteindre  les  effets  dramatiques  de  ce  rôle  du 
comte ,  si  grandiose ,  si  beau ,  si  passionné  ;  mais  au  moins  aurait-elle  pu  les 
indiquer  :  elle  ne  l'a  même  pas  essayé ,  et  nous  nous  abstiendrons  d'en  dire 
plus.  On  serait  mal  venu  à  demander  à  un  chanteur  d'exprimer  ce  qu'il  ne 
.   comprend  pas.  IM™'  Albertazzi  est  un  singulier  Chérubin  ;  on  ne  peut  ima- 
giner quel  amoureux  ridicule  et  transi  elle  a  fait  de  l'adorable  enfant  de 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mozart,  et  comme  elle  chante  cette  musique!  c'est  à  ne  pas  la  reconnaître. 
Cet  air  non  so  più  cosa  son  ,  cet  irrésistible  motif,  si  rempli  de  feu,  d'ivresse 
et  de  délire ,  ce  transport  du  cœur  et  des  sens ,  qui  ferait  tressaillir  le  marbre, 
la  laisse  inanimée  et  froide.  Ne  pas  sentir  dans  le  fond  de  son  être  de  pareilles 
beautés ,  exprimer  de  la  sorte  une  telle  musique ,  lorsqu'on  ose  y  toucher  ! 
mais  il  faut  pour  cela  ne  pas  avoir  de  sang  dans  les  veines,  de  voix  dans  la 
poitrine;  il  faut  ne  jamais  avoir  eu  quinze  ans.  Pourquoi  M"^  Albertazzi  n'a- 
t-elle  pas  cédé  la  romance  du  second  acte  à  la  comtesse?  Au  moins  la  Per- 
siani  nous  eût  dit  quelque  chose  de  cette  élégie  harmonieuse,  de  cette  plainte 
ineffable  dont  on  ne  se  lassera  jamais  de  respirer  la  grâce  voluptueuse  et  la 
mélancolie  enfantine.  Vraiment  il  faut  renoncer  à  voir  jamais  cette  création 
de  Mozart  se  produire  dignement  sur  la  scène.  Ou  la  cantatrice  est  insuffi- 
sante et  médiocre,  comme  cela  se  rencontre  aujourd'hui,  ou,  dans  le  cas 
contraire ,  elle  dédaigne  le  texte  si  simple  et  si  pur,  et  ne  manque  jamais  de 
l'enrichir  de  tous  les  trésors  de  sa  vocalisation  capricieuse.  Il  faudrait  pour 
Chérubin  la  voix  de  la  Sontag,  le  feu  de  la  Malibran,  tout  cela  réuni  dans 
un  talent  modeste  et  généreux ,  qui  voulût  bien  se  résigner  à  se  soumettre 
une  fois,  sans  arrière-pensée,  au  génie  de  Mozart;  terribles  conditions, 
auxquelles  on  doit  désespérer  de  satisfaire  jamais  entièrement.  En  effet,  vous 
trouverez  la  voix  de  la  Sontag,  le  feu  de  la  Malibran,  mais  une  cantatrice 
qui,  se  sentant  douée  de  la  sorte,  ne  foulera  pas  Mozart  sous  ses  pieds, 
celle-là,  vous  ne  la  rencontrerez  jamais.  Aussi,  quoi  qu'on  fasse,  on  ne  peut 
avoir  sur  la  scène  qu'un  pale  reflet  de  cette  création;  l'idéal  enfant,  le  Ché- 
rubin d'amour  restera  toujours  bien  loin  de  nous ,  dans  la  sphère  où  Mozart 
l'a  trouvé ,  où  les  intelligences  éprises  de  poésie  et  de  musique  peuvent  seules 
le  contempler  à  loisir. 

Pour  moi ,  rien  ne  me  semble  plus  triste  que  ces  représentations  où  des 
chanteurs  dont  on  ne  saurait  contester  la  renommée  et  le  talent  font  défaut 
aux  plus  nobles  conceptions  du  génie.  Il  faut,  certes,  que  cette  musique  de 
Mozart  soit  bien  imposante,  pour  que  ces  chanteurs  italiens,  si  grands  lors- 
qu'il s'agit  des  œuvres  contemporaines,  s'amoindrissent  de  la  sorte  vis-à-vis 
d'elle.  Demain  reviendront  les  Puritains  ou  Parisina,  et  vous  verrez  qu'ils 
retrouveront  toute  leur  verve  et  leur  expression  pour  ces  phrases  d'un  jour. 
Dans  les  arts,  tout  est  harmonieux  :  la  musique,  les  chanteurs,  le  public, 
tout  cela  s'épanouit  en  même  temps;  puis  de  nouveaux  interprètes  reviennent 
pour  de  nouvelles  idées ,  et  le  public  se  transforme.  Le  goût  change,  le  dilet- 
tantisme varie,  mais  l'admiration  sincère  et  profonde  que  l'on  doit  aux  chefs- 
d'œuvre  ne  saurait  s'altérer  Que  serait  la  pensée,  que  serait  le  génie,  s'ils 
pouvaient  dépendre  des  caprices  du  temps  ou  de  la  mode  ?  que  serait  le  soleil , 
s'il  allait  s'oublier  pour  ces  petites  vapeurs  empourprées  qui  flottent  devant 
lui  et  que  ses  rayons  illuminent,  lorsqu'elles  semblent  le  voiler?     H.  W. 


V.  OK  Mars. 


TABLE 


DES  MATIÈRES  DU  DIX-SEPTIEME  VOLUME. 


(quatrième  série. 


AUGUSTIN  THIERRY.— Considérations  sur  l'Histoire  de  France. 

—  Des  systèmes  historiques  depuis  le  xvi"  siècle  jusqu'à  nos  jours. 

^Dernière  partie.  5 

GEORGE  SAND.  —  Spiridion.  —  Quatrième  partie.  3S 

A.  COLIN. — Lettres  sur  l'Egypte.  —Commerce.  63 

GUSTAVE  PLANCHE.  —  The  Lacly  ofLyons,  de  M.  E.  L.  Bulwer.  82 

V.  CHARLIER.  — Les  Chemins  de  Fer,  l'État,  les  Compagnies.  92 

ALFRED  DE  MUSSET.  —  Concert  de  M"^  Garcia.  110 

Chronique  de  la  quinzaine.  — Histoire  politique.  117 

Revue  littéraire.  128 

X.  MARMIER.  —  Expédition  de  la  Recherche  au  Spitzberg.  —  IV. 

Hammerfest.  —  V.  Le  Cap-Nord.  1 33 
LOUIS  R^EYBAUD.  —  Voyageurs  et  Géographes  modernes.  ~-  l. 

M.  Adrien  Balbi.  153 

FRÉDÉRIC  MERCEY.  —  Souvenirs  d'Ecosse.  —  Glasgow.  185 

GEORGE  SAND.  —  Spiridion.  —  Dernière  partie.  204 

FULGENCE  FRESNEL.— L'Arabie.— Première  partie.  241 

HENRI  BLAZE.  —  Stances  à  la  princesse  Marie.  258 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  262 

F.  DE  LAGENEVAIS.  —  L'Abbesse  de  Castro.— Première  partie.  273 

L.  DE  CARNÉ.  —  De  l'Irlande.  —  Première  partie.  329 
/^ 
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852  TABLE  DES  aiATlÈRES. 

SAINTE-BETJVE.  —  Documens  inédits  sur  André  Cliénier.  355 

GUSTAVE  PLANCHE.  —  Revue  littéraire.  -  Dirtue  et  Louise,  de 

M.  F.  SouLlÉ.  381 

A.  COCHUÏ.  —  Du  Projet  de  Loi  sur  la  Propriété  littéraire  et  la  Con- 
trefaçon. 388 

Chronique  de  la  quinzaine.  — Histoire  politique.  403 

ALFRED  DE  MUSSET.  —  Croisilles.  413 

EMILE  SOUVESTRE.  —  La  Terreur  en  Bretagne.— IL  Tsantes  en  93.  437 
J.  P.  ROSSIGNOL.  —  Histoire  des  Classes  Ouvrières  et  des  Classes 

Bourgeoises,  de  M.  Granier  de  Cassagnac.  471 

Revue  littéraire.  515 

Revue  musicale.  535 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  550 

....  —  Lettres  sur  les  affaires  extérieures.  — N"  XL  566 

LERMINIER.  —  La  Papauté  au  moyen-âge.  —  I.  Histoire  de  Gré- 
goire 177,  de  J.  VoiGT. —  IL  Histoire  du  juipe  Innocent  III ,  de 

F.  HuRTER.  —  Première  partie.  577 
X.  MARMIER.  —  Expédition  de  Za  Recherche  au  Spitzberg. — VI. 

Bossekop.  —  VIL  Excursion  en  Laponie.  609 

F.  DE  LAGENEVAIS.  —  L'Abbesse  de  Castro.  —  Dernière  partie.  628 

PH.  CHASLES.  —  De  la  Littérature  anglaise  depuis  Scott.  654 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique  687 

....  —  Lettres  sur  les  affaires  extérieures.  —  N"  XII.  695 

A.  C.-T.  — Des  plus  récens  Travaux  en  économie  politique.  705 
SAINTE-BEUVE.  —  Poètes  et  Romanciers  modernes  de  la  France. 

—  XXXII.  M""*  de  Charrière.  738 

EDOUARD  THOUVENEL.  —  La  Hongrie.  769 

AUG.  POIRSON.— //js/oire  de  France  sows  Louis  XIII,  de  M.  Bazin.  802 
GUSTAVE  PLANCHE.  — Revue  littéraire.  — Ga6r/fHe,  de  M""' An- 

celot.  830 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique  838 

Revue  musicale.  333 

FIN   DE  la  table. 


ERRATUM. 

Dans  la  livraison  du  1er  mars ,  article  :  De  la  Littérature  anglaise  actuelle,  il  s'est  glissé 
une  faute  grave  qu'il  faut  rectifier  ains:  :  Page  665 ,  ligne  37,  au  lieu  de  :  La  bonne  farce  de 
Rochester,  the  Rehearsal ,  lisez:  La  bonne  farce  àe Buckinghani. 


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