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TUFTS COLLEGE LIBRARY.
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JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
QUATRIÈME SÉRIE
TOME XVII. — 1*=' JANVIER 1839.
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C*.
RCB DB 8BINB, UBIS.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME DIX-SEPTIEME.
QUATRIEME SERIE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DES BEAUX-ARTS, 10
1839
TUFTS COLb£:vrii
CONSIDERATIONS
SUB
L'HISTOIRE DE FRANCE,
DES SYSTEMES HISTORIQUES,
DEPUIS LE XV!*" SIÈCLE JUSQU'A LA BÉVOLUTION DB 1789.
SECONDE PARTIE.*
III.
Système de Mablv. — Timidité de la science. — Travaux de Bréquigny. — Question au
régime municipal el do l'affraiicliissomenl des communes. — Théorie dex loi»
politiqiifs de la France , par MU? de La Lézardière. — Qii''e.it-ce que le
tiers-état? pamphlet de SIeves. — L'assemblée nationale
constituante. — Accomplissement de la révolution.
— Abrégé des R'H'nlnt'oiis de l'aticien
gouveruement français, parThouret.
.Jamais époque ne parut plus favorable aux progrès de la connais-
sance intime des divers élémens de notre histoire que les années qui
.suivirent 17.50. Montesquieu venait de révéler avec génie ce qu'il y a
d'enseignemens pour les peuples dans l'étude historique de leurs
institutions nationales; de grands travaux d'érudition , entrepris sous
le patronage du gouvernement, ralliaient ensemble et complétaient
les travaux individuels des savans du xvii^ siècle; le Recueil des his-
<^ Voyez la livraison du 15 décembre 4838.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
toriens de la France et des Gaules et celui des Ordonnances des rois ,
commencés, l'un en 1738, l'autre en 1723, se poursuivaient colla-
téralement (1). Des recherches exécutées à la fois sur différens points
de la France, et qui devaient s'étendre de plus en plus, rassem-
blaient dans un dépôt unique, le cabmet des chartes, tous les monu-
Unens de législation royale , seigneuriale ou municipale épars dans
îes archives publiques ou privées du royaume (2). L'on n'avait pas
encore vu un tel nombre de documens originaux publiés, ou mis,
par leur réunion, à la portée des hommes studieux. Le temps parais-
sait donc venu pour qu'un regard plus pénétrant fût jeté sur les ori-
gines et les révolutions de la société française, pour que nos diverses
traditions, rendues précises par la science, fussent rapprochées, con-
ciliées et fixées, d'une manière invariable, dans une théorie qui serait
la vérité même. Tout cela semblait infaillible, et pourtant il n'en arriva
rien. Au contraire, il se fit, dans la manière d'envisager le fond et la
suite de notre histoire, une déviation qui la jeta tout d'un coup aussi
loin que possible de la seule route capable de conduire au vrai. Cette
déviation , du reste, fut nécessaire; elle tenait à des causes supérieu-
res au mouvement de la science elle-même, à un mouvement uni-
versel de l'opinion qui devait agir sur tout et laisser partout son
empreinte.
Déjà se préparait dans les idées l'immense changement qui éclata
dans les institutions en 1789. L'instinct d'une rénovation sociale,
d'un avenir inconnu qui s'avançait et auquel rien, dans le passé, ne
pouvait répondre, lançait fortement les esprits hors de toutes les
voies historiques. On sentait d'une manière vague, mais puissante,
que l'histoire du pays , celle des droits ou des privilèges des diffé-
{\) Le premier de ces recueils, Uerum Gallicarmn et Francicarum scriptores, forme au-
jourd'hui 19 volumes, qui oui eu pour éditeurs: 1o dom Bjuquet, bénédiclin de la congré-
galion de Saint-Maur ( 8 vo'umes, publiés de 17."8 à 1752); 2° dom Haudiguier, dom Poi-
rier, dom Housseau et dom Précieux, de la même congrégation (5 volumes, de 1757 à i767);
3» dom Clément eldom Brial ( 2 volumes, de 1781 à 1786 ) ; 4o après la création de rinslitut,
dom Brial seul ( 5 volumes, de 1806 à 1822) ; 5» MM. Daunou et Naudct, qui ont publié le
lome Ue d'après le manuscrit laissé par dom Brial. — Le Recueil des Ordonnances des rois
forme pareillement 19 volumes, qui ont eu pour éditeurs: 1<>M. de Laurière (I volume,
publié en 1723 ) ; 2» M. Secousse ( 7 volumes, de 1729 à 1750 j; ôo M. de Villevaut ( 1 volume,
publié en 1755, d'après le manuscrit laissé par Secousse); 4io !M. de Bréquigny, associé à
M. de Villevaut, mais en réalité travaillant seul ( 5 volumes, de 1763 à 1790) ; 5o après la
création de Tlnstitut, M. de Pastolet { 5 volumes, de 1811 à 1835 ).
(2) Ce dépôt fut créé, en 1762, par M. Bertin , ministre de la maison du roi. Des arrêts du
conseil ( 8 octobre 1765 et 18 janvier 1764 ) réglèrent l'ordre du travail et pourvurent aux
dépenses qu'il exigeait. Voj. la notice de M. Champollion-Figeac Sur le Cabinet des Chartes
et Diplômes de l'histoire de France, 1827.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 7
rens corps de l'état, des différentes classes de la nation , ne pouvait
fournir à l'opinion que des forces isolées ou divergentes, et que, pour
fondre ces classes si long-temps ennemies ou rivales dans une société
nouvelle, il fallait un tout autre élément que la tradition domesti-
que. Au-delà de tout ce que nous pouvions ressaisir par la tradition,
au-delà du christianisme et de l'empire romain , on alla chercher
dans les républiques anciennes un idéal de société, d'institutions et
de vertu sociale conforme à ce que la raison et l'enthousiasme pou-
vaient concevoir de meilleur, de plus simple et de plus élevé. C'était
la démocratie de Sparte et de Rome , abstraction faite de la noblesse
et de l'esclavage qu'on laissait de côté, ne prenant du vieux monde
que ce qui répondait aux passions et aux lumières du monde nou-
veau. En effet, l'idée du peuple, dans le sens politique de ce mot,
l'idée de l'unité nationale , d'une société libre et homogène, ne pou-
vait être clairement conçue , frapper tous les yeux , et devenir le but
de tous les efforts que par une similitude plus ou moins forcée entre
les conditions de l'état social moderne et le principe des états libres
de l'antiquité; l'histoire de France ne la donnait pas. Il fallait que
cette histoire fût dédaignée ou faussée, pour que l'opinion publique
prît son élan vers des réformes dont le but final était marqué dans
les secrets de la Providence.
Au xvi" siècle , la renaissance des études classiques avait amené,
par toute l'Europe, une invasion subite, mais passagère, des idées et
des maximes politiques de l'antiquité. Ce mouvement, poussé à
l'extrême en France, durant les guerres civiles qu'amena la réforma-
tion, et interrompu ensuite par le repos des partis religieux et la forte
administration de Richelieu et de Louis XIV, fut repris, à la fin du
XVII'' siècle, sous des formes d'abord voilées par la fiction et la poésie.
Fénelon , cette ame ardente pour le bien général , cet esprit qui de-
vina tant de choses que l'avenir devait réaliser, et qui, le premier,
initia la nation à ses nouvelles destinées, offrit aux imaginations rê-
veuses le monde antique, l'Egypte et la Grèce, comme les modèles
de la perfection et des vertus sociales. Au charme de ces illusions
poétiques, succéda, pour continuer, avec plus de sérieux, le môme
pouvoir sur les esprits, une version de l'histoire de l'antiquité sobre-
ment embellie par la plume naïve de Rollin. Chrétien comme Féne-
lon, Rollin jeta sur les rudes et austères vertus des républiques
païennes, un reflet dé la morale de l'Évangile ; il fit aimer des carac-
tères qui, peints avec des couleurs complètement vraies, n'eussent
excité que la surprise ou une froide admiration. Le prodigieux succès
8 BEVUE DES DEUX MONDES.
de son histoire ancienne, et de ce qu'il publia de l'histoire romaine,
fraya le chemin à ceux qui vinrent après lui , avec plus de cop.science
de ce qu'ils faisaient, poursuivre la même œuvre, d'une manière
bien autrement directe, par la logique et par l'éloquence. Le premier
de ces avocats de la société antique contre le monde moderne, l'abbé
de Mably, trouva des auditeurs préparés, et quelques âmes déjà ou-
vertes à l'enthousiasme des grandes vertus et du dévouement civi-
ques. 11 tîxa par la démonstration et le raisonnement, il érigea en
principes sociaux , les choses que la poésie et le simple récit avaient
fait aimer et admirer. Il prêcha la liberté, l'égalité sociale et l'abné-
gation patriotique ; il présenta le bonheur de tous comme fondé sur
l'absence du luxe, l'austérité des mœurs et le gouvernement du
peuple par lui-même; il fit entrer dans le langage usuel les mots
de patrie , de citoyen , de volonté générale , de souveraineté du peu-
ple, toutes ces formules républicaines qui éclatèrent avec tant de
chaleur et d'empire dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau (1).
Mably, logicien froid, mais intrépide, non content d'attirer les
esprits hors de l'histoire nationale, résolut de la transformer elle-
même, de lui imposer son langage , et de la faire servir de preuve à
ses maximes de gouvernement. Telle fut la tentative qui donna nais-
sance à l'ouvrage intitulé Observations snr f histoire de France^ ou-
vrage dont la première partie parut en 1765, et la seconde vingt-trois
ans après (2). L'auteur de cette nouvelle théorie historique différa
surtout de ses devanciers, en se plaçant en dehors de toutes les opi-
nions traditionnelles, et en appelant les faits sur le terrain de ses
propres idées et de sa croyance individuelle. Ne prenant de chaque
tradition de classe ou de parti que ce qui lui convenait, il n'en re-
jeta aucune , et les employa toutes, mutilées et tronquées à sa guise.
Son système, formé capricieusement de lairbeaux de tous les autres,
n'eut rien de neuf que sa pbraséologie empruntée à la politique des
anciens. Aussi n'entreprendrai-je pas d'en doiuier le sommaire com-
plet; ce serait tomber dans une foule de redites, dont rien ne com-
penserait l'ennui. J'ai pn résumer les systèmes de Boulainvilliers et
de Dubos, ils sont tout d'une pièce, et dans cette unité il y a quelque
chose d'imposant. Chacun d'eux, en outre, est sorti des entrailles
[i) Voyez, sur ces deux écrivains, d'admirables pages de M. Villemain , Cours de LittÉ-
rature française, tome H , leçons \'e et 2 e.
(2) Dans rédition de 1763, public e par l'auteur, l'ouvrage s'arritail ai règne de Philippe"
de Valois et contenait 4 livres. La suite fjrma 4 nouveaux livres dai s l'édition posthume
ds «788.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 9
de l'histoire de France ; mais il n'en est pas de même pour celui de
Mably, fruit d'une inspiration étrangère à notre histoire, composé
d'emprunts disparates faits aux théories précédentes, et de capitula-
tions peu franches et rarement habiles avec la science contemporaine.
Le propre de ce système, son caractère essentiel est , je le répète,
de mêler et de confondre des traditions jusque là distinctes, de
rendre commune au tiers-état la démocratie des anciens Franks, et
d'abandonner, pour ce même tiers-état, son vieil héritage de liberté,
le régime municipal romain. L'abbé de Mably admet, avec Boulain-
viîliers, une république germaine transplantée en Gaule pour y
devenir le type idéal et primitif de la constitution française, et, avec
Oubos, la ruine de toute institution civile par l'envahissement de la
noblesse. Il part du même point que François Hotman, d'une na-
tionalité gallo-franke, pour arriver à sa conclusion politique, le ré-
tablissement des états-généraux. S'il n'érige pas, comme le publi-
ciste du XVI* siècle, les Franks en hbérateurs de la Gaule, le choix
libre des lois personnelles a pour lui la même vertu que cette déli-
vrance, celle de faire un seul et môme peuple des conquérans et des
vaincus. La tradition romaine se trouve ainsi éliminée sans aucun dé-
triment, et même avec une apparence de profit pour les classes qui
l'avaient conservée durant des siècles a\ec tant de fidélité, et main-
tenue si énergiquement par l'organe de leurs avocats et de leurs pu-
blicistes. Ce qui ressort de plus clair au milieu de cette confusion
historique, c'est la prédilection de l'auteur pour la forme démocra-
tique du gouvernement des Franks au-delà du Rhin , telle qu'on peut
l'induire du livre de Tacite, et la découverte, sous Charlemagne,
d'un gouvernement mixte de monarchie, d'aristocratie et de démo-
cratie avec trois états, clergé, noblesse et peuple, prenant part à la
formation des lois dans des assemblées constitutionnellement pério-
diques. Après avoir bâti cet idéal de gouvernement monarchique ,
Mably le montre avec regret incapable de durer, comme il avait
montré, avec des regrets semblables , la république des Franks inca-
pable de se soutenir après la conquête de la Gaule. Tous ses raison-
nemens là-dessus, fondés sur des considérations pui^ées dans la lec-
ture des politiques de l'antiquité , sur les vices et les vertus des
peuples, sur la passion de la gloire et celle des richesses, sur l'impré-
voyance et la prévoyance de l'avenir, sont vides, creusement sonores,
et parfaitement inapplicables aux temps et aux hommes (1).
(1) observations sur l'histoire de France , liv. I et U.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
L'abbé de Mably ne fait aucun effort pour éluder ou atténuer le
fait de la conquête. Il en avoue toutes les violences, mais avec cette
singulière apologie : « L'avarice des empereurs et l'insolence de leurs
« officiers avaient accoutumé les Gaulois aux injustices, aux affronts
« et à la patience. Ils ne sentaient point l'avilissement où la domi-
« nation des Français (1) les jetait, comme l'aurait fait un peuple
« libre. Le titre de citoyens romains qu'ils portaient n'appartenait
(( depuis long-temps qu'à des esclaves (2). » Parti de là, il entre en
plein système, en établissant pour toute personne vivant sous la do-
mination franke , la prétendue faculté de changer de loi , et dès-lors
la race gallo-romaine s'absorbe pour lui politiquement dans la société
de ses vainqueurs (3). « Un Gaulois, dit-il, après avoir déclaré qu'il
(( renonçait à la loi romaine pour vivre sous la loi salique ou ripuaire,
<( de sujet devenait citoyen, avait place dans les assemblées du
« champ de mars, et entrait en part de la souveraineté et de l'admi-
« nistration de l'état... (4). » Le point capital est atteint, mais une
grave difficulté se présente. Comment expliquer la distinction légale
qui subsiste jusqu'au x'^ siècle entre les Franks et les Romains? L'au-
teur ne s'en émeut guère; ses réminiscences des rhéteurs anciens lui
viennent en aide, et il ajoute avec une assurance imperturbable:
« Malgré tant d'avantages attachés à la qualité de Français, il est
« vrai que la plupart des pères de famille gaulois ne s'incorporèrent
u pas à la nation française et continuèrent à être sujets. On ne con-
« cevraitpas cette indifférence à profiter de la faveur de leurs maîtres,
« si l'on ne faisait attention que la liberté que tout Gaulois avait de
« devenir Français lavait la honte ou le reproche de ne l'être pas.
« Le long despotisme des empereurs, en affaissantles esprits, les avait
« accoutumés à ne pas même désirer d'être libres (5). »
Le Charlemagne de l'abbé de Mably est, de même que celui du
comte de Boulainvilliers, le restaurateur des assemblées nationales;
mais, en outre, il a des vertus que le publiciste gentilhomme ne
s'était pas avisé de lui prêter, c'est un philosophe ami du peuple.
(( Quelque humilié que fût le peuple depuis l'établissement des sei-
« sneuries et d'une noblesse héréditaire , il en connaissait les droits
(<) Montesquieu el Dubos s'étaient gardé de ce ridicule anachronisme; ils avaient toujours
l'cril les Francs.
(2) Observations sur l'histoire de France, édition de 1788, tom. I, pag. 245.
(5) Voyez plus Vaut chapitre il , pages 762 et suivantes.
(4) observations sur l'histoire de France, tom. I, pag. 248.
(5) Ibid., pag. 249. — Remarques et preuves, pag. 315 et 316.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 11
« imprescriptibles, et avait pour lui cette compassion mêlée de respect
« avec laquelle les hommes ordinaires voient un prince fugitif et
« dépouillé de ses états. 11 fut assez heureux pour que les grands
« consentissent à laisser entrer le peuple dans le champ de mars, qui
« par là redevint véritablement l'assemblée de la nation.... Il fut
« réglé que chaque comté députerait au champ de mars douze re-
« présentans choisis dans la classe des rachimbourgs ou , à leur dé-
« faut, parmi les citoyens les plus notables de la cité, et que les avoués
« des églises, qui n'étaient alors que des hommes du peuple, les ac-
« compagneraient (1). » Ce portrait' du premier empereur frank et
cette interprétation de quelques articles de ses capitulaires sont de
grandes extravagances, et pourtant j'ai à peine le courage de les
qualiGer ainsi. Il y eut de la puissance morale dans ces rêves d'une
représentation universelle des habitans de la Gaule aux assemblées
du champ de mai, et d'un roi s'inclinant, au viir siècle, devant la
souveraineté du peuple. Ils infusèrent au tiers-état cet orgueil poli-
tique, cette conviction de ses droits à une part du gouvernement,
qui jusque-là n'avaient apparu que chez la noblesse. C'étaient de
singulières illusions , mais ces chimères historiques ont contribué à
préparer l'ordre social qui règne de nos jours, et à nous faire devenir
ce que nous sommes.
Une fois que l'abbé de Mably, prêtant ses idées à Karle-le-Grand ,
a érigé, par les lois de ce prince, le peuple en pouvoir politique, le
peuple, ou, comme il le dit lui-même, ce qui fut depuis le tiers-état,
devient le héros de son livre. Il suit la destinée de ce souverain déchu,
rétabli, et déchu de nouveau, avec une affection qui s'inquiète peu
des tortures qu'elle fait subir à l'histoire. Il signale d'abord, comme
un grand vice dans les institutions carolingiennes, la prétendue divi-
sion de l'assemblée nationale en trois ordres distincts et indépendans
l'un de l'autre; puis, sous les successeurs de Charlemagne, il voit,
ce sont ses propres expressions, les trois ordres cesser de s'entendre
et le peuple n'être plus compté pour rien. En analysant le reste de
l'ouvrage, on y trouve, pour thèses principales, les propositions sui-
vantes : « Le peuple tomba dans un entier asservissement par la ré-
« volution qui rendit héréditaires les grands offices , et souveraines
(f les justices des seigneurs. — L'affranchissement des communes et
« la ruine du gouvernement féodal lui rendirent quelque liberté dans
(1) observations sur l'histoire de France, loni. Il , pag. 78, 81. — Remarques et preuves,
pag. 293 , 299.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
« les villes. Il profita de ces changemens qui ne furent pas son ou-
« vrage , mais il ne recouvra pas ses anciens droits politiques. — Une
M ombre de ces droits reparut au xiv" siècle dans les états-généraux.
« Ces assemblées ne furent qu'une image imparfaite de celles que
« Charlemagne avait jadis instituées. — Les états-généraux de 1355
« et ceux de 1356 montrèrent quelque connaissance des droits de la
K nation; mais l'incapacité et l'imprévoyance de ces deux assemblées
« rendirent infructueux les efforts qu'elles firent pour le rétablisse-
(( ment de la liberté (1). » Telle est, pour l'auteur des Observatiom
sur V histoire de France, la série des grands faits politiques; toutes
les autres considérations ne sont à ses yeux que secondaires. Pour
employer le langage de l'école, ce sont là ses prémisses, et voici sa
conclusion énoncée par lui-même, conclusion qui renferme tout
l'esprit du livre et embrasse à la fois, pour la France, le passé et
l'avenir. « En détruisant les états-généraux pour y substituer une
<( administration arbitraire, Charles-le-Sage a été l'auteur de tous
« les maux qui ont depuis affligé la monarchie. Il est aisé de démon-
ce trer que le rétablissement de ces états, non pas tels qu'ils ont été,
t( mais tels qu'ils auraient dû être, est seul capable de nous donner
« les vertus qui nous sont étrangères et sans lesquelles un royaume
« attend , dans une éternelle langueur, le moment de sa destruc-
« tion (*2). »
Ce vœu du publiciste ne tarda guère à se réaliser; le rétablisse-
ment des états- généraux eut lieu en 1789, et il fut aussitôt suivi
d'une immense révolution qui renouvela la société, balayant tout
ce qu'il y avait d'ancien dans les institutions de la France, les états-
généraux comme le reste. C'était le but de la Providence, le grand
dessein à l'accomplissement duquel travaillèrent, sans le connaître,
les écrivains du xviii' siècle, par la philosophie et par le sophisme,
par le faux et par le vrai, par l'histoire et par le roman. Il y a plus
de roman que d'histoire dans le système de Mably, mais qu'im-
portait à ses contemporains? Ce qu'ils demandaient, ce qu'il leur
fallait, c'était l'excitation révolutionnaire, non la vérité scientifique;
c'est ce qu'on doit se dire , en jugeant ce livre pour lui marquer
exactement sa place. L'auteur n'avait aucune science des antiquités
nationales; les études de toute sa vie avaient roulé sur l'antiquité
classique et sur la ciplomatie moderne. Il fit tardivement et rapi-
(1) observations sur l'Iiistoire de France ,li\. III, chap. i et vu; liv. IV, chap. m; liv. v .
t-hap. II et III.
'2} Ibid., tom. VI , pag. 213.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 13
dément la revue des monumens de notre histoire; mais l'idée systé-
matique de son livre fut antérieure à toute recherche des documens
originaux, et conçue d'après des ouvrages de seconde main. Il eut
pourtant la prétention de donner ses idées pour la voix de l'histoire
elle-même, et de présenter une longue série de textes qui rendissent
témoignage pour lui.
Tel est l'objet des remarques et preuves placées à la fin de chaque
volume, et où se mêle, à des citations textuelles, la défense polémi-
que des principales assertions de l'auteur. Il y a ainsi, dans l'ouvrage,
deux parties distinctes : l'une, l'exposition dogmatique, raide, guindée
et sentencieuse; l'autre, la discussion , accompagnée de preuves, plus
simple, plus claire, mais dépourvue de suite, d'ordre et de profon-
deur. Cette seconde portion du livre semble appliquée à la première
comme des étais mis contre un bâtiment qui , de lui-même , ne res-
terait pas debout. Là se trouve le titre le plus sérieux de l'abbé de
Mably à la réputation d'interprète de notre histoire, et toutefois ses
remarques et preuves ne sont guère qu'un assemblage de négations
ou d'affirmations téméraires, de doutes capricieux, d'attaques presque
toujours gratuites contre des opinions antérieures, et d'allégations
peu intelligentes des documens originaux. L'abbé Dubos est, pour
le nouveau publiciste du tiers-état , un adversaire perpétuel. C'est
contre lui que se dirige le plus fort de sa polémique; il le réfute
d'après Montesquieu, puis il s'attaque à Montesquieu lui-même
contre lequel il argumente , à tort et à travers , frappant tantôt sur
quelque assertion vulnérable, tantôt sur des opinions beaucoup mieux
fondées que les siennes (1). Quant à Boulainvilliers, il ne le reprend
qu'une seule fois et sur un point unique , sa fameuse proposition :
Tous les Francs furent (jentilshommes et tous les Gaulois roturiers (2]:
et en effet, ce seul point de dissidence levé , tout le fond du système^
de Boulainvilliers, pour ce qui regarde l'histoire des deux premières
races, rentre dans le système de Mably.
Ce qu'il y a de plus aigre et de plus dédaigneux dans cette polé-
mique s'adresse à la partie la plus vraie et la plus féconde du système
de Dubos, la persistance du régime municipal romain (3). Mably nie
la durée de ce régime avec une suffisance incroyable. Il impute à des
chimères de vanité la tradition qui attribuait à plusieurs villes \m
droit immémorial de juridiction sur elles-mêmes, lî voit un signe di'
\\) observations sur l'histoire de France , ton. Il, remarques et preuve* , pag. 25S , îTi',
(•2) Ibid., pag. 243.
.5) Ibid., loin. f!f , remarques et preuves, pag. 515, 523.
14 REVUE DES DEUX MONDES.
peu de science historique dans l'arrêt du parlement de Paris , favo-
rable à l'antique liberté municipale de Reims (1). Il ne trouve rien de
commun entre les sénats des cités gallo-romaines et l'échevinage des
villes du xii*^ siècle , rien dans les actes publics ou privés des deux
premières races qui dénote l'existence d'une magistrature et d'une
justice urbaines. « Prétendre, dit-il assez cavalièrement, que quel-
« ques villes ont pu conserver leur liberté pendant les troubles qui
« donnèrent naissance au gouvernement féodal , et reconnaître ce-
« pendant un seigneur, c'est avancer la plus grande des absurdités...
« Soutenir que quelques villes, en se révoltant, ont pu secouer le joug
a de leur seigneur avant le règne de Louis-le-Gros, c'est faire des
« conjectures qui n'ont aucune vraisemblance et que tous les faits
« semblent démentir (-2). »
Du reste , Mably n'a pas toujours heurté aussi rudement la vérité
historique; il se trouve même en plusieurs points d'accord avec elle.
Il a vu juste sur l'ancienne organisation des tribus frankes , sur l'ab-
sence chez elles d'un corps de noblesse privilégié , et sur le sens si
controversé des mots terre saliqnc, mots qui désignaient simplement
l'héritage en biens-fonds, le domaine paternel chez les Franks salions,
et non une terre concédée pour un service public , non pas même un
lot de terres conquises (.3). Les nations germaines qui ne devinrent
point conquérantes comme les Franks et restèrent établies au-delà
du Rhin , excluaient de même les filles de tout partage de la succes-
sion immobilière. La loi des Thuringiens s'énonce là-dessus de ma-
nière à rendre parfaitement clairs les motifs d'une pareille exclusion ;
voici les termes de cette loi :
« Que l'héritage du mort passe au fils et non à la fille. Si le défunt
« n'a pas laissé de fils , que l'argent et les esclaves appartiennent à la
« fille, et la terre au plus proche parent dans la ligne de descen-
te dance paternelle. S'il n'y a pas de fille , la sœur du défunt aura
« l'argent et les esclaves, et la terre passera au plus proche parent du
« côté paternel. Que si le défunt n'a laissé ni fils, ni fille, ni sœur,
« et que sa mère seulement lui survive , la mère prendra ce qu'aurait
« dû avoir la fille ou la sœur, c'est-à-dire l'argent et les esclaves.
« S'il n'y a ni fils , ni fille , ni sœur, ni mère survivans, celui qui sera
« le plus proche dans la ligne paterneUe prendra possession de tout
(1) Observations sur l'histoire de France, lom. Hl , remarques et preuves, pag. 525.
(2) Ibid., ibid.
(5) Ibid., toni. n , remarques et preuves , pag. 243 , 363.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 15
« rhéritage , tant de l'argent et des esclaves que de la terre. Quel
« que soit celui auquel la terre sera dévolue , c'est à lui que doivent
«appartenir le vêtement de guerre, c'est-à-dire la cuirasse, la
« vengeance des proches, et la composition qui se paie pour l'homi-
« cide (1). »
Le succès de l'ouvrage de Mably fut immense; pour lui , il n'y eut
pas de partage de l'opinion comme pour les théories de Dubos et de
Boulainvilliers, il trouva dans toutes les classes de la nation des ad-
mirateurs et des prosélytes. Adhérer au nouveau système , c'était
faire preuve de philosophie , de patriotisme et de libéralité d'ame (2) ;
il exerçait sur les esprits les plus graves et les plus capables de le
juger une sorte de fascination. En 1787, l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres accepta la mission de décerner le prix d'un concours
ouvert pour l'éloge de l'auteur des Observations sur l'histoire de
France. Cette académie , gardienne de la méthode et de la vérité his-
toriques , couronna un discours où , entre autres choses du même
genre , se trouvait le passage suivant : « Deux idées neuves et bril-
« lantes ont frappé tous les esprits. La première est le tableau d'une
« république des Francs qui , quoi qu'on en ait dit , n'est nullement
« imaginaire. On y voit la liberté sortir avec eux des forêts de la Ger-
« manie , et venir arracher la Gaule à l'oppression et au joug des
M Romains. Clovis n'est que le général et le premier magistrat du
« peuple libérateur, et c'est sur une constitution libre et républicaine
« que Mably place, pour ainsi dire, le berceau de la monarchie... La
w seconde est la législation de Gharlemagne. C'est à ce grand homme,
v< qu'il regarde comme un phénomène en politique , que Mably s'est
ff arrêté avec le plus de complaisance; il nous montre, dans Charle-
« magne , le philosophe , le patriote , le législateur; il nous fait voir
« ce monarque abjurant le pouvoir arbitraire toujours funeste aux
« princes. Charles reconnaît les droits imprescriptibles de l'homme
« qui étaient tombés dans l'oubli (3)... »
(1) Hereditalem defuncli filius non filia suscîpiat. Si filium non habuit qui di-funcliis est,
ad filiam pecunia et mancipia , terra verù ad proximuni palerna; generalionis consanguineum
perlineat... ad quemeumque hcreditas lerrae pervenerit, ad illum veslis bellica, id est lorica
«t ultio proximi et solutio leudis débet perlinere. ( Lex Angliorum el Wcrinormn, hoc est
ThuriiKjorum, apud Canciani Barbarorum Icges antiq., tom. Hl , pag. 31.)
(2) « Ses principes ont été adoptés par tous ceux qui n'ont pas l'ame servilc , les bons ci-
« loyens, tous les Français qui aiment encore la patrie. » (Éloge historique de Mably, par
l'abbé Brizard, en tète des Observations sur l'histoire de France , édition de 1788, tom. I,
pag. 46. )
(5) Ibid., pag. 41.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
L'approbation expresse ou tacite que donnèrent à ces niaiseries
emphatiques des hommes tels que MM. de Bréquigny, du Theil,
Gaillard, Dacier, montre à quel point la véritable science était alors
timide et indécise. Déjà bridée , pour ainsi dire , par la constitution
despotique du gouvernement et par les habitudes d'esprit qui en ré-
sultaient, elle le fut dans un autre sens par l'entraînement universel
vers les idées démocratiques. Le courant de l'opinion la dominait et
la forçait, quoi qu'elle en eût, de souscrire aux raisonnemens à
priori sur les questions fondamentales. La science, du reste, bornée
de plus en plus à des recherches partielles , se montrait singulière-
ment peu inventive en conclusions de quelque généralité; elle ne
parlait guère pour son propre compte , et se mettait au service de
ceux qui cherchaient après coup, dans les faits, la preuve de leurs
idées. En un mot, il y avait une sorte de divorce entre le travail de
collection des documens originaux et la faculté d'en comprendre et
d'en exprimer le sens intime.
Par exemple, dans les grands recueils de monumens historiques,
où l'éditeur, en présence des textes, aurait dû ressentir avec inspira-
tion le besoin de prêter un sens à la suite chronologique des récits
ou actes originaux qui se déroulaient sous sa plume, cet éditeur, quel-
que intelligent qu'il fût, s'abstenait presque de toute vue d'ensemble,
de tout commentaire tant soit peu large, sur les mœurs, les institu-
tions, la physionomie des époques importantes. Dom Bouquet et la
plupart de ses successeurs dans le travail de la collection des histo-
riens de la France et des Gaules, poussèrent jusqu'à l'excès cette ré-
serve, ou pour mieux dire cette faiblesse. Leurs préfaces, du premier
tome au dixième inclusivement , n'offrent que deux dissertations ex
professo, l'une sur les mœurs des Gaulois, l'autre sur l'origine des
Franks et quelques usages du gouvernement mérovingien , toutes les
deux incomplètes et sans portée , soit dans la solution , soit dans la
position des problèmes historiques. Ni la question de la conquête et
de ses suites politiques, si vivement controversée alors, ni les lois
des Franks et les autres documens législatifs de la première race , ni
la révolution qui mit fin au règne de cette dynastie, ni la législation
de Charlemagne qui donnait lieu à tant d'hypothèses et d'imagina-
tions fantastiques, ni la dissolution de l'empire frank, ni les causes
et le caractère du démembrement féodal, ne sont l'objet d'aucun
examen, d'aucune explication, soit critique, soit dogmatique. Le
tome Xï, publié en 1767, présente des considérations, assez nom-
breuses il est vrai , mais partielles et détachées , sur la succession à la
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 17
couronne , l'association au trône , le droit d'aînesse, le sacre, le do-
maine des rois, les cours plénières et d'autres institutions de la troi-
sième race; puis, l'absence de toute dissertation revient après ce
volume, et se prolonge jusqu'à ceux qui, postérieurs à la révolution
française, appartieiment au xix*" siècle et à dom Brial, le dernier des
béiiédictins, devenu membre de l'Institut.
On avait moins à demander, en fait de conclusions historiques,
aux éditeurs du recueil des ordonnances des rois de la troisième race;
leur cercle était plus borné, mais, dans ce cercle même, ils auraient
pu faire davantage pour l'interprétation des monumens qu'ils rassem-
blaient. Laurièrc et Secousse, dont les noms se succèdent en tète de
ce recueil conduit par eux jusqu'au neuvième volume, n'ont traité,
dans leurs préfaces , que des points isolés ou secondaires de l'ancienne
législation française, I.csamorlisscmcns, les francs ftrf s, le droit d'au-
baine, le droit de biiiardise, les fjuerresprii'ces, les gages de bataille,
rarrière^ban, les monnaies, surtout le domaine de la conro)ine du
xii" au xv" siècle, sont les principaux thèmes de leurs dissertations
qui offrent seulement, çà et là, quelques pages sur les états-géné-
raux et particuliers du royaume. Les réformes législatives de saint
Louis avec leurs conséquences politiques , la transformation du droit
coutumier sous l'influence du droit romain, cette marche graduelle
vers l'unité sociale qui se poursuit de règne en règne, tantôt sur un
point, tantôt sur l'autre , rien de tout cela n'est signalé par les deux
savans éditeurs auxquels, certes, la sagacité ne manquait pas. Des
considérations de détail , qu'ils jettent comme au hasard, les occupent
uniquement, et il faut aller jusqu'au tome XI pour trouver une ques-
tion véritablement grande, celle des communes, traitée en 1769 par
leur successeur, Bréquigny. Je m'arrête sur ce nom déjà célèbre et
qui doit grandir de nos jours , car c'est celui de l'homme aux travaux
duquel se rattache une entreprise colossale, tentée par le siècle der-
nier, interrompue à son commencement, et que notre siècle veut
reprendre, la collection générale des chartes, diplômes, titres et actes
concernant r histoire de France.
Feudrix de Bréquigny, d'une famille noble de Normandie, s'était
montré, dès sa jeunesse, passionné pour la carrière de l'érudition.
Après avoir, durant vingt ans, partagé ses études entre l'antiquité
classique et le moyen-àge , il se livra tout entier à la recherche et à
la publication des monumens de notre histoire. Plus de cent registres
in-folio, conservés à la Bibliothèque royale, sont remplis des pièces
qu'il a retrouvées et transcrites à la Tour de Londres et dans les au-
lOME XVII. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
très dépôts de l'Aiigleterre. Cinq volumes de la collection des ordon-
nances, publiés de 1763 à 1790, sont de lui; et , quand le gouverne-
ment de Louis XV entreprit de donner un recueil universel des actes
publics de la France, c'est lui qui fut chargé de cet immense travail,
conjointement avec son ami La Porte du Theil. Leur association pro-
duisit trois volumes in-folio, l'un de chartes et diplômes de l'époque
mérovingienne, et deux de lettres des papes (i). Ils les présentèrent
au roi Louis XVI, en 1791, et, un an après, l'ouvrage était suspendu
par ordre, les exemplaires étaient jetés au rebut, et les matériaux
enfouis dans les cartons de la Bibliothèque nationale. Bréquigny
mourut en 1795; il a fallu quarante années pour que son héritage
scientifique fût recueilli , pour que l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres reçût la mission de construire l'édifice dont il n'avait
posé que les fondemens (2).
A ses mérites comme investigateur et éditeur infatigable , Bréqui-
gny joint celui d'avoir fait en histoire critique les deux morceaux
qui ont le moins vieilli parmi tous les traités de la même date. Ce
sont les lylémoire sur les Communes, et le Mémoire sur les Bourgeoi-
sies, servant de préface , l'un au tome XI et l'autre au tome XII du
recueil des ordonnances. Pour la première fois , le problème des li-
bertés municipales au moyen-âge fut nettement posé et embrassé
largement. La dissertation sur les communes, la plus importante des
deux , établit des distinctions qui n'avaient pas encore été faites : celle
de l'ancien municipe conservant des franchises immémoriales, et de
la commune affranchie par l'insurrection et constituée par le serment;
celle de la ville de commune civilement et politiquement libre, et de
la ville de bourgeoisie privilégiée quant aux droits civils, sans au-
cune liberté politique. Ainsi les divers élémens du sujet sont aperçus
et démêlés avec une rare intelligence, mais cette fermeté de vue ne
se soutient pas dans le cours de la discussion historique. L'auteur
s'y préoccupe trop de l'idée de la commune légale, idée de juriscon-
sulte qui jette un jour douteux , [sinon faux ,| sur les déductions de
{\] Diplomata, Charlœ, Epistolœ et alia documenta ad res Francicas spectantia, ex
diver.sis regni exterarumque regionum archivis ac biblioihccis , jussu Rcgis Chrislinnis-
simi, imiltoriim erudilorum curis, plurimùm ud id confcrente congregalmic S. Mnuri, eruta.
— Le premier volume eut pour éditeur Bréquigny, les deux autres furent publiés par La
Porte du Tlicil.
(2) Au mois de mars 1S32, elle a été chargée par le gouvcr[icmcnt de publier la colleclioa
complète des chartes , diplômes et actes de tout genre , et de continuer la table chronologique
des pièces déjà imprimées. ( Voyez la préface de M. Pardessus, en tête du quatrième volume
de cette table chronologique. }
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 19
l'historien. Suivant la définition de Bréquigny, la ville de commune
est celle qui, « outre ses coutumes particulières, outre ses fran--
« dises, outre sa juridiction propre, jouissait de l'avantage d'avoir
« des citoyens unis en un corps par une confédération jurée, sovicnue
a (Vune concession expresse et authentique du souverain (1).» S'il
énonce que l'acte fondamental de la commune était « la confédéra-
« tion des habitans unis ensemble par serment pour se défendre
« contre les vexations des seigneurs, » il observe aussitôt que « cette
« confédération n'était proprement qu'une révolte tant qu'elle n'était
«pas autorisée^ » et il ajoute : « Le seigneur immédiat et principal
« devait contribuer à rétablissement de la commune , et lui donner
« en quelque sorte une première forme; le roi devait l'autoriser par
« une concession spéciale. — La même autorité qui avait établi la com-
« mune pouvait seule la modifier , la supprimer ou la rétablir. — Les
« souverains qui accordaient les communes , n'épuisaient pas leur au-
« torité à cet égard par une première concession; ils demeuraient
« toujours les maîtres d'y faire les changemens qu'ils croyaient con-
uvenables. Leur qualité de législateurs attachait à leur person7ie le
a pouvoir inaliénable d'exercer le\ir autorité sur cette portion du droit
« public de leur royaume (2). »
Rien de plus exact que ces propositions considérées du point de
vue judiciaire , selon la pratique des parlemens et du conseil ; mais,
sous le rapport historique, elles sont étroites, incomplètes, bornées
à une seule face de la question. En effet, le pouvoir législatif de la
royauté, dans les temps où les villes s'affranchirent et se consti-
tuèrent en communes, était loin d'être universel comme il l'a été
depuis. Au xii" siècle, son action était nulle sur les deux tiers du sol
moderne de la France , et très imparfaite sur le reste. Il suit de là
qu'on fait un anachronisme et qu'on dénature le grand événement
de la révolution communale , quand on le resserre dans les limites
posées par la teneur des actes royaux. Bréquigny a mis en relief
quelques traits de cet événement, mais il en a méconnu , selon moi,
le sens et la portée. Il y eut , au xii" et au xiii" siècle (qu'on me passe
l'expression), une immense personnalité municipale que les siècles
suivans mitigèrent et amortirent de plus en plus. C'est ce dont les
aperçus de l'illustre érudit, quelque justes qu'ils soient d'ailleurs,
ne donnent pas la moindre idée , car ils feraient croire que les con-
(1) Ordonnances des rois de France, tom. X!, préface, pag. 5.
{2J Jfcid,, pag. 23, i7 cl 46.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
dilions de l'existence communale ont été les mômes dans tous les
temps. Il est vrai qu'il admet la révolte populaire comme principe de
l'ai franchissement attribué avant lui à la politique de Louis-le-Gros.
mais c'c^t la révolte fortuite, isolée, provenant de griefs locaux et
individuels, non l'insurrection suscitée par des causes sociales qui
agissent invinciblement, dès que le temps est venu , et propagent d'un
lieu à l'autre l'impulsion une fois donnée. Enfin , il n'a point reconnu
le double mouvement de cette révolution , le mouvement de réforme
qui , parti de l'Italie, gagnant les villes du midi de la Gaule, et tra-
vaillant sur le vieux fonds romain de leurs institutions, les rendit
plus libres, plus complètes, plus artistement développées, et le
mouvement d'association pour la défense des intérêts civils qui, se
produisant dans les villes du nord, d'une façon plus rude, plus simple,
et en quelque sorte élémentaire, y créa des constitutions énergiques,
mais incomplètes, dont les élémens hétérogènes furent pris de tous
côtés comme au hasard , et qu'on pourrait nommer des constitutions
d'aventure.
Bréquigny a , le premier, mis la main au débrouillement des ori-
gines du tiers-état; c'est une gloire que notre siècle, s'il est juste,
doit attacher à son nom. Peut-être n'eut-il pas clairement la con-
science de ce qu'il faisait; personne, du moins, de ses contemporains
ne vit, dans ce travail sur les communes et sur les bourgeoisies , uo
trait de lumière jeté sur une face inconnue de notre histoire, un
point de départ pour des recherches à la fois neuves et fécondes. Le
public n'y fit aucune attention; emporté alors dans les voies du sys-
tème de Mably, il n'attacha pas plus d'importance qu'auparavant à la
question des communes, et l'opinion de routine, celle de leur af-
franchissement par Louis-le-Gros, continua de dominer; son règne
n'a fini que de nos jours. Pour la renverser, il a fallu que le temps
vînt où l'on pourrait appliquer aux révolutions du passé le com-
mentaire vivant de l'expérience contemporaine, où il serait possible
de faire sentir, dans le récit du soulèvement d'une simple ville, quelque
chose des émotions politiques , de l'enthousiasme et des douleurs de
notre grande révolution nationale.
Il y a, pour l'histoire du tiers-état, qui est, à proprement parler,
l'histoire de la société nouvelle, deux grandes questions autour des-
quelles gravitent, pour ainsi dire , toutes les autres, celle de la durée
du régime municipal romain après la conquête germanique , et celle
de la fondation des communes. Bréquigny avait traité la seconde,
une occasion s'offrit pour lui de toucher à la première ; elle trouvait
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. M
sa place naturelle dans les prolégomènes du volume où il réunit tous
les actes, soit inédits, soit déjà publiés, de l'époque mérovingienne (1) .
Mais, loin de la résoudre à l'aide de tant de documens rassemblés pour
la première fois, Bréquigny ne se l'est pas même proposée. Dans ce
volume , premier tome d'une collection qui devait être gigantesque ,
son talent, comme éditeur de textes, se montre admirable. Sa dis-
cussion de l'authenticité de chaque diplôme est un modèle de saga-
cité et de sens critique; mais, quand il discute sur les mœurs et sur
les institutions du temps, quand il veut présenter l'esprit de ces actes
dont la teneur a été si nettement établie par lui , ses vues sont courtes
et embarrassées. Rien de ce qu'il y a de grand dans le spectacle du
vi'^ et du vir siècle ne lui apparaît, ni l'antagonisme des races, ni
celui des mœurs, ni celui des lois, ni celui des langues; il n'est frappé
ni de la vie barbare, ni de la vie romaine coexistant et se mêlant sur
le même sol; il se préoccupe de questions secondaires et de points
légaux tels que la majorité des rois, le rôle de la puissance royale
dans l'élection des évoques, le pouvoir des évoques sur les monas-
tères, les immunités du clergé. Cette légalité dont on croyait alors
devoir suivre le fd , à travers douze siècles, jusqu'à l'établissement de
la monarchie, pèse sur lui , comme il en avait porté le poids dans ses
considérations sur les communes. Au lieu d'être saisi par ce qu'il
aperçoit de plus étranger à son temps, il s'inquiète surtout de relever
les choses qui sont à la fois du présent et du passé ; et pourtant, au
moment même où il écrivait ses prolégomènes, tout ce qui avait
racine dans le passé, l'œuvre des douze siècles, s'écroulait déjà sous
la main de l'assemblée constituante. Bréquigny avait entendu le
bruit de cette révolution au milieu de ses chartes dont le dépôt , formé
par tant de soins, allait être clos ou dispersé; il y fait allusion, mais
dans de singuliers termes qui prouvent qu'il ne se rendait pas un
compte bien juste des grands faits sociaux de notre histoire. Le titre
de roi des Français, donné à Louis XVl par la nouvelle constitu-
tion , lui semble un retour au style officiel de la première race (2).
{\) Ces priilégonièiics, comnienlaire critique et historique très développé, occupent 380
pages en tète du volume dont voici le litre : Diplomaia , Charlœ , etc. l'ars prima quœ dip'io-
mata , ch trias et alia ad id genus iiistrumcnlti, qnotquol ab oi igiiie regni Franchi rcpetita
siipermnt, vel linc unque anecdota vel ad /Idem muiiusciipiorum codicum diligenler rcco-
gniia , cou phctiliir. Tomus I.
(2) « Le titre de roi des Francs ou des Français, dont l'antiquité vénérable lenioute. à Fori-
« gine de notre nionarcliie, et que nos rois ont porté durant tant de siècles, vient enfin de
« leur être rendu par la voix unanime de la nation assemblée, et confirmé par la sanction du
« roi même. » [Diplomata, Chartœ^ F.pistolœ et alia documenta ad res Francicas speclantia.
Prolégomènes, ^a^. 172. )
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Le penchant à conclure et à systématiser, la hardiesse d'inductions
que Bréquigny n'avait pas, lui plaisait, à ce qu'il paraît, dans au-
trui; il encouragea, de son approbation et de ses conseils, une nou-
velle tentative faite dans le but de découvrir la véritable loi fonda-
mentale de la monarchie française, tentative qui eut cela de singulier,
entre toutes les autres, qu'elle fut l'œuvre d'une femme. Il y avait, eu
1771, dans un château éloigné de Paris, une jeune personne éprise
d'un goût invincible pour les anciens monumens de notre histoire,
et qui, selon le témoignage d'un contemporain, s'occupait avec dé-
lices des formules de Marculphe, des capitulaires et des lois des peu-
ples barbares (1). Blâmée d'abord et combattue par sa famille qui ne
voyait dans cette passion qu'un travers bizarre. M"* de La Lézardière,
à force de persévérance, triompha de l'opposition de ses parens et
obtint d'eux les moyens de suivre son penchant pour l'étude et les
travaux historiques. Elle y consacra ses plus belles années, dans une
profonde retraite, ignorée du public, mais soutenue par le suffrage
de quelques hommes de science et d'esprit, et par l'ambition , un peu
téméraire, de combler une lacune laissée par Montesquieu dans le
livre de Y Esprit des lois. Telle fut l'origine de l'ouvrage anonyme
imprimé, en 1790, sous le titre de Théorie des lois poliliqves de la
monarchie française, et publié, après la révolution, sous celui de
Théorie des lois poliligucs de la France (2).
Dans cet ouvrage, dont le plan , à ce qu'on présume, fut suggéré
par Bréquigny, tout semble subordonné à l'idée de faire un livre où
les textes originaux parlent pour l'auteur, et qui soit , en quelque
sorte, la voix des monumens eux-mêmes : intention louable, mais
sujette à de grands mécomptes, et qui donna lieu ici au mode le plus
étrange de composition littéraire. Chaque volume est divisé en trois
sections qui doivent être lues, non pas successivement, mais coUa-
téralement , et qui se répondent article par article. La première, ap-
pelée discours, expose, sous une forme dogmatique, l'esprit de chaque
époque et les lois que l'auteur y a découvertes ou cru découvrir ; la
seconde, appelée so?nmaire des preuves, rapporte ces lois réelles ou
prétendues à leurs sources, c'est-à-dire aux documens législatifs
et historiques; la troisième contient, sous le nom de ^jrcwiY'^, des
(1) Journal des Sacans, article de M. Gaillard. Avril 1791.
(2) « M. de Montesquieu , après avoir donné le titre de théorie à son ouvrage sur nos an-
« ciennes lois civiles , a exprimé le regret de ne pouvoir y joindre la théorie de nos lois po-
« litiques. Voilà l'autorité qui m"a donné à la Tois la première idée du litre et de l'ouvrage. »
( Thdoricde^ lois politiques , etc., lom. I, avertissement de l'auteur. )
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 23
fragmens de textes latins accompagnés d'une version française.
L'auteur et ses savans amis croyaient à la vertu d'un pareil cadre
pour exclure toute hypothèse et n'admettre rien que de vrai; mais
c'était de leur part une illusion. Le pur témoignage desmonumens
historiques ne peut sortir que de ces monumens pris dans leur en-
semble et dans leur intégrité; dès qu'il y a choix et coupure, c'est
l'homme qui parle, et des textes compilés disent, avant tout, ce que
te compilateur a voulu dire. La vanité de ce grand appareil de sin-
cérité historique se montre à nu dès l'épigraphe du livre composée
de mots pris çà et là dans le prologue de la loi salique : La nation des
Francs, illustre... forte sous les armes... profonde en conseil... car
cette nation est celle qui, tjrave et forte, secoiia de sa tête le dur joug
des Romains.... Dans ce peu de lignes , élaguées avec intention , il y
a tout un système en germe , ou en puissance comme disent les ma-
thématiciens (1).
Le fond de ce système n'est pas difficile à pénétrer; il consiste à
voir, chez la nation des Franks, avec l'énergie guerrière, l'instinct
politique et une prudence capables de lui donner, en Gaule, l'empire
moral en même temps que la domination matérielle, à faire, de la
lutte acharnée entre les Franks et les Romains, une guerre de principe
où la liberté germanique et le despotisme impérial sont aux prises,
et où la liberté triomphe. C'est là, en effet, le point de départ, la
base première de la Théorie des lois politiques de la monarchie fran-
çaise (2). Dans le système de M"« de La Lézardière, la conquête de-
vient, sinon en intention, du moins par le fait, une délivrance pour
les Gaulois ; et cette nouvelle théorie, construite à grands frais d'éru-
dition, de raisonnement et dé preuves, nous ramène, par une voie
toute savante et toute philosophique, à l'hypothèse puérile du vieux
(1) Les suppressions portent sur ce qui présente un caractère d'étrangelé sauvage, et rap-
pelle ridée de la barbarie. Voici le passage entier : Gens Francorum inclyta, aiictore deo
cotidita, forLis in armis , finna pacis fœdere, profunda in consilio , corpore nobilis et in-
columis, candore et forma cgreyia , audax , velox et aspera Ha;c est enini gens, quiB
fortis dùm csset et robore valida , Romanorum jugum durissimum de suis cervicibus ex-
cussit. ( Prologus ad pacluni legis salicse, apud script, rerum Gallic. et Francic. , tom. IV,
pag. 1-22, i23. )
(2) « L'état des Gaulois , sous le gouvernement impérial , fut la servitude politique la plus
« avilissante et la plus cruelle. Les Germains indépendans et vainqueurs ne coinuircnt ce
« gouvernement que pour le détester et le détruire. Leur législation primitive fut le triom-
« plie des principes et des coutumes germaniques sur les principes opposés de la législation
« romaine Les Francs, en établissant leur puissance dans les Gaules, substituèrent un
« gouvernement qui leur fut exclusivement propre, au gouvernement que les Gaulois avaient
« connu sous le joug des empereurs romains. » ( Théorie des lois politiques, etc., tom. VIII,
conclusion , pag. 80. )
24 REVUE DES DEUX MONDES.
François Hotman. A un système de ce genre, il faut nécessairement,
pour support, l'admission des (Îallo-Romains au partage de tous les
droits de la nation franke. Mably faisait dériver cette admission de
la prétendue faculté accordée aux Gaulois de renoncer à la loi romaine
pour vivre sous la loi saliquc, et de s'incorporer ainsi à la société des
vainqueurs. L'auteur de la Théorie des lois politiques, ne trouvant
aucune preuve suffisante de cette liberté de naturalisation, l'aban-
donne; mais, par une conjecture plus étrange encore, elle avance
que les Gaulois, restés comme vaincus , inférieurs et dégradés quant
aux droits civils , devinrent les égaux des Franks en droits politiques,
et cela par un trait de haute prévoyance de ces habiles et sages con-
quérans (1). Cette thèse, purement logique, a , sur celle de Mably,
l'avantage d'être plus tranchante et de n'admettre aucune exception.
Selon M"'' de La Lézardière, tous les Gallo-Romains de condition
libre siègent dans les assemblées législatives; ils sont membres du
souverain, au champ de mars comme au champ de mai, sous Clovis
comme sous Chailemagne; Charlemagne n'est plus le restaurateur
des droits du peuple, car le peuple, depuis la conquête, n'a jamais
cessé de jouir de ses droits dans toute leur plénitude; le peuple, c'est
l'armée; l'armée, c'est la collection de tous les hommes libres vivant
sous la monarchie franke, sans distinction de race, de langue et de
loi (-2).
Jamais les Franks, qui avaient joué de si singuliers rôles dans nos
histoires systématiques, n'en avaient reçu un plus bizarre. D'une
main, ils frappent sur les Gaulois, ils les dépouillent de leurs biens,
(1) « Les Francs associèrent toutes les nations soumises à leur empire au gouvernement
« qu'ils avaient adopté, et ne laissèrent subsister aucune différence entre li- sort politique
« des vaincus et des vainqueurs L'intérêt le plus cher des Francs avait déterminé cette
«communication du droit politique national aux naiious assujetties et même aux nialheureux
« Gai:lois. Si les Francs n'avaient pas associé les divers citoyens de l'élal aux avantages qu'ils
« avaient stipules pour eux-mêmes en établii^sant la r.'yauté, on eût vu les rois se servir des
« nations soumises pour asservir les conquérans même, et la monarchie eût péri sous le
« despotisme. » ( Théorie fies luis politiques, etc. , tom. VIII, conclusion, pag. «0. )
(2) « L'assemblée des calendes de mai fut la même que l'assemblée des calendes de mars ;
« l'époque seule changea. — L'assemblée générale qui était appelée champ de mai , synode
« ou placitc , était envisagée comme l'assemblée des Francs ou de tous les Francs. — L'asscm-»
« blée des Francs qui était appelée champ de mai, synode ou placitc, était encore connue
« comme assemblée générale du peuple, ce qui signifie qu'elle réunissait les diverses na-
<( lions qui composaient le peuple Tranc — Les citoyens des diverses nations qui formaient
« le peuple de la monarchie avaient séance et voix délibérative aussi bien que les Francs
«aux placiles généraux. »( f&id., lom. III , discours, pag. 8, 9, H.) — « La réunion des
« citoyens formait l'armée générale, et cette armée partageait le pouvoir polilique dans les
« placites généraux. { Vfid., tom. VIII , discours , pag. 57. )
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 25
ils les oppriment civilement (1); de l'autre, ils les affranchissent et
les élèvent jusqu'à eux-mêmes, au plus haut degré de la liberté po-
litique, au partage de la souveraineté. Ils les font entrer dans une
constitution à la fois libre et monarchique; c'est le plus bel aligne-
ment d'institutions qu'on puisse voir, c'est quelque chose d'artiste-^
ment conçu, de savamment balancé, de parfaitement homogène (2).
Quand les textes manquent à l'auteur, ou refusent de lui fournir les
preuves de cette constitution imaginaire, de prétendues coutumes
germaniques, trouvées ou devinées par une induction plus ou moins
arbitraire, sont les sources où elle va puiser. C'est par des règles
émanées de ces coutumes qu'elle supplée au silence des documens
originaux ou qu'elle les interprète à sa guise (3). Les règles primi-
tives, comme elle les appelle, sont le fondement de son livre; elle
les voit toujours subsistantes, toujours immuables sous les deux
races frankes dont le gouvernement lui apparaît comme identique.
De Clovis à Charles-le-Chauve, elle n'aperçoit aucun changement
social qui soit digne d'èlre noté; il n'y a pas, selon elle, de révolution
dans cet interva le de trois siècles; on y trouve seulement les oscil-
lations inévitables d'une constitution mixte, où la souveraineté, le
droit de paix et de guerre, la puissance législative et judiciaire, se
partagent entre le prince et le peuple. Pour former cette constitution,
les principes de la liberté germanique, énoncés d'après Tacite, s'en
vont refluant jusqu'au-delà du règne de Charîemagne, et l'adminis-
tration de Charîemagne reflue Jusqu'au règne de Clovis: vue chimé-
rique à l'égal des plus grandes chimères de Mably, et sous un rap-
port plus contraire à l'histoire; car, du y" au x*" siècle, Mably du
(1) « Les droits de guerre et de conquête turent exercés par les Francs dans toute leur
« barbarie, et ils s'approprièrent tous les domaines dont ils purent se saisir pendant leurs
« conquêtes dans les | rovinces gauloises, n ( Théorie des lois politiques , etc., toni. H, dis-
« cours , pag. 9. ) — « On en appelle à Tesprit et à la lettre du premier code salique ; on y
« trouve partout le Romain traité avec infériorité à l'égard du Franc ou du Barbare. » [ Ibid.,
tom. H , sommaire des preuves, pag. 28. )
(2) « On remarque dans ces lois une attention égale à prévenir les entreprises des ron>
«contre la liberté du peuple, t-l les entreprises du peuple contre les prérogatives de la
« royauté, et cette balance est véritablement le caractère distincliTdu gouvernement monar-
« chique. » ( Ibid., tom. UI, discours, pag. 37.) — « On trouve, dans la constitution primi-
« tive, l'alliance de la liberté politique et d'une dépendance réglée On retrouve l'esprit et la
« lettre des coutumes germaniques dans les plus grands traits cl dans les moindres détails
« des lois et du gouvernement. » ( Ibid., tom. V|i| ^ conclusion , pag. 80. )
(5) « Les diverses nations qui composèrent avec les Francs le peuple de la monarchie,
« passèrent sous le même gouverneniciit que les Francs. Ce sera donc dans les règles politi-
« ques admises par les Francs , à l'époque où commença la conquête, que l'on reconnaîtra
« les lois foi.damenial s d'où dérivèrent les droits respectifs des rois et des divers sujets dans
« la monarchie franque. » ( ibid. , tom. VUl , discours, pag. 4. )
26 REVUE DES DEUX MONDES.
moins voit des révolutions; il les définit mal, il se trompe sur leurs
causes, mais cette fabuleuse immobilité d'un droit public imaginaire
ne se trouve pas parmi les vices de son système (1). Quoiqu'il ait en
histoire le jugement faux , il observe les règles de la méthode his-
torique, il déduit chronologiquement; l'entier oubli de ces règles
élémentaires ne pouvait naître que d'une étude exclusive des docu-
mens législatifs séparée de l'histoire elle-même, que d^un travail
tout spéculatif, où la chronologie ne jouerait aucun rôle. Et cepen-
dant, on doit le reconnaître, ce travail, chez M"^ de La Lézardière,
est complet, ingénieux , souvent plein de sagacité. Elle paraît douée
d'une remarquable puissance d'analyse ; elle cherche et pose toutes
les questions importantes, et ne les abandonne qu'après avoir épuisé,
en grande partie, les textes qui s'y rapportent. Il ne lui arrive guère
de se tromper grossièrement sur le sens et la portée des documens
qu'elle met en œuvre, elle ne leur fait pas violence non plus d'une
manière apparente; elle les détourne peu à peu de leur signification
réelle avec beaucoup de subtilité. En un mot, il n'y a pas ici, comme
dans les systèmes précédens, un triage arbitraire des élémcns primi-
tifs de notre histoire; ils sont tous reconnus, tous admis, et c'est
par une suite de flexions graduelles et presque insensibles, qu'ils se
dénaturent pour entrer et s'ordonner, au gré de l'auteur, dans le cadre
de ses idées systématiques.
Soit modestie, soit crainte de heurter l'opinion dominante, M"" de
La Lézardière s'abstient de toute remarque sur l'ensemble du sys-
tème de Mably. Sa polémique, dont elle est, du reste, assez sobre,
est presque uniquement dirigée contre l'historiographe de France
Moreau, écrivain personnellement nul, mais disciple de Dubos et
exagérateur de son système. Il semble que l'entraînement du siècle
vers la liberté politique conduisît à extirper une à une toutes les
racines de ce système, qui, à l'établissement de la monarchie, ne
savait montrer que deux choses, la royauté absolue et la liberté mu-
nicipale. On avait contre la première une aversion de plus en plus
(1) C'est à la fin du règne de Charles-le-Chauvc que s'arrêtent les deux premières parties
de l'ouvrage, les seules qui aient été publiées. Dans sa prcf. ce , l'auteur annonçait comme
achevée et prcle pour l'itiipression la troisième partie, qui devait exposer les nwdifirations
et la tradition du droit public de la monarchie, depuis Ici division de l'ancien empire fianc
jusqu'au règne de Philippc-le-Bel. Il serait curieux de voir comment, avec son idée d'une
constitution pi imitive exclusivement germanique , 31i'f de La Lézardière envisageait , à l'é-
poque du xue siècle, la renaissance du droit romain, la renaissance des villes municipales
sous le nom de communes, et l'établissement de la puissance royale sur une nouvelle base,
d'après des maximes toutcjs romaines.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 27
décidée; la seconde paraissait mesquine et indigne du moindre re-
gard , auprès de la souveraineté nationale que le tiers-état ambition-
nait pour l'avenir, et dont il prétendait avoir au moins une part dans
le passé. Son exigence, toute puissante alors, devenait une loi pour
l'histoire, et l'histoire y obéissait; elle rejetait, pour la France, toute
tradition rattachant, d'une manière quelconque, les origines de la
société moderne à la société des derniers temps de l'empire romain.
Marchant comme Mably dans cette voie, mais d'une allure plus ferme
et plus scientifique , l'auteur de la Théorie des lois politiques de la
monarehic française nie, avec de long développemens, que rien de
romain ait subsisté en Gaule sous la domination des conquérans ger-
mains, ni la procédure criminelle, ni les magistratures, ni l'impôt,
ni le gouvernement municipal. Les justices urbaines et les justices de
canton sont pour elle une seule et même chose; elle attribue aux
comtes de l'époque mérovingienne toute l'administration des villes,
et fait ainsi abstraction de tout vestige de l'organisation gallo-romaine
des municipes et des châteaux. Elle ne veut, pour la Gaule franke,
qui, selon elle, est la France primitive, aucune institution dérivant
de l'empire romain (1). L'idée même de cet empire lui est tellement
odieuse, qu'elle la poursuit jusque dans la personne de Charlemagne,
à qui elle ne reconnaît d'autre titre que celui de roi des Franks, et,
chose encore plus singulière, elle lui prête, à cet égard, ses propres
sentimens, une forte répugnance pour le titre d'empereur et l'auto-
rité impériale (*2).
J'aurais voulu être moins sévère en jugeant ce livre, car sa destinée
eut quelque chose de triste. Fruit de vingt-cinq années de travail, il
fut, duraLitce temps, l'objet d'une attente flatteuse de la part d'hommes
éminens dans la science et dans la société; M. de Malesherbes en
suivait les progrès avec une sollicitude mêlée d'admiration; tout
semblait promettre à l'auteur un grand succès et de la gloire; mais
la publication fut trop tardive, et les événemens n'attendirent pas.
(1) « Des noms barbares, des noms germains viennent remplacer dans la Gaule même les
M noms de curies cl de curiales, dès que la Gaule passe sous le gouvernement franc, pour
« anéantir jusqu'aux tract s du despotisme impérial, el pour lier, en toutes choses, les prin-
M cipes monarchiques el les idées de liberté. » ( Tlidorie des lois politiques , etc., tom. VII ,
sommaire des preuves , pag. 475 )
(2) « Comme Charlemagne n'était empereur que des Romains , comme les deux gouverne-
H mens de l'Italie et d : la France , établis sur des priiicipi's différens , ne pouvaient s'idenli-
« fier... Charlemagne apprécia ces deux litres; il dédaigna ccl.ij d'empereur, et eut peine à
« l'accepter. Il affecta de se prévaloir du litre de roi des Francs. . Dans la charte de division
M de son empire, il n'attribua le tiire d'empereur à aucun de S'S Dis, el chercha à éteindre
« dans sa maison ce litre étranger. » ( Ibid., tom. VIll , discours , pag. 51. )
28 REVUE DES DEUX MONDES.
La Théorie des lois politiques de In monarchie française s'imprimait
en 1791, et elle était sur le point de paraître , lorsque la moiarihie
fut détruite. Séquestré, par prudence, durant la terreur et les troubles
de la révolution, l'ouvrage promis depuis tant d'armées ne vit le
jour qu'en 1801, au milieu d'un monde nouveau, bien loin de l'époque
et des hommes pour lesquels il avait été composé. S'il eût paru dans
son temps, peut-être aurait-il partagé l'opinion et fait secte à côté
du système de Mably; peut-être, comme plus complet, plus profond,
et en apparence plus près des sources, aurait-il gagné le suffrage
des esprits les plus sérieux. Au fond, malgré les différences qui sé-
parent ces deux théories, leur élément intime est le même ; c'est le
divorce avec la tradition romaine; il était dans le hvre de Mably, il
est dans celui de M"" de La Lézardière plus fortement marqué, sur-
tout motivé plus savamment. Telle était l'ornière où le courant de
l'opinion publique avait fait entrer de force l'histoire de France,
ornière qui se creusait de plus en plus. On s'attachait à un fantôme
de constitution germanique; on répudiait (out contact avec les véri-
tables racines de notre civilisation moderne; et cela, au moment
môme où l'inspiration d'une grande assemblée, investie par le vœu
national d'une mission pareille à celle des anciens législateurs, allait
reproduire dans le droit civil de la France, dans son système de divi-
sions territoriales, dans son administration tout entière, la puissante
unité du gouvernement romain.
L'heure marquée arriva pour cette révolution, terme actuel, sinon
défînitif, du grand mouvement de renais ance sociale qui commence
au xii^ siècle. Après cent soixante-quinze ans d'interruption, les
états-généraux furent convoqués pour le 5 mai 1789. L'opinion de la
majorité nationale demandait, pour le tiers-état, une représentation
double, et cette question , traitée en divers sens, du point de vue de
l'histoire et de celui du droit, donna lieu à de grandes controverses.
Elle fut tranchée par un homme dont les idées fortes et neuves eurent
plus d'une fois le privilège de fixer les esprits et de devenir la loi de
tous, parmi les incertitudes sans nombre d'un renouvellement com-
plet de la société. Qu'est-ce que te tiers-état? Tout. Qu'a-t-il été
jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A
être quelque chose : tels furent les termes énergiquement concis dans
lesquels l'abbé Sieyes formula ce premier problème de la révolution
française. Son célèbre pamphlet, théorique avant tout, suivant les
habitudes d'esprit de l'auteur, fut le développement de cette proposi-
tion hardie : le tiers-état est une nation par lui-même, et une nation
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 29
coin-pJèto (1). Les faits actuels, les rapports nouveaux qu'il s'apissait
de reconnaître et de sanctionner par des lois constitutives. Turent la
base des démonstrations du publicisle logicien ; il n'y eut que peu de
mots pour l'histoire , mais ces mots furent décisifs; les voici :
« Que si les aristocrates entreprennent, au prix même de cette
<-< liberté dont ils se montreraient indignes, de retenir le peuple dans
« l'oppression , il osera demander à quel titre. Si l'on répond : A titre
« de conquête, il faut en convenir, ce sera vouloir remonter un peu
« haut. Mais le tiers-état ne doit pas craindre de remonter dans les
« temps passés; il se reportera à l'année qui a précédé la conquête ,
i( et, puisqu'il est aujourd'hui assez fort pour ne pas se laisser con-
« quérir, sa résistance sans doute sera plus elficace. Pourquoi ne ren-
« verrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui
a conservent la folle prétention d'être issues de la race des conqué-
« rans et d'avoir succédé à des droits de conquête? La nation, épurée
« alors, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus se
« croire composée que des descendans des Gaulois et des Romains.
« En vérité, si l'on tient à distinguer naissance et naissance, ne pour-
a rait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu'on tire
c( des Gaulois et des Romains vaut au moins autant que celle qui
a viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages sortis des
« bois et des marais de l'ancienne Germanie? Oui , dira-t-on; mais la
« conquête a dérangé tous les rapports, et la noblesse a passé du côté
a des conquérans. Eh bien ! il faut la faire repasser de l'autre côté; le
« tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour (2). »
Les Welches sont ici de trop, et le sens donné à ce nom accuse
l'inexpérience de Sieyes en philologie historique (3); mais la dédai-
gneuse fierté de ses paroles peut servir à mesurer l'immensité du
changement qui avait eu lieu , depuis soixante ans, dans la condition
et dans l'esprit du tiers-état. Soixante ans auparavant, le système
de Roulainviiliers soulevait d'ii;dignation les classes roturières; il ef-
frayait comme une menace, contre laquelle on n'était pas bien sûr de
prévaloir, et qu'on rcjjoussait, en s'abritant d'un contre-système qui
niait la conquête (V). La théorie qui , en 1730, causait tant de ru-
meur, est acceptée avec un sang-froid ironique par l'écrivain de 1789,
(<) Qu'est-ce que le tiers-état? pag. 59 et suiv., édilion de 1820.
(-2) Ibid., pag. 70.
(5) C'est le 110.11 des Gaulois et des Romains eux-mêmes, dans l'idiome des nations ger-
oiaiiies.
(4) Voyez plus haut , chapitre ii , pages 732 et suivantes.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
et, de cette acceptation, il fait sortir un défi de guerre et des me-
naces bien autrement significatives que toutes celles qu'on eût jamais
faites, au nom de la descendance franke, à la postérité présumée des
vaincus du vi' siècle.
En dépit des précédens historiques , la double représentation du
tiers fut décrétée et les états-généraux s'assemblèrent; ils furent
comme un pont jeté pour le passage du vieil ordre de choses à un
ordre nouveau; ce passage se fit , et aussitôt le pont s'écroula. A la
place des trois états de la monarchie française , il y eut une assemblée
nationale où dominait l'élite du troisième ordre, préparé à la vie po-
litique par le travail intellectuel de tout un siècle. Ces représentans
d'un grand peuple qui, selon l'expression vive et nette d'un historien,
n'était pas à sa place et voulait s'y mettre (1), n'eurent besoin que de
trois mois pour bouleverser de fond en comble l'ancienne société et
aplanir le terrain où devait se fonder le régime nouveau. Après la
fameuse nuit du i août 1789, qui vit tomber tous les privilèges , l'as-
semblée nationale , changeant de rôle , cessa de détruire et devint
constituante. Alors commença pour elle , avec d'admirables succès ,
le travail de la création politique, par la puissance de la raison, de la
parole et de la liberté. Ce travail, dans ses diverses branches, fut une
synthèse où tout partait de la raison pure , du droit absolu et de la
justice éternelle; car, selon la conviction du siècle, les droits naturels
imprescriptibles de l'homme étaient le principe et la fin , le point de
départ et le but de toute société légitime. L'assemblée constituante
ne manqua pas à cette foi qui faisait sa force et d'où lui venait l'in-
spiration créatrice; elle demanda tout à la raison , rien à l'histoire , et
toutefois, dans son œuvre, purement philosophique en apparence, il
y eut quelque chose d'historique. En établissant l'unité du droit ,
l'égalité devant la loi, la hiérarchie régulière des fonctions publiques,
l'uniformité de l'administration, la délégation sociale du gouverne-
ment, elle ne fit que restaurer sur notre sol, en accommodant aux
Conditions de la vie moderne, le vieux type d'ordre civil légué par
l'empire romain (*2): et ce fut la partie la plus solide de ses travaux ,
celle qui, reprise et complétée, dix ans plus tard, par la législation du
(1) M. Mignel, Histoire de la liévoliition française.
(2) L'autorilé des empereurs, lout absolue qu'elle était, dérivait d'un principe essentielle-
ment populaire. Si la volonté du prince a force de loi, « c'est, disent les jurisconsultes ro-
M mains, que le peuple lui a transmis et a placé en lui son empire et toute sa puissance :
« Qtiod principi placuit legis hubet vigorem, iiipotc quiim popubts ei et in euin ontne
M suum imperium et poteslatein conférât. » ( Dijest. It.x I , tit. iv, lib. I. Institut., lib. I ,
lit. II , § VI. ) — Voy. Digest. leg. XXXII , tit. m , lib. I , § i , et pra-fat., § vu.
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 31
consulat, est demeurée inébranlable au milieu des secousses et des
changemens politiques. Toutes les tentatives faites, durant l'inter-
valle, pour se rattacher au monde des républiques anciennes, à ce
monde idéal de Mably et de Jean-Jacques Rousseau, ont avorté et
disparu , ne laissant après elles que des souvenirs tristes et une répu-
gnance nationale qui va jusqu'à l'aversion. Depuis 1791, les constitu-
tions ont passé vite et changé souvent; elles changeront sans doute
encore, elles sont le vêtement de la société ; mais , sous cet extérieur
qui varie, quelque chose d'immuable se perpétuera, l'unité sociale,
l'indivisibilité du territoire , l'égalité civile et la centralisation admi-
nistrative.
Les noms des grands orateurs de l'assemblée constituante sont
aujourd'hui célèbres et leur biographie est populaire ; mais il y eut
au-dessous d'eux, dans cette assemblée, une foule d'hommes d'une
merveilleuse activité d'esprit, dont les motions devinrent des lois, e(
qui, pour récompense, n'ont guère obtenu qu'une renommée collec-
tive. Au premier rang de ces génies pratiques, il faut placer Thouret,
député du tiers-état de Rouen, membre du comité de constitution,
élu quatre fois président de l'assemblée nationale, et, après 1791,
nommé président du tribunal de cassation qu'il avait proposé d'éta-
blir. Cet homme, à qui revient une grande part dans les travaux les
plus glorieux de l'assemblée constituante, éprouva, quand il eut fini
sa tâche de législateur, le besoin de renouer la chaîne des souvenirs
que la révolution semblait rompre, et de rattacher le nouvel œuvre
social aux origines même de notre histoire. Pour satisfaire ce besoin
d'un esprit éminemment logique, Thouret ne s'adressa ni aux textes
originaux, ni aux œuvres des bénédictins, il était trop pressé de con-
clure, et ce fut dans les systèmes faits avant lui qu'il chercha les
données et les matériaux du sien. Par un éclectisme tout nouveau,
il adopta à la fois deux de ces systèmes et il les réunit ensemble,
dans le même livre, sans s'inquiéter de les concilier. Son Abrège des
révolutions de rancien gouvernement français se compose d'un
précis pur et simple de l'ouvrage de Dubos et d'un précis raisonné
de l'ouvrage de Mably (1).
Ce fut pour Dubos, en plein discrédit depuis quarante ans, un
commencement de réhabilitation, et, dans cette confiance rendue
à un écrivain dédaigné , il est permis de voir autre chose qu'un ca-
(1) Abrérfé des révolalions de. Vancien gouvernement franr.avi, ouvrage élémentaire ét-
irait de l'abbé Dubos et de l'abbé Mably.
32 REVUE DES DEUX MONDES.
price littéraire. On peut croire que Thouret, législateur de 1791, fut
amené, par la vue même du renouvel.eraent social auquel il avait
coopéré, a un retour d'intérêt pour les derniers temps de l'ancienne
société civile et d'estime pour le mécanisme uniforme et grandiose
de l'administration gallo-romaine (1). Reprenant pour son compte
le système tout romain que l'opinion avait délaissé, il le remit de pair
avec la théorie en faveur, le système tout germain de Mably, et c'est
dans ce grossier symptôme: d'une nouvelle tendance historique que
consiste l'originalité de son livre qui, du reste, est d'une mons-
trueuse incohérence. Après avoir décrit l'administration de la Gaule
!îu V*' siècle et exposé, seloîi les idées de Dubos, que le gouverne-
ment et tout le système administratif restèrent, sous la première
race des rois franks et en partie sous la seconde, ce qu'ils étaient
sous l'empire romain , Thouret , d'après Mably, fait venir de Ger-
manie la démocratie pure, qui s'altère, sous les premiers Mérovin-
giens, par la coalition des rois , des évêques et des leudes contre
le peuple, se transforme en despotisme sous les maires du palais,
puis renaît en partie sous Charlcmagne, pour disparaître sans retour
sous ses successeurs. Quant au fond du système, entre l'auteur des
Observations sur l'hisfoire de France et son abréviateur, il n'y a pas
une seule variante; mais, dans ses conclusions politiques, Thouret dé-
passe de beaucoup l'écrivain qu'il abrège, et, pour cela, il n'a pas
besoin d'une grande hardiesse, il lui suffît de s'accommoder à l'esprit
de son temps et aux évènemens accomplis. A l'époque où il s'avisa
de devenir historien, il avait vu 179-2 et l'abolition de la royauté; il
acceptait , comme légitime, cette phase extrême de la révolution ; elle
lui semblait motivée et amenée de loin par toute la série des faits
antérieurs, et, pour lui , notre histoire, du vi'' siècle à la fin du xyiii%
n'était, en dernière analyse, que le passage de la république des
Franks à la république française. C'est pour l'instruction d'un fils
alors très jeune qu'il composa son livre, qui fut publié avec un grand
(1) Celte conjecture peut s'appuyer d'une opinion émise en 1799 par François de Neuf-
chàteau , ami de Tliouret et éditeur de la première partie de son ouvrai;c- « Le précis de
« l'ahbé Dubos, écivail-il dans le Conservilew, est un chef-d'œuvre d'analyse L'extrait
« de Thouret donne une idée très nette des formes du gouvernement que les Romains avaient
« établi dans les Gaules , et qui fut à peu près suivi par Clovis et par ses successeurs. La divi»
« sion du pays, les magistrats municipaux , les subsides, etc. , sont des objets d'autant plus
« dignes de notre attention, qu'après avoir parcouru un long cercle d'aberrations poliiiqnes,
« nous semblons revenir à beaucoup de parties du plan adopté par les Romains. » ( Le Con-
servateur, ou recueil de morceaux inédits d'histoire, de politique, de littérature et de phi-
osophie, tirés du portefeuille de N. François de Neufchâleau, de l'Institut national, tom, I,
préface, pag. 16 et 2^. )
DES SYSTÈMES HISTORIQUES. 33
succès en 1801, et dont la vogue, affaiblie sous l'empire, parut se
ranimer dans les premières années de la restauration (1). En voici
quelques fragmens :
a Aujourd'hui que la révolution la plus pure dans ses principes et
« la plus complète dans ses effets a fait justice de toutes les usur-
« pations et de toutes les tyrannies, un jour nouveau luit sur notro
« histoire. Il faut donc, mon enfant, l'approfondir mieux et t'atta-
« cher à y voir, sans déguisement, 1° l'injustice des origines de tant
« d'autorités et de privilèges aristocratiques que la révolution a anéan-
« tis, 2" l'excès des maux qu'ils avaient accumulés sur la nation. C'est
« par là que tu pourras juger sainement de la nécessité de la révolu-
« tion , de son importance pour la prospérité nationale , et par consé-
« quent de l'obligation où nous sommes tous de concourir de tous
« nos efforts à sa réussite (2).
« La révolution a aboli la royauté. Nous avons vu que la royauté
« avait envahi la souveraineté nationale; cette usurpation fut faite par
« les premiers successeurs de Clov is qui changèrent leur qualité de pre-
« miers fonctionnaires de la république en celle de monarques sou-
« verains. Mais le pouvoir monarchique, n'ayant jamais été délégué
« aux Mérovingiens par le peuple , fut une véritable tyrannie ; car la
« tyrannie est proprement l'usurpation de la souveraineté nationale.
« Le peuple a eu le droit incontestable d'abolir cette royauté dont
« l'origine ne peut être justifiée (3).
« Tu as vu , mon enfant , ce que firent les rois des deux premières
« races Ils furent les premiers instrumens de l'oppression du
a peuple. Hugues Capet et sa race eurent aussi les mêmes torts envers
« la nation, tant parce qu'ils perpétuèrent, à leur profit, l'usurpation
« de la souveraineté nationale , que parce qu'ils ne s'occupèrent jamais
« sincèrement du soulagement du peuple Louis XVI n'avait pas
a d'autre droit au trône que celui dont il avait hérité de Hugues Ca-
« pet, et celui-ci n'avait aucun droit. Si Charles, duc de Lorraine,
« avait été le plus fort, il aurait fait condamner Hugues Capet Comme
« un sujet rebelle et factieux ; si le peuple français avait été en état
a de défendre ses droits , il aurait puni Hugues Capet comme un
a tyran. Le temps qui s'est écoulé jusqu'à Louis XVI n'avait pas pu
(1) Il y eut une édition stéréotype; la dernière est de 1820.
(2) Abri'tjé des rcvolutions de Vancien fjouvcrncment français, pag. 69, édition de 1820.
(3) Ibid., pag. 92.
TOME XVII. 3
34- REVUE DES DEUX MONDES.
« changer en droit légitime l'usurpation qui avait mis le sceptre
« dans la ramille des Capets (1).
« Le moment marqué pour le réveil de la raison et du courage du
« peuple français n'est arrivé que de nos jours. La nation venge, par
« une révolution à jamais mémorable, les maux qu'elle a soufferts pen-
« dant douze siècles et les crimes commis contre elle pendant une si
« longue oppression. Elle donne un grand exemple à l'univers — (2).»
II semble que rien ne puisse accroître l'étrange effet de ces pages
empreintes, à la fois, de la douceur du sentiment paternel et de
l'âpreté d'une conviction absolue qui transporte sa logique dans l'his-
toire; et pourtant, les circonslances où elles furent écrites ajoutent à
leur bizarrerie quelque chose de sombre. L'auteur alors était proscrit,
emprisonné au Luxembourg , d'où il ne sortit que pour aller à l'écha-
faud , avec Dcspréménil et Chapelier, ses collègues à l'assemblée con-
stituante, et Malesherbes, le défenseur de Louis XVI (3). Il avait vu
la puissance révolutionnaire, s'égarant et se dépravant par la longueur
de la lutte, tomber, de classe en classe, jusqu'à la } lus nombreuse,
la moins éclairée et la plus violente dans ses passions politiques; il
avait vu trois générations d'hommes de parti régner et périr l'une
après l'autre ; lui-même était arrêté comme ennemi de la cause du
peuple, et sa foi dans l'œuvre de 1789 et dans l'avenir de la liberté
n'était pas diminuée. On ne peut se défendre d'une émotion triste et
pieuse quand on lit, en se recueillant et en faisant abstraction de
l'absurdilé des vues historiques, ce testament de mort de l'un des
pères de la révolution française, ce témoignage d'adhésion inébran-
lable donné par lui à la révolution, au pied de l'écliafaud, et sur
le point d'y monter parce qu'elle le veut (4).
Augustin Thierry.
(1) Abrcçfô des rcvoliitions de l'ancien gouvernement français, pag. 129-131.
(2) Ilnd., pag. ZU.
(3) 3 noréal an il , 22 avril 1794.
(4) «Mon malheureux père les composait (ces deux résumés) pour mon instruction dans la'
prison du Luxembourg, sous les yeux du citoyen François de Neufcliàteau, dont il partageait
la chambre, escalier de la liberté. Il s'attendait à la mort, qui était due à son innocence, et
la précipitation avec laquelle il écrivait ne lui permit pas d'apercevoir, ou du moins d'eff.icer,
quelques fautes de langage.» [Abrégé des révolutions de l'ancien gouvernement français,
discours préliminaire de G.-T.-A. Thouret, pag. 9. )
SPIRIDION.
QlTATRIEMi: PARTIE.»
Le lendemain , il ne me restait de cette nuit affreuse qu'une las-
situde profonde et un souvenir pénible. Les diverses émotions que
j'avais éprouvées se confondaient dans l'accablement de mon cerveau.
La vision hideuse et la céleste apparition me paraissaient également
fébriles et imaginaires; je répudiais autant l'une que l'autre , et n'at-
tribuais déjà plus la douce impression de la dernière qu'au rasséré-
nement de mes facultés et à la fraîcheur du matin.
A partir de ce moment, je n'eus plus qu'une pensée et qu'un but , ce
fut de refroidir mon imagination , comme j'avais réussi à refroidir mon
cœur. Je pensai que , comme j'avais dépouillé le catholicisme pour ou-
vrir à mon intelligence une voie plus large, je devais dépouiller tout en-
thousiasme religieux pour retenir ma raison dans une voie plus droite
et plus ferme. La philosophie du siècle avait mal combattu en moi
l'élément superstitieux ; je résolus de me prendre aux racines de cette
philosophie; et, rétrogradant d'un siècle, je remontai aux causes des
doctrines incomplètes qui m'avaient séduit. J'étudiai Newton, Leib-
nitz, Keppler, Malebranche , Descartes surtout, père des géomètres,
{i) Voyez les nos des 13 octobre, i" et 15 novembre 1858.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avaient sapé l'édifice de la tradition et de la révélation. Je me
persuadai qu'en cherchant l'existence de Dieu dans les problèmes de
la science et dans les raisonnemens de la métaphysique , je saisirais
enfin l'idée de Dieu , telle que je voulais la concevoir, calme , invin-
cible , immense.
Alors commença pour moi une nouvelle série de travaux, de fa-
tigues et de souffrances. Je m'étais flatté d'être plus robuste que les
spéculateurs auxquels j'allais demander la foi; je savais bien qu'ils
l'avaient perdue en voulant la démontrer; j'attribuais cette erreur
funeste à l'affaiblissement inévitable des facultés employées à de trop
fortes études. Je me promettais de ménager mieux mes forces , d'é-
"viter les puérilités où de consciencieuses recherches les avaient par-
fois égarés, de rejeter avec discernement tout ce qui était entré de
force dans leurs systèmes; en un mot, de marcher à pas de géant
dans cette carrière où ils s'étaient traînés avec peine. Là, comme
partout , l'orgueil me poussait à ma perte ; elle fut bientôt consom-
mée. Loin d'être plus ferme que mes maîtres , je me laissai tomber
plus bas sur le revers des sommets que je voulais atteindre et où je
me targuais vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science ,
que l'intelligence escalade , mais au pied desquelles le sentiment
s'arrête, je fus pris du vertige de l'athéisme; fier d'avoir monté si
haut , je ne voulus pas comprendre que j'avais à peine atteint le pre-
mier degré de la science de Dieu, parce que je pouvais expliquer
avec une certaine logique le mécanisme de l'univers, et que pourtant
je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette création.
Je me plus à ne voir dans l'univers qu'une machine et à supprimer
la pensée divine comme un élément inutile à la formation et à la
durée des mondes. Je m'habituai à rechercher partout l'évidence et
à mépriser le sentiment, comme s'il n'était pas une des principales
conditions de la certitude. Je me fis donc une manière étroite et
grossière de voir, d'analyser et de définir les choses; et je devins le
plus obstiné , le plus vain et le plus borné des savans.
Dix ans de ma vie s'écoulèrent dans ces travaux ignorés , dix ans
qui tombèrent dans l'abîme sans faire croître un brin d'herbe sur ses
bords. Je me débattis long-temps contre le froid de la raison. A me-
sure que je m'emparais de cette triste conquête , j'en étais effrayé , et
je me demandais ce que je ferais de mon cœur si jamais il venait à
se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs de la vanité satisfaite étouf-
faient cette inquiétude. On ne se figure pas ce que l'homme voué en
apparence aux occupations les plus graves y porte d'inconséquence
SPIRIDION. 37
et de légèreté. Dans les sciences , la difficulté vaincue est si enivrante,
que les résolutions consciencieuses , les instincts du cœur, la morale
de l'anie, sont sacrifiés, en un clin d'œil, aux triomphes frivoles de
l'intelligence. Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j'avais
rêvé d'abord me paraissait chimérique. J'arrivai enfin à le croire
inutile autant qu'impossible ; je résolus donc de ne plus chercher des
vérités métaphysiques sur la voie desquelles mes études physiques
me mettaient de moins en moins. J'avais étudié les mystères de la
nature, la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables
qui régissent l'univers dans ses splendeurs infinies comme dans ses
imperceptibles détails ; partout j'avais senti la main de fer d'une puis-
sance incommensurable, profondément insensible aux nobles émo-
tions de l'homme , généreuse jusqu'à la profusion , ingénieuse jusqu'à
la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions matérielles, mais
vouée à un silence inexorable en tout ce qui tient à son être moral ,
à ses immenses désirs, fallait-il dire à ses immenses besoins? Cette
avidité avec laquelle quelques hommes d'exception cherchent à com-
muniquer intimement avec la divinité, n'était-elle pas une maladie
du cerveau , que l'on pouvait classer à côté du dérèglement de cer-
taines croissances anormales dans le règne végétal et de certains
instincts exagérés chez les animaux? N'était-ce pas l'orgueil, cette
autre maladie commune au grand nombre des humains , qui parait
de couleurs sublimes et rehaussait d'appellations pompeuses cette
fièvre de l'esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude, bien plus
que de force ef de santé? Non , m'écriai-je , c'est impudence et folie,
et misère surtout, que de vouloir escalader le ciel. Le ciel ! ce mot
sur lequel le grand homme saint Bernard se perdait en concetti ridi-
cules, et qui n'existe nulle part pour le moindre écolier rompu au
mécanisme de la sphère ! le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu
d'un trône de nuées formé des grossières exhalaisons de la terre , un
fétiche taillé sur le modèle de l'homme , assis sur les sphères ainsi
qu'un ciron sur l'Atlas ! le ciel , féther infini parsemé de soleils et
de mondes infinis, que l'homme s'imagine devoir traverser après
sa mort comme les pigeons voyageurs passent d'un champ à un au-
tre , et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent apparem-
ment une constellation pour domaine et les rayons d'un astre pour
vêtement ! le ciel et l'homme , c'est-à-dire l'infini et l'atome ! quel
étrange rapprochement d'idées! quelle ridicule antithèse ! Quel est
donc le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille dé-
mence ? Et aujourd'hui un pape , qui s'intitule le roi des âmes , ouvre
38 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une clé les deux battans de l'éternité à quiconque plie le genou
devant sa discipline, en disant: Admettez-moi !
C'est ainsi que je parlais, et alors un rire amer s'emparait de moi;
et» jetant par terre les sublimes écrits des pères de l'église et ceux
des philosophes spiritualistes de toutes les nations et de tous les
temps, je les foulais aux pieds dans une sorte de rage, en répétant
ces mots favoris d'Hébronius où je croyais trouver la solution de tous
mes problèmes :0 ignorance, ô imposture!
— Tu pâlis, enfant, dit Alexis en s'interrompant; ta main tremble
dans la mienne, et ton œil effaré semble interroger le mien avec
anxiété. Calme-toi , et ne crains pas de tomber dans de pareilles an-
goisses: j'espère que ce récit t'en préservera pour jamais.
Heureusement pour l'homme, cette pensée de Dieu, qu'il ignore
et qu'il nie si souvent, a présidé à la création de son être avec au-
tant de soin et d'amour qu'à celle de l'univers. Elle l'a fait perfec-
tible dans le bien , corrigible dans le mal. Si , dans la société, l'homme
peut se considérer souvent comme perdu pour la société, dans la-
solitude l'homme n'est jamais perdu pour Dieu ; car, tant qu'il lui
reste un souffle de vie, ce souffle peut faire vibrer une corde in-
connue au fond de son ame, et quiconque a aimé la vérité a biea
des cordes à briser avant de périr. Souvent les sublimes facultés
dont il est doué sommeillent pour se retremper comme le germe des
plantes au sein de la terre, et, au sortir d'un long repos, elles écla-
tent avec plus de puissance. Si j'estime tant la retraite et la solitude,
si je persiste à croire qu'il faut garder les vœux monastiques, c'est
que j'ai connu plus qu'un autre les dangers et les victoires de ce long
tôte-à-lôte avec la conscience, où ma vie s'est consumée. Si j'avais
vécu dans le monde, j'eusse été perdu à jamais. Le souffle des hommes
eût éteint ce que le souffle de Dieu a ranimé. L'appât d'une vaine
gloire m'eût enivré; et, mon amour pour la science trouvant toujours
de nouvelles excitations dans le suffrage d'autrui , j'eusse vécu dans
l'ivresse d'une fausse joie et dans l'oubli du vrai bonheur. Mais ici,
n'étant compris de personne, vivant de moi-même, et n'ayant pour
stimulant que mon orgueil et ma curiosité, je finis par apaiser ma
soif et par me lasser de ma propre estime. Je sentis le besoin de faire
partager mes plaisirs et mes peines à quelqu'un, ù défaut de l'ami
céleste que je m'étais aliéné; et je le sentis sans m'en rendre compte,
sans vouloir me l'avouer à moi-môme. Outre les habitudes superbes
que l'orgueil de l'esprit avait données à mon caractère, je n'étais point
entouré d'êtres avec lesquels je pusse sympathiser: la grossièreté ou
SPIRIDION. 'fHè
la méchanceté se dressait de toutes parts autour de moi pour re-
pousser les élans de mon cœur. Ce fut encore un bonheur pour moi.
Je sentais que la société d'hommes intelligens eût allumé en moi une
fièvre de discussion , une soif de controverses, qui m'eussent de plus
en plus alTermi dans mes négations ; au Heu que, dans mes longues
veillées solitaires, au plus fort de mon athéisme, je sentais encore
parfois des aspirations violentes vers ce Dieu que j'appelais la fiction
de mes jeunes années; et, quoique dans ces momens-là j'eusse du
mépris pour moi-même, il est certain que je redevenais bon et que
mon cœur luttait avec courage contre sa propre destruction.
Les grandes maladies ont des phases où le mal amène le bien, et
c'est après la crise la plus effrayante que la guérison se fait tout à
coup, comme un miracle. Les temps qui précédèrent mon retour à
la foi furent ceux où je crus me sentir le plus robuste adepte de la
raisoti. pure. J'avais réussi à étouffer toute révolte du cœur, et je
triomphais dans mon mépris de toute croyance, dans mon oubli de
toute émotion religieuse. A peine arrivé à cet apogée de ma force
philosophique, je fus pris de désespoir. Un jour que j'avais travaillé
pendant plusieurs heures à je ne sais quels détails d'observation
scientifique avec une lucidité extraordinaire, je me sentis persuadé,
plus que je ne l'avais encore été, de la toute-puissance de la matière
et de l'impossibilité d'un esprit créateur et vivifiant, autre que ce
que j'appelais, en langage de naturaliste, les propriétés vitales de la
matière. Alors j'éprouvai tout à coup, dans mon être physique, la
sensation d'un froid glacial, et je me mis au lit avec la fièvre.
Je n'avais jamais pris aucun soin de ma santé. Je fis une maladie
longue et douloureuse. Ma vie ne fut point en danger, mais d'into-
lérables souffrances s'opposèrent pendant long-temps à toute occu-
pation de mon cerveau. Un ennui profond s'empara de moi; l'inac-
tion, l'isolement et la souffrance me jetèrent dans une tristesse
mortelle. Je ne voulais recevoir les soins de personne; mais les
instances faussement affectueuses du prieur, et celles d'un certain
convers infirmier, nommé Christophore, me forcèrent d'accepter
une société pendant la nuit. J'avais d'insupportables insomnies, et ce
Christophore, sous prétexte de m'en alléger l'eiuiui, venait dormir
chaque nuit, d'un lourd et profond sommeil, auprès de mon lit.
C'était bien la plus excellente et la plus bornée des créatures hu-
maines. Sa stupidité avait trouvé grâce pour sa bonté auprès des au-
tres moines. On le traitait comme une sorte d'animal domestique,
laborieux , souvent nécessaire et toujours inoffensif. Sa vie n'était
40 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une suite de bienfaits et de dévouemens. Comme on en tirait
parti, on l'avait habitué à compter sur l'elTicacité de ses soins; et
cette conûance que j'étais loin de partager me le rendait importun à
l'excès. Cependant un sentiment de justice, que l'athéisme n'avait
pu détruire en moi , me forçait à le supporter avec patience et à le
traiter avec douceur. Quelquefois, dans les commencemens, je m'é-
tais emporté contre lui, et je l'avais chassé de ma cellule. Au lieu
d'en être offensé, il s'affligeait de me laisser seul en proie à mon
mal; il nasillait une longue prière à ma porte, et, au lever du jour,
je le trouvais assis sur l'escalier, la tête dans ses mains , dormant à la
vérité, mais dormant au froid et sur la dure, plutôt que de se rési-
gner à passer dans son lit les heures qu'il avait résolu de me con-
sacrer. Sa patience et son abnégation me vainquirent. Je supportai
sa compagnie pour lui rendre service; car, ù mon grand regret,
nul autre que moi n'était malade dans le couvent; et , lorsque Chris-
tophore n'avait personne à soigner, il était l'homme le plus malheu-
reux du monde. Peu à peu, je m'habituai à le voir lui et son petit
chien , qui s'était tellement identifié avec lui , qu'il avait tout son ca-
ractère, toutes ses habitudes , et que , pour un peu , il eût préparé la
tisane et tâté le pouls aux malades. Ces deux êtres remuaient et
dormaient de compagnie. Quand le moine allait et venait sur la pointe
du pied , autour de la chambre, le chien faisait autant de pas que lui ;
et , dès que le bonhomme s'assoupissait, l'animal paisible en faisait
autant. Si Christophore faisait sa prière, Bacco s'asseyait gravement
devant lui, et se tenait ainsi fronçant l'oreille, et suivant de l'œil les
moindres mouvemens de bras et de tête dont le moine accompagnait
son oraison. Si ce dernier m'encourageait à prendre patience, par
de niaises consolations et de banales promesses de guérison pro-
chaine, Bacco se dressait sur ses jambes de derrière, et, posant ses
petites pattes de devant sur mon lit avec beaucoup de discrétion et
de propreté, me léchait la main d'un air affectueux. Je m'accoutumai
tellement à eux, qu'ils me devinrent nécessaires autant l'un que
l'autre. Au fond, je crois que j'avais une secrète préférence pour
Bacco, car il avait beaucoup plus d'intelligence que son maître; son
sommeil était plus léger, et surtout il ne parlait pas.
Mes souffrances devinrent si intolérables, que toutes mes forces
furent abattues. Au bout d'une année de ce cruel supplice , j'étais
tellement vaincu, que je ne désirais plus la mort. Je craignais d'avoir
à souffrir encore plus pour quitter la vie, et je me faisais, d'une vie
sans souffrance, l'idéal du bonheur. Mon ennui était si grand, que je
SPIRIDION. 41
ne pouvais plus me passer un instant de mon gardien. Je le forçais à
manger en ma présence, et le spectacle de son robuste appétit était
un amusement pour moi. Tout ce qui m'avait choqué en lui me
plaisait, môme son pesant sommeil, ses interminables prières, et ses
contes de bonne femme. J'en étais venu au point de prendre plaisir à
être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais ma potion, afin
de me divertir, pendant un quart d'heure, de ses importunités infati-
gables et de ses insinuations naïves , qu'il croyait ingénieuses pour
m'amener à ses fins. C'étaient lames seules distractions, et j'y trou-
vais une sorte de gaieté intérieure que le bonhomme semblait devi-
ner, quoique mes traits flétris et contractés ne pussent pas l'expri-
mer, même par un sourire.
Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique se dé-
clara dans le couvent. Le mal éiait subit, terrible, inévitable. On
était comme foudroyé. Mon pauvre Christophore en fut atteint un
des premiers. J'oubliai ma faiblesse et le danger, je quittai ma cel-
lule, et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le quatrième
Jour, il expira dans mes bras. Cette perte me fut si douloureuse, que
je faillis ne pas y survivre. Alors une crise étrange s'opéra en moi.
Je fus promptement et complètement guéri; mon être moral se ré-
veilla comme à la suite d'un long sommeil, et, pour la première
fois depuis bien des années, je compris, par le cœur, les douleurs
de l'humanité. Christophore était le seul homme que j'eusse aimé
depuis la mort de Fulgence. Une si prompte et si amère séparation
me remit en mémoire mon premier ami, ma jeunesse, ma piété,
ma sensibilité, tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans
ma solitude avec désespoir. Bacco m'y suivit; j'étais le dernier ma-
lade que son maître eût soigné; il s'était habitué à vivre dans ma
cellule, et il semblait vouloir reporter son affection sur moi; mais il
ne put y réussir, le chagrin le consuma. Il ne dormait plus , il flairait
sans cesse le fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et
que je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet , pour me repré-
senter quelque chose de la présence de mon pauvre ami. Bacco n'était
point ingrat à mes caresses, mais rien ne pouvait calmer son inquié-
tude. Au moindre bruit, il se dressait et regardait la porte avec un
mélange d'espoir et de découragement. Alors j'éprouvais le besoin
de lui parler comme à un être sympathique : « Il ne viendra plus, lui
disais-je, c'est moi seul que tu dois aimer maintenant. » Il me com-
prenait, j'en suis certain, car il venait à moi et me léchait la main
d'un air triste et résigné. Puis il se couchait et tâchait de s'endormir ;
kS REVUE DES DEUX MONDES.
mais c'était un assoupissement douloureux , entrecoupé de faibles
plaintes qui me déchiraient l'ame. Quand il eut perdu tout espoir de
retrouver celui qu'il attendait toujours, il résolut de se laisser mourir.
Il refusa de manger, et je le vis expirer sur le fauteuil de son maître,
en me regardant d'un air de reproche, comme si j'étais la cause de
ses fatigues et de sa mort. Quand je vis ses yeux éteints et ses mem-
bres glacés, je ne pus retenir des torrens de larmes; je le pleurai
encore plus amèrement que je n'avais pleuré Christophore. Il me
sembla que je perdais celui-ci une seconde fois.
Cet événement, si puéril en apparence, acheva de me précipiter
du haut de mon orgueil dans un abîme de douleur. A quoi m'avait
servi cet orgueil? à quoi m'avait servi mon intelligence? La maladie
avait frappé l'une d'impuissance; l'humilité d'un homme charitable,
l'affection fidèle d'un pauvre animal, m'avaient plus secouru que
l'autre. Maintenant que la mort m'enlevait les seuls objets de ma
sympathie, la raison, dont j'avais fait mon dieu, m'enseignait, pour
toute consolation , qu'il ne restait plus rien d'eux , et qu'ils devaient
être pour moi comme s'ils n'eussent jamais été. Je ne pouvais me
faire à cette idée de destruction absolue, et pourtant ma science me
défendait d'en douter. J'essayai de reprendre mes études, espérant
chasser l'en nui qui me dévorait : cela ne servit qu'à absorber quelques
heures de ma journée. Dès que je rentrais dans ma cellule , dès que
je m'étendais sur mon lit pour dormir, l'horreur de l'isolement se
faisait sentir chaque jour davantage; je devenais faible comme un
enfant, et je baignais mon chevet de mes larmes; je regrettais ces
souffrances physiques qui m'avaient semblé insupportables et qui
maintenant m'eussent été douces, si elles eussent pu ramener près
de moi Christophore et Bacco.
Je sentis alors profondément que la plus humble amitié est un plus
précieux trésor que toutes les conquêtes du génie; que la plus naïve
émotion du cœur est plus douce et plus nécessaire que toutes les
satisfactions de la vanité. Je compris, par le témoignage de mes en-
trailles, que l'homme est fait pour aimer, et que la solitude, sans la
foi et l'amour divin, est un tombeau, moins le repos de la mort! Je
ne pouvais espérer de retrouver la foi; c'était un beau rêve éva-
noui, qui me laissait plein de regrets; ce que j'appelais ma raison et
mes lumières l'avaient bannie sans retour de mon ame. Ma vie ne
pouvait plus être qu'une veille aride , une réalité desséchante. Mille
pensées de désespoir s'agitèrent dans mon cerveau. Je songeai à
quitter le cloître, à me lancer dans le tourbillon du monde, à
SPIRIDION. $'3
m'abandonneraux passions, aux vices même, pour tâcher d'échapper
à moi-même par l'ivresse ou l'abrutissement. Ces désirs s'effacèrent
promptcment; j'avais étouffé mes passions de trop bonne heure»
pour qu'il me fût possible de les faire revivre. L'athéisme même
n'avait fait qu'affermir, par l'étude et la réflexion , mes habitudes
d'austérité. D'ailleurs, à travers toutes mes transformations, j'avais
conservé un sentiment du beau, un désir de l'idéal que ne répudient
point à leur gré les intelligences tant soit peu élevées. Je ne me ber-
çais plus du rêve de la perfection divine; mais, à voir seulement l'uni-
vers matériel , à ne contempler que la splendeur des étoiles et la
régularité des lois qui régissent la matière, j'avais pris tant d'amour
-pour l'ordre, la durée et la beauté extérieure des choses , que je
n'eusse jamais pu vaincre mon horreur pour tout ce qui eût troublé
ces idées de grandeur et d'harmonie.
J'essayai de me créer de nouvelles sympathies ; je n'en pus trouver
dans le cloître. Je rencontrais partout la malice et la fausseté; et,
quand j'avais affaire aux simples d'esprit, j'apercevais la lâcheté sous
la douceur. Je tâchai de nouer quelques relations avec le monde.
Du temps de l'abbé Spiridion, tout ce qu'il y avait d'hommes distin-
gués dans le pays et de voyageurs instruits sur les chemins venaient
visiter le couvent, malgré sa position sauvage et la difficulté des
routes qui y conduisent. Mais, depuis qu'il était devenu un repaire
de paresse, d'ignorance et d'ivrognerie, le hasard seul nous amenait,
comme aujourd'hui , à de rares intervalles, quelques passans indif-
férens ou quelques curieux désœuvrés. Je ne trouvai personne à qui
ouvrir mon cœur, et je restai seul livré à un sombre abattement.
Pendant des semaines et des mois, je vécus ainsi sans plaisir et
presque sans peine, tant mon ame était brisée et accablée sous le
poids de l'ennui. L'étude avait perdu tout attrait pour moi ; elle me
devint peu à peu odieuse : elle ne servait qu'à me remettre sous les
yeux ce sinistre problème de la destinée de l'homme. Abandonné
sur la terre à tous les élémcns de souffrance et de destruction, sans
avenir, sans promesse et sans récompense, je me demandais alors à
quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir; néant pour néant, je
laissais le temps couler et mon front se dégarnir, sans opposer de
résistance à ce dépérissement de l'ame et du corps, qui meconduisai
lentement à un repos plus triste encore.
L'automne arriva , et la mélancolie du ciel adoucit un peu l'amer-
tume de mes idées. J'aimais à marcher sur les feuilles sèches et à
voir passer ces grandes troupes d'oiseaux voyageurs qui voleut dans
44 REVUE DES DEUX MONDES.
un ordre symétrique, et dont le cri sauvage se perd dans les nuées.
J'enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours
satisfaits, et que la réflexion ne tourmente pas. Dans un sens, je les
trouvais bien plus complets que l'homme , car ils ne désirent que ce
qu'ils peuventjposséder; et , si le soin de leur conservation est un tra-
vail continuel, du moins ils ne connaissent pas l'ennui, qui est la
pire des fatigues. J'aimais aussi à voir s'épanouir les dernières fleurs
de l'année. Tout me semblait préférable au sort de l'homme, môme
celui des plantes; et, portant ma sympathie sur ces existences éphé-
mères, je n'avais d'autre plaisir que de cultiver un petit coin du
jardin et de l'entourer de palissades, pour empêcher les pieds pro-
fanes de fouler mes gazons et les mains sacrilèges de cueillir mes
fleurs. Lorsqu'on en approchait, je repoussais les curieux avec tant
d'humeur, qu'on me crut fou , et que le prieur se réjouit de me voir
tombé dans un tel abrutissement.
Les soirées étaient fraîches, mais douces; il m'arrivait souvent,
après avoir cherché , dans la fatigue de mon travail manuel , l'espoir
d'un peu de repos pour la nuit, de me coucher sur un banc de gazon
que j'avais élevé moi-même, et de rester plongé dans une vague
rêverie long-temps après le coucher du soleil. Je laissais flotter mes
esprits, comme les feuilles que le vent enlevait aux arbres; je m'étu-
diais à végéter; j'eusse voulu désapprendre l'exercice de la pen-
sée. J'arrivais ainsi à une sorte d'assoupissement qui n'était ni la
veille ni le sommeil, ni la souffrance ni le bien-être, et ce pâle
plaisir était encore le plus vif qui me restât. Peu à peu cette lan-
gueur devint plus douce, et le travail de ma volonté pour y arri-
ver devint plus facile. Ma béatitude alors consistait surtout à perdre
la mémoire du passé et l'appréhension de l'avenir. J'étais tout au
présent. Je comprenais la vie de la nature, j'observais tous ses petits
phénomènes, je pénétrais dans ses moindres secrets. J'écoutais ses
capricieuses harmonies, et le sentiment de toutes ces choses inap-
préciables aux esprits agités réussissait à me distraire de moi-même.
Je soulageais à mon insu , par cette douce admiration , mon cœur
rempli d'un amour sans but et d'un enthousiasme sans aliment. Je
contemplais la grâce d'une branche mollement bercée par le vent;
j'étais attendri par le chant faible et mélancolique d'un insecte. Les
parfums de mes fleurs me portaient à la reconnaissance ; leur beauté,
préservée de toute altération par mes soins, m'inspirait un naïf or-
gueil. Pour la première fois, depuis bien des années, je redevenais
sensible à la poésie du cloître, sanctuaire placé sur les lieux élevés,
SPIRIDION. 45
pour que l'homme y vive au-dessus des bruits du monde , recueilli
dais la contemplation du ciel. ïu connais cet angle que forme la
terrasse du Jardin du côté de la mer, au bout du berceau de vigne
que supportent des piliers quadrangulaires en marbre blanc. Là
s'élèvent quatre palmiers ; c'est moi qui les ai plantés , et c'est là que -
j'avais disposé mon parterre, aujourd'hui effacé et confondu dans
le potager, qui a pris la place du beau jardin créé par liébronius. Ce
lieu était encore, à l'époque dont je te parle, un des plus pittoresques
de la terre, au dire des rares voyageurs qui le visitaient. Les riches
fontaines de marbre, qui ne sont plus consacrées aujourd'hui qu'à de
vils usages , y murmuraient alors pour les seules délices des oreilles-
musicales. L'eau pure de la source tombait dans des conques de
marbre rouge qui la déversaient l'une dans l'autre, et fuyait mysté-
rieusement sous l'ombrage des cyprès et des figuiers. Les rameaux
des citronniers et des caroubiers se pressaient et s'enlaçaient étroite-
ment autour de ma retraite, et l'isolaient selon mon goût. Mais, du
côté du glacis perpendiculaire qui domine le rivage , j'avais ménagé
une ouverture dans mes berceaux; et je pouvais admirer à loisir, à
travers un cadre de fleurs et de verdure, le spectacle sublime de la
mer brisant sur les rochers et se teignant à l'horizon des feux du
couchant ou de ceux de l'aurore. Là, perdu dans des rêveries sans
fin , il me semblait saisir des harmonies inappréciables aux sens gros-
siers des autres hommes, quelque chant plaintif, exhalé sur la rive
maure, et porté sur les mers par les vents du sud, ou le cantique
de quelque derviche , saint ignoré , perdu dans les âpres solitudes de
l'Atlas, et plus heureux dans sa misère cénobitique avec la foi, que
moi au sein de mon opulence monacale avec le doute.
Peu à peu , j'en vins à découvrir un sens profond dans les moindres
faits de la nature. En m'abandonnant au charme de mes impressions
avec la naïveté qu'amène le découragement, je reculai insensible-
ment les bornes étroites du certain jusqu'à celles du possible; et
bientôt le possible, vu avec une certaine émotion du cœur, ouvrit
autour de moi des horizons plus vastes que ma raison n'eût osé les
pressentir. Il me sembla trouver des motifs de mystérieuse pré-
voyance dans tout ce qui m'avait paru hvré à la fatalité aveugle. Je
recouvrai le sens du bonheur que j'avais si déplorablement perdu.
Je cherchai les jouissances relatives de tous les êtres , comme j'avais
cherché leurs souffrances, et je m'étonnai de les trouver si équita-
blement réparties. Chaque être prit une forme et une voix nouvelles
pour me révéler des facultés inconnues à la froide et superficielle
16 REVUE DES DEUX MONDES.
observation que j'avais prise pour la science. Des mystères infinis se
déroulèrent autour de moi, contredisant toutes les sentences d'un
savoir incomplet et d'un jugement précipité. En un mot, la vie prit
à mes yeux un caractère sacré et un but immense, que je n'avais en-
trevu ni dans les religions, ni dans les sciences, et que mon cœur
enseigna sur nouveaux frais à mon intelligence égarée.
Un soir, j'écoutais avec recueillement le bruit de la mer calme bri-
sant sur le sable; je cherchais le sens de ces trois lames, plus fortes
que les autres, qui reviennent toujours ensemble, à des intervalles
réguliers, comme un rhythme marqué dans l'harmonie éternelle;
j'entendis un pêcheur qui chantait aux étoiles , étendu sur le dos dans
sa barque. Sans doute, j'avais entendu bien souvent le chant des pê-
cheurs de la côte, et celui-là peut-être aussi souvent que les autres.
Mes oreilles avaient toujours été fermées à la musique, comme mon
cerveau à la poésie. Je n'avais vu dans les chants du peuple que l'ex-
pression des passions grossières, et j'en avais détourné mon attention
avec mépris. Ce soir-là, comme les autres soirs, je fus d'abord blessé
d'entendre cette voix , qui couvrait celle des flots , et qui troublait
mon audition. Mais, au bout de quelques instans, je remarquai que le
chant du pêcheur suivait instinctivement le rhythme de la mer; et je
pensai que c'était là peut-être un de ces grands et vrais artistes que
la nature elle-même prend soin d'instruire, et qui, pour la plupart,
meurent ignorés comme ils ont vécu. Cette pensée répondant aux
habitudes de suppositions dans lesquelles je me complaisais désor-
mais, j'écoutai sans impatience le chant à demi sauvage de cet
homme à demi sauvage aussi, qui célébrait d'une voix lente et mé-
lancolique les mystères de la nuit et la douceur de la brise. Ses vers
avaient peu de rime et peu de mesure, ses paroles encore moins de
sens et de poésie ; mais le charme de sa voix , l'habileté naïve de son
rhythme , et l'étonnante beauté de sa mélodie, triste, large et mono-
tone comme celle des vagues, me frappèrent si vivement, que tout à
coup la musique me fut révélée. La musique me sembla devoir être
la véritable langue poétique de l'homme, indépendante de toute pa-
role et de toute poésie écrite, soumise à une logique particulière, et
pouvant exprimer des idées de l'ordre le plus élevé, des idées trop
vastes même pour être bien rendues dans toute autre langue. Je ré-
solus d'étudier la musique, afin de poursuivre cet aperçu; et je l'étu-
diai en effet avec quelque succès, comme on a pu te le dire. Mais
une chose me gêna toujours : c'est d'avoir trop fait usage de la logi-
que appliquée à un autre ordre de facultés. Je ne pus jamais com-
SPIRIDION. 47
poser, et c'était Ih pourtant ce que j'eusse ambitionné par-dessus
tout en musique. Quand je vis que je ne pouvais rendre ma pensée
dans cette langue trop sublime sans doute pour mon organisation,
je m'adonnai ù la poésie, et je fis des vers. Gela ne me réussit pas
beaucoup mieux ; mais j'avais un besoin de poésie qui cherchait une
issue avant de songer à posséder un aliment , et ma poésie était faible,
parce que la poésie veut être alimentée d'un sentiment profond dont
je n'avais que le vague pressentiment.
Mécontent de mes vers, je lis de la prose à laquelle je tâchai de
conserver une forme lyrique. Le seul sujet sur lequel je pusse
m'exercer avec un peu de facilité, c'était ma tristesse et les maux
que j'avais soufferts en cherchant la vérité. Je t'en réciterai un échan-
tillon :
« 0 ma grandeur ! ô ma force ! vous avez passé comme une nuée
d'orage, et vous êtes tombées sur la terre pour ravager comme la
foudre. Vous avez frappé de mort et de stérilité tous les fruits et
toutes les fleurs de mon champ. Vous en avez fait une arène désolée,
et je me suis assis tout seul au milieu de mes ruines. 0 ma grandeur!
ô ma force! étiez-vous de bons ou de mauvais anges?
« 0 ma fierté! ô ma science! vous vous êtes levées comme les
tourbillons brûlans que le simoun répand sur le désert. Comme le
gravier, comme la poussière, vous avez enseveli les palmiers, vous
avez troublé ou tari les fontaines. Et j'ai cherché l'onde où l'on se
désaltère, et je ne l'ai plus trouvée , car l'insensé qui veut frayer sa
route vers les cimes orgueilleuses de l'Horeb , oublie l'humble sen-
tier qui mène à la source ombragée. 0 ma science! ô ma fierté!
étiez-vous les envoyés du Seigneur» étiez-vous des esprits de té-
nèbres?
« 0 ma vertu! ô mon abstinence! vous vous êtes dressées comme
des tours , vous vous êtes étendues comme des remparts de marbre,
comme des murailles d'airain. Vous m'avez abrité sous des voûtes
glacées, vous m'avez enseveli dans des caves funèbres remplies d'an-
goisses et de terreur ; et j'ai dormi sur une couche dure et froide, où
j'ai rêvé souvent qu'il y avait un ciel propice et des mondes féconds.
Et quand j'ai cherché la lumière du soleil, je ne l'ai plus trouvée,
car j'avais perdu la vue dans les ténèbres, et mes pieds débiles ne
pouvaient plus me porter sur le bord de l'abîme. 0 ma vertu! ô mon
abstinence! étiez-vous les suppôts de l'orgueil, ou les conseils de la
sagesse?
« 0 ma religion l ô mon espérance ! vous m'avez porté comme une
i8 REVUE DES DEUX MONDES.
barque incertaine et fragile sur des mers sans rivages, au milieu des
brumes décevantes, vagues illusions, informes images d'une patrie
inconnue. Et quand, lassé de lutter contre le vent et de gémir
courbé sous la tempête, je vous ai demandé où vous me conduisiez,
vous avez allumé des phares sur des écueils, pour me montrer ce
qu'il fallait fuir , et non ce qu'il fallait atteindre. 0 ma religion ! ô
mon espérance! étiez-vous le rêve de la folie, ou la voix mystérieuse
du Dieu vivant? »
Au milieu de ces occupations innocentes, mon ame avait repris du
calme et mon corps de la vigueur ; je fus tiré de mon repos par l'ir-
ruption d'un fléau imprévu, A la contagion qu'avaient éprouvée le mo-
nastère et les environs, succéda la peste, qui désola le pays tout
entier. J'avais eu l'occasion de faire quelques observations sur la
possibilité de se préserver des maladies épidémiques par un système
hygiénique fort simple. Je fis part de mes idées à quelques personnes ,
et, comme elles eurent à se louer d'y avoir ajouté foi, on me fit la
réputation d'avoir des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en
niant la science qu'on m'attribuait, je me prêtai de grand cœur à
communiquer mes humbles découvertes. Alors on vint me chercher
de tous côtés, et bientôt mon temps et mes forces purent à peine
suffire au nombre de consultations qu'on venait me demander; il
fallut même que le prieur m'accordât la permission extraordinaire
de sortir du monastère et d'aller visiter les malades. Mais, à mesure
que la peste étendait ses ravages , les sentimens de piété et d'huma-
nité , qui d'abord avaient porté les moines à se montrer accessibles et
compatissans , s'effacèrent de leurs âmes. Une peur égoïste et lâche
glaça tout esprit de charité. Défense me fut faite de communiquer
avec les pestiférés , et les portes du monastère furent fermées à ceux
qui venaient implorer des secours. Je ne pus m'empêcher d'en té-
moigner mon indignation au prieur. Dans un autre temps , il m'eût
envoyé au cachot ; mais les esprits étaient tellement abattus par la
crainte de la mort , qu'il m'écouta avec calme. Alors il me proposa
un terme moyen : c'était d'aller m'établir à deux lieues d'ici , dans
l'ermitage de Saint-Hyacinthe, et d'y demeurer avec l'ermite jusqu'à
ce que la fin de la contagion et l'absence de tout danger pour 7ios
frères me permissent de rentrer dans le couvent. Il s'agissait de savoir
si l'ermite consentirait à me laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle
charge de médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain noir.
Je fus autorisé à l'aller voir pour sonder ses intentions , et je m'y
rendis à l'instant même. Je n'avais pas grand espoir de le trouver
SPIRIDION. 49
favorable : cet homme, qui venait une fois par mois demander l'au-
mône à la porte du couvent, m'avait toujours inspiré de l'éloigne-
ment. Quoique la piété des amcs simples ne le laissât pas manquer
du nécessaire , il était obligé par ses vœux à mendier de porte en
porte à des intervalles périodiques , plutôt pour faire acte d'abjection
que pour assurer son existence. J'avais un grand mépris pour cette
pratique ; et cet ermite , avec son grand crâne conique , ses yeux pâles
et enfoncés qui ne semblaient pas capables de supporter la lumière du
soleil , son dos voûté , son silence farouche , sa barbe blanche , jaunie
à toutes les intempéries de l'air, et sa grande main décharnée , qu'il
tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de commande-
ment qu'avec l'apparence de l'humilité , était devenu pour moi un
type de fanatisme et d'orgueil hypocrite.
Quand j'eus gravi la montagne , je fus ravi de l'aspect de la mer.
Vue ainsi en plongeant de haut sur ses abîmes , elle semblait une
immense plaine d'azur fortement inclinée vers les rocs énormes qui
la surplombaient , et ses flots réguliers , dont le mouvement n'était plus
sensible , présentaient l'apparence de sillons égaux tracés par la
charrue. Cette masse bleue, qui se dressait comme une colline et
qui semblait compacte et solide comme le saphyr, me saisit d'un tel
vertige d'enthousiasme, que je me retins aux oliviers de la montagne
pour ne pas me précipiter dans l'espace. Il me semblait qu'en face
de ce magnifique élément le corps devait prendre les forces de l'es-
prit et parcourir l'immensité dans un vol sublime. Je pensai alors à
Jésus marchant sur les flots, et je me représentai cet homme divin,
grand comme les montagnes, resplendissant comme le soleil. Allé-
gorie de la métaphysique, ou rêve dune confiance exaltée , m'écriai-
ie , tu es plus grand et plus poétique que toutes nos certitudes me-
surées au compas et tous nos raisonnemens alignés au cordeau!...
Comme je disais ces paroles , une sorte de plainte psalmodiée , fai-
ble et lugubre prière qui semblait sortir des entrailles de la monta-
gne, me força de me retourner. Je cherchai quelque temps des yeux
et de l'oreille d'où pouvaient partir ces sons étranges ; et, enfin,
étant monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à quelque
distance, dans un écartement du rocher, l'ermite nu jusqu'à la
ceinture, occupé à creuser une fosse dans le sable. A ses pieds était
étendu un cadavre roulé dans une natte et dont les pieds bleuâtres,
maculés par les traces de la peste , sortaient de ce linceul rusti-
que. Une odeur fétide s'exhalait de la fosse entr'ouverte, à peine
TOME XVII. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
refermée la veille sur d'autres cadavres ensevelis à la liùte. Auprès
du nouveau mort il y avait une petite croix de bois d'olivier çrossiè-
rement taillée, ornement unique du mausolée commun, une jatte de
grès avec un rameau d'iiysope pour l'ablution lustrale, et un petit
bûcher de genièvre fumant pour épurer l'air. Un soleil dévorant
tombait d'aplomb sur la tète chauve et sur les maigres épaules du
solitaire. La sueur collait à sa poitrine les longues mèches de sa
barbe couleur d'ambre. Saisi de respect et de pitié, je m'élançai vers
lui. Il ne témoigna aucune surprise; et, jetant sa bêche, il me fit si-
gne de prendre les pieds du cadavre, en même temps qu'il le pre-
nait par les épaules. Quand nous l'eûmes enseveli, il replanta la
croix, fit l'immersion d'eau bénite; et, me priant de ranimer le bû-
cher, il s'agenouilla , murmura une courte prière et s'éloigna sans
s'occuper de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermi-
tage, il s'aperçut seulement que je marchais près de lui; et, me re-
gardant alors avec quelque étonnement, il me demanda si j'avais
besoin de me reposer. Je lui expliquai en peu de mots le but de ma
visite. Il ne me répondit que par un serrement de main ; puis, ouvrant
la porte de l'ermitage, il me montra, dans une salle creusée au sein du
roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés agonisant sur des nattes.
— Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des contreban-
diers, que leurs parens, saisis de terreur, ont jetés hors des huttes.
Je ne puis rien faire pour eux que de combattre le désespoir de leur
agonie par des paroles de foi et de charité ; et puis je les ensevelis
quand ils ont cessé de souffrir. N'entrez pas, mon frère, ajoutaî-
t-il en voyant que je m'avançais sur le seuil, ces gens-là sont sans
ressources, et ce lieu est infecté; conservez vos jours pour ceux
que vous pouvez sauver encore. — Et vous, mon père, lui dis-je,
ne craignez-vous donc rien pour vous-même? — Rien, répondit-il
en souriant, j'ai un préservatif certain, — Et quel est-il? — C'est,
dit-il d'un air inspiré, la tâche que j'ai à remplir qui me rend invul-
nérable. Quand je ne serai plus nécessaire, je redeviendrai un
homme comme les autres, et, quand je tomberai , je dirai : Seigneur,
ta volonté soit faite; puisque tu me rappelles, c'est que tu n'as plus
rien à me commander. Comme il disait cela , ses yeux éteints se ra-
nimèrent, et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu'ils avaient
absorbés. Leur éclat fut tel, que j'en détournai les miens et les re^
portai involontairement sur la mer qui étincelait sous nos pieds. — A
quoi songez-vous? me dit-il. — Je songe, répondis-je, que Jésus a
SPIRIDION. §1
marché sur les eaux. — Quoi d'étonnant? reprit le digne homme
qui ne me comprenait pas ; la seule chose étonnante, c'est que saint
Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à face.
Je revins tout de suite au monastère, pour rendre compte à l'abbé
de mon message. J'aurais dû m'épargner cette peine , et me souve-
nir que les moines se soucient fort peu de la règle, surtout quand la
peur les gouverne. Je trouvai toutes les portes closes; et, quand je
présentai ma tête au guichet, on me le referma au visage, en me
criant que , quel que fût le résultat de ma démarche , je ne pouvais
plus rentrer au couvent. J'allai donc coucher à l'ermitage.
J'y passai trois mois dans la société de l'ermite. C'était vraiment
un homme des anciens jours, un saint digne des plus beaux temps
du christianisme. Hors de l'exercice des bonnes œuvres, c'était peut-
être un esprit vulgaire; mais sa piété était si grande, qu'elle lui
donnait le génie au besoin. C'était surtout dans ses exhortations
aux mourans que je le trouvais admirable. 11 était alors vraiment
inspiré ; l'éloquence débordait en lui comme un torrent des mon-
tagnes. Des larmes de componction inondaient son visage sillonné
par la fatigue. Il connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il
combattait les angoisses et les terreurs de la mort, comme George
le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une intelligence
merveilleuse des diverses passions qui avaient pu remplir l'existence
de ces moribonds, et il avait un langage et des promesses appropriés
à chacun d'eux. Je remarquais avec satisfaction qu'il était possédé du
désir sincère de leur donner un instant de soulagement moral , à leur
pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé des vaincs forma-
lités du dogme. En cela, il s'élevait au-dessus de lui-même; car sa
foi avait dans l'application personnelle toutes les minuties du catholi-
cisme le plus étroit et le plus rigide : mais la bonté est un don de
Dieu, au-dessus des pouvoirs et des menaces de l'église. Une larme
de ses mourans lui paraissait plus importante que les cérémonies de
l'extrême-onction , et un jour je l'entendis prononcer une grande pa-
role pour un catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d'un
agonisant; celui-ci détourna la tête, et, prenant l'autre main de i'er-
mite, il la baisa en rendant l'esprit. — Eh bien' dit l'ermite en lui
fermant les yeux , il te sera pardonné; car tu as senti la reconnais-
sance, et, si tu as compris le dévouement d'un homme en ce monde,
tu sentiras la bonté de Dieu dans l'autre.
Avec les chaleurs de l'été cessa la contagion. Je passai encore quel-
que temps avec l'ermite avant que l'on osât me rappeler au cou-
52 REVÎJE DES DEUX MONDES.
vent. Le repos nous était bien nécessaire à l'un et à l'autre ; et je dois
dire que ces derniers jours de l'année, pleins de calme, de fraîcheur
et de suavité, dans un des sites les plus magnifiques qu'il soit possi-
ble d'imaginer, loin de toute contrainte, et dans la société d'un
homme vraiment respectable, furent au nombre des rares beaux
jours de ma vie. Cette existence rude et frugale me plaisait, et puis
je me sentais un autre homme qu'en arrivant à l'ermitage; un tra-
vail utile , un dévouement sincère, m'avaient retrempé. Mon cœur*
s'épanouissait comme une fleur aux brises du printemps. Je compre-
nais l'amour fraternel sur un vaste plan, le dévouement pour tous
les hommes, la charité, l'abnégation , la vie de l'ame en un mot. Je
remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon compagnon
rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque l'enthousiasme ne le
soutenait plus, il redevenait capucin jusqu'à un certain point; mais
je n'essayais pas de combattre ses scrupules, et j'étais pénétré de res-
pect pour la foi épurée au creuset d'une telle vertu.
Lorsque l'ordre me vint de retourner au monastère, j'étais un
peu malade ; la peur de me voir rapporter un germe de contagion
fit attendre très patiemment mon retour. Je reçus immédiatement
une licence pour rester dehors le temps nécessaire à mon rétabhs-
sement, temps qu'on ne limitait pas et dont je résolus de faire le
meilleur emploi possible.
Jusque-là une des principales idées qui m'avaient empêché de
rompre mon vœu sous le rapport de la claustration , c'était la crainte
du scandale : non que j'eusse aucun souci personnel de l'opinion
d'un monde avec lequel je ne désirais établir aucun rapport, ni que
je conservasse aucun respect pour ces moines que je ne pouvais
estimer ; mais une rigidité naturelle , un instinct profond de la di-
gnité du serment , et , plus que tout cela peut-être , un respect in-
vincible pour la mémoire d'Hébronius, m'avaient retenu. Mainte-
nant que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de son enceinte, il
me semblait que je pouvais l'abandonner pour quelque temps sans
faire un éclat de mauvais exemple et sans violer mes résolutions.
J'examinai la vie que j'avais menée dans le cloître et celle que j'y
pouvais mener encore. Je me demandai si elle pouvait produire ce
qu'elle n'avait pas encore produit, quelque chose de grand ou d'utile.
Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée et rêvée sans
doute pour ses successeurs était devenue impossible ; car, bien que
des raisons de convenance temporaire, dont le détail t'intéresserait
peu, et que j'ai omis à dessein de te raconter, eussent obligé lïébro-
SPIRIDION. 53
nius à enrôler sa communauté sous les insignes de saint François,
les statuts particuliers qu'en sa qualité d'abbé il avait eu le droit
d'établir avaient fait de nous, dans le principe, de véritables béné-
dictins. Réputés mendians, seulement pour la forme, et soumis à
des règlemens sages et modérés , voués à l'étude , et surtout dégagés
de l'esprit remuant et fanatique des franciscains ordinaires , les pre-
miers compagnons de la savante retraite de Spiridion durent lui
faire rêver les beaux jours du cloître et les grands travaux accomplis
sous ces voûtes antiques , sanctuaire de l'érudition et de la persévé-
rance. Mais Spiridion, contemporain des derniers hommes remar-
quables que le cloître ait produits , mourut pourtant dégoûté de son
œuvre, à ce qu'on assure, et désillusionné sur l'avenir de la vie mo-
nastique. Quant à moi, qui puis sans orgueil, puisqu'il s'agit de pé-
nibles travaux entrepris et non de glorieuses œuvres accomplies, dire
que j'ai été le dernier des bénédictins en ce siècle , je voyais bien
que même mon rôle de paisible érudit n'était plus tenable. Pour des
études calmes, il faut un esprit calme; et comment le mien eût-il
pu l'être au sein de la tourmente qui grondait sur l'humanité? Je
voyais les sociétés prêtes à se dissoudre ; les trônes trembler commis
des roseaux que la vague va couvrir; les peuples se réveiller d'un
long sommeil et menacer tout ce qui les avait enchaînés; le bon et
le mauvais confondus dans la même lassitude du joug, dans la même
haine du passé. Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en
bas comme à l'heure de la résurrection du crucifié dont ces peuples
étaient l'image, et les turpitudes du sanctuaire allaient être mises
à nu devant l'œil de la vengeance. Comment mon ame eût-elle pu
être indifférente aux approches de ce vaste déchirement qui allait
s'opérer? Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugisse-
ment de la grande mer qui montait , impatiente de briser ses digues
et de submerger les empires? A la veille des catastrophes dont nous
sentirons bientôt l'effet , les derniers moines peuvent bien achever
à la hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de nourriture,
s'étendre sur leur couche souillée , pour y attendre , sans souci , la
mort au milieu des fumées de l'ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-
là; je m'inquiète de savoir comment et pourquoi j'ai vécu, pourquoi
et comment je dois mourir.
Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais faire de la li-
berté que je m'arrogeais, je ne vis hors des travaux de l'esprit rien
qui me convînt en ce monde. Aux premiers temps de mon détache-
ment du catholicisme , j'avais été travaillé sans doute par de vastes
54. REVUE DES DEUX MONDES.
ambitions; j'avais fait des projets gigantesques; j'avais médité la ré-
forme de l'église sur un pian plus vaste que celui de Luther; j'avais
rêvé le développement du protestantisme. C'est que, comme Luther,
j'étais chrétien ; et, conçu dans le sein de l'église, je ne pouvais ima-
giner une religion, si émancipée qu'elle se fît , qui ne fût d'abord en-
-gendrée par l'église. Mais, en cessant de croire au Christ, en deve-
nant philosophe comme mon siècle, je ne voyais plus le moyen d'être
un novateur; on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j'avais
été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour élever un avis
nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il eût fallu avoir à leur
proposer un plan de réédification quelconque. J'eusse pu faire quel-
que chose pour les sciences, et je l'eusse dû peut-être; mais, outre
que je n'avais nul souci de me faire un nom dans cette branche des
connaissances humaines, je ne me sentais vraiment de désirs et d'é-
nergie que pour les questions philosophiques. Je n'avais étudié les
sciences que pour me guider dans le labyrinthe de la métaphysique,
et pour arriver à la connaissance de l'Être suprême. Ce but manqué,
je n'aimai plus ces études qui ne m'avaient passionné qu'indirecte-
ment; et la perte de toute croyance me paraissait une chose si triste
à éprouver, qu'il m'eût paru également pénible de l'annoncer aux
hommes. Qu'eût été, d'ailleurs, une voix de plus dans ce grand con-
cert de malédictions qui s'élevait contre l'église expirante? Il y au-
rait eu de la lâcheté à lancer la pierre contre ce moribond , déjà aux
prises avec la révolution française qui commençait à éclater, et qui,
n'en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement
plus fort et plus prochain qu'on ne se plaît ici à le croire. Voilà pour-
quoi je t'ai conseillé souvent de ne pas déserter le poste où peut-être
d'honorables périls viendront bientôt nous chercher. Quant à moi ,
si je ne suis plus moine par l'esprit, je le suis et le serai toujours par
la robe. C'est une condition sociale, je ne dirai pas comme une autre,
mais c'en est une ; et plus elle est déconsidérée , plus il importe de
s'y comporter en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le
monde , sois sûr que plus d'un regard d'ironie et de mépris viendra
scruter la contenance de ces tristes oiseaux de nuit dont la race ha-
bite depuis quinze cents ans les ténèbres et la poussière des vieux
murs. Ceux qui se présenteront alors au grand jour avec l'opprobre
de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres; car la
tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent en vain sur le crâne :
rien ne cache ce stigmate jadis vénéré, aujourd'hui abhorré des
peuples. Sans doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que
spiRïmox. 55
nous n'avons pas commis, et des vices que nous n'avons pas connus*
Que ceux qui auront mérité les supplices prennent donc la fuite;
que ceux qui auront mérité dos soufflets se cachent donc le visage.
Mais nous, nous pouvons tendre la joue aux insultes et les mains à
la corde, et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce phi-
losophe sublime que tu m'entends rarement nommer, parce que son
nom illustre, prononcé sans cesse autour de moi par tant de bouches
impures , ne peut sortir de mes lèvres qu'à propos des choses les
plus sérieuses de la vie et des sentimens les plus profonds de l'ame.
Que pouvais-je donc faire de ma liberté? rien qui me satisfît. Si je
n'eusse écouté qu'une vaine avidité de bruit, de changement et de
spectacles, je serais certainement parti pour long-temps, pour tou-
jours peut-être. J'eusse exploré des contrées lointaines, traversé les
vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. .Te vainquis plus
d'une vive tentation de ce genre. Tantôt j'avais envie de me joindre
à quelque savant missionnaire, et d'aller chercher, loin du bruit des
nations nouvelles, le calme du passé chez des peuples conservateurs
religieux des lois et des croyances de l'antiquité. La Chine, l'Inde
surtout, m'offraient un vaste champ de recherches et d'observations.
Mais j'éprouvai presque aussitôt une répugnance insurmontable pour
ce repos de la tombe auquel je ne risquais certainement pas d'échap-
per, et que j'allais, tout vivant, me mettre sous les yeux. Je ne
voulus point voir des peuples morts intellectuellement, attachés
comme des animaux stupides au joug façonné par l'intelligence de
leurs aïeux , et marchant tout d'une pièce comme des momies dans
leur suaire couvert d'hiéroglyphes. Quelque violent, quelqueterrible,
quelque sanglant que put être le dénoùmcnt du drame qui se pré-
parait autour de moi, c'était l'histoire, c'était le mouvement éternel
des choses, c'était l'action fatale ou providentielle du destin, c'était
la vie, en un mot, qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave.
J'aimai mieux être emporté par elle comme un brin d'herbe, que
d'aller chercher les vestiges d'une végétation pétrifiée sur des cendres
à jamais refroidies.
En môme temps que mes idées prirent ce cours , une autre tenta-
tion vint m'assaillir; ce fut d'aller précisément me jeter au milieu du
mouvement des choses, et de quitter cette terre où le réveil ne se
faisait pas sentir encore, pour voir l'orage éclater. Oubliant alors que
j'étais moine et que j'avais résolu de rester moine, je me sentais
homme, et un homme plein d'énergie et de passions; je songeais
alors à ce que peut être la vie d'action , et , lassé de la réflexion , je me
56 REVUE DES DEUX MONDES.
sentais emporté, comme un jeune écolier ( je devrais plutôt dire
comme un jeune animal ) , par le besoin de remuer et de dépenser
mes forces. Ma vanité me berçait alors de menteuses promesses. Elle
me disait que là un rôle utile m'attendait peut-être, que les idées
philosophiques avaient accompli leur tâche, que le moment d'appli-
quer ces idées était venu, qu'il s'agissait désormais d'avoir de grands
sentimens, que les caractères allaient être mis à l'épreuve, et que les
grands cœurs seraient aussi nécessaires qu'ils seraient rares. Je me
trompais. Les grandes époques engendrent les grands hommes, et ré-
ciproquement; les grandes actions naissent les unes des autres. La
révolution française, tant calomniée à tes oreilles par tous ces imbé-
ciles qu'elle épouvante et tous ces caffards qu'elle menace , enfante
tous les jours, sans que tu t'en doutes, Angel, des phalanges de
héros , dont les noms n'arrivent ici qu'accompagnés de malédictions,
mais dont tu chercheras un jour avidement la trace dans l'histoire
contemporaine.
Quant à moi , je quitterai ce monde sans savoir clairement le mot
de la grande énigme révolutionnaire, devant laquelle viennent se
briser tant d'orgueils étroits ou d'intelligences téméraires. Je ne suis
pas né pour savoir; j'aurai passé dans cette vie comme sur une pente
rapide, conduisant à des abîmes où je serai lancé sans avoir le temps
de regarder autour de moi, et sans avoir servi à autre chose qu'à
marquer par mes souffrances une heure d'attente au cadran de l'é-
ternité. Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire de
plus grands maux encore en vue de l'avenir que nous ne nous en
sommes fait en vue du passé, je me dis que tout ce mal doit amener
de grands biens; car aujourd'hui je crois qu'il y a une action provi-
dentielle, et que l'humanité obéit instinctivement et sympathique-
ment aux grands et profonds desseins de la pensée divine.
J'étais aux prises avec ce nouvel élan d'ambition , dernier éclair
d'une jeunesse de cœur mal étouffée , et prolongée par cela même
au-delà des temps marqués pour la candeur et l'inexpérience. La ré-
volution américaine m'avait tenté vivement, celle de France me ten-
tait plus encore. Un navire faisant voile pour la France fut jeté sur
nos côtes par des vents contraires. Quelques passagers vinrent visiter
l'ermitage et s'y reposer, tandis que le navire se préparait à reprendre
sa route. C'étaient des personnes distinguées; du moins elles me pa-
rurent telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d'entendre
parler avec liberté des événemens politiques et du mouvement phi-
losophique qui les produisait. Ces hommes étaient pleins de foi dans
SPIRIDION. 57
l'avenir, pleins de confiance en eux-mêmes. Ils ne s'entendaient pas
beaucoup entre eux sur les moyens ; mais il était aisé de voir que tous
les moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette manière
d'envisager les questions les plus délicates de l'équité sociale me plai-
sait et m'effrayait en même temps ; tout ce qui était courage et dé-
vouement éveillait des écbos endormis dans mon sein ; pourtant les
idées de violence et de destruction aveugle troublaient mes sentimens
de justice et mes habitudes de patience.
Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les traits austères
et le regard profond ne sont jamais sortis de ma mémoire. Son atti-
tude négligée, jointe à une grande réserve, ses paroles énergiques et
concises , ses yeux clairs et pénétrans , son profil romain , une cer-
taine gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de lui-même
prête à se changer en audace emportée au moindre défi , tout me
frappa dans ce jeune homme; et, quoiqu'il affectât de mépriser toutes
les choses présentes et de n'estimer qu'un certain idéal d'austérité
Spartiate, je crus deviner qu'il brûlait de s'élancer dans la vie, je crus
pressentir qu'il y ferait des choses éclatantes. J'ignore si je me suis
trompé. Peut-être n'a-t-il pu percer encore, peut-être son nom est-il
un de ceux qui remplissent aujourd'hui le monde , ou peut-être en-
core est-il tombé sur un champ de bataille, tranché comme un jeune
épi avant le temps de la moisson. S'il vit et s'il prospère, fasse le ciel
que sa puissante énergie ait servi le développement de ses principes
rigides, et non celui des passions ambitieuses! Il fît peu d'attention
au vieux ermite, et, quoique j'en fusse bien moins digne, il la con-
centra toute sur moi , durant le peu d'heures que nous passâmes à
marcher de long en large sur la terrasse de rochers qui entoure l'er-
mitage. Sa démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant
brisée brusquement, comme le mouvement de la mer qu'il s'arrêtait
pour écouter avec admiration , car il avait le sentiment de la poésie
mêlé à un degré extraordinaire à celui de la réalité. Sa pensée sem-
blait embrasser le ciel et la terre ; mais elle était sur la terre plus
qu'au ciel , et les choses divines ne lui semblaient que des institutions
protectrices des grandes destinées humaines. Son dieu était la vo-
lonté, la puissance son idéal, la force son élément de vie. Je me rap-
pelle assez distinctement l'élan d'enthousiasme qui le saisit lorsque
j'essayai de connaître ses idées religieuses. — Oh ! s'écria-t-il vivement,
je ne connais que Jéhovah , parce que c'est le Dieu de la force. —
Oh! oui, la force! c'est là le devoir, c'est là la révélation du Sinaï,
c'est là le secret des prophètes! — L'appétition de la force , c'est le
08 REVUE DES DEUX MONDES.
besoin de développement que la nécessité inflige à tous les êtres.
Chaque chose veut être parce qu'elle doit être. Ce qui n'a pas la force
de vouloir est destiné à périr, depuis l'homme sans cœur jusqu'au
brin d'herbe privé des sucs nourriciers. 0 mon père! toi qui étudies
les secrets de la nature, incliiîe-toi devant la force! Vois, dans tout
quelle àpreté d'envahissement, quelle opiniâtreté de résistance!
comme le lichen cherche à dévorer la pierre ! comme le lierre étreint
les arbres, et, impuissant à percer leur écorce, se roule à l'entour
comme un aspic en fureur! Vois le loup gratter la terre et l'ours
creuser la neige avant de s'y coucher. Hélas! comment les hommes
ne se feraient-ils pas la guerre, nation contre nation , individu contre
individu, comment la société ne serait-elle pas un conflit perpétué!
de volontés et de besoins contraires, lorsque tout est travail dans la
nature, lorsque les flots de la mer se soulèvent les uns contre les au-
tres, lorsque l'aigle déchire le lièvre, et l'hirondelle le vermisseau,
lorsque la gelée fend les blocs de marbre et que la neige résiste au
soleil? Lève la tète; vois ces masses granitiques qui se dressent sur
nous comme des géans, et qui, depuis des siècles, soutiennent les
assauts des vents déchaînés! Que veulent ces dieux de pierre qui
lassent l'haleine d'Éole? pourquoi la résistance d'Atlas sous le far-
deau de la matière? pourquoi les terribles travaux du cyclope aux
entrailles du géant et les laves qui jaillissent de sa bouche? C'est que
chaque chose veut avoir sa place et remplir l'espace autant que sa
puissance d'extension le comporte; c'est que, pour détacher une
parcelle de ces granits, il faut l'action d'une force extérieure for-
midable; c'est que chaque être et chaque chose porte en soi les
élémens de la production et de la destruction; c'est que la créa-
tion eiîtière offre le spectacle d'un grand combat, où l'ordre et
la durée ne reposent que sur la lutte incessante et universelle. Tra-
vaillons donc, créatures mortelles, travaillons à notre propre exis-
tence! 0 homme! travaille à refaire ta société, si elle est mau-
vaise ; en cela tu imiteras le castor industrieux qui bâtit sa maison.
Travaille à la maintenir, si elle est bonne; en cela tu seras semblable
au récif qui se défend contre les flots rongeurs. Si tu t'abandonnes,
si tu laisses à la chimère du hasard le soin de ton avenir, si tu subis
l'oppression, si tu négliges l'œuvre de ta délivrance, tu mourras dans
le désert comme la race incrédule d'Israël. Si tu t'endors dans la lâ-
cheté, si tu souffres les maux que l'habitude t'a rendus familiers,
afin d'éviler ceux que tu crois éloignés, si tu endures la soif par mé-
fiance de l'eau du rocher et de la verge du prophète , tu mérites que
SPIRIDION. 59^
le ciel t'abandonne et que la mer roule sur toi ses flots indifférens.
Oui, oui, le plus grand crime que l'homme puisse commettre, la
plus grande impiété dont il puisse souiller sa vie , c'est la paresse et
rindifl'érence. Ceux qui ont appliqué la sainte parole de résignation
à cette soumission couarde et nonchalante, ceux qui ont fait un mé-
rite aux hommes de subir l'insolence et le despotisme d'autres
hommes, ceux-là , dis-je , ont péché; ce sont de taux prophètes, et
ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédiction!
C'est ainsi qu'il parlait tandis que la brise de mer soufflait dans ses
longs cheveux noirs. Je n'essaie pas ici de te rendre la force et la con-
cision de sa parole , je ne saurais y atteindre; le souvenir de ses idées
m'est seul resté, et sa figure a été long-temps devant mes yeux après
son départ. Je l'accompagnai sur la barque qui le reconduisait à bord
du navire. Il me serra la main avec force en me quittant , et ses derniè-
res paroles furent : — Eh bien ! vous ne voulez pas nous suivre?
— 'vîon cœur tressaillit en cet instant, comme s'il eut voulu s'échapper
de ma poitrine; je sentis pour ce jeune homme un élan de sympa-
thie extraordinaire, comme si son énergie avait en moi un reflet
ignoré. Mais , en même temps , cette face inconnue de son être qui
échappait à ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber
sa main blanche et froide comme le marbre. Long-temps je le suivis
des yeux , du haut des rochers , d'où je l'apercevais debout sur le
tillac , une longue vue à la main , observant les récifs de la côte : déjà
il ne songeait plus à moi. Quand la voile eut disparu à l'horizon , je.
regrettai de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n'y avais pas
songé.
Quand je me retrouvai seul sur le rivage , il me sembla que la der-
nière lueur de vie venait de s'éteindre en moi et que je rentrais dans
la nuit éternelle. Mon cœur se serra étroitement; et, quoique le so-
leil fût ardent sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme envi-
ronné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve me revinrent à la
mémoire , et je les prononçai tout haut dans une sorte de désespoir:
Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe!
Je passai le reste de cette journée dans une grande agitation. Tant
que ces voyageurs m'avaient encouragé à les suivre , je m'étais senti
plus fort que leurs suggestions; maintenant qu'il n'était plus temps
de me raviser, je n'étais pas sur que mon refus ne fût pas bien plutôt
un trait de lâcheté qu'un acte de sagesse. J'étais abattu, incertain;
je jetais des regards sombres autour de moi; ma robe noire me sem-
blait une chappe de plomb; j'étais accablé de moi-même. Je me traî»
60 REVUE DES DEUX MONDES.
nai jusqu'à mon lit de joncs , et je m'endormis en formant le souhait
de ne plus me réveiller.
Je revis en rêve l'abbé Spiridion, pour la première fois depuis douze
ans. Il me sembla qu'il entrait dans la cellule , qu'il passait auprès
de l'ermite sans l'éveiller, et qu'il venait s'asseoir familièrement près
de moi. Je ne le voyais pas distinctement, et pourtant je le recon-
naissais; j'étais assuré qu'il était là , qu'il me parlait, et je lui retrou-
vais le même son de voix qu'il avait eu dans mes rêves précédens,
malgré le temps qui s'était écoulé depuis le dernier. Il me parla lon-
guement, vivement, et je m'éveillai fort ému; mais il me fut impos-
sible de me rappeler un mot de ce qu'il m'avait dit. Pourtant j'étais
sous l'impression de ses remontrances, et tout le jour je me trouvai
languissant et rêveur comme un enfant repris d'une faute dont il ne
connaît pas la gravité. Je me promenai poursuivi de l'idée de Spiridion,
et ne songeant d'ailleurs plus à la chasser; elle ne me causait plus
d'effroi, quoiqu'elle se liât toujours dans ma pensée à une menace
d'aliénation mentale; il m'importait assez peu désormais de perdre
la raison, pourvu que ma folie fût douce; et, comme je me sentais
porté à la mélancolie , je préférais de beaucoup cet état à la lucidité
du désespoir.
La nuit suivante , je reçus la même visite , je fis le même songe, et
le surlendemain aussi. Je commençai à ne plus me demander si c'était
là une de ces idées fixes qui s'emparent des cerveaux troublés, ou
s'il y avait véritablement un commerce possible entre l'ame des vivans
et celle des morts. J'avais, sinon l'esprit, du moins le cœur assez
tranquille; car, depuis un certain temps, je m'appliquais sérieuse-
ment à la pratique du bien. J'avais quitté le désir de me rendre plus
éclairé et plus habile, pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je
me laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu'il m'eût
bien coûté , était consommé: j'avais fait pour le mieux. J'ignorais si
cette ombre assidue à me visiter était mécontente de mon regret;
mais je n'avais plus peur d'elle , je me sentais assez fort pour ne pas
me soucier des morts , moi qui avais pu rompre , à tout jamais , avec
les vivans.
Le quatrième jour, l'ordre formel me vint du haut clergé de re-
tourner à mon couvent. L'évêque de la province avait déjà entendu
parler de ma conférence avec des voyageurs dont le rapide passage
avait échappé au contrôle de sa police. On craignait que je n'eusse
quelques rapports secrets avec des moteurs d'insurrection , ou des
étrangers imbus de mauvais principes ; on m'enjoignait de rentrer
SPIRIDION. 61
sur l'heure au monastère. Je cédai à cette injonction avec la plus
complète indifférence. Le regret du bon ermite me toucha cepen-
dant , quoique son respect pour les ordres supérieurs l'eût empêché
d'élever aucune objection contre mon départ, ni de laisser voir
aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître parmi les
arbres, il me rappela, se jeta dans mes bras , et s'en arracha tout en
pleurs pour se précipiter dans son oratoire. Alors je courus après lui
à mon tour, et, pour la première fois depuis bien des années, m'age-
iiouillant devant un homme et devant un prêtre , je lui demandai sa
bénédiction. Ce fut un éternel adieu; il mourut l'hiver suivant, dans
sa quatre-vingt-dixième année : c'était un homme trop obscur pour
que l'on songeât à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien
ne mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la contrée se parta-
gèrent sa robe de bure, et en portent encore de petits morceaux, com-
me des reliques. Les bandits des montagnes, pour lesquels sa porte
n'avait jamais été fermée , payèrent un magnifique service funèbre à
l'église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.
Je le quittai vers midi, et, prenant le plus long chemin pour re-
tourner au couvent, je suivis les grèves de la mer, jusqu'à la plaine,
faisant pour la dernière fois de ma vie l'école buissonnière avec des
épaules courbées par l'âge et un cœur usé par la tristesse.
La journée était chaude, car déjà le printemps s'épanouissait au
flanc des rochers. Le chemin que je suivais n'était pas tracé; la mer
seule l'avait creusé à la base des montagnes. Mille aspérités du roc
semblaient encore disputer la rive à l'action envahissante des flots.
Au bout de deux heures de marche sur ces grèves ardentes , je m'as-
sis épuisé de fatigue sur un bloc de granit noir au milieu de l'écume
blanche des vagues. C'était un endroit sauvage, et la mer le remplis-
sait d'harmonies lugubres. Une vieille tour ruinée , asile des pétrels
et des goélands, semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par
l'air salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des rochers
voisins, et l'œil ne pouvait plus distinguer, en beaucoup d'endroits,
où finissait le travail de la nature et où commençait celui de l'homme.
Je me comparai à cette ruine abandonnée que les orages emportaient
pierre à pierre, et je me demandai si l'homme était forcé d'attendre
ainsi sa destruction du temps et du ha?ard ; si , après avoir accompli
sa tâche , ou consommé son sacrifice, il n'avait pas droit de hâter le
repos de la tombe : et des pensées de suicide s'agitèrent dans mon
cerveau. Alors je me levai , et me mis à marcher sur le bord du rocher,
si rapidement et si près de l'abîme , que j'ignore comment je n'y
62 REVUE DES DEUX JHONDES.
tombai pas. Mais en cet instant j'entendis derrière moi comme le
bruit d'un vêtement qui froissait la mousse et les broussailles. Je me
retournai sans voir personne, et repris ma course. Mais par trois fois
des pas se firent entendre derrière les miens, et, à la troisième fois,
une main froide comme la glace se posa sur ma tête brûlante. Je re-
connus alors l'Esprit, et, saisi de crainte, je m'arrêtai en disant:
— Manifeste ta volonté, et je suis à toi. Mais que ce soit la volonté
paternelle d'un ami, et non la fantaisie d'un spectre capricieux ; car
je puis échapper à tout et à toi-même par la mort, — Je ne reçus point
de réponse , et je cessai de sentir la main qui m'avait arrêté; mais, en
cherchant des yeux, je vis devant moi , à quelque distance, l'abbé
Spiridion dans son ancien costume , tel qu'il m'était apparu au lit de
mort de Fulgence. Il marchait rapidement sur la mer, en suivant la
longue traînée de feu que le soleil y projette. Quand il eut atteint
l'horizon, il se retourna, et me parut étincelant comme un astre;
d'une main il me montrait le ciel , de l'autre le chemin du monas-
tère. Puis, tout à coup, il disparut, et je repris ma route, transporté
de joie, rempli d'enthousiasme. Que m'importait d'être fou? j'avais
eu une vision sublime.
George Sand.
(La fin à im prochain numéro.)
LETTRES
SUR L'EGYPTE.
(S(D^Sa3a(2^3«
L'Egypte semble appelée à être l'entrepôt du commerce entre l'Afrique ,
l'Asie et l'Europe; elle est baignée d'un coté par la Méditerranée, de l'autre
par un prolongement de l'Océan ; elle est sillonnée intérieurement par des
cours d'eau naturels ou artificiels , qui permettent des communications faciles.
On dirait que sa mission providentielle est de recevoir et de répartir les pro-
duits des trois continens, dëtre le théâtre des échanges de la richesse du
Midi et de celle du INord, de relier ainsi la société occidentale à laquelle se
rattache l'Amérique, avec la société orientale, indienne et chinoise, qui a
pour appendice la Nouvelle-Hollande et l'archipel océanique.
Tous les conquérans célèbres , tous les hommes qui ont embrassé d'un
coup d'oeil d'aigle les intérêts du monde , ont pressenti ces hautes destinées de
l'Egypte, et se sont rendus maîtres, au nom de la victoire, de cette terre
dont la possession semblait leur attribuer la domination commerciale du globe.
Ils y trouvaient le double avantage d'un territoire fertile et d'un centre poli-
tique vers lequel ils faisaient converger tout le mouvement de la Méditer-
ranée, pour l'unir à la civilisation indienne et au progrès géographique
dont le détroit de Bab-el-Blandeb était alors l'unique issue. Le représentant
de la puissance hellénique, Alexandre, fut un de ceux qui travaillèrent le
plus activement à cette œuvre, en fondant la ville qui porte son nom, et
qui, durant plusieurs siècles, servit d'entrepôt aux marchandises et aux
idées de l'Orient et de l'Occident. Les Romains continuèrent le système
d'Alexandre, d'abord en construisant une forteresse sur le Mokatan, pour
64 REVUE DES DEUX MONDES.
proléger le trajet du Nil à Suez , par le désert ; ensuite , en restaurant, sous
Ti-ajan, le canal de jonction du Nil et de la mer Rouge. Dans le moyen-âge ,
le grand Kaire , fondé par les successeurs du prophète , devint bientôt le
rendez-vous général de tous les peuples et de tous les produits des trois
continens, et fut appelé par les Arabes la Mère du Monde , nom que les
Égyptiens d'aujourd'hui sont encore fiers de lui donner. Onze cents ohels,
constructions élégantes et vastes, sortes d'hotels-bazars servant à loger à la
fois les négocians et leurs marchandises, attestent encore, malgré leur état
de délabrement et d'abandon , la grandeur commerciale de l'Egypte musul-
mane. Mais, vers la fin du xv" siècle, la découverte du cap de Bonne-Espé-
rance, qui déplaça le mouvement du commerce, fut le prélude de la chute
rapide de l'islamisme, et sembla paralyser le développement des destinées
égyptiennes.
Au début de sa carrière, Bonaparte fut également préoccupé de l'importance
de l'Egypte. Après s'être emparé de Toulon et avoir conquis l'Italie, double
possession qui semblait devoir protéger ses opérations dans la Méditerranée,
il voulut, par la conquête de l'Egypte, investir la France de la suprématie com-
merciale. Il avait compris que l'Inde ne tarderait pas à devenir l'objet d'une
haute jalousie politique entre la Russie et l'Angleterre. Or, l'Egypte était, à ses
yeux, la clé géographique du monde indien; la possession de ce pays le
mettait donc en position de donner la loi aux deux puissances rivales , et
rentrait ainsi dans les plus larges plans de son auibition. On voit que la ques-
tion égyptienne avait acquis alors des proportions encore plus colossales
qu'au temps des kalifes, de César, d'Alexandre ou de Cambyse.
En faisant de l'Egypte une province de la république française, Bonaparte
aspirait à y rétablir l'ancienne ligne commerciale de l'Inde, à épargner
ainsi au commerce les frais et les périls d'une navigation plus longue et plus
coûteuse; il était donc dans la véritable voie économique. Si ses projets res-
tèrent sans résultat, il faut chercher la cause de cet insuccès, moins dans le
but qu'il voulait atteindre, que dans les obstacles que lui suscitèrent les puis-
sances intéressées à faire échouer ses plans.
Mohammed-Ali a essayé, un moment, de réveiller la question, par son
projet de chemin de fer du Kaire à Suez; mais, outre que ce travail n'est
point la solution matérielle du problème , le pacha a senti bien vite qu'il
n'avait pas assez d'influence sur les affaires d'Occident pour espérer at-
teindre à quelque combinaison durable. Certes, par sa situation géographique,
par son cosmopolitisme, l'Egypte est très apte à remplir une haute mission
commerciale; elle est redevable de ces dispositions à ses destinées historiques
qui ont appelé chez elle tous les conquérans et toutes les civihsations de la
terre , et surtout à son éducation musulmane ; mais elle manque des lumières
de la science , des ressources de l'industrie , et d'une conception d'ensemble.
Quand on jette un coup d'œil sur l'état actuel du commerce en Egypte, le
fait le plus saillant et qui frappe le plus l'attention de l'observateur, c'est
que toutes les opérations tendent à passer entre les mains des Européens ,
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. 65
qui deviennent peu à peu les directeurs de tout le mouvement commercial:
Les Européens ne paient aucune patente, aucune cote personnelle; ils n'ont
point à craindre que le gouvernement porte atteinte à leur propriété; en
un mot, ils sont plus libres, plus favorisés, que les nationaux eux-mêmes.
Aussi, beaucoup de Juifs, de Coplites, et même de Turcs, cherchent à se
mettre sous la protection d'un pavillon européen , afin de se trouver dans
les mêmes conditions que les négocians qu'on appelle francs. Quelques-uns
ne se contentent pas d'être placés dans la catégorie des protèges, et veulent
même acquérir une nationalité européenne. Ces nationalités diverses compo-
sent un grand corps qui n'a ni nom ni bannière, le corps du commerce, à la
tête duquel se trouvent les consuls, représentans et défenseurs des intérêts
individuels et collectifs , des franchises et des libertés commerciales. On peut
dire que la réunion des consuls gouverne conjointement avec le pacha. Celui-ci
est le pouvoir royal et exécutif, ceux-là le pouvoir représentatif, quelquefois
même l'opposition. C'est ainsi que se forme en Egypte un monde commer-
cial qui n'est ni anglais, ni français, ni russe, ni autrichien, ni grec, ni
italien , ni américain , ni égyptien , mais qui est un composé de tous ces élé-
mens divers. Dans la ville d'Alexandrie, aux jours de solennités, douze ou
quinze pavillons nationaux flottent à la même brise, brillent au même soleil;
et, autour de ces pavillons, se groupent quatre ou cinq mille individus de
tous les pays de la terre, et même des indigènes, la plupart adonnés au com^
merce, quelques-uns à la petite industrie. On ne saurait voir un symbole plus
frappant de la sociabilité du commerce. C'est cet élément cosmopolite qu'il
s'agit de développer en Egypte , sans chercher à y implanter une nationalité
particulière, comme ont essayé de le faire Bonaparte et les autres conquérant.
Cette association libre de toutes les nationalités sur la terre d'Egypte paraît
devoir amener la réalisation de la pensée commerciale, qui, depuis les temps
historiques , a préoccupé tant d'illustres génies, et favoriser le rétablissement
de la grande ligne du commerce indien.
Il faut reconnaître pourtant que , malgré la présence des Européens en
Egypte, les Égyptiens ne sauraient être entièrement exclus du maniemeiït
des affaires commerciales; il convient au contraire de les y appeler de plus
en plus, et de les initier aux méthodes d'Occident, en leur laissant ce qu'il
y a d'utile et d'original dans leurs principes. Pour la distribution des produits
à l'intérieur, et pour le commerce de l'Afrique, les Arabes sont en position
d'opérer bien mieux que les Européens. En effet, dans le système musulman,
le commerçant voyage presque toujours avec sa marchandise; c'est l'exempte
que le prophète lui-même a donné dans les premiers temps de sa vie. Or,
quand il s'agit de traverser d'immenses déserts où l'on ne trouve ni hôtelle-
ries, ni municipalités, comment employer notre système de lettres de voi-
ture? Mais les Arabes sont généralement fidèles, et l'on peut tirer un grand
parti de cette qualité. Privé de postes et de roulage , le commerce musulman
n'a pas la régularité et la promptitude du notre; en général, les opérations
n'y sont pas multipliées et périodiquement renouvelées ; chaque maison n'a
TOME X\II. s
66 REVDE DES DEUX MONDES.
ordinairement qu'une affaire. Les conimerçans n'entretiennent pas de corres-
pondance , et ne reçoivent leurs avis que par les voyageurs. C'est pourquoi
ils se passent aisément de comptabilité et de cet attirail de bureaucratie,
accompagnement obligé de toute entreprise commerciale en Europe. Si, par
amour de la régularité, les Européens sont tombés quelquefois dans la mi-
nutie, on peut dire que les Arabes ont donné dans l'excès contraire; tout
le commerce chez eux est écrit dans les plis du cerveau, et ils font même de
tête tous leurs calculs arithmétiques. Le commerçant arabe a une allure en-
tièrement libre; il suit sa marchandise dans l'espace, plus encore que dans
le temps; mais aussi il ne peut embrasser un vaste ensemble d'opérations; il
sait mieux exécuter que concevoir; il est plutôt facteur que négociant.
Le pacha a essayé d'introduire chez les commerçans égyptiens la lettre de
change , et la faillite qui en est le corollaire légal. Il a installé au Kaire un tri-
bunal composé de négocians européens et égyptiens, dont la compétence
s'étend à tous les litiges entre nationaux et étrangers. Placé sur la limite d,«s
deux mondes et des deux droits commerciaux, ce tribunal applique tour à
tour l'un et l'autre, inclinant cependant vers le droit européen; mais, malgré
la latitude de ses pouvoirs et l'éclectisme qui lui sert de boussole, la com-
binaison de ces deux élémens de jurisprudence commerciale n'est pas toujours
sans difficultés. Les Égyptiens, qui ne connaissaient ni la lettre de change
ni la faillite, éprouvent quelque peine à se plier à cette régularité et à cette
précision absolue, qui leur semblent un lit de Procuste, un instrument de
persécution et de mort, plutôt qu'un secours dans leurs embarras financiers.
Il en résulte même de graves inconvéniens, et c'est sur cette limite des
deux mondes que l'on aperçoit combien la lettre de change, et en général
nos institutions commerciales, ont encore besoin d'importantes modifica-
tions. Comment appliquer le principe de la faillite chez un peuple où le sen-
timent de l'honneur n'existe pas, et dont la langue, si riche d'ailleurs et
si' étendue, n'a pas même de mot pour exprimer ce sentiment.^ Y a-t-il d'ail-
leurs un commerçant ou marchand en Orient qui tienne un livre -jour
nal.^ Aujourd'hui les négocians européens se plaignent que , dans leurs rap-
ports avec les Orientaux, ils éprouvent souvent des faillites dans lesquelles il
n'y a pas le plus petit dividende, tandis qu'autrefois ce fléau était entièrement
inconnu dans le commerce du Levant. Il est vrai que les créanciers étaient
exposés à attendre, mais ils étaient toujours payés intégralement. C'est peut-
être en Orient , c'est en face de l'islamisme qui n'admet pas le prêt à intérêt,
que la lettre de change, la faillite et la société commerciale recevront les
améliorations dont le besoin se fait si vivement sentir en Europe.
Le commerce forme , en Egypte , trois grands dépôts : 1" le dépôt des mar-
chandises venant d'Europe; 2" le dépôt des denrées orientales; 3" le dépôt
des productions même du pays. Il y a ordinairement deux degrés dans le dé-
pôt : le dépôt du négociant et du marchand , le dépôt du magasin et le dépôt
de la boutique, le dépôt en gros et le dépôt en détail.
Le premier degré du dépôt des marchandises venant d'Europe se trouve
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. 67
aux mains des négocians européens, et de quelques négocians levantins qui
achètent de ceux-ci pour vendre aux inarcliands des liazars, ou aux dje'.labs
qui vont trafiquer dans le Sennaar. Le second degré du dépôt, c'est-à-dire le
dépôt de détail, est plus spécialement dévolu aux marchands musulmans,
cophtes ou juifs, qui ont des boutiques dans les bazars. Le premier et le
second degré du dépôt des marchandises d'Orient sont en la possession des
négocians et marchands du pays, à l'exception du café d'Yémen, connu sous
le nom de café moka , dont le gouvernement a le monopole. Enfin, le dépôt
des produits égyptiens appartient au gouvernement pour les grands produits
exportés , et le dépôt des petits produits servant à la consommation journa-
lière est, comme partout ailleurs, entre les mains du peuple des halles,
sauf toutefois les approvisionnemens de comestibles , dont le gouvernement
dispose depuis un temps immémorial.
Le dépôt des marchandises tirées d'Europe se compose de :
r Zinc, alun, étain, fer-blanc, venant d'Angleterre;
2" Plomb, alquifoux, venant d'Angleterre et d'Espagne;
3° Bonnets, cartes à jouer, venant de France et d'Italie;
4" Céruse, venant de Venise, de Gênes et de Hollande;
5" Acier, couteaux, clous, limes, venant d'Allemagne;
6" Rasoirs, laiton, fers, venant de Russie, de Suède et d'Angleterre;
7" Vitres, minium, venant de Venise;
8" Tissus de coton, venant d'Angleterre, de France et de Suise;
9 ' Tissus de soie, venant de Toscane, d'Allemagne et de France;
10" Bois de construction, venant de Trieste et de Turquie;
11" Cochenille, campéche, poivre, girofle, venant des dépôts de Mar-
seille, Livourne et Trieste;
12" Souffre, venant de Sicile;
13" Draps, sucre raffiné, poterie, meubles, petite quincaillerie, objets de
pacotille, venant de France et d'Allemagne;
14" Vins et liqueurs, venant de France, de Trieste et de l'Archipel;
15" Huile, fruits frais et secs, venant de Malte, de Grèce et de Turquie;
16° Charbon de terre , venant de France et d'Angleterre.
Voici , pour les principaux articles , les valeurs entrées dans le dépôt pen-
dant Tannée 1836 :
Francs. Franc».
/ coton 16,263,000 )
\ ( Bonnets. . . 1,810,000 )
Tissus de ' laine. Draps. . . . 3,528,000 7,258,000 - 25,844,000
j ( Autres. . . 1,920,000 ) \
\ soie 2,323,000 J
Bois de construction 9,242,000
F'er en barres et fil de fer 3,822,000
Quincaillerie et coutellerie 2,553,000
Papier 1,166,000
Fruits frais et secs 1,165,000
43,792,000
5.
€8 REVUE DES DEUX MONDES.
Report. . . 43,792,000
Vins et liqueurs 712,000
Drogues et épices 1 ,486,000
Charbon de terre et de bois. . 1,344,000
Sucre 666,000
Verreries et glaces 643,000
Armes 258,000
Cochenille 1,112,000
Huile 769,000
50,782,000
Dans son état normal, ce dépôt s'élève à la valeur de 7 à 8 millions de francs.
Comme tous les dépôts commerciaux actuels, il a ses variations; car, en
Egypte pas plus qu'ailleurs, le grand problème de la balance progressive de
la production et de la consommation n'a été résolu. Ces variations portent ,
soit sur la quantité, soit sur le manque de certains objets; et, bien que les
négocians européens ne forment qu'un seul noyau à Alexandrie, bien qu'ils se
tiennent constamment à l'affût de toutes les chances de bénéfice , la concur-
rence mal entendue, les distances, l'irrégularité des traversées et de la ma-
nufacture européenne , empêchent assez souvent le dépôt d'être complet , ou
y produisent un engorgement anormal. C'est ce qui fait que le marché égyp-
tien est très inconstant , que les bénéGces y sont quelquefois très grands, et
d'autres fois nuls; c'est ce qui amène fréquemment des faillites chez les pe-
tits négocians européens et levantins. Une administration unitaire, qui ré-
gulariserait le dépôt, est-elle possible? Les Français avaient cherché à l'éta-
hlir, lorsqu'ils étaient maîtres de l'Egypte; ils avaient nommé deux négocians
pour administrer le commerce. Mohammed-Ali désirerait bien monopoliser
tous les articles du dépôt; il l'a déjà fait pour les vins, en établissant une
apalte; de même qu'il est le seul propriétaire de l'Egypte , il voudrait en être
le seul négociant : mais il est retenu par la crainte d'effrayer les commerçans
européens; imbus des idées de liberté industrielle et de concurrence; il sent
que l'Egypte ne peut se passer d'eux , surtout pour le commerce d'importa-
tion. D'ailleurs, le monopole du gouvernement égyptien , tel qu'il le pratique
du moins pour les vins , aurait un caractère purement fiscal , et ne serait
point une amélioration commerciale. L'établissement des paquebots à vapeur
a rendu plus facile la régularisation du dépôt. Aujourd'hui , les demandes
peuvent être dirigées sur le marché européen au fur et à mesure des besoins.
Le négociant peut même se borner au rôle de commissionnaire des mar-
chands, colporteurs ou consommateurs du pays, qui paient la marchan-
dise au moment où elle leur est consignée. Ce système simplifie les opéra-
tions; il est déjà pratiqué par plusieurs maisons qui en reconnaissent chaque
jour la convenance.
Les articles de ce dépôt ne se consomment pas tous en Egypte ; ils y su-
bissent un travail de division, et sont réexportés en Syrie, dans l'Hedjaz et
sur les côtes de la mer Rouge. Cette réexportation est d'environ un tiers des
LETTRES SUR L' EGYPTE. 69
quantités importées. Il y a plusieurs foires , entre autres celle de Tantah, où
l'on vient de tous les pays pour acheter les articles de ce dépôt. Les djellabs
les transportent aussi dans le Sennaar et le Darfour, où ils les échangent contre
des esclaves, de la poudre d'or, des plumes d'autruche, des kourbachs. Les
envois en Syrie et dans l'Hedjaz sont faits ordinairement par des négocians
c^phtes ou arabes.
Le dépôt des denrées orientales était très considérable , soit pour la quan-
tité, soit pour la variété des articles, alors que tout le commerce de l'Inde
passait par l'Egypte. Il est aujourd'hui bien réduit , surtout pour la quan-
tité. Il se compose de :
r Myrrhe, encens, benjoin, baume de la Mekke, gomme djedda, co-
pale , adragante , turrique , iambo , venant de l'Arabie ;
2° Assa-fœtida , cardamome , curcuma , coques , cassia-lignea , venant de
l'Yemen;
3° Galanga, zédoaire, turbith, gingembre, cannelle, noix muscades, noix
vomiques, venant de l'Inde;
4" Écailles de tortue , nacre , venant de la mer Rouge;
5° Musc, venant de l'Inde et de l'Abyssinie;
6° Schals, tapis, étoffes soie et or, venant de l'Inde et de l'Hedjaz;
7° Plumes d'autruche, poudre d'or, tamarin, coloquintes, cire, kourbachs,
natron de montagne , grandes outres , racine de chichen , venant de l'inté-
rieur de l'Afrique.
Toutes les marchandises venant de l'Inde entrent aujourd'hui dans ee dé-
pôt pour des quantités fort minimes. Quant aux produits de l'Arabie et de
l'intérieur de l'Afrique, leur chiffre est à peu près ce qu'il était autrefois. Quel-
ques articles de ce dépôt s'exportent pour Constantinople, la Grèce et la côte
d'Afrique, conjointement avec les produits égyptiens. Constantinople en-
voie , en échange , des tissus brodés , des babouchs , des objets de luxe pour
les femmes; la Grèce, ses huiles et ses fruits; la côte d'Afrique, ses tarbouchs
et ses couvertures de laine.
Il est difficile de connaître, dans tous ses détails, la valeur précise du
mouvement annuel de ce dépôt. On peut l'estimer d'une manière générale
par le revenu des douanes de la mer Rouge et de la Haute-Egypte.
Douane de Suez 2,500,000 piastres.
— Kosséir. . . . 1,500,000 —
— Déraoui. . . . 150,000 —
— Siouth. . . . 35,000 —
4,185,000 piastres.
Les droits perçus dans ces différentes localités ne sont pas fixes; mais, en
estimant à 10 pour 100 le revenu total de la douane, on aura une approxi-
mation assez exacte. La valeur des marchandises serait donc de 41,850,000
piastres, ou 11,000,000 de francs environ. On peut prendre les deux tiers de
cette somme pour les importations , la balance s'établissant ordinairement
70 REVUE DES DEUX MONDES.
avec des talaris. Le mouvement annuel du dépôt serait donc de 3 à 4,000,000
de francs; sa valeur constante n'est guère que de 1 à 2,000,000; il est d'ail-
leurs extrêmement irrégulier et variable : c'est un champ où quelques décou-
vertes fructueuses remplacent les récoltes régulières. Lorsque le commerce
de l'Inde avec l'Europe suivra de nouveau sa ligne naturelle de Suez, le dépôt
des denrées orientales en Egypte reprendra une partie de l'importance qu'il a
eue dans l'antiquité et dans le moyen-àge.
Si l'on considère combien il est dispendieux et irrationnel que tous les pro-
duits de l'Asie aillent remonter dans les ports du nord de l'Europe, en fai-
sant le circuit du cap de Bonne-Espérance, pour descendre ensuite et se
répartir jusque sur le littoral méditerranéen, on ne pourra s'empêcher de
reconnaître que, depuis trois siècles, le commerce a suivi, comme on dit,
le chemin de l'école, et que le temps de reprendre sa voie la plus courte
et la plus économique est enfin venu; car l'Orient, qui repoussait la civi-
lisation européenne parce qu'elle s'était montrée hostile et conquérante
pendant les croisades, l'appelle aujourd'hui parce qu'elle est industrielle et
pacifique. Cette tendance, qui existe déjà dans les esprits, passera bientôt
dans la pratique; les grands travaux pour le rétablissement de la ligne de Suez
seront faits par les nations européennes associées. L'Angleterre en recon-
naîtra la nécessité , et y apportera sa coopération puissante ; et cette grande
restauration commerciale, en achevant la résurrection de l'Egypte com-
mencée par Mohammed-Ali, pourra devenir la solution matérielle de la
question d'Orient , et le gage de la paix du monde.
Le dépôt des denrées égyptiennes se compose des produits de la Basse,
de la Moyenne et de la Haute-Egypte, et de quelques articles de l'Yemen,
du Sennaar et du Kordofan. Ce sont :
1° Les cotons en laine, céréales, riz, safranum, indigo, opium, tabac,
soies, légumes secs, graines de lin, lin, dattes, sucre, etc., produits agri--
coles de l'Egypte ;
2° Les tissus de lin, de coton , cuirs et peaux, sel nitre, ammoniaque, nat-
tes, etc., produits manufacturés de l'Egypte;
3" La gomme, les dents d'éléphant, du Sennaar et du Kordofan;
4° Le café d'Yemen.
Le chiffre annuel des différens produits qui entrent dans ce dépôt est va-
riable, surtout pour les produits agricoles. Les céréales et légumes secs, blés,
fèves, lentilles, orge, maïs, s'élèvent ordinairement à 3 millions d'ardebs;
le riz de Damiette donne 80 mille ardebs, et celui de Rosette 60 mille; le
sucre, 32 mille quintaux; le coton, 300 mille quintaux; le safranum, 3,500
quintaux; l'indigo, 175,000 mille okes; la soie, 65,000 okes; l'opium, 15,000
okes; le tabac, 100,000 quintaux; le lin, 50,000 quintaux; la graine de lin,
60,000 ardebs. Les principaux produits manufacturés sont 25,000 pièces
d'indienne, 12,000 mouchoirs imprimés, 2,000,000 pièces de toile déco-
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. 71
ton, 3,000,000 pièces de toile de lin, 15,000 pièces d'étoffes de coton, soie
et or; 4,800 pièces de drap grossier pour les troupes, 100,000 cuirs de vache,
chèvre, brebis; 160,000 quintaux de nitre. Enfin, les trois produits exotiques
que nous avons compris dans ce dépôt, parce qu'ils dépendent du monopole
égyptien, sont : les dents d'éléphant, dont le chiffre annuel ne dépasse pas
300 à 350 quintaux; la gomme, dont il arrive, année commune, 5 à 6,000
quintaux; et le café d'Yemen, s'élevant environ à 70,000 quintaux. Un tiers
du dépôt est destiné à la consommation locale , les deux autres tiers sont
exportés. Voici le chiffre de cette exportation dans l'année 1836 :
Cotons 24,289,000 francs.
Riz 3,749,000 —
Gommes 3,112,000 ~
Tissus de lin. . . . 1,641,000 —
Céréales 1,625,000 —
Indigo 1,591,000 —
Soude 1,298,000 —
Dattes 1,259,000 —
Légumes secs. . . . 900,000 —
Opium 884,000 —
Henneh 652,000 —
Ps^attes 562,000 —
Peaux 374,000 —
Café 126,000 —
42,062,000 francs.
Ce dépôt a cela de particulier qu'il est tout entier entre les mains du gou-
vernement, qui, étant unique propriétaire de la terre et des fabriques, est
par cela même unique propriétaire et vendeur de leurs produits. Il semble, au
premier aperçu, que le gouvernement égyptien soit commerçant, car il reçoit
Jes produits des mains des fellahs, moyennant une somme d'argent; mais on
ne peut, en effet, qualifler cet acte de vente, puisqu'il n'y a pas débat et
préférence, que le fellah est obligé de livrer les produits, que le prix en est
fixé par le gouvernement, et que ce prix est payé en grande partie avec l'im-
pôt foncier du par le fellah. Le surplus n'est donc vraiment que le prix du
travail de la terre , le salaire du cultivateur ; d'où l'on voit qu'à l'inverse de
l'Europe, c'est ici le propriétaire qui paie le fermier et lui fait sa part. Le gou-
vernement agit donc entièrement en propriétaire , quant à la perception des
produits ; il ne vend pas ce qu'il a acheté, mais ce qu'il a récolté ; il ne fait point
acte de commerce dans le sens de la loi française.
Les produits égyptiens subissent une première division par la vente aux
négocians européens, juifs et levantins. Ceux-ci les subdivisent encore et les
dirigent sur les divers points de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. Il n'est
donc pas rare de trouver, en Egypte même, des produits égyptiens en se-
condes mains; il y a même quelquefois avantage à les acheter alors , surtout
quand ils ont éprouvé une baisse depuis la vente générale. Autrefois le gouver-
72 REVUE DES DEDX MONDES,
nement vendait partiellement et isolément, et la faveur ne manquait pas d'avoir
quelque influence dans ces opérations. Il arrivait aussi que le ^gouvernement
délivrait des firmans pour des quantités supérieures à la récolte, et qu'il était
obligé de les solder avec la récolte à venir. ]Mais , depuis que le nombre
des négocians européens s'est multiplié en Egypte, Mohammed-Ali a adopté
le système des ventes publiques, soit à prix fixe, soit aux enclières. Ce der-
nier mode, employé d'abord pour les cotons, a été appliqué aux indigos, aux
gommes et aux riz, et s'étend de jour en jour à tous les articles du dépôt.
Il permet à tous les négocians d'acheter, quelque modiques que soient leurs
capitaux. Il offre aussi l'avantage de la publicité, qui écarte tout soupçon de
faveur, et qui habitue le commerçant à opérer au grand jour et à se dé-
pouiller de tous ces préjugés de mystères et d'arcanes que l'on regardait au-
trefois comme la condition suprême du succès et de la fortune. Le négociant
doit aujourd'hui se familiariser avec les découvertes de l'économie politique;
il doit songer à la fortune publique sans cesser de songer à sa fortune parti-
culière. C'est à la science qu'il appartient désormais d'éclairer l'industrie et de
la guider dans une route plus large et plus productive. La publicité donnée
par la presse à tous les faits industriels , la vulgarisation des saines notions de
statistique et d'économie politique, la généralisation des opérations com-
merciales par les ventes publiques et les enchères, l'installation des bourses,
chambres, conseils de commerce, et l'extension de leurs pouvoirs; les res-
sources du système administratif actuellement existant, appliquées aux tra-
vaux industriels : tels sont les principaux moyens par lesquels la science con-
duira l'industrie vers cet avenir qu'elle cherche à travers des luttes pénibles.
Le dépôt des produits égyptiens est naturellement transitoire , les den-
rées sont vendues au fur et à mesure qu'elles sont récoltées; on ne garde
dans les schounas que les céréales, pour les besoins du pays et de l'armée. La
valeur du dépôt ne peut donc jamais être bien considérable; elle ne s'élève
pas , terme moyen , au-delà de 8 à 9 millions de francs. Pourtant il arrive quel-
quefois que certains produits séjournent dans les magasins du gouvernement;
on y a vu jusqu'à 2,500 caisses d'indigo , que personne ne voulait acheter à
cause de leur impureté; récemment une grande quantité de cotons s'y est
accumulée d'une manière anormale par l'effet de circonstances extérieures.
Les plantations de cotonniers sur divers points du globe, et le chiffre tou-
jours croissant de la récolte en Amérique, devaient rompre l'équilibre
entre la production et la consommation. L'encombrement sur le marché gé-
néral , et l'abaissement des prix , plus funeste encore aux filateurs qu'aux plan-
teurs, produisirent une crise dans l'industrie cotonnière. Cette crise fit sentir
son contre-coup en Egypte. Dans les années 1836 et 1837, plus de la moitié des
maisons européennes d'Alexandrie se trouvèrent en état de faillite. Chose sin-
gulière, ces désastres doivent être attribués en partie au système des en-
chères. En effet, depuis l'établissement de ce système, les maisons secon-
daires, se contentant de bénéfices plus modiques, ne craignaient pas de pous-
ser les lots; par l'effet de la concurrence, elles avaient fait monter les cotons
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. 73
à des prix excessifs, qui donnaient à peine le pair avec les prix d'Europe. Plus
difficiles sur le taux du gain , les premières maisons n'achetaient plus et pré-
féraient escompter les traites des maisons secondaires. Cette opération pré-»
sentait un bénéfice plus élevé et plus certain : les premières maisons s'étaient
ainsi réduites au rôle de banquiers. Trois établissemens de banque, fondés
à Alexandrie, s'alimentaient de ces opérations, de quelques escomptes sur
place et de quelques changes de monnaies. Mais, lorsque la crise européenne
arriva , les failhtes des maisons secondaires d'Alexandrie compromirent les
grandes maisons qui leur avaient engagé leurs capitaux. Ainsi le système
des enchères, très avantageux pour le gouvernement et très équitable en lui-
même , comme nous l'avons montré plus haut , devait être funeste au com-
merce: c'était la conséquence inévitable de la concurrence, plus Apre encore
sous le soleil d'Egypte, et entre des hommes qui se sont expatriés pour faire
fortune, qu'elle ne peut l'être dans nos villes d'Europe. Les grandes maisons
avaient pressenti ce résultat ; elles se plaignaient du système des enchères ,
qui ne semblait introduit qu'en faveur du petit commerce. Elles avaient cru
échapper à la crise en s'abstenant d'acheter; mais, séduites par l'appât d'un
change avantageux, elles ont appris à leurs dépens l'intime solidarité qui
unit tous les élémens du monde commercial. Il est vrai que, sans le contre-
coup de la crise d'Occident, il y aurait eu moins de faillites, et, par consé-
quent, les grandes maisons eussent été moins compromises; mais, même en
supposant que les cotons n'eussent pas éprouvé une forte baisse sur le marché
européen , les maisons secondaires , achetant en Egypte à des prix qui ne leur
laissaient aucun bénéfice , auraient fini par succomber. Les grandes maisons
pensaient qu'elles disparaîtraient ainsi peu à peu, sans causer de trop grands
désastres. Au milieu de ces ruines successives , elles espéraient pouvoir sauver
ieurs capitaux engagés par l'escompte, et tirer, comme on dit, leur épingle
du jeu. Apvès la chute de toutes les maisons secondaires, les grandes mai-
sons comptaient pouvoir faire la loi au gouvernement dans les enchères; mais
la crise européenne est venue déranger tous ces calculs.
Mc^lgré la cessation de la petite concurrence, les marchandises du dépôt
égyptien n'ont pu trouver d'enchérisseurs chez les grands négocians; toutes les
schounas ont été encombrées de cotons, d'indigos et d'autres produits. Le
gouvernement essayait quelques enchères, mais personne ne se présentait
pour enchérir; il faisait quelques ventes tractatives, mais à des prix extrê-
mement bas. Malgré l'enconibi'ement de ses magasins , malgré l'espérance
d'une abondante récolte et les besoins d'argent, le gouvernement n'osait plus
annoncer des enchères de cotons, et disait qu'il fallait attendre. Frappé de
ces circonstances critiques , nous proposâmes au ministre du commerce de
transporter les enchères en Europe, par le moyen de firmans. Le ministre ac-
cueillit avec bienveillance notre proposition , en comprit toute la portée , et
nous demanda un rapport détaillé.
Dans ce travail , nous démontrions que les bénéfices provenant, 1° du plus
bas prix du capital employé à l'opération du transport des cotons, et de la
^% REVUE DES DEUX MONDES.
inoindre durée de temps de son emploi ; 2" de la diminution du nolis, par la
facilité qu'auraient les navires de charger immédiatement; 3° de la suppres-
sion du profit que doit faire le négociant en Egypte , soit comme commission-
naire, soit comme spéculateur; que tous ces bénéfices, dégrevant la mar-
chandise , passeraient , par Teffet de la concurrence , en partie aux mains du
gouvernement égyptien , en partie aux mains du fabricant , qui pourrait
acheter directement du propriétaire-producteur, et par conséquent obtenir le
coton à meilleur marché. Nous faisions remarquer en même temps que ce
système offrirait un grand avantage au spéculateur et au négociant, qui opé-
reraient avec plus de sécurité, puisque, s'ils le jugeaient convenable, ils
pourraient revendre le lendemain ce qu'ils auraient acheté la veille. La
schouna d'Alexandrie serait comme un dock, dont les billets circuleraient
dans tout le monde commercial. « Par ce système, disions-nous, les cotons
d'Egypte acquerront un grand avantage sur les cotons des États-Unis. L'Amé-
rique ne peut pas adopter une pareille combinaison , parce que la propriété
du sol et des produits y est morcelée , et que par conséquent les planteurs
américains se feraient concurrence entre eux. »
Quant au mode d'exécution du projet, nous pensâmes qu'il était indispen-
sable d'émettre un double firman pour la même marchandise, le firman de
livraison et le firman de circulaiion. Nous remîmes au ministre le modèle
de ces deux titres , et nous en indiquâmes l'usage. Après leur vente aux en-
chères publiques et leur consignation à l'acheteur, celui-ci, ou son cession-
naire, pourrait remettre le firman de livraison à un capitaine de navire. Le
négociant ou fabricant, séparant les deux titres, indiquerait au dos du
firman de livraison, par sa déclaration signée, le capitaine auquel il la
cédé , la date et le lieu de la cession , et le port où doit rentrer le navire, Ce ca-
pitaine ne pourrait le céder à un autre , et devrait lui-même se présenter au
directeur de la schouna d'Alexandrie. Le gouvernement égyptien, sur la re-
mise du firman de livraison, consignerait la marchandise désignée, et remet-
trait en même temps au capitaine la souche du firman de circulation, afin
que le capitaine pût s'assurer de sa sincérité , lorsqu'il lui serait présenté par
le porteur au lieu de débarquement. Et d'ailleurs , lors de la séparation des
deux titres, le capitaine aurait signé la déclaration contenue dans le firman
de circulation , ce qui constituerait son obligation envers le porteur de ce
firman. Quant au firman de circulation, il devait être transmissible par la
voie de l'endossement , et passer de mains en mains jusqu'à ce que le porteur,
instruit de l'arrivée du capitaine auquel avait été remis le firman de livraison
correspondant , se présentât pour retirer la marchandise. Les spéculateurs
devaient opérer principalement sur les firmans de circulation.
Nous proposâmes d'établir les enchères sur la place de Marseille , d'y em-
ployer le ministère d'un courtier de commerce , et de faire verser les paiemeiis
par les acheteurs à la banque de cette ville, qui ouvrirait un compte-courant
avec le gouvernement égyptien , et qui, selon les ordres qu'elle recevrait du
ministre du commerce ou du délégué de ce gouvernement, ferait des envois,
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. :^5
par les bateaux à vapeur français, de groupes et lingots, ou effectuerait dçs
paiemens, pour le compte du pacha, aux négocians d'Kurope.
« Les circonstances, disions-nous en terminant, ne sauraient être plus fa-
vorables : le bas prix des enchères à Alexandrie ; le séjour prolongé que
sont obligés de faire les navires qui viennent charger les cotons; la baisse de
l'intérêt de l'argent sur la place de Marseille; la prochaine installation des
bateaux à vapeur français , qui , en douze jours , pourront apporter au gou-
vernement égyptien les fonds provenant des enchères ; enfin le désir que
nous a témoigné le ministre d'essayer l'effet de la concurrence entre les en-
chères de Marseille et celles d'Alexandrie, et déjuger ainsi de la supériorité
des unes ou des autres; tout doit engager à tenter immédiatement un essai, >-
L'opinion que nous avons émise sur les lieux , nous paraît encore plus vraie
à distance. Ce projet est dans la ligne du progrès égyptien ; il est la consé-
quence économique de l'unité agricole , et se réalisera tôt ou tard si cette
unité elle-même n'est pas brisée. On a dit qu'il rendait inutile la présence des
commerçans européens en Egypte, et qu'il tendait ainsi à relâcher les liens
qui unissent l'Occident à l'Orient. D'abord, il est certain que les commer-
çans européens n'apportent point de capitaux en Egypte, et que les fortunes
qu'ils possèdent ont été amassées dans le pays. Leur richesse consiste en na-
vires et en produits égyptiens exportés : leur retraite n'appauvrirait donc
point l'Egypte. Ensuite, ceux qui importent et répartissent les produits eu-
ropéens, et qui ont en Egypte quelques capitaux, resteraient. En supposant
que quelques grandes maisons quittent Alexandrie , il y aurait toujours un
assez grand nombre d'Européens (les petits marchands, les industriels, les
employés du gouvernement), pour que le lien noué par Mohammed- Ali
entre la civilisation occidentale et la civilisation égyptienne ne fut ni détruit,
ni même relâché.
Dans le principe, Mohammed-Ali a accordé de grands avantages aux né-
gocians pour les attirer et les engager à se fixer en Egypte. C'est surtout
à cette époque que les grandes fortunes commerciales ont été faites, soit
par les fournitures aux arsenaux de terre ou de mer, soit par la cession di-
recte des produits égyptiens. Que Mohammed-Ali accorde aujourd'hui les
mêmes faveurs à l'industrie, et Ton verra une foule d'artisans accourir
en Egypte et s'y établir pour exploiter des industries locales , et exercer
un grand nombre de métiers dans lesquels les Égyptiens sont moins habiles
que les Européens. Ainsi, pour un négociant que Mohammed-Ali perdra,
il gagnera dix industriels. Les négocians capitalisent en Egypte, en em-
ployant le travail des prolétaires arabes; puis, ils envoient leurs capitaux
en Europe , et ne laissent rien en échange dans le pays. Le gain qu'ils ont
fait n'est que la récompense d'une opération intellectuelle, récompense qui
est presque toujours en disproportion avec le travail , et qui atteint mémr
quelquefois à une exagération peu morale, puisqu'elle est due plutôt à des
circonstances fortuites qu'au talent et au génie. Les industriels au contraire,
en supposant qu'ils voulussent quitter l'Egypte après avoir fait leur fortune
76 REVUE DES DEUX MONDES.
y laisseraient en contre-valeur les produits de leur industrie. Ces produits
matériels et susceptibles d'être consommés seraient bien plus utiles que des
spéculations commerciales , qui ne sont bien souvent qu'un jeu ou une ex-
ploitation de banque. D'ailleurs, la tendance actuelle de IMohammed-Ali
n' est-elle pas de diminuer sans cesse les profits du commerce ? Les enchères,
les adjudications de fournitures, n'ont-elles pas eu pour effet de réduire les
grandes maisons à la banque et à l'escompte ? D'un autre côté , Mohammed-
Ali, tout en désirant conserver la haute main sur la grande industrie, n'a-t-il
pas associé ou offert d'associer plusieurs Européens aux bénéfices des fabri-
ques .^ Il fournit le capital et les bras, et donne au talent la moitié des pro-
fits. Cette combinaison paraît avantageuse; pourtant plusieurs Européens l'ont
refusée , parce qu'ils ne se sentaient pas entièrement libres.
Il est donc dans l'intérêt de l'Egypte que l'industrie européenne rem-
place de plus en plus le commerce des produits indigènes, qui peut être fait
plus économiquement par l'administration. Cette prépondérance industrielle
ne fera qu'augmenter le nombre des Européens. Aussi sommes-nous plus
que jamais convaincu que le projet des enchères de firmans, considéré
même sous un point de vue politique plus général , est loin de contrarier les
tendances progressives de l'Egypte.
Ce projet fonde le crédit du gouvernement égyptien en Europe, et ce
crédit lui serait facilement acquis par l'observation rigoureuse de ces deux
conditions : 1° n'émettre de firmans que sur des marchandises existantes;
2" fournir des qualités conformes aux énonciations des firmans. L'intérêt du
gouvernement égyptien , bien entendu , devrait naturellement lui faire remplir
ces deux conditions, et lui imposer la plus scrupuleuse bonne foi; car ce
n'est point ici une opération isolée , mais une série de ventes annuellement
renouvelées, et dans lesquelles par conséquent on ne saurait espérer de trom-
per long-temps les acheteurs.
La réalisation de ce projet activerait le mouvement maritime, par la cer-
titude qu'auraient les navires d'un chargement immédiat; et , si le gouverne-
ment employait les bénéfices de cette réalisation à améliorer l'agriculture
et à encourager l'industrie (ce qui est bien plus rationnel que de laisser ca-
pitaliser ces bénéfices par les commerçans européens), il en résulterait une
augmentation de production qui rejaillirait à son tour sur le mouvement ma-
ritime et commercial : le port d'Alexandrie pourrait alors rivaliser avec celui
de Constantinople.
Voici l'état comparatif de la navigation de ces deux ports pendant l'année
1836:
LETTRES SUR L EGYPTE.
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les relations commerciales avec l'empire de Mahmoud et avec celui
de Mohammed-Ali, l'Autriche occupe le premier rang parmi les nations eu-
ropéennes. L'Angleterre et la Sardaigne ont plus de relations avec l'empire
de Mahmoud qu'avec celui de Mohammed-Ali. A l'inverse, la France et la
Toscane font plus d'affaires avec l'empire de Mohammed-Ali qu'avec ce-
lui de Mahmoud. La Russie a une prépondérance marquée à Constanti-
nople, et elle atteint presque le chiffre des relations de l'Angleterre avec
cette capitale. Dans le commerce avec Constantinople, la France n'est qu'au
septième rang. Ses importations et exportations , pour l'année 1836, ont été
seulement de : ;;
L^PORTATIONS. i
Sucre raffiné 300,000 fr.
Café 259,900
( Draps. . . 157,.500fr. )
laine. Bonnets. . . . 27,000 18.'),700fr.
Tissus de; . (Châles. . . . 1,200 ) \ 254 400
iissusae ; g^jp ^^^^^^ j Jo4,40o ^
/ coton 1,500
1 autres 2,200
Quincailleries 55,000
Peaux tannées 50,000
Meubles 33,ooo
952,300 fr.
EXPORTATIONS. 1
Soie. . . 2,010,000 frj
Matières | d'or 671,000 j , iooonn
et espèces ( d'argent. - 467,800 j ï'^-*»'^""
Cuivre en pains 723,500
Laine en suint et pelade 391,600
Cire jaune 69,500
Noix de galles 68,300
Coton 37,000
4,444,700 fr.
Tandis que les importations et exportations du commerce français avec
l'Egypte se sont élevées à : ij
ISIPORTATIONS.
j I Draps . 2,277,000 fr. I
\ laine. I Bonnets. . 22,000 [ 2,385,000 fr. i
Tissus de ( 1 Autres. . 86,000 ) ( ^..annne
coton , . . 37,000 ^,746,000 11.
1 soie 324,000 J
Sucre 564,000
Vins et liqueurs 208,000
Plomb 147 000
Cochenille 310,000
Drogueries 313,000
Quincaillerie et coutellerie 308,000
Armes 210,000
Cuivre 184,000
Charbon de terre 746,000
5,736,000 fr.
LETTRES SUR l'ÉGYPTE. '^
EXPORTATIONS.
Coton en laine 9,761,000 fr.
Indigo 494,000
Gomme 475,000
Nacre de perles 74,000
10,804,000 fr.
La différence entre les importations et les exportations est un peu plus
forte pour Constantinople que pour TÉgypte. Cette différence est soldée avec
du numéraire ou avec du papier sur l'Angleterre, qui importe plus qu'elle
n'exporte.
Le commerce intérieur de l'Egypte s'opère par le Nil et les canaux. Les
bateaux qui remontent le fleuve sont chargés de marchandises d'Europe;
ceux qui le descendent, transportent des produits d'Egypte. On compte
3,500 barques ou kanges de différentes grandeurs, servant à la navigation
du Nil ; 350 à Damiette et Rosette , faisant le cabotage de la côte d'Egypte et
de Syrie; 200 Rayasses ou grosses barques rondes dans le port de Suez, et
250 dans celui de Kosséir, naviguant sur le littoral de la mer Rouge.
La navigation, dite de caravane, du port d'Alexandrie, c'est-à-dire ses re-
lations maritimes avec l'Albanie, l'archipel grec, la Barbarie, l'archipel turc
et l'Asie mineure, a occupé, en 1836, 2,033 navires jaugeant 210,176
tonneaux.
Le commerce général d'Alexandrie (1) a présenté, pour la même année, les
résultats suivans :
PROVENANCES
et
DESTINATIONS.
Autriche
Turquie
Angleterre
France
Toscane
Syrie
Barbarie
Grèce
Belgique et Hollande.
Autres contrées. . .
Suède
IMPORTATIONS. EXPORTATIONS
Francs.
13,858,000
12.661,000
15,1.58,000
5,7,36,000
10,257,000
2,799,000
4,434,000
1,3.59,000
326,000
146,000
117,000
66,851,000
Francs.
14,532,000
12,150,000
5,404,000
10,800,000
3,130,000
6,220,000
1,514,000
824,000
301,000
149,000
55,024,000
COMMERCE
TOTAL.
Francs.
28,390,000
24,811,000
20,562,000
16,536,000
13,387,000
9,019,000
5,048,000
2,183,000
627,000
295,000
117,000
121,875,000
(I) Depuis quelque temps, le pacha a suspendu les enchères d'Alexandrie, principalement
pour les cotons. Il traite directement avec quelques grandes maisons. Il a même expi^dié
pour son compte 60,000 balles à Trieste. De fait, cette suspension était nécessitée par l'ab-
sence d'enchérisseurs cl la diminution des maisons secondaires. L'expérience a ainsi démon-
tré que l'extrême concurrence est ruineuse et impossible, surtout à cùlé de l'extrême mo-
nopole. Puisque Muhammed-Ali prétend que c'est en sa qualité de propriétaire de riiivpie
qu'il en vend les produits, pourquoi n'enverrait-il pas des warrants de cotons aux enchères
d'Europe , là où la concurrence est moins funeste , parce 'pr»'!!!' y a une soric d'organisation ?
S0 REVUE DES DEUX MONDES.
On voit , d'après ce tableau , que rAutriche est la puissance européenne
qui entretient les relations commerciales les plus étendues avec l'Egypte ,
puisqu'elles s'élèvent presque au quart du commerce total. La Turquie figure
aussi pour un chiffre assez important , et elle serait au premier rang , si on
y comprenait le chiffre de la Syrie. L'Angleterre et la France ne viennent
qu'en troisième et quatrième ligne. La France exporte le double de ce qu'elle
importe; à l'inverse, l'Angleterre importe trois fois plus qu'elle n'exporte.
Proportionnellement à la population , c'est la Toscane qui fait le plus grand
commerce avec l'Egypte , et qui devrait être placée en tête du tableau. Si l'on
prenait l'intérêt commercial pour mesure de l'influence politique, il faudrait
^conclure que l'Autriche est la puissance qui doit exercer la plus grande pré-
pondérance en Egypte. Mais, malgré leur infériorité commerciale, on n'ignore
pas que c'est la France et l'Angleterre qui ont le plus d'influence sur les des-
tinées générales de l'Egypte : la France, par les souvenirs glorieux qu'elle y a
laissés-, l'Angleterre, par son active vigilance sur tout ce qui se rattache à
la question du passage dans l'Inde.
Si nous nous plaçons maintenant à un point de vue d'ensemble, nous arri-
vons à ce résultat général, savoir : que les deux faces du commerce égyptien,
considéré dans un double rapport avec la Méditerranée et avec l'Océan, sont
aujourd'hui statistiquement réprésentées par les chiffres suivans :
1° Commerce général de la IMéditerranée , 121,875,000 fr.
2" Commerce du midi et de la mer Rouge, 11,000,000
Le rapprochement de ces deux chiffres montre assez que l'une des faces
<iu commerce de l'Egypte est presque entièrement annihilée. Au lieu d'être le
Sien commercial de l'Europe et de l'Asie, l'Egypte se borne à échanger ses
produits contre ceux de l'Europe et de l'Amérique. L'Egypte ne se rattache
plus au mouvement commercial de l'Inde; elle gravite presque exclusivement
dans la sphère de l'Occident. Aussi elle ne vit qu'à moitié ; car la circulation
ne s'opère chez elle que d'un côté. L'Egypte ne parviendra à sa plénitude
dévie, à son état normal de santé et de richesse, que lorsqu'elle deviendra
la route du grand commerce de l'Europe et de l'Inde, soit que les échanges
s'opèrent dans son sein , soit que les produits n'y fassent que passer. On
ne saurait évaluer à moins de huit à neuf cents millions de francs le com-
merce annuel de l'Europe et de l'Amérique avec les pays situés au-delà du
«ap de Bonne-Espérance. Il est évident que le passage permanent d'une si
grande quantité de marchandises, de quelque manière qu'on le conçoive,
laisserait en Egypte des traces fécondes. Ce rétablissement de la ligne com-
merciale de l'Inde est dans les vœux et les besoins de toutes les nations
occidentales; on peut dire qu'il n'est retardé que par un reste de méfiance peu
fondée, et parce que les principales puissances européennes ne cherchent pas à
s'entendre sur cette importante question. L'Egypte souffre de ce défaut d'ac-
cord, et elle serait bien loin d'élever des difficultés locales. Quand il s'est agi
4'établir une ligne pour les lettres et les passagers, au moyen des paquebots
LETTRES SUR L'ÉGYPTE. 81
de la Méditerranée et delà mer Rouge , le gouvernement égyptien n'a fait au-
cune opposition. 11 n'en a fait aucune quand M. Waghorn a voulu organiser
un service régulier de voitures entre le Kaire et Suez. Ainsi les difficultés ne
viendront pas de l'Egypte, pourvu toutefois qu'on ne prétende point lui impo-
ser une sorte de suzeraineté européenne, et l'absorber ainsi complètement.
Nous résumerons cette lettre en trois points principaux : 1° le commerce
d'importation et de distribution des produits d'Occident; 2" les relations
avec l'Europe et le bassin de la Méditerranée , pour l'exportation des denrées
égyptiennes; 3" les relations générales avec l'Orient, et la question du transit
des marchandises de l'Inde. Dans ces trois ordres de faits, on peut formuler
ainsi les améliorations désirables :
1° Il convient de maintenir le commçrce des produits de l'Occident en
Egypte aux mains des négocians européens, car c'est le principe de la liberté
qui s'est implanté en Orient , et qui tend à faire contrepoids à ce qu'il peut y
avoir de despotique et de confus dans le monopole industriel des souverains
orientaux. Ces divers élémens de liberté commerciale et de concurrence gra-
vitent d'ailleurs vers la même harmonie qu'en Europe , et deviennent beau-
coup moins dangereux depuis le rapprochement de l'Europe et de l'Egypte,
opéré par les bateaux à vapeur.
2° Puisque le monopole agricole et manufacturier existe en vertu du droit de
propriété , le gouvernement doit en profiter pour transporter lui-même, par
une simple opération graphique, tous ses produits sur le marché européen ,
où il les vendra beaucoup plus avantageusement qu'en Egypte. Il peut ainsi se
mettre en rapport direct avec le consommateur. Ce qui importe, c'est que,
dans cette transaction à distance, le vendeur remplisse fidèlement sa pro-
messe, et ne trompe jamais son acheteur inconnu, ni sur la quantité, ni sur
la qualité. Le vendeur a ici le plus grand intérêt à agir avec bonne foi et à
inspirer à l'acheteur une confiance constamment justifiée.
3° La première impulsion pour le rétablissement de l'ancienne route du
commerce de l'Inde doit partir de l'Europe , et doit être le fruit des combi-
naisons d'une politique sociale , d'une diplomatie loyale et sincère. Ce bien-
fait rattachera encore plus étroitement l'Egypte à l'Europe et l'Europe à
l'Egypte. De même que, dans le sein d'une nation , les routes sont la voie pu-
blique de tous les citoyens ; de même , dans le sein de l'humanité , la grande
route de l'Inde sera la voie commune de toutes les nations. On ne saurait trop
hâter le moment où la diplomatie européenne s'occupera de cette haute
question , et y cherchera la solution des difficultés que l'Orient voit renaître
sans cesse. L'épée est inhabile à couper ce nœud gordien où sont liés tous
les intérêts de l'Europe ; mais l'harmonie du commerce doit en triompher.
AUG. COLIIV.
TOME XVII.
THE EiAniï OE Mj1[OIV&
BY E. L. BULWER.
»a8n» —
Nous n'avons rien dit A' Alice, seconde partie et complément
H' Ernest Maltravers; car nous aurions été forcé de répéter à propos
(\ Alice tout ce que nous avions dit d'Ernest Mallravers. Résolu à
demeurer dans le vrai, peu soucieux de varier les formules de notre
pensée pour le seul plaisir d'éviter la monotonie, nous aurions cédé
à la nécessité de reproduire littéralement toutes les idées que nous
avions précédemment exposées , et c'eût été pour le public et pour
nous une tâche parfaitement inutile. Mais le nouveau drame de
M. Bulwer mérite d'être raconté, car il ne ressemble, ni par le sujet,
ni par les développemens, à la Duchesse de La Vallière. The Ladij
of Lyons, que j'appellerai la Dame de Lyon, ne trouvant dans
notre langue aucune expression plus précise et plus fidèle, est
précédée d'une préface où M. Bulwer explique ses prétentions
littéraires et se plaint de ses ennemis politiques. Il faut avouer que
les poètes d'aujourd'hui abusent singulièrement du droit d'écrire
des préfaces. S'ils se contentaient de raconter, dans une causerie
familière, comme l'auteur d'Ivanhoc, comme l'auteur de Cinna,
ce qu'ils ont voulu faire, ce qu'ils espèrent avoir fait, d'indiquer
modestement les fautes qu'ils ont commises, les mérites qu'ils s'at-
tribuent , nous serions certes mal venu à nous plaindre. Mais nous
THE LADY OF LYONS. 83
professons un respect assez tiède pour les ouvrages qui ne s'expli-
quent pas d'eux-mêmes et ne se laissent pénétrer qu'à l'aide d'un
commentaire; et nous ne lisons qu'avec répugnance les dissertations
où les poètes essaient de prouver au public qu'il ne les comprend
pas, à la critique qui les désapprouve qu'elle s'est rendue coupable
d'injustice. Malheureusement la préface de la Dame de Lyon n'est
qu'une apologie très maladroite. Il paraît que la presse anglaise n'a
pas témoigné pour la Duchesse de La VallUre une admiration suffi-
sante, et qu'elle a même poussé la hardiesse jusqu'à se demander si
M. Buhver faisait bien d'abandonner le roman pour le drame. Sans
s'abuser sur les défauts de Pelham et (ï Eugène Aram, nos voisins se
plaisent comme nous à proclamer l'intérêt qui recommande ces deux
récits, et, après avoir jugé librement Rienzi et les Derniers jours de
Pompei, séparés de Pelham et d' Eugène Aram par un assez grand
intervalle , ils se permettent d'appeler imprudentes les nouvelles ten-
tatives de M. Bulwer. Pour répondre à ces censeurs envieux , à ces
juges myopes, l'auteur de la Duchesse de La Vallière vient d'écrire
la Daine de Lyon. On lui conteste le génie dramatique , et, pour fer-
mer la bouche à ses détracteurs, pour imposer silence à ces doutes
injurieux, il se hâte de construire un ouvrage destiné, comme la Du-
chesse de La Vallière, à la régénération du drame anglais. Il est vrai
que l'auteur met cette espérance sur le compte de M, jMacready ; mais
nous ne pouvons prendre au sérieux cette affirmation. Si M. Buhver
ne partageait pas l'espérance de M. Macready, s'il ne se croyait pas
appelé à régénérer la scène anglaise, à ressusciter Shakespeare, il
aurait résisté à toutes les prières, à toutes les instances, et, prenant
pour vraie l'opinion de la presse anglaise , il ne se fût pas exposé une
seconde foisàl'indifférence du parterre. Personne ne voudra croire que
M. Buhver se soit résigné à écrire la Dame de Lyon par pure géné-
rosité. Quelle que soit son admiration , son amitié pour M. Macready,
il n'aurait pas compromis sa réputation de romancier dans une se-
conde tentative dramatique, s'il ne prétendait à l'héritage de Shakes-
peare. C'est pourquoi nous trouvons qu'il a mauvaise grâce à dire
qu'il n'attache aucune importance à la Dame de Lyon. Que cette
pièce réussisse ou échoue, qu'elle soit applaudie ou sifilée, la sérénité
de l'auteur n'en sera pas troublée ; car il est bien décidé à ne plus
rien écrire pour la scène. Il a touché le but qu'il se proposait; il a
prouvé à ses détracteurs son aptitude dramatique; sa tâche est accom-
plie. Toutefois il ne dissimule pas la cause réelle de sa résolution.
Malgré l'évidence de la démonstration entamée par la Duchesse de
6.
84. REVUE DES DEUX MONDES.
La Vallière et complétée par la Dame de Lyon, il se résignerait à
multiplier des preuves désormais inutiles, s'il n'avait aperçu, dans les
critiques dirigées contre ses ouvrages dramatiques , un levain d'ini-
mitié politique. Ceux qui n'admirent pas les pièces de M. Bulwer sont
tout simplement mécontens de ses discours au parlement. Jusqu'à
présent, les débats de la chambre des communes n'avaient jeté aucun
jour sur l'importance politique de M. Bulwer; personne en France
ni de l'autre côté du détroit ne songeait à lui donner une part dans
les destinées de la Grande-Bretagne, et voici que dans une préface
il nous révèle toute la grandeur de son rôle public. Nous ne voyions
en lui qu'un faiseur de contes, et nous ignorions l'action qu'il exerce
sur le gouvernement de son pays ; il a fallu que la Dame de Lyon
fût rangée parmi les ouvrages médiocres pour que 31. Bulwer nous
donnât le secret de son importance politique. Littérairement, l'argu-
ment n'a pas grande valeur, mais il a du moins le mérite de la nou-
veauté, et nous le recommandons aux poètes mécontens et méconnus
comme une consolation toute trouvée pour les blessures faites à leur
amour-propre. Désormais un auteur sifflé, ou dont la pièce aura été
jouée devant les banquettes, se réfugiera dans son importance poli-
tique. Il n'aura pas môme besoin , pour invoquer l'argument inventé
par M. Bulwer, de siéger sur les bancs de la chambre; il lui suffira
d'être électeur, ou d'avoir écrit une douzaine de pages sur les discus-
sions parlementaires. Nous espérons que cette recette ne passera pas
inaperçue et trouvera de nombreuses applications.
Quant à nous, qui n'avons jamais compté M. Bulwer parmi les ora-
teurs de la chambre des communes, nous pouvons juger la Dame de
Lyon en toute liberté. Pour être juste envers lui, nous n'avons be-
soin de réprimer aucune rancune. Le sujet de cette pièce est em-
prunté à un recueil de contes que nous ne connaissons pas; il nous
est donc impossible de juger si M. Bulwer a enrichi ou appauvri la
donnée qu'il avait choisie. L'action se noue et se dénoue entre trois
personnages : Pauline Deschapelles, Beauséant et Claude Melnotte.
Les autres acteurs, tels que le père et la mère de Pauline, Glavis,
ami de Beauséant, et la mère de Claude Melnotte, jouent un rôle
tellement secondaire, qu'il suffit de les nommer. La pièce embrasse
un espace de deux ans et demi , de 1795 à 1798. Le second titre :
Amour et Orgueil, résume d'une façon vulgaire, mais assez nette-
ment, les ressorts que M. Bulwer a mis en jeu. On a voulu trouver
une ressemblance frappante entre la Dame de Ljjon et liuy Blas;
cette ressemblance purement fortuite , nous n'en doutons pas ,
THE LADY OF LYO>S. 85
ne résiste pas à l'examen. Il s'agit, dans la pièce anglaise, d'un
paysan qui épouse la fille d'un riche marchand en se faisant passer
pour grand seigneur, et ce paysan se prête à cette supercherie,
comme Ruy Blas , pour servir une vengeance qui n'est pas la sienne.
Mais là s'arrête la ressemblance, et M. Hugo, pour construire son
ouvrage , n'avait pas besoin de connaître la Dame de Lyon. D'ail-
leurs, la biographie réelle d'Angelica Kauffmann vide le procès d'une
façon décisive. L'invention de ce ressort, auquel on paraît atta-
cher une si grande importance, n'appartient ni à M. Hugo, ni à
M. Bulwer, nia M. Léon de Wailly. Il s'est rencontré, en Angleterre,
au xviii" siècle , un aventurier qui s'est donné pour le comte de
Horn, et qui, à l'aide de ce mensonge, a réellement épousé Ange-
lica Kauffmann. Ce ressort diversement employé par trois écrivains
est tombé depuis long-temps dans le domaine public. Mais, lors même
que M. Hugo eût emprunté cette donnée à M. Bulwer, il resterait
toujours entre la Dame de Lyon et Ruy Blas une profonde diffé-
rence. L'ouvrage anglais est un drame bourgeois qui ne prétend nous
offrir ni l'aurore , ni le déclin d'une monarchie. Le caractère et la
condition des personnages suffiraient pour absoudre M. Hugo de tout
soupçon de plagiat, et les développemens de l'action ne permettent
d'établir aucune comparaison entre les deux ouvrages.
Pauline Deschapelles est fille d'un riche marchand de Lyon. Pour
retrouver dans Pauline Marie-Anne de Neubourg, il faut plus que
de la complaisance. La reine d'Espagne arrive à l'amour par l'a-
bandon ; c'est l'ennui qui la pousse dans les bras de Ruy Blas. Si
Charles II, au lieu de chasser les loups, s'occupait de sa femme,
Ruy Blas n'entrerait pas dans le lit de la reine. Pauline Deschapelles
est tout simplement belle , fîère de sa beauté , coquette , gâtée par
sa mère; elle reçoit les hommages de tous les jeunes gens de Lyon
comme un tribut qui lui est dû , et ne songe pas à les remercier de
leur admiration. Elle croit que sa beauté lui permet de prétendre
aux premiers partis , et, comme elle est riche, fille unique, elle désire
devenir comtesse, marquise ou duchesse. Assurément un tel person-
nage n'a rien de commun avec Marie-Anne de Neubourg. Nous l'avons
vu cent fois figurer à f Opéra-Comique; c'est un type de coquetterie
vulgaire qui appartient depuis long-temps aux théâtres de toutes les
nations. Pauline éconduit tous les prétendans qui se présentent, et
ne veut donner sa main qu'à un homme titré. Malheureusement,
dans les dernières années du xviii'' siècle, ce désir était , en France,
difficile à satisfaire. La noblesse étant abolie par une loi , Pauline est
86 REVUE DES DEUX MONDES.
condamnée au célibat , à moins qu'elle ne passe la frontière powr
choisir un mari dans une famille d'émigrés ; et , comme une pareille
tentative aurait pour conséquence la confiscation des biens de son
père, elle se contente d'humilier par ses refus tous les hommes qui
essaient de la fléchir sans tenir compte du sort des candidats qui se
sont déjà mis sur les rangs. S'il y a entre ce personnage et Marie de
Neubourg la moindre analogie, nous avouons sincèrement qu'elle
échappe à notre pénétration.
Beauséant , dans lequel on a voulu retrouver don Salluste, se sert ,
il est vrai, de Claude Melnotto pour humilier Pauline Dcschapelles,
comme le chef des alcades de cour se sert de Ruy Blas pour humilier
la reine d'Espagne. Mais il procède à sa vengeance bien plus simplement
que l'homme d'état disgracié. Il sait qu'un jeune paysan est amoureux
de Pauline, et il lui propose d'épouser celle qu'il aime. Il conclut avec
lui un marché en bonne forme et s'engage à lui fournir tout l'argent
nécessaire pour mener un train de prince. Il ne perd pas son temps,
comme don Salluste, à dicter deux billets dont l'un est une énigme
et l'autre une injure pour son secrétaire. Il dit à Claude Melnotte :
V ous aimez Pauline , vous êtes pauvre et roturier ; elle est riche et ne
veut donner sa main qu'à un homme titré. Je vous offre le moyen de
l'épouser. Elle ne vous connaît pas, soyez prince, et sa main est à
vous. Jurez de vous prêter à ma vengeance et de mentir jusqu'à la
conclusion du mariage. Voici de l'or, et mettons-nous à l'œuvre.
Certes, un pareil langage ne ressemble en rien aux paroles adressées
par don Salluste à Ruy Blas.
Quant à Claude Melnotte , principal personnage de la pièce , il est,
je l'avoue, dessiné d'une façon très vulgaire; mais il est à peu près
impossible qu'un tel personnage ne réussisse pas au théâtre ; car il
résume tous les sentimens avec lesquels la foule est familiarisée de-
puis long-temps. Il aime ardemment Pauline Deschapelles; et pour
lui plaire , pour l'attendrir, il se voue à l'étude, il se transforme. Fils
du jardinier de M. Deschapelles, resté seul avec sa mère, il se livre
à tous les exercices de corps et d'esprit qui doivent faire de lui un
homme accompli. Depuis l'escrime et la danse jusqu'à la musique,
jusqu'à la pciiiture; depuis l'histoire jusqu'aux mathématiques,
jusqu'aux sciences naturelles , il veut tout connaître , afin de devenir
digne de l'amour et do la main de Pauline. Grâce à la volonté ferme
qui le soutient , grâce à l'espérance qu'il a conçue , il devient en peu
d'années capable de remplir les fonctions les plus élevées et les plus
diverses. Je me défie généralement des hommes doués d'une apti-
THE LADY OF LYONS. 87
tude encyclopédique; je ne crois guère aux génies capables de se
placer entre Pitt et INewton, entre Mozart et Raphaël ; mais la foule
est rarement du même avis, et ajoute volontiers foi aux miracles
opérés par l'amour. Il me paraît donc naturel qu'elle applaudisse
aux efforts de Claude Melnolte et qu'elle voie dans sa passion pour
Pauline un talisman tout puissant. Il semble que tous ces ressorts
soient depuis long-temps hors de service, et pourtant il est bien rare
que ces ressorts manquent leur effet; car la foule réunie dans une
salle de spectacle accepte facilement ce qu'elle dédaignerait dans un
livre. Les pensées les plus vulgaires, pourvu qu'elles aient un fonds
de vérité , ne manquent jamais de l'émouvoir. Si ces pensées sont
confiées à un acteur éminent, elles prennent dans sa bouche tout le
charme de la nouveauté. Or, M. Macready a prouvé aux juges les
plus sévères qu'il est en mesure de faire valoir les idées les plus ba-
nales, de rajeunir les paroles les plus décrépites. Il y a dix ans, il
trouvait moyen d'animer les pèles tragédies de Sheridan Knowles;
J'apprendrais sans étonnement que le rôle de Claude Melnotte est
devenu entre ses mains une création vraiment poétique.
Il n'y a rien à dire de M. ni de M"" Deschapelles. INiaiserie et cré-
dulité, tels sont les deux mots qui résument ces deux caractères. Le
colonel Damas est un brave militaire qui, depuis vingt ans, a figuré
dans quelques centaines de vaudevilles. C'est une vieille connaissance
que nous n'avons pas le courage de critiquer. La mère de Claude
Melnotte a pour son fils une admiration sans bornes: elle le prend
pour un prodige, et conçoit à peine le dédain de Pauline.
Ainsi , tous les personnages de la Dame de Ujon se séparent pro-
fondément des personnages de Ruy B/as. Il n'y a pas un des acteurs
du drame français qui soit possible, et tous les acteurs de la pièce
anglaise sont d'une trivialité qui échappe à la discussion. La construc-
tion générale de la pièce répond à la conception des acteurs. L'ana-
lyse individuelle des caractères rais en jeu par M. Bulwer a dû faire
pressentir l'action dramatique ; aussi nous suffira-t-il de la résumer
rapidement.
Au premier acte, nous assistons à la toilette de Pauline Descha-
pelles. Tandis qu'une femme de chambre est occupée à la coiffer, à
placer des fleurs dans ses cheveux, M. Beauséant, ci-devant marquis,
vient la demander en mariage. Le père, la mère et la fille refusent
à l'unanimité l'alliance de Beauséant. C'est un riche parti , toute la
ville de Lyon connaît sa fortune ; mais il n'a plus de blason , et Pau-
line , fidèle aux leçons de sa mère , a résolu de n'épouser qu'un
88 REVUE DES DEUX MONDES.
homme revêtu d'un titre éclatant. Elle veut être marquise ou du-
chesse , et, tant qu'elle n'aura pas trouvé l'occasion de satisfaire ce
vœu impérieux , rien ne pourra la décider à l'abandon de sa liberté.
Après de nombreuses et ferventes prières , Beauséant se retire con-
fus et humilié. A peine a-t-il quitté le seuil de la maison où son or-
gueil a été si rudement éprouvé , qu'il rencontre un de ses amis
nommé Glavis. Il lui confie son chagrin, et Glavis lui apprend qu'il a
comme lui demandé la main de Pauline et obtenu la môme réponse.
Dès ce moment, Beauséant et Glavis forment le projet de se venger.
On entend des cris de joie ; les deux amis interrogent le maître de
l'auberge devant laquelle ilsse trouvent, etapprennent qu'on célèbre le
triomphe de Claude Melnotte , proclamé prince delà fête, comme
le tireur le plus adroit ; car nous avons omis de dire que Beauséant et
Glavis se soiit rencontrés aux environs de Lyon. Le prince de la fête
sera prince de Côme, et Pauline s'appellera , pendant un jour, prin-
cesse de Côme. Beauséant décide Claude Melnotte à le venger par un
mensonge qui doit mettre entre les bras du jardinier poète la lille de
son ancien maître.
Au second acte, nous assistons au mariage de Pauline et de Claude.
Beauséant et Giavis tremblent à chaque instant que leur vengeance
n'échoue , car ils ont dans le colonel Damas un surveillant très in-
commode. Le colonel Damas veut parler italien au prince de Côme,
et Claude Melnotte ne sait que répondre, car il n'entend pas la langue
de ses états. Cependant, après quelques secondes d'hésitation, il
répond effrontément que l'italien prononcé par le colonel Damas n'a
jamais été la langue des hommes bien élevés , des hommes de qua-
lité, et M"* Deschapelles demande grâce à son altesse pour la gros-
sièreté du colonel Damas. Claude Melnotte, pour se dédommager du
rôle misérable qu'il a consenti à jouer, se permet plusieurs espiègle-
ries très vulgaires, mais qui seraient sans doute applaudies au boule-
vard comme des tours du goût le plus fin. Il offre à M""" Deschapelles
la tabatière d'or que lui a prêtée Beauséant, à Pauline un jonc de
diamans que Glavis lui a confié comme complément de son costume
de prince, et les deux amis se consolent en songeant que la ven-
geance est le plaisir des dieux , et que, pour goûter ce plaisir, on ne
doit pas lésiner. Pour échapper à la surveillance du colonel Damas,
Beauséant fabrique une lettre datée de Paris, par laquelle un membre
du gouvernement français le prévient que son ami le prince de Côme
a été dénoncé , et qu'il ne peut demeurer plus long-temps à Lyon
sans risquer d'être emprisonné. M"'= Deschapelles , plutôt que de
THE LADY OF LYONS. 89
renoncer à nommer sa fille princesse, presse la signature du contrat,
et consent , sur les instances de Beauséant , à la célébration immé-
diate du mariage. Leurs altesses monteront en voiture dès qu'elles
auront reçu la bénédiction nuptiale. C'est Beauséant qui se charge
de préparer leur fuite. Resté seul avec Pauline, Claude Melnotte lui
parle de son amour en termes très fleuris , et lui demande si elle le
suivra sans regret, si c'est lui ou son titre qu'elle aime. Pauline
avoue qu'elle a d'abord aimé le prince, mais qu'à ses yeux le prince
et l'homme sont aujourd'hui confondus. Riche ou pauvre, dans un
palais ou dans une chaumière, elle ne cessera jamais de le chérir.
Rassuré par ces paroles, Claude Melnotte se pardonne le mensonge
auquel il s'est résigné pour obtenir la main de Pauline , et le mariage
est conclu. Cependant, avant la signature du contrat, le colonel Damas
trouve moyen de rencontrer le prince de Côme et de le provoquer.
Brave et habile , Claude Melnotte désarme son adversaire , et dès ce
moment ils deviennent les meilleurs amis du monde.
Au troisième acte, nous retrouvons Pauline et son maria l'auberge
où s'est tramé le complot de Beauséant et de Glavis. Pour échapper
aux railleries de ses laquais que Beauséant a détrompés, Claude
emmène Pauline chez sa mère. Effrayée par quelques paroles échan-
gées entre la mère et le fils, Pauline interroge son mari, et lui ar-
rache l'aveu du mensonge auquel il s'est prêté. Mais Claude est
désormais dégagé du serment qu'il a fait à Beauséant. Il a promis
d'épouser Pauline; sa promesse une fois accomplie, il redevient maître
de lui-même , et il rend à Pauline sa liberté , qu'elle croyait avoir
perdue sans retour. Il écrit à M. Deschapelles le récit complet de
l'intrigue qui lui a livré sa fille , et il confie Pauline aux soins de sa
mère. Quant à lui, il ne rentrera dans la chaumière où il a conduit
la femme qu'il aime que pour la rendre à son père. A peine Claude
est-il sorti que Beauséant paraît et réussit à éloigner la mère de
Claude, en lui disant que son fils l'attend dans le village. Alors com-
mence entre Beauséant et Pauline une lutte grossière , qui serait dé-
placée dans un livre, et qui doit, au théâtre, exciter l'impatience et
le dégoût. Beauséant dit effrontément à Pauline : Je vous ai perdue,
vous êtes la femme d'un paysan, mais je vous aime; et si je ne peux
plus vous donner mon nom , je peux encore vous soustraire au mari
que je vous ai donné. Et, comme Pauline ne répond à cette propo-
sition que par le mépris , il essaie d'obtenir par la force ce qu'il n'a
pu obtenir de l'orgueil humilié. Claude Melnotte arrive à temps pour
90 REVUE DES DEUX MONDES.
sauver l'honneur de la femme qu'il aime. Beauséant s'éloigne en
jurant de se venger; Pauline commence à aimer son mari.
Au quatrième acte, Claude remet Pauline entre les mains de son
père, et part avec le colonel Damas, dans l'espérance de s'illustrer
i^ur le chsmp de bataille, et de mériter la main de Pauline. Mais , avant
de partir, il l'autorise à faire annuler leur mariage. Ici M. Bulwer a
placé une scène qui n'a rien de neuf ni d'élevé, mais qui doit émou-
voir. Pauline s'efforce de retenir par ses larmes l'homme qui l'a hu-
miliée; et, lorsqu'enfin elle le voit résolu à partir, elle lui promet de
l'attendre et de ne pas briser le lien qui les unit.
Au cinquième acte, Claude Melnotte reparaît sous le nom du colonel
Morier. Le colonel Damas, devenu général, en annonçant à son ca-
marade de bivouac que Pauline va épouser Beauséant, essaie de le
consoler et de lui persuader qu'il trouvera facilement cent femmes
aussi belles, aussi dignes d'amour que Pauline. Cependant la partie
n'est pas encore perdue; le contrat n'est pas signé; le divorce n'est
pas même prononcé. Le général et le colonel se rendent chez M. Des-
chapelles et apprennent bientôt que Pauline, en promettant sa main à
Beauséant, n'a pas oublié Claude Melnotte. M. Deschapelles est ruiné,
et c'est pour le sauver, pour relever son crédit , que PauUne consent à
épouser Beauséant. En recevant la main de Pauline, Beauséant doit
donner à M. Deschapellos une somme considérable. Cette somme , le
colonel Morier la fournira, car il s'est enrichi au service de la répu-
blique française. Pauline reconnaît dans le colonel Morier son mari
qu'elle a fidèlement attendu pendant deux ans, et qu'elle ne trahis-
sait que pour sauver son père. Claude et Pauline sont unis, M. Des-
chapelles retrouve son crédit, et Beauséant est livré à ses remords.
A coup sûr, il serait impossible de discuter sérieusement le mérite
de cette pièce. Il suffit de la raconter, et chacun , en parcourant ce
rapide sommaire, pourra se former une opinion précise sur l'œuvre
de M. Buhver. La Dame de Lyon est aussi pauvre de conception que
la Duchesse de J^a Vallièrc, et, si l'auteur a voulu, par cette seconde
tentative, démontrer l'étendue de ses facultés dramatiques, nous
croyons qu'il n'a pas réussi dans son projet. Il fera donc bien de s'en
tenir là, et de ne pas entamer une troisième démonstration. Le style
de la Dame de Lyon n'est ni pire , ni meilleur, que le style de la
Duchesse de La Vallière; seulement nous devons dire que le mélange
des vers et de la prose, tenté par M. Bulwer dans sa seconde pièce ,
<^st d'un effet malheureux, et nous croyons que l'exemple de Sha-
THE LAD Y OF LYONS. M
kespeare ne saurait justifier ce mélange. Poète, acteur et direc-
teur, a-t-il mêlé volontairement les vers et la prose dans la même
pièce? Il est permis d'en douter. Quant à l'exemple des tragiques
grecs, il est encore moins concluant; car, si les personnages et le
chœur ne parlent pas dans un rliythme uniforme, du moins ils par-
lent toujours en vers, et la déclamation notée des acteurs d'Athènes
donnait, sans doute, à cette variété de rhythmes un charme dont
le dialogue parlé ne peut nous donner l'idée. Si donc M. Bulwer veut
imiter Shakespeare , il faut qu'il renonce au mélange des vers et de
la prose, et qu'il s'efforce de reproduire la grandeur et la beauté
idéale de son modèle. Qu'il relise Othello et qu'il juge la Dame, de
Lyon, il sera plus sévère que nous pour son œuvre.
Gustave Planche.
LES
CHEMINS DE FER.
LES COMPAGNIES.
Il est temps de sortir enfin de toute cette poésie des chemins de
fer qu'on avait su, il est vrai, nous rendre si attrayante et dont on a
enivré le public pendant plusieurs années , sans y mêler assez de vues
positives d'administration et sans rien produire. On nous a assez ra-
conté les merveilles accomplies chez plusieurs nations étrangères, au
profit de la circulation rapide des personnes et des choses ; on nous
a assez présagé, pour la France, des prodiges plus grands encore,
si elle voulait se mettre à l'œuvre. Mais on s'est moins inquiété de
nous apprendre comment elle devrait se mettre à l'œuvre , et quelles
seraient les conditions particulières de son activité dans cette voie
d'industrie si nouvelle. Quand on a essayé de nous en dire quelque
chose , on s'est trompé : aussi la France cherche-t-elle encore , à
l'heure qu'il est , pour les chemins de fer qu'elle veut et doit se don-
ner , et dont on l'a chargée aventureusement l'an dernier , quel sera
le mode d'exécution , non pas le meilleur , peut-être , mais le plus
conformée son peu d'expérience de la grande spéculation, à la di-
vision extrême de ses fortunes privées , et à cette habitude enfin de
LES CHEMINS DE FER, l'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 93
compter toujours beaucoup sur son gouvernement, tout en médisant
de lui sans mesure ni pitié.
A la dernière session , le ministère et la chambre élective se trou-
vèrent en présence , sur ce terrain mal exploré des chemins de fer,
avec la résolution de soutenir l'un contre l'autre une idée également
absolue. Le ministère les voulait tous , ou du moins toutes les grandes
lignes , pour le coprs privilégié des ponts et chaussées ; la chambre
les voulait réserver exclusivement aux compagnies, pour aider au
développement de l'esprit d'association, qui ne venait que de naître
et allait, disait-on, faire des miracles s'il trouvait un aliment digne
de lui.
C'était bien un peu par préjugé de corps, et pour obéir aux in-
fluences naturelles de leur position respective, que les deux pouvoirs
appelés à prendre une décision prépondérante sur cette question ,
s'attachèrent tout d'abord à soutenir deux thèses si contradictoires, le
ministère se croyant obligé , comme tout ministère le croira toujours
volontiers , à protéger les droits acquis de tout ce qui appartient à
l'administration , la chambre des députés se persuadant qu'elle man-
querait à sa mission si elle n'enlevait à l'état tout ce que l'industrie
privée réclamait.
On voit que nous n'attribuons nullement le premier vote de la
chambre sur les chemins de fer, dans la dernière session, à cet es-
prit d'hostilité systématique dont on a accusé dès-lors la coalition
naissante, qui avait bien d'autres questions à choisir et en avait
choisi d'autres , en effet , pour éprouver ses forces. Certes , parmi la
majorité qui se déclara contre les idées du ministère dans cette dis-
cussion spéciale, il y eut beaucoup de gens qui furent heureux de
trouver, en passant, cette occasion de lui nuire; mais, avant tout,
ils cédaient à une conviction véritable qui leur disait de ne point
grever la fortune publique d'une dépense inconnue, sans avoir expé-
rimenté d'abord la force des associations particulières en France.
D'ailleurs, pour tout dire, les deux partis, dans ce grand débat
sur les moyens d'exécution des chemins de fer, n'étaient pas en-
traînés seulement par l'instinct aveugle de leur position et le devoir
mesquin de défendre leur clientelle. Ils pouvaient invoquer, chacun
pour sa part et à l'appui de son opinion, d'éclatans exemples em-
pruntés à l'étranger. Les partisans des compagnies avaient à se pré-
valoir de ce qui a été produit , en Angleterre et en Amérique , par
l'industrie particulière, et ils n'y ont pas manqué. Les protecteurs
du privilège des ponts et chaussées s'autorisaient de ce qui a été
91 REVUE DES DEUX MONDES.
fait avec succès et promptitude par l'état lui-même dans un pays
voisin, la Belgique, qui a bien plus d'aflinités de tout genre avec la
France. Mais, dans les deux camps , à force d'observer et de citer les
expériences étrangères, on en était venu à négliger un peu trop l'ob-
servation de notre propre pays. Si l'on s'était doiuié ce soin, on aurait
abouti peut-être à l'idée d'un système mixte , où la puissance du gou-
vernement et les ressources de la spéculation se seraient trouvées
combinées, autrement et mieux qu'elles ne l'ont été jusqu'ici, pour
marcher de concert vers un but commun. Il est vrai qu'on a imaginé,
il y a un an , une sorte de système mixte , qui consistait à partager
entre l'état et les compagnies, par égales moitiés, tous les chemins
de fer susceptibles d'être classés dans la catégorie des grandes lignes.
Malheureusement, comme nous l'avons déjà dit ailleurs (1), ce n'était
pas là le meilleur moyen de faire concourir ensemble l'association pu-
blique et les diverses associations privées dont on espérait alors
quelque secours efficace. C'était créer entre les deux forces, qu'on
prétendait utiliser à côté l'une de l'autre , non pas une émulation sa-
lutaire, mais une rivalité discordante qui aurait laissé chacune
d'elles avec ses défauts propres, sans aucun contre-poids. En effet,
d'après les bases indiquées pour ce concours anarchique des deux
modes d'exécution, chaque ligne, exclusivement livrée à un seul sys-
tème, en aurait supporté tous les inconvéniens reconnus, parfois même
toutes les impossibilités, comme on le voit déjà aujourd'hui , et n'aurait
joui nullement des compensations offertes par l'autre système. Autant
valait proclamer à la fois ces deux affirmations contradictoires : que
la France est dans les mêmes conditions que les États-Unis et
l'Angleterre, où l'industrie privée est seule chargée de l'exécution,
et que la Belgique , où le gouvernement a été jugé le plus habile , le
plus sûr entrepreneur , et même le seul possible. En vérité , on ne fai-
sait pas une chose plus étrange, en coupant notre pays en deux parts,
pour en livrer une à la théorie de l'industrialisme , avec plein pouvoir
d'y faire régner exclusivement ses principes dans toute leur pureté,
et l'autre au corps des ponts et chaussées, investi d'un droit égal,
non moins pur de tout aUiage, non moins absolu, sur cette espèce
de domaine régalien.
Quelle est donc la valeur réelle et pratique des exemples ainsi re-
cueillis à l'étranger, et jusqu'à quel point la situation de notre pays
(1) Voir la nevne de Pans du 4 novembre dernier, article sur la Situation des Compa-
gnies de Chemins de Fer.
LES CHEMINS DE FER, l/ÉTAT, LES C03IPAGMES, 95
peut-elle être assimilée à celle de l'Amérique, de l'Angleterre ou de
la Belgique, pour qu'on vienne si rigoureusement nous tailler notre
besogne de chemins de fer sur le double patron adopté par ces trois
peuples travailleurs, et cela sans introduire aucune modification
dans le système qu'on emprunte à l'étranger pour l'appliquer à la
France ?
Il y aurait d'abord à répondre que, si l'un de ces peuples avait assez
de ressemblance avec nous pour mériter d'être copié servilement dans
les procédés qu'il a suivis, par cela môme , l'assimilation complète
serait impossible entre la France et ces trois modèles, si dissembla-
bles entre eu\. C'est pourtant ce résultat, qui impliquait une con-
tradiction frappante , qu'on semble avoir voulu réaliser par l'imita-
tion des deux méthodes contraires adoptées, en Belgique d'une part,
aux États-Unis et en Angleterre de l'autre, pour les voies et moyens
des chemins de fer. Mais si l'on veut examiner de plus près, et l'un
après l'autre , ces trois peuples par lesquels nous avons été précédés
dans la carrière des travaux merveilleux qui assurent la circulation
rapide, on est frappé des différences essentielles qui existent entre
nous et chacun d'eux, sous ces divers rapports dont il faut tenir un
compte sérieux : la richesse relative, l'étendue des territoires, la
concentration des populations, l'habitude des déplacemens, et les
nécessités enfin de commerce, de colonisation ou de politique à sa-
tisfaire au moyen d'une locomotion rapide.
Pour commencer par l'Angleterre, est-il étonnant qu'elle trouve,
dans l'association des capitaux particuliers, les ressources exigées
pour un grand réseau de chemins, tandis que cette force, si efficace
chez elle , reste impuissante ailleurs, et particulièrement dans notre
pays? L'Angleterre proprement dite, y compris le pays de Galles, c'est-
à-dire les seules parties des îles Britanniques qu'on ait à prendre pour
terme de comparaison , quand il s'agit de chemins de fer, présentent
une superficie de neuf mille neuf cent vingt-une lieues carrées. On
en compte trente-quatre mille cinq cent douze pour la France. Par
là, on peut juger déjà combien il a été plus facile pour nos voisins
que pour nous de se tracer un ensemble de rail-ways et de l'exé-
cuter. De Londres à Liverpool , aujourd'hui , sur une suite de rail-
îcaijs entièrement achevée, il y a un parcours à peu près équivalent à
celui qui doit résulter de notre tracé des Plateaux, avec ses principaux
embranchemens projetés. Mais de Londres à Liverpool, c'est une
jonction complète entre les deux mers qui baignent à l'est et à l'ouest
la plus puissante île de l'univers. Le moindre chemin qui s'embran-
96 REVDE DES DEUX MONDES.
chera désormais à la grande artère , celui de Brighton , celui de Dou-
vres, je ne sais quel autre encore, participera, sans prolongement
trop onéreux , à cet avantage d'une communication établie avec la
mer du INord et îa Manche d'une part , la mer d'Irlande , le canal
Saint-George , de l'autre. Pour se faire une idée juste de la situation
privilégiée de l'Angleterre et des encouragemens qu'elle offre natu-
rellement aux entrepreneurs des voies nouvelles, il faut \jir, dans
ces mers dont elle est partout environnée, son principal moyen
de communication, sa grande route marchande, dont les rail-ivaijs
à l'intérieur ne sont que les embranchemens. Quelle excitation dès-
lors pour les capitaux isolés qui n'ont plus qu'à compléter l'œuvre
si largement commencée par la nature! Chez nous, au contraire,
l'art a tout à faire , et sa tâche est immense ; le tracé des Plateaux,
dont nous venons d'indiqner le rapport d'étendue avec la com-
munication de Londres à Liverpool, n'est encore que la première
section , et la plus courte , d'un rail-way de jonction entre nos deux
mers; il resterait à le continuer de Paris à Marseille; et à travers com-
bien de difficultés et de dépenses, inabordables à une compagnie
abandonnée à son seul crédit !
Ajoutez que l'Angleterre est, proportionnellement à son étendue,
beaucoup plus peuplée que la France , et que les Anglais ont , dans
toutes les classes, le goût inné de changer de place, un besoin réel de
parcourir en tous sens l'intérieur de leur petit territoire pour leurs
affaires si actives; d'où il résulte que la proportion supérieure de leur
population est doublée, ou triplée, à l'avantage des voies rapides,
auxquelles se trouve ainsi assurée une prime considérable , qui man-
que à nos spéculateurs. Connaît-on , sur notre sol , un tracé qui , dans
les prévisions les plus favorables, puisse donner l'espérance d'un re-
venu net de 9 pour 1 00 , comme le chemin de Londres à Birmin-
gham , s'il devait coûter , comme celui-ci , 2,500,000 , ou même
3,000,000 fr. par lieue?
Les beaux produits déjà obtenus sur ce grand travail si dispendieux
et si hardi dans ses innovations , sont bien faits pour attirer les capi-
taux anglais dans des entreprises semblables , en même temps que nos
capitalistes doivent craindre de s'exposer à des sacrifices presque aussi
démesurés, sans espoir d'une égale compensation. Mais ce n'est pas
tout; les capitaux, chez nos voisins, sont plus abondans; ils ont,
pour se renouveler, mille sources au dedans et au dehors , dont nous
avons à peine l'idée; c'est ce qui fait leur hardiesse; c'est ce qui les
porte journellement à des expériences hasardeuses, dont s'alarmerait
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES C03IPAGN1ES. 97
à bon droit notre timidité , que justifient malheureusement la médio-
crité de nos fortunes et le peu de développement de nos relations
d'affaires.
On voit , par ce qui précède , que nous passons sous silence les
subsides accordés quelquefois par le parlement aux compagnies de
chemins de fer qui les réclament pour achever leurs travaux. C'est
qu'il ne s'agit pas là de secours comme on l'entendrait en France
dans les cas les plus ordinaires; car le parlement alloue des subsides,
pour lesquels on doit lui payer un intérêt prévu par une législation
spéciale; et si la spéculation ne se dirigeait pas d'elle-même vers
des essais , déjà heureux , ce n'est pas un concours ainsi marchandé
et payé qui pourrait lui donner l'éveil et lui inspirer courage. Un
prêt de l'état , c'est une charge de plus , une preuve que les devis
sont dépassés, un préjugé défavorable en un mot. Il est donc permis
de dire toujours, sans tenir compte de ces subsides éventuels, que
les capitaux , en Angleterre , sont attirés dans l'industrie des chemins
de fer par une force qui leur est propre et qui se passerait volontiers
de la tutelle imparfaite et intéressée dont on les voit s'accommoder
parfois.
Aux États-Unis, l'argent, voué à la spéculation , n'appartient pas,
certes , à des capitalistes plus ombrageux que ceux de la Grande-
Bretagne ; mais l'argent disponible , en général , et à quelque usage
qu'on le destine , y est plus rare. La richesse mobilière , celle qui ,
dans notre vieille Europe , circule incessamment des fonds publics
aux emplois industriels, et des innovations de l'industrie aux fonds
publics, est peu développée encore chez cette nation si jeune, ou du
moins, elle n'y a jamais eu qu'une grandeur factice, à l'aide d'un
crédit exagéré , dont les trompeuses promesses se sont récemment
évanouies au premier accident, comme tant d'autres hallucinations
poétiques de je ne sais quelle économie sociale. Il n'y aurait pas , aux
États-Unis , de suffisantes ressources dans l'association des capitaux
libres pour l'établissement des chemins de fer, si cet établissement
devait absorber les sommes qui sont consacrées à une pareille appli-
cation par la Grande-Bretagne. La population anglo-américaine ,
d'ailleurs, est beaucoup moins dense que celle des îles Britanniques,
et le territoire qu'elle doit couvrir de routes en fer, si l'on y com-
prend les parties incultes et inhabitées qu'elle prétend bien explorer
et réunir à son domaine , est d'une étendue qui réduit encore davan-
tage le chiffre de cette population si faible. Puisque , malgré tant de
différences fondamentales , l'exécution des voies rapides de commu-
TOME XVII. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
nication s'y est trouvée possible, comme en Angleterre, sans que
l'intervention de la force gouvernementale s'exerçât autrement que
çà et là d'une manière indirecte et très incomplètement, il est hors
de doute que la spéculation a dû y rencontrer, dans les circonstances
locales et les nécessités inouïes d'une nation géante au berceau, une
certaine nature d'encouragemens , incormus des états civilisés de
notre Europe.
En effet, les divers états de l'Union, disséminés comme ils le sont
à d'énormes distances les uns des autres , n'auraient pu communi-
quer entre eux et échanger mutuellement leurs produits, leurs be-
soins, leurs lumières, sans recourir aux chemins de fer, partout
où leurs fleuves et leurs lacs cessent de permettre une navigation
facile. C'est en vain que cette terre vierge offrirait aux colons tant
de productions variées avec une fécondité extraordinaire , si le su-
perflu des richesses obtenues par le travail agricole n'avait pas une
issue pour s'écouler vers une consommation certaine. Sans les dé-
bouchés, qu'on est obligé d'aller chercher au loin à travers une ré-
gion si vaste, le cultivateur américain aurait, pendant long-temps
encore, hésité à s'enfoncer dans les profondes solitudes de l'ouest.
11 se serait maintenu dans le voisinage des états où la population
s'est agglomérée anciennement; enfin, il eût manqué à sa mission,
qui est de reconnaître , de marquer du signe de la civilisation pour
l'avenir, l'immense domaine que Dieu lui a assigné, ou bien il n'eût
accompli qu'au bout de plusieurs siècles cette œuvre dont il est
près aujourd'hui de voir la fin. Ouvrir des routes était la première
condition à remplir; aucune espèce de route n'existait dans le pays; le
colon a dû y établir tout d'abord celles qui appartiennent à un mode
perfectionné. Et cependant, il lésa faites économiquement , avec des
rails grossiers , de fortes pentes, des courbes à petits rayons, toutes
les fois que les difficultés du sol et un calcul d'intérêt bien entendu
lui ont conseillé de se soumettre à ces imperfections. Même dans
notre Europe où l'art est souverain, on n'y regarde pas de trop
près quand il s'agit d'un rail-waij pour le service d'une usine, d'une
forge, ou d'une exploitation de houille. Les États-Unis ne sont dans
leur ensemble qu'une exploitation plus variée sans doute , mais en-
core assez simple : c'est à ce point de vue qu'ils ont traité leurs voies
en fer, qui n'ont de remarquable que la longueur nécessaire de leur
parcours. Ainsi, on n'a pas de peine à s'expliquer que les épargnes
individuelles les plus modestes s'associent pour l'installation de che-
mins de fer qui se présentent sous cette forme économique et avec
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 99
ce caractère d'utilité essentielle, même quand ils ne devraient pas
assurer par eux-mêmes de notables bénéfices aux intéressés. On com-
prend de même que les assemblées des états qui sont les riverains ou
les aboutissans d'une communication de ce genre, aient un motif grave
pour se faire les auxiliaires d'une entreprise qu'on ne saurait ni con-
fondre avec une spéculation ordinaire, ni juger d'après les mêmes
principes. Le plus grand intérêt, c'est de mettre en valeur des pro-
duits qui n'en auraient aucune s'ils ne pouvaient circuler : le rail-
way est l'accessoire; l'utilisation de tout un territoire et de tout un
peuple par l'agriculture, les manufactures et le commerce, voilà le
principal. Les actionnaires eux-mêmes songent moins au revenu di-
rect qui peut être produit par leur chemin de fer qu'à la prospérité
générale qu'il développera.
Est-il besoin de dire qu'aucun de ces stimulans , dont la vertu est
de pousser à la confection des chemins de fer sans hésitation et avant
tout calcul , n'existe au même degré en France? On n'aurait jamais
fini si l'on entreprenait d'énumérer tous les traits distinctifs du génie
industriel et de la situation nationale , qui déterminent, chez les An-
glais et les Anglo-Américains, la formation de nombreuses com-
pagnies pour l'ouverture des voies nouvelles. Et il serait trop clair
alors pour tout le monde, même pour ceux qui jugent toujours
un pays capable de faire ce que d'autres ont fait avant lui , que
nous n'avons ni les mêmes raisons, ni les mêmes besoins, ni les
mêmes espérances, pour donner l'essor parmi nous à l'esprit d'as-
sociation. Un mobile est à trouver qui remplace tous ceux qu'on
voit agir si puissamment en Angleterre et en Amérique; car jusqu'ici
rien n'agit sur nos spéculateurs. Il convient à la France d'avoir son
mode particulier d'encouragement, si elle veut que les compagnies
se mettent à l'œuvre; celles-ci ne sont nullement excitées par ce qui
se passe à l'étranger, elles comparent et découvrent mille disparates
là où les théoriciens s'imaginent voir des similitudes assez rassuran-
tes. Aussi voyez , sans tant raisonner sur ce point , dans quelle tor-
peur elles languissent, et comme elles dédaignent les exemples du
dehors qui leur sont proposés ! elles attendent , et si, pour les stimuler,
on n'imagine rien de plus neuf que des prédications sur l'heureuse
activité des Anglais et des citoyens de l'Union , elles sont prêtes à se
dissoudre sans avoir rien fait.
Avant de dire quel est l'aiguillon qui peut seul ranimer leur cou-
rage, et on le devine d'ailleurs assez bien sans que nous l'ayons
nommé , cette perspective de la dissolution des compagnies , aban-
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
données à elles-mêmes, nous commande d'apprécier d'abord la va-
leur d'un exemple tout différent que vient de donner la Belgique, en
exécutant les chemins de fer avec les fonds de l'état. Il y a à voir si
la France doit se régler sur la Belgique plutôt que sur l'Angleterre et
les États-Unis.
Avant toute chose , nous avouerons sincèrement que nous pen-
chons vers le système qui voudrait confier à l'état les travaux de la
nouvelle viabilité. Il y a pour cela plusieurs motifs considérables, que
nous ne serions pas embarrassé de défendre théoriquement. Mais il
nous faut convenir que le succès de la Belgique est le seul jusqu'à
présent, dans la pratique, dont on puisse faire un argument en fa-
veur de cette thèse. En bonne conscience , ce n'est pas notre triste
opération des canaux qu'il faudrait mettre en avant, n'en déplaise à
certaines apologies récemment échappées à des écrivains trop amou-
reux du paradoxe.
La Belgique , donc , dans ce système , est notre unique modèle
vivant, agissant et palpable. Par malheur, il agit encore, et les ré-
sultats définitifs de son action unitaire , sous l'impulsion de son gou-
vernement, ne peuvent être qu'imparfaitement jugés. Toutefois ce
qu'on en connaît déjà est de nature à satisfaire l'observateur; aussi
ne nous reste-t-il qu'à insister sur quelques-unes des différences qui
s'interposent entre la Belgique et la France , et réduisent la seconde
à n'imiter la première, si môme elle s'y décide, qu'avec choix et
discrétion.
Inutile de rappeler ici l'incomparable concentration de la popu-
lation dans ce petit royaume belge , qui compte quatre millions d'ha-
bitans, c'est-à-dire le huitième environ de la population française,
sur un sol qui n'est que le seizième du nôtre : c'est là un de ces avan-
tages qui restent long-temps le privilège du peuple qui les possède ;
les imiter, se les approprier, c'est l'ouvrage des siècles.
Mais la Belgique a apporté en aide à son gouvernement , pour
l'exécution des voies nouvelles , d'autres facilités et d'autres moyens
de succès. Ainsi, comme elle ne comprend, indépendamment des par-
celles qu'elle tient à conserver dans le Limbourget le Luxembourg, que
la valeur de neuf départemens de l'ancien empire français (1) , son peu
d'étendue a permis de remettre la confection de son réseau de chemins
de fer et la responsabilité de tous les soins multipliés qui s'y rattachent.
(1) Les départemens de !a Lys, de l'Escaut, de Jemmapes , de la Dyle , des Deux-Nèthes,
de Sambre-et-Meuse , de l'Ourte, de la Meuse-Inférieure, des Forêts.
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 101
entre les mains d'un administrateur suprême qui en a fait son affaire
propre et l'a conduite avec la rapidité d'une concession remise à une
société commerciale. Cet administrateur, chose digne de remarque l
n'a guère eu d'autre occupation sérieuse qui ait pris son temps, ou
fatigué sa pensée. M. Nothomb, ministre dans un petit état, a pu
consacrer presque entièrement ses facultés , qui ne sont pas ordi-
naires, à l'accomplissement d'une œuvre spéciale; aussi est-elle fort
avancée. Veut-on prendre le même parti en France? Y est-on pré-
paré? C'est douteux. Et cependant l'isolement du travail des che-
mins de fer, en France , serait plus indispensable que partout ail-
leurs, si l'administration publique en demeurait chargée.
D'abord , le réseau dont il s'agit pour la France est autrement vaste
et compliqué que celui qui suffit aux Belges. Le corps des ponts et
chaussées, tel qu'il est constitué en ce moment, a plus de travaux
en perspective qu'il n'en pourra faire , sans sortir des améliorations
qu'on médite avec raison pour les canaux, la navigation fluviale, les
ports, les routes ordinaires, enfin pour tout ce qui est dans le cercle
habituel de ses études et de sa pratique. Il faudrait augmenter le
nombre des ingénieurs , et déjà on y a pensé ; mais on ne connaît pas
l'avis de la chambre . Cet accroissement projeté dans le personnel ,
devrait, selon nous, amener une division nouvelle dans le corps des
ponts-et-chaussées , la création d'une spécialité d'ingénieurs exclu-
sivement préposés aux chemins de fer. Un démembrement corrélatif
serait encore plus nécessaire dans le conseil-général (1) ; le conseil
vient de prouver que sa composition actuelle ne lui permet pas de
résoudre, avec l'approbation générale, des questions si neuves pour
la plupart de ses membres, peu disposés d'ailleurs à prendre de nou-
yelles habitudes d'esprit. L'insuffisance de cette institution dans les
circonstances présentes a été révélée par deux fautes dont elle ne se
relèvera pas aisément; on ne lui pardonnera ni la rigueur inutile des
conditions imposées aux compagnies pour les pentes, les courbes,
les ouvrages d'art , ni les inconcevables erreurs de ces devis qui ont
dépassé la limite ordinaire de l'inexactitude.
Qu'on réforme tout cela et encore d'autres causes d'abus, pour ar-
river à la simplicité des rouages administratifs de nos voisins, l'on
n'aura rien fait néanmoins, si l'on n'investit de la direction supé-
rieure des chemins de fer un ministre qui soit sûr, comme M. Nothomb
(4) Nous ne pouvions, au moment où était écrit cet article , avoir connaissance de l'or-
donnance du 23 décembre, qui n*a paru au Moniteur que le 27, et qui introduit dans le con-
seil général des ponts-et-chaussées une section spéciale pour les chemins de fer.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
l'est en Belgique, qu'on lui laissera le temps d'avancer beaucoup sa
tâche, sinon de l'achever tout-à-fait. Dans notre pays, l'influence d'un
directeur-général des ponts-et-chaussées, même quand c'est un
homme d'autant de capacité et de lumières que l'honorable député
de la Manche, actuellement titulaire de ces fonctions, est insuffisante
à surmonter bien des obstacles qui naissent chaque jour sous ses pas.
Il faut, au-dessus de lui et pour le soutenir, une autorité plus impo-
sante, telle qu'il ne s'en forme aujourd'hui qu'à la tribune. Mais les
puissances de cet ordre sont soumises à toutes les variations politi-
ques et ne répondraient pas d'un avenir de six mois. Trouvez une
grande influence parlementaire qui veuille se séquestrer de tous les
partis, se sevrer des discussions brillantes et faire beaucoup de bien,
modestement enfermée pendant longues années dans la haute surveil-
lance des chemins de fer. Les passions l'y laisseraient peut-être puis-
sante et tranquille, parce qu'elles sont enchantées de tout ce qui leur
laisse libre le champ de la politique. Seulement, connaissez-vous un
homme considérable qui veuille de la tranquillité à ce prix, et qui ne
préfère à une gloire utile, lentement acquise, la petite guerre d'in-
trigues de la salle des conférences? Cela nous fait souvenir du vœu de
quelques bonnes âmes qui souhaitaient à M. duizot de faire rétablir
pour lui , à part du ministère, la grande maîtrise de l'Université, et de
s'y retirer, comme un autre Fontanes quasi-inamovible , sans plus
se mêler jamais aux affaires générales du pays.
En attendant des jours meilleurs, on sera bien forcé, nous le croyons,
de revenir aux compagnies; mais, d'après ce qui a été dit précédem-
ment, le système suivant lequel on emploiera leurs forces ne peut
être aussi simple qu'en Amérique et en Angleterre. Leur isolement
ne leur a procuré qu'une liberté funeste; libres comme le voulait
la doctrine trop absolue du laissez-faire / elles ont eu un grand
malheur, dès leur naissance, c'est qu'elles n'ont pu faire un seul
mouvement, par la raison que la vie leur manquait. Cela est vrai, du
moins, des grandes compagnies telles que celles d'Orléans et du
Havre; nous n'osons en nommer d'autres de cette catégorie élevée,
qui font plus de bruit, se donnent l'air d'exister et pourraient se fâ-
cher de nos indiscrétions.
L'idée de faire concourir l'état au développement des grandes com-
pagnies par une alliance intime avec elles, s'accrédite de jour en
jour, et l'on condamne la malheureuse combinaison qui aurait con-
sisté à partager entre elles et lui fraternellement toutes les grandes
lignes. Les faits démontrent déjà que la part des compagnies serait
demeurée stérile, et il y a lieu de craindre que celle de l'état ne fût
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 103
devenue ruineuse, dans l'organisation présente des travaux publics
en France, qu'il est si difficile de changer.
Cette alliance du crédit public et du crédit privé serait fondée sur
la base de la garantie d'intérêt, long-temps repoussée, tournée en
dérision, puis mise en oubli, et en faveur de laquelle nous avons des
premiers, dans un autre recueil, demandé un examen plus attentif.
Une preuve que ce système mixte , le seul qui nous ait semblé con-
venir à la position exceptionnelle des capitaux français, des habitudes
françaises , commence à faire son chemin dans les esprits, c'est que
le Journal des Débats l'a pris enfin sous sa protection, dont nous re-
connaissons toute l'importance. Dans un article publié le 16 décembre
dernier, après avoir affirmé que le ministère pourrait mettre les deux
grandes sociétés expectantes , celles du Havre et d'Orléans, en de-
meure de commencer leurs travaux (ce qui n'est pas encore vrai,
puisqu'elles ont jusqu'au G et 7 juillet 1839 pour se décider sans con-
trainte); après avoir défié les chefs de ces entreprises d'accuser le
gouvernement, en se sujnalant eux-mêmes au public, ces hommes
graves, comme des étourdis à la naïveté desquels on a tendu des em-
bûches (et en effet on leur a donné des devis menteurs), le Journal des
Débats se résigne à indiquer la garantie d'intérêt comme le remède
souverain à la maladie de langueur dont sont atteintes les compagnies.
Cela est d'autant plus méritoire que, le 7 novembre précédent,
trois jours après le cri de détresse que nous avions fait entendre pour
elles, mais non pas en leur nom, le Journal des Débats parlait tout à
son aise de l'état de leurs affaires qu'il jugeait encore très rassurant :
— « Pour nous, disait-il, qui sommes profondément convaincus des
avantages matériels que l'esprit d'association doit valoir au pays , et
qui sommes même disposés à lui attribuer une influence politique
salutaire, nous ne sommes ni aussi alarmés du mal , ni aussi impatiens
du remède.... TS'ousne craignons pas d'être pris pour des adversaires
des compagnies en disant que le mal nous paraît être autre que celui
quia été fréquemment signalé, qu'il est beaucoup moins grave qu'on
ne l'a prétendu, et que nous ne concevrions pas, dans l'état présent des
choses, l'intervention immédiate du gouvernement et des chambres.
Une crise a eu lieu dans l'enceinte de la Bourse; cette crise a un in-
stant paru compromettre l'avenir de toutes les compagnies, nous ne
le contestons pas; mais cet avenir a-t-il été sérieusement en question
un seul instant? C'est ce qu'il nous est impossible d'admettre La
construction d'un seul chemin de fer important à la prospérité du
pays n'en sera point suspendue; car le capital entier des compagnies
sera fourni ^ la valeur totale des actions sera versée! »
104 REVUE DES DEUX MONDES.
Heureusement, cette confiance prophétique n'était point partagée
par tout le monde, et des esprits prévoyans, des députés que la cham-
bre écoute avec une juste faveur dans toutes les questions financières,
s'occupaient en silence , nous le savons, de rechercher les moyens
législatifs qui pourront le mieux concilier la garantie d'intérêt avec
l'économie convenable des deniers publics , et aussi avec les avan-
tages qu'on doit assurer, ce nous semble, aux vrais et définitifs ac-
tionnaires, mais le moins possible aux promoteurs des spéculations
de Bourse. N'est-il pas superflu d'ajouter que M. Duchâtel est un de
ceux qui se sont le plus sérieusement occupés de ce problème, lequel
ne sera pas insoluble, nous l'espérons? Quand il en sera temps, nous
dirons à quel système d'application est arrivé cet esprit méditatif, et
d'ailleurs éprouvé par les affaires. Sur le principe même, sur sa né-
cessité, son urgence, il est d'accord avec nous, et il compte bien ne
pas entraîner le trésor public à de folles prodigalités.
Ce suffrage et d'autres encore nous laissent croire que le principe
de la garantie d'intérêt prévaudra. Nous voyons que la préoccupation
actuelle est surtout d'aviser à le formuler avec prudence. Cela nous
fortifie un peu contre la menace d'un journal , grand démolisseur,
quoique partisan du pouvoir, qui déclare la guerre au principe même
en quelques mots et qui se décidera peut-être un jour à démontrer
qu'une telle théorie ne supporte pas la discussion.
Jusque-là, nous la regardons , cette théorie, comme en progrès , et
si bien que nous allons exposer, sans plus de retard, quelques objec-
tions ou seulement nos scrupules touchant le mode le plus naturel
d'application qui devra s'offrir nécessairement à l'esprit. Un premier
aperçu nous frappe , ainsi que tous ceux qui réfléchissent sur cette
matière : c'est qu'une action de chemin de fer, une fois garan-
tie par l'état, à raison de 4 pour 100, dont 1 réservé à l'amor-
tissement, je suppose, sera bien vite assimilée par les preneurs à
une rente ordinaire consolidée, avec le seul désavantage d'un in-
térêt plus faible, mais aussi avec la chance d'un accroissement ulté-
rieur de bénéfices. De cette manière d'envisager la nouvelle espèce
de fonds, au parti pris de l'adjuger aux compagnies concurrentes sur
soumissions cachetées et publiquement , comme le 5, ou le k , ou le
3 pour 100 dans un cas d'emprunt , il n'y a qu'un pas facile à fran-
chir. Les financiers se complaisent dans l'uniformité des procédés à
leur usage. Ainsi , à ce point de vue, on donnerait une entreprise de
chemin de fer, comme on donne de la rente, avec cette différence
que la concession aurait lieu au profit de la compagnie qui se con-
tenterait d'une garantie affectée à une plus faible quotité du capital
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 105
d'exécution : ce serait une adjudication au minimum^ tandis que la
rente s'adjuge au maximum du capital offert en échange.
Il est probable que le montant des devis , dressés par la direction
des ponts-et-chaussées , servirait de point de départ pour la mise à
prix. Cela posé, imagine-t-on qu'une compagnie se rendrait le public
favorable et lui ferait accepter facilement toutes ses actions , si elle
se présentait à lui , après avoir emporté la concession par un rabais
considérable sur le chiffre officiel , connu de tous, déclaré indispen-
sable pour les frais de l'entreprise, et qu'on supposerait toujours in-
férieur aux dépenses réelles, comme tant de devis l'ont prouvé? Dans
les jours d'engouement de la spéculation, et même il y a un an,
lorsque les fondateurs des deux plus importantes lignes, Orléans et
les Plateau.r, n'avaient pas encore donné la mesure de leur impuis-
sance, une adjudication au rabais, qui serait descendue même jusqu'à
réduire par le fait la garantie de l'état de h pour 100 à 2, aurait attiré
les actionnaires en .foule. Mais ces jours de folie ne reviendront plus,
et la cupidité des chefs de l'agiotage ne conserve plus, à ce sujet,
aucune illusion , môme pour le plus lointain avenir. Rapportons-nous-
en à leur sagacité. Quand ils désespèrent, ils se trompent rarement.
Maintenant, supposons que le rabais fût imperceptible et que le
privilège d'un tracé fût adjugé presque au taux de la mise à prix.
Cela prouverait l'une ou l'autre de ces deux choses : ou l'absence
d'une sérieuse concurrence, ou, ce qui vaudrait moins encore, la
connivence des soumissionnaires affectant une fausse rivalité. Dans
ces deux cas, il serait préférable que le gouvernement, avec plus de
franchise et de hardiesse, prît sur lui de faire une concession directe,
d'après les prévisions de ses ingénieurs : au moins de cette ma-
nière, il y a mille considérations de solidité financière, d'habileté
executive, de valeur morale, qui seraient discutées dans la personne
du concessionnaire, à l'avantage du public. Quand on préconise
l'adjudication, cette aveugle loterie, cet expédient commode pour
décharger le pouvoir de toute responsabilité, on oublie trop ce qu'elle
peut prodiguer d'occasions de profits inaperçus dans les marchés à
conclure , dans les fournitures de fer, à des hommes dont on n'aurait
pas d'avance apprécié la position et le caractère.
Nous allons plus loin. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses ,
soit l'adjudication à un rabais insignifiant, soit la concession di-
recte à quelques spéculateurs en renom , ne nous paraît être ce qui
convient le mieux, dès-lors que l'état garantit l'intérêt d'une somme
convenue, équivalente ou à peu près au taux des devis. Cet encou-
ragement éventuel, hypothéqué sur le trésor national , ne doit pas
106 REVUE DES DEUX MONDES.
être la dotation de l'agiotage, mais l'indemnité des actionnaires,
s'ils étaient déçus dans leurs espérances que l'état est censé partager
et qu'il stimule par le seul fait de son intervention. Or, si l'entreprise
sourit aux actionnaires et s'ils ont à solliciter, des chefs de la con-
cession, les titres dont ceux-ci disposent souverainement, il y aura
hausse avant livraison; le trésor, pour constituer une prime à un petit
nombre d'hommes habiles, se sera exposé à la chance d'un découvert ;
voilà le premier fait et la conséquence la plus claire de sa garantie.
Ceci nous mène à manifester encore une fois notre préférence pour
un système de concession directe qu'on aurait fait précéder d'une
souscription universellement ouverte à quiconque voudrait y prendre
part. Ainsi la prime des actions, si elles en obtenaient une dès l'ori-
gine, par l'attrait de la solidarité de l'état, n'irait pas enrichir une
douzaine de détenteurs primitifs des titres aux dépens de tous leurs
associés, elle parviendrait entière jusqu'aux derniers membres de la
communauté. Par là elle ne causerait pas le désordre qu'enfantent
les primes sous le régime qui domine à présent; et si l'on veut à
toute force lui attribuer un effet , ce serait plutôt de faire surgir
d'autres associations semblables. Rien de mieux , si ce résultat était
obtenu. Croyez bien, du reste, qu'une telle faculté reproductive de
l'esprit d'association tiendrait à la garantie même de l'état bien plus
qu'aux primes qui en pourraient naître occasionnellement; car elles
n'iraient point très haut avant l'inventaire des produits réels; il y a un
art de cultiver les primes en serre chaude qui n'est pas à la portée de
la multitude et dont les oligarchies de banquiers gardent le secret.
On ne nous révélera rien en nous opposant les difficultés et les
mécomptes possibles d'une souscription de ce genre. La première
difficulté, le nœud gordien, c'est la répartition du fonds social, de
telle sorte que les souscriptions individuelles soient consultées, mais
non pas obéies servilement; car elles peuvent cacher des pièges de
l'agiotage adroit à se coaliser avec des prête-noms, dans le but
d'arracher aux répartiteurs les masses d'actions nécessaires à l'or-
ganisation d'un jeu de Bourse. Nous avons proposé dans notre article
du 4 novembre une sauve-garde dont on peut faire l'essai contre
cette conspiration assez vraisemblable des accapareurs de titres en
vue d'une hausse factice. Personne ne nous a encore démontré qu'un
syndicat de répartition, dont les deux chambres, l'administration,
le conseil d'état , fourniraient le personnel , serait impuissant et inha-
bile à remplir cette tâche délicate sans reproches mérités , en dé-
jouant toutes les manœuvres insidieuses. Chacun de ces corps de-
vrait, au besoin, s'armer, lui seul, de ce courage.
XES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 107
Une autre objection qu'on entend faire souvent, c'est que les pe-
tits souscripteurs isolés, si on leur accorde le privilège, jusqu'ici ré-
servé aux banquiers, d'être servis sans intermédiaire, agiront comme
les banquiers, et viendront jeter en bloc sur le parquet de la Bourse
leurs actions, à peine souscrites, pour peu qu'il y ait un léger béné-
fice à réaliser. La comparaison serait exacte, si les titres industriels
à répartir étaient de la nature de ceux qui circulent aujourd'hui.
Mais la garantie de l'état est une radicale innovation; il s'agit, grâce
à elle, d'une classe particulière d'actions, que les spéculateurs de
l'ordre le plus humble conserveront, la plupart, n'en doutez pas,
comme ils conservent leurs rentes.
On objecte encore, en prenant à la lettre le parallèle entre les ac-
tions garanties et les certificats de la dette publique , que , dans le
peu d'occasions où le gouvernement a essayé de faire un emprunt
par une souscription directe au pair, reçue de toutes mains et pour
les plus faibles sommes, il n'a jamais réussi. Les combinaisons basées
sur cette idée populaire, qui, du reste, n'était pas de son choix,
se sont arrêtées tout court, après un certain élan, dont la portée
était d'avance prévue. On cite l'exemple de l'emprunt national,
dont l'initiative fut prise par l'honorable M. Rodrigues, dans les
premières crises de la révolution de juillet, et qui n'a pas fourni
une brillante carrière. Ici encore il n'y a point parité. L'emprunt
national laissait ses souscripteurs avec tous les risques de baisse,
et avec peu de chances de hausse, étant pris au pair dans un temps
de discrédit. Pour les actions garanties, ce serait absolument l'in-
verse : d'abord, contre la baisse, une assurance agissant avec la force
suffisante de 4 pour 1 00 ; ensuite, pour les bénéfices ultérieurs , toutes
les espérances que chacun serait libre de proportionner à la richesse
de son imagination. Il est à croire qu'il ne sortirait pas de ces espé-
rances confuses une forte hausse anticipée, et c'est tant mieux ; mais
la liste d'actionnaires se remplirait, et c'est tout ce qu'on désire. Nous
n'insisterons pas davantage.
Quel que soit le mode auquel on s'attache, une fois dans la voie de
la garantie d'intérêt, on distinguerait forcément trois divisions de
chemins de fer : 1" ceux à concéder ultérieurement; 2° ceux qui l'ont
été, mais qui n'ont rien fait encore et se maintiennent dans une atti-
tude d'observation ; 3" enfin ceux qui sont en cours d'exécution plus
ou moins facile ou qui ont été achevés dans les dernières années.
Pour la première division, le système étant trouvé, il n'y aurait
point d'embarras; car il s'appliquerait à elle sans réserve.
Avec les compagnies de la seconde catégorie , il y aurait lieu de
108 REVUE DES DEUX MONDES.
négocier sur les conditions particulières qui devraient précéder l'oc-
troi de la garantie d'intérêt. En effet, il ne faut pas que la faveur su-
bite de cette mesure capitale , ajoutée gratuitement au contrat pri-
mitif, aille écheoir exclusivement aux principaux fondateurs, et
tourner à leur seul profit. Et c'est ce qui arriverait si, avant tout, on
ne réglait leurs relations futures et leurs devoirs vis-à-vis des pre-
neurs d'actions de seconde main , infailliblement destinés à accourir
sous la protection financière ainsi promise de haut. Or, nous décla-
rons qu'à l'heure qu'il est, les fondateurs et concessionnaires du Havre
et des Plateaux, par exemple, sont détenteurs de la majeure partie
des actions, soit qu'ils ne les aient pas placées, soit qu'ils en aient
retiré à bas prix un grand nombre de la circulation , pour être pré-
parés à cette alternative inévitable, ou d'un secours public, ou d'une
liquidation prochaine. Le ministère, et les chambres surtout, ne
peuvent vouloir qu'une mesure, prise dans l'intérêt général, comme
la dernière ressource du système d'exécution des chemins de fer
par l'industrie privée, s'égare en chemin et procure une liste civile à
un essaim de puissans capitalistes, qui seraient ainsi à l'improviste
récompensés largement de leur inconcevable erreur.
Quand on en viendra aux chemins de la troisième classe , on ren-
contrera la question la plus scabreuse et aussi la plus urgente qu'il y
ait à traiter, et il sera impossible de l'éluder. Il est vrai que la plupart
des chemins achevés , ou près de l'être , comptent plus ou moins sur
une prospérité continue , et dédaigneront tout secours. Mais il en est
un parmi eux , et tout le monde a déjà nommé le chemin de fer de
Versailles, rive gauche, qui n'affectera pas le même dédain.
Veut-on en faire une ruine? Cette question a été posée, mais un
seul instant et par des adversaires impitoyables. Il n'est pas croyable
qu'aucun ministre des travaux publics eût permis à la discussion, en
sa présence, de se traîner sur ce terrain. Avoir autorisé deux che-
mins de fer de Paris à Versailles, faute grave sans contredit! Mais
en détruire un , déjà si avancé, quelle barbarie ! cela est impossible.
Il faut que le chemin de la rive gauche s'achève. Mais comment?
On sait qu'il a recours, en ce moment, à un emprunt de 5 millions
et que, si cet emprunt est réalisé dans un délai fixé, MM. Fould et
compagnie ont promis de prendre au pair les 2 millions en actions
restant à émettre. Le point important, c'est donc de faciliter la né-
gociation de l'emprunt. Que peut faire, dans ce but, le gouverne-
ment? Si une législation générale sur la garantie d'intérêt l'investis-
sait d'un pouvoir nouveau , il est clair qu'on ne s'aviserait pas , en lui
demandant sa caution, de la calculer sur toute cette somme énorme ,
LES CHEMINS DE FER, L'ÉTAT, LES COMPAGNIES. 109
dépensée ou à dépenser, 15 millions! Les ingénieurs de la rive gau-
che ont à se reprocher plus d'une faute que l'état ne doit pas expier.
Mais sur les 8 millions absorbés présentement, ou tout au moins sur
les 5 millions , équivalens à l'emprunt projeté , et à coup sûr bien
inférieurs à ce qu'aurait été un devis exact , ne serait-il pas légitime
d'espérer une promesse d'intérêt à 4 pour 100?
Cela aiderait beaucoup à la conclusion de l'emprunt, par là presque
assuré de son service d'intérêts , même avant aucun prélèvement
sur les produits à venir du chemin.
Toutefois il reste un doute à dissiper. Sept millions de plus mène-
ront-ils à fin le tracé de la rive gauche? Oui, positivement, si les in-
génieurs le veulent , même en continuant leur travail dans les sévères
conditions qui les ont dominés jusqu'à ce jour. Mais que l'adminis-
tration des ponts-et-chaussées daigne , en un seul point , se relâcher
de son rigorisme plus qu'inutile , et l'achèvement du chemin avec
cette somme deviendra encore plus infaillible, et les plus méticuleux
capitalistes prendront, sans hésiter, leur part d'un emprunt qui les
substitue par privilège à tous les droits des actionnaires. Ce qu'on
demande aux ponts-et-chaussées , c'est qu'ils permettent au tracé de
la rive gauche de se terminer, à son entrée dans Versailles, par un
double plan incliné. Sans cela , il aura à trouver sa pente continue de
quatre millimètres , dans un déblai qui , pénétrant au-dessous de la
nappe d'eau des puits, nécessitera des constructions de maçonnerie,
c'est-à-dire un surcroît de dépense impossible à évaluer avec certitude.
On porte , sans exagération, à plus de 1,500,000 fr. les frais de cette
arrivée dans Versailles. Avec la rampe et la contrepente dont nous
parlions, et une machine fixe au point de partage , on économiserait
un million sur l'établissement de cette seule parcelle du chemin.
La direction des ponts-et-chaussées doit quelque indulgence à ce
tracé. Elle a eu envers lui un premier tort, c'est de l'avoir laissé
naître ; elle en a eu un second , c'est de lui avoir promis une dot
qu'elle lui refuse maintenant. Nous comprenons qu'on eût mieux fait
de ne pas la lui promettre, mais on ne peut nier qu'on lui ait dit , il
y a deux ans : « Tu seras la tête du chemin de Tours par Chartres. »
Qu'on l'aide du moins à être un chemin de Versailles , et que le
premier soin de l'administration soit de déblayer la question des che-
mins de fer de ce malheureux exemple , fait pour décourager les
compagnies , à la veille du jour où l'on va , selon toute vraisemblance,
les mettre encore à l'essai sous le patronage d'un nouveau système.
Ne commençons pas par des ruines.
Victor Cuarlier.
CONCERT
DE
MADEMOISELLE GARCIA.
Je ne sais pourquoi l'apparition des morts est regardée en général comme
une chose si horrible et si effrayante; les esprits les plus fermes sont, à
cet égard, aussi faibles que les enfans. Nous frémissons à l'idée de voir re-
paraître un seul moment les êtres que nous avons le plus aimés, ceux dont
la mémoire nous est la plus chère. Au lieu de cette belle coutume des anciens
« de séparer par l'action d'un feu pur cet ensemble parfait formé par la na-
ture avec tant de lenteur et de sagesse. » nous ensevelissons à la hâte, en dé-
tournant les yeux, le corps de nos meilleurs amis, et une pelletée de terre
n'est pas plutôt tombée sur ces corps, que tout le monde évite d'en parler.
Il semble que ce soit manquer aux convenances que de rappeler à un fils , à
un frère, une mère, une sœur morte; au lieu de ces urnes qui renfermaient
jadis la cendre des familles, et qui restaient près du foyer, nous avons ima-
giné ces affreux déserts qu'on appelle des cimetières, et nous avons remplacé
les évocations antiques par la peur des revenans.
Depuis que M"'' Garcia commence à se faire connaître , tous ceux qui l'ont
vue ont remarqué sa ressemblance avec la Malibran, et, le croirait-on? il
paraît certain que plusieurs des anciens amis de la grande cantatrice ont été
presque épouvantés de cette ressemblance. On cite, là-dessus, de nombreux
exemples, parmi lesquels j'en choisirai un. Il y a à peu près un an, une
demoiselle anglaise prenait , à Londres, des leçons de Lablache , qui habitait
la même maison que M™'= Garcia ; la jeune personne se disposait à chanter
un air de Norma , et son maître, tout en la conseillant, lui parlait de la ma-
nière dont la Malibran comprenait cet air; au moment oh l'écolière va se
CONCERT DE MADEMOISELLE GARCIA. Hl
mettre au piano, une voix se fait entendre dans la chambre voisine (c'était
M"'' Garcia qui chantait précisément, dit-on, la cavatine de ISorma); l'An-
glaise croit reconnaître la voix de la Malibran elle-même, elle s'arrête, frap-
pée de surprise; elle s'imagine qu'un fantôme vient lui donner leçon; la ter-
reur s'empare d'elle, elle s'évanouit.
Il me semble qu'en pareil cas j'aurais été ouvrir la porte au fantôme. La
première fois que j'ai entendu M"* Garcia, j'ai cru aussi un peu voir un re-
venant , mais j'avoue que ce revenant de dix-sept ans m'a inspiré toute autre
chose que l'envie de me trouver mal. Il est certain qu'aux premiers accens,
pour quiconque a aimé la sœur aînée, il est impossible de ne pas être ému.
La ressemblance, qui consiste, du reste, plutôt dans la voix que dans les
traits, est tellement frappante qu'elle paraîtrait surnaturelle, s'il n'était pas
tout simple que deux sœurs se ressemblent. C'est le même timbre, clair, so-
nore , hardi , ce fotip de gosier espagnol qui a quelque chose de si rude et de
si doux à la fois, et qui produit sur nous une impression à peu près analogue
à la saveur d'un fruit sauvage. IMais , si le timbre seul était pareil , ce serait un
hasard de peu d'importance, bon , en effet, tout au plus, à donner des at-
taques de nerfs; heureusement pour nous, si Pauline Garcia a la voix de sa
sœur, elle en a l'ame en même temps, et, sans la moindre imitation , c'est le
même génie; je ne crois, en le disant, ni exagérer, ni me tromper.
Je n'ai pas la prétention de rendre compte en détail du concert qui a été
donné au théâtre de la Renaissance; je ne vous dirai pas si M"" Garcia va de
sol en mi et de fa en ré, si sa voix est un mezzo soprano ou un contralto, par
la très bonne raison que je ne me connais pas à ces sortes de choses , et que
je me tromperais probablement. Je ne suis pas musicien, et je puis dire, à
peu près conuue M. de Maistre : J'en atteste le ciel , et tous ceux qui m'ont
entendu jouer du piano. La jeune artiste a chanté trois airs: voici le juge-
ment qu'en portait une personne d'esprit , dans une lettre écrite le lendemain,
qui vaut mieux que ce que je pourrais dire : « Elle a chanté d'abord un air de
Costa fait pour la Malibran , qui est une sorte de vocalise très favorable au
développement de toutes les belles cordes; grands applaudissemens, mais pas
d'émotion; ensuite l'air de M. de Bériot, mais l'orchestre a mal accom-
pagné; elle tient sa musique à la main avec une grâce particulière, et elle est
décidément jolie à la scène. Elle était tout en blanc, une chaîne noire avec
un petit diamant sur le haut du front ; elle avait l'air plein de distinction ;
elle salue aussi en se pliant un peu , et ce salut plein de modestie frappe par
sa dignité ; sans séparation avec le trémolo qui avait enlevé le parterre, elle a
chanté la cadence du diable; mauvaise musique, tour de force à deux qui
vous laisse étonné, et voilà tout. Vous voyez qu'el'e n'a pu développer ni son
talent dramatique, ni son vrai chant; on l'avait un peu sacrifiée. »
M"'' Garcia sait cinq langues; elle peut jouer sur un théâtre allemand,
anglais, français, espagnol ou italien, et elle serait aussi à son aise à New-
York ou à Vienne qu'à la Scala ou à l'Odéon. Elle s'accompagne elle-même
avec la plus grande facilité; lorsqu'elle chante, elle ne semble éprouver au-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
cun embarras, ni mettre aucune application; que ce soit une cavatine ou un
boléro , un air de Mozart ou une romance d'Amédée de Beauplan , elle se livre
à l'inspiration avec cette simplicité pleine d'aisance qui donne à tout un air
de grandeur. Bien qu'elle ait fait de longues études , et que cette facilité cache
une science profonde, il semble qu'elle soit comme les gens de qualité qui
savent tout sans avoir jamais rien appris. On ne sent pas, en l'écoutant, ce
plaisir pénible que nous causent toujours des efforts calculés , quand même
le résultat serait la perfection; elle n'est pas de ces artistes travailleurs qu'on
admire en fronçant le sourcil et dont le talent donne des maux de tête. Elle
chante comme elle respire; quoiqu'on sache qu'elle n'a que di.x-sept ans, son
talent est si naturel , qu'on ne pense même pas à s'en étonner. Sa physiono-
mie, pleine d'expression, change avec une rapidité prodigieuse, avec une li-
berté extrême , non-seulement selon le morceau , mais selon la phrase qu'elle
exécute. Elle possède , en un mot , le grand secret des artistes; avant d'expri-
mer, elle sent. Ce n'est pas sa voix qu'elle écoute, c'est son cœur, et si Boi-
leau a eu raison de dire :
Ce que l'on conçoit bien s'exprime clairement ,
on peut dire avec assurance : Ce que l'on sent bien s'exprime mieux encore.
Je n'ai jamais compris par quelle raison on est, pour ainsi dire, convenu
de ne parler franchement avec éloge que des morts , à moins que ce ne soit
pour réserver les injures aux vivans. L'esprit humain est si misérable, que la
louange la plus sincère passe presque toujours pour un compliment, dès
qu'elle s'adresse à une personne qui n'est pas aux antipodes ou en terre.
« J'ose dire ce que j'ose faire , » disait Montaigne. On devrait oser dire ce
qu'on ose penser. Je pense donc que M"'' Garcia, qui doit, je crois, débuter
dans deux ans, a devant elle un avenir aussi glorieux que celui de sa sœur.
Je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne débute pas ce soir, afin de nous délivrer
d'un genre faux, affecté, ridicule, qui est à la mode aujourd'hui.
Je suis loin , en parlant ainsi , de vouloir nier que nous ayons d'excellens
artistes; ils sont même si bien connus, qu'il est inutile de les citer: il ne
m'entre d'ailleurs dans l'esprit d'attaquer personne , c'est un métier que je
n'aime pas. Je veux parler, non d'un acteur, ni d'un théâtre, mais d'un genre,
lequel est une exagération perpétuelle. Cette maladie règne partout, envahit
tout; on s'en fait gloire. C'est l'affectation du naturel, parodie plus fatigante,
plus désagréable à voir que toutes les froideurs de la tradition ancienne. La
tradition est très ennuyeuse , je le sais ; elle a un défaut insupportable , c'est
de faire des mannequins qui semblent tenir tous à un même fil, et qui ne
remuent que lorsqu'on tire ce fil; l'acteur devient une marionnette. Mais
l'exagération du naturel est encore pire. Si, du moins, puisque maintenant
le joug de la tradition est brisé, le comédien, livré à lui-même, suivait réel-
lement son inspiration, bonne ou mauvaise, il n'y aurait que demi-mal. On
verrait sur la scène des personnages vrais, les uns ridicules, les autres
sérieux , les uns froids , les autres passionnés. Il n'y a pas deux honunes qui
CONCERT DE MADEMOISELLE GARCIA. 113
senleiit de même; chacun exprimerait donc a sa façon. Au lien de cela, qu'ar-
rive-t-il? La Malibran, il faut en convenir, a contribué à amener le genre à
la mode; elle s'abandonnait à tous les mouvemens, à tous les gestes, à tous
les moyens possibles de rendre sa pensée; elle marchait brusquement, elle
courait, elle riait, elle pleurait, se frappait le front, se décoiffait, tout cela
sans songer au parterre ; mais du moins elle était vraie dans son désordre.
Ces pleurs, ces rires, ces cheveux déroulés, étaient à elle, et ce n'était pas
pour imiter telle ou telle actrice qu'elle se jetait par terre dans Othello. Quelle
impression voulez-vous produire sur moi , quand vous vous arracheriez réel-
lement les cheveux et quand vous en feriez cent fois plus que la Malibran,
si je m'aperçois que vous ne sentez rien? Quel intérêt voulez-vous que je
prenne à vos cris de désespoir, à vos contorsions? Je n'en comprends même
pas le motif, je ne sais pas pourquoi vous vous démenez ainsi. Lorsque les
chanteurs allemands sont venus à Paris, il y avait une certaine actrice qui
.s'appelait, je crois. M""" Fischer; c'était une jolie personne , grande, blonde,
avec une voix très fraîche; elle se posait sur le bord de la rampe, près du
trou du souffleur; elle joignait les mains comme quelqu'un qui fait sa prière,
et là , elle chantait de son mieux. .Jamais elle ne bougeait autrement, son air
durât-il une demi-heure; si on lui criait bis, elle revenait à la même place,
rapprochait ses mains et recommençait. Ce n'était certainement pas une Ma-
libran , c'était M""" Fischer, chantant à sa manière et ne cherchant à imiter
personne; elle n'en faisait pas beaucoup, il est vrai , mais pourquoi en aurait-
elle fait plus si elle n'en sentait pas davantage? Voilà une question qu'on
pourrait aujourd'hui adresser à bien des gens : pourquoi en faites-vous tant?
Vous vous croyez sublime , et vous seriez peut-être passable si vous en faisiez
moitié moins.
L'exagération des acteurs vient de la manie , ou plutôt de la rage de faire
de l'effet, qui semble aujourd'hui s'être emparée de tout le monde. Je veux
bien supposer que cette manie a existé dans tous les temps, mais je ne puis
croire qu'elle ait jamais été poussée si loin. On dirait que nous avons la sim-
plicité en horreur. Auteurs, acteurs, musiciens, tous ont le même but, l'ef-
fet, et rien de plus; tout est bon pour y parvenir, et dès qu'on l'atteint, tout
est dit; l'orchestre tâche de faire le plus de bruit possible pour qu'on l'en-
tende; le chanteur, qui veut couvrir le fracas de l'orchestre, crie à tue-tête;
le peintre et le machiniste entassent dans les décorations des charpentes
énormes, afin qu'on regarde leur nom sur l'affiche; l'auteur ajoute à l'or-
chestre quarante trompettes, afin que son opéra fasse plus de tapage que le
précédent, et ainsi de suite, les uns renchérissant sur les autres. Le public
ébahi , assourdi, ouvre les yeux et les oreilles dans une stupeur muette; le
directeur ne pense qu'à la recette et fait mousser la pièce dans les journaux;
et, au milieu de tout cela, il n'y a pas une honnête créature qui se demande
si autrefois il n'existait pas quelque chose qu'on appelait la musique.
Ce qu'il y a d'inoui dans ce temps-ci , c'est qu'on nous donne Don Jvan et
que nous y allons. 'M""' Persiani nous chante : Vcdmi car'ino , l'air le plus
114- REVUE DES DEUX MONDES.
simple et le plus naïf du monde, et nous le trouvons charmant. En sortant
de là, nous allons voir l'opéra à la mode; nous voilà dans une tombe, dans
l'enfer, quesais-je? Voilà des bourreaux, des chevaux, des armures, des or-
gies, des coups de pistolet, des cloches, pas une phrase musicale; un bruit
à se sauver, ou à devenir fou ; et nous trouvons encore cela charmant , juste
autant que Vedrai carino. Pauvre petit air, que Mozart semble avoir écrit
pour une fauvette amoureuse, que deviendrait-il , grand Dieu ! si on le mettait
dans un opéra à cloches et à trompettes?
Ce que je disais tout à l'heure de ma science musicale , me donne sans
doute peu d'autorité en cette matière; je n'ai pas les armes nécessaires pour
attaquer un genre que je crois mauvais , et tout ce que je puis dire , c'est qu'il
est mauvais. De plus habiles que moi sauraient expliquer pourquoi , et de plus
habiles le pensent; mais on ne le dit pas assez. Je me souviens d'avoir lu
quelque part une excellente question d'Alphonse Karr . « Mais , monsieur,
demande un spectateur à son voisin en écoutant un opéra , croyez-vous que
ce soit réellement de la musique ? » Je ne sais trop ce que répond le voisin ;
mais je répondrais en pareil cas : « Non , monsieur, ce n'est pas précisément
de la musique , et cependant on ne peut pas dire non plus tout-à-fait que ce
n'en soit pas. » C'est un terme-moyen entre de la musique et pas de musique ;
ce sont des airs qui ne sont ni des airs ni des récitatifs, des phrases qui ont
une velléité d'être des phrases, mais qui, au fond, n'en sont pas. Quant à
des chants, à de la mélodie, ce n'est plus de cela qu'il s'agit; on ne chante
plus, on parle ou on crie; c'est peut-être une sorte de déclamation notée, un
cojn/)romi s entre le mélodrame, la tragédie, l'opéra, le ballet et le diorama.
C'est un assemblage de choses qui remuent les sens ; la musique s'y trouve
peut-être, mais je ne saurais dire quel est le rôle qu'elle y joue. Du reste,
demandez à tel chanteur italien que nous connaissons tous s'il admire cet
opéra, il vous répondra que oui, qu'il y a dedans des choses superbes, de
grands effets, de belles combinaisons d'harmonie, beaucoup de science et
de travail ; mais demandez-lui s'il voudrait y chanter un rôle, il vous répondra
qu'il aimerait mieux être aux galères.
Il est temps qu'on nous débarrasse de la maladie des effets. Il faut, lors-
que M"^ Garcia débutera , qu'elle ait le courage de dire à l'orchestre : Mes-
sieurs , pas si haut; aux acteurs: Vous criez trop fort; et à l'auteur : Votre
opéra est un charivari. Il faut du courage et de l'énergie pour oser parler
aussi clairement; mais, quand on s'appelle Garcia, qu'on est sœur de Ninette
et fille de Don Juan, on peut tenir un pareil langage, ou plutôt on n'a pas
besoin d'y penser; la vérité est une force invincible, qui a son cours comme
les fleuves , et le génie est le levier dont elle se sert. On parle déjà d'un
opéra nouveau qu'on ferait pour M"^ Garcia , on dit aussi qu'elle va en An-
gleterre ; ce seraient deux torts; il ne faut pas aller en Angleterre, parce que
c'est à Paris qu'est le vrai public , et il ne faut pas débuter dans un opéra
nouveau , parce que c'est dans les maîtres qu'est la vraie musique. De ce que
toutes les cantatrices du monde ont joué un rôle, ce n'est pas une raison pour
CONCERT DE MADEMOISELLE GARCLi. 115
qu'une débutante recule devant ce rôle; bien au contraire, c'est parce niotil
même qu'il faut qvi'elle le joue à son tour. La Malibran , la Pasta , M""' Fodor,
qui vous voudrez encore, ont chanté tel opéra; chantez-le donc aussi, et que,
par vous comme par elle, cet opéra devienne nouveau pour nous... Mais je
m'aperçois que , sans y penser, je donne à M"" Garcia des conseils dont elle
n'a pas besoin. J'aurais dû borner cet article à un seul mot: la Malibran est
revenue au monde , il n'y a pas d'inquiétude à avoir, et on n'a qu'à la laisser
faire.
Le jour même où j'ai entendu M"" Garcia , en passant le matin sur le Pont-
Royal j'ai rencontré M""" Rachel. Elle était dans un cabriolet de place avec
sa mère, et, chemin faisant, elle lisait; probablement elle étudiait un rôle.
Je la regardais venir de loin, son livre à la main , avec sa phj'sionomie grave
et douce, plongée dans une préoccupation profonde; elle jetait un coup d'oeil
sur son livre , puis elle semblait réfléchir. Je ne pouvais m'empêcher de com-
parer en moi-même ces deux jeunes filles, qui sont du même âge, destinées
toutes deux à faire une révolution et une époque dans l'histoire des arts;
l'une sachant cinq langues , s'accompagnant elle-même avec l'aisance et l'a-
plomb d'un maître, pleine de feu et de vivacité, causant comme une artiste et
comme une princesse, dessinant comme Grandville, chantant comme sa
sœur; l'autre, ne sachant rien que lire et comprendre, simple, recueillie, si-
lencieuse, née dans la pauvreté, n'ayant pour tout bien, pour toute occupation
et pour toute gloire, que ce petit livre qui s'en allait vacillant dans sa main.
Elles sont pourtant sœurs, me disais-je, ces deux enfans qui ne se connaissent
pas, qui ne se rencontreront peut-être jamais. Il y a entre elles une parenté
sacrée, le même point de départ el deux routes si diverses, le même but
et deux résultats si différens ! Celle-là n'a qu'à ouvrir les lèvres pour que tout
le monde l'aime et l'admire; on pourrait dire qu'elle est née fleur, et que la
musique est son parfum; et celle-ci, quel travail , quel effort ne faut-il pas à
cette petite tête pour comprendre la délicatesse d'un courtisan de Louis XIV,
la noblesse et la modestie de Monime, l'ame farouche de Roxane, la grâce
des muses, la poésie des passions! quelle difficulté dans sa tâche, et quel
prodige qu'elle y réussisse ! Oui , le génie est un don du ciel , c'est lui qui
déborde dans Pauline Garcia comme un vin généreux dans une coupe trop
pleine; c'est lui qui brille au fond des yeux distraits de Rachel comme une
étincelle sous la cendre. Oui , il y a dans ce moment-ci un coup de vent dans
le monde des arts; la tradition ancienne était une admirable convention,
mais c'était une convention ; le débordement romantique a été un déluge ef-
frayant, mais une importante conquête. Le joug est brisé , la fièvre est passée;
il est temps que la vérité règne, pure, sans nuages, dégagée de l'exagération
de la licence, comme des entraves de la convention. Le retour à la vérité est
la mission de ces deux jeunes filles. Qu'elles l'accomplissent! qu'elles suivent
leur chemin! Il ne m'appartient malheureusement pas de les suivre, mais je
puis du moins les regarder partir, et boire à leur santé le coup de l'étrier.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout en rêvant ainsi , je suis allé au concert, et, comme il faut toujours
qu'un rimeur rime ses pensées, j'ai fait, tant bien que mal, ces strophes :
Ainsi donc, quoi qu'on dise, elle ne tarit pas
La source immortelle et féconde
Que le coursier divin lit jaillir sous ses pas.
Elle existe toujours, cette sève du monde.
Elle coule, et les dieux sont encore ici-bas!
A quoi nous servent donc tant de luttes frivoles ,
Tant d'efforts toujours vains et toujours renaissans ?
Un chaos si pompeux d'inutiles paroles,
Et tant de marteaux impuissans ,
Frappant les anciennes idoles?
Discourons sur les arts, faisons les connaisseurs;
Nous aurons beau changer d'erreurs
Comme un libertin de maîtresse;
Les lilas au printemps seront toujours en fleurs,
Et les arts immortels rajeuniront sans cesse.
Discutons nos travers , nos rêves et nos goûts ,
Comparons à loisir le moderne et l'antique,
Et ferraillons sous ces drapeaux jaloux.
Quand nous serons au bout de notre rhétorique ,
Deux enfans nés d'hier en sauront plus que nous.
O jeunes cœurs remplis d'antique poésie.
Soyez les bienvenus, enfans aimés des dieux !
Vous avez le même âge et le même génie.
La douce clarté soit bénie
Que vous ramenez dans nos yeux î
Allez, que le bonheur vous suive!
Ce n'est pas du hasard un caprice inconstant
Qui vous lit naître au même instant.
Votre mère ici-bas, c'est la Muse attentive
Qui sur le feu sacré veille éternellement.
Obéissez sans crainte au dieu qui vous inspire.
Ignorez , s'il se peut , que nous parlons de vous.
Ces plaintes, ces accords, ces pleurs, ce frais sourire,
Tous vos trésors, donnez-les nous :
Chantez , enfans , laissez-nous dire.
Alfred de Musset.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 décembre 4838.
Après une discussion du plus haut intérêt , l'adresse vient d'être votée par
la chambre des pairs, et, hier, M. le président du conseil et M. le ministre
de l'intérieur se sont rendus auprès de la commission chargée, par la
chambre des députés, de rédiger son projet d'adresse. On sait que cette com-
mission renferme six des adversaires les plus hautement déclarés du cabinet
actuel. Nous ne disons pas que les explications et les réponses du ministère
sont condamnées d'avance par les membres de la commission que nous ve-
nons de désigner; mais on peut, sans trop s'avancer, affirmer qu'elles se-
ront mal accueillies. M. Guizot, M. Duvergier de Hauranne, qui font partie
de la commission , n'entendent pas, sans doute , y tenir un langage différent
de leurs derniers écrits; et si la pensée de M. Thiers diffère beaucoup de
celle du Constitutionnel , nous en serions agréablement surpris. Nous ne
parlons que des opinions livrées déjà à la publicité ; quant aux autres, quelle
que soit l'animosité avec laquelle elles s'expriment, nous devons attendre
leur manifestation dans la chambre pour les constater.
C'est donc devant la chambre que le ministère devra porter ses meilleures
explications. Il a déjà su montrer, à la chambre des pairs , devant des enne-
mis moins nombreux il est vrai , mais éloquens et habiles , que la discussion
publique ne lui est pas fatale. Il trouvera, dans la chambre des députés, des
oreilles attentives et des esprits désintéressés, prêts à suivre leur conviction.
On parle diversement de l'attitude prise par les différens commissaires de
l'opposition dans la discussion du projet de l'adresse ; mais on paraît tomber
d'accord sur ce point que les deux membres de la commission qui pourraient
le plus prétendre à remplacer les ministres actuels, ont affecté une modération
qui ne se retrouve ni dans l'esprit ni dans le langage de leurs amis les plus
proches. Quant au projet d'adresse , on s'efforce , dit-on , de répandre une
grande réserve dans ses termes. En se laissant porter dans la commission de
l'adresse, les anciens ministres et ceux qui prétendent l'être, se sont placés
dans une situation qui embarrasserait peut-être des gens de moins d'esprit.
Après les épithètes qu'ils ont attachées au ministère et à ses actes, il serait
TOME XVII. 8
118 REVUE DES DEUX MONDES.
singulier de les voir reculer devant leurs propres accusations. Us sont bien
à l'aise pour blâmer ! Ce qu'ils écrivaient hier dans leurs feuilles quotidiennes
et périodi(iues , ils peuvent aujourd'hui l'écrire dans l'adresse ! S'ils hési-
taient maintenant, que dirait la chambre, que diraient leurs partisans, qui
ont fait de ces saintes et vigoureuses attaques leur profession de foi politique?
Que dirions nous nous-mêmes, spectateurs plus calmes, si, par exemple, la
conduite du gouvernement à l'égard de la Belgique, et sa manière d'en-
tendre le traité des 24 articles, n'étaient pas blâmés vertement dans le projet
d'adresse, et si l'évacuation d'Ancône, cet acte qu'on a traité , dans la coa-
lition , d'ineptie et de lâcheté , n'était pas rudement fustigé par ceux qui ont
articulé, dicté, écrit ces paroles? En conclurons-nous qu'on les retire ou
qu'on les couvre avec prudence au moment où, si elles étaient vraies, elles
seraient le plus efficaces? Ou bien, examinant les nuances d'opinions qui
figurent dans la commission , y verrons-nous le triomphe de celles qui se
rapprochent des vues du gouvernement en ce qui est des affaires extérieures,
et l'abaissement des autres? En d'autres termes, sera-ce pour nous la preuve
que M. Thiers et son parti n'ont pas la majorité dans la commission, et ne
l'auront pas, en conséquence, dans la composition du cabinet de coalition
qu'on a rêvé et qu'on rêve encore? Il y a long-temps que nous disons
que les doctrinaires entreraient seuls aux affaires, si le cabinet actuel ve-
nait à être renversé. Serions-nous destinés à voir jouir d'un triomphe plus
grand encore ceux que les dernières élections avaient si maltraités , et qui
ne se sont relevés qu'à l'aide de l'alliance du centre gauche ? Ce serait la plus
grande des victoires , en effet , que leur entrée aux affaires avec quelques
membres du tiers-parti, et peut-être avec M. Thiers, après les avoir forcés
d'effacer la devise de leur bannière, et les avoir réduits au rôle tout-à-fait
secondaire qu'il est toujours donné à quelqu'un de jouer dans un ministère
de coalition.
On dira : Ce n'est pas dans l'adresse, c'est dans la chambre que les partis
les plus séparés du gouvernement veulent faire prévaloir et adopter leurs
opinions. — L'adresse est le résumé des opinions de la chambre. Chaque para-
graphe renferme les vues qui ont réuni la majorité dans la discussion. Chaque
mot de l'adresse est, en quelque sorte , le reflet des discours qui ont été pro-
noncés dans cette discussion , et un parti qui remettrait ses raisons les plus
fortes après la discussion de l'adresse ressemblerait à un général qui per-
drait à dessein une bataille décisive, dans l'espoir de vaincre plus tard dans
une rencontre. L'objection serait donc mauvaise , et la réserve hors de pro-
pos. Le choix des commissaires de l'adresse donne toute latitude à l'accusa-
tion, et jusqu'à ce moment, l'accusation a été trop emportée, trop injurieuse,
pour avoir pu se modérer en si peu de jours. Si l'adresse est timide, la ma-
jorité de la commission sera jugée. Elle aura condamné son propre lan-
gage, fait elle-même justice de son exagération. Ce sera là le véritable premier
paragraphe du projet d'adresse, et il renfermera une désapprobation de ceux-
là même qui l'auront rédigé. Nous ne parlons toutefois que sur des conjec-
REVUE. — CnROMQUE. 119
<tures; et il se peut bien, après tout, que le projet d'adresse soit infiniment
plus énergique que nous ne le désirons.
On parlait de deux avis qui s'étaient élevés dans la commission. Les uns
disaient, nous assure-t-on : « Faisons l'adresse rude et forte. Exprimons notre
pensée tout entière. Il en restera toujours assez, malgré les amendemens,
pour renverser un cabinet. » Les autres, au contraire : « Faites-la modérée.
N'effrayez pas la chambre. Ne dites pas dans l'adresse ce que vous avez dit
dans les bureaux, ce que vous avez écrit dans le Conslituiionnel ou ailleurs.
La chambre s'épouvantera en voyant que vous ne voulez rien de moins que
le renversement des 24 articles, que vous blâmez ce qu'on fait à Ancône et
ce qu'on n'a pas fait en Espagne. Il faut d'abord gagner l'adresse à tout prix;
c'est le début de la campagne de la coalition. Elle aura tout le temps de se
concerter ensuite. »
Il n'est pas besoin d'ajouter que c'est le parti doctrinaire qui parlait ainsi :
d'abord parce que cette marche est la plus habile; puis elle amènerait, en
cas de réussite , à ce parti , la majorité pour former un ministère. On ne
manquerait pas de dire : « Voyez comme tout le monde s'est rallié au parti des
doctrinaires ! ils ont fait adopter leurs opinions au centre ministériel et à tous
leurs coalisés de l'opposition. Quelle force! quels hommes que ceux qui ont
su dominer leurs alliés et leurs adversaires à ce point! » Et le pouvoir, bien
malgré eux, nous n'en doutons pas, viendrait s'offrir aux doctrinaires. Nous
savons qu'on aurait beaucoup de peine à le leur faire accepter, eux qui ne de-
mandent qu'à soutenir un ministère du centre gauche; mais, fidèles comme
ils sont aux lois du gouvernement représentatif, la majorité finirait pourtant
par étouffer leurs scrupules et vaincre leur désintéressement !
Le tiers-parti a-t-il obéi à ces ingénieuses suirgestions ? Le projet de l'adresse
restera-t-il muet sur tout ce que réclame cette fraction de la coalition?
M. Thiers se laissera-t-il lier par le silence de l'adresse? L'orateur brillant
qui a si généreusement exposé sa pensée sur l'Espagne, au commencement
de la dernière session , quand une réticence semblait devoir lui ouvrir les
portes du ministère , accepterait-il cette année une chance semblable , à la
condition de taire à la tribune la pensée qu'il a déjà exprimée ailleurs sur la
Belgique. De deux choses l'une. Nous avons le gouvernement représentatif
dans sa réalité, et tel que le demande la coalition, ou nous ne l'avons pas.
S'il existe, M. Thiers et ses amis de la gauche ne peuvent vouloir entrer aux
affaires en dissimulant à la chambre leur opinion sur une question aussi im-
portante que celle de la Belgique, et en fuyant, en quelque sorte, le vœu de
-la majorité. Si, au contraire, le gouvernement représentatif est faussé, connue
ils le prétendent, si le roi règne et gouverne, ce que nous nions, M. ïhiers
sera-t-il plus heureux à l'égard de la Belgique qu'il ne l'a été à l'égard de l'Es-
,pagne? Sera-t-il assez puissant, une fois ministre, pour faire prévaloir et
mettre en pratique ses opinions? Pourra-t-il anéantir, de sa volonté de mi-
nistre , les 24 articles , surtout s'il n'a pas à opposer le vote d'une majorité
8,
120 REVUE DES DEUX MONDES.
de la chambre à la volonté que la coalition représente comme dominante
dans le conseil? Et alors à quoi bon prendre le ministère, s'il vous plaît?
D'ailleurs , ce calcul n'aurait peut-être pas l'effet qu'on paraît s'en promet-
tre. Qui sait si la chambre n'est pas aussi opposée au traité des 24 articles,
aussi animée contre la politique extérieure du gouvernement, que l'est
M. Thiers, que le sont ses amis? La chambre ne veut pas la guerre. Mais
M. Thiers ne la veut pas non plus, sans doute. Éloigné des affaires depuis
deux ans et plus, il n'a pas le secret des négociations. Son opinion se base,
sans doute , sur ce qu'en Espagne , en Belgique et ailleurs, les puissances re-
culeront devant la France. Il y a deux opinions diverses. M. Mole a déclaré,
au nom du gouvernement , dans la discussion de la chambre des pairs , que
le traité des 24 articles a toute la force d'un traité ratifié , car c'est l'acte qui
a constitué l'indépendance de la Belgique aux yeux des puissances, et c'est le
seul. La Belgique n'est pas une de ces nations qui peuvent se soulever, chan-
ger de souverain, changer leur organisation politique, sans s'inquiéter de ce
qu'en dira l'Europe. La Belgique n'est pas la France , elle n'a pas trente mil-
lions d'habitans , cent lieues de côtes , et une renommée militaire de huit cents
ans qui s'accroît chaque siècle , à porter en réponse aux sommations de ceux
qui lui demandent qui elle est. La Belgique n'est pas même dans les condi-
tions de ces petits états qui assurent leur indépendance, et se gouvernent à
leur gré , en se mettant à l'abri des invasions derrière les rochers et les mon-
tagnes , d'où la Suisse a long-temps bravé la puissance de l'Autriche , et d'où
la Grèce a jeté son premier cri de liberté contre les Turcs. La situation de la
Belgique rappelle plutôt celle de la Pologne que M. Thiers regardait, en 1830,
comme impropre à favoriser une nationalité indépendante , à cause de l'uni-
formité de son territoire , et de la facilité avec laquelle une armée peut tou-
jours envahir les plaines qui le composent. La Belgique l'a sagement senti
quand elle a sollicité à Londres les 24 articles qu'elle voudrait écarter au-
jourd'hui ; quand ses plénipotentiaires demandaient aux cinq puissances que
ces 24 articles fussent convertis en traité garanti par elles, indépendamment
de la ratification du roi de Hollande , « afin que la Belgique et son souverain
prissent immédiatement leur place dans le cercle commun des états recon-
nus. » ( 14 novembre 1831. )
Depuis, le traité accordé) à la Belgique a constamment été reconnu par
elle comme son droit public. En possession des deux demi-provinces pla-
cées par ce traité hors des limites de la Belgique, le gouvernement belge
semble vouloir les regarder comme un dédommagement des frais d'arme-
mens que lui ont causés l'attitude hostile et le refus de ratification dans lequel
a persisté pendant huit ans le roi de Hollande. La conférence , appelée à dé-
cider sur ce point, a révisé la partie financière du traité, en vertu de la la-
titude que lui laissait le protocole 48 , et en cela elle a cédé aux demandes
du gouvernement français. De notables modifications ont été établies à Londres
en faveur de la Belgique; mais la question du territoire est restée intacte, et il
REVUE. — CHRONIQUE. 121
paraît que le plénipotentiaire français n'a pu encore obtenir la modification de
ces bases du traité , reconnues d'ailleurs par la Belgique comme par la France.
Aux yeux du gouvernement, il s'agit donc d'un traité, et changer les choses,
c'est , selon lui , rompre un engagement pris par la France. Un journal , le
Courrier Fraiimis, assure que M. Guizot a pris la parole dans la commission
de l'adresse, pour faire observer que, constitutionneliement parlant, la
chambre n'a pas à s'occuper du passage du discours de la couronne qui fait
allusion à cette affaire, attendu que la chambre ne doit connaître que des
traités conclus et non de ceux qui sont encore eh projet. Le Courrier Fran'
rais ajoute que se taire serait approuver le gouvernement, et il engage ses
amis de la commission à se tenir en garde contre ce qu'il nomme « la tendance
naturelle de M. Guizot vers le sophisme , et son goût dominant pour le pou-
voir. » Nous sommes de l'avis du Courrier Français , mais non par les mêmes
motifs. S'il est constitutionnel que la chambre ait à s'occuper des traités con-
clus, l'adresse doit se prononcer sur le traité des 24 articles, que le Cour-
rier nomme le dernier crime lioliîtque de M. de Talleyrand, et qui est un
traité conclu depuis long-temps , M. Guizot le sait bien. Ainsi, pour l'opposi-
tion , il est question , en venant au pouvoir, non pas d'empêcher la conclusion
d'un traité , mais de déchirer un traité signé par la France , et fait à la grande
approbation des anciens ministres qui figurent dans la coalition.
M. Thiers et ses amis de la gauche, ou du moins les journaux qui préten-
dent parler en leur nom , et notamment le Constitutionnel, disent que ce n'est
plus là un traité; que huit ans de refus de la part du roi de Hollande l'ont
suffisamment annulé, et que, dans tous les cas, puisqu'un traité de 18 ar-
ticles , antérieur à celui-ci , avait été annulé par suite de l'agression du roi de
Hollande, on peut bien faire pour les 24 articles ce qui a été fait pour les 18
articles. Enfin , ils ajoutent que le traité ayant été modifié en ce qui concerne
la dette, il est possible de le modifier en ce qui concerne le territoire.
Sur ce dernier point, M. Mole a déjà répondu à M. Villemain, qui faisait la
même objection dans la chambre des pairs, en lui citant le protocole 48 qui
ouvrait la voie à ces modifications. Et pour ce qui est des 18 articles annulés
après l'agression du roi de Hollande, ces articles n'avaient pas été demandés
par le plénipotentiaire belge avec la garantie des puissances contre le roi de
Hollande , et il serait étrange d'arguer contre la France de ce qu'elle a fait
pour la Belgique. L'opposition fera bien de s'en tenir à déclarer, comme elle
le fait, que le traité des 24 articles n'existe pas, et qu'en conséquence, il ne
doit pas être exécuté. Si l'opposition ajoute que le gouvernement n'a pas sou-
tenu la Belgique dans la question de territoire , l'opposition aura tort, et tort
doublement; si elle prétend que le gouvernement a eu peur d'aller trop loin,
elle aura raison. Le gouvernement a eu peur de violer sa garantie et sa parole.
Nous ne voyons pas qu'il y ait à rougir de cela.
M. Thiers et son parti sont encore ici d'un avis différent. A en juger par
laurs organes, ils estiment que la France n'aurait eu rien à risquer en prenant
une attitude plus énergique , en déclarant qu'elle s'opposera de vive force à
122 REVUE DES DEUX MONDES.
l'exécution du traité. Cette manière de voir est la conséquence forcée et loyale
de l'opinion que nous venons de citer, tout comme la conduite du ministère
est la conséquence loyale de l'opinion opposée. Le traité se trouvant frappé
de déchéance, partant plus d'exécution. Quant aux risques de ce défi à l'Europe,
il se peut que IM. Thiers et ses amis aient raison. Il se peut aussi qu'ils se trom-
pent. La chambre, pas plus qu'eux , n'est dans le secret des négociations; et
nous ne savons pas si le gouvernement peut, sansinconvéniens, exhiber ses
dépêches. Or, la chambre qui a entendu tant de déclamations et de beaux
discours de la part de l'opposition, peut se trouver entraînée à croire que
l'honneur et la sécurité de la France seraient en danger, si on ne donne pas
une préfecture de plus à la Belgique. Il y a donc peut-être quelque chose à
recueillir en s'exprimant franchement; car, si le ministère était convaincu
d'avoir négligé le soin des intérêts et de la dignité de la France, du côté de
la Belgique, c'est de ce coup qu'il serait bien renversé. D'ailleurs, tout profit
à part, M. Thiers, nous nous plaisons à le dire, est homme à se diriger selon
la vieille maxime française, qui consiste à faire ce qu'on doit, quoi qu'il en
puisse advenir. 11 a déjà agi de la sorte, et, qui sait .^ L'honorable franchise
qui a causé une fois sa défaite, pourrait bien le faire triompher.
Il nuus semble, à nous, que si les principes parlent ici très haut, les inté-
rêts du tiers-parti lui recommandent aussi cette marche sincère. Si le tiers-
parti se tait, si l'adresse n'exprime pas ses vues, elle exprimera par ce si-
lence même celles des doctrinaires, qui sont toutes différentes, car on les a
entendus dire, en mainte occasion , que, s'ils ont un reproche à adresser au
ministère, c'est d'avoir trop tardé à faire exécuter les 24 articles. M. Thiers
et le centre gauche seront donc perdus , absorbés par le parti doctrinaire. Et
voyez un peu le chemin qu'auront fait les doctrinaires! Le tiers- parti, re-
fusant leurs avances, leur disait, il y a deux ans, par la bouche de M. Thiers:
Les hommes sans les choses .' Il y a un an, les doctrinaires sont venus, dépo-
sant en apparence les choses , c'est-à-dire leurs principes et leurs projets de
gouvernement. .Tusqu'au moment de la présente session, leurs organes ont
gardé un silence presque approbatif sur la réforme électorale et sur tout ce
qui était en question dans le parti de la gauche. Ils ne voulaient que le con-
tact avec leurs alliés, il leur suffisait de les compromettre en enlevant leurs
éloges et les témoignages apparens de leur retour d'estime. Dès la session,
les doctrinaires se sont hâtés d'arborer le titre de conservateurs, de faire,
quant à eux , des réserves sur la réforme électorale , sur les lois de septembre,
sur les questions extérieures ; et aujourd'hui , dans la commission de l'adresse,
ils proposent à leurs alliés de cacher leurs principes, de les dissimuler dans
l'intérêt général de la coalition. En sorte qu'ils ont presque réussi à changer
de rôles, et à être, en réalité, dans l'alliance acceptée avec hauteur par le
tiers-parti, ceux qui auront pris les hommes sans les choses! Est-ce là de
l'habileté?
Les doctrinaires réussiront-ils dans la commission de l'adresse ? Il se peut.
Déjà ils ont refusé à M. Duvergier de liauranne la jouissance d'auteur,
liÈVtË. — CHRONIQUE. 128
d'arracber quelques lambeaux de son dernier pamphlet pour en fane un pas-
sage de la réponse de la cban)bre au discours de la couronne. Après un
tel exemple de rigorisme et d'abnégation , le tiers-parti aurait mauvaise grâce
à faire éclater ses principes et à vouloir les faire dominer dans l'adresse. En
attendant, M. de Broglie montait à la tribune de la cbambre pour y jouer
contre M. ]\Iolé la partie du portefeuille des affaires étrangères, qui n'a pas
été perdue par M. Mole, nous ne le croyons pas. Il est vrai que ce n'est pas
l'avis du Journal Général , organe des doctrinaires, qui s'est écrié le lende-
main que le discours du noble pair est un monument qui fera époque, à
quoi le Consiitutionnel répondait aujourd'hui , avec une sorte d'inquiétude
que le ministère sera attaqué à la chambre des députés par des adversaires
plus redoutables que ceux qu'il a trouvés à la chambre des pairs. jNous vei'-
rons bien.
Nous sommes habitués à ce langage de la part de l'opposition. Le lendemain
du jour où M. de Broglie prononça son discours, et le matin du jour où
M. MoIé devait répondre, le Conslitutioimel n'annonçait-il pas que le minis-
tère, déjà battu sur deux questions, serait complètement battu ce jour-là
sur la troisième? Et remarquez que ces questions où le ministère avait été
battu, c'était d'abord la question de Belgique, si poétiquement, mais si peu
politiquement défendue par M. de Montalembert, par M. Yillemain qui pla-
çait les forts de Lillo et de Liefkenshoeck aux bouches de la Meuse, et qui
ignorait l'existence du protocole 48, par lequel il était convenu que la con-
férence s'occuperait de la révision de la partie financière du traité des 24 ar-
ticles! C'était la question du refus de sépulture de M. de Montlosier et
subsidiairement du rétablissement des jésuites, soutenue contre le minis-
tère par M. Cousin, à qui M. Barthe s'était contenté de répondre, sur le pre-
mier point, que l'affaire était déférée au conseil d'état, où elle a été jugée
contre l'évêque, et, sur le second, que le ministère actuel a trouvé Saint-
Acheul ouvert et qu'il l'a fermé. Quant au discours de M. de Broglie, nous
l'admirons autant que peut le faire l'opposition; nous reconnaissons tout le
talent , toute la modération qui distinguent ce morceau , et , Dieu merci ! nous
ne refusons pas le talent , comme on le fait du côté de nos adversaires , à tous
ceux qui ne professent pas nos opinions; mais nous en appelons à tous les
hommes impartiaux , qu'est-il resté du discours de M. le duc de Broglie après
la réponse si claire, si droite et si sensée que lui a faite M. Mole.' H y a une
manière très simple d'assurer le succès de ses prophéties. Elle consiste à
les accomplir soi-même, et c'est ce que fait l'opposition. Elle avait affirmé
que le ministère serait battu le lendemain du discours de M. le duc de Bro-
glie; le lendemain , elle a déclaré, [avec toute sorte d'assurance, que le mi-
nistère avait été battu. M. Mole doit se le tenir pour dit, il aura beau ren-
verser les argumens de ses adversaires, leur opposer la politique des minis-
tères qu'ils ont loués , les faits publics , leurs propres actes, leurs discours; il
montrera vainement le sens le plus droit , une simple et ferme logique qui ne
fait grâce de rien à ses adversaires, et oui triomphe avec une noble mode-
124 REVUE DES DEUX MONDES.
ration; il ne sera jamais, à leurs yeux , qu'un vaincu. Ceci est une des clauses
de la coalition.
Reviendrons-nous sur ces discours que toute la France a déjà lus, et
qu'elle a peut-être jugés autrement qu'on ne le fait dans les journaux des
doctrinaires et de la gauche. IN'avions-nous pas répondu dès long-temps
à M. de Montalembert sur la Belgique? M. Mole a terminé la discussion, et
replacé la question déjà résolue pour tous les hommes qui ont étudié sérieu-
sement et de haut les affaires. Un traité, sollicité dans les termes les plus
pressans par la Belgique, qui ne demandait aux cinq puissances que de la
constituer nation en Europe, un traité que les plénipotentiaires belges à
Londres obtenaient malgré le roi de Hollande et contre lui , qu'ils ratifiaient
en déclarant qu'ils le concluaient avec les puissances représentées à la con-
férence, qui s'en portaient garantes nonobstant l'opposition du roi Guillaume,
un tel traité serait déchiré aujourd'hui par la seule volonté de la Belgique!
On ne demande pas à la France de plaider pour la Belgique, de négocier
pour de meilleures conditions de territoire, car elle le fait depuis un an avec
une chaleur et une persévérance qui mériteraient plus de gratitude ; on lui
demande de biffer sa propre signature qui figure sur le traité des 24 articles,
près de celles de l'Angleterre , de l'Autriche , de la Russie et de la Prusse. On
veut que la France fasse la guerre à l'Europe pour donner de vive force à la
Belgique deux demi-provinces que ne lui accorde pas ce traité ! Nous n'avons
pas fait la guerre en 1830 pour déchirer les traités de 181.5, signés sous les
baïonnettes de l'Europe coalisée, et nous la ferions en 1838 pour anéantir le
traité des 24 articles que nous avons signé et garanti bénévolement, à la de-
mande même de ceux qui le repoussent ! S'il s'agissait de reprendre Cour-
tray , Tournay, Mons, Charleroi, Philippeville, à la bonne heure! Mais met-
tre le feu à l'Europe pour conserver à la Belgique une petite portion de la
province de Limbourg et quelques enclaves du duché de Luxembourg , c'est
trop présumer du désintéressement et de l'esprit chevaleresque de la France,
comme c'est, en même temps, mal apprécier sa loyauté et sa fidélité à ses
engagemens.
Sur l'affaire d'Ancône, M. Mole a prouvé que la politique actuelle du
gouvernement, loin d'être la déviation de la politique suivie depuis six ans,
n'en était que la conséquence. II a cité les dépêches du général Sébastian! ,
alors ministre des affaires étrangères, à notre ambassadeur à Rome, les or-
dres du maréchal Soult, alors ministre de la guerre, au général Cubières.
Ces dépêches commandaient formellement l'évacuation d'Ancône, dans le
seul cas où les troupes autrichiennes sortiraient des Marches; et elles en sont
sorties. L'opposition répond aujourd'hui, dans ses journaux, que ce ne sont
là que des lambeaux de dépêches, qu'il ne s'agit pas de la politique mentale,
intentionnelle des cabinets du 13 mars et du 11 octobre, mais de sa politique
agissante et que celle-là n'a pas opéré l'évacuation d'Ancône. La politique
mentale est une invention tout-à-fait ingénieuse , en vérité. L'opposition nous
dira-t-elle à présent que , si les Autrichiens avaient évacué les états de
REVCE. — CHRONIQUE. 125
l'église du temps des cabinets du 13 mars et 11 octobre, ce qu'elle appelle
la politique mentale ne se serait pas changée en politique agissante et effec-
tive ? Nous sommes curieux de le savoir. Le maréchal Soult et le géné-
ral Sébastian! , qui avaient signé ces ordres d'évacuer sans retard Ancone en
pareil cas , sont intéressés à savoir quel degré d'honneur, de loyauté et de
bonne foi, leur accorde la coalition.
M. le duc de Broglie voulait encore qu'on n'évacuât pas Ancone avant que
les Russes et les Autrichiens n'eussent évacué Cracovie et Francfort. Eh quoi !
le cabinet du Vatican est-il pour quelque chose dans les malheurs de la Po-
logne; les troupes pontificales ont-elles donc contribué à la violation du ter-
ritoire de la république cracouse ? C'est au saint-siége qui a tant souffert dans
ses intérêts comme centre de l'église catholique romaine; c'est au saint-père,
qui a tant pâti dans son cœur de chrétien du système suivi par la Russie à
l'égard de la Pologne, que M. le duc de Broglie voudrait que nous nous en
prissions de l'anéantissement de la nationalité polonaise? Nous ferions payer
au gouvernement pontifical l'occupation de Varsovie et de Francfort, à un
gouvernement de qui la monarchie de juillet n'a qu'à se louer, qui s'est efforcé
de modérer l'hostilité de quelques membres du clergé français contre les
institutions de 1830 , et qui , récemment encore, a consacré de toute son au-
torité sacerdotale l'occupation de l'Algérie par nos soldats, en donnant un
évéque à nos possessions d'Afrique? Sont-ce bien là les principes du droit et
de la justice, et M. Mole, qui s'est éloquemment opposé à ces vues, n'a-t-il
pas défendu les règles de la politique la plus saine et la plus haute, en même
temps que le texte des traités?
Un passage du discours de M. le duc de Broglie a fixé particulièrement
notre attention. Le noble pair a dit que la prise d'Ancône n'a pas été un fait
isolé, que ce fait se rattache à un plan de conduite tout entier, à un ensemble
politique qui dure depuis six années, et, sans doute, auquel ont contribué
successivement les ministères du 13 mars, du 11 octobre et peut-être du 22
février. Or la coalition a dit et répète chaque jour que la politique du 1 3 mars
est le système particulier, personnel du roi, que cette pensée a dominé im-
périeusement tous les cabinets , que la présidence réelle et toutes les réalités
que poursuit la coalition , ne pourront être atteintes que lorsque cette poli-
tique toute personnelle et tyrannique aura cédé devant la politique des mi-
nistres. Et voilà que vous attaquez le ministère pour avoir dévié de ce plan
et de ce système ! Bon ou mauvais, c'est donc son propre avis qu'il a suivi.
Que deviennent alors toutes vos précédentes attaques? C'est justement pour
rompre ce long système uniforme, pour faire cesser cette soumission dont
vous avouez vous être rendu vous-mêmes coupables, que vous avez cimenté
une coalition. N'est-ce pas là ce que M. Duvergier de Hauranne a écrit sous
toutes les formes, ce que M. Guizot a écrit , ce que M. de Rémusat a écrit; ce
que disent tout haut, dans les bureaux, tous les membres de la coalition? Et
aujourd'hui le plus grave des orateurs de l'opposition vient nous dire que le
ministère a eu une mauvaise inspiration , qu'il fait des fautes , et des fautes
126 REVUE DES DEUX MONDES.
capitales, de son propre chef, qu'il s'écarte du système du 13 mars et du
Il octobre, en un mot, qu'il obéit à sa conviction et à sa volonté.
jNous sonnnes charmés devons l'entendre dire. L'affaire suisse, que vous
blâmez aussi, a été conduite en l'absence du roi. C'est alors que vous avez
eu, même niatériellement, la présidence réelle! Nous savions que ces né-
gociations, bien importantes puisqu'il s'agissait de la paix ou de la guerre,
avaient été menées par le ministre des affaires étrangères , sans que le roi ,
éloigné alors, en eût pris connaissance avant les résultats. Nous savions que
la responsabilité que M. Mole réclame lui appartient légitimement, et que s'il
y a blâme dans l'adresse qui doit être, selon les promesses de la coalition,
im acte d'accusation et un programme politique à la fois, le blâme lui re-
viendra de tout droit. Piien de mieux, le ministère sera blâmé, accusé s'il
le faut; mais on ne dira plus, au moins , qu'une pensée immuable dirige les
affaires, et que les ministres ne sont rien. Autrement nous dirions ce que
M MoIé disait à M. Cousin : « Nos adversaires se soucient peu de se mettre
d'accord avec eux-mêmes ! » Mais vous verrez que l'opposition soutiendra les
deux thèmes à la fois.
L'esprit de dénégation est poussé avec une telle outrance dans la coalition,
qu'on en est venu presque à nier qu'il y ait eu chez M. le général Jacque-
minot une réunion de députés favorables au gouvernement. Après avoir
chicané sur le chiffre, on chicane sur l'esprit de la réunion. D'abord, on
s'attaque, comme d'ordinaire, à la moralité de ses membres. Il y a là,
dit-on, des députés qui parlent d'une façon et qui votent de l'autre. Il y a
les timorés, les timides, qui passeront à l'opposition dès la première vic-
toire qu'elle remportera. Et pour le petit nombre de ceux dont la position
est trop en vue pour qu'on puisse attaquer leur moralité et leur caractère,
on dit qu'ils ont constitué cette réunion, non pour défendre le ministère,
mais pour le modifier. Mais une réunion qui voudrait modifier un cabinet,
ne serait pas encore son ennemie. Nous l'avons vu du temps de la réunion
Fulchiron , que M. Thiers et ses amis du tiers-parti ne regardaient pas
comme une assemblée de gens hostiles. Personne ne conteste le droit de la
majorité, du côté du gouvernement, du moins. Elle a nommé une commis-
sion dont la majorité est hostile au ministère. Si cette commission a le cou-
rage et la loyauté d'exposer, dans son projet d'adresse, les griefs qu'elle a si
hautement articulés dans les feuilles de la coalition et dans les bureaux, si la
chambre se rend au vœu de la commission , le pouvoir appartiendra à la coa-
lition, c'est-à-dire à deux ou trois minorités sourdement ennemies. L'une
de ces minorités, celle des doctrinaires , s'est déjà réunie. Ils étaient trente!
Et cependant, nous le répétons, si chacun garde ses opinions et les expose
avec conscience , les doctrinaires seuls sont en position d'entrer au pouvoir.
Si, au contraire, la chambre désapprouve le projet d'adresse, le ministère
restera. C'est ce que sait encore tout le monde. L'opposition dit à présent
que les députés qui s'apprêtent à le soutenir, veulent le modifier. Eh bien!
FÎ ces députés forment une majorité dans la chambre , il faudra bien leur
REVUE. — CHRONIOUE. 12T
obéir. Le Constitutionnel dit que le ministère doit succomber. Il se peut;
mais il ne le fera qu en obéissant à la majorité , de même qu'il lui obéira en
restant En tout cas , il doit être prêt à subir les lois du régime représentatif.
Quand on est décidé à se retirer en masse pour obéir au droit de la chambre
et aux conditions de notre gouvernement , on peut bien être résigné à se re-
tirer en détail. Mais ce n'est ni dans les journaux , ni dans les conversations
de couloir, ni dans les conciliabules de salon , que s'expriment les majorités;
et ce n'est pas là, nous en sommes bien sûrs, que le ministère ira prendre
ses décisions.
L'opposition avertit aussi très charitablement la réunion qui a lieu chez
M. Jacqueminot de prendre garde de faire ce qu'on lit du temps de M. de Martî-
gnac, en 1S28. Quand, à un cabinet de cour, dit le Constitutionnel, succéda
un cabinet parlementaire , on fomenta dans la chambre une opposition de cour.
Voudrait-on l'organiser d'avance ? — Nous répondrons que l'opposition de cour
qui amena le ministère de M. de Polignac savait ce qu'elle faisait. Elle ne
cachait pas ses desseins. Ses feuilles menaçaient tout haut la Charte; elles
annonçaient les coups d'état qui eurent lieu plus tard. L'opposition que fe-
raient M. Jacqueminot et ses deux cents amis, aux doctrinaires par exemple,
mêlés de quelques membres du tiers-parti, cette opposition serait-elle de
même nature que celle du parti de la cour contre le ministère de M. de IMar-
tignac? Travaillerait-elle en faveur du pouvoir absolu, de l'aristocratie, et
contre le gouvernement représentatif et la démocratie, défendus par les doc-
trinaires! Cela sonne étrangement. Il y avait un temps, peu éloigné, où
M. Thiers et ses amis avaient une meilleure opinion du patriotisme et des
principes constitutionnels de ]MM. Jacqueminot, Fulchiron, Bande, Barbet,
Debelleyme, Cunin-Gridaine, Delessert, Saint-Marc-Girardin, Las-Cases,
et des honorables députés qui se sont formés en réunion avec eux !
La discussion de l'adresse éclairera tout ceci. Nous verrons si M. Duver-
gier et ses amis, à qui nous présenterons , s'ils le veulent , la liste exacte de
toutes les places et de toutes les faveurs qu'ils ont accordées à leurs électeurs
et à leurs amis de la presse, y feront prévaloir le reproche de corruption;
nous verrons si la chambre sera de l'avis de la coalition sur la Belgique et sur
Ancône Quant à l'adresse modérée qu'on nous annonce depuis la nomination
de M. Etienne comme rédacteur du projet, nous ne saurions le croire. Un
projet modéré, sorti d'une opposition violente, qui ne procède que l'injure
à la bouche ! Quoi ! vous aurez bouleversé le pays , alarmé tous les esprits ,
troublé la sécurité qui le rendait prospère, pour ne rien dire de formel!
Vous aurez tout attaqué , pour laisser tout en place ! Vous aurez crié depuis
neuf mois, par-dessus les montagnes, que vos efforts enfanteront tout un chan-
gement social, et vous accoucheriez d'un maigre et insignifiant changement
de ministère! Non, il ne sera pas dit que vous vous esquiverez au moment
décisif, que vous avez appelé avec tant d'impatieuce. Si vous êtes |)our l'in-
tervention , pour la rupture du traité des 24 articles, pour la réforme élec-
torale, pour l'abolition des lois de septembre, vous le direz. Autrement, si
128 REVUE DES DEUX MONDES.
votre projet d'adresse est pâle, timide, sans couleur, nous dirons, nous,
que vous avez peur les uns des autres ; et c'est ce que nous disons déjà depuis
long-temps.
PAUVRES FLEURS, POÉSIES PAR M""* DESBORDES-VALMORE (1).
Il y a quelques années, dans ce recueil, à propos du volume intitulé les
Pleurs, on a essayé de caractériser le genre de sensibilité et de talent par-
ticulier à M™^ Valmore. Elle n'est pas de ces âmes pour qui la poésie n'a
qu'un âge , et qui , en avançant dans cette lande de plus en plus dépouillée
qu'on appelle la vie, s'enferment, se dérobent désormais, se taisent. Elle
est née une lyre harmonieuse , mais une lyre brisée : qu'est-ce donc qui la
pourrait briser davantage ? Pour elle chaque souffrance est un chant : c'est
dire que , depuis ces cinq années , dans les vicissitudes de sa vie errante, elle
n'a pas cessé de chanter. Chaque plainte qui lui venait, chaque sourire pas-
sager, chaque tendresse de mère , chaque essai de mélodie heureuse et bien-
tôt interrompue , chaque amer regard vers un passé que les flammes mal
éteintes éclairent encore, tout cela jeté successivement, à la hâte, dans un
pêle-mêle troublé, tout cela cueilli, amassé, noué à peine, compose ce
qu'elle nomme Pauvres Fleurs : c'est là la corbeille de glaneuse , bien riche,
bien froissée, bien remuée, plus que pleine de couleurs et de parfums, que
l'humble poète, comme par lassitude, vient encore moins d'offrir que de
laisser tomber à nos pieds. Relevons-en vite tant de fleurs charmantes ou
gravement sombres.
Il y a des souvenirs d'enfance , la Maison de ma Mère :
Et je ne savais rien à dix ans qu'être heureuse ;
Rien, que jeter au ciel ma voix d'oiseau, mes fleurs;
Rien, durant ma croissance aiguë et douloureuse.
Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs :
Je n'avais rien appris, rien lu que ma prière ,
Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux;
J'écoutais Notre-Dame et j'épelais les cieux ,
Et la vague harmonie inondait ma paupière;
Les mots seuls y manquaient; mais je croyais qu'un jour.
On m'entendrait aimer pour me répondre : amour!
Et ma mère disait : « C'est une maladie;
Un mélange de jeux, de pleurs, de mélodie;
C'est le cœur de mon cœur ! Oui , ma fille , plus tard
Vous trouverez l'amour et la vie.... autre part. »
Dans une autre pièce qui a pour titre : Avant toi! le tendre poète nous re-
met sur la mort de sa mère , sur ce legs de sensibilité douloureuse qui lui
(1) Chez Dumont, Palais-Royal , 88.
REVUE. — CHRONIQUE. 129
vient d'elle , et qui , d'abord obscur, puis trop tôt révélé , n'a cessé de possé-
der son cœur :
Comme le rossignol qui meurt de mélodie ,
Souffle sur son enfant sa tendre maladie ,
Morte d'aimer, ma mère, à son regard d'adieu,
Me raconta son anie et me souffla son Dieu :
Triste de me quitter, cette mère charmante ,
Me léguant à regret la flamme qui tourmente ,
Jeune, à son jeune enfant tendit long-temps sa main ,
Comme pour le sauver par le même chemin.
Et je restai long-temps , long-temps sans la comprendre ,
Et long-temps à pleurer son secret sans l'apprendre ;
A pleurer de sa mort le mystère inconnu ,
Le portant tout scellé dans mon cœur ingénu...
Et ce cœur , d'avance voué en proie à l'amour , où pas un chant mortel n'éveil-
lait une joie , voilà comme elle nous le peint en son heure d'innocente et
muette angoisse :
On eût dit à sentir ses faibles battemens ,
Une montre cachée où s'arrêtait le temps ;
On eût dit qu'à plaisir il se retînt de vivre ;
Comme un enfant dormeur qui n'ouvre pas son livre ,
Je ne voulais rien lire à mon sort ; j'attendais,
Et tous les jours levés sur moi , je les perdais.
Par ma ceinture noire à la terre arrêtée ,
Ma mère était partie et tout m'avait quittée ;
Le monde était trop grand , trop défait , trop désert ;
Une voix seule éteinte en changeait le concert !
En lisant de tels vers, on pardonne les défauts qui les achètent. En effet, le
tourment de l'ame a passé souvent dans l'accent de la muse. La couleur mi-
roite. Un rayon de soleil , tombant dans une larme, empêche parfois de voir
et fait tout scintiller. Plus d'un sens reste inarticulé dans l'habitude du
sanglot (1).
Tout un roman de cœur traverse ce volume , une passion çà et là voilée ,
mais bientôt plus forte et ne se contenant pas. Dans sa pièce à M""" Tastu ,
noble sœur qu'elle envie , notre élégiaque éplorée a pu dire :
Vous dont la lampe est haute et calme sous l'autan;
Que ne tourmentent pas deux ailes affaiblies
(1) Quelques obscurités pourtant sont dues uniquement à des inadvertances typographi-
ques, qui deviennent si communes dans les publications le plus en vogue, et dont les édi-
teurs font trop bon marché, au détriment des lecteurs et de l'auteur. Ainsi , page 281 , dans
la pièce intitulée les Deux Chiens , au lieu de : laissez-leur ce bazar, il faudrait : laissez-
leur ce hasard; et page 32! , dans l'Ame en peine, au lieu de : je ne peux m' étendre , il
faudrait : je ne peux m'éteindre.
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour égarer l'essor de vos mélancolies :
Si votre livre, au temps porte une confidence,
Vous n'en redoutez pas l'amère pénitence;
Votre vers pur n"a pas comme un tocsin tremblant;
Votre muse est sans tache et votre voile est blanc!
Et vous avez au faible une douceur charmante!
Tout à coup, dans un de ces élans qui ne sont qu'à elle entre les femmes-
poètes de nos jours, elle s'écrie :
J'ai dit ce que jamais femme ne dit qu'à Dieu.
Sapho devait avoir de ces cris-là : ou plutôt on sent que cette enfant de
Douai, cette fille de la Flandre y a puisé en naissant des étincelles delà
flamme espagnole, en même temps qu'elle ne cesse de croire à la madone
comme la religieuse portugaise.
Je voudrais qu'un jour on tirât de ce volume, qu'on dégageât cette suite
d'élégies-romances dont la forme est si assortie à la manière de M'"'' Valmore,
et dans lesquelles son sentiment soutenu se produit quelquefois jusqu'au
bout avec un parfait bonheur, sans les tourmens plus ordinaires à l'alexan-
drin : Croyance, la Femme aimée. Aveu dune Femme, Ne fuis pas encore,
la double Imaije , Fleur d'Enfance. Je citerai, comme échantillon, celle-ci :
RKVE D'UNE FEMME.
Veux-tu recommencer la vie.^
Femme! dont le front va pâlir,
Veux-tu l'enfance, encor suivie
D'anges enfans pour l'embellir?
Veux-tu les baisers de ta mère ,
Échauffant tes jours au berceau ?
— •' Quoi, mon doux Éden éphémère :
Oh ! oui , mon Dieu ! c'était si beau ! »
Sous la paternelle puissance,
Veux-tu reprendre un calme essor?
Et dans des parfums d'innocence,
Laisser épanouir ton sort ?
Veux-tu remonter le bel âge,
L'aile au vent comme un jeune oiseau ?
— « Pourvu qu'il dure davantage.
Oh! oui , mon Dieu! c'était si beau! »
Veux-tu rapprendre l'ignorance ,
Dans un livre à peine entr'ouvert .
Veux-tu ta plus vierjje espérance.
Oublieuse aussi de Ihiver :
Tes frais chemins et tes colombes
Les veux-tu jeunes comme toi?
REVUE. — CHRONIQUE. 431
— « Si mes chemins n'ont plus de tombes,
Oh! oui, mon Dieu! rendez-les moi! »
Reprends donc de ta destinée ,
L'encens, la musique, les fleurs!
Et reviens, d'année en année.
Au temps qui change tout en pleurs :
Va retrouver l'amour, le même !
Lampe orageuse, allume-toi!
— « Retourner au monde où l'on aime...
O mon Sauveur ! éteignez-moi ! »
Voilà bien la forme charmante , mélange de la chanson et de l'élégie, pé-
trie de Béranger et de Boïeldieu , la poétique romance , le cri à la fois har-
monieux et impétueux :
Lampe orageuse , allume-toi !
Voilà le cadre à la fois composé et vrai , où , depuis qu'elle a laissé sa pre-
mière manière d'élégie libre, pour se soucier de plus d'art, M"'*' Valmore
nous semble réussir le mieux.
On pourrait multiplier avec bonheur les citations dans cette nuance; mais
il est des tons plus graves à indiquer. Témoin des troubles civils de Lyon
en 1834, M"^*" Valmore a pris part à tous ces malheurs avec le dévouement
d'un poète et d'une femme :
Je me laisse entraîner où l'on entend des chaînes;
Je juge avec mes pleurs, j'absous avec mes peines;
J'élève mon cœur veuf au Dieu des malheureux;
C'est mon seul droit au ciel , et j'y frappe pour eux !
Elle frappa à d'autres portes encore : et son humble voix, enhardie dès qu'il
le fallut, rencontra des cœurs dignes de l'entendre quand elle parla d'amnistie.
Qu'on lise la pièce qui porte ce titre, et celle encore qu'elle a adressée, après
la guerre civile , à Adolphe Nourrit à Lyon , à ce généreux talent dont la voix,
née du cœur aussi , répond si bien à la sienne : cela s'élève tout-à-fait au-
dessus des inspirations personnelles de l'élégie.
j^jme Valmore (ce recueil l'attesterait, quand l'amitié d'ailleurs ne le sau-
rait pas) a elle-même connu une sorte d'exil, trop peu volontaire, hélas!
sous le ciel d'Italie. Sa petite pièce, intitulée MiUui, nous la montre plus sen-
sible encore aux maux de la grande famille humaine qu'aux beautés de
l'éblouissante nature. Mais rien ne nous a plus touché, comme grandeur,
élévation et bénédiction au sein de l'amertume, que l'hymne que voici :
AU SOLEIL.
ITALIE.
Ami de la paie indigence !
Sourire éternel au malheur !
132 REVUE DES DEUX MONDES.
D'une intarissable indulgence,
Aimante et visible chaleur :
Ta flamme , d'orage trempée ,
Ne s'éteint jamais sans espoir ;
Toi ! tu ne m'as jamais trompée
Lorsque tu m'as dit , au revoir !
Tu nourris le jeune platane ,
Sous ma fenêtre sans rideau ,
Et de sa tête diaphane
A mes pleurs tu fais un bandeau :
Par toute la grande Italie ,
Où je passe le front baissé ,
De toi seul , lorsque tout m'oublie ,
Notre abandon est embrassé !
Donne-nous le baiser sublime
Dardé du ciel dans tes rayons ,
Phare entre l'abîme et l'abîme
Qui fait qu'aveugles nous voyons !
A travers les monts et les nues
Où l'exil se traîne à genoux ,
Dans nos épreuves inconnues,
Ame de feu , plane sur nous !
Oh ! lève-toi pur sur la France
Où m'attendent de chers absens ;
A mon fils, ma jeune espérance,
Rappelle mes yeux caressans !
De son âge éclaire les charmes;
Et s'il me pleure devant toi ,
Astre aimé ! recueille ses larmes ,
Pour les faire tomber sur moi !
Je voudrais insister sur cette belle pièce, et près de l'auteur lui-même,
parce qu'à la profondeur du sentiment elle unit la largeur et la pureté de
l'expression. Ici aucun tourment. 11 n'y a d'image un peu hasardée que celle
de ce jeune platane qui , de sa télé diaphane, fait un bandeau à des pleurs; et
encore on passe cela et on le comprend à la faveur de la fenêtre sans rideau
qui vous a saisi. Les autres métaphores, si hardies qu'elles soient, y sont
vraies, sensibles à la pensée, subsistantes à la réflexion. Oh! que le poète,
dût-il beaucoup souffrir, fasse souvent ainsi! quand l'Italie et son soleil n'au-
raient valu à la chère famille errante que cette fleur sombre au parfum profond,
tant de douleur ne serait pas perdue !
S.-B.
V. DE Mars.
EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.
IV.
HAM7IERFEST.
Dans une des baies de Hvalœ, à droite en venant de la pleine mer, on
aperçoit cinq à six maisons bâties au bord des rochers, surmontées d'un clo-
cher en bois et défendues par deux pacifiques canons où les oiseaux viennent
nicher. C'est Hammerfest, la dernière ville du nord. Elle est plus grande qu'on
ne le croirait au premier abord. Plus de la moitié de ses habitations sont ca-
chées dans un ravin, et lorsque, par une matinée d'été, on gravit la montagne
rocailleuse qui la domine, un point de vue imposant se déroule aux regards.
Au pied de la montagne est la ville avec ses jolies maisons de marchands, ses
magasins rouges et ses cabanes de pécheurs, s'étendant comme une ceinture
au bord de l'eau ; avec son port, creusé dans une enceinte de collines, couvert de
barques et debàtimens de commerce. Puis, de l'autre côté de la baie Fugle-
TOME XVII. — 15 JANVIER 1838. 9
134. REVUE DES DEUX MONDES.
nœs (1), langue étroite de terre où s'élèvent aussi quelques habitations, on
découvre la mer où flotte la grande voile carrée du bateau norvégien , et, dans
le lointain, les montagnes de Sorœ aux cimes échancrées et couvertes de glaces
éternelles.
Dès le milieu du moyen-âge , le nom de Hammerfest apparaît dans les an-
nales du commerce de Finmark. Ce n'était alors qu'un groupe de cabanes;
mais le port sur et commode était déjà connu des marchands de Bergen,
et des pécheurs russes qui tantôt se contentaient de jeter leurs filets à la mer,
et tantôt exerçaient sur les côtes le métier de pirates. Le commerce de Fin-
mark, monopolisé pendant un siècle , réduisit la population de cette contrée
à une espèce de servage et la plongea dans une profonde misère. En 1789, le
gouvernement danois comprit enfin les funestes résultats du pacte qu'il avait
conclu avec une société avide et cruelle. Le commerce redevint libre, et Ham-
merfest reçut en même temps ses privilèges de ville marchande. Dans la
pensée des rédacteurs de l'ordonnance de 1789, cette ville devait prendre un
rapide accroissement. On la croyait destinée à devenir le point central du
commerce dans le nord, l'entrepôt du Finmark et d'Archangel; mais ces
espérances ne se réalisèrent pas; Hammerfest resta long-temps un lieu de
passage et rien de plus. M. Léopold de Buch qui la vit, en 1801 , en fait
un tableau fort triste: «Toute la ville, dit-il, y compris la demeure du
prêtre, se compose de neuf habitations, quatre marchands, une maison de
douane, une école et un cordonnier. Sa population ne s'élève pas à plus de
quarante-quatre personnes. On n'y trouve aucune subsistance , pas même du
bois pour se chauffer (2).
Dans l'espace de trente ans, cette humble cité est sortie de l'état d'anéan-
tissement auquel M. de Buch semblait la condamner. Si le savant voyageur
y revenait aujourd'hui , il y trouverait environ quatre-vingts maisons et quatre
cents habitans, plusieurs larges magasins, deux auberges portant le titre
d'hôtel, des ouvriers, des fabriques, voire même un jeu de billard.
C'est par l'industrie des marchands que ce progrès s'est opéré, et les mar-
chands composent toute l'aristocratie de la contrée. Ceux qui ont le bonheur
d'être nommés agens consulaires de quelque pays étranger, jouissent d'un
immense privilège. On leur donne le titre de consul, et leur femme , au lieu
de s'appeler tout simplement madame, s'appelle frue. Dans les circonstances
habituelles de la vie, la décoration du consul est une broderie. Dans les graves
occasions il passe avant tous les autres marchands. Le prêtre est trop mo-
deste pour ne pas laisser la place libre à ces sommités nobiliaires. Le chef
de la douane pourrait seul leur disputer la prééminence avec son pantalon
à bandes d'or et sa casquette constamment ornée d'un ambitieux galon.
L'été, cette petite ville de Hammerfest offre un tableau riant et animé :
[4) Promontoire des oiseaux.
(2) Reise nach yorwegen, von Leopol(] von Bucli , Ile th.
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 135
elle voit arriver près de deux cents bàtimens , soit norvégiens , soit étrangers ,
dans l'espace de quelques mois (1). Les uns, il est vrai , ne font que traverser
la baie pour se diriger sur Archangel ou Tromsœ; d'autres vont d'île en île
compléter leur cargaison ; mais un grand nombre s'arrêtent. Ils apportent
de la farine, du chanvre , des étoffes, et prennent en échange du poisson et
de l'huile de poisson, des peaux de rennes, de chèvres, de loutres, de re-
nards, et de l'édredon. Hammerfest est la capitale commerciale de tout le
West-Finmark. Elle attire à elle la plupart des produits de la contrée, c'est-
à-dire la chasse, la pêche, et répand en détail, dans les diverses stations
marchandes du district , les denrées étrangères qu'elle a reçues.
Les Russes arrivent en grand nombre dans cette ville. Depuis l'ordonnance
de 1789, ils ont conquis tout le commerce de Finmark , affermé jusqu'alors
aux négocians de Bergen. A peine voit-on par année deux ou trois bricks sué-
dois, danois ou allemands; mais chaque jour de bon vent amène plusieurs lo-
die russes. Ce sont de courts navires à trois mâts, la plupart si vieux et si usés,
qu'on ne les croirait pas capables de résister à un orage. Les plus petits ne sont
pas même cloués ; de l'avant à l'arrière les planches sont cousues avec du
chanvre. On raconte que l'empereur de Ptussie, voyant un jour un de ces navi-
res entrer dans le port de Saint-Pétersbourg , en fut si frappé, qu'il l'exempta
à l'avenir de tout droit de douane. Avec ces frêles bàtimens qui effraie-
raient un matelot de Portsmouth, les Russes doublent le cap Nord et pénètrent
dans toutes les baies de l'Océan glacial. Tandis que les uns exploitent ainsi
le commerce de Finmark, d'autres s'en vont stationner près des bancs de
pêche. Plus habiles et plus actifs que les Norvégiens, ils remportent souvent
un bateau chargé de poisson d'un lieu où leurs concurrens ne retirent qu'un
filet à moitié vide. Il leur est défendu de pêcher à un mille de la cote, mais
ils dépassent chaque jour les limites qui leur sont imposées. Ils fatiguent par
leur persévérance l'attention de ceux qui doivent les surveiller. A l'est, à
l'ouest, au nord, ils cernent de toutes parts la côte de Finmark. Ils y reviennent
sans cesse. N'était la forteresse de Vardœhus qui les force à rebrousser che-
min, ils seraient déjà paisiblement installés sur le sol norvégien.
A côté du navire russe apparaît la pauvre barque du Finnois, qui vient
apporter au marchand le poisson qu'il a péniblement péché pendant plusieurs
mois et régler une partie de ses vieilles dettes. Sur la plate-forme en bois qui
entoure les magasins, on aperçoit toutes sortes de costumes, on entend
parler toutes les langues du nord. Et le marchand est là, alerte et affairé , la
casquette de peau de loutre sur la tête, la plume sur l'oreille, courant de
son comptoir à son entrepôt , tantôt attiré par une balle de farine dont il faut
mesurer le poids, tantôt par une addition , et faisant un cours de philologie
russe, suédoise, laponne, allemande, en même temps qu'un cours d'es-
compte. C'est sa saison de labeur. C'est de ces trois ou quatre mois de corn-
(1) Bereimiiiger om den œconomishc Tilstand i Sorge , pag. 530.
9.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
binaîsons et d'écritures que dépendent ses succès de toute une année. Alors
il expédie des bâtimens de pêclie au Spitzberg et des charges de poisson en
Espagne et en Portugal. Toute la journée s'écoule ainsi dans un perpétuel
enchaînement d'affaires , et , le soir, viennent les causeries autour du bol de
punch. Alors tous ces honnêtes marchands s'abandonnent avec joie à leur fran-
chise de cœur, à leurs habitudes hospitalières, et, s'il y a un étranger parmi
eux, ils sont pour lui d'une bonté et d'une prévenance sans égales. A défaut
des grandes questions politiques et des nouvelles de bourse, qui n'ont ici qu'un
lointain et faible retentissement, on s'occupe beaucoup des nouvelles du dis-
trict, et chaque anecdote, tombant au milieu de cette société paisible, produit
une commotion qui passe en quelques heures du salon du consul à la cabane
du pêcheur. L'état de la température joue surtout un grand rôle dans les
conversations, et le baromètre est l'oracle de toute la maison. Les dames,
qui en sont encore à l'enfance de l'art, s'abordent en se disant : Nous avons
aujourd'hui vent d'est; —et les hommes, qui sont beaucoup plus avancés , di-
sent : Nous aurons demain vent du nord. — Puis l'été est une merveilleuse
époque qui apporte chaque jour quelque événement inattendu. C'est un
navire étranger qu'on n'avait pas vu depuis deux années et qui tout à coup
reparaît dans le port; c'est un pêcheur qui a pris, au bout de sa ligne, un
poisson d'une forme singulière; c'est un voyageur qui entre avec armes et
bagage dans l'hôtel de M. Bangh; et jusqu'à ce qu'on sache au juste qui il
est, à quels heureux commentaires ne sera-t-il pas livré?
Que si , à travers les brouillards flottans et les nuages épais qui voilent or-
dinairement le ciel de Hammerfest , on voit tout à coup surgir un beau soleil,
si les montagnes des îles apparaissent au loin avec leurs flancs bleuâtres et
leur cime étincelante , si la mer que nul vent n'agite se déroule comme un
lac d'argent entre la ville et les rochers, oh! c'est un beau et poétique
spectacle; et l'étranger qui, pour le voir, est monté au sommet du Tyvefield ,
n'oubliera pas l'aspect grandiose de cet horizon où la terre et les eaux sem-
blent se disputer l'espace , et cette mer orageuse qu'une heure de calme apla-
nit, qu'une clarté vermeille colore, et cette nature sévère qui soudain
se déride et sourit à ceux qui la contemplent. Un soir, au mois d'août, j'ai
vu, du haut de ces pics élancés comme une flèche de cathédrale , le soleil , un
instant voilé par un léger nuage, se lever à minuit dans tout son éclat. Alors
la mer était éblouissante de lumière ; les montagnes avaient une teinte d'azur
comme les horizons lointains des contrées méridionales, et les lacs posés aux
flancs des collines , endormis dans leur bassin de granit, ressemblaient à des
coupes de cristal. Lorsque ces beaux jours apparaissent , il se fait dans toute
la ville un grand mouvement. Chacun veut jouir de ce tableau si rare , hélas !
et si rapide. Les affaires sont suspendues; les femmes sortent pour voir si les
plantes qu'elles cultivent avec tant de soin n'ont pas poussé quelques fleurs,
et les hommes, assis sur un banc, se dilatent au soleil. Mais ces jours d'é-
panouissement n'apparaissent que de loin en loin ; un brouillard épais voile
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 137
l'azur du ciel; le froid recommence au beau milieu de l'été; puis bientôt les
bâtimens étrangers disparaissent l'un après l'autre, les entrepôts se ferment,
les affaires cessent, tout retombe dans un profond silence. Voici l'hiver. Et
quel hiver! des nuits sans lin, un ciel noir, un sol glacé. A midi, au mois
de décembre, il faut se placer bien près de la fenêtre pour pouvoir lire quel-
ques pages. Du matin au soir la lampe est allumée dans toutes les maisons, et
plus d'étrangers, plus de mouvement, plus de nouvelles. La poste, qui arrive
trois fois par mois, n'arrive plus qu'à des époques indéterminées. Celle qui
passe à travers les montagnes de Suède est souvent arrêtée par la nuit et les
mauvais chemins; celle qui vient de Drontheim par mer rencontre encore
plus d'obstacles. La ville, naguère si occupée et si vivante, est maintenant
comme un monde à part, isolé de l'univers entier. Les pauvres gens qui l'ha-
bitent cherchent alors tous les moyens possibles de se distraire. Ils ont formé
une association pour se procurer des livres danois et allemands. Ils se rassem-
blent le soir tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, si les tourbillons de neige
ne les empêchent pas de sortir. Ils boivent du punch, ils fument, ils jouent
aux cartes. Les plus lettrés d'entre eux doivent se résigner à ces distractions
monotones; car lire ou écrire long-temps à la lueur d'une lampe est chose im-
possible. Un de leurs grands plaisirs, lorsque parfois le ciel s'éclaircit, est
de prendre les longs patins en bois norvégiens et de s'en aller courir à tra-
vers les rocs et les montagnes dont les flots de neige effacent toutes les aspé-
rités.
Vers la fin du mois de janvier, ils commencent à chercher à l'horizon les
premières lueurs du soleil qui les a fuis pendant si long-temps. D'abord on
ne distingue dans la brume sombre qu'une teinte rougeatre; mais c'est le
signe que chacun connaît et dont chacun se réjouit. C'est le signe précurseur
de ce soleil qui va raviver la terre et les hommes. Le premier qui l'a vu sur-
gir l'annonce à haute voix, et tout le monde accourt sur la colline; et, ce
jour-là, c'est fête dans toutes les familles. Peu à peu la teinte rouge grandit.
C'était une ligne informe, c'est maintenant un large disque qui traverse les
nuages, et qui, de semaine en semaine, s'arrête plus long-temps à l'horizon jus-
qu'à ce qu'il y reste sans relâche des mois entiers.
L'île de la Baleine (Hvalœ) , où Hammerfest est bâtie, est une terre ro-
cailleuse qui ne produit ni arbres ni fruits. Je l'ai traversée deux fois, et, sur
ses huit ou dix lieues d'étendue, je n'ai trouvé que des crêtes de montagnes
dépouillées de végétation, cà et là quelques maigres bouleaux, de la mousse
de renne dans les vallées, et des masses de neige, d'où les torrens s'échappent
en mugissant. Dans la baie de Hammerfest , toutes les peines que le marchand
s'est données pour avoir un jardin sous sa fenêtre , n'ont abouti qu'à faire
germer un peu de cerfeuil, une tige de salade. Au mois d'octobre, toute vé-
gétation cesse , tout se fane ; les fleurs même , que l'on garde avec les plus
grandes précautions dans les appartemens, meurent faute d'air et de lumière.
Dans l'intérieur de l'île, il n'existe aucune habitation; mais sur la côte, au
138 REVUE DES DEUX MONDES.
bord des golfes , le pêcheur est venu bâtir sa cabane là où il a pu trouver un
peu d'herbe et de gazon. J'avais grande envie de voir ces habitations si pauvres
et si isolées; et lorsqu'un jour M. Aall, le digne prêtre de Hamnierfest, me
proposa de nie conduire au-delà de l'île dans une de ses trois paroisses , j'ac-
ceptai son offre avec joie.
Nous partîmes à pied un samedi matin avec un jeune Lapon qui devait
nous servir de guide et porter nos provisions. Après avoir gravi une pre-
mière crête de montagnes , nous descendîmes à Ryppefiord , jolie petite baie
où un pêcheur a bâti cinq à six cabanes en bois à mesure que la pêche l'en-
richissait. C'est un homme intelligent qui a lui-même donné des leçons à son
fils et l'a mis en état d'être maître d'école de la paroisse. 11 nous conduisit
dans une île appelée Kiriiegaardœ (l'île du Cimetière). C'était là qu'on en-
terrait autrefois les malfaiteurs et les suicidés. La justice ecclésiastique de
cette contrée était plus sévère que la nôtre; elle rejetait ces malheureux hors
de la communauté chrétienne; elle les isolait au milieu d'une île déserte.
Quelquefois aussi on enterrait là ceux qui étaient morts victimes d'une tem-
pête ou d'un accident. Peu importe, disent les philosophes, dans quel lieu
repose notre corps quand l'ame ne l'habite plus ; et cependant , j'en suis sûr,
bien des étrangers, à qui l'on parlait de cette redoutable île du Cimetière,
ont dû frémir à l'idée qu'en faisant naufrage sur la côte, ils pouvaient subir
cet ostracisme de la mort, et être enterrés là, loin de leur pays, au sein de
l'Océan glacial, seuls avec des hommes marqués pendant leur vie d'une tache
honteuse. Le peuple dit qu'autrefois, à certaines époques de l'année, on
voyait ces malheureux se lever au milieu de la nuit. Ils erraient sur les ro-
chers au bord de la grève, et l'on distinguait dans l'ombre les blancs replis
de leur linceul. Les uns imploraient une barque pour pouvoir s'en aller visi-
ter leur demeure ; d'autres mêlaient le cri de leurs remords au gémissement
des vagues , au souffle de la tempête. L'un d'eux, un jeune homme (son
histoire fut long-temps populaire dans le Nord ) avait tué un officier
danois qui tentait de séduire sa fiancée. On le voyait apparaître à certains
jours, probablement le jour de son crime; et tout seul à l'écart, assis sur
une pointe de terre , il demandait que le prêtre vînt bénir la tombe où il ne
pouvait dormir, et que sa bien-aimée vînt y jeter quelques fleurs.
L'honnête Norvégien qui nous racontait ces traditions, en savait encore
plusieurs autres. Il nous dit aussi que, pendant l'hiver de 1800, à la pêcherie
de Lofodden, une nuit, il vit apparaître un homme armé de la tête aux pieds,
portant l'étendard anglais d'une main et de l'autre brandissant une épée du
côté du Danemark. Il prédit alors qu'il y aurait bientôt une grande bataille
entre les Danois et les Anglais. Personne ne voulut le croire; et, l'année sui-
vante, l'amiral Nelson brûlait la flotte danoise dans le port de Copenhague.
De retour sur la côte de Hvalœ, nous continuâmes notre route à travers
les rudes aspérités des rocs, les ravins humides et fangeux , les broussailles
tortueuses , la neige et les torrens. Le bateau qui devait nous conduire à
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 139
Hvalsund nous attendait à Sœholm. A quelque distance de là, nous aperçûmes
une tente de Lapons. Ils avaient abandonné dans une île voisine leurs rennes
aux soins d'un gardien, et ils étaient venus s'installer là pour pêcher. Leur tente
se composait de cinq à six bandes de vadmel vieilles et noircies, posées sur
quatre piquets et ouvertes par le haut pour laisser sortir la fumée. Une vieille
femme était accroupie auprès d'un foyer, écrasant du sel sur une planche.
Les hommes étaient dehors avec leurs robes en peau de rennes, immobiles et
apathiques. Du poisson séchait sur des perches à quelques pas d'eux, et des
entraillesdepoisson jonchaient le sol. En face de leur demeure, de l'autre côté
de l'eau, on voyait s'élever une pyramide en pierre. C'était une de ces pierres
saintes, une de ces Passe-Vare où les Lapons allaient autrefois offrir des sacri-
fices. Mais autour de ce lieu vénéré, dont les idolâtres ne s'approchaient que
la tête nue et le front incliné, il n'existe plus ni cornes de béliers, ni pieds de
rennes, ni rien de ce qu'ils avaient coutume d'immoler au dieu de la chasse
et au dieu du tonnerre, à Sarahha, la déesse des enfantemens, et à Jabbe-
Âlika, la mère de la mort. Les missionnaires duxviii" siècle les ont con-
vertis, et les Passe-Vare n'existent plus que comme des nionumens d'une an-
cienne superstition qui a perdu son empire.
Le soir, après quatorze heures d'une marche pénible et d'une navigation
contrariée par le vent, nous arrivâmes à Hvalsund, dans la maison du mar-
chand. Tous ces marchands des petites îles du Tsord sont tenus d'héberger
les voyageurs, mais ils ont en même temps le droit de se faire payer, et ja-
mais ils ne veulent rien recevoir. Ils ouvrent à l'étranger qui vient les voir
leurs armoires et leurs celliers. La maîtresse de maison emploie pour lui ses
meilleures recettes de cuisine, la jeune lille tire du buffet la plus belle nappe,
et le père de famille apporte sur la table avec un naïf orgueil la vieille bou-
teille de vin de Porto qu'il réserve pour les grandes occasions. Chacun
ainsi s'empresse autour de l'étranger, et, quand il s'en va, on lui tend la main
et on le remercie d'être venu.
Hvalsund est une de ces stations de commerce où abordent chaque année
quelques lodie russes et quelques bateaux, oij les habitans des montagnes
et des côtes viennent apporter leurs peaux de rennes, leur poisson, et faire
leurs approvisionnemens de l'année. En 1763, on y bâtit une chapelle. C'est
depuis ce temps le chef-lieu d'une paroisse toute peuplée de Lapons. Le prêtra
de Hammerfest y vient trois fois par an célébrer l'office divin. Il envoie uii
exprès au marchand pour lui annoncer le jour de son arrivée; le marchand
l'annonce à un Lapon qui le répète à un autre, et la nouvelle court ainsi à
quinze lieues à la ronde, de fiord en fiord , de montagne en montagne, et le
dimanche toute la communauté accourt.
Elle était déjà réunie sous nos fenêtres, le matin, quand nous nous éveil-
lâmes. Ceux-ci étaient venus à pied, ceux-là en bateau, et leur physionomie,
leur costume, leur attitude, tout dans ces groupes étranges m'offrait un sin-
gulier et curieux tableau. Le caractère distinctif de ces assemblées de Lapons,
140 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est l'indolence. Les uns se tiennent debout au soleil ; d'autres restent assis sur
le gazon. Ils restent là des heures entières muets et immobiles. Les plus lieureux
sont ceux qui ont une vieille pipe et un peu de tabac. En hiver, ils portent de
lourdes peaux de rennes sur le corps; en été, des blouses de vadmel (Ao/ïe)
gris ou bleu , surmontées d'un collet orné de broderies en fil rouge, serrées au
milieu du corps par une ceinture de cuir et ornées d'un galon de drap rouge et
quelquefois d'une lisière à la partie inférieure. Leurs longs cheveux flottent
sur leurs épaules, et un bonnet en drap de diverses couleurs, taillé comme
une calotte, leur couvre la tête. Ils n'ont ni linge, ni bas; un pantalon étroit
descend jusqu'à leurs souliers, et quelques-uns portent de grandes bottes en
cuir. Sur la poitrine, ils ont une poche en toile suspendue au cou par un épais
cordon, et cachée sous leur blouse. C'est là qu'ils mettent leur bourse, leur
tabac, leur cuillère en corne de renne, des aiguilles à coudre, du fil, un bri-
quet et de l'amadou. Le costume des femmes ressemble à celui des hommes.
C'est la même blouse sans collet, la même ceinture, et les mêmes souliers en
cuir, terminés en pointe et garnis de foin en dedans. Mais leur pantalon ne
descend guère que jusqu'aux genoux; le reste de la jambe est caché par les
cordons de souliers qu'elles tournent et retournent de manière à en faire une
espèce de bas. Leur bonnet est en étoffe de couleur, surmonté, comme celui
des femmes d'Islande et de Normandie, d'une pointe pareille à un cimier de
casque. Elles portent à leur ceinture leur bourse, leur tabac et tout ce dont
elles ont besoin pour coudre. Quelques-unes ont eu la singulière idée d'ad-
joindre à leur antique costume lapon un fichu d'indienne. C'est une chose
horrible à voir que cette étoffe de Mulhouse tombant sur une peau de renne
ou sur une blouse de vadmel. Elles ont une prédilection particulière pour tout
ce qui ressemble à un bijou. Elles portent à leurs doigts de lourdes bagues
d'argent ou de cuivre grossièrement travaillées, et sur leur ceinture des bou-
tons d'argent. La plupart sont laides. Leur type de figure est celui qui a été
souvent décrit par les historiens : la face plate, les joues creuses, les pommettes
saillantes. Mais elles ne sont ni si laides, ni si petites, ni si sales qu'on l'a dit,
et, parmi celles que j'ai vues à Hvalsund , il y en avait plusieurs remarquables
par la finesse de leurs traits et la douce expression de leur visage.
Quand le prêtre parut sur le seuil de l'habitation, les Lapons, hommes et
femmes, s'approchèrent de lui et vinrent le saluer selon leur coutume natio-
nale, en lui passant la main autour de la taille comme pour l'embrasser. Ils
ont pour leur prêtre un véritable attachement et un profond respect. Quand
ils lui parlent, ils l'appellent toujours cher père , excellent père. Quand il
entre dans leur demeure, ils se lèvent aussitôt, le prennent par la main et
le conduisent au fond de leur cabane à la place d'honneur. En général , les
pauvres Lapons ont été durement calomniés. Les voyageurs qui n'ont fait que
voir de loin les sombres demeures oii ils vivent , leur ont prêté bien des vices
dont ils sont, pour la plupart du moins, très innocens. Il suffit de rester quel-
que temps parmi eux , de causer avec eux , de les suivre dans les diverses
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 14l
situations de la vie , pour être touché de tout ce qu'il y a de bon , de simple
et d'honnête dans leur nature. J'ai souvent interrogé à ce sujet les hommes
qui ont le plus de rapports avec eux , les prêtres, les marchands, les pêcheurs,
et il n'en est pas un qui ne m'ait fait l'éloge de leur douceur de caractère et
de leur hospitalité. On les accuse seulement quelquefois de s'abandonner
avec trop peu de retenue au plaisir de boire , et de montrer trop de méfiance
dans leurs relations. Le premier défaut vient de la pauvreté de leur vie, et,
quant au second, la nature qui les trompe chaque jour, l'élément rigoureux
qui les poursuit sans cesse, ne leur enseignent-ils pas la méfiance, et la
supériorité pratique des hommes avec lesquels ils ont un compte à régler
ne leur en fait-elle pas une loi.^
L'heure de l'office sonna , et nous nous dirigeâmes vers l'église. En un in-
stant la nef fut pleine de Lapons. Le prêtre prêchait dans leur langue , et ,
quoique son sermon, comme il avait lui-même l'humilité de l'avouer, ne fût
ni correctement écrit, ni correctement prononcé, tous l'écoutaient avec at-
tention. Au sermon succéda le chant des psaumes, et la plupart des La-
pons avaient leur livre à la main et joignaient leur voix à celles du chœur.
Cependant les désirs vulgaires se mêlaient encore à cette pieuse cérémonie.
Au beau milieu du chant, je vis une vieille femme traverser la foule et s'ap-
procher d'un homme assis près de la chaire. Elle lui dit quelques mots à
l'oreille; alors il tira gravement de sa poche une pipe, la lui donna, et la
vieille femme sortit avec un visage radieux.
Dans l'après-midi , il y avait une joyeuse assemblée chez le marchand. Plu-
sieurs dames étaient venues de Hammerfest visiter Hvalsund , et l'on buvait
du punch et l'on chantait. Pendant ce temps, les Lapons s'en allaient au
liiagasin, achetant pour quelques sckellings d'eau-de-vie et de tabac, ou im-
plorant un crédit que le prudent caissier ne leur accordait pas sans de longs
préambules et de nombreuses restrictions. L'un d'eux, attiré par notre gaieté
bruyante, entra dans la maison du marchand et entr'ouvrit doucement la
porte du salon. Nous lui fîmes signe de s'approcher. Il vint s'asseoir par
terre à nos pieds et écouta. Dans ce moment on entonnait une mélodie tendre
et plaintive. Le Lapon baissa la tête et essuya une larme qui coulait sur ses
joues. « Oh! me dit-il , quand il s'aperçut que je le regardais, nous ne chan-
tons pas ici, nous, mais nous chanterons au ciel. » Je lui donnai quelques
sckellings, et je lui demandai s'il avait beaucoup de rennes et beaucoup de
moutons, s'il était riche. «Dieu est riche, répondit-il, mais l'homme est
pauvre. » Et, pendant une demi-heure, il entremêla ainsi à sa conversation
des paroles bibliques. C'était un Lapon des frontières de la Paissie, qui vient
à Hvalsund chaque été avec son troupeau et s'en retourne l'automne dans les
montagnes. — Où demeures-tu? lui dis-je quand il nous quitta. — Le Lapon ,
me répondit-il, n'a point de patrie et point de demeure. II porte sa tente d'un
lieu à l'autre; mais, si tu veux venir l'hiver prochain à Kitell , tu demanderas
Ole OIssen , et je te recevrai. Le lendemain , au moment où j'allais partir, ij
vint à moi, et me dit en me présentant une vieille pièce de monnaie norvé-
142 REVUE DES DEUX MONDES.
gienne : « Tu es un bon étranger, toi, tu ne méprises pas le pauvre Lapon.
Carde cela pour souvenir de moi et viens me voira Kitell. Je te dirai com-
ment nous vivons. » Puis il me tendit la main et s'éloigna.
Le prêtre exerce sur toute cette communauté une sorte de juridiction pa-
ternelle. C'est lui qui règle les mariages, qui apaise les querelles, qui donne
des conseils au père de famille et des encouragemens à l'enfant. Si deux époux
ne peuvent s'accorder, ils s'adressent au prêtre. Si deux voisins ont à traiter
quelque épineuse question d'intérêt , ils prennent pour arbitre le prêtre ; et si
le Lapon et le marchand sont mécontens l'un de l'autre, c'est encore le
prêtre qui s'interpose entre eux. Le soir, il y avait un procès à juger. Il s'agis-
sait de deux jeunes fiancés qui demandaient à rompre leur contrat. Le jeune
homme, séduit par les sept cents rennes de sa future, aurait encore volontiers
consenti à ensevelir dans le silence ses griefs ; mais la jeune fille avait inva-
riablement pris sa résolution. Les deux partis, accompagnés de leurs témoins,
comparurent devant le prêtre , et, quand la fiancée eut déclaré qu'elle voulait
redevenir libre, le jeune homme redemanda les présens qu'il lui avait faits.
Elle prit une clé cachée sous sa robe, ouvrit une vieille caisse en bois, et en
tira une bague d'argent, une ceinture de cuir, ornée de quelques plaques
d'argent , et trois mouchoirs d'indienne. Le jeune homme rassembla ces
objets, les retourna de tout côté pour voir s'ils étaient en bon état; puis,
quand cet examen fut fini , il raconta au prêtre que ses fiançailles lui avaient
coûté beaucoup d'argent, que sa fiancée avait bu dix-huit pots d'eau-de-vie,
et il demandait 10 dalers (50 fr. ) pour s'indemniser de ses dépenses, de ses
voyages et de ses chagrins. A cette déclaration inattendue, la jeune La-
ponne jeta sur lui un regard d'une magnifique fierté , puis elle en appela
aux témoins, et il se trouva qu'au lieu de dix-huit pots d'eau-de-vie, l'inno-
cente fille n'en avait bu que trois. Le prêtre lui dit de donner 5 francs à son
rigoureux fiancé. Il les reçut avec autant de joie que s'il n'avait pas osé les
espérer. Puis, tous deux, à la demande de leur juge, se tendirent la main en
signe d'oubli du passé et se séparèrent.
Le lendemain, tous les Lapons étaient retournés dans leurs demeures. Pour
nous, nous avions un nouveau voyage à faire. Le pêcheur finnois qui, pendant
sept mois de l'année, sert de maître d'école à la communauté, était venu de
Rœvsboten, situé à douze lieues de Hvalsund , chercher le prêtre pour admi-
nistrer les sacremens à sa vieille mère malade. Nous partîmes à midi dans
une petite barque montée par trois hommes ; le maître d'école nous servait lui-
même de pilote. Nous longeâmes la côte occidentale de Hvalœ, et je vis re-
paraître autour de moi les sites sombres de ces mers du nord , les grands
rocs aigus , isolés et debout au milieu des vagues , comme des pyramides au
milieu du désert, les montagnes de neige ceignant l'horizon, de temps à
autre un coin de terre aride oii le pétrel s'arrête dans son vol , comme pour
voir de quel côté soufflera la tempête , et de toutes parts une solitude pro-
fonde, un silence de mort.
Le soir, des nuages épais s'amoncelèrent autour de nous, l'azur du ciel
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 143
disparut , et nous n'entrevîmes plus que les vagues noires et les masses con-
fuses des montagnes qui présentaient dans l'ombre toutes sortes de formes
étranges. Il était deux heures du matin lorsque nous arrivâmes à Rœvsbo-
ten : le ciel était encore chargé de nuages; mais une clarté rougeatre se mon-
trait à l'horizon. A la lueur de cette pâle aurore, nous aperçûmes, sur une
pointe de terre, une tente de Lapons nomades ; près de nous, un torrent , et au
bord du torrent la cabane de gazon habitée par la vieille femme. — Irons-
nous maintenant visiter ta mère ? demanda le prêtre à Per Nilsson, le maître
d'école. — Oui, je le désirerais, répondit-il ; je sais qu'elle v>îut te voir dès
que tu arriveras. Attends-moi à la porte , je vais lui dire que tu es venu.
Nous restâmes à la porte , tandis que les rameurs tiraient la barque sur la
grève. Il faisait froid , humide, et nos manteaux mouillés par le brouillard
ne pouvaient nous réchauffer; Per Nilsson revint un instant après appeler le
prêtre. Nous le suivîmes en nous courbant jusqu'à terre pour franchir le
seuil de son habitation. C'était une pauvre cabane laponne , occupée par
deux familles. D'uii côté, étaient les peaux de rennes servant de lit; de l'autre,
un métier à tisser, quelques sceaux en bois posés sur des planches , une mar-
mite suspendue au-dessus du foyer, rien de plus. Deux femmes, qui avaient
revêtu à la hâte leur tunique de vadmel, étaient assises sur leur lit, et, dans
un coin obscur, la malade poussait des cris de douleur. Une lèpre incurable
lui avait dévoré une partie du palais, et sa voix inintelligible pour tout
autre que pour son fils, ressemblait à un râlement de mort. Le prêtre se
posa devant son lit , et Per Nilsson lui servit d'interprète. La malheu-
reuse , sentant qu'elle n'avait plus guère de jours à vivre , voulait recevoir
aussitôt la dernière communion. Le prêtre prit ses vêtemens, son calice , et
commença les prières des agonisans. Comme il craignait de se tromper en
parlant une langue qui ne lui était pas familière , il priait en norvégien , et le
fils de la malade, la tête inclinée , les mains jointes, traduisait à sa mère
mourante les saintes paroles. C'est une scène que je n'oublierai jamais :
cette cabane de pêcheur au milieu du désert; cette malade, consolée par la
foi dans ses douleurs ; ce prêtre avec ses vêtemens sacerdotaux , debout dans
l'ombre ; un fils traduisant à sa mère les exhortations de l'agonie ; deux
femmes silencieuses et comme attérées par la douloureuse majesté de ce ta-
bleau; auprès d'elles, un jeune enfant endormi dans son ignorance ; nulle
étoile au ciel; nulle autre clarté dans cette retraite obscure qu'un rayon pâle
de la lune descendant par le toit; le vent sifflant sur les vagues de la mer, et
le torrent aux flots orageux grondant à côté de nous; c'est tout ce que j'ai vu
dans ma vie de plus terrible et de plus imposant.
Quand la cérémonie fut achevée, la malade remercia Dieu et s'endormit.
Per Nilsson nous mena dans une espèce de hangar où il renfermait ses pro-
visions. Il étendit quelques peaux de rennes sur le plancher; nous nous cou-
châmes là-dessus, et nous dormîmes d'un profond sommeil. Quelques heures
plus tard , quand Per Nilsson ouvrit la porte , le prêtre lui demanda com-
144. REVUE DES DEUX MONDES.
ment se trouvait sa mère. — Elle va bien, dit-il; tes prières l'ont fortiQée et
réjouie; elle est assise dans son lit et voudrait te voir. — Nous rentrâmes dans
la cabane, et tandis que le digne pasteur portait encore une consolation dans
le cœur de la malade, les deux autres femmes préparaient notre déjeuner-
La première faisait bouillir du poisson dans la marmite qui avait servi la
veille à cuire des plantes marines; la seconde pétrissait sur une planche
des galettes de farine d'orge qu'elle rôtissait ensuite au moyen d'une pierre
plate posée sur le feu. Un enfant nous apporta la marmite en plein air et
mit une douzaine de galettes sur le gazon. Nous n'avions ni assiettes, ni
fourchettes, nous péchâmes avec la pointe d'un canif les queues de poisson
qui flottaient dans l'eau, et puis nous allâmes boire au torrent, et la nou-
veauté de ce déjeuner nous fit oublier ce qu'il avait de peu confortable. Pen-
dant ce temps, nos rameurs mangeaient une espèce de gruau composé
d'huile et de foie de poisson. Quand ils eurent achevé ce triste repas , dont
l'aspect seul me causait un profond dégoût, nous demandâmes à partir. Mais
le bon Per Nilsson, qui devait encore être notre pilote, était retenu tantôt
par sa mère, tantôt par sa femme; puis il allait se promener sur la grève,
tenant un enfant de chaque main, et, lorsque nous regardions du côté du
bateau , il regardait sournoisement d'un autre côté. Enfin il s'arracha à son
foyer et à ses affections; il dit adieu à l'un, à l'autre, et rama bravement
pendant huit heures pour nous reconduire sur le sol de Hvalœ.
V.
liE CAP-JVORD.
De Hammerfest au Cap-Nord il n'y a guère qu'une trentaine de lieues, et
de tous les habitans de la ville, le prêtre est le seul qui ait été voir cette
dernière limite de l'Europe. Le voyage n'est cependant ni aussi pénible, ni
aussi dangereux, que certains touristes l'ont dépeint. Nous l'avons fait en
trois jours; d'autres l'ont fait en moins de temps encore. Mais il est vrai de
dire qu'autour de ces rochers qui forment la pointe du cap la mer est rare-
ment calme. Même quand le vent se tait, les longues vagues de l'Océan gla-
cial roulent avec fracas, comme si elles étaient encore soulevées par l'orage
de la veille, et la côte est hérissée de brisans, où les flots impétueux se pré-
cipitent avec un rugissement pareil au bruit du tonnerre. Là, si l'on est sur-
pris par l'ouragan, nul asile ne s'offre à la barque fragile, nulle terre ne la
protège, et, si le vent contraire persiste, l'excursion de trente lieues peut
durer trente jours.
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 145
Pour moi , dès mon arrivée en Finniark, j'avais regardé ce voyage au Cap
comme le terme obligé d'un séjour dans le Nord. Tandis que je faisais mes
préparatifs, un de mes compatriotes arriva à Hammerfest , et nous résolûmes
de partir ensemble. Le bateau était amarré dans le port , les matelots avaient
déjà revêtu leurs tuniques de cuir et leurs longues bottes ; mais le vent du
nord soufflait avec violence. Il était impossible de mettre à la voile ou de
ramer. Nous restâmes ainsi toute une semaine, regardant à l'horizon et con-
sultant les nuages. Enfin il s'éleva une légère brise d'ouest, et nous nous
embarquâmes.
Toute cette mer est parsemée d'îles arides , habitées seulement par quel-
ques familles de pêcheurs, visitées par les Lapons, qui y conduisent leurs
rennes au mois de mai, et s'en retournent au mois de septembre. Le nom de
ces îles indique leur nature. C'est l'île de la baleine, de l'ours, du renne , du
goéland : Hvalœ, Biccrnœ , Renuct , Maasœ. De longues bandes de neige les
sillonnent toute l'année, et des brouillards épais voilent souvent leurs
sommités.
Au-delà de Maasœ, les îles cessent du côté du nord; on entre dans la pleine
mer, et bientôt on aperçoit les trois pointes de Stappen, qui s'élèvent comme
trois obélisques au milieu de l'Océan. Celle du milieu, plus haute et plus
large que les deux autres , avait frappé les regards des Lapons ; ils la saluaient
de loin comme une montagne sainte , et venaient sur sa cime offrir des sa-
crifices. Autrefois il y avait là quelques habitations; il y avait aussi une église
à Maasœ. Quand Louis-Philippe fît le voyage du Cap-Nord, il s'arrêta une nuit
chez le sacristain de Maasœ, une autre chez un pêcheur de Stappen. Son
voyage dans le Nord a déjà passé à l'état de tradition populaire. Les pêcheurs
se le sont dit l'un à l'autre , les pères l'ont répété à leurs enfans , et les naïfs
chroniqueurs de cette odyssée royale n'ont pu s'en tenir à la simple réalité;
ils l'ont agrandie et brodée selon leur fantaisie. On raconte donc qu'une
fois il arriva ici des contrées du sud , de ces contrées merveilleuses où les
arbres portent des pommes d'or, un grand prince, qui cachait, comme dans
les contes de fées , son haut rang et sa fortune sous le simple habit de laine
norvégien. D'abord on le prit pour un étudiant curieux qui cherchait à s'in-
struire en parcourant le pays, ou pour un marchand qui voulait connaître
l'état de la pêche de Lofodden , d'autant qu'il était doux , honnête, et nulle-
ment difficile à servir. Mais bientôt on reconnut que c'était un personnage
de distinction , car il avait avec lui un compagnon de voyage ( M. le comte
de Montjoye) qui ne lui parlait jamais qu'en se découvrant la tête, qui cou-
chait sur le plancher tandis que le prince couchait dans un lit. Une fois,
la femme d'un paysan chez lequel les deux voyageurs avaient passé la nuit,
entra dans leur chambre au moment où ils s'habillaient , et elle vit que, sous
son grossier vêtement de vadmel , le prince avait un habit de fin drap , tout
couvert de croix et d'étoiles en diaraans.
On dit aussi qu'une vieille Norvégienne , à qui il avait fait l'aumône , lui
146 REVUE DES DEUX MONDES.
dit en lui prenant la main pour le remercier : « Les gens de ce pays te re •
gardent comme un de ces voyageurs que nous voyons quelquefois passer;
mais moi, je sais bien que tu es plus grand que le ^ogcle et VAmtmundll).
et même que l'évëque de Drontheim. Je sais que tu es un prince, et,
vois-tu ? la vieille Brite ne ment pas , tu seras roi un jour. »
A l'époque où Louis-Philippe voyageait dans ces contrées si peu connues,
il n'avait point d'habit de drap fln sous sa blouse de vadmel , point de croix
de diamans sur la poitrine. Le désir de voir, d'observer, de s'instruire, lui
avait fait entreprendre avec de faibles ressources cette longue et difficile ex-
cursion. Il venait de son collège de Reichenau , n'emportant pour toute for-
tune qu'une modique lettre de change sur Copenhague; et, quand la bonne
Brite lui prédit qu'il deviendrait roi, le prince dut lui répondre par un sin-
gulier sourire d'incrédulité. C'était en 1795; on ne songeait guère alors à
faire des rois en France.
L'église de Maasœ a été transportée à Havsund; le sacristain est mort, le
pêcheur a émigré, et les deux îles sont désertes. Sur toute la côte de Finmark ,
on pourrait citer plusieurs de ces émigrations produites seulement par le dé-
faut de bois. Quand le Norvégien va s'étabUr au bord de la mer, il cherche une
baie qui ne soit pas trop éloignée des bouleaux ; mais , si les Lapons arrivent
là en été, ils ravagent sa chétive forêt, ils coupent l'arbre par le milieu, et
cet arbre ne repousse plus. Au bout de quelques années , le pauvre pêcheur,
surpris par la disette de combustible , est forcé de fuir le sol où il avait bâti
sa demeure. Il dit adieu à ses pénates, et s'en va chercher ailleurs un lieu
moins dévasté. Parfois aussi toute sa famille s'éteint sur le roc désert qu'elle
occupait ; sa frêle cabane tombe en ruine , et personne ne songe à en recueillir
les débris ou à l'habiter.
En face de Stappen nous voyons s'élever une longue côte rocailleuse , cou-
pée par une baie profonde, et projetant de toutes parts des lignes irrégulières,
des cimes aiguës : c'est l'île qui porte à son extrémité le Cap-Nord. On l'a
nommée l'île Maigre; on aurait pu dire l'île Désolée; c'eût été plus juste
encore.
A Giestvœr, dans ce golfe ouvert au milieu des écueils , il y a pourtant en-
core une habitation et un marchand, le dernier marchand du Nord. Nos
matelots ne l'avaient appris que par tradition, et nous errâmes sur les va-
gues, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest , cherchant le haut d'un toit , et ne ren-
contrant partout que des pointes de roc. Enfin, nous aperçûmes les mâts
d'un bâtiment russe qui avait jeté l'ancre au fond de la baie; ils guidèrent
notre marche. A côté du bâtiment était une cabane en bois servant de ma-
gasin , et rien de plus. Mais plus loin, derrière un amas de rochers couverts
de plantes marines et de mousse , on voyait un nuage de fumée qui fuyait le
long de la montagne. C'était la demeure du marchand, une pauvre de-
(1) Les deux fonctionnaires supérieurs de la province.
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 147
meure, où toute une famille se resserre péniblement pour laisser un peu de
place au voyageur; à côté, une maison plus chétive encore, où l'on trouve
quelques flacons d'eau-de-vie, quelques sacs de farine, du fil et du cuir:
c'est la boutique. Près de là, deux cabanes en terre, habitées par des pê-
cheurs, et tout autour, les rocs nus, les aspérités sauvages, l'aridité, le silence
du désert et l'Océan glacial. L'été, il arrive ici une douzaine de petits navires
russes qui viennent chercher du poisson , car il y a sur la côte des pêcheries
abondantes. Les premiers apparaissent au mois de juin , et les plus tardifs
s'en vont au mois de septembre. A partir de cette époque, les habitans de
Magerœ ne voient plus aucun étranger et n'entendent plus aucune nouvelle.
Le reste du monde est clos pour eux. La vague gémit sur leur rivage, l'orage
gronde sur leur tête, et la nuit les enveloppe.
Cependant, quand nous fûmes près de l'habitation, la mère de famille vint
à nous avec un front riant, et deux jeunes filles à l'œil bleu, aux cheveux
blonds, nous tendirent cordialement la main en nous disant: « Soyez les
bien-venus! » Pour ces malheureux jetés ainsi à l'extrémité du globe, isolés
du reste des hommes, l'étranger inconnu qu'un bateau amène sur leur plage
lointaine n'est pas un étranger. C'est un hôte aimé qui leur apporte un rayon
de vie dans leur froide solitude; et, quand la digne femme du marchand venait
nous demander ce que nous désirions , il y avait dans son regard une sorte
de sollicitude pleine de douceur, et quand Marthe et Marie, ses deux filles,
passaient devant nous , leurs yeux bleus et leurs lèvres innocentes nous sou-
riaient comme si elles eussent vu en nous des frères.
Bientôt la chambre que nous devions occuper fut prête, la table nettoyée
et couverte d'une nappe blanche. Nous avions apporté avec nous des provisions
de voyage , mais la bonne M'"'' Rielsberg était là qui épiait nos désirs et cou-
rait avec empressement, tantôt à son armoire , tantôt à la cuisine , chercher
ce dont nous avions besoin. Jamais l'hospitalité norvégienne ne m'a plus tou-
ché. La pauvre femme ne pouvait placer devant nous ni linge damassé , ni
couverts d'argent ; mais elle nous apportait sa dernière assiette et sa dernière
goutte de crème. Après avoir récapitulé dans sa tête toutes ses richesses, elle
prit une clé qui pendait à sa ceinture, ouvrit un buffet et en tira un flacon de
liqueur qu'elle gardait pour les grands jours de fête. Hélas ! c'était la bouteille
d'huile de la veuve , et j'aurais voulu avoir la puissance du prophète pour la
remplir sans cesse.
Tandis qu'elle restait là, occupée à nous servir, je l'interrogeais sur le passé,
et elle me racontait sa vie, comment elle avait vécu jeune fille au milieu de
ses parens à Drontheim , et comment elle avait quitté cette ville qui lui sem-
blait une grande ville pour venir habiter cette solitude. « Il y a de cela vingt
ans, disait-elle; mon mari, trouvant trop de concurrence ailleurs, avait sol-
licité le privilège de Giestvœr. Il me demanda s'il ne m'en coûterait pas trop
de me séparer du monde où j'étais habituée à vivre. Mais moi, je lui répondis
que je le suivrais avec joie partout où il irait. Nous étions jeunes alors , et
148 REVUE DES DEUX MONDES.
nous faisions de beaux projets; nous espérions pouvoir, au bout de quelques
années, vendre notre établissement et retourner à Drontheim avec nos en-
fans. Nous arrivâmes dans cette île où il n'y avait rien qu'une cabane de pê-
cheur. Nous bâtîmes cette maison que vous voyez, le magasin, l'étable, et
d'abord tout parut répondre à nos vœux. Je passai des années de joie dans
cette pauvre demeure. Mais bientôt une longue suite de malheurs vint dé-
truire toutes nos espérances , et maintenant je ne demande plus à m'en re-
tourner dans le monde où j'ai vécu, dans la ville où je suis née. Maintenant
mes parens sont morts , sans que j'aie pu les embrasser une dernière fois ;
mon mari est malade, et mon fils s'est noyé l'automne dernier à la pêche. »
En prononçant ces mots, sa voix trembla; ses deux filles, qui la virent prête
à pleurer , se suspendirent à son cou , et ses larmes s'arrêtèrent sous leurs
baisers.
Pendant qu'elle s'abandonnait ainsi à ses souvenirs , minuit sonnait à la
pendule enfumée de notre chambre , et , à cette heure où l'ombre enveloppait
les contrées méridionales, notre ciel du noi'd s'éclaircit. Le soleil qui n'avait
pas paru de tout le jour projeta une lueur pâle à l'horizon. La brume qui
inondait la vallée se leva de terre et s'entr'ouvrit ; les nuages, chassés par le
vent, se déchirèrent sur le flanc des montagnes et s'enfuirent. A travers leurs
crevasses, on voyait poindre des teintes bleuâtres, des cimes dentelées. La
mer et les rochers se découvraient peu à peu à nos regards dans toute leur
étendue. C'était comme une décoration de théâtre au lever du rideau. La brise
venait du sud ; elle devait nous conduire en peu de temps au Cap-Nord. Nous
appelâmes nos matelots qui s'apprêtaient déjà à dormir; mais, en leur don-
nant une ration d'eau-de-vie , nous leur fîmes oublier le sommeil. Ils hissèrent
gaiement la voile et nous partîmes.
De Giestvœr au Cap-Nord , on compte environ cinq lieues. Au sortir de la
baie, on ne voit plus à gauche que la pleine mer et à droite la côte de l'île.
C'est une haute muraille formée de couches perpendiculaires, rongées, broyées
par les vagues et par les orages, et sillonnées de distance en distance par les
torrens de neige. A sa sommité , on n'entrevoit ni plantes , ni arbustes , et sa
base est hérissée de brisans où les vagues même, par un temps calme, bon-
dissent, écirinent et se brisent avec colère. Du côté du sud, un rayon de lu-
mière s'étendait comme un bandeau de pourpre à l'horizon. Mais ici tout était
noir, la mer, les rocs et les cavités creusées par les flots dans le flanc des
montagnes. Nulle autre voile que la nôtre ne flottait dans l'espace. Nul vestige
humain ne se montrait à nos yeux. On ne voyait que la mouette perchée sur
la pointe de l'écueil et le péHcan noir qui levait son grand cou au-dessus de
l'eau comme pour regarder quels étaient les téméraires qui venaient le trou-
bler dans son sommeil.
Après avoir longé pendant plus d'une heure ce boulevart de rochers , notre
pilote nous montra une sommité plus large, plus élevée que les autres, et qui
s'avançait plus au loin dans la mer. C'était le Cap-Nord. Il ressemble à une
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 149
grande tour carrée, flanquée de quatre épais bastions. C'est la tour au pied
de laquelle les vagues s'épuisent en vains efforts ; c'est la citadelle de l'Océan.
Du côté de l'ouest et du nord, il était impossible d'y aborder. Nous ne voyions
partout qu'une cliaîne d'écueils et un rempart escarpé s'élevant à pic du sein
de la mer. Notre guide nous lit doubler sa pointe, et nous entrâmes dans
une petite baie creusée au milieu de la montagne. Là nous fûmes surpris
par un singulier point de vue. Devant nous était une enceinte de rocs par-
tagés par larges, bandes comme l'ardoise, ou broyés comme la lave; au
milieu l'eau de la baie verte et limpide, abritée contre les vents, unie comme
une glace; et sur la rive de ce port paisible, au pied des cimes nues et escar-
pées, un lit de fleurs et de gazon, et un ruisseau d'argent fuyant entre les
blocs de pierre. Sur ses bords fleurissait le rergissmeinnicht aux yeux bleus,
la renoncule à la tête d'or, le géranium sauvage avec sa robe violette et ses
feuilles veloutées, le petit œillet des bois, et, un peu plus loin, de hautes tiges
d'angélique cachaient, sous leurs larges rameaux, des touffes d'herbe. Je ne
saurais dire l'effet que produisit sur moi cette végétation inattendue. C'était
comme un dernier rayon de vie sur cette terre inanimée , comme un dernier
sourire de la nature dans l'aridité du désert.
Tandis que nos matelots couraient aux plantes d'angélique, dont ils faisaient
d'amples provisions , je me penchais sur le sol humide pour entendre le nmr-
mure du ruisseau tombant par petites cascades d'une pierre à l'autre, filtrant
à travers les pointes d'herbe et courant sur la grève. Je regardais ces jolies
fleurs bleues, mollement épanouies, et ma pensée s'en allait bien loin d'ici
chercher dans nos vallées des fleurs semblables. Puis, en restant là, il me
venait de singulières réflexions. Je me disais que cette eau fraîche et pure
qui courait follement dans les vagues amères de l'Océan ressemblait à ces
intelligences chastes et candides qui vont se perdre dans le tourbillon du
monde, et ces fleurs solitaires, écloses au bord de la mer Glaciale, étaient pour
moi comme ces douces pensées d'affection qu'une ame fidèle conserve au
sein d'une société refroidie par l'égoïsme. J'avoue que ces réflexions et plu-
sieurs autres encore , dont je fais grâce au lecteur, étaient peu à l'avantage
du monde. Mais où serait-il permis d'enfanter de sombres rêveries, si ce
n'est au Cap-Nord?
Je fus tiré de mes monologues misanthropiques par la voix de mon compa-
gnon de voyage , qui me montrait la cime de la montagne et s'élançait sur
les pointes de rochers. Cette montagne n'a pas plus de mille pieds de hau-
teur; mais elle est droite, raide et difficile à gravir. Ici on rencontre un amas
de pierres broyées qui se détachent du sol et roulent en bas quand on y pose
le pied; là des bandes de mousse humide où l'on glisse sans rencontrer aucun
point d'appui, ou de larges masses de rochers auxquelles il faut se cramponner
avec les mains pour pouvoir les franchir. y '
Après avoir quitté les tiges d'angélique et les touffes de fleurs , on n'aper-
çoit que de frêles bouleaux courbes jusqu'à terre, et étendant autour d'eux,
dans une sorte de convulsion , leurs rameaux débiles comme pour chercher
TOME XYII. 10
150 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu de sève et de chaleur. Plus haut, ces plantes même disparaissent. On
ne trouve plus qu'un sol nu ou chargé de neige.
Le sommet de la montagne est plat comme une terrasse , couvert d'une
terre jaunâtre parsemée çà et là de mousse de renne et de morceaux de quartz
d'une blancheur éclatante. Nous courûmes avec une joie d'enfant sur ce vaste
plateau, car nous venions d'atteindre le but de nos vœux et de nos efforts.
Tantôt nous nous penchions sur la crête du roc pour mesurer de l'œil la pro-
fondeur de l'abîme, et entendre la vague fougueuse gémir sur les écueils.
Tantôt nous cherchions dans le lointain une habitation humaine, et de toutes
parts nous ne voyions que la terre dépeuplée. Puis tout à coup saisis par l'en-
chantement de cette grave nature , nous restions là , debout , immobiles et
pensifs, contemplant le spectacle étalé sous nos yeux. A notre droite s'éle-
vait la terre ferme , le Nordkyn , la dernière pointe de l'Europe; à gauche,
une longue ligne de montagnes échancrées et couvertes de vapeurs, et devant
nous, la mer Glaciale, la mer sans bornes et sans fin : houndless, endeless (l) ,
l'immensité. A l'est, le soleil déployait encore son disque riant, et jetait un
sillon doré sur les vagues; mais, au nord et au sud , les nuages, repoussés un
instant par le soufRe du matin , se rapprochaient l'un de l'autre et pesaient
comme une masse de plomb sur l'Océan. C'était la nuit d'Israël avec la co-
lonne de feu, le chaos avec le rayon de lumière céleste, et l'idée de la soli-
tude lointaine où nous nous trouvions, l'aspect de cette île jetée au bout du
monde , le cri sauvage de la mouette se mêlant aux soupirs de la brise , au
mugissement des ondes , tous les points de vue de cette étrange contrée et
toutes ces voix plaintives du désert, nous causaient une sorte de stupeur dont
nous ne pouvions nous rendre maîtres. Ceux qui ont vu les forêts vierges de
l'Amérique ont peut-être éprouvé la même émotion. Ailleurs, la nature
peut ravir l'ame dans la contemplation de ses magnifiques beautés; ici elle la
saisit et la subjugue. En face d'un tel tableau , on se sent petit, on courbe la
tête dans sa faiblesse, et si alors quelques mots s'échappent des lèvres, ce ne
peut être qu'un cri d'humilité et une prière.
Descendre du haut du Cap-Nord était plus difficile encore que d'y monter.
Nous ne pouvions nous tenir debout sur les pentes de mousse glissantes et
les tables de roc perpendiculaires. Il fallait nous asseoir sur le sol et nous
traîner à l'aide de nos mains. Si nous faisions un faux pas, nous courions
risque de nous précipiter dans la vallée , et si nous heurtions trop fortement
un bloc de pierre détaché du sol , il roulait avec fracas le long de l'étroit
sentier et pouvait atteindre , dans sa chute , ceux qui nous précédaient. Mais ,
après deux heures de marche , toute la caravane remonta saine et sauve à
bord du bateau. Par un bonheur insigne, au moment où nous tirions notre
ancre de fer amarrée aux pierres de la grève , le vent tournait à l'est. On eût
dit que nous l'avions acheté, comme les voyageurs d'autrefois, de quelque
sorcier lapon , tant ce changement de direction venait à propos.
0) Byron, Child-Harold.
EXPÉDITION AU SPITZBERG. J51
En arrivant à Giestvœr, nous trouvâmes toute la famille du marchand
réunie pour nous attendre. INIarthe et IMarie avaient revêtu leur robe neuve,
leur tablier de couleur, et le bonnet a rubans bleus qu'elles ne portent qu'aux
jours de fête. Dans notre modeste chambre, leur mère avait placé sur la
table la jatte de lait que ses vaches venaient de lui donner, et Ton avait pré-
paré avec beaucoup de soin deux lits de plumes pour nous reposer de nos fa-
tigues. Mais nous connaissions déjà trop les contrées du iSord pour ne pas
profiter du vent capricieux qui promettait alors d'enfler notre voile, et nous
dîmes adieu à regret à cette maison hospitalière où nous avions été reçus avec
tant de cordialité. — Adieu pour toujours, murmura M'"'' Kielsberg en nous
serrant la main. — Oh! non pas pour toujours, s'écrièrent ses enfans. La
bonne mère secoua la tête et ne répondit rien. Les jeunes filles s'avancèrent
sur la pelouse pour nous saluer encore. En observant cette attitude silen-
cieuse de la mère et celle de ses enfans, il me semblait voir l'expérience
triste qui se souvient du passé et l'espérance aventureuse qui regarde vers
l'avenir.
Le soir, nous nous arrêtâmes à Havsund. C'est un détroit riant, bordé par
deux collines couvertes de verdure. Sur l'une de ces collines s'élève la maison
du prêtre de Hammerfest, qui vient ici deux fois par an passer quelques se-
maines; sur l'autre, l'église nouvellement bâtie et la demeure du marchand
avec ses magasins. La terre ne porte ni plantes potagères , ni arbres; les nuits
d'hiver y sont aussi longues, aussi obscures qu'au Cap-Nord; mais les obser-
vations de température, faites sous la direction de M. Parrot, professeur à
Dorpat, présentent ici un résultat curieux. Au mois d'août, le thermomètre
ne s'élève pas à plus de dix degrés. Au mois de janvier, par les plus grands
froids , il ne descend pas à plus de douze. L'hiver dernier, on en compta une
fois treize, mais c'était un événement extraordinaire. La cote est fort peu
habitée, et l'intérieur des montagnes est complètement désert. Toute la pa-
roisse, qui s'étend à plus de vingt lieues de distance, ne renferme que trois
cent soixante Lapons et cent vingt IN'orvégiens. Mais, au mois de mai, un
grand nombre de bateaux de Norland , Helgeland et Finmark, se rassem-
blent dans les environs pour pêcher, et une douzaine de bâtimens russes vien-
nent ici, chaque année, prendre une cargaison de poisson.
Le marchand de Havsund est un homme riche et habile. Dans l'espace de
quelques années, il a construit des magasins, il a fondé une fabrique d'huile
de poisson. Sa maison, dont il a été lui-même l'architecte, est bâtie avec élé-
gance et ornée avec goût. Tout cela lui donne une satisfaction de proprié-
taire dont il aime à jouir devant ses hôtes. Il nous promena du comptoir au
salon , et à chaque pas il nous regardait comme pour saisir sur nos lèvres une
exclamation et dans nos yeux un sentiment de surprise. IMais ceci n'était
encore que le prélude de son triomphe. Le soir, tandis que [nous étions
à table , il s'approche mystérieusement de la pendule dorée , dont il venait
d'enlever le globe; il tire un ressort, et ne voilà-t-il pas que la magique! pen-
10
152 REVUE DES DEUX MONDES.
(Iule se met à jouer un air de FraDiavofo.' Non, je n'oublierai jamais le regard
tout à la fois triomphant et inquiet, le regard scrutateur qu'il jeta sur nous
au moment où l'on entendit résonner les premières notes de musique. Si ,
alors, nous avions voulu commettre un meurtre moral , nons n'aurions eu qu'à
montrer aux yeux de notre hôte un visage indifférent. Mais nous ne fûmes
pas si cruels, nous applaudîmes à la féerie de sa pendule, et, par reconnais-
sance , il vida un grand verre de vin à la prospérité de notre pays. Ce toast ,
dont nous le remerciâmes avec sincérité , n'était que le commencement d'une
horrible trahison. Le malheureux partit de là pour entamer une dissertation
politique, dans laquelle il passa en revue toute l'Europe. En vain je me dé-
battis contre le piège perfide qu'il venait de me tendre ; en vain j'essayai de
le ramener à sa nature d'habitant de Havsund; tous mes efforts furent in-
utiles. Quand je lui parlais des Lapons, ses voisins, il suivait l'armée de don
Carlos en Espagne; quand je lui demandais quel avait été le produit de la
pêche dans les années dernières , il énumérait le budget de l'Angleterre. Je
vis que la lutte était impossible. .Te courbai la tête comme un martyr, et j'é-
coutai patiemment jusqu'à ce qu'il lui plût de mettre fin à ses digressions.
Mais, le lendemain, il m'attendait déjà de pied ferme, et je n'échappai que
par la fuite au développement d'une nouvelle théorie. Bon Dieu ! me disais-je
en reprenant la route de Hammerfest, où faudra-t-il donc aller pour éviter
la politique , si elle doit nous poursuivre jusqu'au 7V degré de latitude?
Hammerfesl, 10 août.
X. Mabmier.
VOYAGEURS
ET
GÉOGRAPHES MODERNES.
I.
Quelque vaste que soit le champ des sciences qui relèvent uni-
quement de la pensée , il est facile de s'assurer, après un examen at-
tentif, que les anciens l'avaient déjà foulé dans bien des sens et que
les modernes n'en ont guère reculé les limites. En métaphysique et
en morale , par exemple , ne semble-t-il pas que tout ce qu'il y avait
de pertinent à dire ait été dit en des siècles plus philosophiques que
les nôtres , et n'est-il pas évident que, si l'on voulait interroger avec
quelque soin les origines de nos spéculations actuelles , des plus té-
méraires comme des plus timides, on retrouverait, en remontant les
âges, les preuves de leur filiation et les traces de leur généalogie?
Peu de noms récens , peu d'idées nouvelles sortiraient intacts de
cette recherche d'une paternité antérieure , et l'on pourrait inscrire
tout d'abord, sur cette table ontologique, les Orientaux avant Pytha-
gore et Pythagore avant Spinosa, Pyrrhon avant Bayle, Parménide
154 REVUE DES DEUX MONDES.
avant Emmanuel Kant, Épicure avant Helvétius, Platon avant saint
Augustin, Zenon avant saint Bernard, et Lucien avant Voltaire.
Ainsi, chaque penseur aurait son ascendant direct, et, quant aux
écoles , si méritantes que soient celles d'Ecosse et d'Allemagne , il
serait injuste d'oublier qu'elles sont venues vingt siècles plus tard que
les trois grandes écoles grecques, l'Académie, le Lycée et le Por-
tique. D'où l'on peut conclure que la philosophie moderne, fdle vi-
vante de la tradition, a presque tout emprunté à l'antiquité, tout,
excepté la croix et la ciguë.
Mais, s'il en est ainsi pour les sciences qui procèdent de la réflexion
pure, il en est autrement de celles qui s'appuient sur l'observation exté-
rieure. Ces dernières, nos aïeux n'avaient pas mission pour nous les
livrer toutes faites , car c'est le temps qui les fonde et qui les agrandit.
On peut, dans le monde des idées, nier la perfectibilité; dans le
monde des faits, il est impossible de la méconnaître. Ici le progrès
est évident, continu, quotidien; il se touche au doigt, il se suppute, il
se mesure, il devient une vérité mathématique. C'est le cas où se trou-
vent les sciences physiques et naturelles ; c'est celui de la géographie
surtout. La géographie est une science née d'hier; elle s'est construite
de nos jours et sous nos yeux : sa tradition sérieuse remonte à peine
à trois cents ans. L'antiquité n'en connaissait guère que les aspects
fabuleux et naïfs, et, si nous ne craignions pas d'encourir le reproche
fait aux enfans de Noé, nous pourrions rire, sur ce point, de la nu-
dité paternelle. Rien n'est plus bouffon que cette cosmographie où le
ciel repose sur des colonnes dont Atlas est le gardien ; rien n'est plus
curieux que ces périples de navigateurs qui emploient deux ans à tra-
verser la mer Egée au milieu d'enchantemens sans nombre. Ce sont
là des rêves de poètes, ce n'est point une géographie.
Certes, pour en créer une, ce n'était ni la force, ni l'étendue qui
manquaient au génie antique , c'était la base même de la science , la
récolte des faits. Cette récolte devait être l'œuvre des siècles, et ici
l'intuition ne pouvait pas suppléer la découverte. Long-temps avant
que le globe eût obéi à la main patiente qui le dompte, la pensée
qui a des ailes avait pu visiter les sphères idéales; mais l'observa-
tion qui va lentement, soit qu'elle chemine le bâton du voyageur à
la main , soit qu'elle ouvre la voile du navigateur à des vents ca-
pricieux, avait besoin, pour étendre sa sphère d'action, qu'on lui
rendît les mers plus sûres et les continens plus praticables. La civili-
sation lui devait des routes , la science des instrumens nautiques ;
c'est là ce qui a retardé son avènement. Il a fallu que peu à peu l'as-
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 155
trolabe remplaçât le gnomon, cet agent imparfait des mesures
astronomiques, et que la boussole offrît, sur l'immensité liquide, des
points de repère plus sûrs que les chanceux relèvemens d'une constel-
lation polaire. Ce progrès s'est continué sous nos yeux par le chemin
de fer dans la viabilité terrestre , et par la vapeur dans la navigation
maritime : le chronomètre, ce dernier mot du calcul horaire, com-
plète le lot de notre temps. Qui sait ce que les aérostats réservent à
l'avenir ?
Si les instrumens concouraient ainsi , par une amélioration gra-
duelle , à l'établissement de la géographie , les évènemens historiques
ne la servaient pas moins. Tout lui était bon : les conflits de races",
les chocs de peuples, les invasions de barbares, la conquête, la pro-
pagande. Elle profitait tout autant des désastres de la guerre que
des loisirs de la paix , et butinait dans les palais comme sur les dé-
combres.Voir, pour elle, c'était savoir ; le mouvement était son res-
sort, la locomotion son génie. Peu lui importaient les symboles, les
couleurs, les bannières; elle s'associait à toutes les causes sans les
juger, elle se mêlait à toutes les luttes sans en partager les passions.
Prompte à se transformer, elle fut, ainsi et successivement, com-
merçante avec les Phéniciens, poétique avec les Grecs, guerrière
avec les Romains, inculte avec les Barbares, religieuse avec les croi
ses. Un jour, à la suite des (ils de l'Islam , elle sortait des déserts ara-
biques, longeait le littoral de l'Afrique septentrionale, et venait
planter sa tente aux pieds des Pyrénées ; un autre jour, sur la foi
d'un pressentiment, elle s'embarquait avec Colomb et aventurait son
premier enjeu dans une loterie qui devait lui rapporter deux mon-
des. Tantôt elle s'inspirait du génie catholique de l'Espagne qui cher-
chait, au-delà des mers , des âmes à conquérir; tantôt elle s'identi-
fiait au génie commercial de l'Angleterre , qui voyait , sur tout le
globe , des colonies à fonder. Point d'exclusion , point de fierté chez
elle : que l'on fût un grand guerrier comme César , ou un pauvre
moine comme Rubruquis, un historien éloquent comme Polybe, ou
un conteur naïf comme Marco-Polo , un infidèle comme Aboul-Feda,
ou un saint missionnaire comme le père Verbiest , la géographie,
curieuse seulement de faits, se préoccupait peu des personnes ; elle
suivait d'un œil aussi bienveillant l'étape pénible du pèlerin isolé
que la marche triomphante des escadres qui la promenaient autour du
monde comme une reine. C'était par-dessus tout une science collec-
tive , qui frappait à toutes les portes et recevait de toutes les mains,
afin d'élever ce monument auquel chacun devait apporter sa pierre ,
156 REVUE DES DEUX MONDES.
sans que personne fût autorisé à lui donner son nom. Cette phase
d'élaboration patiente a été longue; elle se poursuit de nos jours,
elle ne s'achèvera qu'après nous. Mais le gros de la moisson est évi-
demment recueilli, et, pour en reconnaître la richesse, il importe peu
qu'une centaine de gerbes reposent encore, éparses et oubliées,
dans les mille sillons de la plaine.
COUP d'oeil historique.
Pour simplifier l'histoire de la géographie, il faut scinder les temps
en deux parts fort inégales, mettre d'un côté cinquante-cinq siècles,
de l'autre trois. Avant et après Colomb , telles sont les divisions na-
turelles de la science. Dans la première époque, la géographie est à
l'état d'enfance; elle semble honteusement confinée dans un coin de
la terre, elle bégaie, elle se berce de contes; dans la seconde, elle
grandit, comme par un prodige soudain, et s'empare du globe
d'une main virile. Ainsi font, au dire des naturalistes, certains aloës
qui , long-temps étiolés et rabougris , retrouvent , à un instant donné,
tout l'arriéré de leur puissance végétative et croissent de plusieurs
pieds en vingt-quatre heures.
Que de temps il a fallu pour fonder une géographie mathématique
qui méritât ce nom? IN'os aïeux ont vécu trente-six siècles sans se
douter de la sphéricité de la terre , ce principe que comprennent au-
jourd'hui les enfans. On lit bien dans les vedas hindous que l'univers /A
a la forme d'un œuf; mais, quand les mêmes livres parlent de notrt^'.j*-"*^-
globe, ils le dépeignent comme une montagne qui a perdu son équi-
libre, et qu'un dieu, transformé en tqFfci|»,t80«tient sur^a carapace.
Les Égyptiens, trop vantés pour leurs connaissances astronomiques, ;
n'en savaient guère plus que l'Indë sur les phénomènes terrestres.
Les Grecs même, qui semblent avoir concentré chez eux les rayons
de ces civilisations éparses, les Grecs ne se montrèrent d'abord ni
observateurs plus intelligens, ni géomètres plus précis. Homère fait
de la terre un disque qu'entoure le fleuve Océan; ïhalès en fait une
ellipse, Hérodote une plaine, Anaximandre un cylindre, Leucippe
un tambour, Héraclide un bateau. Chacun énonce ainsi son hypo-
thèse, jusqu'à ce qu'Eudoxe de Cnide, selon les uns, Philolaùs dr
Crotone, suivant les autres, se soit déclaré pour la forme sphérique.
Dès-lors ce système prévaut; Aristote lui donne l'autorité d'un fait ,
Possidonius et Eratosthène s'en appuient dans leurs mesures terres-
tres; Hipparque , Pline et Strabon en font sortir des déductions fé-
< ondes; enfin Plolémée,père de la géographie mathématique chez
/
<fr*
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 157
les anciens , couronne cette série de travaux par une théorie céleste,
paradoxe immense qui a eu la vertu de durer quatorze siècles.
Dans la géographie descriptive, les tàtonnemens ne sont pas moin-
dres. Chez les premiers Grecs, c'est le bouclier d'Achille qui la ré-
sume. La fable se môle à la réalité : on connaît déjà les noms d'Asie
et d'Europe, on distingue ces deux régions, on les caractérise, on
les décrit ; mais bientôt arrive la fiction , et alors paraissent les Cim-
mériens, peuplades plongées dans d'éternelles ténèbres , les Hyper-
boréens dotés d'un printemps éternel ; puis les Champs-Elysées, terre
des âmes heureuses; enfin l'Atlantide et la Méropide, songes de poètes
sur lesquels devaient enchérir plus tard Platon et Théopompe. Ce-
pendant, même dans ces temps de croyances naïves, des observa-
teurs sérieux sillonnaient la Méditerranée et visitaient régulièrement
ses cités commerçantes. Les Phéniciens, les Carthaginois avaient
semé le littoral de colonies nombreuses liées aux métropoles par une
navigation active. Avant tous les autres, ces peuples franchirent les
colonnes d'Hercule, formidable limite du monde primitif, et pous-
sèrent leurs découvertes , avec Hamilcon, jusqu'aux attérages de la
Crande-Bretagne ; avec Hannon , le long des côtes occidentales de
l'Afrique, jusqu'à la hauteur du cap Bojador. Les Égyptiens , de leur
côté, semblent avoir poursuivi sur le littoral opposé des explorations
analogues , dont M. Etienne Quatremère a exagéré , après Hérodote,
K l'étendue et l'importance. Enfin , le roi des Perses , Darius , fit aussi
exécuter, dans l'Océan indien , par Scylax de Cariandre, un périple
qui dut comprendre le golfe Persique et une portion de la mer Rouge.
Mais les récits de ces expéditions diverses sont si fabuleux et si con-
fus, ils se sont si évidemment travestis sous la plume des rapsodes,
toujours enclins au merveilleux , qu'on ne saurait les accueillir avec
trop de réserve et trop de défiance.
Dans les âges suivans, le monde s'ébranle, les peuples s'entre-cho-
quent, et il en jaillit des étincelles qui éclairent quelques existences
obscures. Cambyse ouvre cette période agitée : il lance la Perse sur
l'Egypte et sème les sables libyens des cadavres de ses soldats. Dès-
lors un mouvement alternatif s'établit entre l'Asie et l'Europe , dans
lequel le rôle d'agresseur passe incessamment de l'une à l'autre :
Xercès vient frapper aux portes de la Grèce avec un million d'hommes;
Alexandre pousse ses conquêtes jusqu'aux limites du monde connu.
L'Inde n'est plus un mystère; Diagnetus et Béton la décrivent ; Néar-
que en explore le littoral ; Pythéas opère sur un autre point et dé-
couvre cette ultima Thule des anciens, objet de tant de controverses.
i58 REVUE DES DEUX MONDES.
La géographie se développe ainsi sur une vaste ligne qui court du
sud-est au nord-ouest, des bouches du Gange aux îles de la mer du
Nord. A leur tour, les Ronnains arrivent et comblent d'immenses la-
cunes. Le peuple-roi se met en marche dans toutes les directions , et
va réveiller de leur long sommeil ces tribus barbares qui , plus tard ,
devaient lui rendre sa visite. La Grande-Bretagne, les Gaules, la
Germanie, la Scythie, la Sarmatie, THybernie, les pays slavons,
tout le nord de l'Afrique , l'Asie jusqu'au-delà du Gange, la Baltique,
l'Atlantique, l'Océan indien, et les mers intérieures, tout ce terri-
toire où il a envoyé ses légions, tous ces parages où il a promené
ses trirèmes , appartiennent désormais au domaine de l'observation
exacte. Strabon et Pline en commencent la description : Marin de
Tyr et Ptolémée l'achèvent. C'est le monde des anciens : de mille ans
on n'y touchera plus. La science est frappée d'engourdissement ; on
la dirait morte.
Cet intervalle est occupé, plutôt qu'il n'est rempli, par quelques
moines chrétiens, tels que Cosmas, Bernard, Adaman, par des fai-
seurs d'itinéraires calqués sur celui d'Antonin ; entin, par une des-
cription générale du globe , ouvrage d'un Goth dont le nom est
demeuré inconnu , et que l'on appelle le Géoc/raphe de Ravenne.
Peu à peu pourtant, ces derniers reflets des traditions grecque et
romaine pâlissent, se dispersent, et dans l'intervalle apparaît le
météore vif et court de la civilisation arabe. Bagdad , Cordoue et
Caïrxvan deviennent des foyers d'études géographiques d'où sortent
les maîtres de l'époque, Aboul-Feda, El-Maqrizy, El-Bakoui et
Léon l'Africain. Les Arabes connurent les îles Fortunées , nos îles
Canaries, que les pirates normands devaient conquérir deux siècles
plus tard. Ils poussèrent leurs excursions dans le Sahara et jusqu'au
Cap Blanc d'une part; de l'autre, jusqu'au royaume de Mélinde et à
l'île de Madagascar, où ils fondèrent des colonies. L'Inde, les pro-
vinces du Caucase, le Thibet, la Chine, que visitèrent, vers 712, des
ambassadeurs du kalife Walid , les îles Malaises, où le mahométisme
est encore la religion régnante, sont dès-lors des pays familiers aux
Arabes et fréquentés par leurs vaisseaux. Leurs navigateurs abordent
à Guzurate, au pays de Canoge, le Bengale actuel, à Calicut, aux
Maldives, sur la côte de Malabar; ils paraissent même à Kan-Fou,
dans laquelle nos savans ont cru reconnaître l'importante ville de
Canton. Pendant que l'activité arabe déborde ainsi sur les terres tem-
pérées du globe , le Nord semble travaillé , de son côté , par les pre-
miers symptôî^es d'une fièvre de découvertes. Les fds d'Odin aven-
VOYxVGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 159
turent sur des mers orageuses leurs barques hardies et fragiles; les
Scandinaves découvrent l'Islande, les îles Feroë, et plus tard le
Groenland. Les pirates normands infestent toutes les côtes que baigne
l'Atlantique; ils visitent les Açores, Madère et Ténériffe. Des sagas
consacrent ces expéditions téméraires; Snorron, Adam de lîréme,
les recueillent, et le roi Alfred ne dédaigne pas de traduire de sa
main les deux voyages du Norvégien Other et du Danois AVulfstan
dans les pays Scandinaves. La navigation quelque peu suspecte des
frères Zeni se rattache à cet ordre de travaux et de recherches.
Ainsi placée entre la civilisation d'Odin et celle de Mahomet, que
fait l'Europe chrétienne, cette héritière directe de la tradition anti-
que? Elle sommeille toujours. Pourtant, vers le xiii" siècle, une
pensée de propagande semble la réveiller. De pauvres frères mineurs,
comme Carpin et Kubruquis, Anscaire et Ascelin , sont lancés dans
diverses directions pour gagner des âmes à Dieu. L'un parcourt le
nord de l'Europe; les autres, infatigables missionnaires, s'engagent
daiis le cœur môme de l'Asie, que vient de bouleverser la grande
dynastie mongole. Du Dnieper au fleuve Jaune, on ne reconnaît plus
qu'un maître : c'est le khan. Il a soumis un continent entier au joug
de l'unité la plus despotique. Soit curiosité, soit calcul , les voyageurs
se portent tous alors sur ce point. Benjamin de ïudèle a ouvert la
marche; Lucimel et Ricoldt l'ont suivi; Marco-Polo, qu'on a nommé
à bon droit le Humboldt du moyen-àge , y paraît à son tour, pour
faire place à Pcgoletti , à Mandeville, à Clavijo, à llaïthon , à Barbare,
à Schilderberg. De tous ces observateurs, Marco-Polo est le seul qui
ait vu sainement et raconté judicieusement. Son itinéraire est im-
mense; il embrasse presque toute l'Asie : la vallée de Kachmir ( Che-
simur], la petite Boukharie, la Mongolie entière, la Chine ( Cathay)^
dont il décrit les capitales Pékin ( Cambclu ) et Xankin ( Quinsaij]\ le
Bengale, ou pays de Mien, nom que divers Asiatiques lui donnent
aujourd'hui encore; l'archipel Malais, dont il cite Sumatra [Samara);
le groupe des Andamans et de Nicobar {Accauccr/j); Ceylan, la
presqu'île du Dekkan, les royaumes de Malabar et de Guzurate dans
rinde, les villes d'Aden , d'Ormus et de Bassora dans la Perse; puis
Madagascar [Mcujastar]^ où il place le rock, cet oiseau fabuleux; le
pays des Zinges et des Abyssins [Abascia); enfin la Sibérie, limi-
trophe de ce qu'il nomme le pays des ténèbres, et la Russie [Ruzia)^,
vaste empire tributaire des Mongols. Quel pèlerinage, surtout dans
ces temps de confusion et de barbarie! Malheureusement Marco-
Polo, et moins que lui les autres voyageurs cités, ne savent pas
160 REVUE DES DEUX MONDES.
assez se défendre de ce penchant au merveilleux , caractère des âges
d'ignorance. On voit reparaître, dans leurs récits, quelques fables
qu'on dirait empruntées aux époques mythologiques. Ce n'est plus,
comme dans Hésiode et dans Hérodote, des fourmis gardiennes de
sables aurifères, ou des bœufs garamantcs qui paissent à reculons;
mais c'est, chez Marco-Polo, des montagnes de rubis-balai et de
lapis-lazuli ; chez Carpin, une grande muraille d'or massif; chez
Oderic de Portenau, des oiseaux à deux têtes; enfin , chez Mande-
ville, chevalier anglais et conteur imperturbable, un fruit prodigieux
récolté à Chadissa, fruit qui s'ouvre de lui-même quand il est mûr,
et présente un agneau sans sa laine, excellent à manger. Au xv" siècle
de notre ère, la géographie en est encore à son point de départ , aux
féeries.
Mais ici la science s'illumine de rayons soudains; comme la loi
du Sinaï , elle se révèle au milieu des éclairs et de la foudre. Ses
deux Moïse sont Colomb et Vasco de Gama. Depuis long-temps
sans doute le pressentiment d'un autre vaste continent avait dû
s'emparer d'esprits supérieurs, et la trace de ces soupçons, plus poé-
tiques que positifs, plus vagues que formels, se retrouve dans Sénè-
que , dans Possidonius, dans Strabon , dans Pomponius Mêla et dans
Chrysippe. Il y a plus : la découverte positive de l'Amérique aurait
pu passer, môme au x^ siècle, pour un fait acquis ; car, dès ce temps,
des Islandais avaient colonisé le Groenland, et l'un d'eux, Leif
Ericson, avait pu reconnaître, vers le sud-ouest, une côte que l'on
estime être celle du Canada. D'autre part, et si l'on en croit des au-
torités qui se plaisent aux hypothèses scientifiques, l'Afrique, long-
temps avant l'exploration portugaise , aurait été doublée deux fois ,
et relevée dans tout son périmètre , la première fois par les Égyp-
tiens de TS'échos , la seconde par les Arabes. Mais que veut-on in-
duire de ces insinuations dont la valeur et la portée laissent tant de
prise à la controverse? Que Colomb et Vasco de Gama sont deux pla-
giaires? On ne l'oserait pas.
Ce qui inspira ces hardis pilotes du xv^ siècle , ce fut moins le
bruit vague d'un succès antérieur que leur confiance dans une navi-
gation chaque jour plus savante et plus perfectionnée. L'art des con-
structions navales commençait alors à sortir de sa longue enfance ,
et les vaisseaux, mieux membres, osaient perdre de vue les côtes,
pour aller, dans la haute mer, affronter la violence des vents et le
courroux des vagues. Les instrumens nautiques se ressentaient de ce
mouvement; Martin Behain, gouverneur de Fayal, venait de vul-
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 161
gariser l'emploi de l'astrolabe pour la mesure des hauteurs solaires ;
la boussole était acquise à la navigation. Ainsi , par le calcul combiné
du méridien et du parallèle, le pilote pouvait, loin de tout rivage,
déterminer la position précise de son navire , et , à l'aide de son com-
pas, le maintenir dans la route la plus directe et la plus sûre. L'au-
dace soudaine qui se manifesta chez les praticiens n'était donc pas un
phénomène sans cause ; les travaux des théoriciens avaient ouvert
cette voie aux esprits aventureux. Depuis un siècle environ, l'Italie
et l'Allemagne possédaient des écoles d'astronomie et de physique ,
pépinières de maîtres célèbres et d'ouvriers intelligens. Nous avons
cité Martin Behain; il faut y ajouter le Florentin ïoscanelli , qui eut
quelques relations avec Colomb , et Dominique Maria de Bologne ,
qui fut, à ce que l'on croit, l'un des professeurs de l'illustre Copernic.
D'où il résulte que , s'il y eut un peu de témérité dans l'élan de la
navigation à cette époque , il y eut encore plus de calcul. Ce fut un
hasard peut-être qui livra à Colomb l'Amérique, sur laquelle, assure-
t-on, il ne comptait pas; mais ce qui n'était pas douteux pour l'il-
lustre marin, quand il quitta les côtes de l'Espagne, c'est qu'avec du
temps et des vivres il devait , en courant toujours vers l'ouest , et au-
cune terre intermédiaire ne se présentant, aboutir immanquablement
aux Indes. C'était la conséquence forcée de la sphéricité terrestre.
Quoi qu'il en soit, au moment où Colomb s'ébranle, la géographie
en est encore à peu près au point où l'a laissée Ptolémée. L'Europe,
l'Asie, le nord de l'Afrique, et les îles qui en forment comme les
satellites, sont connus tant bien que mal; mais au-delà des Açores et
des Canaries , et dans cet espace de deux cents méridiens qui court
de l'île de Fer au Japon , les cartes n'offrent que du vide : le péri-
mètre de l'Afrique demeure flottant et indéterminé. Il ne manque à
la science que deux mondes complets, le monde américain et le
monde maritime; les trois quarts d'un autre monde, l'Afrique, et un
nombre illimité d'accessoires. Eh bien ! le génie des découvertes
s'empare alors du globe avec tant de puissance et d'autorité , qu'en
moins de trois siècles ce travail gigantesque s'accomplit presque
en entier. C'est la seconde phase de la géographie, celle qui fait la
gloire de l'ère moderne.
L'élan est donné ; le problème terrestre est poursuivi dans ses deux
inconnues : Colomb cingle vers l'ouest, et y trouve un continent; Vasco
de Gama gouverne au sud , et arrive dans l'Inde par le cap de Bonne-
Espérance. L'enthousiasme s'en mêlant , les continuateurs abondent.
Ce sont, en Amérique, Balboa, Fernand Cortèz , Pizarre, Améric
162 REVUE DES DEUX MONDES.
Vespuce, Sébastien Cabot, Walter Raleigh; en Asie, Albuquerque,
Barros, Ferdinand Pérès, Bartbélemy Dias. Vingt ans ne se sont pas
écoulés, que JMagellan double le cap Horn et exécute le premier tour
du monde. Mendana et Quiros le suivent. Quelques groupes océaniens
sont découverts. Jusqu'ici l'Espagne et le Portugal ont seuls mar-
qué leur place dans cette grande invasion maritime. A leur tour,
la Hollande et l'Angleterre entrent dans la lice. Les deux puissances
catholiques voulaient, avant tout, convertir le globe; les deux puis-
sances luthériennes cherchent plutôt à le coloniser. Le génie reli-
gieux lutte quelque temps avec le génie commercial; mais enfin ce
dernier l'emporte. Le sceptre de la mer demeure aux argonautes
marchands. La France demande sa part de ces îles , de ce littoral
que l'on se découpe; elle n'obtient que des ébarbures. Cependant,
si les ouvriers changent, l'œuvre ne change pas. La civilisation sil-
lonne les océans, s'impose aux peuples barbares ou sauvages, les
séduit par ses raffinemens ou les dompte par ses ressources. Elle
tient le globe dans ses mains, et semble vouloir le pétrir jusqu'à ce
que toutes ses aspérités s'elTacent.
Vraiment, quand on assiste à ce spectacle merveilleux, on se sent
ébloui et pris de vertige. Autrefois c'était la barbarie qui débordait,
à un moment donné, sur la civilisation; aujourd'hui c'est la civili-
sation qui va au loin déborder sur la barbarie. Le mouvement a
lieu en sens inverse, mais le résultat demeure toujours le môme :
vaincue dans son foyer, ou conquérante hors de son foyer, la civili-
sation s'assimile toujours les élémens qui s'exposent à son con-
tact; ce qui lui résiste périt. Elle élève, elle redresse; elle ne des-
cend pas , elle ne déchoit pas. Ainsi le veut la hiérarchie des
êtres. Les organisations les plus nobles sont celles qui donnent le
ton , et l'autorité est en raisori de la supériorité. L'ascendant de l'Eu-
rope sur le monde tient à cette cause. L'Europe n'a de force et de
vertu que par le principe civilisateur qu'elle représente ; c'est là son
levier. Voyez où en est le globe depuis qu'il a été attaqué ainsi et par
tous les bouts! Peut-on citeraujourd'hui un seul continent où l'Europe
ne revive pas, et dans ses idées, et dans ses usages, et dans sa popu-
lation? Est-il quelque part une influence qui ait osé tenir devant la
sienne? L'Asie est-elle encore l'Asie; l'Amérique est-elle encore
l'Amérique ; l'Océanie est-elle encore l'Océanie , et n'y a-t-il pas
beaucoup d'Europe au milieu de tout cela? Récapitulons : en Océanie
l'Europe est partout ; elle a fondé Sydney et les colonies pénales de
l'Australie; elle esta Hobart-Town, elle est dans les îles Malaises,
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 163
aux Philippines , aux Moluques , à Java ; elle est par ses mission-
naires dans les archipels océaniens, à Hawaï , à Taïti, à Tonga, à la
Nouvelle-Zélande. En Asie, elle est souveraine au sud et au nord , en
Sibérie et au Bengale; elle y comprime , elle y tient en respect l'es-
prit indigène; la Syrie, l'Asie mineure, s'agitent sous son inspira-
tion; la Perse s'en défend mal; la Chine seule lui oppose sa grande
muraille. En Afrique, l'Europe a pris les clés de toutes les positions :
Alger au nord; le Sénégal, Sierra-Léone , Bathurst, les forts de la
côte des Esclaves, les échelles de Loanga et de Benguela à l'ouest;
le cap de Bonne-Espérance au midi , et les établissemens por-
tugais à l'est ; l'Egypte , qui complète celte ceinture , obéit-elle
à une influence africaine? Reste l'Amérique; mais y a-t-il main-
tenant une Amérique? Lorsque Colomb en fit la conquête, cette
vaste région nourrissait vingt millions d'hommes cuivrés , ou
d'Indiens , pour parler la langue des découvreurs ; combien en
reste-t-il aujourd'hui? Huit cent mille à peine; les autres n'ont
pu s'associer à la civilisation , et la civilisation les a dévorés.
L'Amérique s'est-elle dépeuplée pour cela? Non ; l'Europe y a pourvu;
elle a démembré le monde de Colomb, a donné le nord à l'Angle-
terre, à la France et à la Russie; le centre et l'ouest à l'Espagne;
l'est au Portugal; les îles éparpillées sur ses flancs , à diverses puis-
sances; et une nouvelle Amérique est née avec trente millions de
blancs , issus de la conquête. Voilà ce qu'a fait l'Europe en trois
siècles, et sans s'appauvrir elle-même, ou plutôt ce qu'a fait la civi-
lisation, dont elle n'est que l'instrument. La fable des dents de Cad-
mus ne pâlit-elle pas auprès de celte réalité contemporaine?
Au milieu de ce déplacement d'hommes et de ce bouleversement
d'existences , on devine quelle dut être la tâche de la géographie.
Non-seulement on découvrait pour elle des pays inconnus, mais en-
core ces pays se modifiaient à vue d'œil; il fallait constater, puis con-
trôler. Chaque jour de nouvelles reconnaissances agrandissaient son
domaine. Après Dampier, Anson , ^yallis et Bougainviile , Cook avait
paru dans l'Océan Pacifique et y avait accompli trois circumnaviga-
tions qui sont des chefs-d'œuvre de hardiesse et de patience, de
science et de sagacité. Son exemple entraîna bientôt toutes les puis-
sances maritimes vers ces plages nouvelles : la France y envoya Lapé-
rouseet d'Entrecasteaux ; l'Espagne, Maîespina etMaurelle; l'Angle-
terre, Bligh et Vancouver. De nos jours même , cet élan ne s'est point
ralenti : Krusenstern , Kotzebue , Beechey, d'Urville , Duperrey , La-
place, Freycinet, Paulding et Morrell ont continué, sous des pavil-
164 REVUE DES DELX MONDES.
Ions divers , ces longues explorations autour du globe et poursuivi le
relèvement des archipels océaniens. Si la carte du monde maritime
n'est pas complète encore, quant aux détails, les lignes principales
sont fixées , l'ensemble est arrêté. D'autres capitaines, non moins
cntreprenans, cherchaient en même temps la solution d'un problème
plus ardu encore, celui d'une communication entre les deux océans
au travers des mers polaires: Davis, Hudson,Baffin, Behring, et plus
tard Parry et Ross, se dévouaient dans ce but à des dangers hors de
proportion avec les résultats.
A côté de ces grandes reconnaissances collectives et pour la plu-
part officielles, des voyageurs isolés récoltaient pour la géographie
sur toute la surface du globe. La Chine n'avait plus de secrets pour
les missionnaires devenus tout puissans à la cour de Pékin ; les pères
Gaubil , Yerbiest, Adam Shall, préparaient les voies aux ambassades
de Macartney etd'Amherst, L'Inde, vice-royauté anglaise, se révé-
lait tout entière, dans son antiquité, aux savans Colebrooke et AVil-
liam Jones; dans son état moderne, à l'évêque lïéber, à Jacquemont
et à tous les observateurs intclligens des Asiaiic Rcsearchcs ; Kœmp-
fer voyait le Japon ; Stamford Raffles, et Marsden les îles Malaises;
Chardin, Malcolm et Morier, la Perse; Klaproth, l'Asie russe et
tartare; Hiram Cox et Crawford, la Birmanie; Burkhardt, la Syrie;
Sadler, l'Arabie; voilà pour l'Asie. L'Amérique n'était pas moins fa-
vorisée, car en tête de ses explorateurs figurait M. de Ilumboldt, le
voyageur par excellence, le voyageur encyclopédique. M. de Hum-
boldt s'appropriait, par l'autorité d'une science presque universelle,
toute la partie équatoriale du nouveau-monde; Bullock , Ward , Pent-
land, côtoyaient ou complétaient l'illustre touriste; Spix et Martius,
le prince Neuwiedet Saint-Hilaire parcouraient le Brésil; Pœpig, le
Chili et le Pérou; Weddel, la Patagonie; Mackensie, l'Amérique
insulaire; Pike, Long, Lewis et Clarke, les steppes qui s'étendent
du Mississipi aux Montagnes-Rocheuses ; Mac-Gregor , le Canada ;
Hearne, Franklin et Back, la région boréale au-dessus des lacs.
L'Afrique ne s'était point dérobée à ce vaste réseau de recherches:
sans parler de l'Egypte , foulée par tant de curieux depuis Hérodote
jusqu'à l'empereur Adrien , depuis le père Sicard jusqu'à Volney, ce
précurseur de l'expédition française, l'Abyssinie et l'Ethiopie voyaient
Bruce, Sait , Poncet et Combes s'engager dans leurs plateaux inhos-
pitaliers; la région hottentote se révélait à Levaillant et à Barrow, le
Congo à Grand-Pré, à Tuckey et à Cardoso, le Sahara à Caillé,
tandis que Mungo-Park , Bowdich , Denham , Clapperton , Laing et
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES 3I0DERNES. 165
les frères Lander cherchaient, au miHeu de mille morts, à dérober
aux royaumes de l'Afrique centrale les mystères de leur existence
et de leur organisation. Nous citons là trente noms, comme ils nous
viennent et au hasard ; il faudrait en citer mille.
Ainsi, la situation a change; la géographie descriptive vient de dé-
cupler son domaine. De pauvre et de stérile qu'elle était avant ce bel
essor du w" siècle, la voilà devenue opulente et féconde, opulente
à ce point qu'elle en est à l'embarras des richesses. Il s'agit mainte-
nant d'ordonner la science , de lui créer des allures méthodiques , d'en
trier, d'en contrôler les élémens. La théorie de Ptolémée a été rui-
née par les découvertes de Copernic et de Galilée ; Mercator et Va-
rénius opèrent sur cette base et renouvellent la géographie mathé-
matique. Keppler et Newton y concourent en trouvant la loi des
mondes. Conring pressent la statistique, Delisle etHaase cherchent
à recueillir les observations éparpillées , pendant que Buache se jette
dans le champ des hypothèses. Mais les vrais fondateurs de la science
générale, d'Anville et Busching, ne paraissent qu'au milieu du
XYii" siècle. D'Anville , esprit subtil et patient , ouvre la voie à un colla-
tionnement érudit entre la topographie antique et la topographie
moderne, travail plus ingénieux qu'utile et dans lequel ont trop
abondé, selon nous, Heeren, Voss, Mannert, Gosselin et plusieurs
autres. Busching est plutôt l'homme des faits actuels; il rassemble et
résume les découvertes accomplies. Le tracé des cartes, jusqu'alors
arbitraire et informe, acquiert peu à peu cette précision et cette netteté
qu'on y admire aujourd'hui. Après Mercator qui le premier changea
le système de projection , paraissent successivement Sanson , Blacuw
et Cassini , dépassés à leur tour par Rennel , Dalrymple , Arrowsmith ,
Hogsburgh , Lapie et Brué.
Cependant, au milieu de ces conquêtes abondantes et imprévues»
la géographie générale voyait à chaque instant s'agrandir ou se mo-
difier ses perspectives. Chaque jour, quelques données vieillissaient,
se rectifiaient, se complétaient. L'observation prenait un caractère
plus précis, plus rigoureux, plus scientifique. Ce fut alors que les
livres succédèrent aux livres ; les auteurs aux auteurs. Tous les quinze
ans il fallait reconstruire la science , et comme précis élémentaire et
comme haut enseignement. L'œuvre la plus méritante, en ce genre,
n'était pas celle du meilleur esprit, mais celle du dernier auteur
qui avait pris la plume. C'était plutôt une question de date qu'une
question de talent. Ainsi, après Mentelle et Pinkerton, parut Malte-
TOME XVII. 11
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Brun dont nous aurons à parler; après Malte-Brun, le savant Bitter (1)
et M. Adrien Balbi qui fait l'objet de cet article. Venu le dernier,
M. Balbi a sur les autres les avantages qui résultent de son millé-
sime. Il a pu les copier dans ce qu'ils avaient de plus authentique,
et emprunter ensuite, soit aux Annales et aux Bévues de Weymar,
de Paris , de Londres et de Calcutta , soit à des voyages récens , tout
un ordre d'observations et de faits qui échappaient forcément à ses
devanciers. C'est là le mérite le plus réel de son livre : quoique déjà
vieilli , il est le plus jeune. Un temps viendra sans doute où cette mo-
bilité, virtuellement inhérente à la géographie, ne sera plus exagé-
rée par des causes accidentelles. Quand le globe sera connu et bien
connu , la science continuera sans doute à se métamorphoser avec
les faits statistiques et politiques; mais elle ne sera plus remise en
cause , à chaque heure , dans toute son économie , dans ses divisions,
dans sa terminologie, dans ses grands reliefs, dans sa constitution
orographique ou hydrologique. Jusque-là, pourtant, nos géographes
devront se résigner, comme l'a fait M. Balbi , à un rôle de compila-
tion provisoire. Didactiques ou alphabétiques, ils sont menacés du
même oubli, et V Abrégé de géoçiraj^hie ne résistera pas plus à cette
injure du temps que les dictionnaires de Vosgien, de Macarthy, de
Kilian et de Masselin.
On sait beaucoup du globe ; mais que de mystérieuses existences
il recèle encore? Que d'hypothèses demeurent sans preuves, d'énigmes
sans mots, de problèmes sans solutions! Sait-on bien comment
l'Amérique se découpe sur l'Océan polaire, et si le passage cherché
depuis Frobislier jusqu'à Boss, est une chimère ou une réalité? N'y
a-t-il pas à préciser le pôle magnétique et à atteindre le pôle réel?
L'Asie, ce vieux berceau du monde, n'a-t-elle plus rien à nous ré-
véler; ses populations sont-elles toutes connues; ses plateaux , pépi-
nières d'hommes; ses chaînes, les plus hautes du globe, sont-ils des
objets acquis à la science , certains , fixés à toujours? Et l'Amérique,
peuplée aujourd'hui de races intelligentes, ne laisse-t-elle pas plu-
sieurs de ses zones sous le voile? Le littoral nord de l'Océan pacifi-
que , depuis la Californie jusqu'aux îles Aleutiennes , le versant occi-
dental des Montagnes-Bocheuses, les vastes prairies où campent les
dernières tribus sauvages, depuis l'Indiana jusqu'à l'Orégon , depuis
le Texas jusqu'à la région des lacs canadiens ; les steppes inondées
(1) Erdkunde im Verhaeltniss ziir Nalur und ztir Geschichte des i»/e»j.îc/ieM. Lalraduction
de cet excellent ouvrage a été commencée par MM. Buret et Desor. Il est à désirer, dans l'in-
térêt de la science, que l'éditeur Paulin soit encouragé à la terminer.
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES flIODERNES. 167
de rOrénoque et de l'Amazone, les pampas argentins, la péninsule
patagonienne ; tout cela n'est-il pas à revoir, à reconnaître , même
après Long, Clarke , Franklin , Mackensie , Spix et Weddel? L'Océa-
nie n'a-t-elle plus d'îlots coralligènes à révéler aux navigateurs , et
les lignes de la Nouvelle-Louisiade ne restent-elles pas indéterminées
sur toutes les cartes du monde maritime? Les terres boréales ont été
explorées, on a constaté les gisemens du Spitzberg et de la Nouvelle-
Zemble ; mais que sait-on des régions australes, même après Weddel
et d'Urville? N'y a-t-il là qu'une immense concrétion de glaces, ou
faut-il voir dans le Nouveau-Shetland et dans les îles Orkney les
sentinelles avancées de terres plus considérables? A part quelques
points battus et colonisés du littoral australien , ne vit-on pas dans
l'ignorance la plus absolue sur ce vaste continent qui n'a pas moins
de deux mille lieues de périmètre? Quant à l'Afrique, elle est encore
comme au temps des anciens , un abîme , un labyrinthe où s'égarent
les voyageurs quand le minotaure ne les dévore pas. Les sources du
Nil n'ont rien perdu de leur inviolabilité antique ; elles sont aussi
fabuleuses que du temps d'Hérodote ; Tombouctou reste à retrou-
ver après M. Caillié , et le Congo a besoin d'une autorité moins apo-
cryphe que celle de M. Douville. Centre, littoral, zone équatoriale
ou zone tempérée , depuis le revers de l'Atlas jusqu'aux plateaux du
cap de Bonne-Espérance , depuis les côtes de la Guinée jusqu'à celles
du Zanguebar, sous tousses méridiens et sous tous ses parallèles,
l'Afrique demeure encore un problème que notre époque ne peut ré-
soudre et dont le temps seul peut dégager toutes les inconnues.
C'est ce lot réservé, cette lâche de l'avenir qui condamnent la
science actuelle à des synthèses provisoires. Ce que nous en disons
n'est pas pour déprécier de tels travaux ; ils sont utiles , ils sont
louables, ils servent au progrès des sociétés humaines. D'ailleurs,
toutes les connaissances , fdles de l'observation , en sont au même
point; elles marchent par étapes, et Dieu seul peut dire où sera le
bout du chemin.
EXAMEN DE L'ABRÉGÉ DE GÉOGRAPHIE (1).
Tant que la géographie sera circonscrite dans le cercle d'une com-
pilation plus ou moins heureuse , et que des esprits supérieurs n'au-
ront pas essayé de la conduire au ciel des idées par la mystérieuse
[i] Ce travail a clé fait sur l'édition de 1833, celle que M. Balbi a corrigée et surveillée.
Nous n'avons pas à nous occuper d'une édition postérieure, faite par l'éditeur et loin des
yeux de l'auteur. C'est M. Balbi lui-même que nous avons voulu juger.
11.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
échelle des faits , l'enseignement de cette science n'exigera que peu
de qualités et des qualités modestes. Une patience suffisante pour
feuilleter tous les documens, assez de critique pour les juger, assez de
méthode pour les ordonner avec harmonie, telles seront les trois
vertus essentielles du géographe qui doit savoir, comparer et classer.
Le voyageur a un plus beau rôle ; il crée pendant que le géographe
résume ; il se réfléchit dans ce qu'il voit et donne son empreinte à
ce qu'il observe. L'un opère sur la nature vivante , l'autre sur la na-
ture morte.
M. Balbi n'assigne pas à la compilation géographique un rang aussi
modeste. 11 a pour elle, comme science et comme art, les plus
grandes prétentions, et quand il ne les affiche pas, il les sous-entend.
S'il parle des veilles qu'elle entraîne, des connaissances qu'elle exige,
c'est dans un style dithyrambique; s'il énumère les facultés qu'elle
suppose , la somme de ces facultés équivaut à un Leibnitz ou à un
Newton. Rien n'est beau comme la géographie ; la géographie seule
est aimable; hors de la géographie point de salut. Dans un Avis
de Vêditcur, que des analogies de style rattachent intimement à
l'ouvrage , il est demandé au géographe digne de ce nom six qualités
cardinales : une érudition immense , une lucidité mathématique, une
exactitude irréprochable , l'horreur de toute phrase et de tout orne-
ment, un esprit actif et des relations nombreuses. A ces vertus
idéales on aurait pu joindre la portée scientifique et la valeur litté-
raire ; on avait ainsi le grand homme complet.
Avant de vérifier jusqu'à quel point M. Balbi est le héros de ce pro-
gramme, il importe de signaler une ellipse, ou un oubli dans son énu-
mération. Une des qualités fondamentales, selon nous, du géo-
graphe comme de tout écrivain qui s'adresse au public, c'est une
grande retenue, une chaste réserve en parlant de soi. Un livre n'est pas
un prospectus; un enseignement n'est pas uîi rappel de titres. Et si
l'on veut faire prendre cette pente à ce que l'on écrit, il faut au moins
y apporter de la dignité et de la mesure. Qu'on se couronne de sa
main , soit; qu'on foule aux pieds ses devanciers et ses rivaux , soit
encore; mais que cette prétention, exorbitante au fond, s'abrite au
moins sous des ménagemens de formes. Autrement le trait va contre
son but et blesse celui qui le lance. L'auteur qui abuse de sa person-
nalité à chaque page , à chaque ligne , fatigue son lecteur, le révolte et
l'indispose. C'est une mauvaise école que celle des airs suffîsans et
des fatuités transcendantes. L'épreuve en est faite : quand un écri-
vain s'évalue trop haut, le public ne couvre jamais l'enchère.
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 169
Si , au nombre des vertus du géographe , M. Balbi a omis de citer
la réserve et la modestie , c'est qu'il a dû les considérer comme nui-
sibles ou inutiles : aussi n'en use-t-il pour sa part qu'avec la plus
grande sobriété. Personne n'est plus rempli que lui de l'impor-
tance, de la grandeur , de la perfection de son œuvre, La veille de sa
venue , il n'y avait que chaos dans la géographie; mais il a voulu que
la lumière se fît et la lumière s'est faite. Il faut voir quels airs de
souveraine compassion il affecte vis-à-vis des petits esprits qui, avant
lui, ont osé toucher à cette science ! Comme il les traite de haut, ces
prétendus géograplics , ces géographes routiniers, ces certains géo-
graphes et cartograpli.es, ce commun des géographes , complètement
étrangers aux progrès de la civilisation (1) / Il ne leur pardonne rien,
en maître sévère , pas môme d'avoir ignoré ce qui ne s'est découvert
qu'après eux. Et si sur sa route il en rencontre quelqu'un chargé
d'un bagage dont il suspecte l'origine, voyez-le s'attendrir, s'indi-
gner, réclamer son bien et son trésor : on le dépouille de son édi-
fice géographique ; on lui dérobe une portion de sa Bible de Géo-
graphie, on lui ravit le fruit de ses longues veilles, on la frustre de
l'honneur qui lui est dû! Il en appelle au public, il invoque l'Europe
savante , il en réfère à la postérité ; il crierait à la garde s'il l'osait.
Même bruit, même tactique contre les critiques qui ont eu la har-
diesse de ne pas admettre tous ses chiffres. C'est merveille comme il
les réfute, comme il les retourne, comme il se prouve qu'ils ont
tort, comme il se démontre qu'il est l'infaillibilité môme! Notez que
cette polémique de susceptibilité et de plainte se trouve dans un
Abrégé de Géographie.
M. Balbi ne manque pas d'ailleurs d'une certaine perspicacité dans
ses colères. Autant il est intraitable envers les auteurs dont il veut
détrôner les livres , autant il est miséricordieux et bon envers les voya-
geurs dont il a utilisé les documens, et les savans qui lui ont prêté leur
concours. Un encens perpétuel fume dans ses pages en l'honneur de ses
innombrables collaborateurs : il épuise le vocabulaire pour trouver des
épithètes à la hauteur de leurs mérites ; ils sont tous des hommes in-
comparables, prodigieux, divins, ils ont tous des titres éclatans à
l'admiration des hommes. Ce rôle de thuriféraire ne semble pas fati-
guer l'auteur; il le soutient durant quatorze cents pages. Ne lui de-
mandez pas déjuger les matériaux issus d'une confraternité amicale;
tout est beau en eux, tout est vrai, toutestpur comme l'or. M. Dou-
(1) Ce qui est en italique est littéralement oit
170 REVUE DES DEUX MONDES.
ville est un aussi grand homme que M. de Humboldt ; M. le docteur
Constancio , un esprit aussi profond que M. Klaproth; M. César Mo-
reau vaut au moins un Cuvier, et M. Jarry de Mancy balance M. Arago.
Tous les hommes qui ont apporté , ne fût-ce qu'une gerbe , qu'un
épi à la moisson du géographe , sont égaux devant ses yeux ; l'obole
du pauvre lui est aussi douce que le doublon du riche , et sa joie de
recevoir est telle , qu'il ne regarde pas même à ce qu'on lui donne :
il prend l'argent rogné , l'argent au plus bas titre , le billon et jus-
qu'à la fausse monnaie. Résolu à vaincre par le nombre, il accouple
sans discernement , sans mesure , les noms les plus célèbres aux
noms les plus obscurs, et exécute en leur honneur, à la porte de
son livre, les mêmes fanfares préliminaires. Ainsi distribué, l'éloge
dégénère en injure pour les uns , en ironie pour les autres , et on
pourrait en conclure que le géographe , placé entre des documens
d'origine et de valeur diverses, n'a eu ni assez d'inteUigence pour les
contrôler, ni assez de force pour les dominer.
En effet , en présence de ses collaborateurs , M. Balbi n'est plus
l'homme qui criait tantôt à l'aide et demandait vengeance à l'opinion
contre des spoliateurs acharnés. Ce qu'il a n'est point à lui : il le doit
à ses amis ; il n'est pas une seule ligne de son ouvrage dont il ne
faille leur rapporter l'honneur. Son édifice géographique a eu mille
architectes, dont il n'est, lui, que l'humble manœuvre. Il ne parle
plus, alors , ni de la gloire dont on veut le frustrer, ni du fruit de ses
veilles qu'on prétend lui ravir; il s'efface entièrement, il s'annule,
il s'amoindrit, il disparaît. A le croire , chaque partie spéciale de son
livre a un inspirateur spécial; des autorités imposantes y ont mis la
main; les épreuves ont été revues, corrigées, annotées par les maî-
tres. Son archéologie appartient à nos meilleurs archéologues , son
histoire naturelle à nos meilleurs naturalistes, son orographie à nos
meilleurs orographes, son ethnographie à nos meilleurs ethnographes,
Son Afrique , son Asie , son Océanie , son Amérique , doivent être res-
tituées aux savans qui ont quelque droit de les décrire; et quant aux
détails , M. Balbi , scrupuleux à l'excès, a confié , assure-t-il , ses pla-
ces fortes à des militaires , ses académies à des académiciens , ses
renseignemens religieux à des ecclésiastiques. Tout ceci est bien ;
mais que va-t-il rester à l'auteur après cette abdication intégrale?
Aura-t-il encore le droit de lancer ses foudres contre la spoliation et
de vouer ses plagiaires aux Euménides? On lui emprunte ce qu'il a
emprunté; c'est la peine du talion , voilà tout.
Il est vrai que ces accès de modestie, imaginés, comme l'on dit.
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 171
pour les besoins de la cause, n'ont rien de durable ni de sérieux. Ce
sont des éclairs qui traversent V Abrégé, une inconséquence née du
plus ingénieux calcul. Feuilletez quelques pages; la nature va re-
prendre le dessus, et de toutes ces lumières dont il a exagéré l'éclat,
M. Balbi se fera une auréole pour lui-même. On peut appeler cela
du désintéressement placé à gros intérêt. Voici d'ailleurs un correctif
à ces allures passagères d'humilité et de renonciation. Il est assez
admis, dans le monde des sciences et des lettres, qu'un auteur ne
doit se citer lui-même qu'avec une grande sobriété, et en cherchant
à adoucir par quelques formules convenues ce qu'une telle préten-
tion renferme en soi de tranchant et d'excessif. Cette loi des esprits
modestes n'a pas été faite pour M. Balbi : il passe à côté d'elle sans
la voir; il l'ignore ou il la viole de propos délibéré. A-t-il besoin de
s'appuyer, pour faire la preuve d'un chiffre ou d'un fait, sur une au-
torité irrécusable? C'est la sienne qu'il invoque avant toutes les autres.
Lui faut-il corroborer une assertion contestée? c'est à son avis anté-
rieur qu'il s'en réfère. Il se mire dans ses travaux anciens, il se
redit ses calculs, il s'écoute parler, il s'énumère avec bonheur ses
propres ouvrages, V Atlas ei/mographique , le Compendio di geograjia,
la Balance politique du globe, the World compared to the British
empire; il est heureux , il s'épanouit, il se dilate; on voit qu'il s'aime.
De cette disposition d'esprit et de ce besoin de se plaire naîtra pour
nos neveux une autorité géographique à deux degrés de sanction :
Balbi apud Balbi.
On a vu combien Y Abrégé de géographie est enclin à sacrifier au
succès : il ne ménage rien de ce qui peut désarmer cette idole, il n'y
épargne ni sa fierté, ni sa dignité. Il sait où sont ses juges et quels
pourront être ses patrons. Il va vers eux, les prévient, les entoure
de tant de flatteries , fait si bien leur part à tous et à chacun, que la
résistance sera impossible. L'univers entier doit devenir complice du
triomphe. Les savans ont leur lot ; chacun d'eux a son piédestal ; leurs
titres revivent dans chaque page. Le livre est leur enfant; ils ne l'é-
toufferont pas de leurs mains. Les journaux, les revues ont leur con-
tingent aussi : on les cite tous comme des réservoirs inépuisables, où
l'auteur a trempé maintes fois ses lèvres altérées de science ; on les
nomme par leurs noms, on les fascine par des airs polyglottes, on
exalte la publicité anglaise, on couronne la publicité américaine, on
déifie la publicité allemande , on se met aux pieds de la publicité
française, le tout accompagné d'un étalage de noms propres qui doi-
vent imposer le respect et l'attention au gros des profanes. Ainsi la
172 REVUE DES DEUX MONDES.
presse périodique, comme les savons, aura les mains liées : on ne
peut pas répondre à des complimens par une critique brutale. Reste
maintenant le succès extérieur, celui qui résulte d'un patronage opu-
lent et européen. Ici le génie de Y Abrégé s'est surpassé lui-même; il
a rencontré une de ces inspirations qui font époque. Comment iiité-
resser les grands seigneurs de tout le globe au succès d'un livre géo-
graphique? Là était le problème : il a été victorieusement résolu. Ces
seigneurs, ces princes possèdent des cabinets de médailles, des mu-
sées, des collections d'oiseaux; les plus modestes ont des herbiers,
des objets de conchyliologie , des bibliothèques , des galeries , des
serres, des cartons de dessins, des volières, ou quelques armoires
remplies de pétrifications. « Il n'y a qu'à citer tout cela , s'est dit
V Abrégé. Mille noms puissans, mille patrons, mille prospectus. » Et
il l'a fait. Des animaux empaillés ne sont peut-être pas de la géogra-
phie, et c'est dégra4er la science que de la faire descendre à des dé-
tails d'almanach; mais le succès est une divinité impérieuse et exi-
geante : on ne l'apaise pas sans victimes.
S'il est des choses dont l'auteur de X Abrégé se montre prêt à faire
très bon marché , il en est d'autres à propos desquelles il ne plai-
sante jamais : de ce nombre est l'autorité de la statistique. Qu'on
ne parle pas, devant M. Balbi, légèrement et irrévérencieusement
de la statistique ; on allumerait toutes ses colères. Il sacrifiera le
style, s'il le faut; immolera la pensée, s'il en est besoin; mais, sur
la statistique, il ne cédera pas. L'ennemi de la statistique est son en-
nemi; il est prêt à rompre une lance avec les détracteurs d'une
étude qu'il nomme a la bienfaitrice de l'humanité. » En voulez-vous
la preuve? M. Balbi l'administre sur-le-champ. Si Moreau et Suchet
avaient connu à fond la statistique, ils n'auraient pas frappé , l'un à
Saltzbourg, en 1800, l'autre à dirone, en 1809, des contributions de
guerre hors de proportion avec les ressources locales. L'argument
est triomphant, il ne souffre pas de réplique. Cependant, quelque
désir que nous ayons de vivre en bonne intelligence avec la statisti-
que, dont nous aimons à proclamer d'ailleurs l'utilité secondaire , il
nous est impossible de ne pas faire observer à son champion que
c'est là une science conjecturale, arbitraire , ductile , aussi propre à
servir les passions qu'à éclairer les intérêts. Grâce à la complaisance
des chiffres et aux capitulations de la conscience humaine , la statis-
tique n'a guère été jusqu'ici qu'une arène ouverte aux systèmes, à
la mauvaise foi, à l'erreur ou à la paresse; une arme à deux tran-
chans, qui blesse aujourd'hui celui qui s'en est armé victorieuse-
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 173
ment hier. Plus d'une fois on l'a vue partir du même point pour
aboutir à des inductions diamétralement contraires, légitimer toutes
les causes , et servir de prétexte à toutes les oppressions. Aucune
étude ne repose sur des données plus fugitives et plus élastiques ;
aucune ne conduit à des résultats plus suspects. Et si nous voulions
prouver jusqu'à quel point elle domine parfois ceux qui prétendent
l'avoir asservie , nous n'aurions qu'à opposer les mécomptes de
M. Balbi le statisticien au plaidoyer de M. Balbi le panégyriste de la
statistique. A l'article Russie, par exemple, l'auteur de l'Abrégé se
prend à discuter quel est le chiffre réel des forces militaires de cet
état. Il énumère les évaluations antérieures , les discute, les com-
bat, les ruine; puis, arrivant à son propre calcul, il déclare d'une
manière pertinente et solennelle que la Russie a 670,000 combattans,
pas un de plus, pas un de moins. C'est la loi et les prophètes; il n'y
a plus à compter. Malheureusement, vers 1831, on eut besoin de sa-
voir en France quelle était la situation militaire d'un pays qui ne dé-
guisait pas ses intentions hostiles. La diplomatie fit jouer ses ressorts
secrets, et l'on sut, par le rapport officiel de notre ambassadeur, que
la Russie n'avait sur pied que 439,720 hommes: différence en moins
sur le chiffre de M. Balbi, 230,280; une misère.
Les forces navales comparées de la France et de l'Union améri-
caine donnent heu aux mêmes fluctuations. M. Balbi accorde à la
France : 110 vaisseaux ou frégates, — 213 bâtimens inférieurs.
Total. . . 323
Il donne aux États-Unis :
25 vaisseaux , — 11 frégates, — 32 bâtimens inférieurs.
Total. . . 68
Probablement ces chiffres n'auraient pas reçu de démenti , si , au
moment de notre démêlé avec l'Amérique, on n'eût pas cherché à
éclairer l'opinion sur l'état réel des forces respectives des deux pays.
C'est ce que fit l'organe estimé d'un de nos ports marchands, en
citant , à l'appui de son énumération , tous les noms des navires de
guerre. Il en résulte que nous avions à cette époque :
53 vaisseaux à flot , — 26 vaisseaux en construction , — 35 frégates
à flot, — 28 frégates en construction, — 30 corvettes à flot, —
2 corvettes en construction , — 50 bricks à flot , — 20 bâtimens de
force inférieure,
Total. . . 244
174 REVUE DES DEUX MONDES.
En même temps, V Annuaire officiel des États-Unis enregistrait
l'état suivant des forces navales de la république :
12 vaisseaux, — 27 frégates, — 15 sloops, — 7 schooners.
Total. . . 51
Que l'on compare ces chiffres à ceux de M. Balbi , et l'on se de-
mandera ce que doit être pour les écoliers une science qui fait ainsi
trébucher les maîtres.
L'auteur de V Abrégé laisse entrevoir d'ailleurs, d'une manière assez
transparente , sa manière d'opérer comme praticien , pour que l'on
soit parfaitement édifié sur l'infaillibilité de sa théorie. Se trouve-
t-il placé entre deux chiffres, l'un très élevé, l'autre très bas, il prend
un nombre intermédiaire, à l'aventure, comme il lui vient , et sans
justifier autrement sa préférence.
Est-il question d'Hama en Syrie :
« Sans adopter, dit-il, l'estimation d'Ali-Bey, qui lui donne
100,000 habitans, ni l'estimation de Burkhardt, qui les réduit à
30,000 , nous croyons qu'on pourrait lui accorder de 45,000 à 50,000
âmes. »
Plus loin , c'est le tour d'Akhaltsikhé :
« M. Dupré , cité par M. Gambo , lui accorde 40,000 âmes. Nous
croyons que sa population n'arrive pas même à la moitié de ce
nombre. »
Enfin , l'auteur se trouve-t-il embarrassé à propos du dénombre-
ment de Sou-Tcheou en Chine, il se consulte gravement , et écrit :
« On ne sait rien sur le nombre de ses habitans ; nous penchons à
croire qu'il pourrait bien s'élever à 500,000 ou 600,000 âmes. »
Voilà où en est la certitude de cette science , bienfaitrice de l'hu-
manité. Entre deux chiffres douteux créer un troisième chiffre , et
quand on ne sait rien, pencher à croire, incliner à croire, tout gît là.
Que, si l'on persiste à ne point voir, dans ce jeu récréatif, le dernier
mot de l'esprit humain , M. Balbi armera à l'instant ses tonnerres
contre l'incrédule; il invoquera ses vingt-cinq ans d'expérience; il
dira, dans une langue à lui , comment il a parcouru toute la hiérar-
chie synoptique, et comment, du grade de statisticien spécialiste, il
est arrivé à celui de statisticien résmniste. Impossible de résister à
des titres aussi foudroyans et à un langage aussi péremptoire. Il
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 175
n'y a plus qu'à se soumettre et à demander pardon à la statistique
des mots légers qu'on aurait pu se permettre à son égard.
On a vu plus haut comment pouvaient être classées les qualités
nécessaires à un auteur qui se dévoue à une compilation géographi-
que. Connaître tous les documens, les juger, les ordonner, tels sont
les trois aspects sous lesquels il faut envisager une tâche qui demande
des facultés combinées d'érudition, de critique et de méthode. Nous
ne parlons pas de la patience , qui est une vertu négative , si on la
prend isolément , et de l'activité , qui est un don fâcheux , si on
l'emploie à des pauvretés manifestes. Il reste maintenant à s'assurer
jusqu'à quel point M. Balbi a satisfait à ces conditions diverses. En
première ligne vient l'érudition. M. Balbi a-t-il su tout ce que de-
mandait son travail, et l'a-t-il bien su? N'a-t-il rien tronqué, rien
confondu, rien omis? Est-il vraiment l'esprit encyclopédique dont
parle VAvis de l'éditeur, et qui mérite de faire /o« comme révélateur
d'une Bible de géographie? Loin de nous la pensée de contester qu'une
portion de ces titres n'appartienne légitimement à M. Balbi , et de nier
la richesse des sources auxquelles il a dû puiser. Mais , en môme
temps que nous lui rendons cette justice , il nous est impossible de re-
connaître en lui une érudition profonde et absolue. L'érudition , dans
sa partie intelligente, suppose une critique et un sens que M. Balbi ne
montre pas toujours; dans sa partie mécanique, une exactitude qu'il
se permet souvent de violer. En regardant de près quelques pas-
sages traduits , nous avons cru entrevoir que M. Balbi ne possède
pas parfaitement l'anglais (1) , et hésite tant soit peu sur l'allemand.
Quant à l'arabe , il est évident qu'il n'en sait pas un mot , car il
tronque l'orthographe des villes égyptiennes et syriennes , et con-
vertit Islam en obéissance à Dieu. Maghbreb , pour lui , équivaut à
Provinces barbaresques , et n'a plus cette valeur relative qui en fait
une région située à l'ouest de l'Arabie. Il n'est qu'une langue, sans
en excepter la nôtre, dont on ne puisse contester à l'auteur de X Abrégé
la connaissance parfaite , c'est l'italien. Ajoutons que , de toutes ,
c'était la moins utile.
Il serait trop long de suivre ici, dans ses imperfections inévitables,
un travail qu'on jugerait moins sévèrement, s'il affectait des airs plus
modestes. Quelques redressemens sufflront ; on supposera facilement
les autres. Ainsi, l'auteur de X Abrégé, trompé par des analogies ap-
(1) Notamment dans un passage sur les ruines de Copan, où, traduisant un auteur an-
glais , traducteur lui-même de l'Espagnol Francisco de Fuentes, il rend par élo(fe jaune un
mot anglais qui veut dire fraise.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
parentes, se plaît à confondre les Itlidts, nom générique des tribus
nomades de la Perse, avec les Eleuths, qui habitent, à six cents lieues
de là , le grand désert à l'ouest de la Chine ; il supplée de son chef
aux lacunes des voyages au pôle et fait une île du Groëidand ; il ou-
blie de combiner ses données orthographiques , de manière à ne pas
tomber dans des contradictions flagrantes , et écrit tantôt Sapor, tan-
tôt Chapour, deux noms identiques. Dans la partie statistique de la
France , si riche en documens officiels, les erreurs fourmillent. Les
divisions militaires sont inexactement énoncées; la population de
grandes villes comme Lyon et Marseille, est évaluée d'une manière
fautive. Pendant que X Abrégé consacre une page entière à des îlots
sans habitans,il néglige Tarare et Saiiit-Qucntin, cités industrieuses,
qui n'ont pas même une mention. Un travail sur les canaux, dont
M. Balbi paraît être sérieusement épris, offre à son tour les carac-
tères d'une préférence malheureuse. L'auteur déclare, la main sur
le cœur et avec assurance, que c'est le tableau de la matière le
plus complet qui ait été dressé , et voici ce qui y manque : 1" le
canal des Ardennes, qui unit la Meuse à l'Aisne dans un déve-
loppement de 39,214 mètres ; 2" le canal d'Arles à Bouc, avec 45,883
mètres de parcours ; 3" le canal du Blavet dans le Morbihan , sur
59,818 mètres; Vie canal de Niort à la Bochelle, sur 78,000 mètres;
5" le canal des Étangs et celui de Beaucaire, sans compter des ca-
naux de moindre importance , comme ceux de la Sensée , d'Aire à
la Bassée, etc., etc. Il est vrai que , pour rétabhr l'équihbre, à côté
de ces canaux existans et omis, Y Abrégé en cite d'autres qui sont ima-
ginaires; le canal de Bretagne, par exemple. Il y a trois canaux en
Bretagne, mais de canal de Bretagne, proprement dit, avant M. Balbi,
on n'en connaissait pas, et après M. Balbi, il faudra le chercher
encore.
Si l'on voulait tout éplucher ainsi , V Abrégé serait bientôt réduit à
rien. Chaque population de ville pourrait être discutée dans ses ter-
mes et rétablie sur un autre pied ; il y aurait à revenir sur tout : sur
la statistique, sur les détails historiques, sur l'authenticité et la sin-
cérité des sources, sur la valeur comparée des documens. Bornons-
nous à demander à M. Balbi où il a vu que Mélinde, capitale du
royaume de ce nom, est située à l'embouchure d'un grand fleuve
nommé Quilimancy? Dans Malte-Brun, sans doute, qu'il a copié plus
d'une fois, tout en le rangeant peut-être parmi les géographes rou-
tiniers. Mais d'abord Malte-Brun n'a présenté ce fait que comme une
hypothèse résultant de reconnaissances fort anciennes, et ensuite il
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 177
pouvait ignorer, plus excusable en cela que M. Balbi , les recon-
naissances de voyageurs contemporains, d'où il résulte qu'aucun
fleuve ne coule ni à Mélinde ni à Patta. Le cours d'eau le plus voi-
sin (Zeby, dans l'intérieur; Djeba, sur la côte), se jette dans la mer
à 250 milles de Mélinde. Voici maintenant une confusion plus étrange.
Nous lisons à la page 87V de l'Abrégé : «On voit à Alexandrie les deux
obélisques, dits Aiguilles de Cléopàlre, dont l'un est debout, et ranfre
a été donné au roi de France par le vice-roi Moliammed-Ali. » Ainsi,
le bloc de granit qui figure aujourd'hui sur la place de la Concorde ,
ne serait pas , comme on s'obstine à le croire , l'un des obélisques de
Louqsor, mais bien l'une des aiguilles de Cléopâtre. Sur l'autorité de
M. Balbi, il n'y a plus qu'à attaquer M. Lebas en contrefaçon ou en
substitution de monument. Ce qui suit est une contradiction non
moins curieuse. Page 519, on lit, à propos des essais de civilisation
réalisés par Mahmoud: «Une circonstance qui doit rendre les pro-
grès plus lents, c'est que le sultan n'a pas encore songé à établir un
journal à Constantinople. » Yoilà le recto; maintenant, prenez le
verso, page 857. A l'occasion des réformes de Mohammed-Ali, il est
dit expressément : « A l'instar de l'Egypte, le sultan a aussi fondé
un journal qui produira d'heureux effets. » Il est impossible de se
contredire plus complètement sous la même couverture.
Laissons ces petites chicanes : Homère lui-môme a pu sommeiller
quelquefois ; à plus forte raison M. Balbi. L'érudition d'ensemble
sauvera d'ailleurs ce que laisse à désirer l'érudition de détails. Il y a
dans X Abrégé assez de pages empruntées à Malte-Brun en principes
généraux , à Bruguière , à de Buch , à Pentland en orographie , à
M. Klaproth en philologie, à MM. de Humboldt, Ritter et Cuvier,
en sciences accessoires , pour que l'on se garde de mettre en question
l'érudition générale du livre. Les sources d'où il découle sont nom-
breuses ; les autorités sur lesquelles il s'appuie sont souvent décisives.
xV peine, dans le nombre, peut-on regretter çà et là quelques omis-
sions importantes , et entre autres Kirkpatrick pour le Népal , Russell
pour l'empire ottoman , Beatson pour Sainte-Hélène , Daniell frères ,
Hartfort, AVilliam Jones, Ouseley, AVilford, Solvyns, Kinneir pour
l'Inde , Morier, Burnest Murray et Malcom pour le Turkestan et pour
la Perse. Quand il aurait donné à ces voyageurs authentiques la place
qu'occupent chez lui des voyageurs plus que suspects comme M. Dou-
ville , V Abrégé n'aurait pu que gagner aux yeux des juges qui con-
naissent la valeur des noms géographiques. Mais ce sont là des péchés
véniels qu'il faut gracier pour passer outre.
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Après l'érudition de M. Balbi , jugeons sa critique. A-t-il , parmi
des documens contradictoires et nombreux , sainement distingué ,
sainement choisi ? A-t-il montré en ceci le discernement , la sagacité
nécessaires ? Le triage des matières a-t-il été fait avec tout le goût dési-
rable et dans la ligne qui convenait? L'auteur a-t-il dominé ses autori-
tés ou leur a-t-il obéi? Les a-t-il passées à un crible intelligent pour
rejeter celles qui lui paraissaient trop légères? En géographie tout
mérite s'efface devant celui-là. Sans ce contrôle judicieux, la science
est une monnaie de bas aloi, dont un œil exercé découvre facilement
l'alliage. Le voyageur est un être si divers, si mobile , si impressionna-
ble ; il trompe le lecteur avec un aplomb si parfait , il se trompe lui-
même avec une bonne foi si naïve ! Avant de se fier à lui , même pour
des riens , il faut l'étudier, deviner ce qu'il est comme tempérament,
comme capacité , comme nationalité , comme humeur ; savoir d'où
il vient et où il va , prendre ses impressions à leur source et s'assu-
rer qu'aucune cause personnelle n'en a altéré le caractère. Tel voya-
geur n'abuse son public que parce qu'il s'abuse lui-même ; tel autre,
plus vain et plus fanfaron, se fait un piédestal de ce qu'il décrit; il en
est qui sont enclins à tout exagérer, d'autres à tout amoindrir; ceux-
ci ont le sens mathématique , et mesurent; ceux-là ont l'instinct
poétique , et colorent. En général , dans chacun d'eux, si médiocre
qu'il soit , il y a une corde vraie , et c'est celle-là qu'il faut faire ré-
sonner ; elle donne le ton de l'individu. On le devine quand il se tait ,
on le rectifie quand il dénature. D'ailleurs, ce que l'examen partiel
peut laisser encore dans l'ombre , la comparaison le met bientôt au
jour, et ainsi, de document en document, de voyageur en voyageur,
un esprit droit et pénétrant arrive à la presque certitude des choses,
tantôt par l'induction seule , tantôt par la mise en regard des obser-
vations corrélatives.
Il nous serait doux de reconnaître dans M. Balbi cette qualité
fondamentale du géographe; mais est-il possible d'oublier avec quel
entraînement et quelle crédulité il a abondé dans les récits fantasti-
ques dont M. Douville berçait naguère le monde savant ; avec quel em-
pressement il s'est approprié ce voyage imaginaire pour en faire ressor-
tir une topographie nouvelle et tout un système orographique qu'il
nomme le système nigritien? Certes, après les révélations concluan-
tes que M. Lacordaire a insérées dans cette Revue, il n'était plus per-
mis à personne de se faire illusion sur les travaux de M. Douville, et
cependant VAbréf/é (édition de 1833 ) en parle encore comme d'une
exploration importante. Est-ce ignorance des faits? Est-ce entête-
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 179
ment? C'est peut-être système; car M. Balbi accrédite volontiers les
autorités que personne ne soutient , et il semble surtout caresser du
regard les champignons scientifiques éclos à ses pieds et sous son
ombre. La liste des grands hommes inconnus dont M. Balbi a fait la
découverte , et.dont il adopte les matériaux avec peu de discerne-
ment , serait longue à dresser et encombrerait inutilement ces pages.
Il suffît d'en tirer cette conclusion que le sens critique a souvent
manqué au géographe, et qu'il n'a pas su défendre son jugement
contre toutes les surprises.
C'est à la suite de ces noms sans autorité et sans valeur que l'au-
teur de l'Abrégé s'est lancé dans une terminologie absurde, prenant
à celui-ci des souches, à un autre des sijstèmes, à un troisième des
foyers, le tout sans raison, sans règle et au hasard. Par ce motif,
son Océanie est à refaire en entier; elle repose sur des observations
inintelligentes et des subdivisions inadmissibles. Prenant au sérieux
les moindres enfantillages d'un voyageur secondaire, M. Balbi a dé-
baptisé tout un monde pour avoir la gloire de s'en faire le parrain.
Il a créé un archipel Mounin-Volcanique; il a converti la Nouvelle-
Zélande en Tesmanie, la terre de Van-Diémen en Diéménie, la
Nouvelle-Guinée en Papouasie; il a fait de quelques petits îlots
perdus sur l'Océan Pacifique des Sporades , de Vanikoro l'archipel
Lapérouse , et des Nouvelles-Hébrides le groupe Quiros. Mais ceci
n'est rien encore auprès du nom incroyable que, de concert avec son
ami le docteur Constancio , M. Balbi a élaboré pour l'Amérique du
nord : Pleïadelphia ! Qu'en dites-vous? Comme cela chante, résonne,
empUt la bouche : Pleïadelphia. C'est-à-dire, ajoute M. Balbi, un
mot renfermant, avec une précision parfaite, les idées suivantes :
Union fraternelle , boréo-hespérique , d'états navigateurs. Vous verrez
que les Américains du nord seront assez barbares pour repousser cette
découverte, et qu'ils s'obtineront à ne pas répondre au nom de
Pleïadelphiens. Le sort des idées de génie est d'être méconnues de
leur temps.
Puisque nous voici sur le terrain des puérilités , voyons si M. Balbi
n'a pas abusé de cette ressource. Dans bien des endroits de son livre,
il se rend cet hommage qu'il n'a pas imité ces géographes vulgaires
qui ne voient que la France dans l'Europe et l'Europe dans le
monde. En effet , loin de sacrifier aux dieux de la foule , il les a trai-
tés de la manière la plus cavalière , les a insultés , écourtés , mu-
tilés , se permettant à peine de dire quelle est la population d'une
ville européenne, et s'interdisant, comme chose oiseuse , de nommer
les hommes célèbres qu'elle a vus naître. C'est bien ; mais après avoir
180 REVUE DES DEUX MONDES.
ébranché ainsi des objets d'une utilité consacrée, pourquoi les rem-
placer par des matières ridiculement parasites? Au lieu d'une men-
tion pour les illustrations locales, savez-vous ce que nous donne
M. Balbi? On ne le croirait jamais. La Charte de 1830; oui , la charte
avec ses annexes. L'Angleterre va réclamer, sans doute; on lui doit
la mention du pacte d'Alfred-Ie-Grand; les États-Unis exigeront à
leur tour l'insertion du bill des droits , et il est possible que la Porte
élève la même prétention en faveur du Koran , qui est sa loi poli-
tique. Ce n'est pas tout; après avoir introduit violemment la Charte
dans sa géographie , M. Balbi imagine de couvrir du môme prétexte
un vaste enseignement technologique. Il explique donc, et fort au
long , à ses lecteurs , ce que sont les terres et domaines de la cou-
ronne, la liste civile, les apanages, les droits régaliens, les péages,
les monopoles, les contributions, les amendes, les confiscations, les
sportules. Il explique ce qu'on entend par crédit public, fonds, papier-
monnaie, amortissement ; il va jusqu'à donner des axiomes écono-
miques. « Le commerce, dit-il, est aetif lorsque l'état vend à l'é-
tranger beaucoup plus de marchandises qu'il n'en achète; il est passif
si l'état achète plus qu'il ne vend. » Pour émettre de semblables et
aussi neuves définitions, ce n'était guère la peine de se déranger de
son chemin. Mais, une fois lancé, M. Balbi ne s'arrête plus ; il verse
la lumière par torrens, réchauffe , éclaire et féconde tout ce qui se
trouve sur sa voie; il continue à expliquer ce qu'est l'armée de terre
et de mer, ce que sont'les manufactures; ce que représentent les
mots caravane, foire, bourse, ville, échelle, colonie, marine, capitale,
bourg, village. Encore un élan et il allait dire ce que sont une place,
une rue , un carrefour, un clocher, une boutique , un porche , une
cave. La lexicographie est un enseignement qui mène loin , et sous
le manteau d'une géographie, on courait la chance d'avoir un voca-
bulaire. Heureusement, M. Balbi s'est contenu; il n'a pas voulu rui-
ner Boiste et Lavaux. Comme revanche, il s'est donné le plaisir, à
quelques pages de là , de mentionner une classification fort curieuse
du genre humain dont il fait, avec l'un de ses savans inconnus, des
anthropophages, des frugivores, des omnivores, des carnivores, des
acridophages (mangeurs de sauterelles), des géophages (mangeurs
de terre). Voyez-vous d'ici ces peuples qui ne mangent absolument
que de la terre ou des sauterelles. Diviser l'humanité d'après l'ali-
mentation , c'était là une idée hardie. Il fallait, sans doute, du cou-
rage pour la concevoir ; mais il en fallait bien plus encore pour la
reproduire.
Passons du plaisant au sévère. Il est assez d'usage, quand on écrit
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 181
un livre élémentaire dans un idiome, que l'on fasse, quoique étran-
ger, une belle part à la nationalité qu'il représente. C'est un devoir
auquel IMalte-Brun n'a pas manqué et que M. Balbi n'aurait pas dû
méconnaître. A quelle préoccupation, à quelle arrière-pensée a-t-il
cédé en écrivant son livre, nous n'en savons rien ; mais toujours est-il
qu'il s'y réfléchit principalement et comme Italien et comme sujet
de l'empereur d'Autriche. ]\e lui demandez pas de citer en passant
les noms français qui se rattachent à quelque localité lointaine, Ju-
mel à propos de l'Egypte, Poivre à propos de l'île Maurice: il n'a pas
à donner de telles satisfactions à l'orgueil national. Bien mieux, s'il
est question, en énumérant les ressources de la viabilité italienne,
de la magnifique route du Simplon , il omettra de dire qu'elle est
due à l'intervention de la France et au génie de Napoléon. S'il s'agit
de choisir une mesure géométrique qui règne dans tout le livre, c'est
le mille italien qui sera préféré et non pas le mètre et ses multiples.
Entre l'Italie et la France, s'il y a un pays à sacrifier sous le rapport
de l'étendue et des développemens, la France aura le dessous. Puis,
comme par expiation , l'Italie , un instant favorisée , sera à son tour
immolée à l'Autriche. Le respectueux sujet n'osera pas insinuer qu'il
existe dans le nord de la Péninsule italique un royaume lombardo-
vénitien , et il fera de Milan une ville autrichienne; un géographe de
Vienne n'aurait pas mieux dit. C'est courageusement s'effacer et
s'exécuter de bien bonne grâce; on assure que M. Balbi y a gagné le
titre de conseiller aulique.
Il nous reste à parler de l'ordonnance de VAbré(/r; sous ce rapport ,
c'est un travail qui ne peut se défendre. Jamais on n'a rien imaginé
de plus confus, de plus mal joint, de plus emmêlé. Chaque partie du
monde y cherche ses membres épars : la tête est auprès des pieds, le
reste du corps se disloque et s'éparpille. Tantôt c'est la division poli-
tique qui prévaut, tantôt c'est l'ordre des zones; un moment on va de
proche en proche, l'instant d'après on exécute une enjambée de deux
mille lieues. C'est, à la lettre, intolérable. Le but de cette combinai-
son semble avoir été de masser les aperçus généraux afin d'éviter
les redites; mais ce qui en résulte en réalité, c'est de n'offrir aucune
satisfaction à ceux des lecteurs , et c'est le plus grand nombre , qui
demandent à une géographie des éclaircissemens partiels. On n'atta-
que pas de telslivres par l'ensemble, mais parle détail ; on ne les lit pas
sans désemparer, mais on les consulte à butons rompus. Chez M. Balbi,
quand on veut s'éclairer au sujet d'une ville quelconque , même de
médiocre importance, il faut remonter successivement du point
TOME XVII. 12
182 REVUE DES DEUX MONDES.
cherché au pays dont il fait partie, et du pays au monde. Si l'on ne
se résigne pas à cette laborieuse investigation, on ne connaîtra qu'im-
parfaitement l'état physique , social et politique du lieu interrogé.
Et encore après cette peine prise , se trouvera-t-on plutôt édifié sur
la physionomie générale d'un continent que sur l'aspect particulier
d'une province et d'un canton. La géographie de M. lialbi entraîne
ainsi l'esprit vers de perpétuelles synthèses : pour la lire avec fruit,
il faut déjà être fort bon géographe.
C'est surtout dans le classement des divisions territoriales que le
vice de la méthode se fait le plus vivement sentir. On dirait que l'au-
teur obéit à un parti pris, tant il multiplie les complications gratui-
tement et systématiquement. Il tend des embûches au lecteur , il
lui crée des embarras , il le promène à travers des régions découpées
en labyrinthe. S'il existait un baccalauréat spécial pour la géogra-
phie , la faculté de pouvoir se servir couramment de V Abrégé pourrait
être un titre d'admission ; car elle supposerait des études antérieures
et profondes. Au lieu de décrire un ^ays par grandes zones et de
proche en proche , soit en allant du nord au midi , soit en adoptant
toute autre marche rationnelle, M. Balbi a imaginé une division de na-
tionalités politiques qui l'entraîne en des chevauchemens continuels.
Cherche-t-on , en Europe, Malte, Héligoland, ou Gibraltar? C'est
entre l'Angleterre et l'Ecosse, au milieu desOrcades ou des Hébrides,
qu'il faut les découvrir. En Amérique, pays de colonies européennes,
ce système de sautillement va jusqu'à donner des vertiges. Dans l'ar-
ticle des possessions anglaises , on passe du Canada à la Jamaïque ,
d'Halifax à Demerary; dans celui des possessions françaises, on se
promène de Cayenne à Saint-Pierre-Miquelon , le tout sur la même
page et à quelques lignes d'intervalle. Les distances n'effraient pas
M. Balbi; il a une manière de les abréger qui n'est qu'à lui. Tant pis
pour qui ne peut le suivre, il le laisse en chemin; demandez donc
aux aigles de voler moins vite. Cependant, tout neuf et tout hardi
que soit ce système, le géographe n'y est pas tellement enchaîné qu'il
ne le viole au besoin. Ainsi , pour l'Océanie en masse et pour l'Afrique
partiellement, M. Balbi abandonne sa division par nationaUtés poli-
tiques , pour introduire un classement non moins arbitraire de ré-
gions géographiques.
Un mot maintenant sur la forme. Sans doute , il serait déraisonna-
ble de vouloir qu'un étranger fût jnitié aux mystérieuses délicatesses
de notre langue ; mais ce que l'on peut exiger de lui , c'est qu'il abdi-
que toute prétention au style et à la couleur. Que si , au lieu de se
VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES MODERNES. 183
contenter d'une expression claire et précise, il vise aux grands effets
de style , on est fondé à se demander jusqu'à quel point cette rhé-
torique d'emprunt s'accorde avec les lois de la grammaire. M. Balbi
se trouve dans ces conditions et sa cuirasse â plus d'un défaut. Per-
sonne n'est plus vulnérable : son livre est un pêle-mêle d'outriiges
à la langue et de tournures ambitieuses , de mots vides et de
grands airs , de morgue tranchante et de flagrantes incorrections.
Il est surtout inappréciable quand il fait de la couleur. Veut-il
qualifier la reine malgache, Ranavala-Manjoka, complice de l'as-
sassinat de son époux Radama? II ne se fait pas faute de l'appeler
Clytemnestre ; il est vrai qu'il n'ose pas compléter la comparai-
son en faisant un Égisthe du nègre Andymiase, et des Atrides des
deux petits princes Micolo-Sala et Tai-Toutou. Parle-t-il des civili-
sateurs de l'Océanie, Tameamea et Finau? il les donne comme la
monnaie de Napoléon ; il appelle Culhacan uneThèbes américaine, et
quelques méchants fortins sur la côte des Esclaves, les villes anséa-
tiques de la Nigritie. Dans l'Infle, s'il s'agit des sangsues du Dekkan,
il écrit : « Dans les campemens des armées, elles peuvent verser Tplus
de sang que les faibles troupes des Hindous. » Du reste, toute son his-
toire naturelle est écrite d'un style inimaginable. On y voit une guenon
habillée de fontes coideurs comme les suisses de nos cathédrales ; on y
admire un animal avec une peau hérissée de poils courts et raides
comme les soies d'une brosse usée, toute pavée d'écussons, et de laquelle
a disparu le large plissement monacal qui habille le rhinocéros. Ici un
cocotier est un végétal colonnaire; plus loin , un faisceau de palmes
en parasol. Mais, entre mille passages de ce goût et de ce ton, en
voici deux qu'il serait vraiment fâcheux de ne pas mettre en lumière.
Le premier dit : « En Océanie , les mammifères ont quelques re-
présentans : le chien, ce compagnon docile de l'homme, qui s'atta-
che à ses pas comme l'ombre le fait au corps dont il est l'image,
existe comme commensal des deux races jaunes qui se sont partagé
ce système d'îles ; mais le cochon n'existe que sur les îles où vit la race
océanienne pure etc. » Quelles perles de style sont jetées là,
devant les deux animaux qui font l'ornement de cette période ! Le
second passage est d'un autre genre :« L'Asie nourrit les -^Xm grands
reptiles du monde. C'est sur ces côtes que pullulent les tortues fran-
ches et les carets. » Des carets et des tortues en fait de grands reptiles î
Arrêtons-nous. Aussi bien la force nous manque pour épuiser cette
guerre de détails, qui prend toujours des formes âpres et procédu-
rières. Vis-à-vis d'une présomption moins absolue et d'une suffi-
12,
18^t REVUE DES DEUX MONDES.
sance moins grande, jamais nous ne l'aurions commencée. C'est
que, dans cette tâche de démolition , on s'aperçoit combien de soins
ont coûté les œuvres les plus imparfaites, et que le plus impitoyable
marteau s'arrête parfois , saisi d'un respect involontaire pour le tra-
vail humain. Peut-être môme n'y a-t-il pas lieu de prononcer dès à
présent contre V Abrégé une sentence définitive. Si M. Balbi voulait
prendre les choses sur un diapason moins haut, effacer une intro-
duction qui n'enseigne rien et n'est guère qu'un hymne en l'hon-
neur de toutes les vanités , améliorer ses principes généraux , changer
l'ordonnance entière de son livre et en revoir attentivement les détails,
il se peut que la critique consentît à regarder comme sérieux un suc-
cès de débit , issu d'une exploitation intelligente. Quelque accessible
que puisse être M. Balbi aux illusions de l'amour-propre , il est
impossible qu'il s'abuse sur le concert d'éloges qui a salué la venue
de son enfant. On sait ce que valent ces fanfares d'avènement joyeux;
on sait aussi ce qu'elles coûtent. L'ai^teur le sait mieux que per-
sonne ; il a connu tous les secrets de cette manipulation laudative, et
sans doute il donnerait beaucoup de ces hommages prévus pour le
suffrage sincère d'un Rlaproth, d'un Walkenaër, d'un Letronne.
M. Balbi a été applaudi sans doute, mais comme on est applaudi au
théâtre : c'est le lustre qui a donné. Toutes les fois qu'on l'a jugé
réellement, les conclusions ont été sévères. Le capitaine Boteler l'a
appelé, dans la Revue d'Édimbowf/, « le plus présomptueux des géo-
graphes , » et naguère l'économiste Mac' Culloch qualifiait son ar-
ticle sur Londres de « tissu d'exagérations. » Ainsi, en môme temps
qu'il se fait reconnaître par la foule , M. Balbi se voit repoussé par
les hommes spéciaux. C'est à lui à s'interroger maintenant; après
avoir beaucoup fait pour le succès , voudra-t-il faire quelque chose
pour la science?
Louis Reybaud.
GLASGOW.
Le lendemain de la mort dé James Watt, M. Boulton, qui avait été son
associé dans un grand nombre d'entreprises industrielles, convoqua une
assemblée des notables habitans de Greenock et de Glasgow , et proposa
d'élever une statue à Thomme qui , en créant une nouvelle force , avait changé
la face du inonde. La statue fut votée par acclamation. De la part de Gree-
nock et de Glasgow , c'était un acte de reconnaissance fort naturel , car .Tames
Watt, par ses belles applications de la vapeur à la navigation et à l'industrie,
avait fondé du même coup la fortune de Glasgow et Greenock. Il y a une cin-
quantaine d'années, Glasgow n'était encore qu'une ville de province du troi-
sième ordre, et cependant, dès la fin du vi*" siècle, cette ville avait été le siège
d'un évêché, ayant saint Mungo pour premier titulaire, et en IGUJacques VI
l'avait érigée en bourg royal; Glasgow comptait alors sept mille six cent qua-
rante-quatre habitans seulement. Dans le dernier siècle, l'esprit inventif et
entreprenant de ses habitans était déjà renommé, et sa population commençait
à s'accroître. L'horreur de la routine distingue surtout les Écossais ; appliquée
par les habitans d'Edimbourg aux habitudes religieuses et intellectuelles,
cette horreur de la routine a donné naissance à ces nombreuses sectes et à ces
divers systèmes de philosophie qui se produisent annuellement dans cette ca-
pitale. Les habitans de Glasgow ont tiré un meilleur parti de cette tendance
en l'appliquant à l'industrie; ils adoptent sans hésiter, sans même beaucoup
chercher à s'en bien rendre compte, toute invention utile; ils accueillirent
donc avec empressement les nouveaux procédés de .Tames Watt, et le succès
de ces innovations dépassa leurs espérances. De tous cotés s'élevèrent de nou-
velles fabriques dans lesquelles afflua une population d'ouvriers tirant leur
subsistance de cette vapeur qui leur avait été dépeinte d'abord comme une
ennemie, comme la famine elle-même. Dans l'espace de cinquante années,
Glasgow vit, par une progression inouie, sa population s'élever de quarante
186 REVUE DES DEUX MONDES.
mille à deux cent vingt mille habitans (1); aujourd'hui c'est, après Londres,
la plus importante ville du Royaume-Uni.
La population de Glasgow et de sa banlieue industrielle, dans laquelle
nous devons comprendre Paisley, ville de soixante mille habitans, Renfrew,
Dumbarton, Lanark, Port-Glasgow et Greenock, s'élève à près de quatre
cent cinquante mille âmes. Aussi remarque-t-on dans les environs de Glasgow
et dans la ville elle-même bien plus de mouvement qu'à Edimbourg. C'est sur
une moindre échelle la vie de Londres. Il y a, du reste, analogie entre la po-
sition des deux villes, placées toutes deux sur une rivière navigable , le long
des rives de laquelle, au centre même de la ville , est amarré un triple rang
de navires de tous les tonnages et de toutes les nations. Les quartiers com-
merçans de Glasgow, comme les quartiers de la Cité à Londres, sont placés
à l'est, et les quartiers neufs au sud et à l'ouest. La Clyde, il est vrai, n'a
pas la vaste étendue de la Tamise; mais elle est bordée de magnifiques quais
que Londres doit envier à Glasgow. Ces quais sont plantés de plusieurs lignes
d'arbres, et, de distance en distance, s'élèvent des hangars d'une élégante
construction ; ces hangars servent d'entrepôts aux marchandises qu'on débar-
que. Il règne sur ce quai une activité extraordinaire; matelots , commerçans
passagers , manœuvres , vont , viennent , s'arrêtent , s'interrogent , concluent
des marchés; des denrées de toute espèce sont embarquées ou débarquées;
les bois des îles, les caisses de thé arrivant de la Chine, les ballots de fou-
lards de l'Inde, et les monstrueuses balles de coton de l'Amérique du Nord ,
que débarquent des navires nouvellement arrivés , se croisent avec les fers ,
les draps, les toiles et les étoffes du pays qu'on porte à bord des navires en
chargement. Tout ce mouvement a lieu sans désordre et surtout sans tumulte.
Cette population est grave, peut-être parce qu'elle est occupée; à peine, de
distance en distance, entend-on le chant de quelque matelot d'humeur joviale
et les cris que poussent en mesure les hommes occupés au chargement des
navires.
Mais remontons à l'origine de tout ce mouvement , à la source de ces ri-
chesses, visitons les quartiers manufacturiers de la ville, entrons dans l'une
de ces immenses manufactures de cotons imprimés qui , chaque année , fa-
briquent assez d'étoffes peintes pour habiller les trois quarts de l'Ecosse.
Qu'on se figure quelque vaste citadelle du moyen-âge, quelqu'une de ces
lourdes et spacieuses bâtisses aux grands murs tout nus, percés d'étroites
meurtrières, flanqués aux angles de tours en briques rousses, dont quelques-
unes ont trente pieds de diamètre à leur base, et cent cinquante pieds de
haut , deux fois la hauteur de l'obélisque de la place de la Concorde. Ces
hautes tours sont tout simplement les cheminées des fourneaux , et il y a
{*} i6H 7,6M habitans.
1780 42,000 —
1801 84,000 —
1820 150,000 —
1836. .... 230,000 —
GLASGOW. 187
quelques centaines de ces cheminées dans Glasgow et sa banlieue. La gar-
nison de ces citadelles se compose de cent cinquante malheureux toujours
en mouvement, et cependant très taciturnes; ce sont les ouvriers de la fa-
brique. Chacun a son emploi : ceux-ci d'abord, les chauffeurs, vivent dans des
souterrains creusés sous le bâtiment , qu'on prendrait pour des soupiraux de
l'enfer; ils passent leur vie à alimenter d'énormes fourneaux. Dans de vastes
chaudières établies sur ces fourneaux , bout l'eau dont la vapeur met en mou-
vement les balanciers des machines ; les mécaniciens , compagnons des chauf-
feurs, s'agitent au milieu de ces machines dont ils semblent eux-mêmes au-
tant de ressorts vivans; la moindre distraction leur est défendue, elle serait
punie de mort. Ces fourneaux et ces machines , c'est le cœur de la fabrique.
C'est de là que part la vie qui se répand dans chacune des parties de l'établis-
sement. En effet, la vapeur fait mouvoir un arbre tournant qui s'élève per-
pendiculairement jusqu'au dixième étage; à chacun des dix étages, des rouages
s'engrènent dans les dents dont l'arbre est armé , et font mouvoir autant de
machines appropriées chacune à un certain genre de travail. L'une, celle du
dixième étage , saisit le coton dans la balle , le nétoie, et l'étend en couches
minces comme la ouate que l'on place entre deux étoffes ; ces minces et larges
feuilles de coton tombent en cascades éblouissantes sur les mille dents de la
machine à carder, placée au neuvième étage. Cette machine peigne le coton
et le divise en bandelettes que la machine du huitième étage saisit et roule en
cordages; ces cordages sont divisés en fils d'égales grosseurs; ces fils sont
placés sur d'innombrables fuseaux , et un mouvement circulaire d'une rapidité
inouie est imprimé à chacun de ces fuseaux par les machines des étages sui-
vans. Trois des étages inférieurs de la fabrique sont occupés chacun par
soixante métiers à tisser , tous mus par le même mécanisme. Chacun de ces
métiers accomplit comme un ouvrier adroit et intelligent le travail du tissage,
lançant la navette, croisant les fils de la chaîne, serrant les fils de la trame, et
plaçant sur un cylindre l'étoffe à mesure qu'elle est fabriquée. Un ouvrier,
le plus souvent un enfant, surveille dix de ces métiers, qui peuvent, chacun,
fabriquer par jour trente aunes d'étoffes , ce qui ferait par an , en déduisant
soixante-cinq jours de chômage, 90,000 aunes par métier. Que l'un de ces
métiers se dérange, que la navette se brouille ou soit épuisée, que le fil se
rompe ou que la pièce soit achevée , l'ouvrier touche un ressort , et tout
mouvement cesse aussitôt jusqu'à ce qu'on ait réparé l'erreur ou remédié au
dommage.
Parcourons les immenses salles du bâtiment voisin ; la pièce d'étoffe qui
vient d'être fabriquée y est soumise à un apprêt ; plus loin , elle tombe sous
les vis et les presses de la machine à imprimer, qui , du même coup , soit à
l'aide d'absorbans appliqués sur une teinte uniforme , soit à l'aide de corps
colorans appliqués sur l'étoffe blanche, peut teindre sans bavure jusqu'à
quinze à vingt pièces placées l'une sur l'autre. Enfin , dans l'un des bâtimens
les plus voisins de la porte de la fabrique, les pièces imprimées et séchées,
pliées par un autre appareil, sont réduites au plus petit volume possible par
188 REVUE DES DEUX MONDES.
une ingénieuse application de la machine pneumatique. C'est là que le com-
merce vient les prendre pour les conduire au bout du monde , où elles servent
à habiller le déporté de Botany-Bay, l'insulaire de la Nouvelle-Zélande , ou
les nouveaux convertis d'Otaïti ou des îles Sandwich. La vie que la vapeur
donne à la manufacture tout entière ne peut se décrire. C'est elle qui est le
principe de toute action , qui met en mouvement les machines , qui trans-
porte les ballots et les pièces , qui soulève les leviers , qui serre ou desserre
les vis , le tout sans confusion et avec un ordre et une adresse qui ferait hon-
neur à l'ouvrier le plus intelligent. C'est que la vapeur, après tout, n'est que
la force domptée et ordonnée par l'homme; c'est le plus robuste et le plus
obéissant des serviteurs; c'est un esclave qui n'a ni passions, ni caprices, ni
momens de paresse , et auquel on peut donner la plus haute somme d'intelli-
gence possible et imposer l'ordre le plus parfait, c'est-à-dire l'intelligence
qui repose sur la science, l'ordre qui résulte du calcul.
Glasgow a vingt manufactures de coton ou coton-mills , pareilles à celles
que nous venons de décrire; le nombre des fabriques d'étoffes légères est
aussi très considérable. Dans quelques-unes on travaille des mousselines bro-
dées par la vapeur. Glasgow fabrique aussi des draps , des mousselines de
laine , des tartans et de grosses toiles , qu'on peut livrer sur nos marchés à
1-5 et 20 pour 100 au-dessous du prix des manufactures françaises.
Vers l'an 1G68, un marchand de Glasgow, Patrick Gibson , eut l'idée de
charger de barils de harengs un vaisseau qu'il expédia en France , et qui revint
de ce pays avec un chargement de sel et d'eau-de-vie; ce fut là l'origine du
commerce de Glasgow. A cette époque, la ville ne comptait que six à sept
mille habitans. La vente de son sel et de son eau-de-vie ayant valu à Patrick
un grand profit , il put , l'année suivante , envoyer deux autres navires avec
celui qui avait déjà fait le voyage. Alors, comme aujourd'hui, les habitans
de Glasgow savaient à merveille la valeur d'un shilling et employaient à
amasser le plus d'argent possible ce génie actif et entreprenant qui distingue
les Écossais des basses terres : les voisins de Gibson l'imitèrent. Non-seulement
on expédia des bâtimens dans les ports de France et d'Espagne, mais on en
détacha quelques-uns vers l'Amérique, qui revinrent avec de riches charge-
mens. De là profits énormes , de là rapide accroissement de l'industrie de
la ville, qui, en moins d'un siècle, vit le nombre de ses habitans quintuplé.
Glasgow, jolie ville du second ordre, et le meilleur port du nord du R.oyaume-
Uni, était, avant tout, une ville commerçante, quand l'invention de James
Watt en fit une ville industrielle du premier ordre , et, en moins de cinquante
années , porta , comme nous venons de le voir, le nombre des habitans de 40,000
à 230,000. Certainement, ce dernier résultat est prodigieux; cependant la
statue de Patrick Gibson n'aurait pas été indigne, ce me semble, de figurer
auprès de celle de James "Watt. Patrick a le mérite , lui , d'être venu le
premier.
Les historiens de Glasgow, prophètes du passé, comme tant d'autres,
prétendent du reste que Glasgow, de tout temps, avait été prédestinée à une
GLASGOW. 189
haute fortune. « Voyez les armes de la ville, disent-ils: un oiseau, un arbre,
un poisson , ne sont-ce pas là les symboles de la triple puissance de ses ha-
bitans, sur l'air, la terre et la mer? — D'accord; mais pourquoi ce poisson
a-t-il une bairue dans la bouche? — C'est encore là une nouvelle preuve de la
protection que le ciel accorde aux habitans de Glasgow, » nous répond l'his-
torien Macure, et, à l'appui de son assertion, il raconte l'histoire suivante.
« Une dame de Glasgow, dont le mari était jaloux au-delà de toute expres-
sion , eut le malheur de perdre son anneau nuptial. La disparition de ce gage
de fidélité accrut les soupçons du mari , qui, dans un accès de brutale jalousie,
menaça sa femme de la tuer, si elle ne retrouvait pas l'anneau perdu. Celle-ci
ne savait trop à quel saint se vouer, quand , en se promenant sur les bords de
la Clyde, sans doute pour chercher sa bague, elle rencontra saint Mungo (l'his-
toire, on le voit, est fort vieille). La dame se jeta à ses genoux et lui dit
qu'elle était perdue, si elle ne retrouvait sa bague. Saint Mungo, sans lui ré-
pondre, se tourna du côté, d'un pécheur qui relevait sa ligne. «^ Apporte-moi
le poisson que tu viens de prendre, lui dit-il. » Le pauvre homme n'eut rien
de plus pressé que d'apporter à son évêque un beau saumon qui se débattait
au bout de la corde. Saint Mungo ouvrit la bouche du poisson et en tira
adroitement l'anneau perdu, qu'il remit à la dame émerveillée. » Macure ne
nous dit pas si le miracle de saint Mungo guérit le mari de sa jalousie ridi-
cule; en revanche, il nous donne l'explication qui suit des armes de la ville
de Glasgow.
The salmon which a fish is of the sea ,
The oak which springs from earth , that loftie tree,
The birdon it which in the air doth flee,
O Glasgow! do présage ail things to thee.
So while the air, or sea , or fertile earth
Do either give their nourishment or birth ,
The bell that doth to public worship call
Says heaven will give most lasting things of ail.
The ring the token of the marriage is
Of things in heaven and earth both tliee to bless (1).
Pennant, qui visita Glasgow en 1769, nous apprend que cette ville était,
de toutes les villes du second ordre qu'il avait vues, l'une des mieux bâties.
A cette époque, Glasgow ne se composait encore que des quartiers de Uigh-
Street (2), des quartiers de la Gallow-Gate et de la Trongate. Le quartier de
(1) Le saumon qui habite la mer, le chêne majestueux qui s'élance de la Icrre, l'oiseau
placé sur ses branches qui vole dans l'air, te présagent, ô Glasgow! des prospérités sans
nombre. Ainsi, tant que l'air, ou la mer, ou la terre fertile, donneront au poisson, au chêne
et à l'oiseau , nourriture ou naissance, le ciel te donnera les biens les plus durables; c'est ce
qu'annonce la cloche qui appelle les fidèles à la prière. L'anneau est le gage du mariage des
choses célestes et terrestres réunies pour te bénir.
(2) Glasgow a son High-Street, comme Edimbourg, et la position des deux rues est ana-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
HighStreet, qui descend de la cathédrale à la Trongate, est le plus ancien
de la ville; il avait été bâti sur la pente rapide d'une colline et présentait, de
cette façon , une plus facile défense contre les incursions des montagnards.
Vers 1450, lors de la fondation de l'université, le nombre des habitans de
Glasgow ne dépassait guère 1,700 à 2,000, et les maisons de la ville ne cou-
vraient que le tiers de la colline, dominée par la cathédrale; c'était, à peu
de chose près, ce qui compose aujourd'hui la partie supérieure de High-Street.
En 1484, on éleva une église en l'honneur de la Vierge, à l'endroit où est
aujourd'hui Tron-Church , et la ville fit quelques progrès de ce côté; plus
tard, elle offrit la forme d'une croix dont High-Street était la branche supé-
rieure, le marché au sel la branche inférieure, et la Trongate et la Gallow-
Gate les branches latérales. Dans le siècle dernier, après l'heureuse tentative de
Patrick Gibson, l'accroissement de la ville fut rapide; la sécurité produite par
la paix et le désarmement des clans des montagnes permit aux habitans de des-
cendre dans la vallée. Glasgow commença donc à s'étendre le long de la rive
droite de la Clyde. Vers la fin du dernier siècle, et pu commencement de ce-
lui-ci, son étendue devint prodigieuse; deux grandes villes neuves, l'une vers
le nord , l'autre vers l'ouest , furent accolées à l'ancienne ville ; l'une
d'elles, la ville de l'ouest, fut une ville de commerce; les négocians n'y
eurent guère que leurs comptoirs et leurs fabriques, et s'établirent surtout
dans la partie la plus occidentale de ce nouveau quartier. La ville du nord ,
bâtie sur le penciiant de plusieurs collines inclinées vers le midi, fut le quar-
tier aristocratique. C'est là que s'établirent les gens qui avaient fait fortune,
les professeurs et la noblesse des environs. Les grands commerçans y avaient
leurs maisons , où ils venaient se reposer le soir des ennuis de la fabrique et
du comptoir. Une partie de la ville de l'ouest, la plus voisine de la rivière,
fut aussi habitée par les marins, les employés de la navigation et les gens du
port; cette partie de la ville longe la Clyde au-dessous du New-Bridge sur une
étendue de plus d'un mille. Le New-Bridge, qui conduit au ^eu•-Glasgon1 ,
sur la rive gauche de la Clyde , est un pont construit en fer et ressemble en
grand au pont des Arts à Paris.
La ville vieille s'élève en amphithéâtre sur le penchant d'une colline située
à l'est de la ville manufacturière. La plupart des maisons situées dans les rues
étroites, qui se groupent au sommet de la colline, sont bâties en encorbelle-
ment, comme les maisons du vieux quartier d'Edimbourg Ces maisons,
dont quelques-unes sont d'une haute antiquité, ne semblent se soutenir que
par miracle sur leur base étroite et vermoulue; la cathédrale, le ïoich-///// et
les bâtimens de l'université les dominent fièrement de leurs masses solides
et imposantes.
La cathédrale {high clnirch ) est, avec Saint-iMagnus de Kirkwall ,
dans les Orcades , la seule église d'Ecosse qui ait échappé à la destruc-
loguo, c'csl-à-dire inclinée du sommet à la base d'une longue colline, avec celte différence
qu'à Glasgow l'inclinaison est de l'est à l'ouest, et à Edimbourg de l'ouest à l'est.
GLASGOW. 191
tion et soit restée intacte lors de la réforme. John Achaius, évêque de
Glasgow, jeta les fondeniens de cette église en 1123; mais il n'y mit pas la
dernière main. Les différens styles d'arcliitecture du monument conGrment
nos doutes et prouvent qij'il n'a guère été terminé qu'un siècle et demi au
moins après avoir été commencé. Les cryptes, par exemple, sont de l'époque
d'Achaius, de l'époque de la transition du roman orné ou fleuri au gothique
lourd. Ces cryptes ont cent huit pieds de long sur soixante-douze de large.
Quarante fenêtres ou soupiraux donnent du jour à ces souterrains divisés en
trois galeries. Soixante-neuf stalles, pouvant contenir chacune de six à huit
personnes, sont disposées le long de ces galeries; cette partie de l'église
s'appelle barony kirl;, ou bien encore, le cimetière roûtè. C'est là que son fon-
dateur, saint Mungo, fut enterré. Soixante piliers de huit pieds de circonfé-
rence et de seize pieds de hauteur au plus, aux chapiteaux grossièrement tra-
vaillés, soutiennent des voûtes ogivales, obtuses et fort basses. 11 y a loin en-
core de là aux hardiesses du gothique pur. Le chœur de l'église est évidem-
ment de l'âge suivant, de 1160 à 1260; c'est le gothique simple et peu orné.
L'angle de l'ogive des fenêtres, surtout des fenêtres des deux étages supé-
rieurs, devient plus aigu; les voûtes sont plus élevées, et les meneaux des
fenêtres plus délicats et plus élancés. La partie antérieure de l'église nous
parait d'une époque encore moins reculée. Cette partie de l'édifice a dû être
achevée vers 1260; ce n'est pas encore le gothique orné, mais l'ouvrier est
devenu plus habile. On remarque déjà, dans cette partie de l'église, des pré-
tentions à la légèreté et à la richesse , surtout dans les grandes fenêtres pla-
cées au-dessous du clocher. Quoi qu'il en soit, l'ensemble de l'édifice paraît
d'une extraordinaire simplicité. Sa masse solide n'est pas soutenue en dehors
par des forêts d'arcs-boutans, arc-boutés eux-mêmes, comme dans les lé-
gers édifices de l'âge suivant, où tout a été sacrifié à l'effet hardi de l'intérieur
Ce ne sont point là non plus les délicatesses de la chapelle d'Holy-PiOod et
de Melrose-Abbey ou de la chapelle de Roslin, ces chefs-d'œuvre du go-
thique fleuri. Le clocher de l'église est tout-à-fait postérieur au reste du mo-
nument, il date de 1430; mais, connue l'artiste s'est efforcé de mettre son ar-
chitecture en harmonie avec celle du reste de l'édifice, on n'y voit pas ces
riches ornemens au dessin tourmenté et flamboyant ( iracenj ) qui distin-
guent les monumens de cette époque. Ces ornemens ne se font remarquer que
dans les galeries et les clochetons placés au haut de la tour et à la base de la
pyramide qui termine le clocher. La hauteur du clocher, la tour et la pyra-
mide comprises, est de 225 pieds.
Walter Scott, dans son roman de Roh-Roy, nous a laissé une admirable
description de l'intérieur de la cathédrale de Glasgow, de ses cryptes mysté-
rieuses, de ses innombrables tombes, dont les inscriptions n'ont pu sauver
de l'oubli les restes rfes puissans dans Israël. L'extérieur imposant de l'édi-
fice, le cimetière qui l'environne, les collines chargées d'antiques et noirs
sapins qui l'ombragent, et jusqu'au ruisseau voisin dont le murmure mono-
tone ajoute quelque chose de lugubre et de solennel à l'effet du paysage,
192 REVUE DES DEUX MONDES.
excitent vivement son admiration; mais, dans les pages pompeuses qu'il con-
sacre à la description de ce vénérable monument, Walter Scott est poète
avant tout. Notre tâche à nous est d'être historien , et nous devons , quoi
qu'il en coûte , ajouter de tristes réalités à cette séduisante poésie : disons
donc que les sapins séculaires ont été abattus, que le ruisseau a cessé son
murmure et n'est plus qu'un cloaque infect, que les pierres tumulaires sont
si pressées, qu'aux environs de l'église on ne marche que sur des armoiries,
des épitapheset des inscriptions de toute espèce, et qu'en fait de végétation,
à peine sur la colline reste-t-il quelques cyprès rabougris et quelques pla-
ques d'un gazon rare et jauni. Ajoutons aussi que, par une sorte de conve-
nance ou d'inconvenance singulière, l'hôpital a été bâti si près du cime-
tière, que de leur lit les malades voient, en quelque sorte, creuser la fosse
qui les attend, et que les exhalaisons putrides qui s'élèvent du fond de la
ravine humide, et les émanations du cimetière ne peuvent que hâter leur fln.
En revanche , la vue que l'on a du haut de l'éminence sur laquelle l'église est
bâtie est des plus magnifiques, et distrait le voyageur du sombre spectacle
qui l'environne. A l'est s'étend toute la vallée de la Clyde, et dans la même
direction apparaissent les tours massives du château de lloihuell; vers l'ouest,
on aperçoit les châteaux de Mearns et de Cruichstone , et plus loin, vers la
droite, et au-delà du ruban d'argent formé par la Clyde, se dresse le roc noir
de Dumbarton, qui a quelque ressemblance avec le rocher du Mont-Saint-
Michel, vu de la terrasse d'Avranches. Enfin, à nos pieds et sur les coteaux
voisins, s'étendent la ville vieille et la ville nouvelle, et à l'horizon, dans
toutes les directions, se groupent de longues chaînes de collines que do-
minent les monts Campsies et les hauts sommets des montagnes du duché
d'Argyle.
Comme nous l'avons dit tout à l'heure, la cathédrale de Glasgow et celle
de Kirkwall, dans les Orcades, sont les deux seuls monumens de l'architec-
ture du XI" et du XII' siècle qui soient restés intacts en Ecosse. Il fallut une
émeute de la bourgeoisie pour préserver l'église de Glasgow de la destruc-
tion. Pennant nous raconte, en effet, qu'en 1708 les ministres réformés ar-
rachèrent, à force de menaces et d'iniportunités, aux autorités de la ville,
un ordre qui les autorisait à la faire démolir. Le fanatisme des puritains allait
jusqu'à les animer d'une haine stupide contre des pierres. Au lieu d'occuper
ce vaste bâtiment et de chercher à l'approprier aux besoins du nouveau culte,
ils voulaient le renverser, le tuer comme un ennemi. iMunis de l'ordre de des-
truction, ils avaient rassemblé quelques centaines d'ouvriers; la canaille s'était
jointe à eux; déjà la hache et le marteau étaient levés. Quelques bourgeois,
plus éclairés que leurs concitoyens, ou mus peut-être par un reste d'opposition
religieuse, se jetèrent en armes dans l'église, et menacèrent de tuer sur place
le premier qui toucherait à ses murailles. Les démolisseurs furent intimidés.
Tandis qu'ils hésitaient, le prévôt arriva; et, se mêlant aux ouvriers et à la
populace : — Vous avez raison, leur dit il, il faut démolir la cathédrale pa-
piste , mais lorsque nous en aurons bâti une nouvelle à notre usage. — Le
GLASGOW. 193
plaisant de la chose, c'est que les historiens de Glasgow, n'ayant pas voulu
comprendre le vrai sens des paroles du prévôt, l'ont accusé de fanatisme,
et lui ont reproché de sympathiser avec les démolisseurs. Quoi qu'il en soit,
la cathédrale fut préservée , et plus tard , les bourgeois de Glasgow, au lieu
de bâtir une nouvelle église, trouvèrent plus économique de diviser l'ancienne
en trois parties , qui furent consacrées chacune à des communions diffé-
rentes.
Quand de la cathédrale on descend au Town-Hall par High-Street , on passe
devant le collège, lourd et sombre édifice gothique qui ne ressemble pas mal
à une prison. Fondée en 1450 par l'évêque Turnbull , l'université de Glasgow
est la plus vieille des universités écossaises après celle de Saint- Andrews.
De vastes batimens contigus à de grands jardins appartiennent au collège et
renferment les salles, les amphithéâtres, les bibliothèques, l'observatoire et de
précieuses collections. Les salles et les amphithéâtres sont spacieux et conve-
nablement disposés pour l'étude. La bibliothèque contient environ soixante
mille volumes et un grand nombre de manuscrits curieux, entre autres une
traduction en vers de la Bible parle révérend Zacharie Boyd, écrite sur vélin
vers 1400, et ornée de miniatures bizarres. L'observatoire est placé sur une
éminence dans les jardins du collège. Le plus curieux des instrumens qu'on
y trouve est un télescope à réflecteur, construit par Herschell , de dix pieds
de longueur sur dix pouces de diamètre. Les collections sont renfermées dans
la partie du collège qu'on appelle ihe Hunterian Mvseum. On y voit un ef-
frayant assemblage de préparations anatomiques, et de pièces injectées à l'es-
prit de vin et au mercure. Glasgow, par son commerce, étant en relation
avec toutes les parties du globe , les collections d'histoire naturelle y sont des
plus complètes et des plus curieuses. La collection de coquillages et d'insectes
m'a surtout paru merveilleuse. Mais, chose singulière, on n'y voit qu'un
petit nombre d'insectes indigènes. La collection des roches, des fossiles , des
minéraux et des métaux du pays est plus complète; on trouve aussi au Mu-
séum Hunterian la plus précieuse collection de médailles qui existe dans le
Royaume-Uni. A Glasgow, où tout est évalué en écus, le savant qui m'avait
conduit au Hunterian Muséum, moyennant un shilling payé à la porte,
m'assurait que ces collections avaient une valeur de 120,000 livres ou trois
millions de France; au total, c'est un des cabinets les plus renommés de la
Grande-Bretagne; c'est aussi la première merveille de Glasgow {the principal
lion).
Au bas de la descente de High-Street, et tout-à-fait à l'extrémité nord de
la Trongate est situé le Toivn-llall, élégante construction dans le style de la
renaissance ; ce bâtiment que supporte un rang d'arcades aux pilastres rusti-
ques, et dont les façades supérieures sont ornées d'un rang de pilastres ioni-
ques, est couronné d'un balustre élégant, qui complète l'harmonie de l'édi-
fice; ses murs sont ornés d'armes, de trophées, et de portraits en pied
représentant les souverains de la Grande-Bretagne, à partir de Jacques VI
d'Ecosse. On voit, à la suite de ces portraits, celui d'Archibald, duc d'Ar-
19i- REVCE DES DEUX MONDES.
gyle , en robe de lord de justice général. On voit aussi au Toivn-Hall la statue
en marbre de Pitt par Flaxnaan. Celte statue n'est pas sans mérite; la con-
ception en est simple et forte , mais l'exécution nous a paru singulièrement
fruste; on dirait une copie négligée. Flaxman est froid, mais il n'est pas ridi-
cule; il outre plutôt la simplicité de ses personnages qu'il ne leur fait jouer
la comédie, comme tels de nos statuaires; il ne croit pas, comme eux, que
la sculpture ne peut vivre que du geste, et que plus le geste est exagéré, plus
la statue a de mérite; il a plutôt donné à M. Pitt l'air d'un philosophe qui
médite que l'air d'un politique qui parle et qui combine. Du reste, nul con-
tre-sens grossier dans la pose: aucun de ces airs de tambour-major ou de
maître de danse donnant des leçons d'attitudes nobles; avant tout, Flaxman
est naturel , qualité rare chez un homme qui a plus étudié l'antique que la
nature.
Sous les arcades du To\vn-Hall,et en face d'une médiocre statue équestre de
Guillaume III, s'ouvre la vaste salle du Tontine Coffee-Hoom. Cette salle, de
quatre-vingts pieds de long sur quarante de large, est voûtée et a l'air d'une
église habitée. De distance en distance et tout autour de la salle sont dis-
posées de petites tables couvertes de liasses de journaux, de revues et de
brochures de tous les pays de l'Europe, des deux Amériques, de la Chine,
de Botany-Bay. The Tontine Co[fee-L{oom ressemble donc plutôt à un salon
de lecture qu'à un café : c'est un établissement tout-à-fait libéral ; c'est là que
se rassemblent les commercans de la ville, pour causer d'affaires et de poli-
tique; un étranger y est ad:nis sur sa simple demande, par cela seul qu'il
est étranger. Des brochures et des montagnes de journaux sont mises gra-
tuitement à sa disposition. lioyal-Exchange a un établissement du même genre.
Les vastes salles de cet inuiiense édifice sont abondamment pourvues de tous
les journaux; les nouvelles les plus fraîches du commerce et de la navigation
y sont afûchées d'heure en heure ; tout étranger dont la mise est convenable
y est admis sans difliculté. Là, et dans ihe Tontine Coffee-Room , on ren-
contre tout ce que le commerce de la ville possède d'hommes intelligens et
éclairés.
Le Tonn-Hall est bâti à l'extrémité nord-est de la Trongaie. La Trongate
est une rue de quatre-vingts à quatre-vingt-dix pieds de large, sur près
de trois quarts de lieue de long. Elle s'étend parallèlement à la Clyde, en-
tre cette rivière et la nouvelle ville ; elle est bordée de trottoirs dans toute
son étendue. C'est la rue la plus commerçante de la ville. Des boutiques,
dont quelques-unes, celles qui avoisinent le Town-Hall, sont fort élégantes,
occupent le rez-de-chaussée de maisons plus élevées et mieux bâties que
celle du Strand à Londres. La Trongate a d'ailleurs quelque analogie avec le
Strand , sous le rapport de la situation , de l'aspect et du mouvement. Le point
de vue le plus remarquable que présente cette longue rue, est celui du Town-
Hall, vu de l'angle de Buchanan-Street. Des tours d'un dessin bizarre, sur-
montées de clochetons en forme de minarets orientaux , et l'architecture tra-
vaillée du Town-Hall , composent l'un des plus riches tableaux d'intérieur de
GLASGOW. 195
ville que nous connaissions. Le ton solide et cliaud de ces constructions que
le temps seul a marbrées de nuances brunes, olivâtres ou dorées, et la lumière
rousse du soleil dont les rayons ont peine à traverser le nuage de vapeurs
qui recouvre cette partie de la ville, donnent au coloris de ce tableau une in-
comparable vigueur. La foule qui s'agite dans cette rue , la plus fréquentée de
Glasgow, y ajoute le mouvement et la vie. Ce sont des passans aux costumes
variés : montagnards en tartan, soldats highlandais, femmes de Glasgow
vêtues d'étoffes à carreaux de couleurs diverses, gens du port, négocians,
ouvriers, bourgeois, qui couvrent les trottoirs, et vont et viennent d'un air
affairé. Cette foule forme, dans l'éloignement, une niasse noire et compacte
que sillonnent, dans tous les sens, d'élégans équipages de luxe ou d'énormes
chariots peints, chargés de tonneaux, de balles de coton, de toutes sortes
de denrées du commerce , et traînés par de monstrueux chevaux aux harnais
luisans, ornés de cuivre poli. Ce mouvement de la Trongate se communique
de proche en proche jusque dans l'est de la ville et va mourir vers la route
d'Edimbourg et le Green.
Le Green est la promenade de Glasgow. C'est une immense pelouse qui
s'étend du pied de la colline où est bâtie la ville haute jusqu'aux bords de
la Clyde. Les arbres y sont beaucoup trop rares, et l'herbe, constamment
foulée par les pieds des passans, ne semble pousser que par miracle sur ce
terrain aride. Des sentiers sablés ont été tracés sur la verdure ; mais les ha-
bitans de Glasgow sont trop affairés pour se complaire à en suivre les sinuo-
sités : ils prennent le plus court chemin , de sorte qu'en beaucoup d'endroits
le gazon est pelé et le sol mis à nu. Le Green , comme on voit , ne manque pas
d'analogie avec le Green-Park de Londres. Seulement les arbres y sont en-
core plus rares , de sorte que l'hiver, lorsque le vent de mer souffle, on court
grand risque d'être emporté dans la Clyde, et que, durant l'été, on n'évite
d'être brûlé par le soleil qu'en faisant de longs détours. Le Green renferme
un espace de deux cents acres environ de terrain; comme le Ciiamp-de-Mars
à Paris, ce n'est guère qu'une belle place de manœuvres.
Au milieu du Green s'élève le monument de Nelson. A Edimbourg, ce
monument est une colonne navale; ici c'est un obélisque quadrangulaire de
cent cinquante pieds de haut , construit de gros blocs de pierre bise. Sur
l'une des faces de la base, une inscription laconique indique la date et la des-
tination du monument. Sur les trois autres faces, on s'est contenté d'inscrire
les trois mots suivans : Copenhague , Aboukir , Trafalgab.
Peu de temps après son érection, dans l'été de 1810, cet obélisque fut
frappé par la foudre, qui disjoignit les blocs du sommet, de telle sorte qu'on
eut grand' peine à les remettre en place. Le monument de Nelson est bâti en
face de la prison de la ville, ihe ^'eli'-Jail. Le voisinage de la prison n'inti-
mida nullement les voleurs, qui, il y a une douzaine d'années, profitèrent
d'une nuit de brouillard pour enlever quelques-unes des lettres des inscrip-
tions latérales. Ces lettres sont en bronze et d'un poids considérable. Les
voleurs employèrent une partie de la nuit à détacher Vu de Copenhague, le
196 REVUE DES DEUX MONDES.
premier r de Trafalgar et Vu d'AbouKir. Deux de ces lettres étaient déjà
enlevées, quand une patrouille survint et mit les voleurs en fuite. Jamais les
lettres enlevées n'ont pu être retrouvées. Les patriotes anglais accusèrent
des matelots français de ce vol , qu'ils regardaient comme une vengeance na-
tionale. L'un d'eux m'assurait que les lettres volées avaient été jetées dans la
Clyde au bas du Green; mais on a trouvé, ajoutait-il, moins coûteux et plus
expéditif d'en faire de nouvelles que de repêcher les anciennes.
Si de la ville vieille et des quartiers du Green nous passons dans la ville
nouvelle, nous nous arrêterons de préférence dans le quartier de Saint-
Georfje-Sqvure. Saint-George-Square est une grande place située au centre
de la ville neuve. C'est le quartier à la mode; des rues spacieuses, régulière-
ment bâties, bordées de trottoirs, et qui ressemblent aux principales rues du
moderne Edimbourg, aboutissent à chacun des angles du square. Le milieu
de la place est occupé par une magnifique pelouse, entourée d'une grille, où.
sont dessinées de jolies allées bordées de fleurs , qu'ombragent des massifs
d'arbustes toujours verts. Au centre d'une des parties de la pelouse, à quel-
ques pieds de la grille, on voit la statue en bronze d'un officier anglais Une
colonne de granit lui sert de piédestal. C'est la statue de Charles John Moore,
tué sous les murs de la Corogne , au moment de l'évacuation de cette ville
par l'armée anglaise. Sur le piédestal on lit l'inscription suivante :
TO COMMEMOKATE
THE MILITARY SERVICE OF THE LIEUT.-OEINERAL
CHARLES JOHN MOORE, NATIVE OF GLASGOW,
HIS FELLOW CITIZKNS
HAVE ERECTED
THE MONUMENT
M D CGC XIX.
Cette statue est encore de Flaxman. C'est l'un de ses bons ouvrages; le
caractère national perce , avant tout , dans la figure du général anglais , et
toute incertitude là-dessus est impossible. Il n'y a là ni réminiscences de
style grec, ni posture de batelier ou de matamore, et néanmoins l'étincelle
du courage et du génie brille dans la calme et froide figure du guerrier. C'est
bien là l'homme fort et résigné qui, l'épaule fracassée par un boulet de ca-
non, disait à ses compagnons au moment où ceux-ci l'emportaient du champ
de bataille : « J'espère que mon pays sera content de moi , et qu'il approu-
vera ma conduite. » Dans sa simplicité, cette belle statue de John Moore
nous a rappelé les fameuses strophes sur sa mort, attribuées à tort à lord
Byron. JNous essayons de les traduire :
L
Pas un tambour ne se fit entendre, pas une note funèbre, comme nous
portions son cadavre au rempart; pas un soldat ne tira son coup d'adieu sur
le tombeau où nous ensevelîmes notre héros.
GLASGOW. 197
II.
Nous l'ensevelîmes la nuit, en silence, fouillant le gazon avec nos baïon-
nettes, à la lumière brumeuse des rayons de la lune, luttant avec la lueur
pâle de notre lanterne.
III.
Aucune bière inutile ne contenait sa poitrine, nous ne le portions ni dans
un drap , ni dans un linceul ; mais il était couché comme un guerrier au repos,
enveloppé dans son manteau de guerre.
IV.
Rares et courtes furent les prières que nous dîmes , et nous ne pronon-
çâmes pas une parole de douleur; mais nous contemplâmes d'un œil ferme
Je visage du mort , et nous pensâmes amèrement au lendemain.
V.
Nous pensâmes, en creusant son lit étroit, en préparant son oreiller soli-
taire , que l'ennemi et l'étranger marcheraient sur sa tête , et que nous serions
déjà loin sur la mer.
VI.
Ils parleront légèrement de l'homme qui nous a quittés , et ils insulteront
à ses cendres froides ; mais il sera sourd à leurs injures , pourvu qu'ils le lais-
sent dormir dans le tombeau où un Anglais l'a placé (1).
VII
Nous avions à peine achevé la moitié de notre tâche douloureuse , quand
l'horloge sonna l'heure de la retraite, et nous entendîmes le son éloigné de
l'artillerie ennemie.
VIII.
Lentement et tristement nous le déposâmes en terre , sans étancher le sang
de ses blessures glorieuses; nous ne gravâmes aucune ligne, nous n'élevâmes
aucune pierre, mais nous le laissâmes seul avec sa gloire (2).
Il faudrait un volume pour faire connaître d'une façon détaillée chacun
des édifices , des temples et des monumens de Glasgow. Parmi les édifices
séculiers, on remarque le Jaii, les théâtres, l'hôpital royal que surmonte un
(1) Ces crainles du poète étaient peu fondées. La tombe du général Moore fut respectée,
et le maréchal Soult, vainqueur généreux , fit même dresser une pyramide sur la fosse où
son corps avait été déposé.
(2^ Not a drum was heard , not a funeral note.
As his corse to the rampart we hurried ,
Not a soldier discharged his farewell shot
O'er ihe grave where our hero we buried.
We buried him darkly at dcad of night,
The sods wilh our bayonets turning,
TOME XVII. 13
198 REVUE DES DEUX MONDES.
dôme élégant et qui a quelque ressemblance avec Thôpital de Lyon ; parmi
les édifices consacrés au culte, il faut citer Sainl-Jo/ui's Church , Saint-
Georges Church, Saint-David' s Chwrch, et la chapelle des catholiques , édi-
fice gothico-moderne, orné de vitraux peints assez médiocres , dont les bour-
geois de Glasgow font grand bruit. Thenetv Jail, ou la prison neuve , est bâtie
sur la face ouest du Green. Comme le Jail d'Edimbourg, c'est une espèce de
prison modèle. L'extérieur en est gai, c'est une jolie construction grecque;
l'intérieur en est propre et commode. Chaque prisonnier a sa portion comptée
d'air et de lumière, et, hormis la liberté, la philantropie des geôliers ne lui
refuse rien. Ajoutons cependant qu'à Glasgow, comme à Edimbourg, il y a
une partie du Jail consacrée aux isolés. A ceux-là on laisse la vie en la limitant
à deux ou trois fonctions animales; ils peuvent manger, boire et dormir. Ils
ne peuvent ni parler, ni entendre, à peine peuvent-ils voir, et nous doutons
fort qu'ils pensent beaucoup, riso?cme»i< jusqu'à ce jour ayant eu plutôt pour
effet de conduire à l'abrutissement qu'aux bonnes pensées ou à la conversion.
Il faut l'avouer néanmoins , depuis une centaine d'années la législation du
pays a subi de notables améliorations. Le code écossais se ressent encore
quelque peu de sa barbarie primitive ; mais ses dispositions les plus sauvages
sont tombées en désuétude ou totalement abrogées. A ces dispositions on en
a substitué de nouvelles qui sont peut-être singulières, mais qui du moins ne
sont pas atroces. Pour notre part, nous aimerions mieux voiries prisonniers
isolés que soumis à la question comme naguère. Naguère est le mot propre ,
car un siècle ne s'est pas encore écoulé depuis que ce genre de supplice a été
rayé de la coutume de Glasgow; le fait qui donna lieu à l'abrogation de cet
usage barbare est assez intéressant et assez bizarre pour que nous le rap-
portions ici avec quelques détails.
George Dixon, fils d'un petit commerçant de Glasgow, devint amoureux
de la fille d'un gentilhomme qui habitait un des faubourgs de cette ville;
miss Flora Fraser, c'était le nom de cette jeune fille, paya de retour la pas-
sion de Dixon, l'un des plus beaux garçons de Glasgow. Ce jeune homme,
dont la passion était honnête , demanda au vieux gentilhomme la main de sa
fille; Fraser repoussa avec dédain ces ouvertures du fils d'un marchand. Alors
Dixon , poussé à bout , demanda à la jeune fille un rendez-vous et l'obtint.
Les deux amans se rencontrèrent la nuit dans le jardin de l'habitation de
Fraser. Dixon y pénétrait par une ouverture qu'il avait adroitement pratiquée
dans une haie et qu'il refermait soigneusement quand le premier cri de Va-
louette matinale l'arrachait des bras de son amante. Ces entrevues dans le
jardin duraient depuis plusieurs mois, et personne dans la maison de Fraser
By the struggling moon-beam's misty Hght
Aud the lantern diraly burning.
No vieless corfln enclosed his breast,
Not in sheet or in shroud we wound him ;
But he lay llke a varrior taking his rest,
With his martial cloak around him , etc. , etc. ( Wolfe. )
GLASGOW. 199
n'avait eu vent de l'intrigue et n'avait même conçu de soupçons. Un jour
cependant , Dixon , en se retirant avant l'aube , crut entendre refermer dou-
cement la porte d'une maison placée en face du jardin de Fraser. Son in-
quiétude fut grande; avait-il été vu? Le lendemain il revint encore au
jardin et prévint miss Flora. Celle-ci , sur ses instances , le laissa seul dans le
jardin. Dixon se blottit près du trou de la haie, il voulait savoir si quelque
voisin l'espionnait. Rien ne bougea de toute la nuit et les amans furent ras-
surés. Cependant Dixon avait été reconnu la veille par des voisins qui , l'ayant
vu se glisser dans le jardin de Fraser, et voulant savoir quel pouvait être le
galant ou le voleur , l'avaient guetté à sa sortie. Comme miss Flora était fort
aimée de toutes les personnes qui la connaissaient, ses voisins, bonnes gens
du reste, plaignirent la jeune lille, rejetèrent sa faute sur la dureté de son
père et se gardèrent bien de faire bruit de leur découverte. L'affaire en était
là, lorsqu'un matin le vieux Fraser, entrant dans le parloir de sa maison,
trouva les armoires et les buffets forcés ; son argenterie avait été enlevée
ainsi que des bijoux et autres objets précieux. Le vieux gentilhomme, à cette
vue , entra dans une telle colère , que le jour même tout le quartier fut in-
struit de son malheur. Quels étaient les coupables ? On l'ignorait , et les re-
cherches auraient sans doute été vaines , si les voisins de Fraser, craignant
d'être soupçonnés, n'eussent déclaré au magistrat qu'ils connaissaient le vrai
coupable. Ils racontèrent comment ils avaient vu Dixon entrer dans la maison
de Fraser et à quelle heure il en était sorti. Le jeune homme fut arrêté sur-
le-champ. Il repoussa avec horreur l'accusation dont on le chargeait; mais
les apparences étaient accablantes. Quand les témoins de sa sortie du jardin
furent confrontés avec lui , et eurent fait en sa présence leur déposition dé-
taillée, il garda le silence. Quand on lui demanda ce qu'il allait faire à cette
heure dans le jardin, il se tut encore , ne pouvant, comme on pense bien,
donner à ses démarches aucune explication satisfaisante. Au moment où on
allait le conduire en prison , il se contenta de protester hautement de son in-
nocence et de répéter que le témoignage de ses accusateurs était insuffisant
pour attirer sur sa tête la peine capitale. Dixon avait raison, cette déposition
seule était insuffisante ; il fallait encore son aveu pour qu'il pût être con-
damné; mais dans ce temps-là les magistrats avaient un moyen infaillible
de faire avouer à l'accusé le crime qu'il avait commis, et même celui dont il
était innocent , comme nous Talions voir tout à l'heure.
Ge moyen , c'était la question ; on l'appliquait de la manière suivante : l'ac-
cusé était couché sur le dos, et, à l'aide d'un entonnoir qu'on introduisait
dans son gosier, on lui faisait avaler autant d'eau que son corps en pouvait
contenir. Quand il était rempli , on plaçait une planche sur son estomac et sur
son ventre, puis le bourreau sautait brusquement sur cette planche de façon
à faire rendre violemment au patient l'eau qu'il avait prise. Si l'accusé per-
sistait dans ses dénégations , on recourait de nouveau à l'entonnoir, et le
Jjourreau faisait de nouvelles gambades sur son corps , et ainsi de suite jus-
qu'à ce qu'on eût un cadavre ou un coupable.
13
200 REVUE DES DEUX MONDES.
Dixon soutint bravement une première épreuve; mais, quand le bourreau
monta pour la seconde fois sur son corps, ses forces étaient épuisées; il
avoua tout ce que l'on voulut, et demanda avec instance que la peine capi-
tale lui fût appliquée sur-le-champ. Ce sont là de ces prières que la justice
n'écoute jamais: comme le destin, elle est inflexible et ne frappe qu'à son
heure. Or, cette fois , l'heure n'était pas venue. Dixon, réservé pour l'époque
des exécutions publiques , qui se faisaient alors tous les trois mois , fut con-
duit dans un cachot où on le renferma en compagnie de quelques miséra-
bles condamnés comme lui au dernier supplice.
On se figure aisément le désespoir de miss Flora, quand elle eut con-
naissance de la condamnation de son amant. N'écoutant que sa passion,
elle alla trouver le magistrat auquel elle fit généreusement l'aveu complet
de son amour pour Dixon , lui racontant comme à un confesseur toutes
les circonstances de leurs entrevues nocturnes. « Il ne peut être coupable,
s'écriait-elle en sanglottant , car toute cette nuit du vol , il l'a passée à mes
côtés dans ma chambre; j'étais près de l'ouverture de la haie quand il est
entré dans la maison, et, quand il m'a quittée, je l'ai reconduit jusqu'à cette
ouverture que j'ai refermée moi-même avec des branchages. ■»
Le magistrat écouta froidement cette déclaration de la jeune fille. « Vous
aimez Dixon , lui dit le juge , il est naturel que vous vouliez le sauver, mais la
justice ne peut admettre une déposition que dicte évidemment la passion :
nul autre que Dixon n'a pu s'introduire dans la maison de votre père et
commettre ce vol. Il est coupable, il l'a avoué ; justice sera faite ! » Miss Flora
se retira en proie au plus violent désespoir, décidée à ne point survivre à son
amant. Le ciel voulut que vers ce temps-là deux fameux voleurs fussent ar-
rêtés et condamnés à mort, comme Dixon, pour divers vols commis avec
effraction dans d'autres quartiers de Glasgow. Après leur condamnation , ils
furent renfermés dans le même cachot que Dixon. Enchaînés chacun dans un
coin de la prison, ils ne pouvaient ni s'approcher, ni se toucher, mais ils pou-
vaient se parler. Les nouveaux venus furent étonnés de l'extrême jeunesse et
delà bonne mine de leur compagnon. Ils l'interrogèrent, et celui-ci leur ra-
conta naïvement son histoire , que les malfaiteurs écoutèrent avec un singu-
lier intérêt. — Comment! tu es là pour le vol commis dans la maison du vieux
Fraser ? lui dit l'un d'eux quand il eut achevé. — Oui, c'est là mon seul crime.
— Il serait plaisant de le laisser pendre , ajouta l'un des deux voleurs. — Il
serait plus plaisant encore de montrer à ses juges combien ils sont stupides.
— Que voulez-vous dire? reprit le jeune homme. — Que nous seuls avons
commis le crime pour lequel tu es condamné , et pour lequel tu dois être
pendu. — En vérité ! Oh ! par pitié , sauvez-moi ! — Volontiers , d'autant
mieux que cela ne nous fera pas pendre une fois de plus ; mais cependant à
une condition. — Laquelle? — A la condition que tu rachèteras nos corps que
JXichol le bourreau a sans doute déjà vendus aux chirurgiens de Glasgow. —
Je vous le promets. — Et qu'ensuite tu feras dire deux messes catholiques
pour chacun de nous ; car nous sommes Irlandais et bons catholiques. — Je
GLASGOW. 201
VOUS le promets encore. — C'est bien; maintenant appelle le geôlier: qu'il
avertisse le magistrat , et nous allons tout lui dire.
Les deux misérables racontèrent en effet comment eux-mêmes avaient
commis le vol dans la maison de Fraser, et avec des détails si précis, faisant
même connaître l'endroit où une partie des objets volés étaient encore ca-
chés, qu'il fallut bien les croire ; on s'empressa de mettre Dixon en liberté;
on lui offrit toutes les consolations et toutes les réparations possibles. Dixon
ne demanda qu'une chose : l'abolition de la question. L'opinion publique se
prononça avec tant d'énergie à l'appui de sa demande , que la cour de justice
de Glasgow s'exécuta de bonne grâce, et renonça pour jamais à l'emploi d'un
moyen dont l'événement venait de démontrer l'abus.
Ce fut au commencement de 1736 que la question fut abolie à Glasgow.
Il est inutile d'ajouter que Dixon épousa miss Flora Fraser, le vieux Fraser
ne pouvant plus refuser son consentement après un pareil éclat.
L'abolition de la question n'augmenta pas le nombre des crimes, comme
l'avaient annoncé les partisans de cette cruelle procédure. Dans une ville
aussi grande que Glasgow , les voleurs et les filous sont nombreux ; mais le
nombre en est proportionnellement beaucoup moins considérable qu'à Lon-
dres. Comme à Londres, cependant, leur audace égale leur adresse; quelques-
uns d'entre eux font même parade d'une certaine courtoisie. En veut-on la
preuve .^ je la trouve en parcourant un journal. A la fin de l'hiver de 1835 ,
une jeune femme, pressée par le besoin, se dirigeait un soir vers le
mont-de-piété, tenant à la main un petit paquet qu'elle se proposait
d'échanger contre un prêt. Un voleur la suivait. Arrivé dans une rue
déserte , il l'accoste et lui ordonne de lui remettre ce qu'elle tient. —
C'est tout ce qui me reste au monde, répond la malheureuse femme; c'est.
ma montre que j'allais mettre en gage au mont-de-piété. — Pauvre femme ,
lui répond le voleur en examinant la montre, qu'alliez-vous faire? votre
montre est un vrai bijou, elle vaut au moins dix guinées, et ces fripons ne
vous en prêteraient pas trois ; moi, je vous en donne cinq. — Et, sans attendre
la réponse de la femme , il met la montre dans sa poche , lui compte cinq
guinées et s'enfuit. — Le journal que je cite est de l'avis du voleur, et pré-
tend que la pauvre femme n'a pas fait là un mauvais marché. Le journal a-t-il
raison ? je l'ignore. Mais certainement il est impossible de faire une plus
sanglante satire des monts-de-piété écossais.
On donne plusieurs motifs à la diminution des vols , à la courtoisie des
voleurs, et surtout au petit nombre de vols à main armée qui se commettent
dans la ville et ses environs : l'aisance des classes inférieures de la société ,
leur instruction , leurs habitudes laborieuses. L'aisance ne serait cependant
qu'une cause de sécurité momentanée ; l'instruction et la moralité qui l'ac-
compagnent sont un préservatif plus certain et d'un effet plus constant.
Glasgow n'a, sans doute, pas les mêmes prétentions qu'Edimbourg au
titre de ville littéraire et savante; et cependant, tout occupée qu'elle paraisse
de commerce et d'industrie , c'est l'une des villes de la Grande-Bretagne où
202 REVUE DES DEUX MONDES.
l'instruction est la plus libérale et la plus répandue. Il n'y a pas de citadin,
même delà classe indigente, qui ne sache lire, écrire, calculer, et qui n'ait
quelque teinture de l'histoire de son pays; et il n'est pas d'ouvriers, à l'ex-
ception des nouveaux débarqués des îles ou des montagnes, qui ne sache lire.
Cela tient au grand nombre d'écoles gratuites ouvertes dans chaque quartier
de la ville. Ces écoles sont au nombre d'environ quarante, dont quelques-
unes contiennent plus de cent écoliers. La plupart sont pourvues de petites
bibliothèques élémentaires d'un fort, bon choix. Ici, point d'obscurantisme.
On a cru s'apercevoir,, sur les bords de laClyde, que plus rintelligence
des gens du peuple et des ouvriers était développée , meilleurs ils étaient.
Une statistique assez curieuse a établi que chaque école qui s'ouvrait en-
levait, en moins de dix années, quarante à cinquante malheureux jeunes
gens aux colonies de déportation , et alors , par une philanthropie bien
entendue , on s'est appliqué à multiplier le nombre des écoles. Les faits ont
continué à se montrer d'accord avec la théorie. Malgré des crises commer-
ciales répétées, des intermittences de stagnation dans le mouvement des ma-
nufactures et de l'industrie, le nombre des criminels, loin d'augmenter, a
diminué à Glasgow, dans une proportion plus considérable que dans tout le
reste de l'Ecosse. Cette proportion pour l'Ecosse, la partie la plus éclairée
des îles britanniques, est, du reste, fort remarquable. D'après les derniers
recensemens, la population de l'Ecosse est de 2,100,000 âmes environ; dans
ce nombre, il y a 460,000 agriculteurs, 680,000 négocians, employés aux ma-
nufactures, ouvriers, etc., 410,000 individus occupés de toute autre manière
ou oisifs, et environ 550,000 enfans au-dessous de l'âge de quinze ans. Sur
ces 2,100,000 habitans, l'Ecosse comptait, en 1824, un peu plus de 191,000
écoliers, et les collèges seuls renfermaient 4,500 étudians. Or, dans les douze
dernières années , le nombre des condamnations a été moindre en Ecosse que
dans les années précédentes, moindre surtout que dans les pays voisins. En
1836,, par exemple, le nombre d'individus frappés de condamnations a été, de
1 sur 809, tandis qu'en Angleterre et en France, où l'instruction est moins
répandue, le nombre a été de 1 sur 682 pour l'Angleterre, de 1 sur 550 pour
la France.
Outre ce grand nombre d'écoles et son université, que nous avons déjà
fait connaître , Glasgow renferme plusieurs autres établissemens scientifiques,
les écoles des arts et de mécanique, l'institution d'Anderson, fondée en 1796,
oii l'on enseigne à des élèves des deux sexes les sciences applicables aux arts ,
et plusieurs sociétés a,cadémiqu€s.
A Glasgow comme à Edimbourg, et plus généralement encore qu'à Edim-
bourg, ce qu'on appelleun honime d'esprit, ce n'est pas celui qui sait écrire
et causer agréablement; c'est l'homme qui agit et qui réussit; c'est par-des-
sus tout celui qui sait gagner beaucoup d'argent. Après l'homme d'esprit,
il y a l'homme de talent; c'est celui qui s'élève dans la carrière politique,
qui est à la tête d'unçlub, qui a des chances d'arriver au parlement. Depuis
le bill de réforme, beaucoup de radicaux sont devenus des gens de talent;
GLASGOW. 203
mais on conçoit que, malgré le bill, avant d'avoir du talent, il faut avoir de
l'esprit, c'est-à-dire une certaine fortune, le talent seul et l'entente des
affaires ne suffisant pas pour arriver. Un journaliste de génie, s'il est pau-
vre, restera toujours journaliste; on n'en fera jamais un président du con-
seil des ministres , comme chez nous ; un grand propriétaire, qui peut payer
beaucoup d'électeurs , doit toujours l'emporter sur lui ; il a cinquante chances
contre une.
Au reste, dans ee pays-ci, chacun paraît persuadé, avant tout, qu'il ne
faut faire, dans la conversation , que juste la dépense d'esprit nécessaire pour
se mettre au niveau du voisin, ou pour gagner tout au plus un cran au-
dessus de lui. A telle personne, une once; à telle autre, une livre, me disait
le libraire G , l'un des premiers journalistes d'Edimbourg, et l'on vous
croit homme supérieur. Ces messieurs mettent admirablement en pratique
cette théorie économique de l'esprit ; on aurait peine à croire à la nullité de
leurs principales feuilles; quelques revues seules traitent leurs abonnés moins
cavalièrement. C'est que celles-là ne s'adressent point à la foule, mais à des
lecteurs choisis.
On a dit que l'Anglais était gouverné par l'habitude, l'Écossais par la pas-
sion et la réflexion, l'Irlandais par la passion seule; les observations fort
imparfaites et fort rapides, sans doute, que nous avons pu faire sur la popu-
lation de Glasgow, nous feraient croire que ce jugement est juste, quant
aux habitans de cette ville. Il suffit d'un seul coup d'oeil pour être frappé de
la singulière activité et de l'esprit d'entreprise qui les animent, et en même
temps de leur persévérance et de la supériorité de leur bon sens. La persé-
vérance et le bon sens, c'est le résultat de la réflexion; l'audace et l'activité,
c'est le fait de la passion. La population de Glasgow diffère donc essentielle-
ment de celle de Londres ou de celle de Dublin; elle est moins rangée que la
première, car il lui manque cette régularité dans les mœurs dont l'esprit
d'ordre est l'un des fruits les plus assurés; elle est moins mobile et moins
grossière que l'autre ; elle est occupée , constante et passionnée en même
temps ; mais sa passion n'est pas de la passion brutale ; l'intelligence au besoin
en tempérerait la fougue et lutterait aussitôt victorieusement contre le dés-
ordre. Nous doutons fort néanmoins que les philanthropes de l'école de Ro-
bert Owen fassent jamais, des industriels et des ouvriers de cette grande ville,
une population de moines mariés , comme ceux qui remplissent les ateliers
de lyeiv-Laimrk. L'essai n'a pu réussir que sur une petite échelle; réaliser ce
succès en grand serait impossible : l'esprit de quelques hommes peut se mo-
difier et changer même du tout au tout; l'esprit d'un peuple est plus tenace
et plus difficile à manier.
FRÉDÉfilC MERCEY.
SPIRIDION
Ili:R:NfIERE PARTIE.!
— Père Alexis, lui dis-je, vous eûtes sans doute quelque peine à
reprendre les habitudes de la vie monastique?
— Sans doute , répondit-il , la vie cénobitique était plus conforme
à mes goûts que celle du cloître; pourtant j'y songeai peu. Une
vaine recherche du bonheur ici-bas n'était pas le but de mes tra-
vaux; un puéril besoin de repos ou de bien-être n'était pas l'objet de
mes désirs; je n'avais eu qu'un désir dans ma vie : c'était d'arriver à
l'espérance, sinon à la foi religieuse. Pourvu qu'en développant les
puissances de mon ame, j'eusse pu parvenir à en tirer le meilleur parti
possible pour la vérité, la sagesse ou la vertu, je me serais regardé
comme heureux , autant qu'il est donné à l'homme de l'être en ce
monde; mais, hélas ! le doute à cet égard vint encore m'assaillir, après
le dernier, l'immense sacrifice que j'avais consommé. J'étais, il est
vrai, plus près delà vertu que je ne l'avais été en sortant de ma retraite.
Fatigué de cultiver le champ stérile de la pure intelligence, ou, pour
mieux dire, comprenant mieux l'étendue de ce vaste domaine de
[\] Voyez les numéros des 15 octobre, i«' et 13 novembre 1838, 1er janvier 1839.
SPIRIDIOX. 205
l'ame qu'une fausse philosophie avait voulu restreindre aux froides
spéculations de la métaphysique , je sentais la vanité de tout ce qui
m'avait séduit, et la nécessité d'une sagesse qui me rendît meilleur.
Avec l'exercice du dévouement, j'avais retrouvé le sentiment de la
charité; avec l'amitié , j'avais compris la tendresse du cœur; avec la
poésie et les arts, je retrouvais l'instinct de la vie éternelle; avec la
céleste apparition du hon génie Spiridion, je retrouvai la foi et l'en-
thousiasme ; mais il me restait quelque chose à faire, je le savais bien,
c'était d'accomplir un devoir. Ce que j'avais fait pour soulager autour
de moi quelques maux physiques, n'était qu'une obligation passa-
gère dont je ne pouvais me faire un mérite et dont la Providence
m'avait récompensé au centuple en me donnant deux amis subUmes :
l'ermite sur la terre, Hébronius dans le ciel. Mais, rentré dans
le couvent , j'avais sans doute une mission quelconque à remplir,
et la grande difficulté consistait à savoir laquelle. Il me venait donc
encore à l'esprit de me méfier de ce qu'en d'autres temps j'eusse ap-
pelé les visions d'un cerveau enclin au merveilleux, et de me de-
mander à quoi un moine pouvait être bon au fond de son monas-
tère, dans le siècle où nous vivons, après que les travaux accom-
plis par les grands érudits monastiques des siècles passés ont porté
leurs fruits , et lorsqu'il n'existe plus dans les couvens de trésors en-
fouis à exhumer pour l'éducation du genre humain, lorsque surtout
la vie monastique a cessé de prouver et de mériter pour une religion
qui elle-même ne prouve et ne mérite plus pour les générations con-
temporaines. Que faire donc pour le présent, quand on est lié par le
passé? Comment marcher et faire marcher les autres, quand on est
garrotté à un poteau?
Ceci est une grande question , ceci est la véritable grande question
de ma vie. C'est à la résoudre que j'ai consumé mes dernières an-
nées, et il faut bien que je te l'avoue, mon pauvre Angel, je ne l'ai
point résolue. Tout ce que j'ai pu faire, c'est de me résigner, après
avoir reconnu douloureusement que je ne pouvais plus rien.
0 mon enfant! je n'ai rien fait jusqu'ici pour détruire en toi la foi
catholique. Je ne suis point partisan des éducations trop rapides.
Lorsqu'il s'agit de ruiner des convictions acquises, et qu'on n'a
pu formuler l'inconnue d'une idée nouvelle , il ne faut pas trop se
hâter de lancer une jeune tête dans les abîmes du doute. Le doute
est un mal nécessaire. On peut même dire qu'il est un grand bien,
et que, subi avec douleur, avec humilité, avec l'impatience et le désir
d'arriver à la foi , il est un des plus grands mérites qu'une ame sin-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
cère puisse offrir à Dieu. Oui , certes , si l'homme qui s'endort dans
l'indifférence de la vérité est vil, si celui qui s'enorgueillit dans une
négation cynique est insensé ou pervers, l'homme qui pleure sur son
ignorance est respectable, et celui qui travaille ardemment à en sortu'
est déjà grand, même lorsqu'il n'a encore rien recueilli de son tra-
vail. Mais il faut une arae forte ou une raison déjà mûre pour tra-
verser cette mer tumultueuse du doute , sans y être englouti. Bien
des jeunes esprits s'y sont risqués, et, privés de boussole, s'y sont per-
dus à jamais ou se sont laissé dévorer par les monstres de l'abîme,
par les passions que n'enchaînait plus aucun frein. A la veille de te
quitter, je te laisse aux mains de la Providence. Elle prépare ta dé-
livrance matérielle et morale. La lumière du siècle , cette grande
clarté de désabusement qui se projette si brillante sur le passé , mais
qui a si peu de rayons pour l'avenir, viendra te chercher au fond de
ces voûtes ténébreuses. Vois-la sans pâlir, et pourtant garde-toi d'en
être trop enivré. Les hommes ne rebâtissent pas du jour au lende-
main ce qu'ils ont abattu dans une heure de lassitude ou d'indigna-
tion. Sois sûr que la demeure qu'ils t'offriront ne sera point faite à
ta taille. Fais-toi donc toi-même ta demeure, afin d'être à l'abri au
jour de l'orage. Je n'ai pas d'autre enseignement à te donner que
celui de ma vie. J'aurais voulu te le donner un peu plus tard; mais
le temps presse, les évènemens s'accomplissent rapidement. Je vais
mourir, et, si j'ai acquis, au prix de trente années de souffrances,
quelques notions pures, je veux te les léguer : fais-en l'usage que ta
conscience t'enseignera. Je te l'ai dit, et ne sois point étonné du
calme avec lequel je te le répète, ma vie a été un long combat entre
la foi et le désespoir; elle va s'achever dans la tristesse et dans la ré-
signation , quant à ce qui concerne cette vie elle-même. Mais mon
ame est pleine d'espérance en l'avenir éternel. Si parfois encore tu
me vois en proie à de grands combats, loin d'en être scandalisé , sois-
en édifié. Vois combien le désespoir est impossible à la raison et à
la conscience humaine, puisqu'ayant épuisé tous les sophismes de
l'orgueil , tous les argumens de l'incrédulité , toutes les langueurs du
découragement, toutes les angoisses de la crainte, l'espoir triomphe
en moi aux approches de la mort. L'espoir, mon fils, c'est la foi de
ce siècle. — Mais reprenons notre récit. J'étais rentré au couvent
dans un état d'exaltation. A peine eus-je franchi la grille, qu'il me
sembla sentir tomber sur mes épaules le poids énorme de ces voû-
tes glacées sous lesquelles je venais une seconde fois m'ensevelir.
Quand la porte se referma derrière moi avec un bruit formidable,
SPIRIDION. 26if'
mille échos lugubres, réveillés comme en sursaut, m'accueillirent
d'un concert funèbre. Alors je fus épouvanté, et, dans un mouvement
d'effroi impossible à décrire, je retournai sur mes pas et j'allai tou-
cher cette porte fatale. Si elle eût été entr'ou verte, je pense que
c'en était fait pour jamais et que je prenais la fuite. Le portier me
demanda si j'avais oublié quelque chose. — Oui , lui répondis-je avec
égarement, j'ai oublié de vivre.
J'espérais que la vue de mon jardin me consolerait , et , au lieu
d'aller tout de suite faire acte de présence et de soumission chez le
prieur, je courus vers mon parterre. Je n'en trouvai plus la moindre
trace : le potager avait tout envahi; mes berceaux avaient disparu, mes
belles plantes avaient été arrachées; les palmiers seuls avaient été res-
pectés , ils penchaient leurs fronts altérés dans une attitude morne ,
comme pour chercher sur le sol fraîchement remué les gazons et les
fleurs qu'ils avaient coutume d'abriter. Je retournai à ma cellule ;
elle était dans le même état qu'au jour de mon départ; mais elle ne
me rappelait que des souvenirs pénibles. J'allai chez le prieur ; mes
traits étaient bouleversés. Au premier coup d'œil qu'il jeta sur moi ,
il s'en aperçut , et je lus sur son visage la joie d'un triomphe insul-
tant. Alors le mépris me rendit toute mon énergie, et , bien que no-
tre entretien roulât en apparence sur des choses générales, je lui fis
sentir en peu de mots que je ne me méprenais pas sur la distance
qui séparait un homme comme lui , voué à la captivité par de vul-
gaires intérêts , et un homme comme moi, rendu à l'esclavage par
un acte héroïque de la volonté. Pendant quelques jours , je fus en
butte à une lâche et malveillante curiosité. On ne pouvait croire que
la peur seule de la discipline ecclésiastique ne m'eût pas ramené au
couvent, et on se réjouissait à l'idée de ma souffrance. Je ne leur
donnai pas la satisfaction de surprendre un soupir dans ma poitrine
ou un murmure sur mes lèvres. Je me montrai impassible ; mais il
m'en coûta beaucoup.
L'éclair d'enthousiasme que m'avait apporté ma vision magnifique
au bord de la mer, se dissipa promptement, car elle ne se renouvela
pas, comme je m'en étais flatté ; et , de nouveau rendu à la lutte des
tristes réalités, j'eus le loisir de me considérer encore une fois comme
un être raisonnable condamné à subir une aberration passagère, et à
s'en rendre compte froidement le reste de sa vie. Dans un autre siè-
cle, ces visions eussent pu faire de moi un saint; mais dans celui-ci,
réduit à les cacher comme une faiblesse ou une maladie, je n'y voyais
qu'un sujet de réflexions humiliantes sur la pauvreté bizarre de l'es-
208 REVUE DES DEUX MONDES.
prit humain. Cependant , à force de songer à ces choses , j'arrivai à
me dire que la nature de l'ame , ou ce qu'on appelait alors le prin-
cipe vital , étant un profond mystère , les facultés de l'ame étaient
elles-môme profondément mystérieuses; car de deux choses l'une :
ou mon esprit avait par raomens la puissance de ranimer fictivement
ce que la mort avait replongé dans le passé , ou ce que la mort a
frappé avait la puissance de se ranimer pour se communiquer à
moi. Or, qui pourrait nier cette double puissance dans le domaine
des idées? Qui a jamais songé à s'en étonner? Tous les chefs-d'œuvre
de la science et de l'art qui nous émeuvent jusqu'à faire palpiter
nos cœurs et couler nos larmes, sont-ce des monumens qui couvrent
des morts? La trace d'une grande destinée est-elle effacée par la
mort? N'est-elle pas plus brillante encore au travers des siècles écou-
lés? Est-elle dans l'esprit et dans le cœur des générations à l'état
d'un simple souvenir? Non, elle est vivante, elle remplit à jamais la
postérité de sa chaleur et de sa lumière. Platon et le Christ ne sont-
ils pas toujours présens et debout au milieu de nous? Ils pensent, ils
sentent par des millions d'ames ; ils parlent , ils agissent par des mil-
lions de corps. D'ailleurs , qu'est-ce que le souvenir lui-môme ? N'est-
ce pas une résurrection sublime des hommes et des évènemens qui
ont mérité d'échapper à la mort de l'oubli? Et cette résurrection n'est-
cUe pas le fait de la puissance du passé qui vient trouver le présent ,
et de celle du présent qui s'en va chercher le passé? La philosophie
matérialiste a pu prononcer que, toute puissance étant brisée à jamais
par la mort , les morts n'avaient pas d'autre force parmi nous que
celle qu'il nous plaisait de leur restituer par la sympathie ou l'esprit
d'imitation. Mais des idées plus avancées doivent restituer aux hom-
mes illustres une immortalité plus complète, et rendre solidaires
l'une de l'autre cette puissance des morts et cette puissance des vi-
vans qui forment un invincible lien à travers les générations. Les
philosophes ont été trop avides de néant , lorsque, nous fermant l'en-
trée du ciel , ils nous ont refusé l'immortalité sur la terre.
Là, pourtant, elle existe d'une manière si frappante, qu'on est tenté
de croire que les morts renaissent dans les vivans , et , pour mon
compte, je crois à un engendrement perpétuel des âmes, qui n'obéit
pas aux lois de la matière, aux liens du sang, mais à des lois mysté-
rieuses, à des liens invisibles. Quelquefois je me suis demandé si je
n'étais pas Hébronius lui-même, modifié dans une existence nouvelle
par les différences d'un siècle postérieur au sien. Mais, comme cette
pensée était trop orgueilleuse pour être complètement vraie , je me
SPIRIDION. 209
suis dit qu'il pouvait être moi sans avoir cessé d'être lui, de même
que, dans l'ordre physique , uu homme , en reproduisant la stature ,
les traits et les penchans de ses ancêtres, les fait revivre dans sa per-
sonne , tout en ayant une existence propre à lui-même qui modiûe
l'existence transmise par eux. Et ceci me conduisit à croire qu'il est
pour nous deux immortalités, toutes deux matérielles et immaté-
rielles : l'une qui est de ce monde et qui transmet nos idées et nos
sentimens à l'humanité par nos œuvres et nos travaux ; l'autre qui
s'enregistre dans un monde meilleur par nos mérites et nos souf-
frances, et qui conserve une puissance providentielle sur les hommes
et les choses de ce monde. C'est ainsi que je pouvais admettre sans
présomption que Spiridion vivait en moi par le sentiment du devoir
et l'amour de la vérité qui avait rempli sa vie, et au-dessus de moi par
une sorte de divinité qui était la récompense et le dédommagement
de ses peines en cette vie.
Abîmé dans ces pensées , j'oubliai insensiblement ce monde exté-
rieur, dont le bruit, un instant monté jusqu'à moi, m'avait tant
agité. Les instincts tumultueux qu'une heure d'entraînement avait
éveillés en moi s'apaisèrent ; et je me dis que les uns étaient ap-
pelés à améliorer la forme sociale par d'éclatantes actions, tandis que
les autres étaient réservés à chercher, dans le calme et la méditation,
la solution de ces grands problèmes dont l'humanité était indirec-
tement tourmentée ; car les hommes cherchaient, le glaive à la main,
à se frayer une route sur laquelle la lumière d'un jour nouveau ne
s'était pas encore levée. Ils combattaient dans les ténèbres, s'assu-
rant d'abord une liberté nécessaire, en vertu d'un droit sacré. Mais
leur droit connu et appliqué, il leur resterait à connaître leur de-
voir, et c'est de quoi ils ne pouvaient s'occuper durant cette nuit
orageuse , au sein de laquelle il leur arrivait souvent de frapper leurs
frères au lieu de frapper leurs ennemis. Ce travail gigantesque de la
révolution française, ce n'était pas, ce ne pouvait pas être seule-
ment une question de pain et d'abri pour les pauvres ; c'était beau-
coup plus haut, et malgré tout ce qui s'est accompli , malgré tout ce
qui a avorté en France à cet égard, c'est toujours, dans mes prévi-
sions, beaucoup plus haut que visait et qu'a porté, en effet, cette
révolution. Elle devait, non-seulement donner au peuple un bien-
être légitime, elle devait, elle doit, quoiqu'il arrive , n'en doute
pas , mon fds , achever de donner la liberté de conscience au genre
humain tout entier. Mais quel usage fera-t-il de cette liberté? Quelles
notions aura-t-il acquises de son devoir, en combattant comme un
210 REVUE DES DEUX MONDES.
vaillant soldat durant des siècles, en dormant sous la tente, et en
veillant sans cesse , les armes à la main , contre les ennemis de son
droit? Hélas! chaque guerrier qui tombe sur le champ de bataille
tourne ses yeux vers le ciel, et se demande pourquoi il a combattu,
pourquoi il est un martyr, si tout est fini pour lui à cette heure amère
de l'agonie. Sans nul doute, il pressent une récompense; car, si son
unique devoir, à lui, a été de conquérir son droit et celui de sa pos-
térité , il sent bien que tout devoir accompli mérite récompense , et
il voit bien que sa récompense n'a pas été de ce monde, puisqu'il
n'a pas joui de son droit. Et quand ce droit sera conquis entièrement
par les générations futures, quand tous les devoirs des hommes entre
eux seront établis par l'intérêt mutuel , sera-ce donc assez pour le
bonheur de l'homme? Cette ame qui me tourmente, cette soif de
l'infini qui me dévore, seront-elles satisfaites et apaisées, parce
que mon corps sera à l'abri du besoin, et ma liberté préservée
d'envahissement? Quelque paisible, quelque douce que vous sup-
posiez la vie de ce monde , suffira-t-elle aux désirs de l'homme , et
la terre sera-trclle assez vaste pour sa pensée? Oh! ce n'est pas à
moi qu'il faudrait répondre : Oui; je sais trop ce que c'est que la vie
réduite à des satisfactions égoïstes; j'ai trop senti ce que c'est que
l'avenir privé du sens de l'éternité ! Moine , vivant à l'abri de tout
danger et de tout besoin , j'ai connu l'ennui , ce fiel répandu sur tous
les alimens. Philosophe, visant à l'empire de la froide raison sur tous
les sentimens de l'ame, j'ai connu le désespoir, cet abîme entr'ou-
vert devant toutes les issues de la pensée. Oh! qu'on ne me dise pas
que l'homme sera heureux , quand il n'aura plus ni souverains pour
l'accabler de corvées, ni prêtres pour le menacer de l'enfer. Sans
doute, il ne lui faut ni tyrans, ni fanatiques, mais il lui faut une re-
ligion ; car il a une ame, et il lui faut connaître un Dieu.
Voilà pourquoi , suivant avec attention le mouvement politique
qui s'opérait en Europe , et voyant combien mes rêves d'un jour
avaient été chimériques, combien il était impossible de semer et de
recueillir dans un si court espace, combien les hommes d'action
étaient emportés loin de leur but par la nécessité du moment , et
combien il fallait s'égarer à droite et à gauche avant de faire un pas
sur cette voie non frayée, je me réconciliai avec mon sort et re-
connus que je n'étais point un homme d'action. Quoique je sentisse
en moi la passion du bien , la persévérance et l'énergie , ma vie avait
été trop livrée à la réflexion ; j'avais embrassé la vie toute entière de
l'humanité d'un regard trop vaste pour faire , la hache à la main ,
SPIRIDION. 211
le métier de pionnier dans une forêt de têtes humaines. Je plaignais
et je respectais ces travailleurs intrépides qui , résolus à ensemencer
la terre , semblables aux premiers cultivateurs , renversaient les mon-
tagnes, brisaient les rochers, et, tout sanglans, parmi les ronces et
les précipices , frappaient sans faiblesse et sans pitié sur le lion re-
doutable et sur la hiche craintive. 11 fallait disputer le sol à des
races dévorantes, il fallait fonder une colonie humaine au sein d'un
monde Uvré aux instincts aveugles de la matière. Tout était permis ,
parce que tout était nécessaire. Pour tuer le vautour, le chasseur des
Alpes est obligé de percer aussi l'agneau qu'il tient dans ses serres.
Des malheurs privés déchirent l'ame du spectateur; pourtant le salut
général rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de la
victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la guerre, ni à
la volonté des capitaines. Lorsqu'un peintre retrace à nos yeux de
grands exploits , il est forcé de remplir les coins de son tableau de
certains détails affreux qui nous émeuvent péniblement. Ici , les pa-
lais et les temples croulent au milieu des flammes; là, les enfans et
les femmes sont broyés sous le pied des chevaux ; ailleurs , un brave
expire sur les rochers teints de son sang. Cependant le triomphateur
apparaît au centre de la scène, au milieu d'une phalange de héros; le
sang versé n'ôte rien à leur gloire; on sent que la main du dieu des
armées s'est levée devant eux, et l'éclat qui brille sur leurs fronts
annoncé qu'ils ont accompli une mission sainte.
Tels étaient mes sentimens pour ces hommes au milieu desquels
je n'avais pas voulu prendre place. Je les admirais, mais je compre-
nais que je ne pouvais les imiter, car ils étaient d'une nature diffé-
rente de la mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas , parce que
moi je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils avaient la convic-
tion héroïque, mais romanesque, qu'ils touchaient au but, et qu'en-
core un peu de sang versé les ferait arriver au règne de la justice et
de la vertu. Erreur que je ne pouvais partager, parce que , retiré sur
la montagne , je voyais ce qu'ils ne pouvaient distinguer à travers les
vapeurs de la plaine et la fumée du combat; erreur sainte sans la-
quelle ils n'eussent pu imprimer au monde le grand mouvement
qu'il devait subir pour sortir de ses liens ! Il faut, pour que la marche
providentielle du genre humain s'accomplisse, deux espèces d'hommes
dans chaque génération : les uns , toute espérance , toute confiance
toute illusion , qui travaillent pour produire un œuvre incomplet ;
et les autres, toute prévoyance, toute patience, toute certitude, qui
travaillent pour que cet œuvre incomplet soit accepté, estimé et
212 REVUE DES DEUX MONDES.
continué sans découragement , lors même qu'il semble avorté. Les
uns sont des matelots , les autres sont des pilotes ; ceux-ci voient les
écueils et les signalent, ceux-là les évitent ou viennent s'y briser,
selon que le vent de la destinée les pousse à leur salut ou à leur
perte; et, quoi qu'il arrive des uns et des autres, le navire marche,
et l'humanité ne peut ni périr, ni s'arrêter dans sa course éternelle.
J'étais donc trop vieux pour vivre dans le présent, et trop jeune
pour vivre dans le passé. Je fis mon choix , je retombai dans la vie
d'étude et de méditation philosophique. Je recommençai tous mes
travaux, les regardant avec raison comme manques. Je relus avec
une patience austère tout ce que j'avais lu avec une avidité impé-
tueuse. J'osai mesurer de nouveau la terre et les cieux , la créature
et le créateur , sonder les mystères de la vie et de la mort , chercher
la foi dans mes doutes, relever tout ce que j'avais abattu, et le recon-
struire sur de nouvelles bases. En un mot , je cherchai à revêtir la
Divinité de son mystère sublime, avec la même persévérance que j'a-
vais mise à l'en dépouiller. C'est là que je connus, hélas! combien il
est plus difficile de bâtir que d'abattre. Il ne faut qu'un jour pour
ruiner l'œuvre de plusieurs siècles, et réciproquement. Dans le doute
et la négation, j'avais marché à pas de géant. Pour me refaire un
peu de foi , j'employai des années , et quelles années! De combien de
fatigues, d'incertitudes et de chagrins elles ont été remplies ! Chaque
jour a été marqué par des larmes, chaque heure par des combats.
Angel , Angel , le plus malheureux des hommes est celui qui s'est
imposé une tâche immense , qui en a compris la grandeur et l'im-
portance, qui ne peut trouver hors de ce travail ni satisfaction, ni
repos, et qui sent ses forces le trahir et sa puissance l'abandonner.
0 infortuné entre tous les fils des hommes , celui qui rêve de pos-
séder la lumière refusée à son intelligence! 0 déplorable entre toutes
les générations des hommes, celle qui s'agite et se déchire pour
conquérir la science promise à des siècles meilleurs ! Placé sur un sol
mouvant, j'aurais voulu bâtir un sanctuaire indestructible , mais les
élémens me manquaient aussi bien que la base. Mon siècle avait des
notions fausses, des connaissances incomplètes , des jugemens erro-
nés sur le passé aussi bien que sur le présent. Je le savais, quoique
j'eusse en main les documens les plus parfaits de mon époque sur
l'histoire des hommes et sur celle de la création; je le savais, parce
que je sentais en moi une logique toute-puissante à laquelle tous ces
documens sur lesquels j'eusse voulu l'appuyer venaient à chaque
instant donner un démenti désespérant. Oh ! si J'avais pu me trans-
SPIRIDION. 213
porter , sur les ailes de ma pensée , à la source de toutes les connais-
sances humaines , explorer la terre sur toute sa surface et jusqu'au
fond de ses entrailles , interroger les monumens du passé , chercher
l'âge du monde dans les cendres dont son sein est le vaste sépulcre ,
et dans les ruines où des générations innombrables ont enseveli le
souvenir de leur existence! Mais il fallait me contenter des observa-
tions et des conjectures de savans et de voyageurs dont je sentais
l'incompétence, la présomption et la légèreté. Il y avait des momens
où, échauffé par ma conviction , j'étais résolu à partir comme mis-'
sionnaire, afin d'aller fouiller tous ces débris illustres qu'on n'avait
pas compris, ou déterrer tous ces trésors ignorés qu'on n'avait pas
soupçonnés. Mais j'étais vieux; ma santé, un instant raffermie à
l'exercice et au grand air des montagnes, s'était de nouveau altérée
dans l'humidité du cloître et dans les veilles du travail. Et puis, que
de temps il m'eût fallu pour soulever seulement un coin impercep-
tible de ce voile qui me cachait l'univers! D'ailleurs, je n'étais pas
un homme de détail, et ces recherches persévérantes et minutieuses
que j'admirais dans les hommes purement studieux, n'étaient pas
mon fait. Je n'étais homme d'action ni dans la politique, ni dans
la science ; je me sentais appelé à des calculs plus larges et plus
élevés; j'eusse voulu manier d'immenses matériaux, bâtir, avec le
fruit de tous les travaux et de toutes les études , un vaste portique
pour servir d'entrée à la science des siècles futurs.
J'étais un homme de synthèse plus qu'un homme d'analyse. En tout
j'étais avide de conclure , consciencieux jusqu'au martyre , ne pou-
vant rien accepter qui ne satisfit à la fois mon cœur et ma raison ,
mon sentiment et mon intelligence , et condamné à un éternel sup-
plice; car la soif de la vérité est inextinguible, et quiconque ne peut
se payer des jugemens de l'orgueil, de la passion ou de l'ignorance,
est appelé à souffrir sans relâche. Oh ! m'écriais-je souvent, que ne
suis-je un chartreux abruti par la peur de l'enfer, et dressé comme
une bête de somme à creuser un coin de terre pour faire pousser
quelques légumes en attendant qu'il l'engraisse de sa dépouille !
Pourquoi toute mon affaire en ce monde n'est-elle pas de réciter
des offices pour arriver à l'heure du repos , et de manier une bêche
pour me conserver en appétit ou pour chasser la réflexion importune,
et parvenir dès cette vie à un état de mort intellectuelle ! Il m'arrivait
quelquefois de jeter les yeux sur ceux de nos moines qui, par excep-
tion , se sont conservés sincèrement dévots : Ambroise , par exemple,
que nous avons vu mourir l'an passé en odeur de sainteté , comme ils
TOME XVII. t4
214 REVUE DES DEUX MONDES.
disent, et dont le corps était desséché par les jeûnes et les macérations,
celui-là, à coup sûr, était de bonne foi ; souvent il m'a fait envie. Une
nuit, ma lampe s'éteignit, je n'avais pas achevé mon travail; je cher-
chai de la lumière dans le cloître , j'en aperçus dans sa cellule ; la
porte était ouverte, j'y pénétrai sans bruit pour ne pas le déranger,
car je le supposais en prières. Je le trouvai endormi sur son grabat;
sa lampe était posée sur une tablette tout auprès de son visage et
donnant dans ses yeux. Il prenait cette précaution toutes les nuits
depuis quarante ans au moins , pour ne pas s'endormir trop profon-
dément et ne pas manquer d'une minute l'heure des offices. La lu-
mière, tombant d'aplomb sur ses traits flétris , y creusait des ombres
profondes, ravages d'une souffrance volontaire. Il n'était pas couché,
mais appuyé seulement sur son lit et tout vêtu , afin de ne pas perdre
un instant à des soins inutiles. Je regardai long-temps cette face
étroite et longue , ces traits amincis par le jeûne de l'esprit encore
plus que par celui du corps , ces joues collées aux os de la face
comme une couche de parchemin, ce front mince et haut, jaune et
luisant comme de la cire. Ce n'était vraiment pas un homme vivant,
mais un squelette séché avec la peau , un cadavre qu'on avait oublié
d'ensevelir, et que les vers avaient délaissé, parce que sa chair ne leur
offrait point de nourriture. Son sommeil ne ressemblait pas au repos
de la vie, mais à l'insensibilité de la mort; aucune respiration ne sou-
levait sa poitrine. Il me fit peur, car ce n'était ni un homme ni un ca-
davre ; c'était la vie dans la mort , quelque chose qui n'a pas de nom
dans la langue humaine , et pas de sens dans l'ordre divin. C'est donc
là un saint personnage? pensais-je. Certes , les anachorètes de la Thé-
baide n'ont ni jeûné, ni prié davantage, et pourtant je ne vois ici
qu'un objet d'épouvante , rien qui attire le respect , parce que tout ici
repousse la sympathie. Quelle compassion Dieu peut-il avoir pour
cette agonie et pour cette mort anticipée sur ses décrets? Quelle ad-
miration puis-je concevoir , moi homme , pour cette vie stérile et ce
cœur glacé? 0 vieillard qui chaque soir allumes ta lampe, comme un
voyageur pressé de partir avant l'aurore , qui donc as-tu éclairé du-
rant la nuit, qui donc as-tu guidé durant le jour? A qui donc ton long
et laborieux pèlerinage sur la terre a-t-il été secourable ? Tu n'as rien
donné de toi à la terre, ni la substance de la reproduction animale,
ni le fruit d'une intelligence productive, ni le service grossier d'un
bras robuste , ni la sympathie d'un cœur tendre. Tu crois que Dieu a
créé la terre pour te servir de cuve purificatoire, et tu crois avoir assez
fait pour elle en lui léguant tes os! Ah! tu as raison de craindre et de
SPIRIDION. 215
trembler à cette heure ; tu fais bien de te tenir toujours prêt à pa-
raître devant le juge ! Puisses-tu trouver, à ton heure dernière , une
formule qui t'ouvre la porte du ciel , ou un instant de remords qui
t'absolve du pire de tous les crimes , celui de n'avoir rien aimé hors
de toi! Et ainsi disant, je me retirai sans bruit, sans même vouloir
allumer ma lampe à celle de l'égoïste , et depuis ce jour je préférai
ma misère à celle des dévots.
En proie à toute la fatigue et à toute l'inquiétude d'une ame qui
cherche sa voie, il me fallut pourtant bien des jours d'épuisement et
d'angoisse pour accepter l'arrêt qui me condamnait à l'impuissance.
Je ne puis me le dissimuler aujourd'hui, mon mal était l'orgueil.
Oui, je crois que de tout temps, et aujourd'hui encore, j'ai été et
je suis un orgueilleux. Ce zèle dévorant de la vérité, c'est un louable
sentiment, mais on peut aussi le porter trop loin. Il faut faire usage
de toutes nos forces pour défricher le champ de l'avenir; mais il fau-
drait aussi , quand nos forces ne suffisent plus , nous contenter hum-
blement du peu que nous avons fait , et nous asseoir avec la simph-
cité du laboureur au bord du sillon que nous avons tracé. C'est une
leçon que j'ai souvent reçue de l'ami céleste qui me visite, et je ne
l'ai jamais su mettre à profit. Il y a en moi une ambition de l'infini
qui va jusqu'au délire. Si j'avais été jeté dans la vie du monde et que
mon esprit n'eût pas eu le loisir de viser plus haut, j'aurais été avide
de gloire et de conquêtes; j'aurais eu sous les yeux l'existence de
Charlemagne ou d'Alexandre, comme j'ai eu celle de Pythagore et de
Socrate ; j'aurais convoité l'empire du monde ; j'aurais fait peut-être
beaucoup de mal. Grâce à Dieu , j'ai fini de vivre , et tout mon crime
est de n'avoir pu faire de bien. J'avais rêvé, en rentrant au couvent,
de refaire mes études avec fruit , et d'écrire un grand ouvrage sur
les plus hautes questions de la religion et de la philosophie. Mais je
n'avais pas assez considéré mon âge et mes forces. J'avais cinquante
ans passés, et j'avais souffert, depuis vingt-cinq ans, un siècle par
année. Voyant d'ailleurs combien j'étais dépourvu de matériaux , je
résolus du moins de jeter les bases et de tracer le plan de mon œuvre,
afin de léguer ce premier travail , s'il était possible , à quelque
homme capable de le continuer ou de le faire continuer; et cette
idée me rappela vivement ma jeunesse, le secret légué par Fulgence
à moi, comme ce même secret l'avait été par Spiridion à Fulgence,
et je me persuadai que le temps était venu d'exhumer le manuscrit.
Ce n'était plus une ambition vulgaire , ce n'était plus une froide cu-
riosité qui m'y portaient , ce n'était pas non plus une obéissance su-
14.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
perstitieuse ; c'était un désir sincère de m'instruire et d'utiliser, pour
les autres hommes, un document précieux, sans doute, sur les
questions importantes dont j'étais occupé. Je regardais la publication
immédiate ou future de ce manuscrit comme un devoir; car, de
quelque façon que je vinsse à considérer les rapports étranges que
mon esprit avait eus avec l'esprit d'Hébronius , il me restait la con-
viction que, durant sa vie, cet homme avait été animé d'un grand
esprit.
Pour la troisième fois, dans l'espace d'environ vingt-cinq ans,
j'entrepris donc, au milieu de la nuit, l'exhumation du manuscrit.
Mais ici, un fait bien simple vint s'opposer à mon dessein , et, tout
naturel que soit ce fait, il me plongea dans un abîme de réflexions.
Je m'étais muni des mêmes outils qui m'avaient servi la dernière
fois. Cette dernière fois, tu te la rappelles, malgré la longueur de
ce récit; tu te souviens que j'avais alors trente ans révolus, et que
j'eus un accès de délire et une épouvantable vision. Je me la rappe-
lais bien aussi , cette hallucination terrible , mais je n'en craignais
pas le retour. Il est des images que le cerveau ne peut plus se créer,
quand certaines idées et certains sentimens qui les évoquaient n'ha-
bitent plus notre ame. J'étais désormais à jamais dégagé des liens
du catholicisme , liens si étroitement serrés et si courts , qu'il faut
toute une vie pour en sortir, mais, par cela môme , impossibles à re-
nouer, quand une fois on les a brisés.
Il faisait une nuit claire et fraîche; j'étais en assez bonne santé :
j'avais précisément choisi un tel concours de circonstances, car je
prévoyais que le travail matériel serait assez pénible. Mais quoi!
Angel , je ne pus pas même ébranler la pierre du hic est. J'y passai
trois grandes heures , l'attaquant dans tous les sens , m'assurant bien
(ju'elle n'était rivée au pavé que par son propre poids , reconnaissant
même les marques que j'y avais faites autrefois avec mon ciseau,
lorsque je l'avais enlevée légèrement et sans fatigue. Tout fut inu-
tile ; elle résista à mes efforts. Baigné de sueur, épuisé de lassitude ,
je fus forcé de regagner mon lit et d'y rester accablé et brisé pen-
dant plusieurs jours.
Ce premier échec ne me rebuta pas. Je me remis à l'ouvrage la
semaine suivante, et j'échouai de môme. Un troisième essai, entre-
pris un mois plus tard , ne fut pas plus heureux , et il me fallut dès-
lors y renoncer, car le peu de forces physiques que j'avais conservées
jusque-là m'abandonna sans retour à partir de cette époque. Sans
doute, j'en dépensai le reste dans cette lutte inutile contre un tom-
SPIRIDION. 217
beau. La tombe fut muette, les cadavres sourds, la mort inexorable;
j'allai jeter dans un buisson du jardin mon ciseau et mon levier, et
revins, tranquille et triste, m'asseoir sur cette tombe qui ne voulait
pas me rendre ses trésors.
Là, je restai jusqu'au lever du soleil, perdu dans mes pensées. La
fraîcheur du matin étant venue glacer sur mon corps la sueur dont
j'étais inondé, je fus paralysé, je perdis non-seulement la puissance
d'agir, mais encore la volonté ; je n'entendis pas les cloches qui son-
naient les offlces , je ne fis aucune attention aux religieux qui vin-
rent les réciter. J'étais seul dans l'univers; il n'y avait entre Dieu et
moi que ce tombeau qui ne voulait ni me recevoir ni me laisser partir :
image de mon existence toute entière, symbole dont j'étais vivement
frappé, et dont la comparaison m'absorbait entièrement! Quand on
vint me relever, comme je ne pouvais ni remuer, ni parler, on se
persuada que mon cerveau était paralysé comme le reste. On se
trompa; j'avais toute ma raison, je ne la perdis pas un instant du-
rant la maladie qui suivit cet accident. Il est inutile de te dire qu'on
l'imputa au hasard , et qu'on ne soupçonna jamais ce que j'avais tenté.
Une fièvre -ardente succéda à ce froid mortel; je souffris beau-
coup, mais je ne délirai point; j'eus môme la force de cacher assez
la gravité de mon mal pour qu'on ne me soignât pas plus que je ne
voulais l'être, et pour qu'on me laissât seul. Aux heures où le soleil
brillait dans ma cellule, j'étais soulagé; des idées plus douces rem-
plissaient mon esprit ; mais la nuit j'étais en proie à une tristesse in-
exorable. Aux cerveaux actifs l'inaction est odieuse; l'ennui , la pire
des souffrances qu'entraînent les maladies , m'accablait de tout son
poids. La vue de ma cellule m'était insupportable. Ces murs me rap-
pelaient tant d'agitations et de langueurs subies sans arriver à la
connaissance du vrai; ce grabat où j'avais supporté si souvent et si
long-temps la fièvre et les maladies, sans conquérir la santé pour
prix de tant de luttes avec la mort; ces livres que j'avais si vainement
interrogés; ces astrolabes et ces télescopes, qui ne savaient que
chercher et mesurer la matière ; tout cela me jetait dans une fureur
sombre. A quoi bon survivre à soi-même? me disais-je, et pourquoi
avoir vécu, quand on n'a rien fait? Insensé, qui voulais, par un rayon
de ton intelligence , éclairer l'humanité dans les siècles futurs , et qui
n'a pas seulement la force de soulever une pierre pour voir ce qui est
écrit dessous ! malheureux , qui , durant l'ardeur de ta jeunesse, n'as
su t'occuper qu'à refroidir ton esprit et ton cœur, et dont l'esprit et
le cœur s'avisent de se ranimer quand l'heure de mourir est venue !
meurs donc, puisque tu n'as plus ni tête, ni bras; cir, si ton cœur a jsa
2i8F REVUE DES DEtrX MONDES.
témérité de vivre encore et de brûler pour l'idéal , ce feu divin ne
servira plus qu'à consumer tes entrailles et à éclairer ton impuissance
et ta nullité !
Et en parlant ainsi, je m'agitais sur mou lit de douleur, et des
larmes de rage coulaient sur mes joues. Alors une voix pure s'éleva
dans le silence de la nuit et me parla ainsi :
— Crois-tu donc n'avoir rien à expier, toi qui oses te plaindre avec'
tant d'amertume? Qui accuses-tu de tes maux? N'es-tu pas ton seul,
ton implacable ennemi? A qui imputeras-tu la faute de ton orgueil
coupable , de cette insatiable estime de toi-même qui t'a aveuglé
quand tu pouvais approcher de l'idéal par la science , et qui t'a fait
chercher ton idéal en toi seul?
— Tu mens! m'écriai-je avec force, sans songer même à me de-
mander qui pouvait me parler de la sorte. Tu mens! Je me suis tou-
jours haï; j'ai toujours été ennuyeux, accablant, insupportable à
moi-même. J'ai cherché l'idéal partout avec l'ardeur du cerf qui
cherche la fontaine dans un jour brûlant; j'ai été consumé de la soif
de l'idéal, et si je ne l'ai pas trouvé....
— C'est la faute de l'idéal, n'est-ce pas? interrompit la voix d'un
ton de froide pitié. Il faut que Dieu comparaisse au tribunal de l'homme
et lui rende compte du mystère dont il a osé s'envelopper, pendant
que l'homme daignait se donner la peine de le chercher, et vous
n'appelez pas cela l'orgueil , vous autres!....
— Vous autres! repris-je frappé d'étonnement; et qui donc es-tu,
toi qui regardes en pitié la race humaine, et qui te crois, sans doute,
exempt de ses misères?
— Je suis , répondit la voix , celui que tu ne veux pas connaître ,
car tu l'as toujours cherché où il n'est pas.
A ces mots, je me sentis baigné de sueur de la tête aux pieds;
mon cœur tressaillit à rompre ma poitrine, et, me soulevant sur mon
lit, je lui dis :
— Es-tu donc celui qui dort sous la pierre?
— Tu m'as cherché sous la pierre , répondit-il , et la pierre t'a ré-
sisté. Tu devrais savoir que le bras d'un homme est moins fort que
le ciment et le marbre. Mais l'intelligence transporte les montagnes,
et l'amour peut ressusciter les morts.
— 0 mon maître! m'écriai-je avec transport, je te reconnais. Ceci
est ta voix , ceci est ta parole. Béni sois-tu , toi qui me visites à l'heure
de l'affliction. Mais oii donc fallait-il te chercher, et où te retrou-
verai-je sur la terre?
-— Dans ton cœur, répondit la Toix. Fais-en une demeure où je
SPIRIDION. 219
puisse descendre. Purifie-le comme une maison qu'on orne et qu'on
parfume pour recevoir un hôte chéri. Jusque-là que puis-je faire
avec toi?
La voix se tut, et je parlai en vain : elle ne me répondit plus.
J'étais seul dans les ténèbres. Je me sentis tellement ému, que je
fondis en larmes. Je repassai toute ma vie dans l'amertune de mon
cœur. Je vis qu'elle était, en effet, un long combat et une longue
erreur; car j'avais toujours voulu choisir entre ma raison et mon
sentiment, et je n'avais pas eu la force de faire accepter l'un par
l'autre. Voulant toujours m'appuyer sur des preuves palpables, sur
des bases jetées par l'homme , et ne trouvant pas ces bases suffisantes,
je n'avais eu ni assez de courage, ni assez de génie pour me passer
du témoignage humain, et pour le rectifier avec cette puissante cer-
titude que le ciel donne aux grandes âmes. Je n'avais pas osé rejeter
la métaphysique et la géométrie là où elles détruisaient le témoi-
gnage de ma conscience. Mon cœur avait manqué de feu, partant
mon cerveau de puissance , pour dire à la science : C'est toi qui te
trompes; nous ne savons rien, nous avons tout à apprendre. Si le
chemin que nous suivons ne nous conduit pas à Dieu , c'est que nous
nous sommes trompés de chemin. Retournons sur nos pas et cher-
chons Dieu , car nous errons loin de lui dans les ténèbres , et les
hommes ont beau nous crier que notre habileté nous a faits dieux
nous-mêmes , nous sentons le froid de la mort , et nous sommes en-
traînés dans le vide, comme des astres qui s'éteignent et qui dévient
de l'ordre éternel.
A partir de ce jour, je m'abandonnai aux mouvemens les plus
chaleureux de mon ame , et un grand prodige s'opéra en moi. Au
lieu de me refroidir moralement avec la vieillesse , je sentis mon
cœur, vivifié et renouvelé , rajeunir à mesure que mon corps pen-
chait vers la destruction. Je sens la vie animale me quitter comme
un vêtement usé; mais , à mesure que je dépouille cette enveloppe
terrestre , ma conscience me donne l'intime certitude de mon im-
mortalité. L'ami céleste est revenu souvent, mais n'attends pas que
j'entre dans le détail de ses apparitions. Ceci est toujours un mystère
pour moi , un mystère que je n'ai pas cherché à pénétrer, et sur le-
quel il me serait impossible d'étendre le réseau d'une froide analyse :
je sais trop ce qu'on risque à l'examen de certaines impressions ;
l'esprit se glace à les disséquer, et l'impression s'efface. Quoique j'aie
cru de mon devoir d'établir mes dernières croyances religieuses le
plus logiquement possible dans quelques écrits dont je te fais le dé-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
positaire, je me suis permis de laisser tomber un voile de poésie sur
les heures d'enthousiasme et d'attendrissement qui , dissipant autour
de moi les ténèbres du monde physique, m'ont mis en rapport direct
avec cet esprit supérieur. Il est des choses intimes qu'il vaut mieux
taire que de hvrer à la risée des hommes. Dans l'histoire que j'ai
écrite simplement de ma vie obscure et douloureuse, je n'ai pas fait
mention de Spiridion. Si Socrate lui-même a été accusé de charlata-
nisme et d'imposture pour avoir révélé ses communications avec ce-
lui qu'il appelait son génie familier, combien plus un pauvre moine
comme moi ne serait-il pas taxé de fanatisme , s'il avouait avoir été
visité par un fantôme? Je ne l'ai pas fait, je ne le ferai pas. Et pour-
tant je m'en expliquerais naïvement avec le savant modeste et con-
sciencieux qui, sans ironie et sans préjugé, voudrait pénétrer dans
les merveilles d'un ordre de choses vieux comme le monde , qui at-
tend une explication nouvelle. Mais où trouver un tel savant aujour-
d'hui? L'œuvre de la sience , en ces temps-ci, est de rejeter tout ce
qui paraît surnaturel , parce que l'ignorance et l'imposture en ont
trop long-temps abusé. De même que les hommes politiques sont
forcés de trancher avec le fer les questions sociales , les hommes
d'étude sont obligés , pour ouvrir un nouveau champ à l'analyse, de
jeter au feu, pêle-mêle , le grimoire des sorciers et les miracles de
la foi. Un temps viendra où l'œuvre nécessaire de la destruction étant
accompli , on recherchera soigneusement, dans les débris du passé ,
une vérité qui ne peut se perdre, et qu'on saura démêler de l'erreur
et du mensonge, comme jadis Crésus reconnut à des signes certains
que tous les oracles étaient menteurs , excepté la Pythie de Delphes ,
qui lui avait révélé ses actions cachées avec une puissance incom-
préhensible. Tu verras peut-être l'aurore de cette science nouvelle
sans laquelle l'humanité est inexplicable, et son histoire dépourvue
de sens. Tous les miracles , tous les augures , tous les prodiges de
l'antiquité ne seront peut-être pas , aux yeux de tes contemporains ,
des tours de sorciers ou des terreurs imbéciles accréditées par les
prêtres. Déjà la science n'a-t-elle pas donné une explication satisfai-
sante de beaucoup de faits qui semblaient surnaturels à nos aïeux ?
Certains faits qui semblent impossibles et mensongers en ce siècle ,
auront peut-être une explication non moins naturelle et concluante ,
quand la science aura élargi ses horizons. Quant à moi , bien que le
mot prodige n'ait pas de sens pour mon entendement puisqu'il
peut s'appliquer aussi bien au lever du soleil chaque matin , qu'à la
réapparition d'un mort, je n'ai pas essayé de porter la lumière sur
SPIRIDION. 221
ces questions difficiles : le temps m'eût manqué. J'ai entendu parler
de Mesmer; je ne sais si c'est un imposteur ou un prophète ; je me
méfie de ce que j'ai entendu rapporter, parce que les assertions sont
trop hardies et les prétendues preuves trop complètes pour un ordre
de découvertes aussi récent. Je ne comprends pas encore ce qu'ils
entendent par ce mot magnétisme; je t'engage à examiner ceci en
temps et lieu. Pour moi , je n'ai pas eu le loisir de m'égarer dans ces
propositions hardies ; j'ai évité môme de me laisser séduire par elles.
J'avais un devoir plus clair et plus pressé à accomplir, celui d'écrire,
sous l'impression de mes entretiens avec V Esprit , les fragmens brisés
de ma méditation éternelle.
Ici , Alexis s'interrompit, et posa sa main sur un livre que je con-
naissais bien pour le lui avoir souvent vu consulter, à mon grand
étonnement, bien qu'il ne me parût formé que de feuillets blancs.
Comme je le regardais avec surprise, il sourit :
Je ne suis pas fou, comme tu le penses, reprit-il ; ce livre est cri-
blé de caractères très lisibles pour quiconque connaît la composition
chimique dont je me suis servi pour écrire. Cette précaution m'a
paru nécessaire pour échapper à l'espionnage de la censure monasti-
que. Je t'enseignerai un procédé bien simple au moyen duquel tu
feras reparaître les caractères tracés sur ces pages , quand le temps
sera venu. Tu cacheras ce manuscrit en attendant qu'il puisse servir
à quelque chose, si toutefois il doit jamais servir à quoi que ce soit :
cela, je l'ignore. Tel qu'il est, incomplet , sans ordre et sans conclu-
sion, il ne mérite pas de voir le jour. C'est peut-être à toi, c'est peut-
être à quelque autre, qu'il appartient de le refaire. Il n'a qu'un mérite,
c'est d'être le récit fidèle d'une vie d'angoisse, et l'exposé naïf de
mon état présent.
— Et cet état , m'est-il permis , mon père , de vous demander de
me le faire mieux connaître ?
— Je le ferai en trois mots qui résument pour moi la théologie ,
répondit-il en ouvrant son livre à la première page : Croire, espérer,
aimer. Si l'église catholique avait pu conformer tous les points de
sa doctrine à cette sublime définition des trois vertus théologales :
la foi, l'espérance, la charité , elle serait la vérité sur la terre, elle
serait la sagesse , la justice, la perfection. Mais l'église romaine s'est
porté le dernier coup ; elle a consommé son suicide le jour où elle
a fait Dieu implacable et la damnation éternelle. Ce jour-là, tous les
grands cœurs se sont détachés d'elle; et, l'élément d'amour et de
miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie chrétienne n'a
^2 REVUE DES DEUX MONDES.
plus été qu'un jeu d'esprit, un sophisme où de grandes intelligences
se sont débattues en vain contre leur témoignage intérieur, un voile
pour couvrir de vastes ambitions, un masque pour cacher d'énormes
iniquités....
Ici le père Alexis s'arrêta de nouveau et me regarda attentivement
pour voir quel effet produirait sur moi cet anathème détinitif. Je le
compris, et, saisissant ses mains dans les miennes, je les pressai for-
tement en lui disant d'une voix ferme et avec un sourire qui devait
lui révéler toute ma contiance :
— Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques?
— Ni chrétiens, répondit-il d'une voix forte, ni protestans, ajouta-
t-i! en me serrant les mains, ni philosophes comme Voltaire Helvé-
tius, et Diderot; nous ne sommes pas même socialistes comme Jean-
Jacques et la convention française; et cependant nous ne sommes ni
païens ni athées!
— Que sommes-nous donc , père Alexis? lui dis-je; car, vous l'avez
dit, nous avons une ame. Dieu existe, et il nous faut une religion.
— Nous en avons une, s'écria-t-il en se levant et en étendant vers
le ciel ses bras maigres avec un mouvement d'enthousiasme. Nous
avons la seule vraie, la seule immense, la seule digne de la Divinité.
Nous croyons en la Divinité, c'est dire que nous la connaissons et la
voulons; nous espérons en elle, c'est dire que nous la désirons; nous l'ai-
mons , c'est dire que nous la sentons et la possédons;et Dieu lui-même
est une trinité sublime dont notre vie mortelle est le reflet affaibli.
Ce qui est foi chez l'homme est science chez Dieu^ ce qui est espé-
rance chez l'homme est puissance chez Dieu; ce qui est charité, c'est-
à-chre piété, vertu, effort, chez l'homme, est amour, c'est-à-dire
production, conservation et progression éternelle chez Dieu. Aussi
Dieu nous connaît, nous appelle et nous aime; c'est lui qui nous ré-
vèle cette connaissance que nous avons de lui , c'est lui qui nous
commande le besoin que nous avons de lui , c'est lui qui nous inspire
cet amour dont nous brûlons pour lui ; et une des grandes preuves
de Dieu et de ses attributs, c'est l'homme et ses instincts. L'homme
conçoit , aspire et t«nte sans cesse , dans sa sphère finie , ce que Dieu
sait, veut et peut dans sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d'être
un foyer d'intelligence, de puissance et d'amour, l'homme retombe-
rait au niveau de la brute; et chaque fois qu'une intelligence hu-
maine a nié la Divinité intelligente, elle s'est suicidée.
— Mais , mon père, interrompis-je, ces grands athées du siècle dont
on vante les lumières et l'éloquence
SPIRIDION. â23
— Il n'y a pas d'athées, reprit le père Alexis avec chaleur; non , il
n'y en a pas ! Il est des temps de recherche et de travail philosophi-
que, où les hommes, dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une
nouvelle route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers incon-
nus. Les uns, dans leur lassitude, s'asseient et se livrent au désespoir.
Qu'est-ce que ce désespoir, sinon un cri d'amour vers cette Divinité
qui se voile à leurs yeux fatigués? D'autres s'avancent sur toutes les
cimes avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption
naïve, s'écrient qu'ils ont atteint le but et qu'on ne peut aller plus
loin. Qu'est-ce que cette présomption, qu'est-ce que cet aveugle-
ment, sinon un désir inquiet et une impatience immodérée d'em-
brasser la Divinité? jNon, ces athées, dont on vante avec raison la
grandeur intellectuelle, sont des âmes profondément religieuses, qui
se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers le ciel. Si , à leur
suite, on voit se traîner des âmes basses et perverses , qui invoquent
le néant, le hasard, la nature brutale, pour justifier leurs vices hon-
teux et leurs grossiers penchans , c'est encore là un hommage rendu
à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre vers l'idéal, et de
soutenir par le travail et la vertu la dignité humaine, la créature est
forcée de nier l'idéal. Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l'i-
gnoble repos de sa dégradation , elle ne se donnerait pas tant de peine
pour rejeter l'existence d'un juge suprême. Quand les philosophes
de ce siècle ont invoqué la Providence, la nature, les lois de la créa-
tion , ils n'ont pas cessé d'invoquer le vrai Dieu sous ces noms nou-
veaux. En se réfugiant dans le sein d'une Providence universelle et
d'une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté contre les
anathèmes que les sectes farouches se lançaient l'une à l'autre, contre
les monstruosités de l'inquisition, contre l'intolérance et le despo-
tisme. Lorsque Voltaire, à la vue d'une nuit étoilée, proclamait
le grand horloger céleste; lorsque Rousseau conduisait son élève au
sommet d'une |montagne pour lui révéler la première notion du Créa-
teur au lever du soleil , quoique ce fussent là des preuves incomplètes
et des vues étroites , en comparaison de ce que l'avenir réserve aux
hommes de preuves éclatantes et d'infaillibles certitudes, c'étaient
du moins des cris de l'ame élevés vers ce Dieu que toutes les généra-
tions humaines ont proclamé sous des noms divers et adoré sousdif-
férens symboles.
— Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude, lui dis-je, où
les puiserons-nous , si nous rejetons la révélation , et si le sens inté-
rieur ne nous suffit pas?
224 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nous ne rejetons pas toute la révélation , reprit-il vivement , et
le sens intérieur nous suffit jusqu'à un certain point; mais nous y
joignons d'autres preuves encore : quant au passé, le témoignage de
l'humanité tout entière; quant au présent, l'adhésion de toutes les
consciences pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de notre
propre cœur.
— Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez de la révélation
ce qu'elle a d'éternellement divin, les grandes notions sur la Divinité
et l'immortalité, les préceptes de vertu et de devoir qui en découlent.
— Et aussi, interrompit-il , les grandes découvertes de la science,
les chefs-d'œuvre de l'art et de la poésie, les novations des réformistes
de tous les pays et de tous les temps. Tout ce que l'homme appelle
inspiration , je l'appelle aussi révélation; car l'homme arrache au ciel
même la connaissance de l'idéal , et la conquête des vérités sublimes
qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre l'intelligence hu-
maine qui cherche , aspire et demande , et l'intelHgence divine qui ,
elle aussi , cherche le cœur de l'homme , aspire à s'y répandre , et
consent à y régner. Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque
nom que l'on ait voulu les appeler. Héros , demi-dieux , philosophes,
saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner devant ces pères et
ces docteurs de l'humanité. Nous pouvons adorer chez l'homme in-
vesti d'une haute science et d'une haute vertu un reflet splendide de
la Divinité. 0 Christ ! un temps viendra où l'on t' élèvera de nouveaux
autels, plus dignes de toi , en te restituant ta véritable grandeur, celle
d'avoir été vraiment le fils de la femme et le sauveur, c'est-à-dire
l'ami de l'humanité, le prophète de l'idéal.
— Et le successeur de Platon , ajoutai-je.
— Gomme Platon fut celui des autres révélateurs que nous véné-
rons, et dont nous sommes les disciples.
— Oui , poursuivit Alexis après une pause, comme pour me donner
le temps de peser ses paroles, nous sommes les disciples de ces révé-
lateurs; mais nous sommes leurs libres disciples. Nous avons le droit
de les examiner, de les commenter, de les discuter, de les redresser
môme; car, s'ils participent , par leur génie, de l'infaillibilité de Dieu ,
ils participent, par leur nature, de l'impuissance de la raison hu-
maine. Il est donc, non-seulement dans notre privilège, mais dans
notre devoir, comme dans notre destinée, de les expliquer et d'aider
à la continuation de leurs travaux.
— Nous, mon père! m'écriai-je avec effroi. Mais quel est donc
notre mandat?
SPIRIDION. 225
— C'est d'être venus après eux. Dieu veut que nous marchions, et,
s'il fait lever des prophètes au milieu du cours des âges , c'est pour
pousser les générations devant eux , comme il convient à des hommes,
et non pour les enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils
troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique , il ne lui dit pas :
Prosterne-toi, et suis-moi. Il lui dit : Lève-toi, et marche.
— Mais où irons-nous, mon père?
— Nous irons vers l'avenir; nous irons, pleins du passé et rem-
plissant nos jours présens par l'étude, la méditation , et un continuel
effort vers la perfection. Avec du courage et de l'humilité , en pui-
sant dans la contemplation de l'idéal la volonté et la force, en
cherchant dans la prière l'enthousiasme et la confiance , nous ob-
tiendrons que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes,
chacun de nous selon ses forces.... Les miennes sont épuisées, mon
enfant. Je n'ai pas fait ce que j'aurais pu faire, si je n'eusse pas été
élevé dans le catholicisme. Je t'ai raconté ce qu'il m'a fallu de temps
et de peines pour arriver à proclamer, sur le bord de ma tombe, ce
seul mot : Je suis libre !
— Mais ce mot en dit beaucoup, mon père! m'écriai-je. Dans votre
bouche , il est tout-puissant sur moi, et c'est de votre bouche seule
que j'ai pu l'entendre sans méfiance et sans trouble. Peut-être , sans
ce mot de vous, toute ma vie eût été livrée à l'erreur. Que j'eusse
continué mes jours dans ce cloître, il est probable que j'y eusse vécu
courbé et abruti sous le joug du fanatisme. Que j'eusse vécu dans le
tumulte du monde, il est possible que je me fusse laissé égarer par
les passions humaines et les maximes de l'impiété. Grâce à vous ,
j'attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je ne peux plus
succomber aux dangers de l'athéisme, et je sens que j'ai secoué pour
toujours les liens de la superstition.
— Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis profondément ému, est
le seul bien que j'aie pu faire en ce monde, ces mots de la tienne sont
une récompense suffisante. Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu ,
car le but de la vie est de transmettre la vie. J'ai toujours pensé que
le célibat était un état sublime, mais tout-à-fait exceptionnel, parce
qu'il entraînait des devoirs immenses. Je pense encore que celui qui
se refuse à donner la vie physique à des êtres de son espèce , doit
donner, en revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellec-
tuelle au grand nombre de ses semblables. C'est pour cela que je
révère la féconde virginité du Christ. Mais, lorsqu'après avoir nourri,
dans ma jeunesse, des espérances orgueilleuses de science et de
226 REVUE DES DEUX MONDES.
vertu , je me suis vu courbé sous les années et les mains vides de
grandes œuvres, je me suis affligé et repenti d'avoir embrassé un
état à la hauteur duquel je n'avais pas su m'élever. Aujourd'hui , je
vois que je ne tomberai pas de l'arbre comme un fruit stérile. La
semence de vie a fécondé ton ame. J'ai un fils, un enfant plus pré-
cieux qu'un fruit de mes entrailles ; j'ai un fils de mon intelligence,
— Et de ton cœur, lui dis-je en pliant les deux genoux devant lui ,
car tu as un grand cœur, ô père Alexis ! un cœur plus grand encore
que ton intelligence ! Et quand tu t'écries : Je suis libre ! cette parole
puissante implique celle-ci : J'aime et je crois.
— J'aime, je crois et j'espère, tu l'as dit! répondit-il avec atten-
drissement; «'il en était autrement , je ne serais pas libre. La brute ,
au fond des forêts, ne connaît point de lois, et pourtant elle est es-
clave, car elle ne sait ni le prix , ni la dignité, ni l'usage de sa liberté.
L'homme privé d'idéal est l'esclave de lui-même , de ses instincts
matériels , de ses passions farouches , tyrans plus absolus , maîtres
plus fantasques que tous ceux qu'il a renversés avant de tomber sous
l'empire de la fatalité.
Nous causâmes ainsi long-temps encore. Il m'entretint des grands
mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne et chrétienne, qu'il
disait être un même dogme continué et modifié , et dont l'essence lui
semblait le fond de la vérité éternelle; vérité progressive, disait-il,
en ce sens qu'elle était enveloppée encore de nuages épais, et qu'il
appartenait à l'inteUigence humaine de déchirer ces voiles un à un ,
jusqu'au dernier. Il s'efforça de rassembler tous les élémens sur les-
quels il basait sa foi en un Dieu-Perfection : c'est ainsi qu'il l'appelait.
Il disait : 1" que la grandeur et la beauté de l'univers accessible aux
calculs et aux observations de la science humaine, nous montraient,
dans le Créateur, l'ordre, la sagesse et la science omnipotente; 2° que
le besoin qu'éprouvent les hommes de se former en société et d'é-
tablir entre eux des rapports de sympathie , de religion commune
et de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur universel,
l'esprit de souveraine justice; 3" que les élans continuels du cœur de
l'homme vers l'idéal prouvaient l'amour infini du père des hommes
répandu à grands flots sur la grande famille humaine , et manifesté
à chaque ame en particulier dans le sanctuaire de sa conscience. De
là il concluait pour l'homme trois sortes de devoirs. Le premier, ap-
pliqué à la nature extérieure : devoir de s'instruire dans les sciences,
afin de modifier et de perfectionner autour de lui le monde physique.
Xe second , appliqué àJa vie sociale : devoir de respecter les institu-
SPraiDiON. 22T
lions librement acceptées par la famille humaine et favorables à
son développement. Le troisième, applicable à la vie intérieure de
l'individu : devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfec-
tion divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour les autres les
voies de la vérité, de la sagesse et de la vertu.
Ces entretiens et ces enseignemens furent au moins aussi longs
que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent plusieurs jours, et
nous absorbèrent tellement l'un et l'autre, que nous prenions à peine
le temps de dormir. Mon maître semblait avoir recouvré , pour m'in-
struire, une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et me
les faisait oublier à moi-même ; il me lisait son livre et me l'expliquait
à mesure. C'était un livre étrange , plein d'une grandeur et d'une
simplicité sublime. Il n'avait pas affecté une forme méthodique; il
avouait n'avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt écrit ,
comme Montaigne, au jour le jour, une suite d'essais où il avait expri-
mé naïvement , tantôt les élans religieux , tantôt les accès de tristesse
et de découragement sous l'empire desquels il s'était trouvé. J'ai
senti, me disait-il, que je n'étais plus capable d'écrire un grand ou-
vrage pour mes contemporains , tel que je l'avais rêvé dans mes jours
de noble , mais aveugle ambition. Alors , conformant ma manière à
l'humilité de ma position , et mes espérances à la faiblesse de mon
être, j'ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces pages in-
times, afin de former un disciple qui, ayant bien compris les désirs
et les besoins de l'ame humaine dont je suis un type douloureux,
consacrât son intelligence à chercher le soulagement et la satisfac-
tion de ces désirs et de ces besoins, dont tôt ou tard, après les agita-
tions politiques, tous les hommes sentiront l'importance. Expression
plaintive de la triste époque où le sort m'a jeté , je ne puis qu'élever
un cri de détresse afin qu'on me rende ce qu'on m'a ôté : une foi , un
dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne peut me répon-
dre et que je vais mourir hors du temple plein de trouble et de
frayeur, n'emportant pour tout mérite, aux pieds du juge suprême,
que le combat opiniâtre de mes sentimens religieux contre l'action
dissolvante d'un siècle sans rehgion. Mais j'espère, et mon désespoir
même enfante chez moi des espérances nouvelles; car, plus je souffre
de mon ignorance , plus j'ai horreur du néant , et plus je sens que
mon ame a des droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l'in-
satiable désir...
C'était la troisième nuit de cet entretien , et, malgré l'intérêt puis-
sant qui m'y enchaînait , je fus tout à coup saisi d'un tel accablement,
228 REVUE DES DEUX MONDES.
que je m'assoupis auprès du lit de mon maître, tandis qu'il parlait
encore d'une voix affaiblie, au milieu des ténèbres; car toute l'huile
de la lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore. Au
bout de quelques instans, je m'éveillai ; Alexis faisait entendre encore
des sons inarticulés et semblait se parler à lui-môme. Je fis d'in-
croyables efforts pour l'écouter et pour résister au sommeil ; ses pa-
roles étaient inintelligibles, et, la fatigue l'emportant, je m'en-
dormis de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors,
dans mon sommeil j'entendis une voix pleine de douceur et d'harmo-
nie qui semblait continuer les discours de mon maître, et je l'écou-
tais sans m'éveiller et sans la comprendre. Enfin , je sentis comme
un souffle rafraîchissant qui courait dans mes cheveux , et la voix me
dit : Angel, Anf/el, Vheure est venue. Je m'imaginai que mon maître
expirait, et, faisantun grand effort; je m'éveillai etj'étendis les mains
vers lui. Ses mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait
un paisible repos; je me levai alors pour rallumer la lampe, mais je
crus sentir le frôlement d'un être d'une nature indéfinissable qui se
plaçait devant moi et qui s'opposait à mes mouvemens. Je n'eus
point peur, et je lui dis avec assurance : Qui es-tu , et que veux-tu?
es-tu celui que nous aimons? as-tu quelque chose à m'ordonner?
— Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre, et le cœur
de ton maître sera tourmenté tant qu'il n'aura pas accompli la vo-
lonté de celui...
Ici la voix se perdit, je n'entendis plus aucun autre bruit dans la
chambre que la respiration égale et faible d'Alexis. J'allumai la lampe,
je m'assurai qu'il dormait, que nous étions seuls, que toutes les portes
étaient fermées; je m'assis incertain et agité. Puis, au bout de peu
d'instans, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans bruit, te-
nant d'une main ma lampe , de l'autre une barre d'acier que j'enle-
vai à une des machines de l'observatoire, et je me rendis à l'église.
Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux jusqu'à ce
jour, j'eus tout à coup la volonté et le courage d'entreprendre seul
une telle chose, c'est ce que je n'expliquerai pas. Je sais seulement
que mon esprit était élevé à sa plus haute puissance en cet instant,
soit que je fusse sous l'empire d'une exaltation étrange, soit qu'un
pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu. Ce qu'il y a de cer-
tain , c'est que j'attaquai sans trembler la pierre du hic est, et que je
l'enlevai sans peine. Je descendis dans le caveau, et je trouvai le cer-
cueil de plomb dans sa niche de marbre noir. M'aidaiit du levier et
de mon couteau, j'en dessoudai sans peine une partie; je trouvai, à
SPIRIDION. 229
l'endroit de la poitrine où j'avais dirigé mes recherches, des lam-
beaux de vêtement que je soulevai et qui se roulèrent autour de mes
doigts comme des toiles d'araignée. Puis, glissant ma main jusqu'à
la place où ce noble cœur avait battu , je sentis sans horreur le froid
de ses ossemens. Le paquet de parchemin , n'étant plus retenu par les
plis du vêtement , roula dans le fond du cercueil ; je l'en retirai , et, re-
fermant le sépulcre à la hâte , je retournai auprès d'Alexis et déposai
le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit, et je faillis
perdre connaissance; mais ma volonté l'emporta encore, car Alexis
dépliait le manuscrit d'une main ferme et empressée, et il lut ce peu
de pages.
LE MANUSCRIT DE SPIRIDION.
«Combien j'ai pleuré, combien j'ai prié, combien j'ai travaillé,
combien j'ai souffert, avant de comprendre la cause et le but de mon
passage sur cette terre! Après bien des incertitudes, après bien des
remords, après bien des scrupules, j'ai compris que j'étais un mar-
tyr. Mais pourquoi mon martyre , disais-je , et quel crime ai-je com-
mis avant de naître, pour être ainsi condamné au labeur et aux
gémissemens depuis l'heure où j'ai vu le jour jusqu'à celle où je vais
rentrer dans la nuit du tombeau?
« Enfin , à force d'implorer Dieu , à force d'interroger l'histoire
des hommes, un rayon de la vérité est descendu sur mon front, et
les ombres du passé se sont dissipées devant mes yeux. J'ai levé un
coin du rideau, et j'ai assez vu pour comprendre que ma vie, comme
celle du genre humain, était une suite d'erreurs nécessaires, ou,
pour mieux dire, de vérités incomplètes, conduisant toutes, plus ou
moins lentement, plus ou moins directement, vers une vérité écla-
tante , vers une perfection idéale. Mais quand se lèveront-elles sur la
face de la terre , quand sortiront-elles du sein de la Divinité , les gé-
nérations qui salueront la face auguste de la vérité et qui proclame-
ront le règne de l'idéal sur la terre? Je vois bien comment marche
l'humanité, mais je ne vois ni son berceau, ni son apothéose. Il me
semble que l'homme est une race transitoire entre la bête et l'ange;
mais j'ignore combien de siècles il a fallu pour qu'il passât de l'état
de brute à l'état d'homme , et je ne puis savoir combien de siècles il
lui faudra pour passer de l'état d'homme à l'état d'ange.
«Pourtant j'espère, et ce que je sens en moi de force et de calme
aux approches de la mort me prouve que de grandes destinées at-
tendent l'humanité. Tout est fini pour moi en cette vie ; je me suis
TOME xvn. 1.5
230 REVUE DES DEUX MONDES.
agité beaucoup pour avancer bien peu, j'ai travaillé sans relâche, et
je n'ai presque rien fait. Cependant je meurs content après des
peines immenses, car j'ai la conviction d'avoir fait ce que j'ai pu, et
j'ai la certitude que le peu que j'ai fait ne sera point perdu.
« Qu'ai-je donc fait? Tu me le demanderas, ô toi, homme de l'a-
venir, qui chercheras la vérité dans les témoignages du passé. Toi
qui ne seras plus catholique , toi qui ne seras plus chrétien , tu de-
manderas au moine couché dans la poussière compte de sa vie et de
sa mort. Tu voudras savoir pourquoi ses vœux, pourquoi ses austé-
rités, pourquoi sa retraite, pourquoi ses travaux, pourquoi ses
prières?
« Toi qui te retournes vers moi, afin de me demander ta route, et
de marcher plus vite vers le but que je n'ai pu atteindre , arrête-toi
un instant encore, et tourne-toi tout-à-fait vers le passé de l'huma-
nité : tu la verras toujours forcée de choisir entre deux maux le
moindre, et toujours commettre de grandes fautes pour en éviter de
plus grandes. Tu verras l'antiquité partagée tour à tour entre le prin-
cipe orgiaque qui court à la reproduction nécessaire et providentielle
de la race humaine par les chemins d'une licence effrénée, et le
principe essénien qui , en voulant ramener les hommes à la sagesse
et à la chasteté , proclame la loi d'un célibat contraire au vœu de la
nature et aux fins de la Providence. Ici, la mythologie profane, avi-
lissant l'esprit à force de diviniser la matière; là, le christianisme
austère, avilissant trop la matière pour relever le culte de l'esprit.
Plus près de toi, tu vois la religion du Christ se constituer en église
et s'élever comme une puissance généreuse et démocratique contre
la tyrannie des princes. Regarde plus près encore, tu vois cette puis-
sance atteindre son but et le dépasser. Tu la vois, lorsqu'elle a soumis
et enchaîné les princes, se liguer avec eux pour écraser les peuples
et partager la puissance temporelle. Alors tu vois le schisme élever
des étendards de révolte et prêcher le principe courageux et légitime
de la liberté de conscience. Mais aussi, tu vois cette liberté d'inter-
prétation de la doctrine religieuse amener l'anarchie dans les
croyances, ou, ce qui est pire, une froideur funeste, le dégoût de
toute croyance. Et si ton ame , ébranlée par tant de variations que tu
vois subir à l'humanité, veut se frayer une route entre les écueils où
se débat, comme un frôle esquif, la vérité craintive et chancelante, tu
es bien embarrassé de choisir entre les philosophes nouveaux qui ,
en prêchant la tolérance, détruisent l'unité sociale et religieuse, et
les derniers chrétiens qui, pour conserver une société, c'est-à-dire
SPIRIDION. 231
une religion et une philosophie , se voient forcés de braver le prin-
cipe de la tolérance. Au temps où tu vivras, homme de l'avenir, à qui
j'adresse à la fois ma justification et mon enseignement, sans doute,
la science de la vérité aura fait un pas; songe donc à ce que tes pères
ont eu à souffrir, courbés sous le fardeau de leur ignorance et de
leur incertitude, en traversant ce désert aux limites duquel ils t'ont
si péniblement conduit ! Et si l'orgueil de ta jeune science te fait con-
templer avec un sourire de pitié les combats misérables où nous
avons consumé notre vie , arrête , et frémis en songeant à ce que tu
ignores encore et au jugement que tes descendans porteront de toi
et de ton siècle. Sache-le, et apprends à respecter tous ceux qui,
cherchant sincèrement leur route, ont erré sur des sentiers perdus,
tourmentés par l'orage et fortement éprouvés par la main sévère du
Tout-Puissant. Sache-le bien , et prosterne-toi , car tous ceux-là ,
même les plus égarés, sont des saints et des martyrs.
« Sans leurs conquêtes et sans leurs défaites, tu serais encore plongé
dans les ténèbres. Oui, leurs revers et leurs égaremens même ont
droit à ton respect, car l'homme est faible; et, pour franchir des
abîmes, il lui faut faire des efforts au-dessus de sa nature. De là
vient que son élan l'entraîne au-delà du but, lorsque sa faiblesse ne
l'a pas trahi sur le bord du précipice. Quel est donc celui de vous
qui sera assez puissant et assez sage en même temps pour dire à
son esprit ce que l'Éternel a dit aux flots de la mer, selon la Genèse :
— Tu iras jusqu'ici , et tu n'iras pas plus loin ! — Homme de l'ave-
nir, si tu peux saluer de tels hommes autour de toi , pleure sur nous,
obscurs travailleurs, victimes ignorées, qui, par des souffrances
mortelles et des labeurs inconnus, avons préparé le règne de tes con-
temporains! Pleure sur moi qui, ayant aimé la justice avec passion
et cherché la vérité avec persévérance , ouvris les yeux pour la pre-
mière fois au moment de les fermer pour jamais, et m'aperçus que
j'avais travaillé vainement à soutenir une ruine, à m'abriter sous
une voûte dont les fondemens étaient écroulés. Disciple du grand
Bossuet, j'ai cru m'arrêter sous l'ombre de ce chêne robuste; mais
j'ai vu le chêne se dessécher au souffle de la tyrannie qu'il avait pro-
tégée, et périr victime des poisons que son écorce avait nourris. J'ai
compris que c'en était fait de l'église romaine, que l'église gallicane
n'avait point de principe vital, que la religion du Christ était souillée,
que la doctrine du Christ était incomplète, que le Christ devait
prendre place au panthéon des hommes divins; mais que sa tâche
était accomplie , et qu'un nouveau messie devait se lever, un nouvel
^32 REVt E DES îîËIjX MOxNDES,
évangile surgir, une loi nouvelle réformer, perfectionner, remplacer
l'ancienne loi. Et quand j'ai vu que je m'étais trompé, que j'avais
marché par un rude chemin pour aboutir à un impasse, le déses-
poir s'est emparé de moi, la fièvre s'est allumée dans mon sang, mon
ame s'est brisée , et voilà que mon corps penche vers la tombe. Mais
à cette heure solennelle , une vision bienfaisante est venue me rendre
le calme et la confiance. Le Christ m'est apparu, comme une ombre
flottante suspendue entre la terre et le ciel. Prosterné et comme af-
faissé sur lui-même, je l'ai vu joncher de ses beaux cheveux le gra-
vier de la montagne, à l'heure de sa dernière prière, de sa dernière
méditation. Des larmes amères inondaient ses joues pâles. Une sueur
froide coulait sur ses membres exténués. Il disait : — Seigneur,
seigneur, pourquoi vous ôtes-vous retiré de moi? Vérité, vérité,
pourquoi, à l'heure où je croyais vous saisir, me semblez-vous inac-
cessible , comme la cime d'une montagne qui toujours grandit et se
perd dans les nuées à mesure qu'on marche pour y atteindre ! — Et
j'ai entendu résonner, parmi le feuillage des oliviers que blanchis-
sait la lune, une voix plus douce que la brise de la nuit, plus har-
monieuse que la voix de la mer calme sur le rivage galiléen , plus
mélancolique que celle de la cigale, qui chante dans un jour brûlant
sur le figuier dépouillé ; c'était la voix de l'ange que Dieu envoyait à
son serviteur bien-aimé. Et Jésus reconnut cet ange; car c'était l'es-
prit de Moïse, qui déjà lui était apparu une fois, et venait l'aider
à boire le calice d'amertume. Et l'esprit dit à Jésus : — Comme toi,
j'ai souffert; comme toi, j'ai travaillé; comme toi, j'ai invoqué le
Seigneur, et, Comme toi, j'ai erré dans les ténèbres du doute et de
l'ignorance. J'ai salué, moi aussi, des lueurs divines; et après avoir,
comme toi, sué le sang et l'eau sur la montagne pour entrer en com-
munion avec l'Esprit saint, j'ai senti sur ma tête le souffle brûlant
de l'inspiration divine, et j'ai osé écrire d'une main ferme, sur la
pierre du Sinaï, une loi nouvelle pour la race humaine. Tu es venu,
non pour détruire mon œuvre, mais pour le continuer, l'épurer et
le sanctifier. Tu es mon fils; tu es la chair de ma chair, l'esprit de
mon esprit. Sois béni, sois consolé, sois fortifié; car tu as fait de
grandes choses, et ton règne sera long sur la terre. — Mais Jésus
gémissait encore, et il disait: — 0 père de la loi judaïque! ô grand
homme! ô philosophe inspiré! toi aussi, tu as fait de grandes choses,
et ton règne a été long sur la terre ; et pourtant ta loi a fait aux
hommes de grands maux. Tu n'as pu extirper la brutalité de l'ido-
lâtrie qu'en promulguant des lois sanguinaires; et, outre les effets
r^
7*^ .
SPIRIDION. 233
inévitables de tes austères préceptes, tes Uescendans ont abusé du
pouvoir sacré, ils ont souillé la gloire de ton nom. Ils ont fait servir
ta doctrine terrible et sainte à satisfaire de honteuses passions, des
vengeances féroces, des ambitions insensées. Et maintenant tes suc-
cesseurs sont des scribes, et des pharisiens, et des docteurs de la loi,
des fausi^aires, des hypocrites et des infâmes, qui se servent de ta
parole et de ton autorité pour arrêter mes prédications et persécuter
mes adeptes.
« Alors la voix de Moïse répondit : — Ils s'en serviront, ô mon fils,
pour t'abreuver d'opprobres, pour te condamner à la mort, pour te
suspendre à un gibet, toi et tes disciples. Prends donc courage, car
mon esprit est avec toi , il est en toi , et tu es mon héritier sur la
terre. Ton supplice va sanctionner la vérité de tes paroles, et tu seras
la grande victime divinisée devant laquelle deux mille générations
plieront les genoux. Et cependant un jour viendra où ta loi aura le
même sort que la mienne, où ton nom sera profané comme le mien,
où des pontifes et des rois se serviront de ta parole et de ton autorité
pour persécuter, condamner à mort, et livrer aux plus affreux sup-
plices les prophètes nouveaux qui viendront continuer et perfec-
tionner ta doctrine. Va donc en paix. Ceci est la loi de l'humanité.
La vérité ne peut marcher qu'escortée de l'ignorance et de l'impos-
ture. Elle ne peut régner sans que ses ministres usurpent son sceptre
et l'assassinent en secret pour tyranniser les consciences en son nom.
Mais cette loi est nécessaire et ses effets sont providentiels. Nous
sommes des instrumens dans la main de Dieu; humilions-nous, et
gémissons d'être la cause de si grands maux ; mais aussi souvenons-
nous que nous sommes la cause de plus grands biens. Que notre or-
gueil ne s'irrite pas de n'avoir pas atteint \ idéal. Qu'il nous suffise
d'être sur la route. D'autres prophètes, d'autres messies viendront,
et jamais ces grandes amcs ne manqueront aux grands besoins de
l'humanité.
« Alors, au lieu d'un ange, j'en vis trois, qui abaissaient leur vol
vers Jésus, ou plutôt c'était un ange triple qui résumait en lui Moïse,
David, Élie. Ils présentaient aux lèvres de Jésus une coupe d'or,
symbole de liberté et de vérité. Et alors le Nazaréen se leva fortifié
et consolé, et il marcha vers ceux qui venaient le lier pour le conduire
devant les princes des prêtres, et je vis dans ses yeux quelque chose
de divin qui me força de me prosterner et de m'écrier : — 0 homme di-
vin, ô fils de Dieu!... Et il se tourna vers moi en me disant : — Nous
sommes tous fils de Dieu, nous sommes tous des hommes divins,
234 REVUE DES DEUX MONDES.
quand nous aimons et 'quand nous concevons la perfection. Nous
sommes tous des messies , quand nous travaillons à amener son règne
sur la terre ; nous sommes tous des Christs quand nous souffrons
pour elle. Alors il étendit la main pour me bénir, et je m'éveillai.
Mais, dès cet instant, je fus consolé, et, m'humiliant profondément,
je ne maudis plus mon œuvre et ne pensai plus à le détruire. Con-
vaincu que j'étais tombé dans l'erreur en professant le catholicisme
et en fondant un monastère, je me dis que j'avais obéi à une force
supérieure , et que de ce couvent , le dernier peut-être qui serait
fondé sur la terre, sortiraient encore quelques grands hommes,
ou bien que les vices des moines qui m'entouraient, et dont j'étais
si profondément blessé, tourneraient au profit de la vérité, en ame-
nant plus vite la destruction des couvens et la ruine du clergé.
Et je me suis dit encore que mes variations de doctrine, mes
études, mes abjurations, mon enthousiasme, mes doutes, mon dés-
espoir, ma mort, tout cela n'était pas, comme il pouvait sembler
aux esprits vulgaires, une vie manquée, des peines perdues. L'homme
qui, le premier, voulut bûtir une maison, vit, sans doute, bien des
fois s'écrouler son ouvrage mal assuré. Peut-être même cet homme
termina-t-il sa vie sans avoir pu reposer sa tête en sûreté, une seule
nuit, sous la voûte élevée par ses mains. Mais les hommes qui vin-
rent après lui profitèrent de ses essais ; ils profitèrent également de
ses fautes pour les éviter; car l'expérience est le fruit qui tombe de
l'arbre et dont la semence se répand sur la terre. De même, quand
une maison s'écroule, il est bon de l'étayer et de la réparer jusqu'à ce
qu'une nouvelle maison ait été bâtie. Ceux qui construisent sur ses
ruines un palais splendide, raillent ceux qui ont conservé, le plus
long-temps qu'ils ont pu, le vieil édifice. Et pourtant il est certain
que, sans l'obstination de ces conservateurs, les novateurs se seraient
trouvés sans abri.
« Mais, ô mon Dieu! que la peine est rude, et que le calice est
amer pour ceux qui travaillent à soutenir des décombres et qui
meurent sans avoir servi à autre chose qu'à creuser un tombeau !
0 hommes du passé , qui avez , comme moi , assisté aux funérailles
d'une religion , sans pouvoir saluer l'aurore d'une religion nouvelle ;
ô malheureux ouvriers, dont le ciseau s'est brisé sur la pierre froide
du sépulcre et dont les yeux n'ont pu se tourner vers la façade d'un
nouveau temple; combien votre agonie fut lente ! combien votre ame
a défailli sous le poids du doute et de la lassitude! 0 hommes de l'a-
venir, à qui de pareils tourmens sont réservés , souvenez-vous de vos
spmiDioN. 235
frères , évoquez leur souvenir; aspirez les forces qu'ils ont répandues
sur la terre; rendez-leur la vie dans vos âmes; faites-les renaître en
vous et continuez leur ouvrage, en formant une chaîne invincible
entre le passé et l'avenir. Heureusement, Bien n'abandonne point
les iiifortunés qu'il condamne à de tels travaux. Quand le champ où
ils ont essayé de cultiver la raison et la science s'épuise et dépérit
sous leurs mains débiles, il leur envoie je ne sais quel instinct céleste,
un secret sentiment du passé, un vague pressentiment de l'avenir,
qui leur rend la conscience de leur immortalité. C'est parce que
l'homme, avec le sentiment de l'infini , ne peut rien finir dans sa vie,
que d'autres existences l'attendent et d'autres travaux le réclament.
Est-ce sur cette même terre, est-ce, comme on aime à le penser,
dans un monde meilleur? Où que ce soit, c'est une récompense
pour les hommes de bonne foi et de bonne intention. Quand ce ne
serait qu'une réapparition sur la terre sous une nouvelle forme hu-
maine, chaque génération n'est-elle pas plus avancée que celle qui
précède? Et n'est-ce pas déjà un sentiment d'immortalité, n'est-ce
pas une jouissance divine que j'éprouve à me dire que j'ai déjà vécu ,
et que cet instinct est une première récompense du bien que j'ai pu
faire dans une existence précédente sans espoir de récompense?
« Quoi que tu veuilles faire de moi , ô mon Dieu ! ô grande ame de
l'univers! je t'appartiens et je m'endors avec confiance sur ton sein,
qui m'a donné la vie et qui peut me la rendre encore. Il me semble,
à mesure que mon existence me quitte, sentir la tienne se mani-
fester davantage et passer dans la partie immatérielle de mon être.
Oui, je sens tressaillir ton cœur ardent et fécond. 0 grand tout, ô
grand amour, que j'ai cherchéà embrasser pour étancher ma soif brû-
lante! ô toi que, sous des noms divers, toutes les générations et tous
les peuples ont pressenti et adoré! je rentre en toi , toujours altéré
de toi , et je sens, à l'horreur que le néant m'inspire, que tu ne m'as
pas créé pour le néant. »
Ici finissait le manuscrit de Spiridion. Quand Alexis l'eut achevé,
il se leva et s'écria d'une voix forte : Amen! Puis, se jetant dans mes
bras avec une émotion profonde : — Tu vois bien , dit-il, que c'en
est fait de nous. Nous sommes une race finie, et Spiridion a été, à
vrai dire, le dernier moine. 0 maître infortuné! ajouta-t-il en le-
vant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a
été ignorée des hommes. Mais Dieu t'a reçu en expiation de tes
erreurs sublimes, et il t'a envoyé , à tes derniers instans, l'instinct
23(> REVUE DES DEUX MONDES.
prophétique qui t'a consolé; car ton grand cœur a dû oublier sa pro-
pre souffrance en apercevant l'avenir de la race humaine tournée vers
l'idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même résultat que toi. Quoique
ta vie ait été consacrée seulement aux études théologiques, et que
la mienne ait embrassé un plus large cercle de connaissances, nous
avons trouvé la même conclusion. C'est que le passé est fini et ne
doit point entraver l'avenir ; c'est que notre chute est aussi nécessaire
que l'a été notre existence; c'est que nous ne devons ni renier l'une,
ni maudire l'autre. Eh bien! Spiridion, dans l'ombre de ton cloître
et dans le secret de tes méditations , tu as été plus grand que ton
maître; car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir et en
croyant que le monde s'écroulait sur lui , et toi tu t'es endormi dans
la paix du Seigneur, rempli d'un divin espoir pour la race humaine.
Oh! oui, je t'aime mieux que Bossuet, car tu n'as pas maudit ton
siècle, et tu as noblement abjuré une longue suite d'illusions, incer-
titudes respectables, efforts sublimes d'une ame ardemment éprise
de la perfection. Sois béni , sois glorifié : le royaume des cieux ap-
partient à ceux dont l'esprit est vaste et dont le cœur est simple.
Il passa deux heures à commenter et à m'expliquer ce manuscrit;
puis il me le remit avec ses propres écrits, et me dit de prendre les
précautions nécessaires pour qu'ils ne fussent ni égarés dans les évè-
nemens qui pouvaient survenir , ni saisis par les moines. — Car tu
le sais, me dit-il en se mettant en devoir de se lever, l'heure est
venue.
— Quelle heure donc, lui dis-je , et que voulez-vous faire? Ces pa-
roles ont déjà frappé mon oreille cette nuit, et je croyais avoir été le
seul à les entendre. Dites, maître , que signifient-elles?
— Ces paroles, je lésai entendiez, me répondit-il; car, pendant
que tu descendais dans le tombeau de notre maître , j'avais ici un
long entretien avec lui.
— Vous l'avez vu? lui dis-je.
— Je ne l'ai jamais vu la nuit, répondit-il, mais seulement le jour,
à la clarté du soleil. Je ne l'ai jamais vu ni entendu en même temps :
c'est la nuit qu'il me parle, c'ejit le jour qu'il m'apparaît. Cette nuit,
il m'a dit tout ce que nous venons de lire et plus encore, et, s'il t'a
ordonné d'exhumer le manuscrit, c'est afin que jamais le doute n'en-
trât dans ton ame au sujet de ce que les hommes de ce siècle appel-
leraient nos visions et nos délires.
— Délires célestes, m'écriai-je, et qui me feraient haïr la raison ,
si la raison pouvait en anéantir l'effet! Mais ne le craignez pas, mon
» SPIRlDlOiN. 237
père; je porterai à jamais clans mon cœur la mémoire sacrée de ces
jours d'enthousiasme.
— Maintenant, viens! dit Alexis, en se mettante marcher dans sa
cellule d'un pas assuré , et en redressant son corps brisé avec la no-
blesse et l'aisance d'un jeune homme.
— Eh quoi! vous marchez! vous êtes donc guéri? lui dis-je; ceci
est un prodige nouveau.
— La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c'est la puissance
divine qui l'accomplit en nous. Suis-moi , je veux revoir le soleil ,
les palmiers , les murs de ce monastère , la tombe de Spiridion et de
Fulgence;je me sens possédé d'une joie d'enfant; mon ame déborde.
Il faut que j'embrasse cette terre de douleurs et d'espérances, où les
larmes sont fécondes, et que nos genoux, fatigués de prières, n'ont
pas creusée en vain.
Nous descendîmes au jardin; plusieurs moines s'y promenaient.
En voyant passer Alexis, qu'ils croyaient mourant, ils furent comme
saisis d'épouvante, et l'un d'eux murmura ces mots: — Les morts
ressuscitent , cela présage quelque malheur. — Oui , sans doute , dit
Alexis quand ils se furent éloignés, cela présage un malheur pour vous.
Il prit mon bras , car il trouvait que je ne marchais pas assez vite ,
et il m'entraîna sous les palmiers. Il contempla quelque temps la
mer et les montagnes avec délices; puis, se retournant vers le nord ,
il me dit : — Ils viennent ! ils viennent avec la rapidité de la foudre!
— Qui donc? mon père.
— Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être les re-
présailles seront-elles insensées. Qui peut se sentir investi d'une telle
mission, et garder le calme de la justice? Les temps sont mûrs ; il
faut que le fruit tombe ; qu'importent quelques brins d'herbe écrasés?
— Parlez-vous des ennemis de notre pays?
— Je parle de glaives étincelans dans la main du dieu des armées.
Ils approchent, l'esprit me l'a révélé, et ce jour est le dernier de mes
jours, comme disent les hommes. Mais je ne meurs pas, je ne te
quitte pas , Angel , tu le sais.
— Vous allez mourir, m'écriai-je en m'attachant à son bras avec
un effroi insurmontable, oh! ne dites pas que vous allez mourir! Il
me semble que je commence à vivre d'aujourd'hui.
— Telle est la loi providentielle de la succession des êtres et des
choses, répondit-il. 0 mon fils, adorons le Dieu de l'infini! Cette
mer embrasée des feux du soleil est pour nos faibles yeux un spec-
tacle sublime ; mais ce rayon de l'astre immense qui traverse l'ira-
TOME XVII. 16
238 REVUE DES DEUX MONDES.
mense élément n'est qu'une faible image , un symbole modeste des
splendeurs incommensurables qui s'ouvrent au-delà de cette vie pour
la pensée immortelle. Et ce soleil , ce n'est pas seulement un globe
igné, appréciable aux combinaisons de la physique; c'est l'ame de
Galilée qui vit éternellement pour nous , après avoir arraché à l'im-
mensité le secret de ses lois ; c'est la pensée humaine fécondée par la
pensée divine qui règne là-haut, et qui plonge sur nous plus puis-
sante et plus féconde encore que la chaleur et la lumière du monde
physique. Cette pensée céleste, où Dieu appelle l'homme à une mys-
térieuse communion , se retrouve partout , et c'est pourquoi les yeux
du corps ne suffisent pas pour admirer la nature. 0 Spiridion ! je ne
te demande pas de m'apparaître en ce jour; les yeux de mon ame
s'ouvrent sur un monde où ta forme humaine n'est pas nécessaire à
ma certitude; tues avec moi, tues en moi. Il n'est plus nécessaire
que le sable crie sous tes pieds , pour que je sache retrouver ton em-
preinte sur mon chemin...
En ce moment, un bruit lointain vint tonner comme un écho af-
faibli sur la croupe des montagnes , et la mer le répéta au loin d'une
voix encore plus faible.
— Qu'est ceci, mon père? demandai-je à Alexis qui écoutait en
souriant.
— C'est le canon , répondit-il , c'est le vol de la conquête qui se
dirige sur nous.
Puis il prêta l'oreille , et le canon se faisait entendre régulière-
ment. — Ce n'est pas un combat , dit-il , c'est un hymne de victoire.
Nous sommes conquis, mon enfant; il n'y a plus d'Italie. Que ton
cœur ne se déchire pas à l'idée d'une patrie perdue. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que l'Italie n'existe plus, et ce qui achève de crouler
aujourd'hui, c'est l'église des papes. Ne prions pas pour les vaincus :
Dieu sait ce qu'il fait , et les vainqueurs l'ignorent.
Comme nous rentrions dans l'église , nous fûmes abordés brusque-
ment par le prieur suivi de quelques moines. La figure de Donatien
était bouleversée. — Savez-vous ce qui se passe? nous dit-il; enten-
dez-vous le canon? on se bat.
— On s'est battu , répondit tranquillement Alexis.
— D'où le savez-vous? s'écria-t-on de toutes parts; avez-vous
quelque nouvelle? Pouvez-vous nous apprendre quelque chose?
— Ce ne sont de ma part que des conjectures , répondit-il , mais je
vous conseille de prendre la fuite , ou d'apprêter un grand repas pour
les hôtes qui vous arrivent....
SPIRIDION. 239
Et aussitôt, sans se laisser interroger davantage, il leur tourna le
dos et entra dans l'église. A peine y étions-nous, que des cris confus
se firent entendre au dehors. C'était comme des chants de triomphe
et d'enthousiasme, môles d'imprécations et de menaces. Aucun cri,
aucune menace ne répondait à ces voix étrangères. Tout ce que le
pays avait d'habitans avait lui devant le vainqueur comme une volée
d'oiseaux timides à l'approche du vautour. C'était un détachement
de soldats français envoyés à la maraude. Ils avaient, en errant dans
les montagnes, découvert les dômes du couvent, et, fondant sur
cette proie , ils avaient traversé les ravins et les torrens avec cette ra-
pidité effrayante qu'on voit seulement dans les rêves. Ils s'abattaient
sur le couvent comme une nuée d'orage. En un instant, les portes
furent brisées et les cloîtres inondés de soldats ivres qui faisaient re-
tentir les voûtes d'un chant rauque et terrible dont ces mots vinrent
entre autres frapper distinctement mon oreille :
Liberté , liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs!...
J'ignore ce qui se passa dans le couvent. J'entendis, le long des
murs extérieurs de l'église, des pas précipités qui semblaient, dans
leur fuite pleine d'épouvante , vouloir percer les marbres du pavé.
Sans doute, il y eut un grand pillage, des violences, une orgie....
Alexis, à genoux sur la pierre du hic est, semblait sourd à tous ces
bruits. Absorbé dans ses pensées, il avait l'air d'une statue sur un
tombeau.
Tout à coup la porte de la sacristie s'ouvrit avec fracas ; un soldat
s'avança avec méfiance ; puis , se croyant seul , il courut à l'autel ,
força la serrure du tabernacle avec la pointe de sa baïonnette, et
commença à cacher avec précipitation, dans son sac, les ostensoirs
et les calices d'or et d'argent. Alors Alexis, voyant que j'étais ému,
se tourna vers moi , et me dit : — Soumets-toi , l'heure est arrivée ; la
Providence, qui me permet de mourir, te condamne à vivre.
En ce moment d'autres soldats entrèrent et cherchèrent querelle à
celui qui les avait devancés. Ils s'injurièrent et se seraient battus , si
le temps ne leur eût semblé précieux pour dérober d'autres objets ,
avant l'arrivée d'autres compagnons de pillage. Ils se hâtèrent donc
de remplir leurs sacs , leurs shakos et leurs poches de tout ce qu'ils
pouvaient emporter. Pour y mieux parvenir , ils se mirent à casser ,
avec la crosse de leur fusil , les reliquaires , les croix et les flam-
16.
240 REVUE DES DEUX MONDES.
beaux. Au milieu de cette destruction qu'Alexis contemplait d'un vi-
sage impassible , le christ du maître-autel , détaché de la croix ,
tomba avec un grand bruit. Les soldats éclatèrent de rire , et ,
courant après les morceaux de cette statue, virent qu'elle était seu-
lement de bois doré. Alors ils l'écrasèrent sous leurs pieds avec une
gaieté méprisante et brutale; et l'un d'eux, prenant la tète du cru-
cifié, la lança contre les colonnes qui nous protégeaient; elle vint
rouler à nos pieds. Alexis se leva, et , plein de foi , il dit :
— 0 Christ! on peut briser tes autels, et traîner ton image dans la
poussière. Ce n'est pas à toi, fils de Dieu, que s'adressent ces ou-
trages. Du sein de ton père , tu les vois sans colère et sans douleur.
Tu sais que c'est l'étendard de Rome , l'insigne de l'imposture et de
la cupidité , que l'on renverse et que l'on déchire au nom de cette
liberté que tu eusses proclamée aujourd'hui le premier, si la volonté
céleste t'eût rappelé sur la terre.
— A mort! à mort ce fanatique qui nous injurie dans sa langue!
s'écria un soldat en s'élançant vers nous le fusil en avant.
— Croisez la baïonnette sur le vieux inquisiteur! répondirent les
autres en le suivant. — Et l'un d'eux , portant un coup de baïonnette
dans la poitrine d'Alexis, s'écria : — A bas l'inquisition!
Alexis se pencha et se retint sur un bras, tandis qu'il étendait
l'autre vers moi, pour m'empècher de le défendre. Hélas! déjà ces
insensés s'étaient emparés de moi et me liaient les mains.
— Mon fils, dit Alexis avec la sérénité d'un martyr, nous-mêmes
nous ne sommes que des images qu'on brise,. parce qu'elles ne re-
présentent plus les idées qui faisaient leur force et leur sainteté. Ceci
est l'œuvre du destin ; soumets-toi , ne fais aucune résistance; Dieu
t'ordonne de vivre
Puis , il tomba la face contre terre , et un autre soldat , lui ayant
porté un coup sur la tête, la pierre du hic est fut inondée de son
sang.
— 0 Spiridion ! dit-il d'une voix mourante , ta tombe est purifiée !
0 Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée ! 0 Dieu ! je t'aime,
fais que les hommes te connaissent!....
Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui , et
je tombai évanoui.
George Sand.
L'ARABIE.
PREJflIERE PARTIE.
M. Fulgence Fresnel, savant orientaliste français, résidant depuis plu-
sieurs années en Egypte, s'est occupé à recueillir des documens relatifs à
l'histoire des Arabes avant l'islamisme (1). Il a publié plusieurs extraits des
poètes arabes antérieurs à Mahomet; on sait qu'en Orient les poètes sont
d'ordinaire les seuls historiens. Le morceau qu'on va lire, extrait d'un ou-
vrage considérable, est à la fois un tableau des mœurs des tribus arabes et
un exposé de leur situation politique actuelle.
Dans une lettre que j'adressai en 1836 à l'Académie des Inscriptions
pour provoquer la publication du texte d'Ibn-Abd-Rabbouh, je si-
gnalais une section de son ouvrage intitulé Woufoûd (députations) ,
où l'on trouve des renseignemens curieux sur les relations des anciens
Arabes avec les rois de Perse de la dynastie Sassanide. Quelques per-
sonnes, en dedans et en dehors de l'Académie, exprimèrent le désir
de voir une partie de ces documens traduits en français, et je promis ,
à M. Molli en particulier, d'en donner un extrait aussitôt que j'aurais
pu collationner deux copies du même texte. Cette condition étant
aujourd'hui remplie , il ne me reste plus qu'à tenir ma promesse.
Le morceau que j'ai choisi n'est réellement qu'une amplification ;
mais , comme il appartient à une époque très reculée , il a pris rang
(i) Lettres sur Vhistoire des Arabes, chez B. Duprat, libraire, rue du Cloîlre-Saint-
Benoît.
242 REVUE DES DEUX MONDES.
parmi les traditions du paganisme. C'est en cette qualité, et non
en qualité d'amplification , qu'il nous est donné par le compilateur
de Cordoue, sur l'autorité du célèbre râivî, Abou'lraoundhir His-
châm , plus connu sous le nom d'Ibn-Alkalbiyy. Le tableau double
qu'il nous offre de la vieille civilisation arabe, considérée sous deux
faces opposées , mais également vraies , me paraît d'ailleurs une
bonne introduction à l'étude de la civilisation moderne, qui, sur
beaucoup de points , coïncide avec l'ancienne. On sait que les nations
de l'Orient se distinguent des autres par la persistance de leurs usa-
ges, et il est vrai de dire qu'il y a en Arabie de vastes régions où les
mœurs n'ont point changé dans un espace de treize siècles. Je suis
convaincu que l'on peut se faire une idée assez juste des Anazèh (au
nord de la péninsule) et des Arabes Yâfè (les maîtres actuels du Ha^
dramant) en lisant ce que j'ai retracé de l'histoire des Arabes avant
l'islamisme. Ces deux grands peuples Anazèh et Yàfè , derniers repré-
sentans de l'indépendance arabe et de la majesté abrahamique , sé-
parés l'un de l'autre par un espace immense et d'innombrables tribus
étrangères à leur nationalité, ces deux grands peuples qui s'ignorent
l'un l'autre, quoiqu'ils parlent la môme langue, sont cependant bien
loin d'offrir une ressemblance parfaite; mais ils n'en sont pas moins
très arabes, chacun dans leur sens seulemetit: — chez Yafè, c'est le
principe vindicatif qui domine , — chez Anazèh le principe généreux.
— Quant aux tribus qui ont subi des invasions, et se sont trouvées en
contact forcé avec les Turcs , elles sont déchues de soixante pour cent.
J'ai eu pour le texte d'Ibn-Abd-Rabbouh, dont je donne aujour-
d'hui la traduction, deux manuscrits, dont l'un est ma copie du
Kitâb-alic/ul , et l'autre une compilation de peu de valeur, une sorte
d'histoire universelle en un volume, où le texte du Cordouan se trouve
inséré en entier. Je me propose de l'envoyer au Journal asiatique,
afin qu'on puisse le comparer avec celui de l'exemplaire barbaresque
récemment acquis par la Bijjliothèquc du roi.
En lisant la version suivante, il faut se reporter au commencement
du vu" siècle de notre ère. Des deux personnages que le rûwî|met
en scène, l'un est Khosrou-Parwîz, petit-fils de Khosrou-Anouschir-
wân, ou Chosroès-le-Grand , roi de Perse; l'autre est un petit prince
arabe nommé Noumàn , et surnommé Abou-Ckàboùs, qui régnait
sur les tribus de l'est, autant qu'on peut régner sur des Bédouins,
mais relevait du roi de Perse. Sa résidence était à Hîrah, ville située
au bord de l'Euphrate. Le prince himyarite (ou homérite) dont ces
deux personnages font mention , est Sayf, fils de Dhou-Yazan , roi
l'arabie. 243
du Yaman, qui , chassé de ses états par les Éthiopiens, vint implorer
le secours de Chosroès-le-Grand. Selon Aboul-Féda, ce fut à l'aide
des auxiliaires persans qu'il reconquit son royaume; mais, selon
Tsoumàn , l'un de nos interlocuteurs, ce seraient les Arabes du désert
qui auraient délivré le Yaman du joug éthiopien.
Extrait du Kitâb-Âliclcd.
Suivant Alckatàmiyy, qui s'appuyait de l'autorité d'Ibn-Alkalbiyy,
Noumân , roi de Ilîrah , se trouvait à la cour du roi de Perse en
môme temps que les ambassadeurs de Byzance , de l'Inde , de la
Chine, etc. Ces étrangers discourant à qui mieux mieux de la puis-
sance de leurs maîtres, du nombre de leurs places fortes, de la gran-
deur et de l'opulence de leurs villes , Noumûn prit à son tour la pa-
role, et se mit à exalter les Arabes au-dessus de tous les peuples du
monde, y compris les Perses.
L'orgueil impérial de Chosroès fut offensé de cette prétention.
« Noumàn , dit-il au roi de Hîrah , j'ai été à même de comparer l'état
civil et politique des Arabes avec celui des autres peuples dont je
reçois annuellement les députations. — Or, j'ai remarqué chez les
Grecs un bel ensemble, une puissance politique du premier ordre,
une multitude de villes grandes et petites, de superbes édifices, et
une religion [mie loi] qui détermine le licite et l'illicite, réprime
l'insolence et bride la témérité. — J'ai trouvé les Hindous en posses-
sion d'une partie de ces avantages et de beaucoup d'autres, tels qu'un
pays bien arrosé, une immense richesse végétale, des fruits exquis,
des parfums, une population considérable, une industrie merveil-
leuse, des mœurs douces, des préceptes d'une haute sagesse [de
grands sijstèmes pliilosophiqucs), des méthodes de calcul parfaite-
ment exactes (1). — Chez les Chinois, j'ai admiré la puissance du lien
social, la multitude et la perfection des arts manuels, des machines
de guerre ( de C artillerie (2) ) et des ouvrages en fer. — Enfin , chez
tous ces peuples, je vois un gouvernement régulier : tous obéissent
à un roi, — Les Turcs même et les Khazars [des bords de la mer Cas-
pienyie) , nonobstant leur pénurie, la stérilité de leurs campagnes, le
(1) Ce passage est précieux à cause de son ancienneté. Il confirme l'opinion, admise au-
jourd'hui par quelques savans, que l'algèbre n'est point une invention dos Arabes, comme
l'ont cru presque tous nos géomètres, mais un emprunt fait par les Arabes aux Hindous.
(2) Dans un mémoire lu par feu M. Abel Rémusat à l'Académie des Inscriptions , ce savant
prouva d'une manière très plausible qu'il y avait des bouches à feu dans l'armée lartaro-chi-
noise qui envahit l'est del'Europe, vers le commencement du xiii<' siècle.
W* REVUE DES DEUX MONDES.
petit nombre de leurs places fortes, et le dénument où ils vivent des
premiers dons de la civilisation , de bonnes habitations et de bons
habits ; — malgré cette infériorité , les Turcs et les Khazars ont , en
commun avec les peuples dont je viens de parler, l'avantage d'obéir
à un roi , qui les rassemble autour de lui , et veille à leur salut. —
Mais quant aux Arabes, je cherche en vain chez eux une seule de ces
bonnes choses. Je ne leur vois ni spirituel, ni temporel, ni force, ni
stabilité ; et rien ne prouve mieux la bassesse de leur rang dans l'é-
chelle des familles humaines que le genre de vie qu'ils ont choisi,
genre de vie peu différent de celui des bètes fauves et des oiseaux de
proie, avec lesquels ils font société. Ajoute à cela qu'ils tuent leurs
enfans au berceau , de peur de les voir mourir de faim ; qu'ils se font
perpétuellement la guerre de tribu à tribu, et s'entrepillent et s'en-
tr'égorgent pour avoir de quoi manger; qu'ils sont déshérités de
foutes les jouissances de la vie : beaux habits, bonne cuisine, bons
vins, divertissemens, toutes choses inconnues aux Arabes. C'est au
point que ceux d'entre eux qui se piquent de délicatesse et tiennent
au plaisir de la table , n'ont rien trouvé de plus exquis que la viande
(le chameau, viande lourde, de mauvais goût, et qui engendre une
maladie particulière [une éruption cutanée). — Si quelque Bédouin
s'est trouvé dans le cas de recevoir un étranger sous sa tente , et de
lui offrir un morceau , on en parle dans le désert comme d'une action
sublime; les poètes arabes vantent à toute outrance la généreuse
hospitalité du Bédouin : c'est une gloire pour sa tribu. — Voilà les
Arabes, ô Noumân ! Je dois cependant faire une exception en faveur
de cette famille des Taiionkhiûcs [la faini/Ic hiimjarite gui répiait
sur le Yaman au commencement de l' islamisme], dont mon aïeul
[Chosroès-le-Grand] a relevé le sceptre et posé l'empire sur des
bases solides, qu'il a délivrée de son ennemi ( rusurpateur éthio2)ien),
et qui, jusqu'à ce jour, conserve tous ses avantages. On voit d'ail-
leurs, dans ses états, quelques monumens, des villes fortes, des cités
florissantes ; enfin , quelque chose d'analogue aux ouvrages humains.
Mais pour vous autres Bédouins, cancres, hères et pauvres diables,
j'aurais cru que la conscience de votre misère vous eût engagés à
vous effacer, autant que possible, en présence de ceux qui jouissent
de tous les avantages dont vous êtes privés. Point! Vous vous re-
dressez, vous vous glorifiez , vous aspirez à la prééminence! Voilà
«e qu'on ne peut tolérer. »
ISoumân répondit :
« Que Dieu accroisse la prospérité de ton empire ! Il est sur la
l'arabie. 245
terre une nation que ses brillantes destinées placent au-dessus de tout
parallèle, et c'est celle que tu gouvernes. Cette nation à part, j'ai
réponse à toutes les accusations du roi , et crois pouvoir établir la su-
périorité des Arabes , sans contradiction ni démenti donné aux paroles
royales. Rassure-moi contre les effets de ta colère, et je m'expliquerai.
— Parle, dit Chosroès, tu n'as rien à craindre.
— En ce qui concerne ton peuple , reprit Noumân , on ne peut lui
contester la prééminence. Il a tout pour lui , les dons de l'intelligence,
un vaste territoire , une grandeur politique universellement sentie ,
enfin la faveur insigne que Dieu lui a faite de vivre sous tes lois et les
lois de tes ancêtres. Mais après cette nation, que tant d'avantages
mettent hors de ligne, je n'en vois pas une qui puisse supporter la com-
paraison avec les Arabes , pas une sur qui les Arabes ne l'emportent. . .
— Ne l'emportent! Et en quoi? interrompit Chosroès.
— En indépendance , en beauté , noblesse , générosité , poésie et
proverbes , force et pénétration d'esprit , en dédain de tout ce qui est
bas, horreur de toute espèce de joug, probité, fidélité aux engage-
mens. Libres comme l'air, ils sont, depuis des siècles, les hôtes et les
amis des Chosroès, de ces grands rois qui ont conquis tant de pro-
vinces, parqué tant d'esclaves, mené tant d'armées à la victoire et
fondé un si vaste empire. Ces illustres monarques se sont contentés
de l'amitié des Arabes et n'ont cessé de les honorer; car nul ne
fut assez téméraire pour attenter à leur indépendance. — Leurs
chevaux sont leurs forteresses, la terre est leur lit, le ciel leur toit;
pour remparts ils ont leurs sabres, pour attirail de guerre la con-
stance, bien différens des autres peuples, dont la force et la défense
sont représentées par des monceaux de pierre et de boue, des fossés
et des tours. — Quant à leurs personnes, il suffit de les voir pour les
préférer aux Hindous à la peau brûlée , aux Chinois informes et cha-
fouins , aux Turcs à la face repoussante (1) , aux Grecs si vermeils
qu'on les prendrait pour des écorchés. — Leurs généalogies , qui sont
leurs titres de noblesse, et l'importance qu'ils y attachent, suffiraient
pour les distinguer de toutes les autres nations. Car vous ne trouve-
rez pas un peuple, en dehors de l'Arabie, qui n'ait oubhé une portion
énorme de ses origines, à tel point que si vous demandez à un autre
qu'à un Arabe le nom de son bisaïeul ou seulement de son aïeul , il y
a tout à parier qu'il ne pourra pas vous le dire. Par contre , vous ne
trouverez point chez nous un seul homme qui ne puisse nommer sei>
(<) Il s'agit ici des Turcs orientaia , qui onl le type tartare.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
ancêtres , jusqu'à la vingtième génération , sans omettre un seul
degré. C'est par ce moyen qu'ils conservent le souvenir du passé et
la connaissance de leurs affinités, en sorte que chez les Bédouins
personne ne peut s'imposer à une autre famille que la sienne, ni pré-
tendre à un autre qu'à son père. — La générosité, et particulièrement
la générosité hospitalière , est une vertu arabe; le pauvre Bédouin ,
qui ne possède en ce monde qu'une chamelle et son petit , sur quoi
repose toute sa subsistance , recevant inopinément un voyageur
anuité , qui se contenterait d'une bouchée arrosée d'une gorgée de
lait, n'hésite pas à faire à l'étranger le sacrifice de sa chamelle, et
consent à perdre tout son temporel pour acquérir en échange le re-
nom d'homme généreux, d'homme qui traite bien son monde. — Leur
langue , avec tout ce qui s'y rattache , poésie , maximes philosophi-
ques , etc., est un des plus beaux présens que le ciel ait faits à la terre.
Rien de plus nombreux, de plus varié, de mieux cadencé que la
poésie arabe; rien de plus doux à l'oreille que ses rimes; c'est la per-
fection du langage métrique. Ajoutez à cela l'intelligence du poète et
des auditeurs, qui ont tous des connaissances pratiques , savent lancer
un proverbe dans l'avenir, excellent dans les descriptions, et trouvent
dans leur répertoire de mots ce que l'on chercherait vainement dans
tout autre. — Leurs chevaux sont, d'un consentement universel , les
plus beaux chevaux du monde, leurs femmes sont les plus chastes des
femmes, leurs vêtemens les plus gracieux qui se puissent imaginer,
leurs mines des mines d'or et d'argent, les cailloux de leurs montagnes
des onyx, leurs dromadaires la meilleure monture de voyage , la seule
avec laquelle on puisse traverser un désert. — Quant à leur religion et
aux lois qui en dérivent, ils les environnent d'un respect profond et
s'y soumettent avec une obéissance absolue. Ils ont des mois sacrés
[mois de trêve) , un territoire sacré [où le meurtre est interdit] , une
maison [tm temple, la Kabah) où ils se rendent en pèlerinage , célè-
brent leurs mystères et immolent leurs victimes. Là , un Arabe ren-
contrera le meurtrier de son père ou de son frère ; il ne tiendra qu'à
lui de se venger, et pourtant il n'en fera rien, parce que l'honneur
et la religion lui interdisent la vengeance sur le territoire sacré. —
En ce qui concerne leur bonne foi et la sainteté de leurs engagemens,
il suffira , pour en donner une idée , de dire qu'ils se croient liés par
un regard , par un geste, dont le sens est connu, — à tel point que
l'obligation née de ce geste ne peut finir qu'avec la vie de celui qui
l'a contractée. Un Arabe, faisant un emprunt, ramassera une bûchette
à l'endroit où il se trouve, et la donnera en gage au créancier, et le
l'arabie. 247
créancier s'en contentera, parce qu'il sait que cette bûchette vaut une
obligation par-devant témoins. — Un homme du désert apprend que
quelqu'un , après avoir invoqué sa protection , est tombé sous le coup
d'un ennemi , loin du lieu où se trouvait le protecteur invoqué :
celui-ci se croit tenu de poursuivre le meurtrier jusqu'à extinction
de la tribu d'où le coup est parti , ou de la tribu outragée dans son
protectorat. — Un homicide , un homme poursuivi par la haine ou la
justice , vient se réfugier dans une famille avec laquelle il n'a aucune
relation de parenté , où l'on n'avait jamais entendu parler de lui.
N'importe ; il est accueilli. De ce moment, la vie du réfugié devient
pour cette famille quelque chose de plus précieux que la vie de ses
membres, et ses intérêts passent avant les leurs. — Quant au reproche
que tu fais aux Arabes de tuer leurs enfans au berceau pour ne pas
les voir mourir de faim, il faut observer que les seuls enfans du sexe
féminin sont exposés à une mort violente, et que le motif qui engage
quelques parens à s'en défaire est — ou la crainte qu'une fille en
grandissant ne devienne l'opprobre de sa famille , — ou une jalousie
outrée , une pudeur excessive , qui n'est pas rare chez les Arabes.
L'homme qui marie sa fille a honte de la livrer à son époux ; il lui est
pénible de voir passer son enfant dans les bras d'un étranger qui aura
le droit de la fouler. — Tu as dit que le mets le plus exquis des Arabes
est la viande de chameau, et tu l'as représentée comme une nourri-
ture grossière. Apprends, ô roi, que si la plupart des Bédouins rejet-
tent les autres viandes , c'est qu'ils les jugent fort inférieures à celle
du chameau : ce que vous estimez, ils le méprisent, et voilà tout.
Le chameau représente à la fois leur monture et leur nourriture.
Sous ce dernier aspect, il leur offre le lait le plus délicat que l'on
connaisse, et la viande la plus abondante, la plus succulente, la plus
grasse, la plus tendre et la plus salutaire; car, sous quelque rapport
qu'on la compare aux autres viandes , on reconnaît que l'avantage
est de son côté. — Les guerres intestines , les courses déprédatrices
de tribu à tribu , constituent l'existence normale des Arabes , et il est
certain qu'ils préfèrent cet état violent à un gouvernement régulier
dont la première condition serait d'obéir à un roi. Mais cette préfé-
rence prouve en leur faveur; car si les autres sociétés se soumettent
à l'autorité d'un seul homme, c'est de leur part un aveu de faiblesse.
Les individus dont ces sociétés se composent ne lui confèrent la
puissance souveraine que parce qu'ils se sentent incapables de se
gouverner eux-mêmes , de se faire respecter les uns des autres et de
l'étranger. La crainte d'être envahis les engage à se donner pour
2^8 REVUE DES DEUX MONDES.
maître un de leurs grands , c'est-à-dire un des hommes les plus con-
sidérables et les plus capables de leur société. Il leur rend la justice
et commande leurs armées , et sa noblesse est mise fort au-dessus
de celle des autres , ou plutôt il est le seul homme de son royaume
en qui résident noblesse et dignité. Mais dans les sociétés arabes, rien
de si commun que les vertus royales. La générosité , la droiture , la
grandeur d'ame et le courage sont chez eux des qualités si vulgaires,
qu'ils se disent tous rois. Pas un qui consente à payer tribut à qui
que ce soit, ou dont l'ame ne se soulève à la pensée d'une soumission
qu'il assimile à l'esclavage. — Après avoir exprimé ton opinion sur
les Arabes considérés en masse , tu as fait une exception en faveur
de ceux du Yaman. 0 Kiorâ! (1) ton aïeul et ton père (2) savaient ce
que vaut un roi de Himyar, et le roi de Himyar (3) sait ce que valent
les Arabes du désert. Vaincu par l'Éthiopien et chassé de son
royaume, quand le roi de Himyar vint implorer le secours de ton
aïeul, il lui parut si chétif, que le grand Anouschirwân ne daigna
point armer pour lui. Alors il se tourna vers ses voisins du désert ,
qui , fort heureusement pour lui , répondirent à son appel ; car, s'il
n'eût trouvé chez eux des gens capables de faire le coup de lance,
de harceler les ahhrdr { les Persans) et de charger à fond les kouffàr
[les Éthiopiens] , il n'eût jamais revu ses états. »
Chosroès admira l'éloquence de j\oumân , et lui fit donner, en le
congédiant, un habillement complet tiré de la garde-robe impériale.
Ce tableau, tracé il y a douze siècles, est encore ressemblant
(sauf un seul trait, l'infanticide) partout où les Turcs n'ont point
pénétré , c'est-à-dire sur un territoire égal à la somme des super-
ficies de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre. On peut môme
dire que le type originel n'est pas complètement effacé sur les points
où l'invasion s'est assise victorieuse.
La puissance de Mohammed-Aly s'étend du nord au sud de l'Arabie
sur une longueur presque entièrement littorale de cinq à six cents
lieues communes de France, mais manque de profondeur, si ce n'est
de Médine à Deriyyèh, capitale des Wahhâbites orientaux. C'est une
ligne dans le sens géométrique, une véritable puissance linéaire , du
(1) Kiorâ est la forme arabe du nom persan Khosrou, dont les Grecs de Byzance ont fait
i:hoxroès.
(2) L'aïeul du roi est Khosrou-Anouschirwân ou Chosroès-le-Grand , et son père est
Hourmouz ou Hormisdas IV.
(5) Le roi de Himyar est Sayf, fils de Dhou-Yazan. Selon Aboulfeda, les secours accordés
à ce prince par le roi de Perse se bornèrent à quelques centaines de malfaiteurs ramassés
dans les prisons.
l' ARABIE. 249
milieu de laquelle part une autre ligne qui divise l'Arabie de l'ouest
à l'est, et cherche le golfe Persique. Dans l'intérêt de tous comme
dans le sien , Mohammed-Aly devrait se contenter de la première. Il
est bien évidemment le gardien obligé des deux villes saintes, la
Mecque et Médine, et le gendarme-né des deux grandes routes qui y
aboutissent, l'une d'Egypte, l'autre de Syrie. Mais je me hâte d'ob-
server que ces deux grandes routes , parallèles sur les trois quarts de
leur longueur, peuvent se réduire à une seule, à partir de l'Ackabali
au nord du golfe élanitique, ce qui n'allongerait que d'une quantité
insignifiante le voyage des pèlerins de Damas. — Aujourd'hui, les
comrnunications sont parfaitement libres entre le Caire et la Mecque,
et la route est si sûre, qu'un voyageur européen , sans autre escorte
que son guide et sans autre arme offensive ou défensive que le cour-
bàdje qui lui sert à accélérer l'amble de son dromadaire , peut aller
de relais en relais, depuis les bords du Nil jusque dans le cœur
du Hidjâz, jusqu'à Tâïf, le jardin de la Mecque, aussi tranquille-
ment qu'il pourrait faire trois cents lieues en Europe, à travers les
contrées où la police est véritablement protectrice.
Les tribus échelonnées sur le littoral occidental, depuis l'Ackabah
jusqu'à Djeddah, terme de mon premier voyage en Arabie, sont
réduites à un territoire si aride, si improductif, que de tous temps
elles ont dû chercher un supplément de bien-être dans le droit évi-
dent et imprescriptible (aux yeux du Bédouin) de rançonner les
caravanes , et en général elles l'ont exercé avec succès. Mais ici-bas
le fait l'emporte sur le droit, et si , comme à présent, il n'y a plus
de voyageur à dévaliser, plus de caravane à rançonner, il ne reste
aux Hawâïtât, aux BéH, aux Djouhaynah, auxHarb, que la res-
source des temps héroïques, c'est-à-dire les ighârât (expéditions),
ou , comme on dit aujourd'hui chez les Béli , le nahh ( la dépréda-
tion ) , par quoi il faut entendre des courses lointaines et périlleuses,
ayant pour objet d'enlever le plus de chameaux que l'on peut aux
tribus avec lesquelles on n'est point en relations d'amitié. Nos Bé-
douins de la grande route du Haddj ne s'en font pas faute et je le
conçois ; car les profits licites qu'ils peuvent obtenir en qualité de
chameliers (et ce sont les seuls) ne suffisent point à la satisfaction
de leurs besoins. La location de leurs chameaux couvre à peine
l'achat du riz qui forme la base de leur nourriture; et quoique leur
équipement n'ait rien de somptueux , je ne sais où ils trouvent de
quoi l'entretenir. Voilà les hommes que Mohammed-Aly a mis à la
250 REVUE DES DEUX MONDES.
raison. Il a eu fort à faire avec ceux de la montagne de Yanbo , qui
font partie de la grande famille de Harb, et occupaient un poste jugé
inexpugnable par le fameux Saoûd ; mais enfin le lieutenant-général
du vice-roi dans le nord du Hidjâz , Khourschid-Pacha , en est venu
à bout l'an dernier, et les caravanes sont désormais affranchies du
lourd tribut qu'elles payaient encore naguère aux Arabes de la Pé-
ninsule.
Ce résultat devrait suffire au vice-roi , mais , de fait , ne suffît point
à son ambition. Elle veut l'Arabie tout entière (moins les contrées
sur lesquelles la compagnie des Indes a étendu son protectorat, car
je crois le pacha assez sensé pour ne point entrer en compétition
avec une puissance européenne du premier ordre). A cet effet, l'am-
bition de son altesse soutient, depuis plus de vingt ans, une guerre
dont les résultats, quelque heureux qu'on les suppose, seront tou-
jours nuls relativement aux dépenses qu'elle entraîne , et dont le ca-
ractère le plus tranché est de ne jamais offrir rien de définitif dans
quelque phase qu'on la considère.
Au moment où je mis le pied sur le sol d'Arabie, à Yanbo (sep-
tembre 1837), Ismaïl-Bey venait d'essuyer une déroute complète
dans le Nadjd , et Khourschid-Pacha avait eu beaucoup de peine à
contenir les Arabes de la vallée de Safra , sur la route de Médiiie à la
Mecque. Le chef des Wahhâbites de l'Assîr, instruit de la déconfiture
des Turcs, dans le Nadjd, prit bientôt une attitude menaçante, et à
son instigation, les Arabes de Ghâmid, Zahrân, etc., autrefois
soumis par Mohammed-Aly , refusèrent de payer le tribut. On eût
dit que l'Arabie allait échapper au pacha. Les habitans des villes oc-
cupées par ses troupes ne prenaient pas même la peine de dissi-
muler leur joie. — Dix mois après , toutes les tribus révoltées étaient
rentrées sous son obéissance ; mais le fait est que dans tout ce laps
de temps , et à travers toutes ces oscillations , la situation relative des
Arabes et des Turcs , n'a point changé d'une quantité appréciable ,
parce que ni les uns ni les autres ne savent tirer parti d'un succès
obtenu pour en obtenir de nouveaux. On conçoit qu'entre ennemis
de cette force , un événement militaire a beaucoup moins de gravité
qu'entre nous autres Européens , et qu'en Arabie , une bataille ga-
gnée ou perdue ne tire pas à conséquence. Les choses en sont à ce
point que Mohammed-Aly restant à la tête des affaires , il n'y a dan-
ger ni pour l'Arabie d'être conquise , ni pour les Turcs d'être ex-
pulsés des points qu'ils occupent sur le littoral de la mer Rouge (je
l'arabie. 251
comprends la Mecque etMédine dans le littoral). On ne saurait donc
trop déplorer les pertes énormes que le vice-roi fait annuellement en
argent et en hommes pour étendre sa puissance vers l'intérieur.
Le cercle vicieux dans lequel il tourne et se débat depuis vingt ans
est celui-ci : Pour conduire une armée à la conquête de l'Arabie , il
faut plus de chameaux que de soldats, et pour avoir les chameaux,
il faut être maître de l'Arabie.
La question de la conquête est invinciblement ramenée à une
question de transports , et celle-ci ne peut être résolue que par la
conquête.
Le but immédiat et avoué du vice-roi en cherchant à étendre sa
domination sur les Arabes , est d'obtenir des soldats. A cet effet il
paie des Maugrebins et des Arnautes, sacrifie des Syriens et des
Égyptiens, avec mie persévérance digne d'un meilleur but. Les
troupes régulières réparties dans le Hidjaz et le Yaman (1) forment à
présent un ensemble de vingt mille hommes, auxquels il faut joindre
environ dix mille hommes , cavalerie maugrebine ou infanterie tur-
que, et quelques bouches à feu. Tout cela est plus que suffisant pour
conserver le terrain acquis et achever l'occupation du Yaman occi-
dental , y compris Sanû. Mais le double et le triple , sa7is moyens de
transport, n'avanceraient pas d'une étape la conquête de l'Arabie.
Le gouvernement civil et militaire du Hidjâz et du Yaman appartient
nominalement à un neveu du vice-roi , Ahmed-Pacha , — mais se
trouve , par le fait, divisé en trois pachaliks : — celui du nord , dont
le siège est à Médine, et qui embrasse, ou plutôt voudrait embrasser,
le Nadjd proprement dit, la patrie du cheval et du chameau; — celui
du centre, dont le siège est la Mecque ; — et celui du Yaman , dont
le siège est tantôt à Mokha, tantôt à Hodaydah.
Khourschid-Pacha , Géorgien , ci-devant mamelouk de son altesse,
commande le corps d'armée du nord et gouverne Médine.
Ahmed-Pacha, le général en chef, gouverne la Mecque.
Son frère, Ibrahim-Pacha-le-Jeune, occupe le Yaman. Au moment
où je quittais l'Arabie, ce dernier venait de prendre Taëzz et Odayn ,
il n'attendait qu'un renfort pour faire son entrée triomphante à Sanâ.
Le caractère le plus saillant des Arabes qui se trouvent aujour-
d'hui, de gré ou de force, en rapport avec les Turcs, est l'amour du
(1) C'est ainsi que l'on désigne la portion de l'Arabie occupée par les Turcs, et souvent
même l'Arabie entière. Cette désignation , fort indéterminée, répond à la dénomination non
moins vague de Saba et Dedàn , que l'on rencontre si souvent dans la Bible , car ni les Hé-
breux ni les Arabes n'ont eu un mot équivalent à celui d'Arabie.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
riyâl, ou dollar, ou tallari; en bon français l'amour de la pièce de
cinq francs. Ahmed-Pacha , qui connaît parfaitement ce faible des
Arabes, et qui préfère les voies de conciliation à l'emploi de la force,
a déjà versé dans le Hidjâz un capital immense. Que lui importe
l'épuisement du trésor? c'est son oncle qui paie. En cas de décès de
cet oncle , il n'aurait garde de venir au Caire réclamer sa part de l'hé-
ritage; son cousin, Ibrahim-Pacha-l' Ancien , lui fait une peur trop
horrible. Qu'on lui garantisse son petit royaume de la Mecque en pur
viager, et il sera au comble de ses vœux ; il ne cherchera même pas
à s'arrondir, si cela peut faire ombrage à son redoutable cousin. Pour
le moment , sa grande affaire est de gagner le cœur des Arabes , et
je crois qu'il a obtenu , en ce genre, tout le succès auquel un étranger
pouvait raisonnablement prétendre. Quoique les Arabes tiennent
beaucoup à leur nationalité , ils ne repoussent jamais l'or de l'étranger.
Peut-être même plusieurs d'entre eux , au moins , dans le Hidjâz ,
préféreraient-ils le gouvernement d'un osmanli généreux à celui d'un
shérif exacteur. Mais Ahmed-Pacha ne devrait pas perdre de vue que
l'amitié de ces Arabes-là ( qu'il faut bien se garder de confondre avec
les Arabes indépendans , tels que les Anazèh ou les Yâfè) se conserve
précisément comme elle s'acquiert, c'est-à-dire avec de l'argent, et
que le jour où, le trésor de son oncle lui étant fermé, il ne pourra
plus alimenter la cupidité de ses chers amis, il lui faudra dire adieu
à leur amitié. IVe parlons que de ce qui se passe sous nos yeux. Rece-
vant d'une main les largesses d'Ahmed (1) , ils tendent l'autre à sou
ennemi de l'Assîr, aussitôt que la chance paraît tourner en sa faveur.
Notre pacha en a fait l'expérience dans la dernière campagne , dont
le succès , fort heureusement pour lui , ne dépendait point de ses mi-
sérables alliances ; et l'on dirait qu'enfin il a ouvert les yeux , puis-
qu'il s'est décidé à frapper sur la tribu de Zahrân une contribu-
tion de douze mille tallaris (écus d'Autriche). Puisse cette somme
être consacrée à nourrir, à vêtir ses pauvres soldats , qui , trop sou-
vent, manquent du nécessaire, et ont été presque toujours sacrifiés
aux exigences du peuple conquis. Ahmed-Pacha ne peut pas igno-
rer que c'est au dévouement de ses Égyptiens qu'il doit le recouvre-
ment d'une portion de son territoire (2).
(1) Le général en chef de l'armée d'Arabie sourfre que les Bédouins l'appellent Atunei!
tout court, et le traitent avec la dernière familiarité. Le même homme, recevant un colonel
de son armée qui a peut-être une communication importante à lui faire, le laissera deu\
lieures debout avant de lui adresser un mot.
(9) L'événement auquel je fais allusion est la dernière victoire reinporlée sur Aïd-Ibn-
l' ARABIE. 253
Khourschid-Pacha a suivi dans le nord du Hidjûz un système dia-
métralement opposé à celui du généralissime Ahmed-Pacha; et quoi-
que les sommes mises à sa disposition soient fort inférieures à celles
que le neveu de son altesse peut gaspiller impunément, l'autorité
de ce lieutenant-général, Khourschid, était plus solidement établie à
Médine lors de mon départ (avril 1838) , que la royauté du petit roi
Ahmed à la Mecque.
Ibrahim-Pacha, du Yaman, est jeune et inconsidéré au superlatif,
et rien , dit-on , n'égale le dénuement de ses soldats; mais ce jeune
homme est entreprenant; et pour peu qu'on lui envoie de recrues et
de vivres, il aura bientôt achevé la conquête du Yaman occidental,
qui n'est point à dédaigner.
Avant d'aller plus loin, je crois devoir rappeler ce que j'ai dit ou
donné à entendre dès le début : — que relativement à la superficie
de la péninsule arabique , toute cette puissance turque n'est qu'une
lisière. Au-delà de la lisière occupée par les Turcs, les schaykhs,
imams ou sultans arabes ne relèvent que de Dieu et de leur épée.
Je voudrais être en état de tracer un tableau synoptique des nom-
breuses tribus répandues sur une contrée si vaste , si peu connue et
si digne de l'être, alors même qu'elle n'aurait d'autre titre à notre
intérêt que la persistance des mœurs patriarcales dans une partie
considérable de sa population. Mais je n'ai visité jusqu'à présent qu'un
très petit nombre de points; et quoique j'aie pris des renseignemens
sur beaucoup d'autres, je me suis occupé presque exclusivement des
faits qui se rattachent à l'ancien état de choses, et peuvent servir de
commentaire aux vieilles traditions. La découverte de la langue des
Homérites , qui se parle encore à Mirbàt et Zhafàr, et où je retrouve
nombre de mots hébreux, était pour moi quelque chose de plus inté-
ressant que les rapports des Arabes modernes avec les Turcs ou les
Anglais. Toutefois, comme il est impossible de faire abstraction com-
plète des choses au milieu desquelles on se trouve, j'ai été forcé,
jusqu'à certain point, de m'occuper des intérêts vivans, et je rends
compte aujourd'hui de ce que j'ai appris, pour ainsi dire, malgré moi.
La population de l'Arabie se divise tout naturellement en trois
classes bien tranchées : — celle des villes, qui se compose, comme
partout, d'hommes de loi, négocians, propriétaires, artisans, etc.;
— celle des campagnes cultivées , qui , en général, se groupe en vil-
Mouri, chef dcsWahhâbiles de l'Assîr, victoire qui a remis les choses sur l'ancien pied, et
date des premiers jours du mois de mai 1838. A la suite d'une bataille où il a été mis en dé-
route, le chef de l'Assît" s'est retiré dans sa montagne, où il est en sûreté comme devant.
254. REVCE DES DEUX MONDES,
lages ; — et celle des déserts qui mène la vie nomade. — Celte der-
nière division, la plus intéressante de beaucoup, a échappé de tous
temps aux dominateurs étrangers, du moins dans l'intérieur delà
péninsule ; mais cet avantage ne lui appartient pas exclusivement.
Une fraction très notable de la population agricole conserve et paraît
devoir conserver son indépendance. J'ai principalement en vue celle
de l'Assîr, pays de montagnes, situé entre le Hidjâz, le Tihâmah et
le Yaman , proprement dit. Ceux qui ont suivi les affaires d'Orient
savent que cette montagne, attaquée trois ou quatre fois et envahie
une fois, mais inutilement, résiste toujours et promet de résister
long-temps aux efforts du vice-roi.
Peu de personnes, en dehors du Hidjâz et du Yaman, compre-
naient la nécessité de s'acharner sur des montagnards, dont il n'y a
rien à tirer; mais en Arabie, mais près du théâtre de la guerre,
pas un Arabe, pas un Turc, qui ne conçoive et n'affirme que dans
l'occupation militaire du Hidjâz et du Yaman, la chose importante et
difficile est la conquête de l'Assîr.
Pauvres, belliqueux, jaloux au plus haut degré de leur vieille in-
dépendance, les Suisses de l'Assîr demeurèrent pendant des siècles
étrangers au mouvement religieux qui poussa tant d'arabes à s'en-
rôler sous la bannière du prophète mecquois , et à porter sa religion et
leur langue jusqu'aux extrémités de l'Occident. Ce n'est que vers la
fin du siècle dernier que l'islamisme pénétra dans leurs montagnes
sous la forme véritablement protestante du Wahhâbisme, — relard
d'autant plus inconcevable que l'Assîr projette ses ombres sur le ber-
ceau de Mahomet. Les usages les plus contraires au génie musulman
s'étaient conservés sans opposition jusqu'à ces derniers temps chez
quelques-uns de ces montagnards. Burckhardl en a révélé un auquel
j'hésitais à croire; mais le témoignage de l'homme le plus grave que
j'aie connu à Djeddah , et dont tous les gens de bien déplorent la
perte récente, le Haddj Sâlim Bânâmeh, ne me permet pas de
douter de la vérité du fait. — Dans une certaine tribu de l'Assîr, le
droit du voycujeur était mieux établi que ne l'a jamais été en Europe
le droit du seigneur. — Du côté de Djézân la circoncision est quelque
chose d'atroce. Elle se pratique sur l'adulte, et la fiancée est présente;
s'il trahit par un gémissement , par un geste, par la moindre contrac-
tion des muscles de la face, la douleur horrible qu'il ressent, la fiancée
déclare aussitôt qu'elle ne veut pas d'une fille pour époux. Il s'agit
pour le jeune homme d'être écorché vif; on lui arrache tout le cuir
chevelu , et le pénis est dépouillé dans toute sa longueur : — une pro-
L' ARABIE. 255
portion notable de la population mâle meurt des suites de cette opé-
ration.
On conçoit que des hommes qui ont voulu et pu conserver de pa-
reilles mœurs à travers le développement de la civilisation musul-
mane, doivent tenir singulièrement à leur nationalité et ne sont pas
faciles à réduire. Ce sont d'ailleurs d'incommodes voisins, qui détes-
tent les Turcs aussi cordialement qu'un bon huguenot le pape, et ne
laissèrent jamais échapper une occasion (par eux jugée favorable) de
fondre, ou sur le Haram (le territoire sacré) au nord, ou sur le
Yaman au midi.
La montagne du Yaman présente un aspect tout différent; c'est,
à très peu près, celui que devaient offrir nos campagnes sous le ré-
gime féodal. On sait d'ailleurs que le Yaman ou l'Arabie heureuse est
un pays très anciennement civilisé, — le plus anciennement civilisé
peut-être de l'Arabie et du monde, et par conséquent un pays
d'hommes amollis. Les Turcs en viendront d'autant plus facilement
à bout, que les habitans, fatigués des guerres éternelles de leurs
schaykhs, c'est-à-dire de leurs barons, ne demandent qu'à se jeter
dans les bras d'un gouvernement protecteur. Et en effet, quel intérêt
national peuvent prendre les cultivateurs du Yaman à des luttes dans
lesquelles ils ne figurent que comme prix du vainqueur? car leurs
chefs ne se battent qu'avec des soldats étrangers , de véritables Reîtres,
attirés de l'inlérieur (du Djarof oudu Hadramant) par l'appât d'une
solde ou du pillage. — Enfin , dans le Yaman , il y a des villes opu-
lentes, mais dans l'inexpugnable Assîr, rien que de misérables
villages. — On veut le Yaman pour lui-même; on veut la Mecque
pour elle-même ; on veut l'Assîr pour n'être point inquiété dans la
jouissance de la Mecque et du Yaman , et assurer la communication
par terre entre Djeddah et Hodaydah; car il y a dans l'intervalle, à
peu de distance de Djézàn , un point où la montagne qui défie les
Turcs, s'avance jusqu'à la mer, et leur barre le passage. Ce point est
occupé par les Wahhâbites. A cela près , les Turcs ont tout le littoral,
depuis Suez et l'Ackabah jusqu'au détroit de Bâb-al-Mandab,
Une autre partie de la conquête, partie dont la possession est
encore mal assurée , mais intéresse le pacha au plus haut degré , c'est
la ligne transversale qui s'étend de Médine vers le Nadjd ou le pays
des Wahhâbites orientaux. Ceux-ci, que j'appellerais volontiers les
Arabes par excellence, s'ils n'avaient pas subi la double influence du
fanatisme puritain et de la domination turque, combinent les avan-
tages des scénites avec ceux des cultivateurs, ont les plus beaux che-
256 REVUE DES DEUX MONDES.
vaux de l'Arabie, et d'innombrables chameaux (1). Mais jusqu'à
présent, et quoique la conquête du Nadjd date depuis dix-huit ans,
les généraux de Mohammed-Aly n'ont pas encore pu obtenir des
Wahhûbites conquis le quart des moyens de transport dont ils ont
un besoin absolu. En tout état de cause , les pâtres et les chameliers
peuvent s'enfuir au désert avec des animaux dont le lait présente
leur nourriture et leur boisson , — et le désert échappe à tous les do-
minateurs de la terre. — Il semble que Dieu ait voulu qu'il y eût au
moins une retraite en ce monde pour l'homme qui préfère l'indépen-
dance à tous les avantages de la civilisation.
Il me reste à envisager la question arabe sous une seconde face
bien autrement grave et intéressante pour le publiciste européen que
celle des progrès plus ou moins probables de la domination turque
en Arabie. Que ce soit le sultan Mahmoud ou le pacha d'Egypte qui
protège les deux villes saintes, et lève un impôt de douane sur les
marchands américains qui vont chercher du café à Mokha , cela nous
touche fort peu. Mais aujourd'hui l'Arabie est menacée d'un protec-
torat beaucoup plus efficace et surtout plus tenace que celui des
Turcs, — le protectorat de la compagnie des Indes orientales.
Depuis que les Anglais ont repris la route des anciens dans leurs
relations avec l'extrême orient, les ports de la mer Rouge ont dû fixer
leur attention , et les côtes d'Arabie sont devenues pour eux l'objet
d'une étude spéciale. Non contens de l'autorisation qui leur fut ac-
cordée par le vice-roi , de déposer leur charbon partout où ils vou-
draient et d'attacher à leurs dépôts des hommes de leur choix , ils
ont voulu un port en toute propriété , — et comme Dieu veut ce que
veut l'Angleterre , ils sont aujourd'hui en possession d'Aden , le meil-
leur de tous les mouillages d'Arabie. — Djeddah, cette vieille con-
cierge de la Ville Sainte , a reçu , avec stupeur, dans ses murs , un
consul européen vêtu à l'européenne, et les canons de la forteresse
musulmane ont dû saluer de vingt-un coups le pavillon anglais arboré
sur la maison consulaire.
Le port d'Aden n'appartenait ni au pacha ni au sultan Mahmoud ,
et l'Angleterre l'a payé de gré à gré du petit prince qui y régnait :
il n'y a pas le mot à dire. Sous un point de vue général, l'on peut
être certain que l'autorité de l'honorable compagnie des Indes s'éta-
blira sur le littoral de la Péninsule de la manière la plus régulière et
[i] Les bons dromadaires ou chameau;s de selle ne viennent point du Nadjd , mais d'Oman ,
pays situé à près de quatre cents lieues de la Mecque.
l'arabie. 257
la plus solide tout à la fois , et si le café du Yaman veut échapper au
monopole de son altesse, il désertera Mokha et prendra le chemin
de la ville anglaise.— Pour le moment, la route d'Aden n'est pas
aussi sûre que celle de Mokha ; mais les Anglais y mettront bon ordre.
Dans ce précis très succinct, je n'ai eu d'autre but que de donner
une idée sommaire des Arabes considérés dans leurs rapports actuels
avec les Turcs et les Anglais. J'ai supposé tous les antécédens connus ,
quoique je sache fort bien qu'ils ne le sont pas de la généralité des
lecteurs. Les évènemens qui ont amené l'état de choses dont je m'oc-
cupe se trouvent relatés en grande partie dans l'ouvrage de M. Fé-
lix Mangin intitulé : Histoire de VÉgypte sous le rjouvcrnement de Mo-
hammed-Alij.
Tout ceci n'est qu'une introduction à la relation de mon premier
voyage en Arabie. Dans cette relation et les suivantes , je présenterai
les faits selon l'ordre purement fortuit de leur apparition à mes yeux.
Un ouvrage méthodique sur l'Arabie supposerait des connaissances
qui ne peuvent s'acquérir que par un long séjour dans le pays où je
viens de fixer ma résidence.
FULGENCE FRES>'EL.
TOME XVII. ÎT
A LA PRINCESSE MARIE.
^^o*.£:i.^^3'^i:m^.
Certes, chacun le sait, la froide indifférence ,
De son souffle glacé flétrit tout aujourd'hui ;
Le cœur reste insensible à la peine d'autrui ;
Et ce siècle d'essais , de lutte et de souffrance ,
N'a de tant de travaux encor gardé pour lui
Qu'un doute amer, enfant de son expérience.
Tous les jours désormais, du triste front humain ,
Se détache un rayon de la sainte auréole ;
Tous les jours de nos cœurs une flamme s'envole ;
Chacun, de son côté, lutte avec le destin.
Pour ceux que la douleur abat sur le chemin ,
Nous n'avons ni soupirs, ni larmes , ni parole.
La douleur ! et qui croit à la douleur encor?
Qui croit à la tristesse , à la mélancolie ?
On nomme illusions ces anges de la vie
Qui seuls savaient pourtant le chemin du Thabor ;
Et l'homme dans son sein , où la veine est tarie ,
Sous la source des pleurs creuse la mine d'or.
STANCES A LA PRINCESSE MARIE. 259
Amour, religion, liberté, choses vaines,
En ce temps d'égoisme où chacun tire à soi ,
Où les ambitions et les publiques haines
Occupent tant les cœurs, qu'en un pareil émoi,
Nul ne trouve le temps de songer à ses peines.
Qu'importent la patrie, et le peuple, et le roi?
Cependant, en ces jours de rare sympathie.
S'il se rencontre au monde un destin malheureux
Auquel de toutes parts la foule s'associe ,
Qui vienne ranimer dans notre ame engourdie
La cendre tiède encor des souvenirs pieux ,
Et de suaves pleurs inonde encor nos yeux,
N'est-ce pas le destin de cette jeune femme.
Fille des rois, qui porte, à son front couronné.
Le signe glorieux de la divine flamme ,
Et si jeune, à vingt ans, Seigneur, voqs rend son ame.
Et meurt entre le bloc par ses mains façonné
Et le calme berceau de son fils nouveau-né ;
Comme le lys royal, honneur de la prairie,
Qui tombe au jour naissant sous la main du faucheur;
Comme le son joyeux qui s'éteint et qui meurt,
Avant d'avoir fourni son temps de mélodie,
Et comme la rosée enlevée à la fleur
Par le soleil ardent qui ramasse la pluie?
Et pourtant, quel destin plus aimable et plus doux!
Quelle mélancolique et suave existence !
Comme dans un jardin , au printemps qui commence ,
Vous marchiez dans la vie en souriant à tous,
Et les plus belles fleurs de gloire et d'espérance
Dans l'humide gazon semblaient s'ouvrir pour vous.
Princesse, vous aimiez votre royale mère,
Vous aimiez notre France à l'égal d'une sœur.
La muse athénienne aussi, la muse austère,
Avait pressé sur vous ses mamelles de pierre;
Et ces riches amours que vous aviez au cœur.
Vous pouviez à loisir toutespes satisfaire.
17.
2()0 REVUE DES DEUX MONDES.
Oui, vos jours furent dou\, harmonieux, sereins.
Blonde Muse de France assise au pied du trône.
Un ciseau dans les mains, au front une couronne.
Aussi ce n'est pas vous, princesse, que je plains,
Car vous avez senti , dans vos loisirs divins.
Toutes les voluptés que l'art sublime donne.
Et cela sans remords , sans repentir amer.
Sans avoir rien appris de la sombre tristesse ,
Du découragement , qui , de son bras de fer,
Terrasse les plus forts aux pieds de la déesse,
Et fait que , sans raison , dans la fièvre et l'ivresse ,
On blasphème aujourd'hui ce qu'on chantait hier.
Ah ! vos illusions , vous les avez gardées ,
Et lorsque, sur le soir, l'archange du tombeau
A touché votre front de son triste rameau.
Alors, princesse, alors vos sereines idées
Ont remonté vers Dieu , comme , au soleil nouveau ,
Les plus purs diamans des récentes ondées.
L'art vous avait donné ses trésors les plus doux ;
Votre œuvre était sacrée , on oubliait pour vous
Les haines qu'ici-bas provoque le génie ;
Et comme le Seigneur vous avait, dans la vie.
Placée ainsi trop haut pour avoir des jaloux ,
A la Mort seulement vous pouviez faire envie.
Votre double couronne avait frappé ses yeux ;
Tant de gloire et d'éclat faisait sa convoitise.
Et tandis que de loin, la nation éprise.
Poussait en chœur vers vous sa louange et ses vœux ,
Comme une ombre, la Mort vou^ suivait en tous lieux,
Sous les ombrages verts, au théâtre, à l'église;
Et pour être plus libre à vous faire sa cour.
Elle vint se placer entre la multitude
Et votre bloc de marbre, hélas! et chaque jour
Elle éloignait de vous, en son inquiétude.
Quelque objet de tendresse ou de sollicitude;
Car la Mort est jalouse en son terrible amour.
STANCES A LA PRINCESSE MARIE. 261
D'abord , ce fut cet art , dont vous étiez ravie,
Qui souleva sa haine; et, dès les premiers temps,
Le ciseau s'échappa de vos doigts défaillans ;
Et pour vous consoler de votre muse enfuie.
Emportant les plaisirs, et la joie, et les chants,
La Mort ne vous laissa que la Mélancolie ,
Hélas! et plût à Dieu qu'en vous prenant aux arts.
Elle vous eût laissée au moins à l'existence.
La Mort a tout voulu, dans son désir immense.
Et vos moindres pensers , et vos moindres regards ;
Et pour vous arracher à la douce influence
De l'amour exhalé vers vous de toutes parts,
Sans pitié pour les pleurs de votre auguste mère.
Pour tant de désespoirs et tant d'afflictions.
Insensible aux sanglots étouffés et profonds
Du roi qui , pour verser une larme de père ,
Dérobait en cachette une heure aux nations ,
Elle vous a ravie à la douce lumière.
Et sa funeste main , prompte à vous dépoufller,
A dispersé dans l'air les roses que Dieu sème.
Votre sort fut cruel, mais, pour vous consoler.
Vous avez les regrets du peuple qui vous aime ;
Et sur chaque débris de votre diadème
Vous pouvez voir d'en haut une larme trembler.
Ces larmes qu'on ne donne ici-bas qu'aux apôtres,
Qui montent vers le ciel une palme à la main ,
Ces larmes, prenez-les, car elles sont bien vôtres,
Et de leur pur cristal faites-vous , en chemin ,
Un brillant diadème à votre front serein ;
Madame , celui-là vaut mieux que tous les autres.
Henri Blaze.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 janvier 1839.
« Le sort des minorités est de se réunir pour se faire un peu plus fortes ,
c'est ce qui a amené la coalition dont nous sommes témoins ; coalition la
plus singulière qu'on ait encore rencontrée ; car, de même qu'on n'avait pas
encore vu un gouvernement concilier autant les majorités raisonnables de
tous les partis , on n'avait pas vu non plus un gouvernement laissant plus de
minorités mécontentes, plus de minorités diverses et contraires; aussi leur
a-t-il fallu se pardonner beaucoup de dissemblances , beaucoup d'anciennes
invectives , beaucoup de désagréables souvenirs. Les hommes simples , sin-
cères , qui croient qu'on est tenu d'être conséquent , même quand on est
parti , n'auraient jamais pensé que de tels contraires pussent aller ensemble;
mais les révolutions sont plus fécondes en combinaisons que ne peut l'être l'i-
magination des gens simples et honnêtes. Les hommes de toutes les opinions
qui se rapprochent , s'entendent entre eux pour combattre la tyrannie ; ils
peuvent avoir fait , pensé , écrit autrefois , tout ce que le temps , les révolu-
tions et la fortune ont voulu ; mais grâce entière leur est accordée aux yeux
de toutes les religions politiques , si aujourd'hui ils se réunissent dans un
credo commun, et consentent à répéter ensemble qu'au dehors le gouverne-
ment trahit la France, qu'au dedans il abandonne la cause de la révolution.
Ces alliances sont le signe infaillible de l'impuissance des partis ; car il faut
avoir un grand besoin d'étayer sa faiblesse pour s'unir et s'accorder de telles
indulgences. Il faut être bien désespéré pour ne pas craindre de tels con-
trastes , pour n'en pas être honteux. Chacun de ceux qui s'unissent, en effet,
serait-il individuellement vrai , est un mensonge à côté de son voisin. Il n'y
en a pas un qui ne soit le démenti de l'autre , la démonstration de sa faus-
seté. On ne comprend pas qu'ils puissent se regarder les uns les autres. Du
REVUE. — CHRONIQUE. 263
reste, ces alliances ne sont qu'une réciproque duperie ; ceux qui croient y
gagner, y perdent la considération publique »
Les belles paroles que nous venons de citer sont de M.Thiers. Nous les re-
trouvons dans l'ouvrage qu'il publia en 1831, sur la monarchie de 1830, et
nous les livrons sans commentaires aux membres de la coalition. Dans cet
admirable travail, M. Thiers a traité une partie des questions qu'il agite lui-
nîéme aujourd'hui à la tribune, et il les a traitées avec tant de supériorité,
que nous croyons à propos de le suivre dans la belle défense qu'il faisait alors
de la politique extérieure du gouvernement de juillet.
Ce qui se trouve parfaitement prouvé par le beau discours de M. Mole, en
réponse à M. Thiers, sur l'affaire de Belgique et sur la question d'Ancône,
c'est que la politique du 13 mars, du 11 octobre et des cabinets suivans, en
exceptant sur un seul point le cabinet du 22 février, était tout-à-fait con-
forme à la politique du 15 avril. La dépêche de M. Thiers, lue à la chambre
par M. Mole, a été regardée comme une pièce d'une haute importance, et
sous un certain point de vue, elle l'est , en effet. Selon les termes mêmes de
cette dépêche, le chef du ministère du 22 février envisageait la convention
d'Ancône ainsi que l'avaient fait ses prédécesseurs. A ses yeux , c'était un
traité. L'exécution lui semblait seulement devoir être différée ou éludée. C'est
ce qui résulte évidemment des termes de la dépêche. Or, le traité était for-
mel : la retraite des Autrichiens devait s'opérer simultanément avec celle de
nos troupes. Rester après le départ des Autrichiens , c'était les provoquer à
envahir de nouveau la Romagne, et à l'occuper indéfiniment ; c'était faire ce
que la politique de la France devait éviter à tout prix; c'était, pour nous
servir d'une belle expression de M. Thiers, qui blâmait, en 1834, une telle
pensée, c'était jeter l'Italie sur les baïonnettes autrichiennes, tandis que,
selon M. Thiers, l'Italie avait tout à gagner à une situation pacifique. En
même temps, M. Thiers, jetait dans la dépêche citée par le président du con-
seil , les bases d'une politique nouvelle , qui n'était ni celle de M. Casimir
Périer, ni celle du ministère du 11 octobre, car celle-là s'appuyait sur la
fidélité due aux traités , et elle basait son influence, en Europe, sur le res-
pect des engagemens. En enjoignant à l'ambassadeur de France, à Rome,
de déclarer, au besoin, que le fait de la retraite des Autrichiens n'entraîne-
rait pas nécessairement celle de nos propres troupes , le ministre des affaires
étrangères du 22 février, entrait, sans nul doute, dans une voie nouvelle,
et il changeait la face de la politique de la France. Aussi avons-nous vu avec
quel enthousiasme la conclusion de cette dépêche a été accueillie par l'extrême
gauche, quand M. Mole l'a portée à la tribune, et, en même temps, avec
quelle consternation, mêlée de surprise, M. Guizot s'est hâté de demander
la parole pour incidenter sur la communication de cette pièce. Mais M. Gui-
zot aura beau faire, et essayer de détourner la question du fait principal, il
reste acquis comme fait politique- La lecture de cette dépêche a comblé de
joie M. Mauguin, ainsi que toute l'extrême gauche; et le parti de la pro-
264 REVUE DES DEUX MONDES.
pagande a vu là, ou a feint d'y voir, le triomphe de ses opinions. Il y a huit
ans que l'opposition de gauche accuse le gouvernement de juillet de trahir
la France, en refusant de porter ses armées partout où un peuple s'insurge,
en refusant de violer les traités , et de jeter son épée dans la balance; et
voilà que tout à coup elle s'aperçoit que le ministère du 22 février a tenu un
jour son langage et a failli entrer, par un bond , dans son système. La re-
connaissance de l'extrême gauche a été proportionnée à sa joie ; elle a éclaté
sans réserve, et M. Thiers a dii être, en secret, bien embarrassé de ces té-
moignages d'estime; car nous nous refusons à croire encore qu'il soit de ceux
qu'il peignait si bien, et qui sont trop désespérés pour redouter de tels con-
trastes et ne pas en être lionteux.
M. ïhiers, dans la séance qui s'ouvre en ce moment, répondra sans doute,
non pas au ministère, mais à l'extrême gauche, qui , lors de la lecture de sa
dépêche, lui a donné , des mains de M. Mauguin et de M. Larabit, ces grands
apôtres de la propagande, le baptême que M. Guizot recevait, deux jours
avant , de M. Odilon Barrot. M. Thiers ne voudra pas sans doute qu'il soit
dit qu'un ministre des affaires étrangères, qu'un homme qui a été quelque
temps le chef de la diplomatie française , met en question l'exécution des
traités. M. Thiers a trop savannuent étudié l'histoire de Napoléon et les
causes de la chute de sa merveilleuse puissance, pour ne pas savoir que
le défaut de fidélité dans les engagemens a joué le plus grand rôle dans
cette catastrophe. Quand se forma l'alliance européenne contre Napoléon , le
conquérant était debout dans presque toute sa force; il avait, dans la ter-
reur de son nom, dans l'héroïsme de ses armées, dans l'inépuisable ardeur
du pays qu'il gouvernait, mille chances de dominer encore la fortune. Il
était , en un mot , le plus puissant monarque et le plus habile général de son
temps, et plusieurs des puissances qui se liguèrent contre lui, se seraient
contentées de l'humble situation que leur avait ifaite le sort des batailles.
Pourquoi donc l'attaqua-t-on en 1812? Pourquoi refusa-t-on de traiter avec lui
en 1815? C'est que les puissances avaient appris, à leurs dépens , qu'aux yeux
du dominateur de l'Europe, les traités n'étaient, en quelque sorte, que des actes
provisoires qu'il croyait pouvoir changer à son gré. Et encore , c'était dans
un temps oii la guerre et ses chances, si changeantes, semblaient autoriser ces
modifications. L'absence de cette religion des traités précipita toutefois la
chute de l'empire, qui commença de s'écrouler quand ses soldats occupaient
encore toutes les places fortes de l'Europe, et qui tomba après avoir déjà
poussé de profondes racines. Voyez maintenant quel spectacle contraire nous
a donné la monarchie de juillet, et cette révolution douce et légale, qui
naquit en 1830, pour nous servir d'une belle expression de M. Thiers. La
France déclara d'abord, comme avait fait en 1790 l'assemblée constituante,
qu elle voulait la paix , et qu'elle ne ferait la guerre ni par esprit de conquête,
ni par esprit de propagande. L'Europe ne s'inquiéta pas moins, car on se
souvenait de la révolution , de l'empire , et surtout parce que le parti radical
REVUE. — CHRONIQUE. 265
menaçait de s'emparer des affaires. Le ministère du 13 mars et son attitude
vis-à-vis les partis, rassurèrent l'Europe; sa politique extérieure aclieva de
la calmer. Grâce aux explications de M. Mole , on sait maintenant ce que fut
l'expédition d'Ancone, dirigée à la fois dans l'intérêt de la tranquillité de
l'Europe et de la dignité de la France. Le ministère du 15 avril entendrait-il
bien ces doubles intérêts, s'il avait déchiré la convention faite par Casimir
Périer, et suivi l'esprit de la dépêche du 14 mars 1836? Eh! quoi, ce qui a
pu faire la gloire de Casimir Périer, ce qui a été sa force, le respect religieux
des engagemens contractés au nom de la France, le ministère actuel ne pour-
rait l'imiter sans honte et sans faiblesse ? Et les reproches qu'on a faits au
ministère, au sujet d'Ancone, ne les lui faisait-on pas quelques jours avant
au sujet de la Belgique? Youlait-on aussi déchirer le traité des 24 articles,
et se trouverait-il aussi dans les cartons du ministère des affaires étrangères
quelque dépêche qui recommanderait à notre ambassadeur à Londres, d'ex-
primer l'opinion que l'acceptation du roi de Hollande ne doit pas entraîner
l'adhésion de la France , qui a signé le traité il y a huit ans? Disons-le, cette
politique est contraire à celle que nous avons suivie depuis la révolution de
juillet, et qui nous a valu l'estime de l'Europe; elle est contraire à tous les
antécédens de M. Thiers, et tout le talent de M. Thiers lui-même, s'il avait
changé à cet égard, n'en ferait jamais la politique de la France. Mais
M. Thiers n'a pas changé. Il dira sans doute aujourd'hui que sa dépêche
tendait plutôt à ajourner la question qu'à l'écarter définitivement; il mon-
trera la démarche qu'il conmiandait comme une manière d'amener des
négociations sur une autre base, et il laissera, sans doute, à l'extrême
gauche, les frais de son enthousiasme pour un acte qui n'est pas ce qu'elle vou-
drait en faire. Toutefois, M. Thiers n'échappera pas au reproche qu'on pourra
lui faire d'avoir dévié, en cette circonstance, de ses propres sentimens de
dignité nationale et de loyauté ; car rien n'autorise à méconnaître un enga-
gement, pas même l'intention qu'on aurait d'en contracter un autre. Ce n'est
pas nous qui apprendrons à M. Thiers ces belles paroles d'un célèbre négo-
ciateur. « Toutes les affaires roulent sur des conventions à qui la vérité peut
seule donner de la consistance. Si la droiture manque dans les contrats, la
négociation devient un jeu, où aucun avantage ne devient stable, et où il
faut recommencer toujours le même manège. La bonne politique et la mo-
rale ne font donc qu'une seule science , et l'on peut dire que ce qui est bon
en morale , en politique l'est deux fois. »
Nous avons commencé en citant un passage d'un écrit de M. Thiers. Ce
fragment explique mieux que nous ne le pourrions faire la situation où se
trouvent les hommes de talent qui figurent dans la coalition. Ils sont les uns
pour les autres des démentis, et chacun d'eux est individuellement un men-
songe auprès de son voisin. Nous ne voulons pas aller plus loin que n'a été
M. Thiers, et nous nous refusons à admettre que ces hommes puissent être
aussi des démentis à eux-mêmes et à leur propre passé. Les explications du
266 REVUE DES DEUX MONDES.
ministère nous ont prouvé que sa politique n'est pas contraire à celle du
13 mars et du 11 octobre; que ses actes extérieurs surtout sont la consé-
quence naturelle, forcée de cette politique. D'où vient donc que M. ïhiers,
qui approuvait si éloquemment cette politique, dans ces actes même, vient
les combattre aujourd'hui? Mais nous l'avons dit, M. Thiers ne les combat
pas en réalité. Il paie avec embarras un tribut à une coalition dont il sent déjà
le poids, et dont il avait si bien défini d'avance les inconvéniens, quand il
les résumait par ce terrible mot : déconsidération pvbliqve. Aussi M. Thiers
n'ira pas loin dans cette voie, nous le croyons. Au nombre des facultés dont
il est doué, et qui manquent à M. Guizot, M. Thiers a celle de s'ar-
rêter à point. Il a déjà grandement modifié la forme de ses paroles et la
nature de ses argumens depuis le vote des deux premiers paragraphes de
l'adresse, où quelques paroles blessantes étaient tombées de sa bouche contre
des hommes honorables, qui remplissent un noble devoir, paroles bien in-
justes, puisqu'elles s'adressaient à une majorité qui ne compte pas un can-
didat aux portefeuilles, et qui ne renferme pas vingt fonctionnaires publics ,
tandis que, dans la coalition, plus de cinquante fonctionnaires trahissent,
dans les ténébreux mystères du scrutin secret , le gouvernement dont ils re-
çoivent un salaire. Il n'importe? IM. Thiers, inspiré peut-être par le salutaire
exemple de la violence de M. Guizot, s'est modéré, et nous ne doutons pas
que si la majorité de la chambre persiste dans sa noble ténacité, M. Thiers ne
revienne bientôt tout-à-fait à lui-même, à ce qu'il était quand il résumait,
da:.s quelques aperçus que nous allons lui rappeler, la politique qui a le
mieux réussi à la France.
En 1831, M. Thiers était déjà fatigué des déclamations auxquelles se li-
vraient les partis qui le soutiennent aujourd'hui. « Il est aisé, s'écriait-il, de
ramener les cœurs, de fausser les esprits, en parlant des malheureux Polo-
nais, des malheureux Italiens, des malheureux Belges, livrés à la sainte-al-
liance; mais que les gens à qui les déclamations plaisent moins que les faits,
examinent et jugent, disait-il , et ils verront ce qu'il y a de réel dans cet amas
immense de déclamations obstinément répétées, après avoir été, mille fois
repoussées à la tribune et dans les journaux. » Et IM. Thiers, pour en venir
aux faits , en citait un bien concluant, et disait : « Les puissances qui , pour
en finir avec nous, ont détruit le royaume des Pays-Bas, et ont causé au roi
Guillaume tous les déplaisirs qu'on sait, n'avaient certainement pas envie de
nous faire la guerre. » Aux yeux de M. Thiers, les traités de 181.5 étaient
une nécessité, et il eût été maladroit de les déchirer. Or, ce que nous n'avons
pas fait pour les traités de 181.5 , dont la rupture nous donnait au moins l'é-
ventualité d'une limite sur le Rhin, le ferions-nous pour la convention du
16 avril 1832? Refuserions-nous de rendre Ancène, qui ne nous appartient
pas , quand nous avons refusé de nous emparer des provinces rhénanes qui
nous ont appartenu et qui sont plus à notre convenance? On a cité à la tribune
le mot de Napoléon qui écrivait de Milan que la ville d'Ancone devait rester
REVUE. — CHRONIQUE. 267
à la France, à la paix générale, car c'était un poste qui nous convenait;
mais Napoléon était alors à la veille de faire des traités, puis qu'il était en
guerre, et c'était au moins par un traité qu'il voulait s'assurer d'Ancone.
ici, au contraire, les traités nous ordonnent de i'évacuer. En pleine paix,
nous voudrions violer les traités, et faire plus que Napoléon, nous assurer
par la force une place qu'il voulait se ré-erver par une convention qui était à
faire quand il était à la tête d'une armée, au cœur de l'Italie! M. Thiers ou
M. Mole exécuteraient, du fond de leur cabinet, la pensée que Napoléon
concevait dans son quartier-général de Milan, et l'Europe assisterait à cette
opération et nous laisserait faire ! Qui pourrait le penser ? On dira , comme
M. Mauguin et M. Larabit : « C'est la guerre! » La guerre est une nécessité
à laquelle peut se résoudre de bonne grâce un peuple qui a trois millions
d'hommes à envoyer sous ses drapeaux , et dont les finances sont dans un
état prospère; mais c'est une guerre juste qu'il faut faire dans le siècle où
nous sommes, quand on est à la tête d'une nation qui demande compte de
tout , autrement on pourrait manquer de la force morale qui donne la victoire.
On a même vu , du temps de l'empire , que cent victoires ne suffisent pas à
qui manque de parole, et que la force matérielle n'est pas tout, même quand
le chef qui commande se nomme Napoléon! 11 ne s'agit donc pas de discuter
si Ancône est un bon poste, si le mont qui le domine est fortifié ou non, si
le port est assez profond pour des frégates, s'il vaut mieux de dominer par
un poste militaire l'Adriatique ou la Méditerranée; il s'agit de savoir si la
convention du 16 avril a été signée par la France, et en quels termes elle
réglait les conditions de l'occupation. Or, c'est le seul point qui n'ait pas été
discuté par l'opposition , ce nous semble. Il est vrai que tous les autres l'ont
été. Mais c'est en vain que les généraux Lamy et Bugeaud, que les officiers
qui ont pris part à l'expédition , sont d'accord pour déclarer que la situation
d'Ancone et le peu de forces que nous y avions nous exposaient à un échec.
Aujourd'hui encore, le général Gazan, qui a ramené nos troupes, disait, à
qui voulait l'entendre, que, sur trois canons trouvés à Ancône, un seul n'é-
tait pas hors de service, et qu'à peine pouvait-on s'en servir sans péril pour
les artilleurs aux anniversaires des journées de juillet. Le général Cubières
ajoute des détails encore plus concluans. L'opposition ne s'écrie pas moins
que la position d'Ancone est admirable, et qu'il fallait, à tout prix, la con-
server. A ce compte, pourquoi ne pas s'emparer de Pvome et du fort Saint-
Ange.^ S'il ne s'agit que de conquêtes, il y a de meilleures places qu'Ancone;
si, au contraire, il est question d'accomplir les traités, peu importe l'ex-
cellence du port d'Ancone et sa position. Le devoir et l'honneur nous obli-
geaient à l'évacuer dès que les Autrichiens évacueraient la llomagne.
Il est donc bien établi que, rester à Ancône, c'était refuser d'exécuter les
traités, et la non-exécution des traités qu'on a faits, c'est la guerre. Or,
veut-on faire la guerre pour Ancône? M. Thiers lui-même le veut-il? Voici
ce qu'il disait en 1831 : « Le roi Guillaume expulsé des Pays-Bas , la Prusse
268 REVUE DES DEUX MONDES.
OU la confédération germanique pouvaient seules rétablir la question par
leurs armes. A cela , nous avons répondu que si on entrait en Belgique, nous
y entrions. C'est que nous ne devions risquer la guerre générale que pour
les Belges. Pour tout ce qui est compris entre le Rhin , les Alpes et les Pyré-
nées, nous devons nous montrer inflexibles, nous devons défendre toute
cette portion du continent comme la France elle-même. » — Et M Thiers
voudrait qu'on risquât la guerre pour une place forte qui est , dans l'Adriati-
que, à deux ou trois zones du rayon qu'il traçait ! Ce seul mot de M. Thiers
dit tout sur l'affaire d'Ancône.
Qu'on ne suppose pas au moins que M. Thiers, qui voulait qu'on risquât
la guerre pour les Belges, voulût étendre leurs limites actuelles. Ces li-
mites lui semblaient très suffisantes , et Ténumération suivante des avantages
accordés par les puissances à la Belgique en fait foi. « 11 fallait donner des
frontières à la Belgique , dit M. Thiers. On a obtenu pour elle celles de 1790,
mais avec des avantages qu'elle n'avait pas. Elle échange une portion du
Limbourg contre des enclaves que la Hollande possédait ; elle a perdu une
petite portion du Luxembourg, mais elle a, de plus qu'en 1790 , la province
de Liège , Philippeville et Marienbourg. Elle a la liberté de l'Escaut; elle a
la libre navigation des fleuves et des canaux de la Hollande. Elle peut en
ouvrir de nouveaux sur le territoire de cette nation. Elle a Anvers au lieu de
Maëstricht, c'est-à-dire du commerce au lieu de moyens de guerre. Elle sup-
porte un tiers de la dette néerlandaise , en représentation de la dette austro-
belge, antérieure à 1789, de la dette franco-belge , comprenant le temps de
la réunion à la France, en représentation, enlin, de la part qu'elle devait
prendre dans la dette contractée depuis 1815 par le royaume des Pays-Bas.
Ces trois parts n'égalent pas sans doute le tiers qu'elle supporte, mais les avan-
tages commerciaux qu'on lui a cédés présentent une surabondante compen-
sation. « La Hollande perd le Luxembourg , qui lui avait été donné en échange
des principautés héréditaires de Dietz , Dillembourg , Hadamar, Siégen. Elle
voit lui échapper l'immense monopole de l'Escaut; enfin, on lui ravit cette
Belgique qui , en 1815, avait été une consolation du cap de Bonne-Espérance
et de tant de colonies perdues. A-t-on été bien injuste, bien dur envers les
Belges, bien partial pour Guillaume? »
« Ainsi , en récapitulant ce que la Belgique et nous avons gagné , nous di-
rons que la Belgique a gagné :
« D'être détachée de la Hollande; reconnue; constituée mieux qu'en 1790;
pourvue déroutes, de communications, d'avantages commerciaux; rendue
neutre , ce qui veut dire garantie de la guerre ou secourue forcément par la
France, l'un ou l'autre infailliblement; pourvue d'un roi qui la chérit déjà,
et qui est la seule personne devenue populaire dans ce pays depuis un an et
demi ; appelée enfin à un bel avenir.
« Nous dirons que la France a gagné :
« D'abord , tout ce qu'a gagné son alliée; ensuite, la destruction du royaume
REVUE. — CHRONIQUE. 269
des Pays-Bas, qui était une redoutable hostilité contre elle, une vaste iéts
de 2iont , comme on a dit ; le remplacement de ce royaume par un état neutre
qui la couvre, ou bien devient un allié utile, et lui permet de s'étendre jus-
qu'à la Meuse; la destruction des places qui lui étaient inutiles, puisqu'elle
possède déjà deux rangs de places sur cette frontière, et qui ne pouvaient
être bonnes qu'à d'autres qu'à elle; par suite, un mouvement rétrograde ,
pour le système anti-français , de Mons et Tournay jusqu'à IMaëstricht; enfin .
la consécration d'une révolution.
« Il nous semble que de tels résultats, sans guerre, sont une des plus
grandes nouveautés de la diplomatie; que le cabinet, qui a su les obtenir, n'a
manqué ni de force ni d'habileté, et que les puissances qui les ont accordés
n'étaient pas conjurées contre la France , résolues à sa perte. Leur noble mo-
dération était un retour dû à la noble modération de la France. »
Nous ne nous lassons pas de citer les belles paroles de M. Thiers, parce
qu'elles le placent sous son véritable jour, avec le sens parfait qu'il a toujours
montré jusqu'à ces derniers temps , où quelques fausses lueurs de passion
l'ont égaré momentanément dans sa route. Ces paroles éclairent aussi la si-
tuation politique actuelle , et elles pourraient répondre à chaque paragraphe
du projet d'adresse , depuis le début jusqu'à ce passage qui s'applique direc-
tement à l'amendement introduit en faveur de la Pologne : « Nous ne pou-
vons invoquer le droit de non-intervention en faveur de la Pologne. La Rus-
sie aurait bravé, pour la Pologne, tout, même une guerre faite par Napoléon
avec six cent mille hommes. C'était pour elle une question de vie ou de
mort. Perdre la Pologne , c'eût été pour elle rétrograder de quatre règnes.
Ce que la France a dit et pu, c'est d'offrir sa médiation , c'est-à-dire de faire
des démarches , que l'Angleterre , tout aussi généreuse que d'autres , n'a pas
voulu imiter, parce quelle n'aime pas les choses inutiles... Tout ce que nous
entendons chaque jour là-dessus ne prouve , chez ceux qui le disent, ni plus
de zèle, ni plus de sympathie pour les Polonais, que le gouvernement n'en
éprouve. C'est tout simplement un emploi fait des malheurs des autres ,
pour attaquer, calomnier , déconsidérer un gouvernement qu'on déteste. >•
On remarquera ici qu'il y a toujours abondance de faits et de raisonne-
mens dans les écrits de ]\L Thiers. Dans ce passage, l'honorable écrivain
répond victorieusement à la coalition, qui accuse le gouvernement d'avoir
laissé relâcher nos liens avec l'Angleterre, et qui fonde cette accusation sur
l'abandon oiî nous laisserait lord Palmerston dans nos négociations rela-
tives à la délimitation territoriale de la Belgique. L'Angleterre, se plaçant à
un autre point de vue, a sans doute jugé qu'elle ferait toie cliose inutile en
se joignant dans cette circonstance au gouvernement français. Et en cela ,
elle a fait seulement ce qu'elle faisait quand elle refusait de suivre, dans ses
offres de médiation, le gouvernement que soutenait alors M. Thiers. L'al-
liance anglaise est-elle rompue pour cela? A-t-elle été rompue, quand il
s'agissait de la Pologne ? La conservation de la Pologne , comme nation , in-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
téressait cependant bien vivement la France. C'était un boulevart lointain ,
il est vrai, mais siîr, contre une des grandes puissances du Nord. Et il ne
s'agissait cependant que d'une simple offre de médiation , tandis que dans
les négociations relatives à la Belgique, l'Angleterre peut craindre, en ap-
puyant trop la France , non pas de fortifler le boulevart que nous trouvons
de ce côté contre l'Allemagne , mais de nous créer, pour un avenir incertain ,
une magnifique position maritime à Anvers , à Flessingue et à Ostende.
Mais M. Tbiers a été plus loin dans son écrit. Il a renié, condamné la
politique qui risquerait une conflagration pour les états de l'Italie autres que
le Piémont. Le principe de non-intervention, établi par M. Mole, ne l'ou-
blions pas, et pratiqué par lui dans toutes ses conséquences telles que les ad-
met 31. Tbiers lui-même, ce principe ne peut, selon M. Tbiers, s'appliquer
au monde entier; car alors , dit-il , il faudrait prendre les armes pour la
moindre peuplade, depuis les Alpes jusqu'à l'Oural. On ne peut l'appliquer
qu'à certains états, à ceux dont les intérêts sont communs avec les nôtres,
et il ne doit s'étendre qu'aux pays compris dans notre rayon de défense,
<*'est-à-dire la Belgique, la Suisse et le Piémont. Il n'est donc pas question
de la Romagne! — « Si la France eût fait autrement, dit M. Tbiers, outre
qu'elle prenait envers tous les peuples le fol engagement que nous venons de
dire, elle acceptait la guerre contre l'Autricbe, c'est-à-dire contre l'Europe,
pour deux provinces italiennes; elle faisait pour ces provinces ce qu'elle
n'avait pas voulu faire pour se donner la Belgique; elle cbangeait, pour les
intérêts des autres, un système de paix qu'elle n'avait pas cbangé pour ses
propres intérêts; en se compromettant, elle jouait la liberté du monde pour
la liberté de quelques cités italiennes. Ou les raisons qu'elle avait eues de
renoncer au Rbin étaient insufûsantes , ou, si elles étaient sufûsantes, elles
devaient lui interdire de marcber aux Alpes, bien entendu, la Suisse et le
Piémont restant intacts.
« Engager l'Autricbe à se retirer, lui interdire de séjourner dans ces pro-
vinces, engager Rome à adoucir, à améliorer leur sort, était tout ce qu'on
pouvait: sinon, on entreprenait une croisade universelle. La France avait
tout risqué pour la Belgique, elle aurait tout risqué pour le Piémont; elle
ne le devait pas , elle ne le pouvait pas pour Modène et Bologne.
« Une autre question s'élevait d'ailleurs, question effrayante, celle de la
papauté. L'insurrection réussissant, la papauté était obligée de s'enfuir et de
prendre la route de Vienne, car nous n'étions pas là pour lui faire prendre
celle de Savone ou de Paris. Or, nous le demandons, on sait ce que la papauté
a fait à Paris ! Qu'eùt-elle fait établie à Vienne ? Figurez-vous le pape à Vienne,
tenant dans ses mains les consciences dévotes du midi et de l'ouest de la
France! C'était la guerre religieuse, jointe à la guerre territoriale et politi-
que. C'étaient trois questions à la fois. »
Il nous semble qu'après les deux excellens discours de M. Mole sur l'affaire
d'Ancône, et l'excellent écrit de M. Tbiers, il ne reste plus rien à ajouter sur
REVUE. — CHRONIQUE. 271
cette question. Il est évident que la seule conduite à tenir, était celle que le
gouvernement a tenue, et qu'il n'y a qu'aux partisans de la guerre à tout
prix que cette conduite peut sembler condamnable. Il faut bien que le mi-
nistère se résigne à se passer des suffrages de l'extrême gauche ! M. Thiers ,
s'il revient au pouvoir, sera bien obligé de renoncera son tour à la douce sa-
tisfaction d'entendre les applaudisseniens de cette partie de la chambre , car,
une fois aux affaires, il n'aura pas d'autres principes politiques que ceux
qu'il a déjà eus. Répondrons-nous maintenant à l'incident élevé par M. Gui-
zot? M. ]Molé était-il dans son droit en portant à la tribune une dépêche dont
il n'avait eu connaissance que postérieurement à sa venue dans le sein de la
commission? n'est-ce pas une attaque puérile, et bien puérile, quand elle est
jetée à travers une discussion de principes aussi grave. Une feuille de la
coalition élève un reproche qui a une apparence plus sérieuse. Elle dit que
le ministère n'avait pas le droit de communiquer des pièces relatives à une
négociation pendante. C'est aussi le principe qui a dirigé le ministère en ré-
pondant sur les affaires de Belgique. Il a montré une réserve et une discré-
tion dont il n'avait pas reçu lui-même l'exemple de ses prédécesseurs. Quant
à l'évacuation d'Ancône, elle est effectuée ; nos soldats sont rentrés en France ,
et le gouvernement, en défendant ses actes, n'a usé que du droit légitime de
la défense.
Il est vrai qu'il serait bien plus commode, pour la coalition , d'obtenir du
gouvernement qu'il se lie lui-même les mains, et ensuite de lui livrer bataille .
et quelle bataille ! Nous avons encore entendu dire qu'en communiquant les
dépêches ministérielles , on portait atteinte à la cons dération et à l'influence
des anciens ministres , et qu'on leur préparait , pour l'époque de leur retour,
un rôle bien difficile. Quand les anciens ministres cesseront de se ruer sur
le pouvoir qui leur échappe, quand ils ne contracteront pas alliance avec
des opinions qu'ils ont réprouvées , quand leurs amis ne viendront plus à la
tribune fouiller des écrits publiés il y a plus de trente ans, lorsqu'il n'y avait
pas de gouvernement représentatif en France , les nécessités de la défense
seront moins dures. Mais, en attendant, nous demandons à tous les hommes
de bonne foi , si le ministère n'a pas subi , avec une dignité et une modéra-
tion sans exemple, tous les outrages, toutes les injures de la coalition. Est-
ce donc la traiter bien cruellement que de lui opposer les actes de ses chefs?
Et ceux qui applaudissaient dans la chambre , à la lecture de la dépêche de
M. Thiers, sont-ils bien venus à se plaindre de la publicité qui lui a été
donnée ? Ce serait bien le cas de s'écrier avec IM. Thiers : Il n'y a pas un de
vous qui ne soit le démenti de l'autre, et votre coalition n'est qu'une réci-
proque duperie !
Quant aux députés légitimistes , guidés par M. Berryer , nous ne trouve-
rions pas de terme pour exprimer les sentimens que nous ferait éprouver
leur conduite, s'il était vrai, comme ils le déclarent aujourd'hui, dans leur
feuille officielle, qu'ils aient résolu de voter pour l'adresse sans amendement,
272 REVUE DES DEUX MONDES.
et tous avec l'opposition. Ainsi M. Berryer et ses amis voteraient en faveur
de la révolution de Pologne, contre le saint-père, pour le maintien du dra-
peau tricolore à Ancône, contre don Carlos, en faveur de la reine Christine
et de son gouvernement, en un mot, ils voteraient contre les alliances et les
appuis de la restauration , contre le chef de l'église catholique et contre la
légitimité! Suivez mon panache hlanc, disait Henri IV, vous le trouverez
toujours sur le chemin de l'honneur! Les députés légitimistes feraient pren-
dre aujourd'hui au drapeau sans tache une singulière route, et le parti roya-
liste, si religieux, si moral, nous permettrait alors de lui remontrer qu'il
est étrangement représenté à la chambre. Et, cependant, on pourrait encore
dire à la louange des députés légitimistes , qu'ils marchent à front découvert,
sur la route d'où ils ont banni les scrupules de conscience; mais les fonc-
tionnaires qui serrent la main des ministres, en cachant dans une des leurs
la boule noire qu'ils vont jeter au fond de l'urne , que dire de ceux-là , et
eojnment les nommer!
P. S. Le vote sur le paragraphe relatif à Ancone, qui vient d'avoir lieu,
nous apprend que la chambre a refusé de s'associer à la politique de l'opposi-
tion, qui consiste à méconnaître les traités. Ce vote est d'uhe haute impor-
tance. Il répare d'imprudens écrits, de dangereuses paroles, et il maintient
à la France le rang qu'elle a acquis dans l'estime de l'Europe, depuis la révo-
lution de 1830. Grâce à ce vote, la France, toujours forte, reste loyale et
fidèle à ses engagemens. En s'associant pour maintenir ainsi la politique du
13 mars, la chambre et le ministère ont également mérité la reconnaissance
du pays.
V. DE Mars.
L'ABBESSE
DE CASTRO.
Païenne, 15 septembre 1838.
I.
Le mélodrame nous a montré si souvent les brigands italiens du.
xvi^ siècle, et tant de gens en ont parlé sans les connaître, que nous
en avons maintenant les idées les plus fausses. On peut dire en gé-
néral que ces brigands furent ropposition contre les gouvernemens
atroces qui, en Italie, succédèrent aux républiques du moyen-âge.
Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen le plus riche de la défunte
république, et pour séduire le bas peuple il ornait la ville d'églises
magniflques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ra-
venne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola, les Cane de
Vérone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan , et, enfin,
les moins belliqueux et les plus hypocrites de tous , les Médicis de
Florence. Parmi les historiens de ces petits états , aucun n'a osé ra-
conter les empoisonnemens et assassinats sans nombre ordonnés par
la peur qui tourmentait ces petits tyrans ; ces graves historiens étaient
à leur solde. Considérez que chacun de ces tyrans connaissait person-
nellement chacun des républicains dont il savait être exécré ( le grand
duc de Toscane Côme, par exemple, connaissait Strozzi ) , que plusieurs
de ces tyrans périrent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines
TOME WlL — r"^ FÉVRIER 1839. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
profondes, les méfiances éternelles qui donnèrent tant d'esprit et
de courage aux Italiens du xvi" siècle et tant de génie à leurs ar-
tistes. Tous verrez ces passions profondes empêcher la naissance de
ce préjugé assez ridicule qu'on appelait rhonneur, du temps de
M""" de Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir
le maître dont on est né le sujet et pour plaire aux dames. Au
xvr siècle , l'activ ité d'un homme et son mérite réel ne pouvaient
se montrer en France , et conquérir l'admiration , que par la bra-
voure sur le champ de bataille ou dans les duels ; et , comme les
femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les
juges suprêmes du mérite d'un homme. Alors naquit Vesprit de ya-
lanteric qui prépara l'anéantissement successif de toutes les passions
et même de l'amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous obéis-
sons tous : la vanité. Les rois protégèrent la vanité et avec grande
raison ; de là l'empire des rubans.
En Italie, un homme se distinguait par tous les yenres de mérite,
par les grands coups d'épée comme par les découvertes dans les an-
ciens manuscrits : voyez Pétrarque , l'idole de son temps ; et une
femme du xvi'' siècle aimait un homme savant en grec autant et
plus qu'elle n'eût aimé un homme célèbre par la bravoure militaire.
Alors on vit des passions et non pas l'habitude de la galanterie.
Voilà la grande différence entre l'Italie et la France, voilà pourquoi
l'Italie a vu naître les Raphaël , les (iiorgion, les Titien , les Corrége,
tandis que la France produisait tous ces braves capitaines du xvi*
siècle, si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tué un si grand
nombre d'ennemis.
Je demande pardon pour ces rudes vérités. Quoi qu'il en soit , les
vengeances atroces et nécessaires des petits tyrans italiens du moyen-
âge concilièrent aux brigands le cœur des peuples. On haïssait les
brigands quand ils volaient des chevaux, du blé, de l'argent, en un
mot, tout ce qui leur était nécessaire pour vivre ; mais au fond le
cœur des peuples était pour eux ; et les filles du village préféraient
à tous les autres le jeune garçon qui, une fois dans la vie, avait été
forcé (ïandar alla 9nachia, c'est-à-dire de fuir dans les bois et de
prendre refuge auprès des brigands à la suite de quelque action
trop imprudente.
De nos jours encore tout le monde assurément redoute la rencon-
tre des brigands; mais subissent-ils des châtimens, chacun les plaint.
C'est que ce peuple si fin , si moqueur, qui rit de tous les écrits pu-
bliés sous la censure de ses maîtres, fait sa lecture habituelle de
L'ABBESSE de CASTRO. 275
petits poèmes qui racontent avec chaleur la vie des brigands les plus
renommés. Ce qu'il trouve d'héroïque dans ces histoires, ravit la
flbre artiste qui vit toujours dans les basses classes, et, d'ailleurs, il
est tellement las des louanges officielles données à certaines gens,
que tout ce qui n'est pas officiel en ce genre va droit à son cœur,
n faut savoir que le bas peuple, en Italie , souffre de certaines cho-
ses que le voyageur n'apercevrait jamais, vécût-il dix ans dans le
pays. Par exemple, il y a quinze ans, avant que la sagesse des gou-
vernemens n'eût supprimé les brigands (1), il n'était pas rare de
voir certains de leurs exploits punir les iniquités des (jonvenieurs
de petites villes. Ces gouverneurs , magistrats absolus dont la paie
ne s'élève pas à plus de vingt écus par mois , sont naturellement aux
ordres de la famille la plus considérable du pays , qui , par ce moyen
bien simple, opprime ses ennemis. Si les brigands ne réussissaient pas
toujours à punir ces petits gouverneurs despotes, du moins ils se
moquaient d'eux et les bravaient, ce qui n'est pas peu de chose aux
yeux de ce peuple spirituel. Un sonnet satirique le console de tous
ses maux, et jamais il n'oublia une offense. Voilà une autre des dif-
férences capitales entre l'Italien et le Français.
Au xvi" siècle , le gouverneur d'un bourg avait-il condamné à mort
un pauvre habitant en butte à la haine de la famille prépondérante ,
souvent on voyait les brigands attaquer la prison et essayer de déli-
vrer l'opprimé. De son côté, la famille puissante, ne se fiant pas trop
aux huit ou dix soldats du gouvernement chargés de garder la prison,
levait à ses frais une troupe de soldats temporaires. Ceux-ci , qu'on
appelait des hravi, bivouaquaient dans les alentours de la prison, et
se chargeaient d'escorter jusqu'au lieu du supplice le pauvre diable
dont la mort avait été achetée. Si cette famille puissante comptait un
jeune homme dans son sein , il se mettait à la tète de ces soldats
improvisés. Cet état de la civilisation fait gémir la morale , j'en con-
viens; de nos jours on a le duel , l'ennui , et les juges ne se vendent
pas ; mais ces usages du xvi^ siècle étaient merveilleusement propres
à créer des hommes dignes de ce nom.
Beaucoup d'historiens , loués encore aujourd'hui par la littérature
routinière des académies , ont cherché à dissimuler cet état de choses
qui, vers 1550, forma de si grands caractères. De leur temps, leurs
(1) Gasparoiie, le dernier briRand, traita avec le gouvernement en 1826; il est enfermé
dans la citadelle de Civila-Vecchia avec trente-deux de ses hommes. Ce fut le manque d'eau
sur les sommets des Apennins , où il s'était réfugié , qui l'obligea à traiter. Cest un homme
d'esprit, d'une figure assez revenante.
18.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
prudens menso%es furent récompensés par tous les honneurs dont
pouvaient disposer les Médicis de Florence , les d'Est de Ferrare ,
les vice-rois de Naples , etc. Un pauvre historien , nommé Gianone,
a voulu soulever un coin du voile; mais , comme il n'a osé dire qu'une
très petite partie de la vérité, et encore en employant des formes
dubitatives et obscures , il est resté fort ennuyeux , ce qui ne l'a pas
empêché de mourir en prison à quatre-vingt-deux ans, le 7 mars 1758.
La première chose à faire, lorsque l'on veut connaître l'histoire
d'Italie , c'est donc de ne point lire les auteurs généralement approu-
vés ; nulle part on n'a mieux connu le prix du mensonge , nulle part
il ne fut mieux payé (1).
Les premières histoires qu'on ait écrites en Itahe , après la grande
barbarie du ix'' siècle, font déjà mention des brigands, et en parlent
comme s'ils eussent existé de temps immémorial. Voyez le recueil de
Muratori. Lorsque, par malheur pour la félicité pubhquc , pour la
justice, pour le bon gouvernement, mais par bonheur pour les arts,
les républiques du moyen-âge furent opprimées, les républicains les
plus énergiques, ceux qui aimaient la liberté plus que la majorité de
leurs concitoyens, se réfugièrent dans les bois. Naturellement le
peuple vexé par les Baglioni , par les Malatesli , par les Bentivoglio ,
par les Médicis, etc., aimait et respectait leurs ennemis. Les cruautés
des petits tyrans qui succédèrent aux premiers usurpateurs, par
exemple les cruautés de Côme, premier grand-duc de Florence, qui
taisait assassiner les républicains réfugiés jusque dans Venise, jusque
dans Paris, envoyèrent des recrues à ces brigands. Pour ne parler
que des temps voisins de ceux où vécut notre héroïne, vers l'an 1550,
Alphonse Piccolomini, ducde Monte-Mariano, et Marco Sciarra dirigè-
rent avec succès des bandes armées qui, dans les environs d'Albano,
bravaient les soldats du pape alors fort braves. La ligne d'opération
de ces fameux chefs que le peuple admire encore s'étendait depuis
le Pô et les marais de Ravenne jusqu'aux bois qui alors couvraient
le Vésuve. La forêt de la Faggiola, si célèbre par leurs exploits,
située à cinq lieues de Rome, sur la route de Naples , était le quar-
tier-général de Sciarra, qui , sous le pontificat de Grégoire XIII , réu-
nit quelquefois plusieurs milliers de soldats. L'histoire détaillée de
(1 ) Paul Jove , évêquc de Côme , VArélin et cent autres moins amusans , cl que Tcnnui qu'ils
tlistribuent a sauvés de l'infamie. Robertson, Roscoe, sont remplis de mensonges. Guichar-
din se vendit à Côme 1er, qui se moqua de lui. De nos jours, Colelta et Pignolti ont dit la
vérité, ce dernier avec la peur constante d'être destitué, quoique ne voulant être imprimé
qu'après sa mort.
L'ABBESSE de CASTRO. ^p 277
cet illustre brigand serait incroyable aux yeux de la génération pré-
sente, en ce sens que jamais on ne voudrait comprendre les motifs
de ses actes. Il ne fut vaincu qu'en 1592. Lorsqu'il vit ses affaires
dans un état désespéré , il traita avec la république de A^enise et passa
à son service avec ses soldats les plus dévoués ou les plus coupables,
comme on voudra. Sur les réclamations du gouvernement romain ,
Venise, qui avait signé un traité avec Sciarra, le fit assassiner, et
envoya ses braves soldats défendre l'île de Candie contre les Turcs,
Mais la sagesse vénitienne savait bien qu'une peste meurtrière ré-
gnait à Candie, et en-quelques jours les cinq cents soldats que Sciarra
avait amenés au service de la république furent réduits à soixante-
sept.
Cette forêt de la Faggiola, dont les arbres gigantesques couvrent
un ancien volcan , fut le dernier théâtre des exploits de ]\Iarco Sciarra.
Tous les voyageurs vous diront que c'est le site le plus magnifique
de cette admirable campagne de Rome , dont l'aspect sombre semble
fait pour la tragédie. Elle couronne de sa noire verdure les sommets
du mont Albano.
C'est à une ancienne éruption volcanique antérieure de bien des
siècles à la fondation de Rome que nous devons cette magnifique
montagne. A une époque qui a précédé toutes les histoires, elle surgit
au milieu de la vaste plaine qui s'étendait jadis entre les Apennins
et la mer. Le Monte-Cavi , qui s'élève entouré par les sombres om-
brages de la Faggiola , en est le point culminant ; on l'aperçoit de
partout, de Terracine et d'Ostie comme de Rome et de Tivoli, et
c'est la montagne d'Albano, maintenant couverte de palais, qui , vers
midi , termine cet horizon de Rome si célèbre parmi les voyageurs.
Un couvent de moines noirs a remplacé , au sommet du Monte-Cavi,
le temple de Jupiter Férétrien , où les peuples latins venaient sacri-
fier en commun et resserrer les liens d'une sorte de fédération reli-
gieuse. Protégé par l'ombrage de châtaigniers magnifiques, le voya-
geur parvient, en quelques heures, aux blocs énormes que présentent
les ruines du temple de Jupiter; mais sous ces ombrages sombres,
si déUcieux dans ce climat, môme aujourd'hui, le voyageur regarde
avec inquiétude au fond de la forêt ; il a peur des brigands. Arrivé
au sommet du Monte-Cavi, on allume du feu dans les ruines du
temple pour préparer les alimens. De ce point qui domine toute la
campagne de Rome, on aperçoit, au couchant , la mer qui semble à
deux pas, quoique à trois ou quatre lieues; on distingue les moindres
bateaux ; avec la plus faible lunette, on compte les hommes qui pas-
278 . BEVUE DES DEUX MONDES.
sent à Naples sur le bateau à vapeur. De tous les autres côtés , la vue
s'étend sur une plaine magnifique qui se termine, au levant, par l'A-
pennin , au-dessus de Palestrine , et au nord , par Saint-Pierre et les
autres grands édifices de Rome. Le Monte-Cavi n'étant pas trop élevé,
l'œil distingue les moindres détails de ce pays sublime qui pourrait
se passer d'illustration historique, et cependant chaque bouquet de
bois, chaque pan de mur en ruine, aperçu dans la plaine ou sur les
pentes de la montagne, rappelle une de ces batailles si admirables par
le patriotisme et la bravoure que raconte Tite-Live.
Encore de nos jours l'on peut suivre, pour arriver aux blocs énor-
mes, restes du temple de Jupiter Férétrien, et qui servent de mur au
jardi» des moines noirs, la route triomphale parcourue jadis par les
premiers rois de Rome. Elle est pavée de pierres taillées fort régu-
fièrement; et, au milieu de la forêt de la Faggiola , on en trouve de
longs fragmcns.
Au bord du cratère éteint qui, rempli maintenant d'une eau fim-
pide , est devenu le joli lac d'Albano de cinq à six milles de tour, si
profondément encaissé dans le rocher de lave, était située Albe, la
mère de Rome , et que la politique romaine détruisit dès le temps des
premiers rois. Toutefois ses ruines existent encore. Quelques siècles
plus tard , à un quart de lieue d'Aibe, sur le versant de la montagne
qui regarde la mer, s'est élevée Albano, la ville moderne; mais elle est
séparée du lac par un rideau de rochers qui cachent le lac à la ville et
la ville au lac. Lorsqu'on l'aperçoit de la plaine, ses édifices blancs se
détachent sur la verdure noire et profonde de la forêt si chère aux
brigands et si souvent nommée, qui couronne de toutes parts la mon-
tagne volcanique.
Albano, qui compte aujourd'hui cinq ou six mille habitans, n'en
avait pas trois mille en 154-0, lorsque florissait, dans les premiers
rangs de sa noblesse , la puissante famille Campireali dont nous allons
raconter les malheurs.
Je traduis cette histoire de deux manuscrits volumineux, l'un ro-
main, et l'autre de Florence. A mon grand péril, j'ai osé reproduire
leur style, qui est presque celui de nos vieilles légendes. Le style si
fin et si mesuré de l'époque actuelle eût été , ce me semble, trop peu
d'accord avec les actions racontées et surtout avec les réflexions des
auteurs. Ils écrivaient vers l'an 1598. Je sollicite l'indulgence du
lecteur et pour eux et pour moi.
L'ABBESSE de CASTRO. 279
II.
« Après avoir écrit tant d'histoires tragiques , dit l'auteur du ma-
nuscrit florentin , je finirai par celle de toutes qui me fait le plus de
peine à raconter. Je vais parler de cette fameuse abbesse du couvent
de la Visitation à Castro, Hélène de Campireali, dont le procès et la
mort donnèrent tant à parler à la haute société de Rome et de l'Italie.
Déjà, vers 1555, les brigands régnaient dans les environs de Rome,
les magistrats étaient vendus aux familles puissantes. En l'année 1572,
qui fut celle du procès, Grégoire Xïll Buoncompagni monta sur le
trône de saint Pierre. Ce saint pontife réunissait toutes les vertus
apostoliques ; mais on a pu reprocher quelque faiblesse à son gou-
vernement civil, il ne sut ni choisir des juges honnêtes, ni réprimer
les brigands ; il s'affligeait des crimes et ne savait pas les punir. Il lui
semblait qu'en infligeant la peine de mort , il prenait sur lui une res-
ponsabilité terrible. Le résultat de cette manière de voir fut de peu-
pler d'un nombre presque infini de brigands les routes qui condui-
sent à la ville éternelle. Pour voyager avec quelque sûreté, il fallait
être ami des brigands. La forêt de la Faggiola , à cheval sur la route
de Naples par Albano , était depuis long-temps le quartier-général
d'un gouvernement ennemi de celui de sa sainteté, et plusieurs fois
Rome fut obligée de traiter, comme de puissance à puissance , avec
Marco Sciarra, l'un des rois de la forêt. Ce qui faisait la force de ces
brigands, c'est qu'ils étaient aimés des paysans leurs voisins.
«Cette joHe ville d' Albano, si voisine du quartier-général des bri-
gands, vit naître, en 15V2, Hélène de Campireali. Son père passait
pour le patricien le plus riche du pays, et, en cette qualité, il avait
épousé Victoire Carafa, qui possédait de grandes terres dans le
royaume de Naples. Je pourrais citer quelques vieillards qui vivent
encore, et ont fort bien connu Victoire Carafa et sa fille. Victoire
fut un modèle de prudence et d'esprit; mais, malgré tout son génie,
elle ne put prévenir la ruine de sa famille. Chose singulière! les
malheurs affreux qui vont former le triste sujet de mon récit, ne
peuvent, ce me semble, être attribués, en particulier, à aucun des
acteurs que je vais présenter au lecteur : je vois des malheureux,
mais, en vérité, je ne puis trouver des coupables. L'extrême beauté
et l'ame si tendre de la jeune Hélène étaient deux grands périls pour
elle, et font l'excuse de Jules Brancifortc, son amant, tout comme
•ISO REVUE DES DEUX MONDES.
ie manque absolu d'esprit de monsignor Cittadini, évêque de Castro,
peut aussi l'excuser jusqu'à un certain point. Il avait dû son avance-
ment rapide dans la carrière des honneurs ecclésiastiques à l'hon-
nêteté de sa conduite , et surtout à la mine la plus noble et à la figure
la plus régulièrement belle que l'on pût rencontrer. Je trouve écrit
de lui qu'on ne pouvait le voir sans l'aimer.
«Comme je ne veux flatter personne, je ne dissimulerai point
qu'un saint moine du couvent de Monte-Cavi, qui souvent avait été
surpris dans sa cellule , élevé à plusieurs pieds au-dessus du soi ,
comme saint Paul , sans que rien autre que la grâce divine pût le
soutenir dans cette position extraordinaire (1), avait prédit au sei-
gneur de Campireali que sa famille s'éteindrait avec lui , et qu'il n'au-
rait que deux enfans, qui tous deux périraient de mort violente. Ce
fut à cause de cette prédiction qu'il ne put trouver à se marier dans
le pays, et qu'il alla chercher fortune à Naples, où il eut le bonheur
ele trouver de grands biens et une femme capable, par son génie, de
changer sa mauvaise destinée, si toutefois une telle chose eût été
possible. Ce seigneur de Campireali passait pour fort honnête homme
et faisait de grandes charités, mais il n'avait nul esprit, ce qui Ht que
peu à peu il se retira du séjour de Rome , et finit par passer presque
toute l'année dans son palais d'Albano. Il s'adonnait à la culture de
ses terres situées dans cette plaine si riche , qui s'étend entre la ville
et la mer. Par les conseils de sa femme , il fit donner l'éducation la
plus magnifique à son fils Fabio , jeune homme très fier de sa nais-
sance , et à sa fille Hélène , qui fut un miracle de beauté, ainsi qu'on
peut le voir encore par son portrait qui existe dans la collection Far-
nèse. Depuis que j'ai commencé à écrire son histoire, je suis allé au
palais Farnèse pour considérer l'enveloppe mortelle que le ciel avait
donnée à cette femme, dont la fatale destinée fit tant de bruit de son
temps, et occupe môme encore la mémoire des hommes. La forme
de la tête est un ovale allongé, le front est très grand, les cheveux
sont d'un blond foncé. L'air de sa physionomie est plutôt gai ; elle
avait de grands yeux d'une expression profonde , et des sourcils châ-
tains formant un arc parfaitement dessiné. Les lèvres sont fort minces,
et l'on dirait que les contours de la bouche ont été dessinés par le
(1) Encore aujourd'hui, celte posilioii singulière est regardée, par le peuple de la cam-
pagne de Rome, comme un signe certain de sainteté. Vers l'an 18-23, un moine d'Albano
fut aperçu plusieurs fois soulevé de terre par la grâce divine. On lui attribua de nombreux
miracles; on accourait de vingt lieues à la ronde pour recevoir sa bénédiction; des fenvnes
appartenant aux premières classes de la société l'avaient vu se tenant , dans sa cellule , à trois
pieds de terre. Tout à coup il disparut,
L'ABBESSE de CASTRO. 281
fameux peintre Corrége. Considérée au milieu des portraits qui l'en-
tourent à la galerie Farnèse, elle a l'air d'une reine. Il est bien rare
que l'air gai soit joint à la majesté.
« Après avoir passé huit années entières comme pensionnaire au
eouvent de la Visitation de la ville de Castro, maintenant détruite,
où l'on envoyait, dans ce temps-là, les filles de la plupart des
princes romains, Hélène revint dans sa patrie, mais ne quitta point
le couvent , sans faire offrande d'un calice magnifique au grand autel
de l'église. A peine de retour dans Albano, son père fit venir de Rome,
moyennant une pension considérable , le célèbre poète Cechùio, alors
fort âgé ; il orna la mémoire d'Hélène des plus beaux vers du divin
Virgile; de Pétrarque, de l'Arioste et du Dante, ses fameux élèves, «
Ici le traducteur est obligé de passer une longue dissertation sur
les diverses parts de gloire que le xvi^ siècle faisait à ces grands
poètes. Il paraîtrait qu'Hélène savait le latin. Les vers qu'on lui fai-
sait apprendre parlaient d'amour, et d'un amour qui nous semble-
rait bien ridicule , si nous le rencontrions en 1838 ; je veux dire
l'amour passionné qui se nourrit de grands sacrifices , ne peut sub-
sister qu'environné de mystère, et se trouve toujours voisin des plus
affreux malheurs.
Tel était l'amour que sut inspirer à Hélène , à peine âgée de dix-
sept ans, Jules Branciforte. C'était un de ses voisins fort pauvre; il
habitait une chétive maison bâtie dans la montagne, à un quart de
lieue de la ville, au milieu des ruines d'Albe et sur les bords du pré-
cipice de cent cinquante pieds , tapissé de verdure , qui entoure le
lac. Cette maison , qui touchait aux sombres et magnifiques ombrages
de la forêt de la Faggioîa , a depuis été démolie , lorsqu'on a bâti le
couvent de Palazzuola. Ce pauvre jeune homme n'avait pour lui que
son air vif et leste et l'insouciance non jouée avec laquelle il suppor-
tait sa mauvaise fortune. Tout ce que l'on pouvait dire de mieux en
sa faveur , c'est que sa figure était expressive sans être belle. Mais il
passait pour avoir bravement combattu sous les ordres du prince Co-
lonne et parmi ses bravi, dans deux ou trois entreprises fort dange-
reuses. Malgré sa pauvreté, malgré l'absence de beauté, il n'en
possédait pas moins, aux yeux de toutes les jeunes filles d'Albano .
le cœur qu'il eût été le plus flatteur de conquérir. Bien accueilli par-
tout, Jules Branciforte n'avait eu que des amours faciles, jusqu'au
moment où Hélène revint du couvent de Castro. «Lorsque, peu
après, le grand poète Cechino se transporta de Rome au palais Cam-
pireali, pour enseigner les belles-lettres à cette jeune fille, Jules,
282 REVUE DES DEUX MONDES.
qui le connaissait, lui adressa une pièce de vers latins sur le bonheur
qu'avait sa vieillesse de voir de si beaux yeux s'attacher sur les siens,
et une ame si pure être parfaitement heureuse quand il daignait ap-
prouver ses pensées. La jalousie et le dépit des jeunes filles auxquelles
Jules faisait attention avant le retour d'Hélène, rendirent bientôt
inutiles toutes les précautions qu'il employait pour cacher une passion
naissante, et j'avouerai que cet amour entre un jeune homme de
vingt-deux ans et une fille de dix-sept fut conduit d'abord d'une façon
que la prudence ne saurait approuver. Trois mois ne s'étaient pas
écoulés lorsque le seigneur de Campireali s'aperçut que Jules Bran-
ciforte passait trop souvent sous les fenêtres de son palais (que l'on
voit encore vers le milieu de la grande rue qui monte vers le lac ). »
La franchise et la rudesse, suites naturelles de la liberté que
souffrent les républiques, et l'habitude des passions franches non
encore réprimées par les mœurs de la monarchie, se montrent à dé-
couvert dans la première démarche du seigneur de Campireali. Le
jour même où il fut choqué des fréquentes apparitions du jeune
Branciforte , il l'apostropha en ces termes :
« Comment oses-tu bien passer ainsi sans cesse devant ma maison,
et lancer des regards impertinens sur les fenêtres de ma fille , toi qui
n'as pas même d'habits pour te couvrir? Si je ne craignais que ma
démarche ne fût mal interprétée des voisins , je te donnerais trois se-
quins d'or et tu irais à Rome acheter une tunique plus convenable.
Au moins ma vue et celle de ma fille ne seraient plus si souvent of-
fensées par l'aspect de tes haillons. »
Le père d'Hélène exagérait sans doute : les habits du jeune Bran-
ciforte n'étaient point des haillons, ils étaient faits avec des matériaux
fort simples ; mais , quoique fort propres et souvent brossés , il faut
avouer que leur aspect annonçait un long usage. Jules eut l'ame si
profondément navrée par les reproches du seigneur de CampireaU ,
qu'il ne parut plus de jour devant sa maison.
Comme nous l'avons dit, les deux arcades, débris d'un aqueduc
antique, qui servaient de murs principaux à la maison bâtie par le
père de Branciforte, et par lui laissée à son fils, n'étaient qu'à cinq
ou six cents pas d'Albano, Pour descendre de ce lieu élevé à la ville
moderne , Jules était obligé de passer devant le palais Campireali ;
Hélène remarqua bientôt l'absence de ce jeune homme singulier qui,
au dire de ses amies , avait abandonné toute autre relation pour se
consacrer en entier au bonheur qu'il semblait trouver à la regarder.
Un soir d'été , vers minuit , la fenêtre d'Hélène était ouverte , la
L'ABBESSE de CASTRO. 283
jeune fille respirait la brise de mer qui se fait fort bien sentir sur la
colline d'Albano , quoique cette ville soit séparée de la mer par une
plaine de trois lieues. La nuit était sombre, le silence profond ; on eût
entendu tomber une feuille. Hélène, appuyée sur sa fenêtre, pensait
peut-être à Jules , lorsqu'elle entrevit quelque chose comme l'aile
silencieuse d'un oiseau de nuit qui passait doucement tout contre sa
fenêtre. Elle se retira effrayée. L'idée ne lui vint point que cet objet
pût être présenté par quelque passant ; le second étage du palais où se
trouvait sa fenêtre était à plus de cinquante pieds de terre. Tout à
coup elle crut reconnaître un bouquet dans cette chose singulière qui ,
au milieu d'un profond silence, passait et repassait devant la fenêtre sur
laquelle elle était appuyée ; son cœur battit avec violence. Ce bouquet
lui sembla fixé à l'extrémité de deux ou trois de ces cannes, espèce
de grands joncs, assez semblables au bambou, qui croissent dans la
campagne de Rome et donnent des tiges de vingt à trente pieds. La
faiblesse des cannes et la brise assez forte faisaient que Jules avait
quelque difficulté à maintenir son bouquet exactement vis-à-vis la
fenêtre où il supposait qu'Hélène pouvait se trouver, et d'ailleurs la
nuit était tellement sombre, que de la rue l'on ne pouvait rien aper-
cevoir à une telle hauteur. Immobile devant sa fenêtre, Hélène était
profondément agitée. Prendre ce bouquet, n'était-ce pas un aveu)?
Elle n'éprouvait d'ailleurs aucun des sentimens qu'une aventure de
ce genre ferait naître , de nos jours, chez une jeune fille de la haute
société, préparée à la vie par une belle éducation. Comme son père
et son frère Fabio étaient dans la maison, sa première pensée fut
que le moindre bruit serait suivi d'un coup d'arquebuse dirigé sur
Jules; elle eut pitié du danger que courait ce pauvre jeune homme.
Sa seconde pensée fut que, quoiqu'elle le connût encore bien peu,
il était pourtant l'être au monde qu'elle aimait le mieux après sa
famille. Enfin, après quelques minutes d'hésitation, elle prit le bou-
quet, et, en touchant les fleurs dans l'obscurité profonde, elle sentit
qu'un billet était attaché à la tige d'une fleur; elle courut sur le grand
escalier pour lire ce billet à la lueur de la lampe qui veillait devant
l'image de la Madone. Imprudente! se dit-elle lorsque les premières
lignes l'eurent fait rougir de bonheur, si l'on me voit, je suis perdue,
et ma famille persécutera à jamais ce pauvre jeune homme. Elle
revint dans sa chambre et alluma sa lampe. Ce moment fut délicieux
pour Jules qui, honteux de sa démarche et comme pour se cacher
même dans la profonde nuit , s'était collé au tronc énorme d'un de
284 REVUE DES DEUX MONDES.
ces chênes verts, aux formes bizarres, qui existent encore aujourd'hui
yis-à-vis le palais Campireali.
Dans sa lettre, Jules racontait avec la plus parfaite simplicité la
réprimande humiliante qui lui avait été adressée par le père d'Hélène.
« Je suis pauvre , il est vrai , continuait-il , et vous vous figureriez
difficilement tout l'excès de ma pauvreté. Je n'ai que ma maison que
vous avez peut-être remarquée sous les ruines de l'aqueduc d'Albe;
autour de la maison se trouve un jardin que je cultive moi-même, et
dont les herbes me nourrissent. Je possède encore une vigne qui est
affermée trente écus par an. Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous
aime; certainement je ne puis pas vous proposer de venir partager
ma misère. Et cependant, si vous ne m'aimez point, la vie n'a plus
aucun prix pour moi; il est inutile de vous dire que je la donnerais
mille fois pour vous. Et cependant , avant votre retour du couvent ,
cette vie n'était point infortunée : au contraire , elle était remplie
des rêveries les plus brillantes. Ainsi , je puis dire que la vue du bon-
heur m'a rendu malheureux. Certes, alors personne au monde n'eût
osé m'adresser les propos dont votre père m'a llétri ; mon poignard
m'eût fait prompte justice. Alors, avec mon courage et mes armes,
je m'estimais l'égal de tout le monde; rien ne me manquait. Main-
tenant tout est bien changé : je connais la crainte. C'est trop écrire;
peut-être me méprisez-vous. Si , au contraire , vous avez quelque
pitié de moi , malgré les pauvres habits qui me couvrent, vous remar-
querez que tous les soirs, lorsque minuit sonne au couvent des Capu-
cins, au sommet de la colline, je suis caché sous le grand chêne,
vis-à-vis la fenêtre que je regarde sans cesse, parce que je suppose
qu'elle est celle de votre chambre. Si vous ne me méprisez pas comme
le fait votre père, jetez-moi une des fleurs du bouquet, mais prenez
garde qu'elle ne soit entraînée sur une des corniches ou sur un des
balcons de votre palais. »
Cette lettre fut lue plusieurs fois ; peu à peu les yeux d'Hélène se
remplirent de larmes ; elle considérait avec attendrissement ce ma-
gnifique bouquet dont les Heurs étaient liées avec un fil de soie très
fort. Elle essaya d'arracher une fleur, mais ne put en venir à bout;
puis elle fut saisie d'un remords. Parmi les jeunes filles de Rome,
arracher une fleur, mutiler d'une façon quelconque un bouquet donné
par l'amour, c'est s'exposer à faire mourir cet amour. Elle craignait
que Jules ne s'impatientât, elle courut à sa fenêtre; mais, en y arri-
vant, elle songea tout à coup qu'elle était trop bien vue, la lampe
L'ABBESSE de CASTRO. 585
remplissait la chambre de lumière. Hélène ne savait plus quel signe
elle pouvait se permettre; il lui semblait qu'il n'en était aucun qui
ne dît beaucoup trop.
Honteuse, elle rentra dans sa chambre en courant. Mais le temps
se passait; tout à coup il lui vint une idée qui la jeta dans un trouble
inexprimable : Jules allait croire que comme son père elle méprisait
sa pauvreté ! Elle vit un petit échantillon de marbre précieux déposé
sur sa table, elle le noua dans son mouchoir, et jeta ce mouchoir au
pied du chône vis-à-vis sa fenêtre. Ensuite, elle fit signe qu'on s'éloi-
gnât; elle entendit Jules lui obéir; car, en s'en allant, il ne cherchait
plus à dérober le bruit de ses pas. Quand il eut atteint le sommet de la
ceinture de rochers qui sépare le lac des dernières maisons d'Albano,
elle l'entendit chanter des paroles d'amour; elle lui fit des signes d'a-
dieu, cette fois moins timides, puis se mit à relire sa lettre.
Le lendemain et les jours suivans, il y eut des lettres et des entre-
vues semblables; mais, comme tout se remarque dans un village ita-
lien , et qu'Hélène était de bien loin le parti le plus riche du pays ,
le seigneur de Campireali fut averti que tous les soirs, après minuit ,
on apercevait de la lumière dans la chambre de sa fille, et, chose bien
autrement extraordinaire, la fenêtre était ouverte, et même Hélène
s'y tenait comme si elle n'eût éprouvé aucune crainte des zinzarc.
sorte de cousins extrêmement incommodes et qui gâtent fort les.
belles soirées de la campagne de Rome. Ici je dois de nouveau soili-,
citer l'indulgence du lecteur. Lorsque l'on est tenté de connaître les
usages des pays étrangers, il faut s'attendre à des idées bien saugre-
nues, bien différentes des nôtres). Le seigneur de Campireali pré-
para son arquebuse et celle de son fils. Le soir, comme onze heures
trois quarts sonnaient , il avertit Fabio, et tous les deux se glissèrent,
en faisant le moins de bruit possible , sur un grand balcon de pierre
qui se trouvait au premier étage du palais, précisément sous la fenêtre
d'Hélène. Les piliers massifs de la balustrade en pierre les mettaient
à couvert jusqu'à la ceinture des coups d'arquebuse qu'on pourrait
leur tirer du dehors. Minuit sonna ; le père et le fils entendirent
bien quelque petit bruit sous les arbres qui bordaient la rue vis-à-vis
leur palais, mais, ce qui les remplit d'étonnement, il ne parut pas i\i^
lumière à la fenêtre d'Hélène. Cette fille, si simple jusqu'ici et qui
semblait un enfant à la vivacité de ses mouvemens , avait changé de
caractère depuis qu'elle aimait. Elle savait que la moindre imprudence
compromettait la vie de son amant: si un seigneur de rimportance
Je son père tuait un pauvre homme tel que Jules Branciforte , il ert
286 REVUE DES DEUX MONDES.
serait quitte pour disparaître pendant trois mois , qu'il irait passer à
Naples ; pendant ce temps ses amis de Rome arrangeraient l'affaire,
et tout se terminerait par l'offrande d'une lampe d'argent de quel-
ques centaines d'écus à l'autel de la Madone alors à la mode. Le matin,
au déjeuner, Hélène avait vu à la physionomie de son père qu'il avait
un grand sujet de colère, et, à l'air dont il la regardait quand il croyait
n'être pas remarqué, elle pensa qu'elle entrait pour beaucoup dans
cette colère. Aussitôt elle alla jeter un peu de poussière sur les bois
des cinq arquebuses magnifiques que son père tenait suspendues au-
près de son lit. Elle couvrit également d'une légère couche de pous-
sière ses poignards et sesépées. Toute la journée elle fut d'une gaieté
folle, elle parcourait sans cesse la maison du haut en bas ; à chaque
instant elle's'approchait des fenêtres , bien résolue de faire à Jules un
signe négatif, si elle avait le bonheur de l'apercevoir. Mais elle n'avait
garde : le pauvre garçon avait été si profondément humilié par l'apo-
strophe du riche seigneur de Campireali, que de jour il ne paraissait
jamais dans Albano; le devoir seul l'y amenait le dimanche pour la
messe de la paroisse. La mère d'Hélène, qui l'adorait et ne savait
lui rien refuser, sortit trois fois avec elle ce jour-là, mais ce fut en
vain ; Hélène n'aperçut point Jules. Elle était au désespoir. Que de-
vint-elle lorsque, allant visiter sur le soir les armes de son père, elle
vit que deux arquebuses avaient été chargées , et que presque tous
les poignards et épées avaient été maniés. Elle ne fut distraite de sa
mortelle inquiétude que par l'extrême attention qu'elle donnait au
soin de paraître ne se douter de rien. En se retirant à dix heures du
soir, elle ferma à clé la porte de sa chambre qui donnait dans l'anti-
chambre de sa mère, puis elle se tint collée à sa fenêtre et cou-
chée sur le sol , de façon à ne pouvoir pas être aperçue du dehors.
Qu'on juge de l'anxiété avec laquelle elle entendit sonner les heuces;
il n'était plus question des reproches qu'elle se faisait souvent sur
la rapidité avec laquelle elle s'était attachée à Jules , ce qui pouvait
la rendre moins digne d'amour à ses yeux. Cette journée-là avança
plus les affaires du jeune homme que six mois de constance et de
protestations. A quoi bon mentir? se disait Hélène. Est-ce que je
ne l'aime pas de toute mon ame?
A onze heures et demie, elle vit fort bien son père et son frère se
placer en embuscade sur le grand balcon de pierre au-dessous de sa
fenêtre. Deux minutes après que minuit eut sonné au couvent des
Capucins , elle entendit fort bien aussi les pas de son amant qui s'ar-
rêta sous le grand chêne ; elle remarqua avec joie que son père et son
L'aBBESSE I)E CASTRO. 287
frère semblaient n'avoir rien entendu : il fallait l'anxiété de l'amour
pour distinguer un bruit aussi léger.
Maintenant, se dit-elle , ils vont me tuer, mais il faut à tout prix
qu'ils ne surprennent pas la lettre de ce soir; ils persécuteraient à ja-
mais ce pauvre Jules. Elle fit un signe de croix , et, se retenant d'une
main au balcon de fer de sa fenêtre, elle se pencha au dehors,
s'avançant autant que possible dans la rue. Un quart de minute ne
s'était pas écoulé lorsque le bouquet, attaché comme de coutume à
la longue canne, vint frapper sur son bras. Elle saisit le bouquet;
mais, en l'arrachant vivement à la canne sur l'extrémité de laquelle il
était fixé, elle fit frapper cette canne contre le balcon en pierre. A
l'instant partirent deux coups d'arquebuse suivis d'un silence parfait.
Son frère Fabio, ne sachant pas trop, dans l'obscurité , si ce qui frap-
pait violemment le balcon n'était pas une corde à l'aide de laquelle
Jules descendait de chez sa sœur, avait fait feu sur son balcon ; le
lendemain , elle trouva la marque de la balle qui s'était aplatie sur le
fer. Le seigneur de Campireali avait tiré dans la rue, au bas du bal-
con de pierre , car Jules avait fait quelque bruit en retenant la canne
prête à tomber. Jules de son côté , entendant du bruit au-dessus de
sa tète , avait deviné ce qui allait suivre et s'était mis à l'abri sous la
saillie du balcon.
Fabio rechargea rapidement son arquebuse, et, quoi que son père
pût lui dire, courut au jardin de la maison, ouvrit sans bruit une
petite porte qui donnait sur une rue voisine, et ensuite s'en vint, à
pas de loup, examiner un peu les gens qui se promenaient sous le
balcon du palais. A ce moment, Jules, qui ce soir-là était bien accom-
pagné, se trouvait à vingt pas de lui, collé contre un arbre. Hélène,
penchée sur son balcon et tremblante pour son amant, entama aus-
sitôt une conversation à très haute voix avec son frère qu'elle enten-
dait dans la rue ; elle lui demanda s'il avait tué les voleurs.
— Ne croyez pas que je sois dupe de votre ruse scélérate , lui cria
celui-ci delà rue qu'il arpentait en tous sens, mais préparez vos
larmes , je vais tuer l'insolent qui ose s'attaquer à votre fenêtre. Ces
paroles étaient à peine prononcées qu'Hélène entendit sa mère frapper
à la porte de sa chambre.
Hélène se hâta d'ouvrir , en disant qu'elle ne concevait pas com-
ment cette porte se trouvait fermée.
— Pas de comédie avec moi , mon cher ange , lui dit sa mère , ton
père est furieux et te tuera peut-être : viens te placer avec moi dans
mon lit; et, si tu as une lettre, donne-la moi, je la cacherai.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Hélène lui dit : — Voilà le bouquet , la lettre est cachée entre les
fleurs. A peine la mère et la fille étaient-elles au lit, que le seigneur
de Campireali rentra dans la chambre de sa femme; il revenait de
son oratoire qu'il était allé visiter et où il avait tout renversé. Ce qui
frappa Hélène, c'est que son père, pâle comme un spectre, agissait
avec lenteur et comme un homme qui a parfaitement pris son parti.
Je suis morte, se dit Hélène.
— Nous nous réjouissons d'avoir des enfans, dit son père, en pas-
sant près du lit de sa femme pour aller à la chambre de sa fille ,
tremblant de fureur, mais affectant un sang-froid parfait; nous nous
réjouissons d'avoir des enfans , nous devrions répandre des larmes de
sang plutôt quand ces enfans sont des fdles. Grand Dieu ! est-il bien
possible ! leur légèreté peut enlever l'honneur à tel homme qui de-
puis soixante ans n'a pas donné la moindre prise sur lui.
En disant ces mots , il passa dans la chambre de sa fille.
— Je suis perdue , dit Hélène à sa mère , les lettres sont sous le
piédestal du crucifix, à côté de la fenêtre. — Aussitôt la mère sauta hors
du lit , et courut après son mari ; elle se mit à lui crier les plus mau-
vaises raisons possibles , afin de faire éclater sa colère : elle y réussit
complètement. Le vieillard devint furieux, il brisait tout dans la
chambre de sa fille ; mais la mère put enlever les lettres sans être
aperçue. Une heure après, quand le seigneur de Campireali fut rentré
dans sa chambre à côté de celle de sa femme , et tout étant tran-
quille dans la maison , la mère dit à sa fille :
— Voilà tes lettres , je ne veux pas les lire , tu vois ce qu'elles ont
failli nous coûter! A la place je les brûlerais. Adieu, embrasse-moi.
Hélène rentra dans sa chambre fondant en larmes ; il lui semblait
que, depuis ces paroles de sa mère, elle n'aimait plus Jules. Puis elle
se prépara à brûler ses lettres; mais, avant de les anéantir, elle ne put
s'empêcher de les relire. Elle les relut tant et si bien , que le soleil
était déjà haut dans le ciel quand enfin elle se détermina à suivre un
conseil salutaire.
Le lendemain , qui était un dimanche , Hélène s'achemina vers lu
paroisse avec sa mère; par bonheur, son père ne les suivit pas. La pre-
mière personne qu'elle aperçut dans l'église , ce fut Jules Branci-
forte. D'un regard elle s'assura qu'il n'était point blessé. Son bon-
heur fut au comble; les évènemens de la nuit étaient à mille lieues
de sa mémoire. Elle avait préparé cinq ou six petits billets tracés sur
des chiffons de vieux papier souillés avec de la terre détrempée
L'ABBESSE de CASTRO. 289
d'eau , et tels qu'on peut en trouver sur les dalles d'une église; ces
billets contenaient tous le môme avertissement :
« Ils avaient tout découvert, excepté son nom. Qu^il ne reparaisse
plus dans la rue; on viendra ici souvent. »
Hélène laissa tomber un de ces lambeaux de papier; un regard
avertit Jules, qui ramassa et disparut. En rentrant chez elle, une
heure après , elle trouva sur le grand escalier du palais un fragment
de papier qui attira ses regards par sa ressemblance exacte avec ceux
dont elle s'était servie le matin. Elle s'en empara, sans que sa mère
elle-même s'aperçût de rien; elle y lut :
« Dans trois jours il reviendra de Rome, où il est forcé d'aller. On
chantera en plein jour, les jours de marché, au milieu du tapage des
paysans, vers dix heures. »
Ce départ pour Rome parut singulier à Hélène. Est-ce qu'il craint
les coups d'arquebuse de mon frère? se disait-elle tristement. L'a-
mour pardonne tout, excepté l'absence volontaire; c'est qu'elle est
le pire des supplices. Au lieu de se passer dans une douce rêverie et
d'être tout occupée à peser les raisons qu'on a d'aimer son amant,
la vie est agitée par des doutes cruels. Mais , après tout , puis-je croire
qu'il ne m'aime plus? se disait Hélène pendant les trois longues
journées que dura l'absence de Branciforte. Tout à coup ses chagrins
furent remplacés par une joie folle : le troisième jour, elle le vit pa-
raître en plein midi , se promenant dans la rue, devant le palais de
son père. Il avait des habillemens neufs et presque magnifiques. Ja-
mais la noblesse de sa démarche et la naïveté gaie et courageuse de
sa physionomie n'avaient éclaté avec plus d'avantage; jamais aussi,
avant ce jour-là, on n'avait parlé si souvent dans Albano de la pau-
vreté de Jules. C'étaient les hommes et surtout les jeunes gens qui
répétaient ce mot cruel; les femmes et surtout les jeunes filles ne
tarissaient pas en éloges de sa bonne mine.
Jules passa toute la journée à se promener par la ville; il semblait
se dédommager des mois de réclusion auxquels sa pauvreté l'avait
condamné. Comme il convient à un homme amoureux, Jules était
bien armé sous sa tunique neuve. Outre sa dague et son poignard, il
avait mis son giacco [ sorte de gilet long en mailles de fil de fer, fort
incommode à porter, mais qui guérissait ces cœurs italiens d'une
triste maladie, dont en ce siècle-là on éprouvait sans cesse les at-
teintes poignantes, je veux parler de la crainte d'être tué au détour
de la rue par un des ennemis qu'on se connaissait). Ce jour-là, Jules
espérait entrevoir Hélène, et d'ailleurs il avait quelque répugnance à
TOME XVII. 19
2^ REVUE DES DEUX MONDES.
se trouver seul avec lui-même dans sa maison solitaire : voici pour-
quoi. Ranuce, un ancien soldat de son père, après avoir fait dix cam-
pagnes avec lui dans les troupes de divers condotieri^ et, en dernier
lieu, dans celles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque
ses blessures forcèrent celui-ci à se retirer. Le capitaine Branciforte
avait des raisons pour ne pas vivre à Rome; il était exposé à y ren-
contrer les fils d'hommes qu'il avait tués ; même dans Albano , il ne
se souciait pas de se mettre tout-à-fait à la merci de l'autorité régu-
lière. Au lieu d'acheter ou de louer une maison dans la ville, il aima
mieux en bâtir une située de façon à voir venir de loin les visiteurs. Il
trouva dans les ruines d'Albe une position admirable : on pouvait ,
sans être aperçu par les visiteurs indiscrets, se réfugier dans la forêt
où régnait son ancien ami et patron, le prince Fabrice Colonne. Le
capitaine Branciforte se moquait fort de l'avenir de son fils. Lors-
qu'il se retira du service, Agé de cinquante ans seulement, mais
criblé de blessures , il calcula qu'il pourrait vivre encore quelque dix
ans , et , sa maison bâtie, dépensa chaque année le dixième de ce qu'il
avait amassé dans les pillages des villes et villages auxquels il avait
eu l'hoimeur d'assister.
Il acheta la vigne qui rendait trente écus de rente à son fils, pour
répondre à la mauvaise plaisanterie d'un bourgeois d'Albano , qui lui
avait dit, un jour qu'il disputait avec emportement sur les intérêts
et l'honneur de la ville , qu'il appartenait, en effet, à un aussi riche
propriétaire que lui de donner des conseils aux anciens d'Albano. Le
capitaine acheta la vigne, et annonça qu'il en achèterait bien d'autres;
puis, rencontrant le mauvais plaisant dans un lieu solitaire, il le tua
d'un coup de pistolet.
Après huit années de ce genre de vie, le capitaine mourut; son
aide-de-camp Banuce adorait Jules; toutefois, fatigué de l'oisi-
veté , il reprit du service dans la troupe du prince Colonne. Sou-
vent il venait voir son JiJs Jules, c'était le nom qu'il lui donnait,
et , à la veille d'un assaut périlleux que le prince devait soutenir dans
sa forteresse de la Petrella , il avait emmené Jules combattre avec
lui. Le voyant fort brave :
— Il faut que tu sois fou , lui dit-il , et de plus bien dupe , pour
vivre auprès d'Albano comme le dernier et le plus pauvre de ses ha-
bitans, tandis qu'avec ce que je te vois faire et le nom de ton père ,
tu pourrais être parmi nous un brillant soldat d'aventure, et de plus
faire ta fortune. — Jules fut tourmenté par ces paroles; il savait le latin
montré par un prêtre , mais son père s'étant toujours moqué de tout
L'ABBESSE de CASTRO. 291
ce que disait le prêtre au-delà du latin , il n'avait absolument aucune
instruction. Eu revanche, méprisé pour sa pauvreté, isolé dans sa
maison solitaire , il s'était fait un certain bon sens qui , par sa har-
diesse, aurait étonné les savans. Par exemple, avant d'aimer Hélène,
et sans savoir pourquoi, il adorait la guerre, mais il avait de la répu-
gnance pour le pillage qui, aux yeux de son père le capitaine et de
Ranuce, était comme la petite pièce destinée à faire rire, qui suit la
noble tragédie. Depuis qu'il aimait Hélène, ce bon sens acquis par
ses réflexions solitaires faisait le supplice de Jules. Cette ame , si in-
souciante jadis, n'osait consulter personne sur ses doutes, elle était
remplie de passion et de misère. Que ne dirait pas le seigneur de
Gampireali s'il le savait soldat d'aveiiture? Ce serait pour le coup
qu'il lui adresserait des reproches fondés! Jules avait toujours
compté sur le métier de soldat, comme sur une ressource assurée
pour le temps où il aurait dépensé le prix des chaînes d'or et autres
bijoux qu'il avait trouvés dans la caisse de fer de son père. Si Jules
n'avait aucun scrupule à enlever , lui si pauvre , la fille du riche sei-
gneur de Gampireali , c'est qu'en ce temps-là les pères disposaient
de leurs biens après eux comme bon leur semblait, et le seigneur
de Gampireali pouvait fort bien laisser mille écus à sa UUe pour
toute fortune. Un autre problème tenait l'imagination de Jules pro-
fondément occupée : 1" dans quelle ville établirait-il la jeune Hélène,
après l'avoir épousée et enlevée à son père ; 2" avec quel argent la
ferait-il vivre?
Lorsque le seigneur de Gampireali lui adressa le reproche san-
glant auquel il avait été tellement sensible, Jules fut pendant deux
jours en proie à la rage et à la douleur la plus vive : il ne pouvait se
résoudre ni à tuer le vieillard insolent, ni à le laisser vivre. Il passait
les nuits entières à pleurer; enfin il résolut de consulter Ranuce, le
seul ami qu'il eût au monde : mais cet ami le comprendrait-il? Ge fut
en vain qu'il chercha Ranuce dans toute la forêt de la Faggiola, il
fut obligé d'aller sur la route de Naplcs, au-delà de Vellettri , où Ra-
nuce commandait une embuscade : il y attendait, eu nombreuse
compagnie, Ruiz d'Avalos, général espagnol, qui se rendait à Rome
par terre , sans se rappeler que naguère , en nombreuse compagnie ,
il avait parlé avec mépris des soldats d'aventure de la compagnie
Colonne. Son aumônier lui rappela fort à propos cette petite circon-
stance , et Ruiz d'Avalos prit le parti de faire armer une barque et de
venir à Rome par mer.
Dès que le capitaine Ranuce eut entendu le récit de Jules : — Dé-
19.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
cris-moi exactement , lui dit-il , la personne de ce seigneur de Cam-
pireali, afin que son impudence ne coûte pas la vie à quelque bon
habitant d'Albano. Dès que l'affaire qui nous retient ici sera terminée
par oui ou par non , tu te rendras à Rome , où tu auras soin de te
montrer dans les hôtelleries et autres lieux publics, à toutes les heures
de la journée; il ne faut pas que l'on puisse te soupçonner à cause
de ton amour pour la fille.
Jules eut beaucoup de peine à calmer la colère de l'ancien com-
pagnon de son père. Il fut obligé de se fâcher.
— Crois-tu que je demande ton épée? lui dit-il enfin. Apparem-
ment que , moi aussi , j'ai une épée ! Je te demande un conseil sage.
Ranuce finissait tous ses discours par ces paroles : — ïu es jeune, tu
n'as pas de blessures; l'insulte a été publique : or, un homme dés-
honoré est méprisé môme des femmes,
Jules lui dit qu'il désirait réfléchir encore sur ce que voulait son
cœur, et malgré les instances de Ranuce, qui prétendait absolument
qu'il prît part à l'attaque de l'escorte du général espagnol, où, di-
sait-il, il y aurait de l'honneur à acquérir, sans compter les doublons,
Jules revint seul à sa petite maison. C'est là que, la veille du jour où
le seigneur de Campireali lui tira un coup d'arquebuse , il avait reçu
Ranuce et son caporal , de retour des environs de Vellettri, Ranuce
employa la force pour voir la petite caisse de fer où son patron , le
capitaine Rranciforte, enfermait jadis les chaînes d'or et autres
bijoux dont il ne jugeait pas à propos de dépenser la valeur aussitôt
après une expédition. Ranuce y trouva deux écus.
— Je te conseille de te faire moine , dit-il à Jules, tu en as toutes
les vertus : l'amour de la pauvreté , en voici la preuve ; l'humilité , tu
te laisses vilipender en pleine rue par un richard d'Albano ; il ne te
manque plus que l'hypocrisie et la gourmandise.
Ranuce mit de force cinquante doublons dans la cassette de fer.
— Je te donne ma parole, dit-il à Jules, que si d'ici à un mois le sei-
gneur de Campireali n'est pas enterré avec tous les honneurs dus à
sa noblesse et à son opulence , mon caporal ici présent viendra avec
trente hommes démolir ta petite maison et brûler tes pauvres meu-
bles. Il ne faut pas que le fils du capitaine Rranciforte fasse une
mauvaise figure en ce monde , sous prétexte d'amour.
Lorsque le seigneur de Campireali et son fils tirèrent les deux
coups d'arquebuse, Ranuce et le caporal avaient pris position sous le
balcon de pierre , et Jules eut toutes les peines du monde à les em-
pêcher de tuer Fabio . ou du moins de l'enlever, lorsque celui-ci fit
L'ABBESSE de CASTRO. 293
une sortie imprudente en passant par le jardin , comme nous l'avons
raconté en son lieu. La raison qui calma Ranuce fut celle-ci : il ne
faut pas tuer un jeune homme qui peut devenir quelque chose
et se rendre utile , tandis qu'il y a un vieux pécheur plus coupable
que lui, et qui n'est plus bon qu'à enterrer.
Le lendemain de cette aventure , Ranuce s'enfonça dans la forêt,
et Jules partit pour Rome. La joie qu'il eut d'acheter de beaux habits
avec les doublons que Ranuce lui avait donnés était cruellement al-
térée par cette idée, bien extraordinaire pour son siècle, et qui an-
nonçait les hautes destinées auxquelles il parvint dans la suite; il se
disait : Il faut qu'Hélène connaisse qui je suis. Tout autre homme de
son âge et de son temps n'eût songé qu'à jouir de son amour et à
enlever Hélène , sans penser en aucune façon à ce qu'elle deviendrait
six mois après , pas plus qu'à l'opinion qu'elle pourrait garder de lui.
De retour dans Albano, et l'après-midi même du jour où Jules éta-
lait à tous les yeux les beaux habits qu'il avait rapportés de Rome ,
il sut par le vieux Scotti, son ami, que Fabio était sorti de la ville à
cheval, pour aller à trois lieues de là à une terre que son père possé-
dait dans la plaine, sur le bord de la mer. Plus tard, il vit le seigneur
Campireali prendre, en compagnie de deux prêtres, le chemin de la
magnifique allée de chênes verts qui couronne le bord du cratère au
fond duquel s'étend le lac d' Albano. Dix minutes après, une vieille
femme s'introduisait hardiment dans le palais de Campireali , sous
prétexte de vendre de beaux fruits; la première personne qu'elle ren-
contra fut la petite camériste Marietta , confidente intime de sa maî-
tresse Hélène, laquelle rougit jusqu'au blanc des yeux en recevant
un beau bouquet. La lettre que cachait le bouquet était d'une lon-
gueur démesurée : Jules racontait tout ce qu'il avait éprouvé depuis
la nuit des coups d'arquebuse ; mais, par une pudeur bien singulière ,
il n'osait pas avouer ce dont tout autre jeune homme de son temps
eût été si fier, savoir : qu'il était fils d'un capitaine célèbre par ses
aventures, et que lui-môme avait déjà marqué par sa bravoure dans
plus d'un combat. Il croyait toujours entendre les réflexions que ces
faits inspireraient au vieux Campireali. 11 faut savoir qu'au xv'' siècle,
les jeunes filles, plus voisines du bon sens républicain, estimaient
beaucoup plus un homme pour ce qu'il avait fait lui-même , que
pour les richesses amassées par ses pères ou pour les actions célè-
bres de ceux-ci. Mais c'étaient surtout les jeunes filles du peuple
qui avaient ces pensées. Celles qui appartenaient à la classe riche ou
noble avaient peur des brigands, et, comme il est naturel, tenaient
2^4 REVUE DES DEUX MONDES.
en grande estime la noblesse et l'opulence. Jules finissait sa lettre
par ces mots : « Je ne sais si les habits convenables que j'ai rapportés
de Rome vous auront fait oublier la cruelle injure qu'une personne
que vous respectez m'adressa naguère , à l'occasion de ma chétive
apparence; j'ai pu me venger, je l'aurais dû, mon honneur le com-
mandait; je ne l'ai point fait en considération des larmes que ma ven-
geance aurait coûtées à des yeux que j'adore. Ceci peut vous prouver,
si, pour mon malheur, vous en doutiez encore , qu'on peut être très
pauvre et avoir des sentimens nobles. Au reste, j'ai à vous révéler un
secret terrible ; je n'aurais assurément aucune peine à le dire à toute
autre femme ; mais je ne sais pourquoi je frémis en pensant à vous
l'apprendre. Il peut détruire, en un instant, l'amour que vous avez
pour moi; aucune protestation ne me satisferait de votre part. Je
veux lire dans vos yeux l'effet que produira cet aveu. Un de ces
jours, à la tombée de la nuit, je vous verrai dans le jardin situé der-
rière le palais. Ce jour-là, Fabio et votre père seront absens : lorsque
j'aurai acquis la certitude que , malgré leur mépris pour un pauvre
jeune homme mal vêtu, ils ne pourront nous enlever trois quarts
d'heure ou une heure d'entretien , un homme paraîtra sous les fe-
nêtres de votre palais, qui fera voir aux enfans du pays un renard
apprivoisé. Plus tard, lorsque VAvc Maria sonnera, vous entendrez
tirer un coup d'arquebuse dans le lointain ; à ce moment appro-
chez-vous du mur de votre jardin, et, si vous n'êtes pas seule,
chantez. S'il y a du silence , votre esclave paraîtra tout tremblant
à vos pieds, et vous racontera des choses qui peut-être vous fe-
ront horreur. En attendant ce jour décisif, et terrible pour moi,
je ne me hasarderai plus à vous présenter de bouquet à minuit;
mais vers les deux heures de nuit je passerai en chantant , et peut-
être, placée au grand balcon de pierre, vous laisserez tomber une
fleur cueillie par vous dans votre jardin. Ce sont peut-être les der-
nières marques d'affection que vous donnerez au malheureux
Jules. »
Trois jours après, le père et le frère d'Hélène étaient allés à che-
val à la terre qu'ils possédaient sur le bord de la mer; ils devaient
en partir un peu avant le coucher du soleil , de façon à être de re-
tour chez eux vers les deux heures de nuit. Mais, au moment de se
mettre en route, non-seulement leurs deux chevaux, mais tous ceux
qui étaient dans la ferme , avaient disparu. Fort étonnés de ce vol
audacieux , ils cherchèrent leurs chevaux qu'on ne retrouva que le
lendemain dans la forêt de haute futaie qui borde la mer. Les deux
L'ABBESSE de CASTRO. 295
Campireali, père et fils, furent obligés de regagner Albano dans une
voiture champêtre tirée par des bœufs.
Ce soir-là , lorsque Jules fut aux genoux d'Hélène , il était presque
tout-à-fait nuit, et la pauvre fdle fut bien heureuse de cette obscu-
rité ; elle paraissait pour la première fois devant cet homme qu'elle
aimait tendrement, qui le savait fort bien, mais enfin auquel elle
n'avait jamais parlé.
Une remarque qu'elle fit lui rendit un peu de courage; Jules était
plus pâle et plus tremblant qu'elle. Elle le voyait à ses genoux : « En
vérité, je suis hors d'état de parler, lui disait-il. » Il y eut quelques
instans apparemment fort heureux; ils se regardaient, mais sans
pouvoir articuler un mot , immobiles comme un groupe de marbre
assez expressif. Jules était à genoux, tenant une main d'Hélène;
celle-ci, la tète penchée, le considérait avec attention.
Jules savait bien que, suivant les conseils de ses amis, les jeunes
débauchés de Rome, il aurait dû tenter quelque chose; mais il eut
horreur de cette idée. Il fut réveillé de cet état d'extase et peut-
être du plus vif bonheur que puisse donner l'amour par cette idée : le
temps s'envole rapidement; les Campireali s'approchent de leur pa-
lais. Il comprit qu'avec une ame scrupuleuse comme la sienne il ne
pouvait trouver de bonheur durable , tant qu'il n'aurait pas fait à sa
maîtresse cet aveu terrible qui eût semblé une si lourde sottise à ses
amis de Rome.
— Je vous ai parlé d'un aveu que peut-être je ne devrais pas vous
faire, dit-il enfin à Hélène. Jules devint fort pâle; il ajouta avec
peine et comme si la respiration lui manquait : — Peut-être je vais
voir disparaître ces sentimens dont l'espérance fait ma vie. Vous me
croyez pauvre ; ce n'est pas tout , je suis brigand et fils de brif/and.
A ces mots, Hélène, fille d'un homme riche et qui avait toutes
les peurs de sa caste, sentit qu'elle allait se trouver mal ; elle craignit
de tomber. Quel chagrin ne sera-ce pas pour ce pauvre Jules? pen-
sait-elle; il se croira méprisé. Il était à ses genoux. Pour ne pas
tomber, elle s'appuya sur lui, et, peu après, tomba dans ses bras
comme sans connaissance. Comme on voit, au xvi^ siècle, on aimait
l'exactitude dans les histoires d'amour. C'est que l'esprit ne jugeait
pas ces histoires-là , l'imagination les sentait, et la passion du lecteur
s'identifiait avec celle des héros. Les deux manuscrits que nous sui-
vons , et surtout celui qui présente quelques tournures de phrases
particulières au dialecte florentin, donnent dans le plus grand détail
l'histoire de tous les rendez-vous qui suivirent celui-ci. Le péril ôtait
296 REVUE DES DEUX MONDES.
les remords à la jeune fille. Souvent les périls furent extrêmes; mais
ils ne firent qu'enflammer ces deux cœurs pour qui toutes les sensa-
tions provenant de leur amour étaient du bonheur. Plusieurs fois
Fabio et son père furent sur le point de les surprendre. Ils étaient
furieux, se croyant bravés : le bruit public leur apprenait que Jules
était l'amant d'Hélène, et cependant ils ne pouvaient rien voir. Fabio,
jeune homme impétueux et fier de sa naissance, proposait à son père
de faire tuer .Iules.
— Tant qu'il sera dans ce monde, lui disait-il, les jours de ma
sœur courent les plus grands dangers. Qui nous dit qu'au premier
momnt notre honneur ne nous obligera pas à tremper les mains dans
le sang de cette obstinée? Elle est arrivée à ce point d'audace, qu'elle
ne nie plus son amour; vous l'avez vue ne répondre à vos reproches
que par un silence morne; eh bien ! ce silence est l'arrêt de mort de
.Tules Branciforte.
— Songez quel a été son père, répondait le seigneur de Campireali.
Assurément il ne nous est pas difficile d'aller passer six mois à Rome,
et, pendant ce temps, ce Branciforte disparaîtra. Mais qui nous dit
que son père qui , au milieu de tous ses crimes , fut brave et géné-
reux,généreux au point d'enrichir plusieurs de ses soldats et de rester
pauvre lui-même, qui nous dit que son père n'a pas encore des amis,
soit dans la compagnie du duc de Monte-Mariano , soit dans la com-
pagnie Colonna, qui occupe souvent les bois de la Faggiola, à une
demi-lieue de chez nous? En ce cas , nous sommes tous massacrés
sans rémission , vous , moi et peut-être aussi votre malheureuse
mère.
Ces entretiens du père et du fils , souvent renouvelés , n'étaient
cachés qu'en partie à Victoire Carafa, mère d'Hélène, et la mettaient
au désespoir. Le résultat des discussions entre Fabio et son père fut
qu'il était inconvenant pour leur honneur de souffrir paisiblement
la continuation des bruits qui régnaient dans Albano. Puisqu'il n'é-
tait pas prudent de faire disparaître ce jeune Branciforte qui , tous les
jours, paraissait plus insolent, et de plus, maintenant revêtu d'habits
magnifiques, poussait la suffisance jusqu'à adresser la parole dans
les lieux publics, soit à Fabio, soit au seigneur de Campireali lui-
même, il y avait lieu de prendre l'un des deux partis suivans, ou
peut-être même tous les deux : il fallait que la famille entière revînt
habiter Rome ; il fallait ramener Hélène au couvent de la Visitation
de Castro, où elle resterait jusqu'à ce qu'on lui eût trouvé un parti
convenable.
L'ABBESSE de CASTRO. 297
Jamais Hélène n'avait avoué son amour à sa mère : la fille et la mère
s'aimaient tendrement, elles passaient leur vie ensemble, et pour-
tant jamais un seul mot sur ce sujet, qui les intéressait presque éga-
lement toutes les deux , n'avait été prononcé. Pour la première fois
le sujet presque unique de leurs pensées se trahit par des paroles,
lorsque la mère fit entendre à sa fille qu'il était question de trans-
porter à Rome l'établissement de la famille, et peut-être même de
la renvoyer passer quelques années au couvent de Castro.
Cette conversation était imprudente de la part de Victoire Carafa ,
et ne peut être excusée que par la tendresse folle qu'elle avait pour
sa fille. Hélène , éperdue d'amour, voulut prouver à son amant
qu'elle n'avait pas honte de sa pauvreté et que sa confiance en son
honneur était sans bornes. « Qui le croirait! s'écrie l'auteur flo-
rentin, après tant de rendez-vous hardis et voisins d'une mort
horrible, donnés dans le jardin et môme une fois ou deux dans sa
propre chambre , Hélène était pure ! Forte de sa vertu , elle proposa
à son amant de sortir du palais, vers minuit, par le jardin, et
d'aller passer le reste de la nuit dans sa petite maison construite sur
les ruines d'Albe, à plus d'un quart de lieue de là. Us se déguisèrent
en moines de saint François. Hélène était d'une taille élancée, et
ainsi vêtue semblait un jeune frère novice de dix-huit ou vingt ans.
Ce qui est incroyable, et marque bien le doigt de Dieu, c'est que
dans l'étroit chemin taillé dans le roc , et qui passe encore contre le
mur du couvent des Capucins, Jules et sa maîtresse, déguisés en
moines, rencontrèrent le seigneur de Campireali et son fils Fabio,
qui, suivis de quatre domestiques bien armés et précédés d'un page
portant une torche allumée, revenaient de Castel Gandolfo, bourg
situé sur les bords du lac assez près de là. Pour laisser passer les deux
amans, les Campireali et leurs domestiques se placèrent à droite et à
gauche de ce chemin taillé dans le roc et qui peut avoir huit pieds de
large. Combien n'eùt-il pas été plus heureux pour Hélène d'être re-
connue en ce moment ! Elle eût été tuée d'un coup de pistolet par
son père ou son frère, et son supplice n'eût duré qu'un instant; mais
le ciel en avait ordonné autrement { super is aliter visutn).
« On ajoute encore une circonstance sur cette singulière rencon-
tre, et que la signora de Campireali, parvenue à une extrême vieil-
lesse et presque centenaire , racontait encore quelquefois à Rome
devant des personnages graves qui , bien vieux eux-mêmes, me l'ont
redite lorsque mon insatiable curiosité les interrogeait sur ce sujet-là
et sur bien d'autres.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
« Fabio de Campireali, qui était un jeune homme fier de son cou-
rage et plein de hauteur, remarquant que le moine le plus âgé ne
saluait ni son père, ni lui, en passant si près d'eux, s'écria : — Voilà
un fripon de moine bien fier! Dieu sait ce qu'il va faire hors du cou-
vent, lui et son compagnon , à cette heure indue! Je ne sais ce qui
me tient de lever leurs capuchons; nous verrons leur mine. — A ces
mots, Jules saisit sa dague sous sa robe de moine et se plaça entre
Fabio et Hélène. En ce moment il n'était pas à plus d'un pied de dis-
tance de Fabio; mais le ciel en ordonna autrement , et calma par un
miracle la fureur de ces deux jeunes gens qui bientôt devaient se voir
de si près. «
Dans le procès que par la suite on intenta à Hélène de Campi-
reali , on voulut présenter cette promenade nocturne comme une
preuvede corruption. C'était le délire d'un jeune cœur enflammé d'un
fol amour, mais ce cœur était pur.
ni.
11 faut savoir que les Orsini , éternels rivaux des Colonna , et tout
puissans alors daiss les villages les plus voisins de Rome, avaient fait
condamnera mort, depuis peu, parles tribunaux du gouvernement,
un riche cultivateur nommé Balthazar Batidini , né à la Petrella. Il
serait trop long de rapporter ici les diverses actions que l'on repro-
chait à Bandini : la plupart seraient des crimes aujourd'hui, mais ne
pouvaient pas être considérées d'une façon aussi sévère en 1559.
Bandini était en prison dans un château appartenant aux Orsini , et
situé dans la montagne du côté de Valmontone, à sixHeues d'Albano.
Le Barigel de Rome, suivi de cent cinquante de ses sbires , passa une
nuit sur la grande route; il venait chercher Bandini pour le conduire
à Rome dans les prisons de ïordinona; Bandini avait appelé à Rome
de la sentence qui le condamnait à mort. Mais, comme nous l'avons
dit, il était natif de la Petrella , forteresse appartenant aux Colonna;
la femme de Bandini vint dire publiquement à Fabrice Colonna , qui
se trouvait à la Petrella : — Laisserez-vous mourir un de vos fidèles
serviteurs ? — Colonna répondit : — A Dieu ne plaise que je m'écarte
jamais du respect que je dois aux décisions des tribunaux du pape
mon seigneur! — Aussitôt ses soldats reçurent des ordres, et il fît
donner avis de se tenir prêts à tous ses partisans. Le rendez-vous
était indiqué dans les environs de Valmontone , petite ville bâtie au
L'aBBESSE de CASTRO. 399
sommet d'un rocher peu élevé, mais qui a pour rempart un précipice
continu et presque vertical de soixante à quatre-vingts pieds de haut.
C'est dans cette ville appartenant au pape que les partisans des Orsini
et les shires du gouvernement avaient réussi à transporter Bandini.
Parmi les partisans les plus zélés du pouvoir, on comptait le seigneur
de Campireali et Fabio, son fils, d'ailleurs un peu parensdes Orsini.
De tout temps, au contraire, Jules Branciforte et son père avaient
été attachés aux Colonna.
Dans les circonstances où il ne convenait pas aux Colonna d'agir
ouvertement, ils avaient recours à une précaution fort simple: la
plupart des riches paysans romains , alors comme aujourd'hui , fai-
saient partie de quelque compagnie de pénitens. Les pénitens ne
paraissent jamais en public que la tète couverte d'un morceau de
toile qui cache leur figure et se trouve percé de deux trous vis-à-vis
les yeux. Quand les Colonna ne voulaient pas avouer une entreprise,
ils invitaient leurs partisans à prendre leur habit de pénitent pour
venir les joindre.
Après de longs préparatifs, la translation de Bandini , qui depuis
quinze jours faisait la nouvelle du pays, fut indiquée pour un di-
manche. Ce jour-là, à deux heures du matin, le gouverneur de Val-
montoue fit sonner le tocsin dans tous les villages de la forêt de la
Faggiola. On vit des paysans sortir en assez grand nombre de cha-
que village. (Les mœurs des républiques du moyen-ûge, du temps
desquelles on se battait pour obtenir une certaine chose que l'on dé-
sirait, avaient conservé beaucoup de bravoure dans le cœur des
paysans : de nos jours, personne ne bougerait.)
Ce jour-là on put remarquer une chose assez singulière : à me-
sure que la petite troupe de paysans armés sortie de chaque vil-
lage s'enfonçait dans la foret, elle diminuait de moitié ; les partisans
des Colonna se dirigeaient vers le lieu du rendez-vous désigné par
Fabrice. Leurs chefs paraissaient persuadés qu'on ne se battrait pas
ce jour-là : ils avaient eu ordre le matin de répandre ce bruit. Fa-
brice parcourait la forêt avec l'élite de ses partisans, qu'il avait mon-
tés sur les jeuLies chevaux à demi sauvages de son haras. 11 passait
une sorte de revue des divers détachemens de paysans ; mais il ne
leur parlait point , toute parole pouvant compromettre. Fabrice était
un grand homme maigre, d'une agilité et d'une force incroyables:
quoiqu'à peine ègé de quarante-cinq ans , ses cheveux et sa mousta-
che étaient d'une blancheur éclatante, ce qui le contrariait fort ; à C€
i^ûe on pouvait le reconnaître en des lieux où il eût mieux aimé
300 REVUE DES DEUX MONDES.
passer incognito. A mesure que les paysans le voyaient, ils criaient :
Vive Colonna ! et mettaient leurs capuchons de toile. Le prince lui-
même avait son capuchon sur la poitrine, de façon à pouvoir le pas-
ser dès qu'on apercevrait l'ennemi.
Celui-ci ne se fit point attendre : le soleil se levait à peine lorsqu'un
millier d'hommes à peu près, appartenant au parti des Orsini , et ve-
nant du côté de Yalmontone , pénétrèrent dans la foret et vinrent
passer à trois cents pas environ des partisans de Fabrice Colonna ,
que celui-ci avait fait mettre ventre à terre. Quelques minutes après
que les derniers des Orsini formant cette avant-garde curent défilé ,
le prince mit ses hommes en mouvement : il avait résolu d'attaquer
l'escorte de Bandini un quart d'heure après qu'elle serait entrée dans
le bois. En cet endroit, la forêt est semée de petites roches hautes
de quinze ou vingt pieds; ce sont des coulées de lave plus ou moins
antiques, sur lesquelles les châtaigniers viennent admirablement
et interceptent presque entièrement le jour. Comme ces coulées ,
plus ou moins attaquées par le temps, rendent le sol fort inégal,
pour épargner à la grande route une foule de petites montées et des-
centes inutiles, on a creusé dans la lave, et fort souvent la route est
à trois ou quatre pieds en contre-bas de la forêt.
Vers le lieu de l'attaque projetée par Fabrice se trouvait une clai-
rière couverte d'herbes et traversée à l'une de ses extrémités par la
grande route. Ensuite la route rentrait dans la forêt, qui, en cet en-
droit, remplie de ronces et d'arbustes entre les troncs des arbres ,
était tout-à-fait impénétrable. C'est à cent pas dans la forêt et sur
les deux bords de la route que Fabrice plaçait ses fantassins. A un
signe du prince, chaque paysan arrangea son capuchon, et prit poste
avec son arquebuse derrière un châtaignier; les soldats du prince se
placèrent derrière les arbres les plus voisins de la route. Les paysans
avaient l'ordre précis de ne tirer qu'après les soldats , et ceux-ci ne
devaient faire feu que lorsque l'ennemi serait à vingt pas. Fabrice fit
couper à la hâte une vingtaine d'arbres , qui , précipités avec leurs
branches sur la route, assez étroite en ce lieu-là et en contre-bas de
trois pieds , l'interceptaient entièrement. Le capitaine Ranuce,
avec cinq cents hommes, suivit l'avant-garde ; il avait l'ordre de ne
l'attaquer que lorsqu'il entendrait les premiers coups d'arquebuse
qui seraient tirés de l'abatis qui interceptait la route. Lorsque Fa-
brice Colonna vit ses soldats et ses partisans bien placés chacun der-
rière sou arbre et pleins de résolution, il partit au galop avec tous
ceux des siens qui étaient montés , et parmi lesquels on remarquait
L'ABBESSE de CASTRO. 301
Jules Branciforte. Le prince prit un sentier à droite de la grande
route et qui le conduisait à l'extrémité de la clairière la plus éloi-
gnée de la route.
Le prince s'était à peine éloigné depuis quelques minutes , lors-
qu'on vit venir de loin , par la route de Valmontone , une troupe
nombreuse d'hommes à cheval ; c'étaient les sbires et le Barigel , es-
cortant Bandini, et tous les cavaliers des Orsini. Au milieu d'eux se
trouvait Balthazar Bandini , entouré de quatre bourreaux vêtus de
rouge ; ils avaient l'ordre d'exécuter la sentence des premiers juges ,
et de mettre Bandini à mort, s'ils voyaient les partisans des Colonna
sur le point de le délivrer.
La cavalerie de Colonna arrivait à peine à l'extrémité de la clai-
rière ou prairie la plus éloignée de la route, lorsqu'il entendit les pre-
miers coups d'arquebuse de l'embuscade par lui placée sur la grande
route en avant de l'abatis. Aussitôt il mit sa cavalerie au galop et
dirigea sa charge sur les quatre bourreaux vêtus de rouge qui en-
touraient Bandini.
Nous ne suivrons point le récit de cette petite affaire qui ne
dura pas trois quarts d'heure ; les partisans des Orsini surpris s'en-
fuirent dans tous les sens ; mais , à l'avant-garde , le brave capitaine
Ranuce fut tué, événement qui eut une influence funeste sur la
destinée de Branciforte. A peine celui-ci avait donné quelques coups
de sabre , toujours en se rapprochant des hommes vêtus de rouge ,
qu'il se trouva vis-à-vis de Fabio Campireali.
Monté sur un cheval bouillant d'ardeur, et revêtu d'un giacco doré
(cotte de mailles], Fabio s'écriait :
— Quels sont ces misérables masqués? Coupons leurs masques
d'un coup de sabre; voyez la façon dont je m'y prends!
Presque au même instant, Jules Branciforte reçut de lui un coup
de sabre horizontal sur le front. Ce coup avait été lancé avec tant
d'adresse , que la toile qui lui couvrait le visage tomba en même
temps qu'il se sentit les yeux aveuglés par le sang qui coulait de cette
blessure , d'ailleurs fort peu grave. Jules éloigna son cheval pour
avoir le temps de respirer et de s'essuyer le visage. Il voulait, à tout
prix, ne point se battre avec le frère d'Hélène, et son cheval était
déjà à quatre pas de Fabio, lorsqu'il reçut sur la poitrine un furieux
coup de sabre qui ne pénétra point, grâce à son giacco, mais lui ôta la
respiration pour un moment. Presque au même instant, il s'entendit
crier aux oreilles :
302 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ti conosco, jiorco; canaille, Je te connais! C'est comme cela que
tu gagnes de l'argent pour remplacer tes haillons.
Jules, vivement piqué, oublia sa première résolution et revint sur
Fabio :
— Ed in mal po?ifo tu venisfi (1)! s'écria-t-il.
A la suite de quelques coups de sabre précipités, le vêtement qui
couvrait leur cotte de mailles tombait de toutes parts, La cotte de
mailles de Fabio était dorée et magnifique, celle de Jules des plus
communes.
— Dans quel égout as-tu ramassé ton (jiacco? lui cria Fabio.
Au même moment, Jules trouva l'occasion qu'il cherchait depuis
une demi-minute : la superbe cotte de mailles de Fabio ne serrait
pas assez le cou, et Jules lui porta au cou, un peu découvert, un coup
de pointe qui réussit. L'épée de Jules entra d'un demi-pied dans la
gorge de Fabio et en fit jaillir un énorme jet de sang.
— Insolent! s'écria Jules ; — et il galopa vers les hommes habillés
de rouge dont deux étaient encore à cheval à cent pas de lui. Comme
il approchait d'eux, le troisième tomba; mais, au moment où Jules
arrivait tout près du quatrième bourreau, celui-ci, se voyant envi-
ronné de plus de dix cavaliers, déchargea un pistolet à bout portant
sur le malheureux Balthazar Bandini, qui tomba,
— Mes chers seigneurs, nous n'avons plus que faire ici, s'écria
Branciforte, sabrons ces coquins de sbires qui s'enfuient de toutes
parts. — Tout le monde le suivit.
Lorsque , une demi-heure après , Jules revint auprès de Fabrice
Colonna, ce seigneur lui adressa la parole pour la première fois de
sa vie. Jules le trouva ivre de colère ; il croyait le voir transporté de
joie, à'cause de la victoire qui était complète et due tout entière à
ses bonnes dispositions; car les Orsini avaient près de trois mille
hommes, et Fabrice à cette affaire n'en avait pas réuni plus de quinze
cents.
— Nous avons perdu votre brave ami Banuce, s'écria le prince en
parlant à Jules, je viens moi-môme de toucher son corps; il est déjà
froid. Le pauvre Balthazar Bandini est mortellement blessé. Ainsi,
au fond , nous n'avons pas réussi. Mais l'ombre du brave capitaine
Ranuce paraîtra bien accompagnée devant Pluton. J'ai donné l'ordre
que l'on pende aux branches des arbres tous ces coquins de prison-
niers. N'y manquez pas, messieurs, s'écria-t-il en haussant la voix. —
(1) Malheur à toi ! tu arrives dans un moment fatal!
L'ABBESSE de CASTRO. 303
Et il repartit au galop pour l'endroit où avait eu lieu le combat d'avant-
garde. Jules commandait à peu près en second la compagnie de
Ranuce; il suivit le prince qui, arrivé près du cadavre de ce brave
soldat qui gisait entouré de plus de cinquante cadavres ennemis,
descendit une seconde fois de cheval pour prendre la main de Ranuce.
Jules l'imita, il pleurait.
— Tu es bien jeune, dit le prince à Jules, mais je te vois couvert
de sang, et ton père fut un brave homme, qui avait reçu plus de vingt
blessures au service des Colonna. Prends le commandement de ce
qui reste de la compagnie de Ranuce et conduis son cadavre à notre
église de la Petrella ; songe que tu seras peut-être attaqué sur la
route.
Jules ne fut point attaqué , mais il tua d'un coup d'épée un de ses
soldats qui lui disait qu'il était trop jeune pour commander. Cette
imprudence réussit, parce que Jules était encore tout couvert du
sang de Fabio. Tout le long de la route, il trouvait les arbres chargés
d'hommes que l'on pendait. Ce spectacle hideux, joint à la mort de
Ranuce et surtout à celle de Fabio, le rendait presque fou. Son seul
espoir était que l'on ne saurait pas le nom du vainqueur de Fabio.
Nous sautons les détails militaires. Trois jours après celui du com-
bat, il put revenir passer quelques heures à Aibano; il racontait à
ses connaissances qu'une flèvre violente l'avait retenu dans Rome où
il avait été obligé de garder le lit toute la semaine.
Mais on le traitait partout avec un respect marqué ; les gens les
plus considérables de la ville le saluaient les premiers; quelques im-
prudens allèrent même jusqu'à l'appeler sciyncur capitaine. Il avait
passé plusieurs fois devant le palais Campireali, qu'il trouva entiè-
rement fermé, et , comme le nouveau capitaine était fort timide lors-
qu'il s'agissait de faire certaines questions, ce ne fut qu'au milieu
de la journée qu'il put prendre sur lui de dire à Scotti , vieillard qui
l'avait toujours traité avec bonté :
— Mais où sont donc les Campireali? je vois leur palais fermé.
— Mon ami, répondit Scotti avec une tristesse subite, c'est là un
nom que vous ne devez jamais prononcer. Vos amis sont bien con-
vaincus que c'est lui qui vous a cherché, et ils le diront partout;
mais enfin il était le principal obstacle à votre mariage, mais enfin sa
mort laisse une sœur immensément riche , et qui vous aime. On
peut même ajouter, et l'indiscrétion devient vertu en ce moment,
on peut même ajouter qu'elle vous aime au point d'aller vous rendre
visite la nuit dans votre petite maison d'Albe. Ainsi l'on peut dire ,
304 REVUE DES DECX MONDES.
dans votre intérêt , que vous étiez mari et femme avant le fatal com-
bat des Ciampi (c'est le nom qu'on donnait dans le pays au combat
que nous avons décrit). — Le vieillard s'interrompit parce qu'il
s'aperçut que Jules fondait en larmes.
— Montons à l'auberge, dit Jules. — Scotti le suivit ; on leur donna
une chambre où ils s'enfermèrent à clé , et Jules demanda au vieil-
lard la permission de lui raconter tout ce qui s'était passé depuis
huit jours. Ce long récit terminé :
— Je vois bien à vos larmes , dit le vieillard , que rien n'a été pré-
médité dans votre conduite; mais la mort de Fabio n'en est pas moins
un événement bien cruel pour vous. Il faut absolument qu'Hélène
déclare à sa mère que vous êtes son époux depuis long-temps.
Jules ne répondit pas, ce que le vieillard attribua à une louable
discrétion. Absorbé dans une profonde rêverie , Jules se demandait
si Hélène, irritée par la mort d'un frère, rendrait justice à sa déli-
catesse ; il se repentit de ce qui s'était passé autrefois. Ensuite , à sa
demande, le vieillard lui parla franchement de tout ce qui avait
eu lieu dans Albano le jour du combat. Fabio ayant été tué sur les
six heures et demie du matin, à plus de six lieues d'Albano, chose
incroyable! dès neuf heures on avait commencé à parler de cette
mort. Vers midi on avait vu le vieux Campireali , fondant en lar-
mes et soutenu par ses domestiques , se rendre au couvent des Ca-
pucins. Peu après, trois de ces bons pères, montés sur les meilleurs
chevaux de Campireali , et suivis de beaucoup de domestiques ,
avaient pris la route du village des Ciampi , près duquel le combat
avait eu lieu. Le vieux Campireali voulait absolument les suivre ;
mais on l'en avait dissuadé, par la raison que Fabrice Colonna était
furieux (on ne savait trop pourquoi), et pourrait bien lui faire un
mauvais parti s'il était fait prisonnier.
Le soir, vers minuit, la forêt de la Faggiola avait semblé en feu :
c'étaient tous les moines et tous les pauvres d'Albano qui , portant
chacun un gros cierge allumé , allaient à la rencontre du corps du
jeune Fabio.
— Je ne vous cacherai point, continua le vieillard en baissant la
voix comme s'il eût craint d'être entendu , que la route qui conduit
à Valmontone et aux Ciamjn
— Eh bien? dit Jules.
— Eh bien! cette route passe devant votre maison, et l'on dit
que lorsque le cadavre de Fabio est arrivé à ce point , le sang a jailli
d'une plaie horrible qu'il avait au cou.
L'ABBESSE de CASTRO. 305
— Quelle horreur ! s'écria Jules en se levant.
— Calmez-vous , mon ami , dit le vieillard , vous voyez bien
qu'il faut que vous sachiez tout. Et maintenant je puis vous dire
que votre présence ici, aujourd'hui, a semblé un peu prématurée.
Si vous me faisiez l'honneur de me consulter, j'ajouterais, capitaine,
qu'il n'est pas convenable que d'ici à un mois vous paraissiez dans
Albano. Je n'ai pas besoin de vous avertir qu'il ne serait pas prudent
de vous montrer à Rome. On ne sait point encore quel parti le saint-
père va prendre envers les Colonna ; on pense qu'il ajoutera foi à la
déclaration de Fabrice qui prétend n'avoir appris le combat des
Ciampi que par la voix publique ; mais le gouverneur de Rome , qui
est tout Orsini , enrage et serait enchanté de faire pendre quelqu'un
des braves soldats de Fabrice , ce dont celui-ci ne pourrait se plain-
dre raisonnablement , puisqu'il jure n'avoir point assisté au combat.
J'irai plus loin , et, quoique vous ne me le demandiez pas , je pren-
drai la liberté de vous donner un avis militaire : vous êtes aimé dans
Albano, autrement vous n'y seriez pas en sûreté. Songez que vous
vous promenez par la ville depuis plusieurs heures , que l'un des
partisans des Orsini peut se croire bravé , ou tout au moins songer à
la facilité de gagner une belle récompense. Le vieux Campireali a
répété mille fois qu'il donnera sa plus belle terre à qui vous aura
tué. Vous auriez dû faire descendre dans Albano quelques-uns des
soldats que vous avez dans votre maison.
— Je n'ai point de soldats dans ma maison.
— En ce cas, vous êtes fou, capitaine. Cette auberge a un jardin,
nous allons sortir par le jardin , et nous échapper à travers les vignes.
Je vous accompagnerai; je suis vieux et sans armes; mais, si nous
rencontrons des mal intentionnés, je leur parlerai, et je pourrai du
moins vous faire gagner du temps.
Jules eut l'ame navrée. Oserons-nous dire quelle était sa folie?
Dès qu'il avait appris que le palais Campireali était fermé et tous ses
habitans partis pour Rome , il avait formé le projet d'aller revoir ce
jardin où si souvent il avait eu des entrevues avec Hélène. Il espé-
rait même revoir sa chambre , où il avait été reçu quand sa mère
était absente. Il avait besoin de se rassurer contre sa colère , par la
vue des lieux où il l'avait vue si tendre pour lui.
Rranciforte et le généreux vieillard ne firent aucune mauvaise ren-
contre en suivant les petits sentiers qui traversent les vignes et
montent vers le lac.
Jules se fit raconter de nouveau les détails des obsèques du jeune
TOME XVII. 20
306 REVUE DES DsEUX MONDES.
Fabio. Le corps de ce brave jeune homme, escorté par beaucoup de
prêtres, avait été conduit à Rome, et enseveli dans la chapelle de sa
famille, au couvent de Saint-Onuphre, au sommet du Janicule. On
avait remarqué, comme une circonstance fort singulière, que, la
veille de la cérémonie , Hélène avait été reconduite par son père au
couvent de la Visitation , à Castro ; ce qui avait confirmé le bruit
public qui voulait qu elle fût mariée secrètement avec le soldat d'a-
venture qui avait eu le malheur de tuer son frère.
Quand il fut près de sa maison , Jules trouva le caporal de sa com-
pagnie et quatre de ses soldats; ils lui dirent que jamais leur ancien
capitaine ne sortait de la forêt sans avoir auprès de lui quelques-uns
de ses hommes. Le prince avait dit plusieurs fois que, lorsqu'on vou-
lait se faire tuer par imprudence, il fallait auparavant donner sa dé-
mission , afin de ne pas lui jeter sur les bras une mort à venger.
Jules Branciforte comprit la justesse de ces idées, auxquelles jus-
qu'ici il avait été parfaitement étranger. Il avait cru , ainsi que les
peuples enfans, que la guerre ne consiste qu'à se battre avec cou-
rage. Il obéit sur-le-champ aux intentions du prince; il ne se donna
que le temps d'embrasser le sage vieillard qui avait eu la générosité
de l'accompagner jusqu'à sa maison.
Mais peu de jours après, Jules, à demi fou de mélancolie, revint
voir le palais Campireali. A la nuit tombante, lui et trois de ses sol-
dats, déguisés en marchands napolitains, pénétrèrent dans Albano.
Il se présenta seul dans la maison de Scotti ; il apprit qu'Hélène était
toujours reléguée au couvent de Castro. Son père, qui la croyait
mariée à celui qu'il appelait l'assassin de son fils , avait juré de ne
jamais la revoir. Il ne l'avait pas vue même en la ramenant au cou-
vent. La tendresse de sa mère semblait , au contraire, redoubler, et
souvent elle quittait Rome, pour aller passer un jour ou deux avec
sa fille.
IV.
Si je ne me justifie pas auprès d'Hélène, se dit Jules en regagnant,
pendant la nuit, le quartier que sa compagnie occupait dans la forêt,
elle finira par me croire un assassin. Dieu sait les histoires qu'on lui
aura faites sur ce fatal combat !
Il alla prendre les ordres du prince dans son chàteau-fort de la
Petrella , et lui demanda la permission d'aller à Castro. Fabrice Co-
lonna fronça le sourcil :
L'ABBESSE de CASTRO. 307
— L'affaire du petit combat n'est point encore arrangée avec sa
sainteté. Vous devez savoir que j'ai déclaré la vérité, c'est-à-dire que
j'étais resté parfaitement étranger à cette rencontre, dont je n'avais
même su la nouvelle que le lendemain , ici , dans mon château de la
Petrella. J'ai tout lieu de croire que sa sainteté finira par ajouter foi
à ce récit sincère. Mais les Orsini sont puissans , mais tout le monde
dit que vous vous êtes distingué dans cette échauffourée. Les Orsini
vont jusqu'à prétendre que plusieurs prisonniers ont été pendus aux
branches des arbres. Tous savez combien ce récit est faux; mais on
peut prévoir des représailles.
Le profond étonnement qui éclatait dans les regards naïfs du jeune
capitaine amusait le prince; toutefois il jugea, à la vue de tant d'in-
nocence, qu'il était utile de parler plus clairement.
— Je vois en vous, continua-t-il, cette bravoure complète qui a
fait connaître dans toute l'Italie le nom de Branciforte. J'espère que
vous aurez pour ma maison cette fidélité qui me rendait votre père
si cher, et que j'ai voulu récompenser en vous. Voici le mot d'ordre
de ma compagnie : >'e dire jamais la vérité sur rien de ce qui a rap-
port à moi ou à mes soldats. Si , dans le moment où vous êtes obligé
de parler, vous ne voyez l'utilité d'aucun mensonge, dites faux à tout
hasard, et gardez-vous comme de péché mortel de dire la moindre
vérité. Vous comprenez ^jue , réunie à d'autres renseignemens, elle
peut mettre sur la voie de mes projets. Je sais, du reste, que vous
avez une amourette dans le couvent de la Visitation , à Castro ; vous
pouvez aller perdre quinze jours dans cette petite ville, où les Orsini
ne manquent pas d'avoir des amis et môme des agens. Passez chez
mon majordome, qui vous remettra 200 sequins. L'amitié que j'avais
pour votre père, ajouta le prince en riant , me donne l'envie de vous
donner quelques directions sur la façon de mener à bien cette entre-
prise amoureuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serez dé-
guisés en marchands ; vous ne manquerez pas de vous fâcher contre
un de vos compagnons, qui fera profession d'être toujours ivre, et
qui se fera beaucoup d'amis en payant du vin à tous les désœuvrés de
Castro... Du reste, ajouta le prince en changeant de ton , si vous êtes
pris par les Orsini et mis à mort , n'avouez jamais votre nom vérita-
ble , et encore moins que vous m'appartenez. Je n'ai pas besoin de
vous recommander de faire le tour de toutes les petites villes, et d'y
entrer toujours par la porte opposée au côté d'où vous venez.
Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant d'un homme
ordinairement si grave. D'abord le prince sourit des larmes qu'il
20.
308 REVUE DES DEUX MOxNDES.
voyait rouler dans les yeux du jeune homme; puis sa voix à lui-môme
s'altéra. Il tira une des nombreuses bagues qu'il portait aux doigts;
en la recevant, Jules baisa cette main célèbre par tant de hauts faits.
— Jamais mon père ne m'en eût tant dit! s'écria le jeune homme
enthousiasmé.
Le surlendemain , un peu avant le point du jour, il entrait dans
les murs de la petite ville de Castro; cinq soldats le suivaient, dé-
guisés ainsi que lui : deux firent bande à part, et semblaient ne
connaître ni lui ni les trois autres. Avant même d'entrer dans la ville,
Jules aperçut le couvent de la Visitation, vaste bâtiment entouré de
noires murailles, et assez semblable à une forteresse. Il courut à l'é-
glise; elle était splendide. Les religieuses, toutes nobles et la plu-
part appartenant à des familles riches, luttaient d'amour-propre,
entre elles, à qui enrichirait celte église, seule partie du couvent qui
fût exposée aux regards du public. Il était passé en usage que celle
de ces dames que le pape nommait abbessc, sur une liste de trois
noms présentée par le cardinal protecteur de l'ordre de la Visitation ,
fît une offrande considérable, destinée à éterniser son nom. Celle
dont l'offrande était inférieure au cadeau de l'abbesse qui l'avait pré-
cédée était méprisée, ainsi que sa famille.
Jules s'avança en tremblant dans cet édifice magnifique, resplen-
dissant de marbres et de dorures. A la vérité, il ne songeait guère aux
marbres et aux dorures; il lui semblait être sous les yeux d'Hélène.
Le grand autel, lui dit-on, avait coulé plus de 800,000 francs; mais
ses regards, dédaignant les richesses du grand autel, se dirigeaient
sur une grille dorée, haute de près de quarante pieds, et divisée en
trois parties par deux pilastres en marbre. Cette grille, à laquelle
sa masse énorme donnait quelque chose de terrible, s'élevait derrière
le grand autel , et séparait le chœur des religieuses de l'église ou-
verte à tous les fidèles.
Jules se disait que derrière cette grille dorée se trouvaient, du-
rant les offices, les religieuses et les pensionnaires. Dans cette église
intérieure pouvait se rendre à toute heure du jour une religieuse ou
une pensionnaire qui avait besoin de prier; c'est sur cette circon-
stance connue de tout le monde qu'étaient fondées les espérances du
pauvre amant.
Il est vrai qu'un immense voile noir garnissait le côté intérieur de
la grille; mais ce voile, pensa Jules, ne doit guère intercepter la vue
des pensionnaires regardant dans l'église du public, puisque moi,
qui ne puis eu approcher qu'à une certaine distance, j'aperçois fort
L'ABBESSE de CASTRO. 309
bien, à travers le voile, les fenêtres qui éclairent le chœur, et que je
puis distinguer jusqu'aux moindres détails de leur architecture. Cha-
que barreau de cette grille magnifiquement dorée portait une forte
pointe dirigée contre les assistans.
Jules choisit une place très apparente , vis-à-vis la partie gauche
de la grille, dans le lieu le mieux éclairé; là il passait sa vie à entendre
des messes. Comme il ne se voyait entouré que de paysans, il espé-
rait être remarqué , même à travers le voile noir qui garnissait l'in-
térieur de la grille. Pour la première fois de sa vie, ce jeune homme
simple cherchait l'effet; sa mise était recherchée; il faisait de nom-
breuses aumônes en entrant dans l'église et en sortant. Ses gens et
lui entouraient de prévenances tous les ouvriers et petits fournisseurs
qui avaient quelques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que
le troisième jour qu'enfin il eut l'espoir de faire parvenir une lettre
à Hélène. Par ses ordres, l'on suivait exactement les deux sœurs
converses chargées d'acheter une partie des approvisionnemens du
couvent; l'une d'elles avait des relations avec un petit marchand. Un
des soldats de Jules, qui avait été moine, gagna l'amitié du mar-
chand, et lui promit un sequin pour chaque lettre qui serait remise
à la pensionnaire Hélène de Campireali.
— Quoi! dit le marchand à la première ouverture qu'on lui fit sur
cette affaire, une lettre à la femme (hi brigand! — Ce nom était
déjà établi dans Castro , et il n'y avait pas quinze jours qu'Hélène y
était arrivée : tant ce qui donne prise à l'imagination court rapide-
ment chez ce peuple passionné pour tous les détails exacts.
Le petit marchand ajouta :
— Au moins, celle-ci est mariée! Mais combien de nos dames
n'ont pas cette excuse, et reçoivent du dehors bien autre chose que
des lettres.
Dans cette première lettre , Jules racontait avec des détails infinis
tout ce qui s'était passé dans la journée fatale marquée par la mort
de Fabio. « Me haïssez-vous? » disait-il en terminant.
Hélène répondit par une ligne que, sans haïr personne, elle allait
employer tout le reste de sa vie à tâcher d'oublier celui par qui son
frère avait péri.
Jules se hâta de répondre ; après quelques invectives contre la
destinée, genre d'esprit imité de Platon et alors à la mode :
« Tu veux donc, continuait-il , mettre en oubli la parole de Dieu à
nous transmise dans les saintes écritures? Dieu dit : La femme quit-
tera sa famille et ses parens pour suivre son époux. Oserais-tu pré-
310 REVUE DES DEUX MONDES.
tendre que tu n'es pas ma femme? Rappelle-toi la nuit de la Saint-
Pierre. Comme l'aube paraissait déjà derrière le Monte-Cavi, tu te
jetas à mes genoux ; je voulus bien t'accorder grâce; tu étais à moi , si je
l'eusse voulu; tu ne pouvais résister à l'amour qu'alors tu avais pour moi.
Tout à coup il me sembla que, comme je t'avais dit plusieurs fois que je
t'avais fait depuis long-temps le sacrifice de ma vie et de tout ce que
je pouvais avoir de plus cher au monde , tu pouvais me répondre ,
quoique tu ne le fisses jamais, que tous ces sacrifices, ne se marquant
par aucun acte extérieur, pouvaient bien n'être qu'imaginaires. Une
idée, cruelle pour moi, mais juste au fond, m'illumina. Je pensai
que ce n'était pas pour rien que le hasard me présentait l'occasion
de sacrifier à ton intérêt la plus grande félicité que j'eusse jamai*^
pu rêver. Tu étais déjà dans mes bras et sans défense, souviens-t'en ;
ta bouche môme n'osait refuser. A ce moment VAvc Maria du matin
sonna au couvent du Monte-Cavi, et, par un hasard miraculeux, ce
son parvint jusqu'à nous. Tu me dis : Fats ce sacrifice à la sainte
Madone, cette mère de toute pureté. J'avais déjà, depuis un instant,
l'idée de ce sacrifice suprême, le seul réel que j'eusse jamais eu l'oc-
casion de te faire. Je trouvai singulier que la même idée te fût ap-
parue. Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je l'avoue; je
t'accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas en entier pour toi; je
crus mettre notre union future sous la protection de la Madone. Alors
je pensais que les obstacles viendraient non de toi, perfide, mais de
ta riche et noble famille. S'il n'y avait pas eu quelque intervention
surnaturelle , comment cet Angélus fût-il parvenu de si loin jusqu'à
nous, par-dessus les sommets des arbres d'une moitié de la forêt,
agités en ce moment par la brise du matin? Alors, tu t'en souviens,
tu te mis à mes genoux; je me levai, je sortis de mon sein la croix
que j'y porte, et tu juras sur cette croix, qui est là devant moi,
et sur ta damnation éternelle , qu'en quelque lieu que tu pusses ja-
mais te trouver, que quelque événement qui pût jamais arriver, aus-
sitôt que je t'en donnerais l'ordre, tu te remettrais à ma disposition
entière, comme tu y étais à l'instant où VAve 31aria du Monte-Cavi
vint de si loin frapper ton oreille. Ensuite nous dîmes dévotement
deux Ave et deux Pater. Eh bien! par l'amour qu'alors tu avais pour
moi, et, si tu l'as oublié, comme je le crains, par ta damnation éter-
nelle , je t'ordonne de me recevoir cette nuit , dans ta chambre ou
dans le jardin de ce couvent de la Visitation. »
L'auteur italien rapporte curieusement beaucoup de longues let-
tres écrites par Jules Branciforte après celle-ci ; mais il donne seu--
L'ABBESSE de CASTRO. Mi
ïement des extraits des réponses d'Hélène de Campireall. Après deux
cent soixante dix-huit ans écoulés , nous sommes si loin des senti-
mens d'amour et de religion qui remplissent ces lettres , que j'ai
craint qu'elles ne fissent longueur.
Il paraît par ces lettres qu'Hélène obéit enfin à l'ordre contenu
dans celle que nous venons de traduire en l'abrégeant. Jules trouva
le moyen de s'introduire dans le couvent ; on pourrait conclure d'un
mot qu'il se déguisa en femme. Hélène le reçut, mais seulement à la
grille d'une fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. A son
inexprimable douleur, Jules trouva que cette jeune fille, si tendre et
même si passionnée autrefois, était devenue comme une étrangère
pour lui ; elle le traita presque avec politesse. En l'admettant dans le
jardin, elle avait cédé presque uniquement à la religion du serment.
L'entrevue fut courte : après quelques instans , la fierté de Jules , peut-
être un peu excitée par les évènemens qui avaient eu lieu depuis
quinze jours, parvint à l'emporter sur sa douleur profonde. — Je ne
vois plus devant moi, dit-il à part soi, que le tombeau de cette Hé-
lène qui dans Albano semblait s'être donnée à moi pour la vie.
Aussitôt, la grande affaire de Jules fut de cacher les larmes dont
les tournures polies qu'Hélène prenait pour lui adresser la parole
inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et de justifier un
changement si naturel , disait-elle , après la mort d'un frère , Jules lui
dit en parlant fort lentement :
— Vous n'accomplissez pas votre serment , vous ne me recevez pas
dans un jardin , vous n'êtes point à genoux devant moi comme vous
Tétiez une demi-minute après que nous eûmes entendu l'Ave Maria
du Monte-Cavi. Oubliez votre serment si vous pouvez; quant à moi,
je n'oublie rien ; Dieu vous assiste !
En disant ces mots, il quitta la fenêtre grillée auprès de laquelle
il eût pu rester encore près d'une heure. Qui lui eût dit un instant
auparavant qu'il abrégerait volontairement cette entrevue tant dé-
sirée! Ce sacrifice déchirait son ame; mais il pensa qu'il pourrait
bien mériter le mépris même d'Hélène s'il répondait à ses politesses
autrement qu'en la livrant à ses remords.
Avant l'aube, il sortit du couvent. Aussitôt il monta à cheval en
donnant l'ordre à ses soldats de l'attendre à Castro une semaine en-
tière, puis de rentrera la forêt; il était ivre de désespoir. D'abord il
marcha vers Rome. — Quoi ! je m'éloigne d'elle! se disait-il à chaque
pas ; quoi ! nous sommes devenus étrangers l'un à l'autre ! ô Fabio ,
combien tu es vengé ! — La vue des hommes qu'il rencontrait sur la
312 REVUE DES DEUX MONDES.
route augmentait sa colère ; il poussa son cheval à travers champs, et
dirigea sa course vers la plage déserte et inculte qui règne le long de
la mer. Quand il ne fut plus troublé par la rencontre de ces paysans
tranquilles dont il enviait le sort , il respira : la vue de ce lieu sauvage
était d'accord avec son désespoir et diminuait sa colère ; alors il put
se livrer à la contemplation de sa triste destinée.
— A mon âge, se dit-il, j'ai une ressource: aimer une autre
femme ! — A cette triste pensée, il sentit redoubler son désespoir; il
vit trop bien qu'il n'y avait pour lui qu'une femme au monde. Il se
figurait le supplice qu'il souffrirait en osant prononcer le mot d'amour
devant une autre qu'Hélène: cette idée le déchirait.
Il fut pris d'un accès de rire amer. — Me voici exactement, pensa-t-il ,
comme ces héros de l'Arioste qui voyagent seuls parmi des pays dé-
serts, lorsqu'ils ont à oublier qu'ils viennent de trouver leur perfide
maîtresse dans les bras d'un autre chevalier.... Elle n'est pourtant pas
si coupable, se dit-il en fondant en larmes après cet accès de rire
fou; son infidélité ne va pas jusqu'à en aimer un autre. Cette ame
vive et pure s'est laissé égarer par les récits atroces qu'on lui a
faits de moi ; sans doute on m'a représenté à ses yeux comme ne
prenant les armes pour cette fatale expédition que dans l'espoir se-
cret de trouver l'occasion de tuer son frère. On sera allé plus loin ,
on m'aura prêté ce calcul sordide, qu'une fois son frère mort, elle
devenait seule héritière de biens immenses Et moi, j'ai eu la sot-
tise de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux séductions
de mes ennemis! Il faut convenir que, si je suis bien malheureux,
le ciel m'a fait aussi bien dépourvu de sens pour diriger ma vie! Je
suis un être bien misérable, bien méprisable ! ma vie n'a servi à per-
sonne, et moins à moi qu'à tout autre.
A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en
ce siècle-là ; son cheval marchait sur l'extrême bord du rivage , et
quelquefois avait les pieds mouillés par l'onde ; il eut l'idée de le
pousser dans la mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il
était en proie. Que ferait-il désormais, après que le seul être au
monde qui lui eût jamais fait sentir f existence du bonheur venait
de l'abandonner? Puis tout à coup une idée f arrêta. — Que sont les
peines que j'endure, se dit-il, comparées à celles que je souffrirai
dans un moment, une fois cette misérable vie terminée? Hélène ne
sera plus pour moi simplement indifférente comme elle l'est en réa-
lité ; je la verrai dans les bras d'un rival , et ce rival sera quelque
jeune seigneur romain, riche et considéré; car, pour déchirer mon
L'ABBESSE de CASTRO. 313
am'e , les démons chercheront les images les plus cruelles , comme
c'est leur devoir. Ainsi, je ne pourrai trouver l'oubli d'Hélène, même
dans la mort ; bien plus , ma passion pour elle redoublera, parce que
c'est le plus sûr moyen que pourra trouver la puissance éternelle
pour me punir de l'affreux péché que j'aurai commis. Pour achever
de chasser la tentation , Jules se mit à réciter dévotement des Are
Maria. C'était en entendant ^owtl^v X Ave Maria du matin, prière
consacrée à la Madone, qu'il avait été séduit autrefois, et entraîné
à une action généreuse qu'il regardait maintenant comme la plus
grande faute de sa vie. Mais, par respect, il n'osait aller plus loin et
exprimer toute l'idée qui s'était emparée de son esprit. — Si, par l'in-
spiration de la Madone, je suis tombé dans une fatale erreur, ne doit-
elle pas, par un effet de sa justice infinie, faire naître quelque cir-
constance qui me rende le bonheur? — Cette idée de la justice de la
Madone chassa peu à peu le désespoir. Il leva la tête , et vit en face
de lui, derrière Albano et la forêt, ce Monte-Cavi, couvert de sa
sombre verdure , et le saint couvent dont Y Ave Maria du matin
l'avait conduit à ce qu'il appelait maintenant son infâme duperie.
L'aspect imprévu de ce saint lieu le consola. — Non , s'écria-t-il , il
est impossible que la Madone m'abandonne. Si Hélène avait été ma
femme, comme son amour le permettait et comme le voulait ma
dignité d'homme, le récit de la mort de son frère aurait trouvé dans
son ame le souvenir du lien qui l'attachait à moi. Elle se fût dit
qu'elle m'appartenait long-temps avant le hasard fatal qui , sur un
champ de bataille, m'a placé vis-à-vis de Fabio. II avait deux ans de
plus que moi; il était plus expert dans les armes, plus hardi de toutes
façons , plus fort. Mille raisons fussent venues prouver à ma femme
que ce n'était point moi qui avais cherché ce combat. Elle se fût rap-
pelé que je n'avais jamais éprouvé le moindre sentiment de haine
contre son frère , même lorsqu'il tira sur elle un coup d'arquebuse.
Je me souviens qu'à notre premier rendez-vous , après mon retour
de Rome, je lui disais : Que veux-tu? l'honneur le voulait, je ne
puis blâmer un frère ! — Rendu à l'espérance par sa dévotion à la Ma-
done, Jules poussa son cheval, et en quelques heures arriva au can-
tonnement de sa compagnie. Il la trouva prenant les armes : on se
portait sur la route de Naples à Rome par le mont Cassin. Le jeune
capitaine changea de cheval, et marcha avec ses soldats. On ne se
battit point ce jour-là. Jules ne demanda point pourquoi l'on avait
marché, peu lui importait. Au moment où il se vit à la tête de ses
soldats , une nouvelle vue de sa destinée lui apparut. — Je suis
WHf REVUE DES DEUX MONDES.
tout simplement un sot, se dit-il, j'ai eu tort de quitter Castro;
Hélène est probablement moins coupable que ma colère ne se l'est
figuré. Non, elle ne peut avoir cessé de m'appartenir, cette ame si
naïve et si pure, dont j'ai vu naître les premières sensations d'amour!
Elle était pénétrée pour moi d'une passion si sincère! Ne m'a-t-elle
pas offert plus de dix fois de s'enfuir avec moi , si pauvre , et d'aller
nous faire marier par un moine du Monte-Cavi! A Castro, j'aurais
dû, avant tout, obtenir un second rendez-vous, et lui parler raison.
Vraiment la passion me donne des distractions d'enfant! Dieu! que
n'ai-je un ami pour implorer un conseil ! La môme démarche à faire
me paraît exécrable et excellente à deux minutes de distance!
Le soir de cette journée, comme l'on quittait la grande route pour
rentrer dans la forêt , Jules s'approcha du prince , et lui demanda s'il
pouvait rester encore quelques jours où il savait.
— Va-t-cn à tous les diables! lui cria Fabrice, crois-tu que ce soit
le moment de m'occuper d'enfantillages ?
Une heure après, Jules repartit pour Castro. Il y retrouva ses gens;
mais il ne savait comment écrire à Hélène , après la façon hautaine
dont il l'avait quittée. Sa première lettre ne contenait que ces mots :
« Voudra-t-on me recevoir la nuit prochaine?»
On peut venir, fut aussi toute la réponse.
Après le départ de Jules , Hélène s'était crue à jamais abandonnée.
Alors elle avait senti toute la portée du raisonnement de ce pauvre
jeune homme si malheureux ; elle était sa femme avant qu'il n'eût
eu le malheur de rencontrer son frère^sur un champ de bataille.
Cette fois Jules ne fut point accueilli avec ces tournures poHes qui
lui avaient semblé si cruelles lors de la première entrevue. Hélène
ne parut à la vérité que retranchée derrière sa fenêtre grillée ; mais
elle était tremblante, et, comme le ton de Jules était fort réservé et
que ses tournures de phrase (1) étaient presque celles qu'il eût em-
ployées avec une étrangère , ce fut le tour d'Hélène de sentir tout ce
qu'il y a de cruel dans le ton presque officiel lorsqu'il succède à la
plus douce intimité. Jules , qui redoutait surtout d'avoir l'ame dé-
chirée par quelque mot froid s'élançant du cœur d'Hélène, avait pris
le ton d'un avocat pour prouver qu'Hélène était sa femme bien avant
le fatal combat des Ciampi. Hélène le laissait parler, parce qu'elle
craignait d'être gagnée par les larmes , si elle lui répondait autrement
que par des mots brefs. A la fin, se voyant sur le point de se trahir,
[h] En Italie, la façon d'adresser la parole par tu, par voi ou par lei , marque le degré d'in-
Umilé. Le tu , reste du latin , a moins de portée que parmi nous.
L'aBBESSE de CASTRO. 31S
elle engagea son ami à revenir le lendemain. Cette nuit-là , veille
d'une grande fête , les matines se chantaient de bonne heure, et leur
intelligence pouvait être découverte. Jules, qui raisonnait comme un
amoureux, sortit du jardin profondément pensif; il ne pouvait fixer
ses incertitudes sur le point de savoir s'il avait été bien ou mal reçu ;
et comme les idées militaires, inspirées par les conversations avec
ses camarades , commençaient à germer dans sa tête : — Un jour, se
dit-il, il faudra peut-être en venir à enlever Hélène. — Et il se mit
à examiner les moyens de pénétrer de vive force dans ce jardin.
Comme le couvent était fort riche et fort bon à rançonner, il avait à
sa solde un grand nombre de domestiques la plupart anciens soldats;
on les avait logés dans une sorte de caserne dont les fenêtres grillées
donnaient sur le passage étroit qui , de la porte extérieure du cou-
vent percée au milieu d'un mur noir de plus de quatre-vingts pieds
de haut, conduisait à la porte intérieure gardée par lasceur tourière.
A gauche de ce passage étroit s'élevait la caserne , à droite le mur
du jardin haut de trente pieds. La façade du couvent , sur la place,
était un mur grossier noirci par le temps , et n'offrait d'ouvertures
que la porte extérieure et une seule petite fenêtre par laquelle les
soldats voyaient les dehors. On peut juger de l'air sombre qu'avait ce
grand mur noir percé uniquement d'une porte renforcée par de lar-
ges bandes de tôle attachées par d'énormes clous et d'une seule pe-
tite fenêtre de quatre pieds de hauteur sur dix-huit pouces de large.
Nous ne suivrons point l'auteur original dans le long récit des en-
trevues successives que Jules obtint d'Hélène. Le ton que les deux
amans avaient ensemble était redevenu parfaitement intime, comme
autrefois dans le jardin d'Albano; seulement Hélène n'avait jamais
voulu consentir à descendre dans le jardin. Une nuit, Jules la trouva
profondément pensive : sa mère était arrivée de Rome pour la voir et
venait s'établir pour quelques jours dans le couvent. Cette mère était
si tendre, elle avait toujours eu des ménagemens si déUcatspour les
affections qu'elle supposait à sa fille , que celle-ci sentait un remords
profond d'être obligée de la tromper ; car, enfin, oserait-elle jamais
lui dire qu'elle recevait l'homme qui l'avait privée de son fils ? Hé-
lène finit par avouer franchement à Jules que, si cette mère si bonne
pour elle l'interrogeait d'une certaine façon , jamais elle n'aurait la
force de lui répondre par des mensonges. Jules sentit tout le danger
de sa position ; son sort dépondait du hasard qui pouvait dicter un
mot à la signera de Campireali. La nuit suivante il parla ainsi d'un
air résolu :
316 REVUE DES DEUX MONDES.
— Demain je viendrai de meilleure lieure , je détacherai une des
barres de celte grille, vous descendrez dans le jardin , je vous con-
duirai dans une église de la ville , où un prêtre à moi dévoué nous
mariera. Avant qu'il ne soit jour, vous serez de nouveau dans ce jar-
din. Une fois ma femme, je n'aurai plus de crainte, et , si votre mère
l'exige comme une expiation de l'affreux malheur que nous déplo-
rons tous également, je consentirai à tout, fût-ce même à passer
plusieurs mois sans vous voir.
Comme Hélène paraissait consternée de cette proposition , Jules
ajouta :
— Le prince me rappelle auprès de lui ; l'honneur et toutes sortes
de raisons m'obligent à partir. Ma proposition est la seule qui puisse
assurer notre avenir; si vous n'y consentez pas, séparons-nous pour
toujours , ici , dans ce moment. Je partirai avec le remords de mon
imprudence. J\ù cm à votre j)arole crhonneur , vous êtes infidèle au
serment le plus sacré , et j'espère qu'à la longue le juste mépris in-
spiré par votre légèreté pourra me guérir de cet amour qui depuis
trop long-temps fait le malheur de ma vie.
Hélène fondit en larmes :
— Grand Dieu! s'écriait-elle en pleurant, quelle horreur pour ma
mère!
Elle consentit enfin à la proposition qui lui était faite.
— Mais, ajouta-t-elle, on peut nous découvrir à l'aller ou au re-
tour; songez au scandale qui aurait lieu , pensez à l'affreuse position
où se trouverait ma mère; attendons son départ , qui aura lieu dans
quelques jours.
— Tous êtes parvenue à me faire douter de la chose qui était pour
moi la plus sainte et la plus sacrée : ma confiance dans votre parole.
Demain soir nous serons mariés, ou bien nous nous voyons en ce
moment pour la dernière fois , de ce côté-ci du tombeau.
La pauvre Hélène ne put répondre que par des larmes ; elle était
surtout déchirée par le ton décidé et cruel que prenait Jules. Avait-
elle donc réellement mérité son mépris? C'était donc là cet amant
autrefois si docile et si tendre ! Enfin elle consentit à ce qui lui était
ordonné. Jules s'éloigna. De ce moment, Hélène attendit la nuit
suivante dans les alternatives de l'anxiété la plus déchirante. Si elle se
fût préparée à une mort certaine, sa douleur eût clé moins poignante;
elle eût pu trouver quelque courage dans l'idée de l'amour de Jules
et de la tendre affection de sa mère. Le reste de cette nuit se passa
dans les changemens de résolution les plus cruels. Il y avait des mo-
l'ABEESSE de CASTRO. 317
mens où elle voulait tout dire à sa mère. Le lendemain , elle était tel-
lement pùle, lorsqu'elle parut devant elle, que celle-ci, oubliant
toutes ses sages résolutions, se jeta dans les bras de sa fille en s'é-
criant :
— Que se passe-t-il? grand Dieu! dis-moi ce que tu as fait, ou ce
que tu es sur le point de faire? Si tu prenais un poignard et me l'en-
fonçais dans le cœur, tu me ferais moins souffrir que par ce silence
cruel que je te vois garder avec moi.
L'extrême tendresse de sa mère était si évidente aux yeux d'Hé-
lène, elle voyait si clairement qu'au lieu d'exagérer ses sentimens,
(die cherchait à en modérer l'expression, qu'enfin l'attendrisse-
ment la gagna ; elle tomba à ses genoux. Comme sa mère, chercharit
quel pouvait être le secret fatal , venait de s'écrier qu'Hélène fuirait
sa présence, Hélène répondit que, le lendemain et tous les jours sui-
vans, elle passerait sa vie auprès d'elle, mais qu'elle la conjurait de
ne pas lui en demander davantage.
Ce mot indiscret fut bientôt suivi d'un aveu complet, La signora de
Campireali eut horreur de savoir si près d'elle le meurtrier de son
fils. Mais cette douleur fut suivie d'un élan de joie bien vive et bien
pure. Qui pourrait se figurer son ravissement lorsqu'elle apprit que
sa fille n'avait jamais manqué à ses devoirs?
Aussitôt tous les desseins de cette mère prudente changèrent du
tout au tout; elle se crut permis d'avoir recours à la ruse envers un
homme qui n'était rien pour elle. Le cœur d'Hélène était déchiré par
tes mouvemens de passion les plus cruels : la sincérité de ses aveux
fut aussi grande que possible ; cette ame bourrelée avait besoin d'épan-
chemcnt. La signora de Campireali qui, depuis un instant, se croyait
tout permis, inventa une suite de raisonnemens trop longs à rap-
porter ici. Elle prouva sans peine à sa malheureuse fille qu'au lieu
d'un mariage clandestin, qui fait toujours tache dans la vie d'une
femme, elle obtiendrait un mariage public et parfaitement honorable,
si elle voulait différer seulement de huit jours l'acte d'obéissance
qu'elle devait à un amant si généreux.
Elle, la signora de Campireali , allait partir pour Rome ; elle ex-
poserait à son mari que , bien long-temps avant le fatal combat des
Giampi, Hélène avait été mariée à Jules. Le cérémonie avait été ac-
complie la nuit même où, déguisée sous un habit religieux , elir
avait rencontré son père et son frère sur les bords du lac , dans le
chemin taillé dans le roc qui suit les murs du couvent des Capucin*.
La mère se garda bien de quitter sa fille de toute cette journée, et
318 REVUE DES DEUX MONDES.
enfin, sur le soir, Hélène écrivit à son amant une lettre naïve et,
selon nous, bien touchante, dans laquelle elle lui racontait les com-
bats qui avaient déchiré son cœur. Elle finissait par lui demander à
genoux un délai de huit jours : « En récrivant, ajoutait-elle, cette
lettre , qu'un messager de ma mère attend, il me semble que j'ai eu
le plus grand tort de lui tout dire. Je crois te voir irrité , tes yeux me
regardent avec haine; mon cœur est déchiré des remords les plus
cruels. Tu diras que j'ai un caractère bien faible , bien pusillanime ,
bien méprisable ; je te l'avoue, mon cher ange. Mais figure-toi ce
spectacle : ma mère, fondant en larmes , était presque à mes genoux.
Alors il a été impossible pour moi de ne pas lui dire qu'une certaine
raison m'empêchait de consentir à sa demande; et, une fois que je
suis tombée dans la faiblesse de prononcer cette parole imprudente,
je ne sais ce qui s'est passé en moi, mais il m'est devenu comme
impossible de ne pas raconter tout ce qui s'était passé entre nous.
Autant que je puis me le rappeler, il me semble que mon ame , dé-
nuée de toute force, avait besoin d'un conseil. J'espérais le rencon-
trer dans les paroles d'une mère... J'ai trop oubUé, mon ami, que
cette mère si chérie avait un intérêt contraire au tien. J'ai oublié mon
premier devoir, qui est de t'obéir, et apparemment que je ne suis pas
capable de sentir l'amour véritable , que l'on dit supérieur à toutes
les épreuves. Méprise-moi , mon Jules ; mais , au nom de Dieu , ne
cesse pas de m'aimer. Enlève-moi, si tu veux , mais rends-moi cette
justice que, si ma mère ne se fût pas trouvée présente au couvent ,
les dangers les plus horribles , la honte même , rien au monde n'au-
rait pu m'empècher d'obéir à tes ordres. Mais cette mère est si bonne !
elle a tant de génie ! elle est si généreuse ! Rappelle-toi ce que je t'ai
raconté dans le temps : lors de la visite que mon père fit dans ma
chambre , elle sauva tes lettres que je n'avais plus aucun moyen de
cacher ; puis , le péril passé, elle me les rendit sans vouloir les lire et
sans ajouter un seul mot de reproche ! Eh bien ! toute ma vie elle a
été pour moi comme elle fut en ce moment suprême. Tu vois si je
devrais l'aimer, et pourtant, en t'écrivant (chose horrible à dire), il
me semble que je la hais. Elle a déclaré qu'à cause de la chaleur elle
voulait passer la nuit sous une tente dans le jardin ; j'entends les
coups de marteau , on dresse cette tente en ce moment ; impossible
de nous voir cette nuit. Je crains même que le dortoir des pension-
naires ne soit fermé à clé , ainsi que les deux portes de Fescalier tour-
nant, chose que l'on ne fait jamais. Ces précautions me mettraient
dans l'impossibilité de descendre au jardin , quand même je croirais
l'aBBESSE de CASTRO. 319
une telle démarche utile pour conjurer ta colère. Ah ! comme je me
livrerais à toi dans ce moment, si j'en avais les moyens! comme je
courrais à cette église où l'on doit nous marier! »
Cette lettre finit par deux pages de phrases folles, et dans les-
quelles j'ai remarqué des raisonnemens passionnés qui semblent imi-
tés de la philosophie de Platon. J'ai supprimé plusieurs élégances de
ce genre dans la lettre que je viens de traduire.
Jules Branciforte fut bien étonné en la recevant une heure envi-
viron avant VAve Maria du soir ; il venait justement de terminer les
arrangemens avec le prêtre. Il fut transporté de colère. — Elle n'a pas
besoin de me conseiller de l'enlever, cette créature faible et pusilla-
nime! — Et il partit aussitôt pour la forêt de la Faggiola.
Voici quelle était , de son côté , la position de la signora de Cam-
pireali : son mari était sur son lit de mort, l'impossibilité de se ven-
ger de Branciforte le conduisait lentement au tombeau. En vain il
avait fait offrir des sommes considérables à des bravi romains; au-
cun n'avait voulu s'attaquer à un des caporaux, comme ils disaient,
du prince Colon n a ; ils étaient trop assurés d'être exterminés eux et
leurs familles. Il n'y avait pas un an qu'un village entier avait été
brûlé pour punir la mort d'un des soldats de Golonna , et tous ceux
des habitans , hommes et femmes , qui cherchaient ^à fuir dans la
campagne , avaient eu les mains et les pieds liés par des cordes ,
puis on les avait lancés dans des maisons en flammes.
La signora de Campireali avait de grandes terres dans le royaume
de Naples; son mari lui avait ordonné d'en faire venir des assassins,
mais elle n'avait obéi qu'en apparence : elle croyait sa fille irrévoca-
blement liée à Jules Branciforte. Elle pensait, dans cette supposi-
tion , que Jules devait aller faire une campagne ou deux dans les
armées espagnoles, qui alors faisaient la guerre aux révoltés de
Flandre. S'il n'était pas tué, ce serait, pensait-elle, une marque que
Dieu ne désapprouvait pas un mariage nécessaire ; dans ce cas , elle
donnerait à sa fille les terres qu'elle possédait dans le royaume de
Naples ; Jules Branciforte prendrait le nom d'une de ces terres , et il
irait avec sa femme passer quelques années en Espagne. ^Après toutes
ces épreuves , peut-être elle aurait le courage de le voir. Mais tout
avait changé d'aspect par l'aveu de sa fille : le mariage n'était plus une
nécessité ; bien loin de là, et pendant qu'Hélène écrivait à son amant
la lettre que nous avons traduite , la signora Campireali écrivait à
Pescara et à Chieti , ordonnant à ses fermiers de lui envoyer à Cas-
tro des gens sûrs et capables d'un coup de main. Elle ne leur cachait
320 REVUE DES DEUX MONDES.
point qu'il s'agissait de venger la mort de son fds Fabio , leur jeune
maître. Le courrier porteur de ces lettres partit avant la fin du
jour.
V.
Mais, le surlendemain , Jules était de retour à Castro ; il amenait
huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le suivre et s'exposer à la
colère du prince, qui quelquefois avait puni de mort des entreprises
du genre de celle dans laquelle ils s'engageaient. Jules avait cinq
hommes à Castro, il arrivait avec huit; et toutefois quatorze soldats,
quelque braves qu'ils fussent, lui paraissaient insuffisans pour son
entreprise, carie couvent était comme un château-fort.
II s'agissait de passer par force ou par adresse la première porte
du couvent; puis il fallait suivre un passage de plus de cinquante
pas de longueur. A gauche , comme on l'a dit , s'élevaient les fenê-
tres grillées d'une sorte de caserne où les religieuses avaient placé
trente ou quarante domestiques , anciens soldats. De ces fenêtres
grillées partirait un feu bien nourri dès que l'alarme serait donnée.
L'abbesse régnante , femme de tête , avait peur des exploits des
chefs Orsini , du prince Colonna , de Marco Sciarra et de tant d'au-
tres qui régnaient en maîtres dans les environs. Comment résis-
ter à huit cents hommes déterminés , occupant à l'improviste une
petite ville telle que Castro, et croyant le couvent rempli d'or?
D'ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze ou vingt hravi
dans la caserne à gauche du passage qui conduisait à la seconde porte
du couvent; à droite de ce passage il y avait un grand mur impos-
sible à percer ; au bout du passage on trouvait une porte en fer ou-
vrant sur un vestibule à colonnes ; après ce vestibule était la grande
cour du couvent , à droite le jardin. Cette porte en fer était gardée
par la tourière.
Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva à trois lieues de
Castro, il s'arrêta dans une auberge écartée pour laisser passer les
heures de la grande chaleur. Là seulement il déclara son projet; en-
suite il dessina sur le sable de la cour le plan du couvent qu'il allait
attaquer.
— A neuf heures du soir, dit-il à ses hommes, nous souperons
hors la ville ; à minuit nous entrerons ; nous trouverons vos cinq ca-
marades qui nous attendent près du couvent. L'un d'eux , qui sera à
cheval , jouera le rôle d'un courrier qui arrive de Rome pour rappeler
l'ABBESSE de CASTRO. 321
la signora de Campireali auprès de son mari , qui se meurt. Nous tâ-
cherons de passer sans bruit la première porte du couvent que voilà
au milieu de la caserne , dit-il en leur montrant le plan sur le sable.
Si nous commencions la guerre à la première porte , les bravi des
religieuses auraient trop de facilité à nous tirer des coups d'arquebuse
pendant que nous serions sur la petite place que voici devant le
couvent , ou pendant que nous parcourrions l'étroit passage qui con-
duit de la première porte à la seconde. Cette seconde porte est en
fer, mais j'en ai la clé.
— Il est vrai qu'il y a d'énormes bras de fer ou valets, attachés au
mur par un bout, et qui , lorsqu'ils sont mis à leur place , empêchent
les deux ventaux de la porte de s'ouvrir. Mais, comme ces deux bar-
res de fer sont trop pesantes pour que la sœur tourière puisse les ma-
nœuvrer, jamais je ne les ai vues en place ; et pourtant j'ai passé plus
de dix fois cette porte de fer. Je compte bien passer encore ce soir
sans encombre. Vous sentez que j'ai des intelligences dans le couvent ;
mon but est d'enlever une pensionnaire et non une religieuse ; nous
ne devons faire usage des armes qu'à la dernière extrémité. Si nous
commencions la guerre avant d'arriver à cette seconde porte en bar-
reaux de fer, la tourière ne manquerait pas d'appeler deux vieux
jardiniers de soixante-dix ans qui logent dans l'intérieur du couvent .
et les vieillards mettraient à leur place ces bras de fer dont je vous ai
parlé. Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au-delà de cette
porte, démolir le mur, ce qui nous prendra dix minutes; dans tous
les cas, je m'avancerai vers cette porte le premier. Un des jardiniers est
payé par moi ; mais je me suis bien gardé , comme vous le pensez , de
lui parler de mon projet d'enlèvement. Cette seconde porte passée,
on tourne à droite , et l'on arrive au jardin ; une fois dans ce jardin ,
la guerre commence , il faut faire main basse sur tout ce qui se pré-
sentera. A'ous ne ferez usage, bien entendu, que de vos épées et de
vos dagues; le moindre coup d'arquebuse mettrait en rumeur toute
la ville, qui pourrait nous attaquer à la sortie. Ce n'est pas qu'avec
treize hommes comme vous, je ne me fisse fort de traverser cette
bicoque : personne, certes, n'oserait descendre dans la rue; mais
plusieurs des bourgeois ont des arquebuses, et ils tireraient des fenê-
tres. En ce cas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci soit dit
en passant. Une fois dans le jardin du couvent, vous direz à voix
basse à tout homme qui se présentera : Retirez-vous ; vous tuerez à
coups de dague tout ce qui n'obéira pas à l'instant. Je monterai dans
le couvent par la petite porte du jardin avec ceux d'entre vous qui
TOME XVII. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
seront près de moi ; trois minutes plus tard je descendrai avec une
ou deux femmes que nous porterons sur nos bras , sans leur permet-
tre de marcher. Aussitôt nous sortirons rapidement du couvent et de
la ville. Je laisserai deux de vous près de la porte , ils tireront une
vingtaine de coups d'arquebuse , de minute en minute, pour effrayer
les bourgeois et les tenir à distance.
Jules répéta deux fois cette explication.
— Avez-vous bien compris? dit-il à ses gens. Il fera nuit sous ce
vestibule; à droite le jardin, à gauche la cour; il ne faut pas se tromper.
— Comptez sur nous, s'écrièrent les soldats. — Puis ils allèrent
boire; le caporal ne les suivit point et demanda la permission de par-
ler au capitaine.
— Rien de plus simple , lui dit- il , que le projet de votre seigneu-
rie. J'ai déjà forcé deux couvens en ma vie, celui-ci sera le troisième;
mais nous sommes trop peu de monde. Si l'ennemi nous oblige à
détruire le mur qui soutient les gonds de la seconde porte , il faut
songer que les bravi de la caserne ne resteront pas oisifs durant cette
longue opération; ils vous tueront sept à huit hommes à coups d'ar-
quebuse, et alors on peut nous enlever la femme au retour. C'est ce
qui nous est arrivé dans un couvent près de Bologne : on nous tua
cinq hommes, nous en tuAmes huit; mais le capitaine n'eut pas la
femme. Je propose à votre seigneurie deux choses: je connais quatre
paysans des environs de cette auberge où nous sommes , qui ont
servi bravement sous Sciarra et qui pour un sequin se battront toute
la nuit comme des lions. Peut-être ils voleront quelque argenterie
du couvent ; peu vous importe, le péché est pour eux ; vous , vous les
soldez pour avoir une femme , voilà tout. Ma seconde proposition est
ceci : Ugone est un garçon instruit et fort adroit; il était médecin
quand il tua son beau-frère et prit la machia (la forêt). Vous pouvez
l'envoyer une heure avant la nuit à la porte du couvent ; il deman-
dera du service , et fera si bien qu'on l'admettra dans le corps-de-
garde; il fera boire les domestiques des nones; de plus il est bien
capable de mouiller la corde à feu de leurs arquebuses.
Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. Comme
celui-ci s'en allait, il ajouta :
— Nous allons attaquer un couvent, il y a excommunication ma-
jeure., et, de plus , ce couvent est sous la protection immédiate de la
Madone...
— Je vous entends, s'écria Jules comme réveillé par ce mot. Restez
avec moi. Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet avec
L'ABBESSE de CASTRO. 323
Jules. Cette prière dura une grande heure. A la nuit, on se remit en
marche.
Comme minuit sonnait , Jules , qui était entré seul dans Castro sur
les onze heures , revint prendre ses gens hors de la porte. Il entra
avec ses huit soldats auxquels s'étaient joints trois paysans bien
armés, il les réunit aux cinq soldats qu'il ;avait dans la ville, et se
trouva ainsi à la tête de seize hommes déterminés; deux étaient dé-
guisés en domestiques , ils avaient pris une grande blouse de toile
noire pour cacher leurs giacco ( cottes de mailles ) , et leurs bonnets
n'avaient pas de plumes.
A minuit et demi , Jules , qui avait pris pour lui le rôle de courrier,
arriva au galop à la porte du couvent , faisant grand bruit et criant
qu'on ouvrît sans délai à un courrier envoyé par le cardinal. Il vit
avec plaisir que les soldats qui lui répondaient par la petite fenêtre,
à côté de la première porte, étaient plus qu'à demi ivres. Suivant
l'usage, il donna son nom sur un morceau de papier; un soldat alla
porter ce nom à la tourière , qui avait la clé de la seconde porte et
devait réveiller l'abbesse dans les grandes occasions. La réponse se
fit attendre trois mortels quarts d'heure; pendant ce temps, Jules
eut beaucoup de peine à maintenir sa troupe dans le silence : quel-
ques bourgeois commençaient même à ouvrir timidement leurs fe-
nêtres, lorsque enfin arriva la réponse favorable de l'abbesse. Jules
entra dans le corps-de-garde, au moyen d'une échelle de cinq ou six
pieds de longueur, qu'on lui tendit de la petite fenêtre , les bravi
du couvent ne voulant pas se donner la peine d'ouvrir la grande
porte; il monta , suivi des deux soldats déguisés en domestiques. En
sautant de la fenêtre dans le corps-de-garde , il rencontra les yeux
d'Ugone; tout le corps-de-garde était ivre, grâce à ses soins. Jules
dit au chef que trois domestiques de la maison Campireali , qu'il avait
fait armer comme des soldats pour lui servir d'escorte pendant sa
route, avaient trouvé de bonne eau-de-vie à acheter et demandaient
à monter pour ne pas s'ennuyer tout seuls sur la place ; ce qui fut
accordé à l'unanimité. Pour lui , accompagné de ses deux hommes ,
il descendit par l'escalier qui , du corps-de-garde , conduisait dans le
passage.
—Tâche d'ouvrir la grande porte , dit-il à Ugone. —Lui-même ar-
riva fort paisiblement à la porte de fer. Là , il trouva la bonne tourière
qui lui dit que , comme il était minuit passé, s'il entrait dans le cou-
vent , l'abbesse serait obligée d'en écrire [à l'évêque ; c'est pourquoi
elle le faisait prier de remettre ses dépêches] à une petite sœur
21,
324' REVUE DES DEUX MONDES.
que l'abbesse avait envoyée pour les prendre. A quoi Jules ré-
pondit que, dans le désordre qui avait accompagné l'agonie imprévue
du seigneur de Campireali, il n'avait qu'une simple lettre de créance
écrite par le médecin, et qu'il devait donner tous les détails de vive
voix à la femme du malade et à sa (îUe, si ces dames étaient encore
dans le couvent, et dans tous les cas à madame l'abbesse. La tou-
rière alla porter ce message. Il ne restait auprès de la porte que la
jeune sœur envoyée par l'abbesse. Jules, en causant et jouant avec
elle, passa les mains à travers les gros barreaux de fer de la porte, et ,
tout en riant , il essaya de l'ouvrir. La sœur, qui était fort timide ,
eut peur et prit fort mal la plaisanterie ; alors Jules, qui voyait qu'un
temps considérable se passait , eut l'imprudence de lui offrir une
poignée de scquins en la priant de lui ouvrir, ajoutant qu'il était
trop fatigué pour attendre. Il voyait bien qu'il faisait une sottise ,
dit l'bistorien : c'était avec le fer et non avec l'or qu'il fallait agir,
mais il ne s'en sentit pas le cœur : rien de plus facile que de saisir la
sœur, elle n'était pas à un pied de lui de l'autre côté de la porte. A
l'offre des sequins, cette jeune fille prit l'alarme. Elle a dit depuis
qu'à la façon dont Jules lui parlait, elle avait bien compris que ce
n'était pas un simple courrier : c'est l'amoureux d'une de nos reli-
gieuses, pensa-t-elle , qui vient pour avoir un rendez-vous, et elle
était dévote. Saisie d'horreur, elle se mit à agiter de toutes ses forces
la corde d'une petite cloche qui était dans la grande cour, et qui fit
aussitôt un tapage à réveiller les morts.
— La guerre commence, dit Jules à ses gens, garde à vous ! — Il
prit sa clé, et, passant le bras à travers les barreaux de fer, ouvrit la
porte, au grand désespoir de la jeune sœur qui tomba à genoux et se
mit à réciter des Ave Maria en criant au sacrilège. Encore à ce mo-
ment, Jules devait faire taire la jeune fille, il n'en eut pas le courage :
un de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche.
Au même instant, Jules entendit un coup d'arquebuse dans le pas-
sage, derrière lui. Ugone avait ouvert la grande porte ; le restant des
soldats entrait sans bruit, lorsqu'un des hravi de garde, moins ivre
que les autres, s'approcha d'une des fenêtres grillées, et, dans son
étonnement de voir tant de gens dans le passage, leur défendit d'a-
vancer en jurant. Il fallait ne pas répondre et continuer à marcher
vers la porte de fer; c'est ce que firent les premiers soldats, mais ce-
lui qui marchait le dernier de tous, et qui était un des paysans re-
crutés dans l'après-midi , tira un coup de pistolet à ce domestique du
couvent qui parlait par la fenêtre, et le tua. Ce coup de pistolet, au
L'ABBESSE de CASTRO. 325
milieu de la nuit, et les cris des ivrognes en voyant tomber leur ca-
marade, réveillèrent les soldats du couvent qui passaient cette nuit-
là dans leurs lits, et n'avaient pas pu goûter du vin d'Ugone. Huit ou
dix des hravi du couvent sautèrent dans le passage à demi nus, et
se mirent à attaquer vertement les soldats de Branciforte.
Comme nous l'avons dit, ce bruit commença au moment où Jules
venait d'ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldats, il se préci-
pita dans le jardin, courant vers la petite porte de l'escalier des pen-
sionnaires; mais il fut accueilli par cinq ou six coups de pistolet. Ses
deux soldats tombèrent, lui eut une balle dans le bras droit. Ces
coups de pistolet avaient été tirés par les gens de la signora de Cam-
pireali, qui , d'après ses ordres, passaient la nuit dans le jardin, à ce
autorisés par une permission qu'elle avait obtenue de l'évèque. Jules
courut seul vers la petite porte, de lui si bien connue, qui, du jardin,
communiquait à l'escalier des pensionnaires. Il fit tout au monde
pour l'ébranler, mais elle était solidement fermée. Il chercha ses gens,
qui n'eurent garde de répondre, ils mouraient; il rencontra dans
l'obscurité profonde trois domestiques de Campireali contre lesquels
il se défendit à coups de dague.
Il courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour appeler ses
soldats ; il trouva cette porte fermée : les deux bras de fer si lourds
avaient été mis en place et cadenassés par les vieux jardiniers qu'avait
réveillés la cloche de la petite sœur.
— Je suis coupé, se dit Jules. — Il le dit à ses hommes; ce fut en
vain qu'il essaya de forcer un des cadenas avec son épée : s'il eût
réussi, il enlevait un des bras de fer et ouvrait un des ventaux de la
porte. Son épée se cassa dans l'anneau du cadenas; au môme instant
il fut blessé à l'épaule par un des domestiques venus du jardin; il se
retourna, et , acculé contre la porte de fer, il se sentit attaqué par plu-
sieurs hommes. Il se défendait avec sa dague ; par bonheur, comme
l'obscurité était complète, presque tous les coups d'épée portaient
dans sa cotte de mailles. Il fut blessé douloureusement au genou ; il
s'élança sur un des hommes qui s'était trop fendu pour lui porter ce
coup d'épée, il le tua d'un coup de dague dans la figure, et eut le
bonheur de s'emparer de son épée. Alors il se crut sauvé ; il se plaça
au côté gauche de la porte, du côté de la cour. Ses gens qui étaient
accourus tirèrent cinq ou six coups de pistolet à travers les barreaux
de fer de la porte et firent fuir les domestiques. On n'y voyait sous
ce vestibule qu'à la clarté produite par les coups de pistolet.
— Ne tirez pas de mon côté , criait Jules à ses gens.
REVUE DES ©EUX MONDES.
— Vous voilà pris comme dans une souricière, lui dit le caporal
d'un grand sang-froid, parlant à travers les barreaux; nous avons
trois hommes tués. Nous allons démolir le jambage de la porte du
côté opposé à celui où vous êtes ; ne vous approchez pas , les balles
vont tomber sur nous ; il paraît qu'il y a des ennemis dans le jardin?
— Les coquins de domestiques de Campireali , dit Jules.
Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pistolet, dirigés
sur le bruit et venant de la partie du vestibule qui conduisait au jar-
din, furent tirés sur eux. Jules se réfugia dans la loge de la tou-
rière qui était à gauche en entrant ; à sa grande joie, il y trouva
une lampe presque imperceptible qui brûlait devant l'image de la
Madone; il la prit avec beaucoup de précautions pour ne pas l'étein-
dre ; il s'aperçut avec chagrin qu'il tremblait. Il regarda sa blessure
au genou , qui le faisait beaucoup souffrir; le sang coulait en abon-
dance.
En jetant les yeux autour de lui , il fut bien surpris de reconnaître,
dans une femme qui était évanouie sur un fauteuil de bois, la petite
Marietta, la camériste de confiance d'Hélène; il la secoua vivement.
— Eh quoi! seigneur Jules,' s'écria-t-elle en pleurant; est-ce que
vous voulez tuer la Marietta, votre amie?
— Bien loin de là; dis à Hélène que je lui demande pardon d'avoir
troublé son repos, et qu'elle se souvienne de VAvc Maria du Monte-
Cavi. Voici un bouquet que j'ai cueilli dans son jardin d'Albano; mais
il est un peu taché de sang ; lave-le avant de le lui donner.
Ace moment, il entendit une décharge de coups d'arquebuse dans
le passage; les bravi des religieuses attaquaient ses gens.
— Dis-moi donc où est la clé de la petite porte? dit-il à la Ma-
rietta.
— Je ne la vois pas ; mais voici les clés des cadenas des bras de fer
qui maintiennent la grande porte. Vous pourrez sortir.
Jules prit les clés et s'élança hors de la loge.
— Ne travaillez plus à démolir la muraille , dit-il à ses soldats , j'ai
enfin la clé de la porte.
Il y eut un moment de silence complet, pendant qu'il essayait
d'ouvrir un cadenas avec l'une des petites clés ; il s'était trompé de
clé, il prit l'autre; enfin , il ouvrit le cadenas; mais, au moment où il
soulevait le bras de fer, il reçut presque à bout portant un coup de
pistolet dans le bras droit. Aussitôt il sentit que ce bras lui refusait
le service.
— Soulevez le valet de fer, cria-t-il à ses gens ; il n'avait pas be-
l'ABBESSE de CASTRO. 327
soin de le leur dire. A la clarté du coup de pistolet, ils avaient vu
l'extrémité recourbée du bras de fer à moitié hors de l'anneau atta-
ché à la porte. Aussitôt trois ou quatre mains vigoureuses soule-
vèrent le bras de fer; lorsque son extrémité fut hors de l'anneau , on
le laissa tomber. Alors on put entr'ouvrir l'un des battans de la porte;
le caporal entra, et dit à Jules en parlant fort bas :
— Il n'y a plus rien à faire, nous ne sommes plus que trois ou
quatre sans blessure , cinq sont morts.
— J'ai perdu du sang , reprit Jules , je sens que je vais ra'évanouir;
dites-leur de m'emporter.
Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du corps-de-
garde tirèrent encore trois ou quatre coups d'arquebuse , et le capo-
ral tomba mort. Par bonheur, Ugone avait entendu l'ordre donné par
Jules, il appela par leurs noms deux soldats qui enlevèrent le capi-
taine. Gomme il ne s'évanouissait point , il leur ordonna de le porter
au fond du jardin , à la petite porte. Cet ordre fit jurer les soldats;
ils obéirent toutefois.
— Cent sequins à qui ouvre cette porte ! s'écria Jules.
Mais elle résista aux efforts de trois hommes furieux. Un des vieux
jardiniers, établi à une fenêtre du second étage, leur tirait force coups
de pistolet, qui servaient à éclairer leur marche.
Après les efforts inutiles contre la porte, Jules s'évanouit tout-à-
fait ; Ugone dit aux soldats d'emporter le capitaine au plus vite. Pour
lui , il entra dans la loge de la sœur tourière , il jeta à la porte la
petite Marietta , en lui ordonnant d'une voix terrible de se sauver et
de ne jamais dire qui elle avait reconnu. Il tira la paille du lit, cassa
quelques chaises et mit le feu à la chambre. Quand il vit le feu bien
allumé , il se sauva à toutes jambes, au milieu des coups d'arquebuse
tirés par les bravi du couvent.
Ce ne fut qu'à plus de cent cinquante pas de la Visitation qu'il trouva
le capitaine, entièrement évanoui, qu'on emportait à toute course.
Quelques minutes après on était hors de la ville , Ugone fit faire halte :
il n'avait plus que quatre soldats avec lui ; il en renvoya deux dans
la ville, avec l'ordre de tirer des coups d'arquebuse de cinq minutes
en cinq minutes. — Tâchez de retrouver vos camarades blessés, leur
dit-il, sortez de la ville avant le jour; nous allons suivre le sentier de
la Croce-Rossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque part , n'y man-
quez pas.
Lorsque Jules reprit connaissance , l'on se trouvait à trois lieues
de la ville, et le soleil était déjà fort élevé sur l'horizon. Ugone lui
328 REVUE DES DEUX MONDES.
fit son rapport. — Votre troupe ne se compose plus que de cinq
hommes, dont trois blessés. Deux paysans qui ont survécu ont reçu
deux sequins de gratification chacun et se sont enfuis ; j'ai envoyé les
deux hommes non blessés au bourg voisin chercher un chirurgien. —
Le chirurgien , vieillard tout tremblant, arriva bientôt monté sur un
âne magnifique; il avait fallu le menacer de mettre le feu à sa maison
pour le décider à marcher. On eut besoin de lui faire boire de l'eau-
de-vie pour le mettre en état d'agir, tant sa peur était grande. Enfin
il se mit à l'œuvre; il dit à Jules que ses blessures n'étaient d'aucune
conséquence. — Celle du genou n'est pas dangereuse, ajouta-t-il ; mais
elle vous fera boiter toute la vie , si vous ne gardez pas un repos ab-
solupendant quinze jours ou trois semaines. — Le chirurgien pansa les
soldats blessés. Ugone fit un signe de l'œil à Jules ; on donna deux
sequins au chirurgien , qui se confondit en actions de grâces ; puis ,
sous prétexte de le remercier , on lui fit boire une telle quantité
d'eau-de-vie, qu'il finit par s'endormir profondément. C'était ce qu'on
voulait. On le transporta dans un champ voisin , on enveloppa quatre
sequins dans un morceau de papier que l'on mit dans sa poche ;
c'était le prix de son âne, sur lequel on plaça Jules et l'un des soldats
blessé à la jambe. On alla passer le moment de la grande chaleur
dans une ruine antique au bord d'un étang ; on marcha toute la nuit
en évitant les villages, fort peu nombreux sur cette route, et enfin
le surlendemain , au lever du soleil , Jules , porté par ses hommes , se
réveilla au centre de la forêt de la Faggiola , dans la cabane de char-
bonnier qui était son quartier-général.
F. DE Lage>evais.
(La fin h \in •prochain nnmrro.)
DE L'IRLANDE.
PREMIERE PARTIE.
Tandis que par toute l'Europe le droit est sorti des violences de la
conquête , et que les élémens les plus hostiles ont enfanté par leur
fusion des nationalités fortes et compactes, une union s'est formée
qui , après sept siècles de durée , ne semble guère plus étroite qu'au
premier jour. Il est une contrée où la civilisation des temps modernes
a dépassé les rigueurs qu'infligèrent aux nations les barbares vomis
sur le monde romain , où les vaincus perdirent avec l'indépendance
les droits même que la nature départit à tous les êtres. Déclaré inca-
pable de posséder comme de transmettre , ne pouvant se relever par
son travail de l'exhérédation qui pesait sur lui , l'homme n'y tint plus
à la vie que par l'espoir de la vengeance. Destitué de tous les droits
de la famille , placé en dehors de la société civile , il devint de plus
en plus étranger à ses transactions, et finit par repousser comme
odieuses toutes les obligations qu'elle impose. Redescendu jusqu'à
la barbarie , sa haine y puisa des ressources aussi terribles qu'inat-
tendues : alors les vainqueurs s'arrêtèrent à leur tour et commen-
cèrent à pénétrer le danger de leur œuvre.
Ils comprirent qu'il n'y avait pas de milieu entre une extermina-
tion physiquement impossible et un système au moins partiel de
redressement. Dans ces demeures dont les possesseurs venaient de
succomber sous la forfaiture, on ne pouvait reposer la nuit sans en-
tendre siffler des balles ou voir se dresser dans l'ombre un furtif in-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
cendie. Ce sol dont on s'était emparé restait sans culture aux mains
de ses nouveaux maîtres , malgré l'éclat de sa verdure et la fraîcheur
de ses eaux : et comment n'en eût-il pas été ainsi? La population
indigène, privée de toute propriété, et sans aucune garantie pour
celle qu'elle acquerrait au prix de ses sueurs, était devenue inca-
pable de contracter une obligation légale en même temps qu'elle
restait sans motif d'excitation pour elle-même. La verge du despo-
tisme avait touché l'Irlande et y avait tout desséché jusqu'à la racine.
Aussi l'égoïsme ramena-t-il, sinon vers la justice, du moins vers une
politique moins meurtrière. On rendit quelques droits de propriété
à ces ilotes, alln d'être en mesure de traiter avec eux, à peu près
comme le planteur des Antilles soigne la santé de ses esclaves pour
profiter de leur travail.
On espérait d'abord limiter des concessions dont on cherchait la
mesure dans son propre intérêt; mais les gouvernemens ne s'arrêtent
pas plus dans la voie des réparations que dans celle de l'iniquité.
Un premier redressement en appelle nécessairement un autre, car
chaque conquête accomplie donne plus d'autorité aux réclamations,
plus de force pour les faire valoir.
Aussi vit-on s'engager dès cette époque, entre les vainqueurs et
les vaincus, une lutte dont le dernier terme devait être l'égalité par-
faite des uns avec les autres. Pour la soutenir, l'Angleterre s'appuya
sur sa puissance et sa richesse, l'Irlande sur sa misère et son déses-
poir : l'une entendant maintenir son système d'oppression avec d'au-
tant plus de rigueur qu'elle était contrainte, par les nécessités môme
de sa politique, de faire dans l'ordre civil des concessions plus nom-
breuses; l'autre faisant de sa turbulence le dernier rempart de sa
nationalité et acquérant de plus en plus la conviction que le secret de
sa délivrance était dans celui de sa force.
Cette lutte a rempli la seconde moitié du dernier siècle et tout le
commencement de celui-ci. L'Irlande a poursuivi la conquête de sa
liberté tantôt par la force, tantôt par les voies légales, mais toujours
en se montrant menaçante. Soit qu'elle ait dû à l'insurrection d'Amé-
rique le rapport des lois pénales, à la révolution française ses pre-
miers droits politiques, à une association puissante et aux complica-
tions de l'Europe sa récente émancipation religieuse, elle peut dire
qu'elle a tout conquis en inspirant la crainte et qu'elle n'a rien obtenu
de la justice de sa cause.
Une telle conviction laisserait au sein de tous les peuples les germes
d'une irritation peut-être éternelle. Qu'est-ce donc lorsque la contrée
DE L'IRLANDE. 331
la plus malheureuse de l'Europe , arrivée au but de ses longs efforts,
au terme suprême de ses espérances, commence à entrevoir que le
poids de ses longues douleurs doit continuer de l'accabler? Qu'est-ce
lorsqu'il lui reste démontré que ses maux ont des racines plus pro-
fondes que la haine môme de ses ennemis?
Telle est pourtant l'impression qu'on reçoit tout d'abord en regar-
dant de près aux affaires d'Irlande. Un examen quelque peu sérieux
rend diflîcile d'espérer que la solution des questions parlementaires
aujourd'hui débattues, en admettant même la conclusion la plus
favorable , puisse rendre à ce pays une tranquillité dont il a perdu
l'habitude et jusqu'au souvenir. La loi, ne réformera point, par sa
seule autorité , des mœurs héréditaires; elle ne changera pas, de
bien long-temps du moins, des usages invétérés qui arrêtent l'essor
de toute culture et atteignent la prospérité publique à sa source. Il y
a en Irlande des causes de souffrance désormais indépendantes des
griefs politiques, quoique dans l'origine ceux-ci aient pu les provo-
quer; il en est d'autres qui tiennent à son génie autant qu'à sa for-
tune, à sa nature autant qu'à son histoire : ces causes s'enlacent aux
racines même de sa nationalité. Les analyser l'une après l'autre, en
indiquant ce qu'on peut attendre d'un bon gouvernement et ce qu'il
faut laisser au temps et à la Providence; expliquer pourquoi cette
population s'accroît à proportion de sa misère plus rapidement qu'elle
ne le ferait en raison de sa prospérité; pressentir l'action qu'exercera
l'Irlande sur les destinées de la Grande-Bretagne, lorsque les ques-
tions qui les divisent auront été vidées, ce serait là le sujet d'une
belle et philosophique étude : elle occupe en ce moment un écrivain
de talent auquel on doit de brillans aperçus sur l'Amérique du
Nord (1), et nous ne pouvons, pour notre compte, présenter qu'une
trop rapide esquisse d'un tableau à peine entrevu. Celle-ci est de-
venue néanmoins le complément obligé de travaux antérieurs sur
l'Angleterre, la conséquence d'une appréciation qui resterait incom-
plète sans elle.
L'Irlande est appelée à exercer sur l'esprit public, au sein de la
Grande-Bretagne, une influence dont les résultats sont encore incal-
culables. Au ressort de l'agitation qu'elle ne brisera qu'après s'être
mise sur le pied d'une pleine égalité avec sa dominatrice et s'être
assuré une représentation proportionnée à son importance, elle
substituera celui du mouvement démocratique dont ses députés de*
(I) M. Gustave de Beaiimont.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
viendront les organes au sein du parlement anglais. L'Irlande enta-
mera l'unité de l'Angleterre aristocratique et protestante par la vio-
lence de ses passions politiques, destinées à survivre à la lutte natio-
nale, et par le prosélytisme inhérent à sa foi religieuse; elle sera
pour l'édifice du Church and State comme un dissolvant irrésistible
et une antithèse vivante.
Jusqu'ici ce pays a toujours montré l'insurrection en perspective;
admis bientôt à la plénitude des droits politiques, il s'appuiera sur
une force plus redoutable, sur la puissance d'une idée. Par l'Irlande
et par l'union législative , on peut l'affirmer déjà sans témérité, périra
la constitution britannique, qui traverserait de longs siècles encore
si des mains anglaises devaient seules l'attaquer. Sous les coups de
cette contrée si long-temps esclave succombera l'aristocratie angli-
cane avec les institutions politiques et religieuses qui la protègent :
pressentiment qui, depuis long-temps, n'échappe ni à l'une ni à
l'autre; destinée singulière qui explique la haine de celle-ci, et que
celle-là pourra présenter aux nations comme un éclatant exemple de
la justice divine.
Quel événement a donc élevé entre deux peuples que tous leurs
intérêts matériels rapprochent, cette infranchissable barrière? Com-
ment ces deux sources n'ont-elles pas depuis long-temps confondu
leurs eaux dans un môme océan , et d'où vient qu'on peut , dès à pré-
sent, pressentir entre ces deux élémens une guerre qui, plus que
toute autre cause , hâtera la chute du plus durable édifice élevé par
la main des hommes?
Ce n'est pas du fait de la conquête normande que l'Irlande souffre
et gémit au temps actuel ; ce n'est pas l'expédition de Henri II et la
bulle d'Adrien IV qui ont, depuis deux siècles, placé ce pays dans
une attitude presque constante d'insurrection. La perte d'une natio-
nalrté primitive est chose douloureuse sans aucun doute, et les
peuples reportent long-temps leur pensée vers ce souvenir, comme
les hommes vers leur jeunesse; mais les écrivains les plus chaleu-
reusement dévoués au culte des causes vaincues confessent, sans
hésiter, que la suite des âges cicatrise de telles blessures. Le nier se-
rait prétendre que les bourgeois de Londres maudissent à l'heure
qu'il est la mémoire des compagnons de Guillaume-Ie-Bâtard, bien
qu'ils ne manquent jamais de dire avec plus d'orgueil que de vérité :
nos ancêtres les Normands; ce serait admettre que les Gaulois gar-
dent encore rancune aux Francs, les Espagnols aux Goths, les Ita-
Uens aux Lombards. La chrétienté s'est constituée par la conquête;
DE L'IRLANDE. 333
les peuples auxquels manquèrent ses épreuves, ont marché , nul ne
l'ignore , d'un pas moins ferme dans cette grande route de la civili-
sation européenne dont l'invasion fut le point de départ et dont les
révolutions politiques sont les étapes. Quelles qu'aient été les souf-
frances du peuple anglo-saxon, il n'est douteux pour personne que
i'Angleterre ne doive ses glorieuses destinées à cet esprit normand
qui l'a si fortement organisée à l'intérieur, en même temps qu'il lui
imprimait au dehors une impulsion énergique. Si l'expédition de
Henri II a eu pour l'Irlande des résultats très différens, c'est qu'elle
s'est produite dans des conditions aussi très différentes; et l'on doit
bien moins plaindre les Irlandais d'avoir été soumis par un peuple
supérieur en puissance et prédestiné à de grandes choses, que de ne
pas s'être trouvé en mesure de recueillir les fruits produits ailleurs
par de tels évènemens.
La conquête d'Érin par les princes de la maison de Plantagenet
était la conséquence forcée de l'établissement de la monarchie nor-
mande dans l'île voisine. Comme la plupart des grands évènemens
historiques, elle est sortie des faits eux-mêmes, bien plus que des
combinaisons d'une politique habile. Avant que le fils de Mathilde se
décidât à joindre à ses nombreux domaines d'Angleterre et de Nor-
mandie, d'Anjou, de Poitou et de Guiennc, la pauvre seigneurie
d'Irlande , l'occupation du littoral de ce pays par des aventuriers an-
glais était irrévocablement consommée. Les Strougbow, les Fitz-
Stephen , les Fitz-Gerald , et leurs compagnons bardés de fer, avaient
déjà pris pied dans cette île, et dès long-temps la barbarie et l'im-
prévoyance des chefs indigènes, en lutte éternelle les uns contre les
autres, avaient porté un coup mortel à la cause de l'indépendance.
Pressée entre les Norvégiens depuis plus d'un siècle maîtres de ses
ports, et les chevaliers entreprenans qui, chaque jour, appelaient à
leur aide de nouveaux auxiliaires, l'Irlande devait entrer par une voie
ou par une autre dans le mouvement européen à part duquel elle avait
vécu jusqu'alors. En allant recevoir à Dublin l'hommage de ses vas-
saux anglais que leurs succès militaires ou leurs alliances rendaient
déjà possesseurs de vastes domaines en Irlande , Henri II ne fit que
régulariser un fait , à bien dire consommé ; il rattacha au trône du
suzerain les anneaux brisés de la grande chaîne féodale.
La cour de Rome suivit les inspirations d'une politique analogue
en sanctionnant l'invasion normande. Peut-être l'intérêt pieux qui
s'attache aux nationalités éteintes a-t-il, sous ce rapport, égaré
l'opinion , et altéré en quelque chose le caractère de cette période
334 REVUE DES DEUX MONDES.
historique. On a reproché avec amertume au pape Adrien d'avoir
donné les mains à la sujétion de la nation irlandaise, qui jusqu'alors
s'était tenue isolée de Rome comme du reste du monde , mettant son
indépendance sous la garde de sa barbarie. Mais d'où serait donc
sortie cette magnifique unité que l'Europe dut au saint-siége , si ce-
lui-ci ne s'était fait le centre des intérêts comme des idées, et s'il
n'avait osé préférer parfois aux individualités faibles et sans ressort
les races dépositaires des germes de puissance et d'avenir? Rome a
toujours cherché à s'appuyer sur la force, nous l'accordons sans
peine au grand écrivain qui a dressé contre sa politique l'acte le plus
spécieux d'accusation (1) ; mais un tel système ne s'explique-t-i! pas
par la seule raison que l'unité était le but de tous ses efforts et sa
préoccupation la plus constante? Comment Grégoire VII eût-il réa-
lisé son œuvre immense , la restauration do la société spirituelle au
sein de l'Europe dominée par la force militaire , si ce pontife et ses
successeurs à la tiare n'avaient rallié ù la tige de la chrétienté toutes
ces individualités indépendantes , toutes ces églises éparses , branches
sans sève plus d'à moitié fanées, lorsque Hildebrand fonda le système
européen sur le hardi développement de l'idée catholique?
Quelque poétiques tableaux qu'on se plaise à tracer de la position
antérieure de l'Irlande, dont les monastères, en effet, servirent un
moment de refuge à la science religieuse pendant la crise continen-
tale des Y" et vr siècles, il est incontestable que vers le temps où la
flotte anglaise débarqua sur ses rivages, protégée par une bulle
pontificale, le clergé irlandais touchait à un degré d'ignorance
voisin de la barbarie. Les plaintes éloquentes de saint Bernard ei
une multitude de faits constatés par tous les documens contempo-
rains attestent qu'une réforme, opérée dans le but de rattacher
l'Irlande au saint-siége, pouvait seule y sauver cette discipline ecclé-
siastique par laquelle le catholicisme a vécu jusqu'à nos jours. Que
Rome ait cédé à cette pensée, qu'elle ait fait acte de déférence envers
un pouvoir qu'il était nécessaire de ménager, que ces vues diverses
se soient plus ou moins combinées pour déterminer sa conduite, c'est
là un problème que le publiciste n'a pas intérêt à résoudre; mais ce
qui doit rester bien établi pour arriver à une appréciation exacte des
évènemens, en remontant jusqu'à leur principe, c'est l'entraînement
qui poussait la Grande-Bretagne sur l'Irlande , l'impossibilité où était
un peuple à peu près sauvage de garder long-temps son indépen-
(») M. Augustin Thierry.
DE l'IRLAXDE. 3^
dance entre les ostmcn de la IMjer du Nord et les fiers barons d'An-
gleterre.
Pourquoi le fait de la conquête qui , au bout de quelques siècles,
amena la fusion des Saxons et des Normands, n'a-t-il produit en
Irlande qu'une oppression continuée jusqu'à nos jours? D'où vient
que tant de douleurs sont demeurées stériles, et que les fils n'ont pas
recueilli le prix du sang de leurs pères?
Lorsque la bataille de Hastings eut livré aux Normands le royaume
anglo-saxon , ce pays possédait une unité d'organisation dont l'Ir-
lande était entièrement dépourvue au temps de l'invasion de Henri II.
Si cette unité contribua à rendre plus prompte la soumission de
l'Angleterre après la défaite du roi Harold, inconvénient inhérent
à tous les pouvoirs centralisés, elle dut aussi donner aux vaincus
bien plus de moyens pour agir à la longue sur les conquérans , en
exerçant sur ceux-ci une influence égale à celle qu'ils subissaient,
eux-mêmes. Aussi avons-nous montré (1) , sous les premiers succes-
seurs de Guillaume, l'élément saxon intervenant d'une manière
énergique dans la politique anglaise, et décidant par son propre
poids l'issue des plus grands évènemens. Quels qu'eussent été les
terribles effets de la conquête , il y eut, dès ce moment, en Angle-
terre , action et réaction réciproque. Les deux intérêts partout en
présence se combinèrent étroitement, et un esprit nouveau, qui ne
fut ni le pacifique esprit saxon, ni le belliqueux esprit normand,
mais un composé de l'un et de l'autre, sortit bientôt de ces épreuves
sanglantes, et vint prendre en Europe la place éminente qu'il y occupe
encore. De plus , l'Angleterre, résidence des rois et des plus puissans
seigneurs , absorba bientôt le duché de Normandie , comme le prin-
cipal absorbe l'accessoire ; la terre conquise devint métropole de la
terre conquérante ; et ceci ne contribua pas peu à effacer les traces
de la violence , en constituant enfin dans ses conditions normales la
puissante nationalité britannique.
Pour apprécier le caractère de la conquête de Henri II, continuée
par ses successeurs jusqu'à Elisabeth et Cromwell, il faut prendre,
à bien dire , le contre-pied de tout cela. Pendant qu'en Angleterre
les divers royaumes saxons étaient réunis sous un même sceptre, et
passaient dès-lors tous ensemble sous les lois du vainqueur, l'anar-
chie dévorait l'Irlande où des chefs nombreux revendiquaient tour à
tour une suprématie contestée. Des luttes perpétuelles , des ven-
(1) De V .inrj le terre , etc., première partie, n» du 1.5 octobre 1838.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
geances de cannibales, étaient le résultat quotidien d'un état de
choses qui , s'il donnait peut-être à l'étranger plus de facilité pour
vaincre, lui interdisait de tirer aucun fruit durable de sa victoire. A
ces causes d'éternelle mobilité venaient se joindre des coutumes an-
tiques dont l'influence rendait impossible toute organisation perma-
nente de la société , et qui maintenait la population dans des habi-
tudes pastorales et presque nomades.
Au premier rang de ces institutions dont la funeste action s'est fait
sentir jusque dans les temps modernes, un historien judicieux (1)
place, avec raison, le tanistry et le gavdkind. On sait que l'organi-
sation par clan existait en Irlande comme parmi toutes les populations
gaéliques, et que la loi du tanistnj combinait de la façon la plus fâ-
cheuse le droit héréditaire avec celui d'élection , en n'accordant au
tanist qu'un titre éventuel, toujours soumis à la sanction des membres
de son clan. Les querelles domestiques qu'une telle loi ne pouvait
manquer de susciter et qui se vidaient toujours par la force, entre-
tenaient ainsi dans la nation un esprit opposé à tout établissement
assis sur des bases solides. Le (javelkind était un mode de tenure
d'après lequel les terres étaient partagées sans condition de primo-
géniture, non pas en descendant directement à tous lesenfans, selon
nos idées modernes , mais en faisant d'abord retour au clan où elles
étaient réunies en une masse commune. Alors, à des époques déter-
minées, le cf«//?ww?/ en faisait une nouvelle répartition, dans laquelle
il assignait, peut-être selon des règles aujourd'hui inconnues, peut-
être selon son caprice, leur portion respective aux divers chefs de
famille. Un tel système, par l'incertitude qu'il laissait planer sur la
propriété , était , on le comprend , aussi funeste à tous les progrès de
l'agriculture que contraire à toute organisation régulière de la so-
ciété. Cette coutume se maintint , jusqu'au temps de Jacques 1" , au
sein des populations indigènes; et sir John Davies, lord chef justice
d'Irlande sous ce règne, dans un livre qui est encore la source la
plus abondante et la plus sûre d'informations (2) , affirme même que,
de son temps , on reconnaissait à leur aridité absolue les districts où
s'appliquait alors le gavelkind.
Livré à des luttes interminables et à des habitudes désordonnées ,
le peuple irlandais, sans arts , sans industrie, habitant des huttes con-
struites en terre , et ne voyant s'élever sur son littoral que quelques
(1) Le docteur John Lingard , tom, I , cliap. V.
(2) Davies' Discovenj of the Irue causes whij ireland tverc never cntirelij subdued, tilt
his majeslif happij reign.
DE L'IRLANDE. 337
villes construites par des pirates norvégiens , ou de rares forteresses
bâties par les envahisseurs anglais , était donc , au xii"* siècle , en ar-
rière de toutes les nations qui convoitaient son sol fertile. Cette si-
tuation ne lui permit pas de préparer contre l'invasion une résistance
régulière et sérieuse. Mais, chose bien plus grave , elle eut pour effet
de la laisser hors de tout contact avec les vainqueurs. Aussi , préservé
de leur poursuite par sa pauvreté môme, réfugié dans ses montagnes
et ses marais inaccessibles, continua-t-il d'y vivre de la vie de ses
pères. Reculant de quelques lieues dans l'intérieur de son île , il put
rester sans relation avec la royauté étrangère campée sur ses rivages.
Celle-ci ne songea pas d'abord à pousser loin ses avantages. N'en
eût-elle pas d'ailleurs été empêchée par la faiblesse de ses moyens et
le petit nombre de ses soldats? Henri débarquant àWaterford pour
recevoir, dans un palais de bois construit pour la circonstance, l'hom-
mage de ses chevaliers devenus grands feudataires , et celui de quel-
ques chefs que leurs querelles intestines avaient associés à sa fortune,
ne ressemblait nullement à Guillaume de Normandie débarquant à
Pevensey, et jurant, en saisissant de ses mains la terre saxonne,
qu'elle « serait sienne par la splendeur de Dieu. » L'un était suivi
d'une cour, l'autre d'une armée; l'un voulait de l'encens, l'autre de la
puissance. Celui-ci trouva un peuple avancé en civilisation, de la
propriété duquel il s'empara sans hésitation comme sans pitié, ne lais-
sant pas une terre, pas un château, pas une personne, sans les faire
entrer de force dans l'ensemble de son vaste système; celui-là eut
affaire à des peuplades qui s'enfuirent devant lui , et que ses succes-
seurs ne surent point atteindre au centre de leurs intérêts et dans
l'intimité de leur vie pastorale. La conquête de l'Angleterre fut ter-
rible dans ses effets immédiats , mais elle porta des fruits rapides ,
car il y avait pour les deux races des points par où se prendre et
s'assimiler. La conquête de l'Irlande ne fut d'abord ni oppressive ni
sanglante; mais, au lieu d'enfanter une nationaUté nouvelle, son seul
effet fut de jeter sur une rive lointaine une colonie qui perdit l'esprit
national sans en acquérir un autre , et d'arrêter, par l'établissement
de ce foyer permanent d'irritation , les progrès naturels de la race
indigène. La nationalité anglo-saxonne expira pour renaître; la na-
tionalité irlandaise se maintint en face d'un élément trop faible pour
l'absorber, trop fort pour ne pas s'efforcer de consolider son éta-
blissement par l'extension de ses conquêtes et l'emploi de tous les
moyens.
La royauté anglaise éprouva , dès l'origine , un double embarras
TOME XYII. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa politique à l'égard de l'Irlande. Les chefs indigènes qui, pour
obtenir des secours contre leurs rivaux, avaient été conduits à la re-
connaître , croyaient en faire assez pour le roi de l'île voisine en lui
rendant quelques devoirs insignifians, et en l'entourant d'un sauvage
cortège lorsqu'il apparaissait en personne dans sa seigneurie d'Irlande.
Ces chefs entendaient, du reste, continuer d'appliquer leurs anti-
ques coutumes; et jusque dans les limites du Pcde, barrière que ne
dépassaient pas les envahisseurs, les clans alliés maintenaient avec
un saint respect les lois des Bréhons, en face des statuts rendus par
le parlement irlandais ou importés d'Angleterre. D'un autre côté,
les seigneurs auxquels la couronne avait accordé une investiture à
peu près nominale, et dont elle avait subi les conditions plutôt qu'elle
n'avait fait les siennes avec eux, ne prirent conseil que de leur am-
bition, toutes les fois qu'il put s'agir d'étendre leurs domaines, môme
au mépris de la foi jurée. Ils se mirent bien plus en peine de leurs
intérêts particuliers que des intérêts de l'établissement anglais en
Irlande. De là des violences qui contribuèrent à faire triompher des
cupidités personnelles, mais au prix d'une haine chaque jour plus
\ive et de périls plus imminens. Dans cette lamentable histoire, les
torts de la royauté tiennent bien plus à son éloignement et à sa fai-
blesse qu'à de mauvais desseins et à des préméditations condam-
nables. L'Irlande, pour être juste, aurait bien moins à lui reprocher
une oppression systématique qu'une impuissance peut-être plus
désastreuse encore.
Les natifs, de plus en plus pressés par les seigneurs, s'adressèrent
vainement au trône pour en recevoir une protection qu'il eût, sans
doute , été dans ses désirs comme dans ses intérêts de leur accorder,
mais que l'indépendance à peu près complète des grands feudataires
irlandais, dans le cours des xiii'^ et xiv*' siècles, rendait évidemment
impossible. Privés dès-lors de tout espoir de redressement, ils ne
comptèrent plus que sur eux-mêmes; et chaque rocher du rivage,
chaque forêt de l'intérieur devint une citadelle dans cette guerre
acharnée qu'alimenta le sang de tant de générations, et dont les feux
mal éteints ont failli si souvent se rallumer de nos jours.
Tant que les dissensions religieuses ne vinrent pas intéresser les
passions populaires dans les affaires d'Irlande et donner à celles-ci
un caractère tout nouveau, l'Angleterre Gt des vœux toujours sin-
cères , et des efforts quelquefois efficaces pour hâter les progrès et la
pacification de la vaste contrée nominalement soumise à sa puis-
sance. Nous venons de dire qu'à cet égard elle manqua de force ; il
DE L'IRLANDE. 339
suffit de songer au temps pour ne pas s'étonner qu'elle manquât aussi
de lumière.
Au lieu d'asseoir les destinées de la terre conquise sur la fusion
graduelle des deux races, elle procéda par des voies tout opposées.
Pendant qu'elle maintenait avec rigueur l'oppression des natifs, on la
vit concéder à un certain nombre d'entre ceux-ci , pour prix de leur
soumission ou de leurs services, le titre et la qualité d'Anglais avec
tous les privilèges attachés au sang des vainqueurs; système ana-
logue à celui qui prévalait dans l'Amérique espagnole et portugaise ,
où des noirs étaient déclarés blancs par lettres patentes, et relevés
ainsi de la flétrissure qui les atteignait au berceau. Que ne valait pas
une telle prérogative en un siècle et en un pays où le bénéfice sacré
de la justice et des lois était restreint à ceux qui pouvaient invoquer
une origine anglaise ou une concession équivalente? Les sauvages
natifs [thr ivild Irish), pour parler la langue officielle qui s'est con-
servée presque jusqu'à nos jours, restaient en effet en dehors d'une
société qui ne les connaissait que comme les objets d'une guerre
éternelle. En parcourant l'histoire de ce pays, on tombe à chaque
instant sur des faits et sur des textes que l'on dirait détachés des
tables d'airain de la loi décemvirale.
Cette manière de relever de leur déchéance quelques chefs et quel-
ques tribus était sans doute vicieuse en soi, puisqu'elle maintenait
ce qu'il aurait fallu détruire. Cependant elle eût fini par produire des
résultats avantageux , si ce mode de naturalisation avait pu recevoir
toute l'extension que les rois d'Angleterre auraient vraisemblable-
ment essayé de lui donner; car rien n'établit que ces princes ou leurs
lieutenans en Irlande se refusassent à faire jouir du bénéfice de la
loi anglaise les Irlandais qui le réclamaient. Mais un invincibleobstacle
à cette émancipation se rencontra dans un corps que l'histoire peut
justement flétrir comme le principal instrument des calamités de sa
patrie , le parlement anglo-irlandais. Celui-ci repoussa toujours avec
véhémence l'admission des indigènes au bénéfice du droit commun ;
il maintint avec un soin jaloux la réprobation légale qui légitimait par
elle seule ses plus coupables violences. Ce fut ainsi qu'on le vit, sous
Edouard 1" et sous Edouard III, résister énergiquement aux vœux
de la royauté, et se refuser d'étendre à des clans qui la sollicitaient
comme une grâce, la jouissance d'une législation dont l'effet eût été
de rendre leurs propriétés moins précaires et leurs têtes plus res-
pectées.
La constitution irlandaise s'était naturellement façonnée sur le par
22.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
tron des institutions de l'île voisine , encore que l'élément monar-
chique dût exercer en Irlande une bien moindre action que dans la
Grande-Bretagne. Au bord de la Tamise , la royauté partout présente
opposait des forces organisées dans le sein même des vieilles popu-
lations saxonnes aux ambitieuses coalitions de ses vassaux normands;
au bord du Shannon , la royauté absente était représentée par un
délégué contraint de traiter avec des hommes chez lesquels l'orgueil
de leur descendance anglaise et un mépris profond de l'Irlande s'unis-
saient à des mœurs que le contact de la barbarie avait rendues plus d'à
moitié sauvages; fonctionnaire revêtu d'un pouvoir à peine reconnu
dans les comtés attenant à la capitale, et condamné à servir les pas-
sions de colons ignorans et méprisables, au lieu d'être l'agent éclairé
d'une politique nationale.
Le parlement de Dublin était originairement composé des grands
feudataires et des évêques, auxquels on adjoignit plus tard des dé-
putés de ces villes maritimes dont la population , mi-partie anglaise
et mi-partie norvégienne, avait pris des accroissemens de plus en
plus rapides. Cette législature exerçait un pouvoir sur lequel le par-
lement d'Angleterre, comme conseil immédiat du souverain, pré-
tendit toujours un droit de suprématie , motif en raison duquel il y
eut également appel des cours de justice de Dublin à celle du banc
du roi à Londres.
Pendant sa longue carrière , la législature irlandaise agit constam-
ment sous la même préoccupation. Elle voulait en même temps
atteindre par ses lois de fer la race indigène , dont l'anéantissement
était le dernier mot de sa politique, et prévenir tout contact de la
population coloniale avec ce peuple voué à une impitoyable exter-
mination. De là des statuts dont le sens véritable échappe à qui ne
les embrasse pas de ce point de vue , et ne comprend pas que les en-
vahisseurs de l'Irlande mirent autant de soin à se tenir séparés de la
population native que ceux de l'Angleterre en prirent pour l'absor-
ber dans une commune unité. C'est ainsi que dans le cours du
xiv" siècle (1) des lois sont portées pour interdire, sous peine de
haute trahison et de confiscation, tout mariage entre Anglais et Ir-
landais , tout rapport établi, soit par l'allaitement , soit en tenant des
fiouveau-nés sur les fonts du baptême, genre d'affinité que ce
peuple estimait aussi étroite et plus sacrée que la paternité même.
D'autres statuts écartent les fils d'Érin de toutes les maisons reli-
H) Assemblée de Kilkenny, 1367.
DE L'IRLANDE. 341
gieuses, de tous les bénéflces ecclésiastiques, et poursuivent avec
rigueur leurs bardes, ces dépositaires inspirés des traditions na-
tionales.
Cependant les coups portés aux indigènes par les colons renfermés
dans l'enceinte du pale ne suffisaient pas pour atteindre un but trop
hautement avoué ; car un peuple a la vie dure, et les nations ont plus
à redouter le suicide que l'assassinat. Ces tentatives , impuissantes
autant que cruelles, n'avaient pour résultat définitif que de couper
court, chez ces peuples, à tous les progrès qu'ils eussent faits sans
doute dans une situation plus tranquille : aussi reculaient-ils dans la
barbarie à mesure que l'Europe s'avançait vers la civilisation des
temps modernes. Dans le cours du xv'' siècle , l'Angleterre , tout en-
tière à ses vues ambitieuses sur la France, puis déchirée par la
guerre civile , n'entretint en Irlande que quelques bandes sans dis-
cipline ; elle n'y envoya que de rares subsides , auxquels il fallait
suppléer par le pillage. Les liens déjà si faibles qui unissaient les
deux contrées se relâchèrent de plus en plus , et , à l'avènement de
Henri VII , l'autorité royale n'était reconnue que dans une partie
des quatre comtés de Dublin, Kildare, Louth et Meath, et ne
s'étendait pas à plus de trente milles dans l'intérieur. Mais de cette
époque date pour l'Irlande l'ouverture d'une ère entièrement nou-
velle. Après avoir souffert de l'abandon et de l'oubli du gouver-
nement anglais , elle allait ressentir les maux bien plus terribles qu'un
pouvoir tyrannique inflige à l'objet d'une haine implacable et d'une
persévérance acharnée.
C'est du sein des discordes civiles que sortent les royautés éner-
giques, et l'anarchie fut toujours le creuset où se trempa le despo-
tisme. La maison de Tudor appliqua à l'Irlande la force immense
que les malheurs des temps lui avaient donnée en Angleterre. A ses
efforts prolongés jusqu'à la mort d'Elisabeth, la Grande-Bretagne
dut une conquête jusqu'alors illusoire , et qui ne date en réalité que
du commencement du xvir siècle. Pendant la lutte entre les mai-
sons d'York et de Lancastre , la petite colonie anglo-irlandaise avait
lié son sort à la fortune de la rose blanche. Tous les prétendans et
tous les aventuriers politiques , Lambert Simnel comme [Perkin-
Warbec, avaient essayé de s'en faire un point d'appui ; il fallait donc ,
pour arriver à cette consolidation du pouvoir absolu, qui fut la pen-
sée et l'œuvre des Tudors , s'occuper enfin sérieusement de l'Ir-
lande, et la lier étroitement au nouveau système imposé à la mère-
patrie. Des forces de plus en plus considérables furent dirigées vers
342 REVUE DES DEUX MONDES.
cette île ; des subsides plus abondans furent transmis à ses gouver-
neurs, et bientôt cette politique porta ses fruits. Le célèbre statut
de Drogheda, appelé loi de Poyning, du nom du lord-lieutenant qui
représentait alors la royauté, limita d'une manière fort étroite les
pouvoirs de l'assemblée irlandaise; il reconnut la haute suprématie
du parlement anglais, et l'initiative absolue du conseil d'Angleterre
en toute matière législative.
Ces conquêtes légales furent suivies de victoires arrachées par des
moyens plus terribles. Tandis que la hache d'Henri VIII et d'Elisa-
beth faisait tomber en Irlande la tête des grands vassaux anglais ,
leurs armées , pénétrant enfin au cœur du pays , imposaient aux chefs
indigènes des soumissions qui devenaient effectives du jour où l'on
se montrait fort et résolu. Après que l'Angleterre eut triomphé de la
grande insurrection de Tyrone , l'Irlande comprit que c'en était fait
à jamais de sa sauvage indépendance, et que le temps était venu où
son génie devait reculer devant un autre. L'érection de ce pays en
royaume, opérée par Henri VIII (i) , constate l'importance crois-
sante que l'Angleterre attachait à sa colonie, et sa ferme volonté de
la lier plus étroitement à la couronne.
La conviction , de plus en plus générale , qu'une plus longue résis-
tance devenait impossible devant des forces aussi imposantes , aurait
frayé à l'obéissance des voies faciles, si un nouvel obstacle ne s'était
élevé entre les deux pays à l'époque môme où leur réunion semblait
possible ; obstacle plus insurmontable encore que tous ceux par les-
quels ils avaient été jusqu'alors séparés.
Les nombreux armemens de Henri VIII, la belle armée confiée
par Elisabeth à la présomptueuse imprudence du comte d'Essex , au-
raient réduit l'Irlande à l'obéissance, et la résignation serait bientôt
sortie de cette obéissance même, s'il ne s'était agi que d'une con-
quête territoriale, alors inévitable, et d'une domination politique
que les plus farouches ennemis de l'Angleterre se sentaient désor-
ntais trop faibles pour repousser. Mais , en important les lois britan-
niques en Irlande, on prétendit aussi y importer un évangile nou-
veau, et l'on exigea simultanément de ce peuple le sacrifice de sa foi
et celui de sa nationalité. Elisabeth n'admettait pas, et peut-être est-
elle absoute à cet égard par l'opinion unanime de son temps, que la
souveraineté politique n'entraînât pas la souveraineté religieuse, et
qu'il fût loisible à des sujets de professer d'autres croyances que celles
DE L'IRLANDE. 343
du pouvoir lui-même. L'acte de suprématie fut donc envoyé en Ir-
lande, où il souleva des résistances dont ni les révolutions ni les siè-
cles n'ont triomphé. Si les évoques des villes du littoral, soumis à la
royauté parce qu'ils étaient choisis par elle , tirent , avec ceux d'An-
gleterre , assaut de complaisance et de bassesse , une vigoureuse ré-
sistance s'organisa dans tout le clergé indigène ; résistance à laquelle
s'associa la plus grande partie du clergé anglo-irlandais lui-même.
La réformation rencontra les plus sérieux obstacles dans les limites
même du pale, où un établissement de quatre siècles avait créé aux
colons des intérêts complètement distincts de ceux de l'île voisine.
Les natifs , étrangers aux mœurs comme à la langue de l'Angle-
terre , et sur lesquels les apôtres de la réforme ne pouvaient exercer
aucune action; les vieux colons, blessés dans leur foi autant que
dans leur liberté politique par le despotisme des théories anglicanes ,
et qui n'avaient pas respiré dans les palais des Tudors l'air de la servi-
tude, se trouvèrent avoir un intérêt commun à défendre, une idée
nationale où se rattacher ensemble et pour la première fois. De là ,
cette nécessité où se vit réduite l'Angleterre de fonder, pour ainsi
dire , un établissement nouveau , en superposant de nouvelles colo-
nies à celles qui avaient commencé, depuis le xii" siècle, l'œuvre
si difficile, de la soumission de l'Irlande. Jacques I" voua tout son
règne à cette pensée , qui eut pour objet d'implanter des popula-
tions nombreuses et avancées en civilisation au centre d'un pays
jusqu'alors barbare et souvent désert. Chaque fois qu'un chef indi-
gène se refusait à faire hommage à la couronne , ou qu'un prétexte
quelconque permettait d'employer contre lui l'arme légale de la for-
faiture, des domaines, qui souvent étaient des provinces, se trou-
vaient concédés à des compagnies d'industriels protégés par une
force militaire. Ainsi se fondèrent successivement, au commence-
ment du xvir siècle, les établissemens anglais dans toutes les par-
ties de l'île ; ainsi fut organisée la grande colonie d'Ulster, le prin-
cipal point d'appui du protestantisme en Irlande , après la rébellion
des deux principaux chefs du nord, sur lesquels la couronne ne con-
fisqua pas moins de cinq cent mille acres de terre.
Le mode d'après lequel s'opérèrent ces concessions ne manquait
pas d'habileté , et leurs résultats ont exercé sur les habitudes géné-
nérales de la population une influence encore sensible. Ces terres
étaient divisées en lots n'excédant jamais deux mille acres, et ne s'é-
levant pas, pour l'ordinaire, à plus de moitié de cette étendue. Di-
verses conditions étaient imposées aux concessionnaires : les prin-
344. REVUE DES DEUX MONDES.
cipales consistaient à implanter, dans un délai fixé , sur les domaines
ainsi octroyés, un nombre déterminé de familles anglaises ou écos-
saises, et à y construire des maisons fortifiées, qui servaient à la fois
de points de défense et de bâtimens d'exploitation. Partout où pré-
valut ce système, la soumission des indigènes fut garantie; réduits
dès-lors à vivre en parias, sous des maîtres usurpateurs du sol de
leurs pères, ils formèrent cette classe de laboureurs sans capitaux et
sans industrie, qui pullule dans les provinces irlandaises.
Mais des évènemens d'un caractère plus sombre allaient tracer en
lettres de sang l'acte de séparation de l'Angleterre et de l'Irlande.
La grande insurrection de 16il éclata, provoquée par une résistance
générale à l'oppression civile et religieuse. Les vieux colons, con-
traints de plier sous l'acte de suprématie , ou de subir des pénalités
terribles ; les indigènes , dépouillés de leurs domaines et traqués au
pied des autels , mirent en oubli leur vieille baine , et marchèrent
ensemble contre les nouveaux envahisseurs que l'Angleterre jetait
chaque jour sur ces tristes rivages. On connaît cette lutte sans
exemple dans l'histoire des nations, qui aboutit à confiner un peu-
ple tout entier dans une seule province, vaste sépulcre ouvert à
ceux qui survécurent à la destruction de la patrie. La spoliation
et le glaive se lassèrent de choisir, et pour Cromwell l'Irlande
n'eut vraiment qu'une seule tête. La confiscation atteignit la nation
tout entière, et le sol fut bouleversé jusqu'aux abîmes. Alors s'éta-
blit dans ce pays un nouvel intérêt à côté de ceux qui le divisaient
déjà si profondément, l'intérêt presbytérien, qui partage aujour-
d'hui avec l'église épiscopale la population protestante de l'Irlande
en deux parties à peu près égales. Des soldats furent les mission-
naires de ce culte; et, si leur épée ne lui fit pas de prosélytes , elle
leur procura des lambeaux de cette terre mise au pillage. Derniers
venus à cette vaste curée, les puritains surent se faire la part bonne
et la conserver au milieu des vicissitudes du temps.
La restauration trouva la population irlandaise à moitié détruite et
à moitié transplantée , les titres de propriété anéantis , la haine et le
désespoir au fond de toutes les âmes. Elle ne s'engagea pas dans le
dédale de tels redressemens, et, sanctionnant des iniquités que leur
immensité même dérobait à l'action de la justice humaine, elle ne
trouva guère, dans tout cela, que l'occasion de servir des intérêts
particuliers dans des vues d'égoïsme et de parti. Après 1688, Jac-
ques II , accueilli en Irlande bien moins par sympathie pour lui-même
que comme instrument de vengeance contre l'Angleterre, essaya de
DE L'IRLANDE. 345
relever l'intérêt catholique et national si cruellement écrasé. Mais la
bataille de la Boyne rendit bientôt aux ennemis de l'Irlande une
prépondérance qu'ils ont maintenue si long-temps, et dont ils dé-
fendent aujourd'hui les restes avec des efforts désespérés.
Si Guillaume III usa personnellement envers les vaincus d'une mo-
dération qui tenait à son caractère et plus encore à sa politique, les
whigs des xvii"= et xviir siècles, préparante leurs successeurs du
xix*' siècle le devoir d'une expiation tardive et incomplète, épuisè-
rent sur ce peuple tout ce que la haine sait emprunter de froides
cruautés à l'arsenal d'une légalité tyrannique. Les terres échappées
aux confiscations des époques antérieures , dix-huit cent mille acres
environ, subirent cette fois la forfaiture, cette loi fatale d'un pays
où le sol a manqué sous les pas de toutes les générations, pendant le
cours de six siècles. L'Irlande, secondée par les armes de la France,
avait obtenu, dans la capitulation militaire de Limerick, une pro-
messe de tolérance , si ce n'est de liberté religieuse. Mais entre deux
peuples dont l'un se croit le propriétaire de l'autre, il ne saurait y
avoir de droit public; car aucun titre n'invalide une domination pri-
mordiale, une souveraineté en quelque sorte naturelle. Aussi le gou-
vernement anglais, à l'instigation du parlement protestant d'Irlande,
ne tarda-t-iî pas à fouler aux pieds ces articles célèbres , et à sou-
mettre la presque totalité de la population irlandaise au code qui ,
dans la Grande-Bretagne , écrasait une faible minorité catholique.
Pendant le règne de Guillaume et celui de la reine Anne, dans le
temps où la liberté de l'Angleterre brillait du plus vif éclat, où son
génie s'épanouissait sous des formes élégantes , au siècle des beaux
esprits et des philosophes , quand le goût des plaisirs et le scepti-
cisme semblaient éteindre le fanatisme en atteignant à leur source
les croyances elles-mêmes , un peuple civilisé entreprit de continuer,
par les lois, l'œuvre d'anéantissement que ses rudes ancêtres avaient
commencée par les armes. De là un système d'incapacités civiles et
politiques entre lesquelles il suffira de rappeler les dispositions les
plus propres à affecter l'ensemble de la société et à expliquer des
mœurs dont l'Europe s'étonne sans trop chercher à les comprendre.
L'obligation de souscrire à la suprématie religieuse de la royauté
et de prêter le serment contre la transsubstantiation, obligation im-
posée à ririande aussi bien qu'à l'Angleterre , avait laissé les sept
huitièmes de sa population sans organes au sein de la législature an-
glicane de Dublin . L'enlèvement de la franchise électorale aux ca-
3I& REVUE DES DEUX MONDES.
tholiques , opéré plus tard en pleine paix (1) , et sans la triste excuse
de la nécessité , même sans celle du péril , interdit désormais à la
masse de la nation de concourir au choix des membres d'un par-
lement qu'elle dut regarder, à toutes les époques de son histoire ,
comme son ennemi naturel et irréconciliable. On va voir si ce senti-
ment fut justifié par les actes législatifs qui , après la révolution
libérale de 1688, et jusqu'à la fin du siècle dernier, ont régi en Ir-
lande la condition des personnes.
Tout mariage entre catholique et protestant possédant des pro-
priétés en Irlande était déclaré nul, sous peine de mort pour le
prêtre qui l'aurait consacré. Lorsqu'une telle union avait lieu, l'édu-
cation des enfans appartenait de droit à celui des époux professant
la religion réformée. Aucun catholique ne pouvait être tuteur, tenir
une école ou enseigner même dans une maison privée , et les péna-
Utés les plus graves atteignaient quiconque envoyait ses enfans sur
le continent pour être élevé dans la religion romaine. Lorsque le fils
d'un père catholique embrassait la religion anglicane, il pouvait
s'approprier, du vivant de son père , son héritage immobilier, en lui
payant une simple rente. En cas d'ouverture d'une succession à la-
quelle étaient appelés des héritiers de deux croyances , elle passait
en totalité à ceux professant la religion protestante. Si tous les enfans
étaient catholiques , la division des terres s'opérait entre eux par
portions égales , contrairement à ce qui avait lieu pour les familles
protestantes que le droit de primogéniture tendait à maintenir. Tout
catholique était privé du droit d'acheter une propriété territoriale ,
il ne pouvait même la prendre à long bail , et tout fermier de cette
religion , dont le bénéfice excédait de plus d'un tiers le prix de la
location, pouvait être dépossédé sur la réclamation d'un protes-
tant subrogé à son lieu et place. Il était interdit aux catholiques
d'avoir des armes même pour leur défense personnelle , et les
magistrats pouvaient en tout temps pénétrer dans leur demeure
pour constater des contraventions à cet égard. Tout protestant con-
voitant le cheval d'un catholique avait le droit de s'en emparer, en
lui payant cinq livres sterling , montant de sa valeur légalement pré-
sumée. Les chevaux des fermiers catholiques étaient saisis de droit
pour le service de la milice en cas de guerre. Ajoutons que, bien que
les catholiques fussent appelés dans cette circonstance à payer la
dette de leur sang , lorsque la guerre se faisait contre une puissance
i«) «727.
DE L'IRLANDE. 347
catholique, ils devaient désintéresser leurs concitoyens protestansde
tous dommages par eux encourus à raison des opérations militaires ou
maritimes. Enfin , pour compléter cet horrible code qui, selon la belle
expression de Burke, ne conservait la vie aux hommes que pour in
sulter dans leur personne à tous les droits de l'humanité , ces loi,,
étaient appliquées sur le verdict de jurys composés de protestans, et par
des magistrats appartenant exclusivement à la religion anglicane (1).
Depuis l'avènement de la maison d'Hanovre et les insurrections de
l'Ecosse , en 1715 et en 1747 , mouvemens auxquels l'Irlande ne prit
pas la part la plus légère , encore qu'ils devinssent pour elle la cause
de nouvelles humiliations, ce pays subit en silence des rigueurs sans
exemple comme sans excuse. On put croire à cette époque qu'il
était enfin frappé au cœur, et qu'il avait perdu jusqu'à la force de se
plaindre. Ses enfans, dispersés chez toutes les nations comme les
juifs auxquels Clarendon les comparait trop justement, versaient leur
sang pour toutes les causes et sur tous les champs de bataille. Sa
bourgeoisie végétait humble et cachée dans les services les plus
obscurs du barreau où il lui était interdit de s'asseoir ; ses prêtres , en-
registrés dans chaque circonscription, voyaient leur tête menacée
s'ils en franchissaient la limite ; ses populations rurales , sous la dou-
ble excitation de leur misère et de leur profond abaissement , con-
tractaient des habitudes invétérées de désordre , et comme une haine
implacable contre l'ordre social tout entier. C'est à ce point que tant
de persécutions avaient conduit les dominateurs de l'Irlande, et leur
système devenait la cause de leur perplexité , le principe même de
leur ruine.
Les confiscations du dernier siècle avaient fait passer dans les
mains des protestans la presque totalité du sol ; mais que valait le sol
au milieu d'une population de mendians , qui , le jour, vous tendaient
la main, et la nuit enfonçaient les portes de vos demeures ? Que!
profit tirer d'une terre qui ne trouvait point d'acheteur, et qu'un fer-
mier catholique ne pouvait môme prendre à bail ? Quelles transactions
passer avec le petit nombre de propriétaires catholiques, lorsqu'un
fils , en devenant apostat , pouvait exproprier son père , et même an-
(1) Cette législation est résumée par M. Hallam d'après les statuts du parlement irlandais
( Constit. Hist. , IV, chap. xxxtiii ). On peut aussi la voir présentée sous des couleurs pins
\ives dans le puissant pamphlet dont l'apparition fut, en Angleterre, l'un des grands évè-
nemens de l'époque; œuvre prodigieuse de style et de sagacité historique, et dont le sec!
Jort est d'être signé d'un nom qui en infirme la valeur. — Will. Cobbett's, Hist. of Ihe pro-
test, reform in England and Ireland-, letter XV.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
nuler toutes les conventions hypothécaires arrêtées par lui ? De tels
résultats éclairèrent môme la haine la plus aveugle. Quelle que fût
la violence avec laquelle le corps des protestans exigea le main-
tien des lois pénales et des incapacités civiles , on s'empressait indi-
viduellement d'y réclamer des exceptions , dans l'intérêt et pour la
sûreté des relations personnelles. De là , une multitude de conventions
secrètes et de fraudes de tous genres , sorte de contrebande judiciaire ,
imposée par l'extrême rigueur de la loi , comme la contrebande
marchande est déterminée par l'élévation des tarifs. Le gouvernement
dut agir à cet égard comme les particuliers eux-mêmes. Si jusqu'au
milieu du xviii" siècle il ne se passa guère d'années sans que le par-
lement de Dublin n'acquît quelque titre de plus aux malédictions de
sa patrie, le pouvoir ne put manquer de fermer les yeux sur la non-
exécution d'un code qui , pris au pied de la lettre , eût entraîné la
dissolution immédiate de la société. Mais , lors même que les lois
n'étaient pas vigoureusement appliquées, elles restaient comme un
obstacle à toutes les ambitions légitimes , comme une menace per-
pétuelle et un stygmate de servitude : c'était le gagé d'une dépen-
dance sans cesse rappelée par l'insolence des vainqueurs , alors même
que leur égoïsme leur imposait l'obligation d'en atténuer les effets.
C'était surtout parmi les laboureurs indigènes que le mal était pro-
fond et que les mœurs allaient s' altérant de plus en plus par l'éta-
blissement d'anarchiques habitudes, passées désormais à l'état chro-
nique dans le tempérament de ce peuple. Suppléant à leur faiblesse
par un ensemble qui n'a jamais été surpassé, cherchant une distrac-
tion à leur misère dans la sombre poésie dont le crime et le péril
enivrent l'ame et la fascinent , les paysans formèrent , sur tous les
points de l'Irlande, ces associations secrètes qui, sous le nom de
Whiteboys ,({q. Rightboys, à'Oahboys, de Thrashers, de Rockistes, etc.,
ont exercé , depuis 1760 jusqu'à ce moment , une influence aussi re-
doutable que mystérieuse.
Aucune pensée politique proprement dite ne présidait à ces
complots formés la nuit au fond d'une forêt , et qui ne se révélaient
au matin qu'à la vue d'un domaine en flammes ou d'un cadavre gi-
sant au bord d'une route écartée. Punir les rigueurs exercées soit
par les intendans , soit surtout par les coflecteurs de dîmes , empê-
cher la clôture des terrains consacrés à la vaine pâture , obtenir des
terres à un prix modéré de location , s'en assurer la jouissance con-
tre quiconque songerait à en débouter les tenanciers actuels; tel
était le but de ces associations que le secret et l'audace rendaient
DE L'IRLANDE. 349
également formidables. Dégradées aux yeux de la loi et par elle-
même, ces populations se vengeaient en demandant à un effroyable
système une protection qu'il leur était interdit, depuis des siècles,
d'attendre de magistrats ennemis nés de leur foi , de leur patrie et de
leur race; ne pouvant plus sauver l'Irlande, leur instinct les pous-
sait à en rendre la possession dommageable et terrible , comme ces
marins qui mettent le feu aux poudres lorsque l'ennemi est monté
à bord. •
Cette étrange organisation , dont le mobile a échappé aux plus mi-
nutieuses enquêtes parlementaires , a semé sur ce sol plus de dangers
que le pionnier américain n'en rencontre dans les forêts habitées par
l'Indien, le voyageur dans le désert où l'Arabe déploie ses tentes :
effroyable jurisprudence populaire, qui, si elle est atroce dans ses ré-
sultats, s'explique trop bien lorsqu'on remonte à son principe, à
travers tant de confiscations et de massacres.
Il suffit de jeter un regard sur la condition présente de ce peuple,
telle que les vicissitudes du passé l'ont faite , pour comprendre cet
accord qui, en face des propriétaires et des magistrats, rend tous les
paysans solidaires, à ce point que, dans une nuit, sur une étendue de
plusieurs milles, tous prêtent le môme serment, reçoivent le même
mot d'ordre , s'arment pour le même fait, et rentrent, ce fait con-
sommé, dans leur silence et dans leur repos (1).
Jusqu'au rapport de l'union en 1800, le parlement irlandais s'était
abstenu d'ouvrir aucune enquête sur les causes de la misère et de la
turbulence des classes agricoles : il ne voulait pas lire dans ses résul-
tats l'éclatante condamnation de ses actes. En 1824, les deux cham-
bres du parlement d'Angleterre , sérieusement occupées du gouver-
nement de l'Irlande, instituèrent des comités chargés de recueillir
des témoignages sur cette question , la plus grave entre toutes celles
dont est saisie la législature britannique. De nouvelles enquêtes fu-
rent ouvertes en 1832 et 1834 sur tous les intérêts relatifs à ce pays,
la réforme de l'église, les dîmes, l'instruction populaire, etc., et ces
volumineuses Ai/rfe«c(?5 présentent en ce moment une masse de ren-
seignemens matériellement plus considérables que ce qui a peut-être
jamais été recueilli dans aucun temps et dans aucun pays.
Sans entrer maintenant dans l'examen spécial de ces questions , il
[\) Voyez Wakofield , .lcco«/(< o/"/)'c/f(n(/, et surtout , pour ce qui concerne les associations
et les troubles locaux, le récent et curieux ouvrage de M. George Cornwall-Lewis : On :he
Dislurbances in trcland and the ïrish chuich question. Ce livre présente un résumé très
judicieux des principales Evidences parlementaires recueillies en 1824, 1832 cl 1831.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
convient de s'arrêter un moment aux résultats généraux mis en lu-
mière par les documens publiés, en tant que ces résultats trouvent
leur explication naturelle et nécessaire dans les faits historiques que
nous venons de rappeler.
L'une des premières conséquences des incapacités affectant la
masse de la population irlandaise avait été d'établir l'usage général des
sous-locations à court délai , puisque le fermier catholique ne pou-
vait prendre des terres à bail au-delà d'un terme déterminé. Leur
résultat nécessaire fut de priver de tout capital la classe agricole, et
de lui enlever ce qui fait le nerf de l'agriculture anglaise, ce qui lui a
permis de prendre des développemens prodigieux. De plus, les res-
trictions imposées jusqu'au siècle dernier, dans l'intérêt de la Grande-
Bretagne , au commerce de l'Irlande , l'interdiction d'exporter ses
blés , son bétail et ses laines , seules richesses d'un peuple sans in-
dustrie, avaient hâté une ruine que les lois civiles auraient suffi pour
consommer.
Par suite de l'impossibilité où était placée la population rurale de
prendre en son nom et à son compte des tenues de quelque valeur,
le sol entier se trouva subdivisé en petites portions à peu près égales,
et chaque fermier la reçut en sous-location d'un fermier-général
[middleman] , spéculateur sans entrailles, qui remplaça pour lui le
propriétaire absent et inconnu. Aucune famille n'étant en mesure de
faire d'avances de quelque importance pour l'achat du mobilier de cul-
ture , chacune d'elle se trouva occuper à peu près l'espace qu'elle
pouvait labourer par ses propres bras. Il y eut peu ou point de labou-
reurs à gage, parce que les tenanciers étaient trop pauvres pour solder
en argent le prix des journées de travail , et tout le monde devint fer-
mier, mais fermier misérable, sans autre perspective que de deman-
der au sol de quoi alimenter une vie de souffrances. Lorsqu'on se
trouva dans le cas de recourir à des bras étrangers , l'usage prévalut
môme de les payer en terres , c'est-à-dire de donner quelques acres
en échange d'un nombre déterminé de journées de travail, et ceci
hâta de plus en plus la subdivision de tenures déjà trop petites.
Dès-lors, dans un pays où l'argent ne circule jamais, ainsi que l'at-
l estent pour plusieurs comtés nombre de témoignages produits de-
vant les comités d'enquête , dans une contrée où toute industrie est
ignorée , où toute autre ressource que le travail agricole échappe à
l'activité humaine, il fallut nécessairement mourir de faim lorsqu'on
n'eut pas sa petite part de terre. Aussi, dans plusieurs provinces ir-
landaises, la culture des céréales e^t-elle aujourd'hui abandonnée
DE L'IRLANDE. 351
comme exigeant trop d'avances, et remplissant moins sûrement le
seul objet que se propose le laboureur, celui de vivre. Cette préoccu-
pation est, en effet, la seule que connaisse le malheureux paysan
d'Irlande; il ne nourrit pas d'autre espérance, il n'entretient pas
d'autre pensée que celle-là.
Un pareil état de choses était grave en tout temps; il devint hor-
rible lorsque la population, augmentant dans une proportion sans
exemple , les familles se touchèrent jusque dans les comtés les plus
sauvages. On vit alors un peuple affamé employer tous les moyens ,
jusqu'aux plus odieux , pour conserver des lambeaux de terre dont le
prix de location dépassa dans la pauvre Irlande le fermage même de
la riche Angleterre.
Ici se présenterait le problème de cette multiplication sans exem-
ple , problème que nous ne tenterons pas de résoudre , quoique les
faits que nous venons d'indiquer y projettent peut-être quelque
lumière.
Le partage égal , universellement consacré parmi la population
irlandaise, l'usage de morceler le sol affermé entre tous les enfans ,
lorsqu'ils sont en âge de fonder une famille, enfin l'impossibilité
absolue de vivre autrement qu'en bêchant quelques sillons chacun
pour son propre compte , ont amené les choses au point de transfor-
mer le sol de l'Irlande en un vaste champ de pommes de terre. D'un
autre côté , l'on comprend que ces habitudes de petite culture aient
été le plus puissant stimulant à l'accroissement de la population, et
que des familles se soient établies à mesure que les tenures se sont
subdivisées. Dans les comtés de Clare et de Limerick , entre autres, on
cite d'innombrables exemples de fermes de trois cents et cinq cents
acres , primitivement tenues à bail de quarante ans par une seule fa-
mille, et qui se trouvent maintenant morcelées entre vingt ou
trente ménages nouveaux , en raison du partage et des précoces ma-
riages des enfans (1).
De récentes mesures législatives ont mis des bornes au droit dé-
sastreux de subdiviser et de sous-louer les fermages , et sont proba-
blement destinées à exercer sur l'avenir une influence favorable.
Mais les faits actuels subsistent ; les résultats sortis d'une oppression
séculaire pressent de toutes parts le législateur; ils font trembler
chaque jour sur la sécurité du lendemain. L'Irlande où le capital agri-
(1) Voyez, parmi le grand nombre d'excellens travaux consacrés à l'Irlande par YEdin-
burgh-Review, une dissertalion complète sur la situation des classes agricoles dans ses rap-
ports avec la législation civile. Janvier 1825.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
cole est presque nul , où la misère peut exploiter tant de haines con-
tenues, tant de souvenirs brùlans, possède une population plus
dense que celle des plus riches contrées du globe. Sa moyenne pour
les provinces de Leinster, d'Ulster et de Munster, dépasse le chiffre
qu'elle atteint en Angleterre et en Belgique, couvertes l'une et
l'autre de vastes et opulentes cités ; et les marais même du Con-
naught , où l'on ne rencontre pas une ville d'importance , sont plus
peuplés que les comtés d'Ecosse , en y comprenant Edimbourg ,
Glasgow , Paisley , Perth et Dundee ! Que sera-ce donc de l'avenir si
cette population doublée depuis un demi-siècle, et qui dépasse au-
jourd'hui huit millions d'hommes, continue à s'accroître dans une
disproportion effrayante avec les produits de la culture et de l'in-
dustrie? Quelles lois changeront les coutumes invétérées d'un peu-
ple accoutumé à accorder aux lois si peu d'empire , et près duquel le
pouvoir n'eut jamais le droit d'arguer de ses bienfaits pour se conci-
lier l'obéissance?
11 est une analogie que nous ne pouvons nous empocher de consi-
gner ici. En signalant l'absence de toute industrie en Irlande , en
exposant les résultats inhérens au système de la petite culture , nos
souvenirs nous reportent vers un coin de terre cher à nos affections,
où les mêmes usages existent et déterminent des effets à peu près
semblables. La France aussi a son Irlande dans quelques parties de la
Bretagne , cantons reculés où la condition du pauvre ijenty rappelle
d'une manière frappante celle du malheureux cottier irlandais. Le
salaire de l'un n'est guère plus élevé que celui de l'autre , et le plus
souvent il ne le touche point en espèces , obligé qu'il est de payer
par son travail la location de sa cabane et des quelques arpens qu'il
ensemence en pommes de terre pour nourrir ses nombreux enfans,
en chanvre , pour couvrir leur nudité. Trop souvent, le paysan armo-
ricain ignore presque aussi complètement que le fds d'Érin les plus
humbles jouissances de la vie matérielle ; et pourtant quelle diffé-
rence entre ces deux êtres! quel contraste au moins entre ces deux
pays ! L'un est la partie la plus pacifique de la France ; l'autre , la
terre la plus agitée de l'Europe ; ici , pleine sécurité pour les person-
nes, prompte soumission à la loi, résignation facile à tous les sacrifices
qu'elle impose; là, le meurtre et l'incendie journellement employés
par le pauvre contre le riche , la loi méconnue , les magistrats traités
en ennemis publics; ici, des mœurs douces et comme impassibles;
là , des mœurs rudes jusqu'à la férocité.
Cependant ces deux peuples, dont la condition physique est rap-
DE L'IRLANDE. 353
prochée par tant de circonstances, sont animés d'une même foi re-
ligieuse; ils reçoivent les mômes enseignemens de la bouche d'un
clergé également populaire. D'où vient donc cette opposition pro-
fonde dans l'ensemble de la condition sociale? Comment l'expliquer
autrement que par les antécédens historiques et le testament de
vengeance légué en Irlande aux générations à venir? Le Breton se
résigne sans effort à une pauvreté dont rien ne vient aggraver le
poids; il ne se croit pas, comme l'Irlandais, dépouillé par la tyrannie;
sa pensée ne se berce pas des rêves d'une félicité primitive et de la
dangereuse poésie d'un âge d'or. La religion, qui , pour lui, n'a que
des paroles de paix , répand sur sa vie la sérénité, si ce n'est le bon-
heur, et la pensée chrétienne se produit en son ame sans mélange
d'amers ressouvenirs et d'impressions haineuses. Les propriétaires
sont ses soutiens, au lieu de lui apparaître comme des ennemis héré-
ditaires; ses prêtres répandent sur lui le surplus d'une aisance que
la charité publique rend abondante , et les souffrances de son corps
n'atteignent pas son ame dans la plus noble partie d'elle-même. Le
fils de la Bretagne ne voit pas s'élever à côté de sa cabane l'opulente
demeure de l'étranger, ou près de son modeste presbytère la
maison d'un ministre dont il doit alimenter le luxe par son travail, et
le clocher de son église chérie monte seul et fier au-dessus des ha-
bitations des hommes. Il peut se promener avec orgueil sur ses
grèves et dans ses bruyères; aucun monument de servitude n'y vient
humilier son regard , et du haut du dolmen druidique le souvenir de
ses pères descend sur lui sans nuage.
Le passé, voilà ce qui pèse si douloureusement sur l'Irlande; c'est
là l'obstacle que l'Angleterre n'écartera qu'à force de patience et de
temps, de persévérance et de sincérité. En vain tous les systèmes
ont-ils été appliqués, toutes les combinaisons épuisées, tout, hors la
justice , hors la ferme volonté d'effacer enfin jusqu'aux dernières
traces de la suprématie religieuse et politique, en admettant les deux
peuples à la pleine jouissance des mêmes droits, sur le pied d'une
parfaite égalité. Après avoir fait, pendant deux siècles, du parlement
de Dublin une machine de guerre, et comme un instrument de ser-
vitude pour la masse de la population indigène, l'Angleterre espéra
rendre la soumission de l'Irlande plus facile en lui retirant ce triste
et dernier simulacre d'indépendance. Cependant M. Pitt avait à peine
obtenu le vote de l'union (i) , sur le coup d'une insurrection à peine
(1) L'acle d'union régissant aujourd'hui les rapports des deux royaumes el leur organisa-
TOME XVII. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
domptée, que les agitations locales se renouvelèrent de tous côtés,
et que le sort de l'Irlande sembla rester, comme par le passé , à la
merci de la première invasion heureuse. De nombreuses améliora-
tions furent apportées sans doute au sort de ce pays , son commerce
fut dégagé d'entraves odieuses, son agriculture reçut des encourage-
mens réitérés, des sommes considérables y furent dépensées par la
législature britannique; celle-ci , en dotant l'institution ecclésiastique
de Mainooth , donna même un premier gage de respect à la foi de la
majorité nationale, se départissant, cette fois, d'un principe jusqu'a-
lors immuable pour elle. Tous ces bienfaits semblèrent perdus, toutes
ces avances parurent inutiles. L'émancipation catholique elle-même,
si long-temps invoquée comme le terme de toutes les dissensions ,
l'ouverture d'une ère de réconciliation et de paix, l'émancipation fut
conquise enfin sur les ennemis acharnés de l'Irlande , et elle était à
peine votée , que ce pays voyait s'aigrir tous ses maux , s'élargir
toutes ses blessures, et que, de 1830 à 1834 , il parut près de s'abîmer
dans le désordre. Est-ce donc à dire qu'on doive y désespérer de l'a-
venir, et que l'Irlande soit désormais incapable de correspondre aux
bienfaits d'un gouvernement réparateur? Rien ne justifierait de
telles craintes, et nous l'établirons une autre fois, tout en constatant
ce qui reste dans ce pays de maux peut-être irréparables. Comment
s'en étonner en reportant sa pensée vers l'histoire? comment ignorer
que la justice d'un jour ne prévaut pas contre une tyrannie séculaire?
L. DE Carné.
( La dernière partie à un prochain n". )
lion intérieure , on doit en rappeler les dispositions proposées par M. Pitt en 1799, et votées
l'année suivante.
Les deux îles sont unies eu un seul royaume , sous le nom de royaume-uni de Grande-
Bretagne et d'Irlande.
La succession à la couronne reste telle qu'elle était. Le royaume-uni est représenté par un
parlement commun , dans lequel un nombre de pairs et de membres des communes non
encore réglé siège pour l'Irlande.
Les églises d'Angleterre et d'Irlande sont maintenues telles qu'elles sont établies par la loi.
Les sujets irlandais de sa majesté britannique ont les mêmes privilèges que ceux de la
Grande-Breta ne pour le commerce et la navigation.
Les mêmes droits sont acquittés par l'Angleterre et l'Irlande. Le paiement de l'intérêt de
la dette de chaque royaume est toujours effectué séparément par l'Irlande et par l'Angleterre.
Les dépenses ordinaires du royaume-uni sont payées en commun par les deux îles, d'après
des proportions convenues et fixées.
Toutes les lois en vigueur et toutes les cours ecclésiastiques et civiles de chaque royaume
n'éprouveront que les changemens dont la nécessité serait démontrée par la suite au parle-
ment-uni.
Lors du vote définitif, il fut stipulé que l'Irlande fournirait au parlement quatre pairs spi-
rituels et vingt-huit pairs temporels, el cent représentans à la chambre des communes.
Nous avons dit ailleurs que le reforih-bill avait élevé ce nombre à cent cinq. C'est contre
cette fixation que proteste aujourd'hui l'Irlande.
QUELQUES DOCUMENS
INEDITS
SUR ANDRÉ CHÉNIER.
Voilà tout à l'heure vingt ans que la première édition d'André
Chénier a paru; depuis ce temps, il semble que tout ait été dit sur
lui ; sa réputation est faite ; ses œuvres , lues et relues , n'ont pas seu-
lement charmé , elles ont servi de base à des théories plus ou moins
ingénieuses ou subtiles, qui elles-mêmes ont déjà subi leur épreuve,
qui ont triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits
contestables. En fait de raisonnemens et A' esthétique, nous ne recom-
mencerions donc pas à parler de lui , à ajouter à ce que nous avons
dit ailleurs, à ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se
trouve qu'une circonstance favorable nous met à même d'introduire
sur son compte la seule nouveauté possible, c'est-à-dire quelque
chose de positif.
L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel
de Chénier, nous ont permis de consulter et de transcrire ce qu'il nous
a paru convenable dans le précieux résidu de manuscrits qu'il possède;
c'est à lui donc que nous devons d'avoir pénétré à fond dans le cabi-
net de travail d'André , d'être entré dans cet atelier du fondeur dont
il nous parle, d'avoir exploré les ébauches du peintre, et d'en pou-
voir sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu'il n'avait
23.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
semblé jusqu'ici : heureux d'apporter à notre tour aujourd'hui un
nouveau petit affluent à cette pure gloire !
Et d'abord rendons, réservons au premier éditeur l'honneur et la
reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition
de 1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui était possible et dési-
rable alors; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre sur-
tout de fragmens et d'ébauches, il a agi dans l'intérêt du poète et
comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'édi-
tion de 1833, il a été jugé possible d'introduire de nouvelles petites
pièces, de simples restes qui avaient été négligés d'abord : c'est ce genre
de travail que nous venons poursuivre , sans croire encore l'épuiser.
Il en est un peu avec les manuscrits d'André Chénier comme avec
le panier de cerises de M"^ de Sévigné : on prend d'abord les plus
belles, puis les meilleures restantes , puis les meilleures encore, puis
toutes.
La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte
sur les poèmes inachevés: Suzanne, Hermès, V Amérique. On di'^VL-
blié dans l'édition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en
prose du poème de Suzanne. Je m'attacherai ici particulièrement
au poème d'Hermès, le plus philosophique de ceux que méditait
André, et celui par lequel il se rattache le plus directement à l'idée
de son siècle.
André , par l'ensemble de ses poésies connues , nous apparaît , avant
89, comme le poète surtout de l'art pur et des plaisirs, comme
l'homme de la Grèce antique et de l'élégie. Il semblerait qu'avant ce
moment d'explosion publique et de danger où il se jeta si généreuse-
ment à la lutte , il vécût un peu en dehors des idées , des prédications
favorites de son temps, et que, tout en les partageant peut-être pour
les résultats et les habitudes, il ne s'en occupât point avec ardeur et
préméditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le
juger un artiste si désintéressé; etVHer?ncs nous le montre aussi
pleinement et aussi chaudement de son siècle, à sa manière, que
pouvaient l'être Raynal ou Diderot.
La doctrine du xviii" siècle était, au fond, le matérialisme, ou le
panthéisme, ou encore le naturisme, comme on voudra l'appeler;
elle a eu ses philosophes, et môme ses poètes en prose. Boulanger,
Buffon ; elle devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai , et c'était
tellement le mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poète,
que , vers 1780 et dans les années qui suivent , nous trouvons trois
talens occupés du môme sujet et visant chacun à la gloire difficile d'un
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 357
poème sur la nature des choses. Le Brun tentait l'œuvre d'après
Buffon; Fontanes, dans sa première jeunesse, s'y essayait sérieuse-
ment , comme l'attestent deux fragmens , dont l'un surtout ( tome I ,
p. 381 ) est d'une réelle beauté. André Chénier s'y poussa plus avant
qu'aucun, et, par la vigueur des idées comme par celle du pinceau,
il était bien digne de produire un vrai poème didactique dans le
grand sens.
Mais la révolution vint; dix années, fin de l'époque, s'écroulèrent
brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abîmèrent les projets
ou les hommes; les trois Hermès manquèrent : la poésie du xviir
siècle n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les
trois règnes.
Toutes les notes et tous les papiers d'André Chénier, relatifs à son
Hennés, sont marqués en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des
trois premières lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois chants
auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poème devait avoir trois
chants, à ce qu'il semble : le premier sur l'origine de la terre, la for-
mation des animaux , de l'homme; le second sur l'homme en particu-
lier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs depuis
l'état sauvage jusqu'à la naissance des sociétés, l'origine des religions;
le troisième sur la société politique , la constitution de la morale et
l'invention des sciences. Le tout devait se clore par un exposé du
système du monde selon la science la plus avancée.
Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant
et le caractérisent :
« Il faut magnifiquement représenter la terre sous l'emblème mé-
taphorique d'un grand animal qui vit, se meut et est sujet à des
changemens, des révolutions, des fièvres , des dérangemens dans la
circulation de son sang. »
« Il faut finir le chant I" par une magnifique description de toutes
les espèces animales et végétales naissant; et, au printemps, la terre
prœg7ians; et, dans les chaleurs de l'été, toutes les espèces animales
et végétales se livrant aux feux de l'amour et transmettant à leur
postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles. »
Ce magnifique et fécond printemps , alors , dit-il ,
Que la terre est nubile et brûle d'être mère ,
devait être imité de celui de "N'irgile au livre II des Géorgiques : Tùm
Pater omnipotens, etc., etc., quand Jupiter
De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces notes d'André sont toutes semées ainsi de beaux vers tout faits ,
qui attendent leur place.
C'est là , sans doute , qu'il se proposait de peindre « toutes les es-
pèces à qui la nature ou les plaisirs [per Veneris res) sont ouvert les
portes de la vie. »
« Traduire quelque part, se dit-il, le magnum crescendi immissis
certamen hahenis. »
Il revient, en plus d'un endroit, sur ce sj'stème naturel des atomes,
ou , comme il les appelle , des organes secrets vivans , dont l'infinité
constitue
L'Océan éternel où bouillonne la vie.
« Ces atomes de vie , ces semences premières , sont toujours en
égale quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de
corps en corps , s'alambiquent , s'élaborent , se travaillent , fermen-
tent , se subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont ac-
tuellement contenus. Ils entrent dans un végétal, ils en sont la sève,
la force, les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque
animal ; alors ils se transforment en sang et en cette substance qui
produira un autre animal et qui fait vivre les espèces... Ou, dans un
chêne , ce qu'il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.
« Quand la terre forma les espèces animales , plusieurs périrent
par plusieurs causes à développer. Alors d'autres corps organisés (car
les organes vivans secrets meuvent les végétaux, minéraux (1) et
tout) héritèrent de la quantité d'atomes de vie qui étaient entrés
dans la composition de celles qui s'étaient détruites, et se formèrent
de leurs débris. »
Qu'une élégie à Camille ou l'ode à la Jeune Captive soient plus
flatteuses que ces plans de poésie physique , je le crois bien ; mais il
ne faut pas moins en reconnaître et en constater la profondeur, la
portée poétique aussi. André est ici le contemporain et comme le
disciple de Lamarck et de Cabanis (2).
Il ne l'est pas moins de Boulanger et de tout son siècle par l'ex-
plication qu'il tente de l'origine des religions, au second chant. II
n'en distingue pas même le nom de celui de la superstition pure , et
(\) C'est peut-être animaux qu'il a voulu dire; mais je copie.
(2) Qu'on ne s'étonne pas trop de voir le nom d'André ainsi mêlé à des idées physiolo-
giques. Parmi les physiologistes, il en est un qui, par le brillant de son génie et la rapidité
de son destin , fut comme l'André Chénier de la science ; et, dans la liste des jeunes illustres ,
diversement ravis avant l'âge-, je dis volontiers : Vauvenargues , Barnave , André , Hoche et
£ichat.
DOCUSIENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 350
ce qui se rapporte à cette partie du poème , dans ses papiers , est vo-
lontiers marqué en marge du mot flétrissant (^siai^aif/.ovîa). id l'on a
peu à regretter qu'André n'ait pas mené plus loin ses projets; il n'au-
rait en rien échappé , malgré toute sa nouveauté de style , au lieu
commun d'alentour, et il aurait reproduit, sans trop de variante, le
fond de d'Holbach ou de V Essai sur les Préjugés :
« Tout accident naturel dont la cause était inconnue , un ouragan,
une inondation, une éruption de volcan , étaient regardés comme une
vengeance céleste....
« L'homme égaré de la voie , effrayé de quelques phénomènes
terribles, se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les démons....
Ainsi le voyageur, dans les terreurs de la nuit , regarde et voit dans
les nuages des centaures , des lions , des dragons , et mille autres
formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l'esprit
des peuples, c'est-à-dire des climats. Rapide multitude d'exemples.
Mais l'imitation et l'autorité changent le caractère. De là souvent un
peuple qui aime à rire ne voit que diable et qu'enfer. »
Il se réservait pourtant de grands et sombres tableaux à retracer :
« Lorsqu'il sera question des sacrifices humains , ne pas oublier ce
que partout on a appelé les jugemens de Dieu, les fers rouges, l'eau
bouillante, les combats particuliers. Que d'hommes dans tous les
pays ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause ! . . .
Partout sur des autels j'entends mugir Apis ,
Bêler le Dieu d'Ammon , aboyer Anubis. »
Mais voici le génie d'expression qui se retrouve : « Des opinions
puissantes , un vaste échafaudage politique ou religieux , ont sou-
vent été produits par une idée sans fondement, une rêverie, un vain
fantôme ,
Comme on feint qu'au printemps, d'amoureux aiguillons
La cavale agitée erre dans les vallons ,
Et, n'ayant d'autre époux que l'air qu'elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du zéphyre. »
J'abrège les indications sur cette portion de son sujet qu'il aurait
aimé à étendre plus qu'il ne convient à nos directions d'idées et à
nos désirs d'aujourd'hui ; on a peine pourtant , du moment qu'on le
peut, à ne pas vouloir pénétrer familièrement dans sa secrète pensée :
« La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apo-
logues des sages (expliquer cela comme Lucrèce au livre m). C'est
360 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi que l'on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mystères...
initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré. C'est ici
qu'il faut traduire une belle comparaison du poète Lucile , conservée
par Lactance (Inst. div., liv. i, ch. xxii) :
Ut pueri infantes credunt signa omnia aliéna
Vivere et esse homines , sic isti omnia ficta
Vera putant (1)
Sur quoi le bon Lactance , qui ne pensait pas se faire son procès à
lui-môme, ajoute, avec beaucoup de sens, que les enfans sont plus
excusables que les hommes faits : llll cnim simidacra homines pu-
tant esse, hi deos (2). »
Ce second chant devait renfermer le tableau des premières misères,
des égaremens et des anarchies de l'humanité commençante. Les dé-
luges, qu'il s'était d'abord proposé de mettre dans le premier chant,
auraient sans doute mieux trouvé leur cadre dans celui-ci :
« Peindre les différons déluges qui détruisirent tout... La mer Cas-
pienne, lac Aral et Mer Noire réunis... l'éruption par l'Hellespont...
Les hommes se sauvèrent au sommet des montagnes :
Et vêtus inventa est in niontibus anchora summis.
{Ovide, liv. xv.)
La ville (ÏAncijre fut fondée sur une montagne où l'on trouva une
ancre. » Il voulait peindre les autels de pierre, alors posés au bord
de la mer, et qui se trouvent aujourd'hui au-dessus de son niveau,
les membres des grands animaux primitifs errant au gré des ondes ,
(1) Comme les enfans prennent les statues d'airain au sérieux cl croient que ce sont des
hommes vivans, ainsi les superstitieux prennent pour vérités toutes les chimères.
(2) « Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les autres les prennent pour
des dieux. » — L'opposition entre ces pensées d'André et celles que nous ont laissées Vauve-
nargues ou Pascal , s'offre naturellement à l'esprit ; lui-même il n'est pas sans y avoir songé ,
et sans s'être posé l'objection. Je trouve cette note encore :« Mais quoi? tant de grands
hommes ont cru tout cela... Avez-vous plus d'esprit, de sens, de savoir?... Non ; mais voici
une source d'erreur bien ordinaire: beaucoup d'hommes, invinciblement attachés aux pré-
jugés de leur enfance, mettent leur gloire, leur piété, à prouver aux autres un système
avant de se le prouver à eux-mêmes. Ils disent : Ce système, je ne veux point l'examiner
pour moi. Il est vrai, il est incontestable , et , de manière ou d'autre, il faut que je le dé-
montre. — Alors, plus ils ont d'esprit, de pénétration, de savoir, plus ils sont habiles à se
faire illusion , à inventer, à unir, à colorer les sophismes, à tordre et défigurer tous les fait?
pour en étayer leur échafaudage... Et pour ne citer qu'un exemple et un grand exemple , il
est bien clair que , dans tout ce qui regarde la métaphysique et la religion , Pascal n'a jamais
suivi une antre méthode. » Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd'hui que pour
André, qui ne voyait Pascal que dans l'aUnnsphère d'alors, et, pour ainsi dire, à travers
Condorcet.
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 361
et leurs os , déposés en amas immenses sur les côtes des continens. Il
ne voyait, dans les pagodes souterraines, d'après le voyageur Son-
nerai , que les habitacles des septentrionaux qui arrivaient dans le
midi et fuyaient, sous terre, les fureurs du soleil. Il eût expliqué,
par quelque chose d'analogue peut-être, la base impie de la religion
des Éthiopiens et le vœu présumé de son fondateur :
Il croit (aveugle erreur!) que de l'ingratitude
Un peuple tout entier peut se faire une étude.
L'établir pour son culte, et de dieux bienfaisans
Blasphémer de concert les augustes présens.
A ces époques de tâtonnemens et de délires, avant la vraie civilisa-
tion trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées! « Que
de générations , l'une sur l'autre entassées , dont l'amas
Sur les temps écoulés invisible et flottant
A tracé dans cette onde un sillon d'un instant ! »
Mais le poète veut sortir de ces ténèbres , il en veut tirer l'humanité.
Et ici se serait placée probablement son étude de l'homme, l'analyse
des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être,
tout le parti enfin qu'en pourront tirer bientôt les habiles et les sages.
Dans l'explication du mécanisme de l'esprit humain , gît l'esprit des
lois.
André, pour l'analyse des sens, rivalisant avec le livre iv de Lu-
crèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet :
ses notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les
langues, sur les mots : « rapides Protées, dit-il, ils revêtent la tein-
ture de tous nos sentimens. Ils dissèquent et étalent toutes les moin-
dres de nos pensées , comme un prisme fait les couleurs. »
Mais les beautés d'idées ici se multiplient; le moraliste profond se
déclare et se termine souvent en poète :
« Les mêmes passions générales forment la constitution générale
des hommes. Mais les passions, modifiées parla constitution parti-
culière des individus, et prenant le cours que leur indique une édu-
cation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière
ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l'abeille ou la vi-
père; dans l'une elles font du miel , dans l'autre du poison. Un vase
corrompu aigrit la plus douce liqueur.
« L'étude du cœur de l'homme est notre plus digne étude :
Assis au centre obscur de cette forêt sombre
362 REVUE DES DEUX MONDES.
Qui fuit et se partage en des routes sans nombre ,
Cliacune autour de nous s'ouvre : et de toute part
Nous y pouvons au loin plonger un long regard. »
Belle image que celle du philosophe ainsi dans l'ombre, au carrefour
du labyrinthe, comprenant tout, immobile! Mais le poète n'est pas
immobile long-temps :
« En poursuivant dans toutes les dictions humaines les causes que
j'y ai assignées, souvent je perds le fil, mais je le retrouve :
Ainsi, dans les sentiers d'une forêt naissante,
A grands cris élancée , une meute pressante ,
Aux vestiges connus dans les zéphirs errans,
D'un agile chevreuil suit les pas odorans.
L'animal, pour tromper leur course suspendue,
Bondit, s'écarte, fuit, et la trace est perdue.
Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts
Leur narine inquiète interroge les airs,
Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle.
Ils volent à grands cris sur sa route fidèle. >-
La pensée suivante, pour le ton , fait songer à Pascal ; la brusquerie
du début nous représente assez bien André en personne, causant :
« L'homme juge toujours les choses par les rapports qu'elles ont
avec lui. C'est bête. Le jeune homme se perd dans un tas de projets
comme s'il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a usé la vie est in-
quiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse
Fusât à son tour. 11 crie : Tout est vanité ! — Oui , tout est vain sans
doute, et cette manie, cette inquiétude, cette fausse philosophie ,
venue malgré toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine en-
core que tout le reste. »
« La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose naît ,
meurt et se dissout. Cette particule de terre a été du fumier, elle de-
vient un trône, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire
perpétuelle, dit Montaigne; (à cette occasion, les conquérans, les
bouleversemens successifs des invasions, des conquêtes, d'ici de là...).
Les hommes ne font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en
sont les victimes : il est pourtant toujours. L'homme ne juge les
choses que dans le rapport qu'elles ont avec lui. Affecté d'une telle
manière, il appelle un accident un bien; affecté de telle autre ma-
nière, il l'appellera un mal. La chose est pourtant la même, et rien
n'a changé que lui.
DOCUMENS INÉDITS StJR ANDRÉ CHÉNIER. 36l$
Et si le bien existe, il doit seul exister! »
Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de
chacun, sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le sys-
tème de l'optimisme de Pope, s'il faisait intervenir Dieu; mais, comme
il s'en abstient absolument, il faut convenir que cette morale va
plutôt à l'éthique de Spinosa , de même que sa physiologie corpuscu-
laire allait à la philosophie zoologique de Lamarck.
Le poète se proposait de clore le morceau des sens par le déve-
loppement de cette idée : « Si quelques individus, quelques généra-
tions, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur,
cela n'empêche que l'ame et le jugement du genre humain tout en-
tier ne soient portés à la vertu et à la vérité, comme le bois d'un arc ,
quoique courbé et plié un moment , n'en a pas moins un désir invin-
cible d'être droit et ne s'en redresse pas moins dès qu'il le peut.
Pourtant, quand une longue habitude l'a tenu courbé, il ne se re-
dresse plus; cela fournit un autre emblème :
Trahitur pars longa catenac (Perse) (1).
Et traîne
Encore après ses pas la moitié de sa chaîne. »
Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile
qui en dépend , la constitution des sociétés , la civilisation enfin , sous
l'influence des illustres sages, des Orphée, des Numa, auxquels le
poète assimilait Moïse. Les fragmens , déjà imprimés, de XHermh, se
rapportent plus particulièrement à ce chant final : aussi je n'ai que
peu à en dire.
« Chaque individu dans l'état sauvage , écrit Chénier, est un tout
indépendant; dans l'état de société, il est partie du tout, il vit de la
vie commune. Ainsi, dans le chaos des poètes, chaque germe, chaque
élément est seul et n'obéit qu'à son poids. Mais, quand tout cela est
arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du
grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour
du centre. Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses ten-
dent à une loi commune et forment l'univers....
Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant ,
Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant,
Ne gardent point eux-même une immobile place.
(4) Salire V: l'image, dans Perse, est celle du chien qui, après de vfolens efforls, arrache
sa chaîne, mais en lire un long bout après lui.
364 REVUE DES DEUX MONDES.
Chacun avec son monde emporté dans l'espace ,
Ils cheminent eux-même : un invincible poids
Les courbe sous le joug d'infatigables lois,
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible.
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. »
C'était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce
troisième chant à la description de l'ordre dans la société d'abord ,
puis à l'exposé de l'ordre dans le système du monde , qui devenait
l'idéal réfléchissant et suprême.
Il établit volontiers ses comparaisons d'un ordre à l'autre : « On
peut comparer, se dit-il , les âges instruits et savans , qui éclairent
ceux qui viennent après , à la queue étincelante des comètes. »
Il se promettait encore de « comparer les premiers hommes civi-
lisés , qui vont civiliser leurs frères sauvages , aux éléphans privés
qu'on envoie apprivoiser les farouches; et par quels moyens ces
derniers? » — Hasard charmant ! l'auteur du Génie du Christia-
nisme, celui même à qui l'on a dû de connaître d'abord le charme
poétique d'André et la Jeune Captive (1), a rempli comme à plaisir la
comparaison désirée , lorsqu'il nous a montré les missionnaires du
Paraguay, remontant les fleuves en pirogues, avec les nouveaux ca-
téchumènes qui chantaient de saints cantiques : « Les néophytes ré-
pétaient les airs , dit-il , comme des oiseaux privés chantent pour
attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages. »
Le poète, pour compléter ses tableaux, aurait parlé prophétique-
ment de la découverte du Nouveau-Monde : « 0 Destins , hâtez-vous
d'amener ce grand jour qui... qui....; mais non, Destins, éloignez
ce jour funeste, et s'il se peut, qu'il n'arrive jamais ! » Et il aurait
flétri les horreurs qui suivirent la conquête. II n'aurait pas moins
présagé Gama et triomphé avec lui des périls amoncelés que lui
opposa en vain
Des derniers Africains le cap noir de tempêtes !
On a l'épilogue de V Hermès presque achevé : toute la pensée phi-
losophique d'André s'y résume et s'y exhale avec ferveur :
O mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance;
O fruit des longs travaux de ma persévérance ,
(\) M. de Chateaubriand tenait cette pièce de M^e de Beaumont, sœur de M. de La Lu-
zerne, sous qui André avait été attaché à l'ambassade d'Angleterre : elle-même avait direc-
tement connu le poète.
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRE CHENIER. 365
Toi , l'objet le plus cher des veilles de dix ans ,
Qui m'as coûté des soins et si doux et si lents ;
Confident de ma joie et remède à mes peines ;
Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines ,
Compagnon bien-aimé de mes pas incertains,
O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins?
Une mère long-temps se cache ses alarmes ;
Elle-même à son fils veut attacher ses armes :
Mais, quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats.
Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espère?
Jadis, enfant chéri, dans la maison d'un père
Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux ,
Tu pouvais sans péril , disciple curieux ,
Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
Donner un libre essor à ta langue naïve.
Plus de père aujourd'hui ! Le mensonge est puissant ,
11 règne : dans ses mains luit un fer menaçant.
De la vérité sainte il déteste l'approche;
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche ,
Que ses traits, sa candeur, sa voix , son souvenir.
Tout mensonge qu'il est, ne le fassent pâlir.
Mais la vérité seule est une , est éternelle ;
Le mensonge varie , et l'homme trop fidèle
Change avec lui : pour lui les humains sont constans,
Et roulent, de mensonge en mensonge flottans...
Ici , il y a lacune ; le canevas en prose y supplée : « Mais, quand le
temps aura précipité dans l'abîme ce qui est aujourd'hui sur le faîte,
et que plusieurs siècles se seront écoulés l'un sur l'autre dans l'oubli ,
avec tout l'attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d'eux,
pour faire place à des siècles nouveaux et à des erreurs nouvelles,...
Le français ne sera dans ce monde nouveau
Qu'une écriture antique et non plus un langage ;
O si tu vis encore, alors peut-être un sage ,
Près d'une lampe assis, dans l'étude plongé.
Te retrouvant poudreux, obscur, demi-rongé,
Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes :
II verra si, du moins, tes feuilles innocentes
Méritaient ces rumeurs , ces tempêtes , ces cris
Qui vont sur toi , sans doute , éclater dans Paris ;...
366 REVUE DES DEUX MONDES.
«alors, peut-être... on verra si... et si , en écrivant , j'ai connu d'au-
tre passion
Que Taniour des humains et de la vérité ! »
Ce vers final , qui est toute la devise , un peu fastueuse , de la philo-
sophie duxviir siècle, exprime aussi l'entière inspiration de X Hermès.
En somme , on y découvre André sous un jour assez nouveau , ce me
semble , et à un degré de passion philosophique et de prosélytisme
sérieux auquel rien n'avait dû faire croire, de sa part, jusqu'ici.
Mais j'ai hâte d'en revenir à de plus riantes ébauches, et de m'ébattre
avec lui , avec le lecteur , comme par le passé , dans sa renommée
gracieuse.
Les petits dossiers restans , qui comprennent des plans et des es-
quisses d'idylles ou d'élégies, pourraient fournir matière à un triage
complet; j'y ai glané rapidement, mais non sans fruit. Ce qu'on y
gagne surtout , c'est de ne conserver aucun doute sur la manière de
travailler d'André ; c'est d'assister à la suite de ses projets , de ses
lectures , et de saisir les moindres fils de la riche trame qu'en tous
sens il préparait. Il voulait introduire le génie antique , le génie grec,
dans la poésie française, sur des idées ou des sentimens modernes :
tel fut son vœu constant, son but réfléchi ; tout l'atteste. Je veux qu'on
imite les anciens, a-t-il écrit en tête d'un petit fragment du poème
d'Oppien sur la Chasse (1) ; il ne fait pas autre chose. Il se reprend
aux anciens de plus haut qu'on n'avait fait sous Racine et Boileau ;
il y revient comme un jet d'eau à sa source, et par delà le Louis XIV;
sans trop s'en douter, et avec plus de goût, il tente de nouveau
l'œuvre de Ronsard (2). Les Analecta de Brunck, qui avaient paru
en 1776, et qui contiennent toute la fleur grecque en ce qu'elle a
d'exquis, de simple, même de mignard ou de sauvage, devinrent la
lecture la plus habituelle d'André ; c'était son livre de chevet et son
bréviaire. C'est de là qu'il a tiré sa jolie épigramme traduite d'Événus
de Parcs :
Fille de Pandion, ô jeune Athénienne, etc. (3);
et cette autre épigramme d'Anyté :
(<) Édition de 1833, toni. H, pag. 319.
(2) M. Patin, dans sa leçon d'ouverture publiée le 16 décembre 1838 ( Revue de Paris ) ,
a rapproché exactement la tentative de Chénier de l'œuvre d'Horace chez les Latins.
(3) Édition de 1833, tom. II, pag. 344.
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 367
O Sauterelle, à toi, rossignol des fougères, etc. (1),
qu'il imite en même temps d'Argentarius. La petite épitaphe qui com-
mence par ce vers :
Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, etc. (2),
est traduite, ce qu'on n'a pas dit, de Léonidas de Tarentc. En com-
parant et en suivant de près ce qu'il rend avec fidélité , ce qu'il élude,
ce qu'il rachète, on voit combien il était pénétré de ces grâces. Ses
papiers sont couverts de projets d'imitations semblables. En lisant
une épigramme de Platon sur Pan qui joue de la flûte , il en remar-
que le dernier vers où il est question des Nymphes Ibydnades; je ne
connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il; et on sent qu'il se
propose de ne pas s'en tenir là avec elles. Il copie de sa main une
épigramme de Myro la Byzantine qu'il trouve charmante, adressée
aux Nymphes amadryades par un certain Cléonyme qui leur dédie
des statues dans un lieu planté de pins. Ainsi il va quêtant partout
son butin choisi. Tantôt, ce sont deux vers d'une petite idylle de Mé-
léagre sur le printemps :
L'alcyon sur les mers, près des toits l'hirondelle.
Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomèle;
tantôt, c'est un seul vers de Bion (Épithalame d'Achille et de Deï-
damie) :
Et les baisers secrets et les lits clandestins ;
il les traduit exactement et se promet bien de les enchâsser quelque
part un jour (3). Il guettait de l'œil, comme une enviable proie, les
excellensvers deDenys le géographe, où celui-ci peint les femmes de
Lydie dans leurs danses en l'honneur de Bacchus, et les jeunes filles
qui sautent et bondissent comme des faons nouvellement allaités ,
liacte mero mentes perculsa novellas ;
et les vents , frémissant autour d'elles , agitent sur leurs poitrines leurs
tuniques élégantes. Il voulait imiter l'idylle de ïhéocrite dans laquelle
la courtisane Eunica se raille des hommages d'un pâtre ; chez André,
c'eût été une contre-partie probablement ; on aurait vu une fille des
(V) Ibid., pag. 544.
(2) Ibid., pag. 327.
(3) A mesure qu'il en augmente son trésor, il n'est pas toujours sûr de ne pas les avoir
employés déjà: « Je crois, dit-il en un endroit, avoir déjà mis ce vers quelque part, maù;
je ne puis me souvenir où. »
368 REVUE DES DEUX MONDES.
champs raillant un beau de la ville, et lui disant : Allez, vous pré-
férez
Aux belles de nos champs vos belles citadines.
La troisième élégie du livre IV de Tibulle , dans laquelle le poète
suppose Sulpicie éplorée, s'adressantà son amant Cérinthe et le rap-
pelant de la chasse, tentait aussi André, et il en devait mettre une
imitation dans la bouche d'une femme. Mais voici quelques projets
plus esquissés sur lesquels nous l'entendrons lui-même :
« Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendians
charlatans qui demandaient pour la mère des dieux , et aussi de ceux
qui , à Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l'hirondelle; et
traduire les deux jolies chansons qu'ils disaient en demandant cette
aumône et qu'Athénée a conservées. »
Il était si en quête de ces gracieuses chansons, de ces noëls de l'an-
tiquité , qu'il en allait chercher d'analogues jusque dans la poésie
chinoise, à peine connue de son temps : il regrette qu'un mission-
naire habile n'ait pas traduit en entier le Chi-King, le livre des vers,
ou du moins ce qui en reste. Deux pièces, citées dans le treizième
volume de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraître,
l'avaient surtout charmé. Dans une ode sur l'amitié fraternelle, il
relève les paroles suivantes : « Un frère pleure son frère avec des
larmes véritables. Son cadavre fùt-il suspendu sur un abîme à la
pointe d'un rocher ou enfoncé dans l'eau infecte d'un gouffre , il lui
procurera un tombeau. »
« Voici, ajoute-t-il, une chanson écrite sous le règne d'Yao,
2,350 ans avant Jésus-Christ. C'est une de ces petites chansons que
les Grecs appellent scholies : Quand le soleil commence sa course , je
me mets au travail ; et, quand il descend sous l'horizon, je me laisse
tomber dans les bras du sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me
nourris des fruits de mon champ. Qu'ai-je à gagner ou à perdre à la
puissance de l'empereur?»
Et il se promet bien de la traduire dans ses Bucoliques. Ainsi tout
lui servait à ses fins ingénieuses; il extrayait de partout la Grèce.
Est-ce un emprunt , est-ce une idée originale que ces lignes riantes
que je trouve parmi les autres et sans plus d'indication? « 0 ver lui-
sant lumineux,.... petite étoile terrestre ,.... ne te retire point en-
core.... prête-moi la clarté de ta lampe pour aller trouver ma mie
qui m'attend dans le bois! »
Pindare , cité par Plutarque au traité de V Adresse et de l'InsUnct
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 360
des Animaux, a décrit, dans une comparaison, les dauphins qui sont
sensibles à la musique; André voulait encadrer l'image ainsi : « On
peut faire un petit quadro d'un jeune enfant assis sur le bord de la
mer, sous un joli paysage. Il jouera sur deux flûtes :
Deux flûtes sur sa bouche , aux antres , aux Naïades ,
Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oréades,
Répètent des amours
Et les dauphins accourent vers lui. » En attendant il avait traduit les
vers de Pindare :
Comme, aux jours de l'été, quand d'un ciel calme et pur
Sur la vague aplanie étincelle Fazur,
Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage ,
S'empressant d'accourir vers l'aimable rivage
Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
Vient égayer les mers de ses vives chansons ;
Ainsi
André, dans ses notes, emploie, à diverses reprises, cette expres-
sion : fen pourrai faire un quadro ; cela veut dire un petit tableau
peint; car il était peintre aussi, comme il nous l'a appris dans une
élégie :
Tantôt de mon pinceau les timides essais
Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succès.
Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu , sous l'om-
brage, au bord d'une mer étincelante , et les dauphins arrivant aux
sons de sa double flûte divine ! En l'indiquant , j'y vois comme un défi
que quelqu'un de nos jeunes peintres relèvera.
Ailleurs, ce n'est plus le gracieux enfant, c'est Andromède exposée
au bord des flots , qui appelle la muse d'André : il cite et transcrit
les admirables vers de Manilius à ce sujet , au v^ livre des Astronomi-
ques; ce supplice d'où la grâce et la pudeur n'ont pas disparu, ce
charmant visage confus, allant chercher une blanche épaule qui le
dérobe :
Supplicia ipsa décent; nivea cervice reclinis
Molliter ipsa suée custos est sola figurée.
Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos
Vestis, et effusi scopulis lusere capilli.
Te circùm alcyones pennis planxere volantes, etc.
André remarque que c'est en racontant l'histoire d'Andromède à la
TOME XVII. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
troisième personne que le poète lui adresse brusquement ces vers :
Te circùm, etc., sans la nommer en aucune façon. «C'est tout cela,
ajoute-t-il, qu'il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volant
autour de vous, infortunce Princesse. Cela ôte de la grâce. » Je ne
crois pas abuser du lecteur en l'initiant ainsi à la rhétorique secrète
d'André (1).
Nina ou la Folle par amour, ce touchant drame de Marsollier, fut
représentée , pour la première fois , en 1786 ; André Chénier put y
assister; il dut être ému aux tendres sons de la romance de Da-
layrac :
Quand le bien-aîmé reviendra
Près de sa languissante amie, etc.
Ceci n'est qu'une conjecture, mais que semble confirmer et justifier
le canevas suivant qui n'est autre que le sujet de Nina, transporté en
Grèce, et où se retrouve jusqu'à l'écho des rimes de la romance.
« La jeune fille qu'on appelait la Belle de Scia... Son amant mou-
rut... elle devint folle... elle courait les montagnes (la peindre d'une
manière antique). — (J'en pourrai, un jour, faire un tableau, un
quaclro ).,. et, long-temps après elle, on chantait cette chanson faite
par elle dans sa folie :
Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute.
Non , il est sous la tombe : il attend , il écoute.
Va, Belle de Sclo, meurs! il te tend les bras;
Va trouver ton amant : il ne reviendra pas ! «
Et, comme post-scriptum., il indique en anglais la chanson du qua-
trième acte d'Hamlef que chante Ophélia dans sa folie : avide et pure
abeille, il se réserve de pétrir tout cela ensemble (2) !
Fidèle à l'antique, il ne l'était pas moins à la nature; si, en imi-
tant les anciens , il a l'air souvent d'avoir senti avant eux , souvent ,
(1) Il disait encore dans ce mènne exquis sentiment de la diction poétique: « La huitième
épigramme de Théocrite est belle (Épitaphe de Cléonice ) ; elle Onit ainsi : Malheureux
Cléonice, sous le propre coucher des Pléiades, cum Pleiadibus occidisti. Il faut la traduire
et rendre l'opposition de paroles... la mer t'a reçu avec elles { les Pléiades ). »
(2) André était comme La Fontaine, qui disait :
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.
Il lisait tout. M. Piscatori père, qui l'a connu avant la révolution, m'a raconté qu'un jour,
particulièrement, il l'avait entendu causer avec feu et se développer sur Rabelais. Ce qu'il
en disait a laissé dans l'esprit de M. Piscatori une impression singulière de nouveauté el
d'éloquence. Celte étude qu'il avait faite de Rabelais me justifierait, s'il en était besoin, dt;
l'avoir autrefois rapproché longuement de Régnier.
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 371
lorsqu'il n'a l'air que de les imiter, il a réellement observé lui-même.
On sait le joli fragment :
Fille du vieux pasteur, qui , d'une main agile,
Le soir remplis de lait trente vases d'argile,
Crains la génisse pourpre, au farouche regard...
Eh bien ! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit :
vu et fait à Catillon près Forges^ le 4 août 1792, et écrit à Gournay
le lendemain. Ainsi le poète se rafraîchissait aux images de la nature,
à la veille du 10 août (1).
Deux fragmens d'idylles, publiés dans l'édition de 1833, se peu-
vent compléter heureusement , à l'aide de quelques lignes de prose
qu'on avait négligées ; je les rétablis ici dans leur ensemble.
LES COLOMBES.
Deux belles s'étaient baisées... Le poète berger, témoin jaloux de
leurs caresses, chante ainsi :
« Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles.
Se baisent. Pour s'aimer les dieux les firent belles.
Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat,
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.
Leur voix est pure et tendre , et leur ame innocente ,
Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
L'une a dit à sa sœur : — IMa sœur
{ Ma sœur, en un tel lieu , croissent l'orge et le millet... )
L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours.
De ce réduit, peut-être, ignorent les détours,
Viens
( Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes , et mon bec
s'entrelacera dans le tien. ]
L'autre a dit à sa sœur : Ma sœur, une fontaine
Coule dans ce bosquet
(1) On se plaît à ces moindres détails sur les grands poètes aimés. A la fin de l'idylle in-
titulée la Liberté, entre le chevrier et le berger, on lit sur le manuscrit : Commencée le
vendredi au soir 10, et finie le dimanche au soir iî mars 1787. La pièce a un peu plus de
eenl cinquante vers. On a là une juste mesure de la verve d'exécution d'André : elle lient le
milieu , pour la rapidité , entre la lenteur un peu avare des poètes sous Louis XIV et le train
de Mazeppa d'aujourd'hui.
24.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
( L'oie ni le canard n'en ont jamais souillé les eaux, ni leurs cris....
Viens; nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons
notre tête et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage. — Elles
vont , elles se promènent en roucoulant au bord de l'eau ; elles boi-
vent, se baignent, mangent; puis, sur un rameau, leurs becs s'en-
trelacent. Elle se polissent leur plumage l'une à l'autre. ]
Le voyageur, passant en ces fraîches campagnes.
Dit (1) : O les beaux oiseaux! ô les belles compagnes!
Il s'arrêta long-temps à contempler leurs jeux;
Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,
Dit : Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
Vos cœurs sont doux et purs et vos voix caressantes;
Sous votre aimable tête , un cou blanc , délicat.
Se plie, et de la neige effacerait Téclat. »
L'édition de 1833 (tome II, page 339) donne également cette
épitaphe d'un amant ou d'un époux , que je reproduis , en y ajou-
tant les lignes de prose qui éclairent le dessein du poète :
Mes mânes à Clytie. — Adieu , Clytie, adieu.
Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu ?
Parle, est-ce toi , Clytie, ou dois-je attendre encore i'
Ah ! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
Rêver au peu de jours où j'ai vécu pour toi,
Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi,
D'Elysée à mon cœur la paix devient anière.
Et la terre à mes os ne sera plus légère.
Chaque fois qu'en ces lieux un air frais du matin
Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
Pleure, pleure, c'est moi; pleure, fille adorée;
C'est mon anie qui fuit sa demeure sacrée ,
Et sur ta bouche encore aime à se reposer.
Pleure , ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.
(Entre autres manières dont cela peut être placé, écrit Chénier, en
voici une : un voyageur, en passant sur un chemin , entend des pleurs
et des gémissemens. Il s'avance, il voit au bord d'un ruisseau une jeune
femme échevelée , toute en pleurs, assise sur un tombeau , une main
appuyée sur la pierre , l'autre sur ses yeux. Elle s'enfuit à l'approche
du voyageur qui lit sur la tombe cette épitaphe. Alors il prend des
(1) Ce voyageur esl-il le même que le berger du commencement? ou entre-t-il comme
personnage dans la chanson du berger? Je le croirais plutôt , mais ce n'est pas bien clair.
DOCCMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 373
Heurs et déjeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant :
0 jeune infortunée... ( quelque chose de tendre et d'antique) ; puis
il remonte à cheval et s'en va la tète penchée et mélancoliquement ,
il s'en va
Pensant à son épouse et craignant de mourir.
Ce pourrait être le voyageur qui compte lui-même à sa famille ce
qu'il a vu le matin).
Mais c'est assez de fragmens : donnons une pièce inédite entière ,
une perle retrouvée , la Jeune Locricnnc , vrai pendant de la jeune
Tarentine. A son brusque début, on l'a pu prendre pour un frag-
ment , et c'est ce qui l'aura fait négliger; mais André aime ces entrées
en matière imprévues, dramatiques : c'est la jeune Locrienne qui
achève de chanter :
« Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour;
« Lève-toi; pars, adieu ; qu'il n'entre, et que ta vue
« Ne cause un grand malheur, et je serais perdue!
<< Tiens, regarde , adieu, pars : ne vois-tu pas le jour? >
Nous aimions sa naïve et riante folie.
Quand soudain, se levant, un sage d'Italie
Maigre, pâle, pensif, qui n'avait point parlé.
Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé
Du muet de Samos qu'admire Métaponte,
Dit : « Locriens perdus, n'avez-vous pas de honte?
Des mœurs saintes jadis furent votre trésor.
Yos vierges, aujourd'hui riches de pourpre et d'or,
Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères.
Hélas! qu'avez -vous fait des maximes austères
De ce berger sacré que Minerve autrefois
Daignait former en songe à vous donner des lois. »
Disant ces mots, il sort.... Elle était interdite.
Son œil noir s'est mouillé d'une larme subite;
Nous l'avons consolée, et ses ris ingénus.
Ses chansons, sa gaîté, sont bientôt revenus.
Un jeune Thurien (1) , aussi beau qu'elle est belle,
(Son nom m'est inconnu) , sortit presque avec elle :
Je crois qu'il la suivit et lui fit oublier
Le grave Pythagore et son grave écolier.
(1) Thurii, colonie grecque fondée aux environs de Sybaris,dans le golfe deTarenle, pal*
les Athéniens.
:ï7k REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les ïambes inédits, j'en trouve un dont le début rappelle,
pour la forme, celui de la gracieuse élégie ; c'est un brusque reproche
que le poète se suppose adressé par la bouche de ses adversaires, et
auquel il répond soudain en l'interrompant :
« Sa langue est un fer chaud ; dans ses veines brûlées
Serpentent des fleuves de fiel. «
J'ai , douze ans en secret dans les doctes vallées ,
Cueilli le poétique miel :
Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entière;
Dans tous mes vers on pourra voir
Si ma Muse naquit haineuse et meurtrière.
Frustré d'un amoureu.^ espoir,
Arehiloque aux fureurs du belliqueux ïambe
Immole un beau-père menteur;
Moi, ce n'est point au col d'un perfide Lycambe
Que j'apprête un lacet vengeur.
Ma foudre n'a jamais tonné pour mes injures .
La patrie allume ma voix;
La paix seule aguerrit mes pieuses morsures ,
Et mes fureurs servent les lois.
Contre les noirs Pithons et les Hydres fangeuses,
Le feu, le fer, arment mes mains;
Extirper sans pitié ces bétes vénéneuses.
C'est donner la vie aux humains.
Sur un petit feuillet, à travers une quantité d'abréviations et de
mots grecs substitués aux mots français correspondans , mais que la
rime rend possibles à retrouver, on arrive à lire cet autre ïambe écrit
pendant les fêtes théâtrales de la révolution après le 10 août; l'excès
des précautions indique déjà l'approche de la terreur :
Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres;
Il nie , il jure sur l'autel;
Mais nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres,
A nos turpitudes célèbres ,
Nous voulons attacher un éclat immortel.
De l'oubli taciturne et de son onde noire
Nous savons détourner le cours.
Nous appelons sur nous l'éternelle mémoire;
Nos forfaits, notre unique histoire,
Parent de nos cités les brillans carrefours.
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. SîS
O gardes de Louis, sous les voiites royales
Par nos ménades déchirés ,
Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales,
Orné nos portes triomphales
Et ces bronzes hideux, nos monumens sacrés.
Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche ,
Cruel , même dans son repos ,
Vient sourire aux succès de sa rage farouche ,
Et , la soif encore à la bouche ,
Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.
Arts dignes de nos yeux ! pompe et magnificence
Dignes de notre liberté,
Dignes des vils tyrans qui dévorent la France,
Dignes de Tatroce démence
Du stupide David qu'autrefois j'ai chanté.
Depuis l'aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double
flûte aux dauphins accourus , nous avons touché tous les tons. C'est
peut-être au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le
poète, en quelque secret voyage à Versailles, adressait cette ode
heureuse à Fanny :
Mai de moins de roses, l'automne
De moins de pampres se couronne ,
Moins d'épis flottent en moissons,
Que sur mes lèvres , sur ma lyre ,
Fanny , tes regards , ton sourire ,
Ne font éclore de chansons.
Les secrets pensers de mon ame
Sortent en paroles de flamme , ,
A ton nom doucement émus :
Ainsi la nacre industrieuse
Jette sa perle précieuse ,
Honneur des sultanes d'Ormuz.
Ainsi, sur son mûrier fertile,
Le ver du Cathay mêle et file
Sa trame étincelante d'or.
Viens , mes muses pour ta parure
De leur soie immortelle et pure
Versent un plus riche trésor.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Les perles de la poésie
Forment sous leurs doigts d'ambroisie
D'un collier le brillant contour.
Viens, Fanny : que ma main suspende
Sur ton sein cette noble offrande...
La pièce reste ici interrompue; pourtant je m'imagine qu'il n'y man-
que qu'un seul vers, et possible à deviner; je me figure qu'à cet
appel flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit Viens, Fanny
s'est approchée en effet, que la main du poète va poser sur son sein
nu le collier de poésie , mais que tout d'un coup les regards se trou-
blent , se confondent, que la poésie s'oublie, et que le poète comblé
s'écrie ou plutôt murmure en finissant :
Tes bras sont le collier d'amour (I) !
Il résulte, pour moi, de cette quantité d'indications et de glanu-
res que je suis bien loin d'épuiser, il doit résulter pour tous, ce me
semble, que, maintenant que la gloire de Ghénier est établie et permet,
sur son compte, d'oser tout désirer, il y a lieu véritablement aune édi-
tion plus complète et définitive de ses œuvres, où l'on profiterait des
travaux antérieurs en y ajoutant beaucoup. J'ai souvent pensé à cet
idéal d'édition pour ce charmant poète , qu'on appellera , si l'on veut ,
le classique de la décadence, mais qui est, certes, notre plus grand
classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujour-
d'hui dans les esquisses et les projets d'idylle et d'élégie, je veux
esquisser aussi ce projet d'édition qui est parfois mon idylle. En tête
donc, se verrait, pour la première fois, le portrait d'André d'après
le précieux tableau que possède M. de Cailleux , et qu'il vient , dit-on,
de faire graver, pour en assurer l'image unique aux amis du poète.
Puis on recueillerait les divers morceaux et les témoignages intéres-
sans sur André, à commencer par les courtes, mais consacrantes
paroles, dans lesquelles l'auteur du Génie du Christianisme l'a tout
d'abord révélé à la France, comme dans l'auréole de l'échafaud.
Viendrait alors la notice que M. de Latouche a mise dans l'édition
de 1819, et d'autres morceaux écrits depuis, dans lesquels ce serait
une gloire pour nous que d'entrer pour une part, mais où surtout il
ne faudrait pas omettre quelques pages de M. Brizcux, insérées autre-
fois au Globe sur le portrait , une lettre de M. De Latour sur une édi-
(1) Ou peut-être et plus simplement:
Ton sein est le trône d'amour !
DOCUMENS INÉDITS SUR AXDRÉ CHÉNIER. 377
lion de Malherbe annotée en marge par André ( Revue de Paris 183i),
le jugement porté ici môme par M. Planche, et enfin quelques pages ,
s'il se peut , détachées du poétique épisode de StcUo par M. de Vigny.
On traiterait, en un mot, André comme un ancien, sur lequel on ne
sait que peu , et aux œuvres de qui on rattache pieusement et cu-
rieusement tous les jugemens, les indices et témoignages. Il y au-
rait à compléter peut-être, sur plusieurs points, les renseignemens
biographiques; quelques personnes qui ont connu André vivent en-
core; son neveu, M. Gabriel de Cliénier, à qui déjà nous devons
tant pour ce travail , a conservé des traditions de famille bien pré-
cises. Une note qu'il me communique m'apprend quelques particu-
larités de plus sur la mère des Chénier, cette spirituelle et belle
Grecque, qui marqua à jamais aux mers de Bysance l'étoile d'André.
Elle s'appelait Santi-L'homaka; elle était propre sœur (chose pi-
quante! ) de la grand'mère de M. ïhiers. Il se trouve ainsi qu'André
Ghénier est oncle, à la mode de Bretagne, de M. Thiers par les
femmes, et on y verra, si l'on veut, après coup, un pronostic. André
a pris de la Grèce le côté poétique , idéal , rêveur, le culte de la muse
au sein des doctes vallées : mais n'y aurait-il rien , dans celui que
nous connaissons , de la vivacité , des hardiesses et des ressources
quelque peu versatiles d'un de ces hommes d'état qui parurent vers
la fin de la guerre du Péloponèse , et , pour tout dire en bon langage ,
n'est-ce donc pas quelqu'un des plus spirituels princes de la parole
athénienne?
Mais je reviens à mon idylle , à mon édition oisive. Il serait bon
d'y joindre un petit précis contenant, en deux pages, l'histoire des
manuscrits. C'est un point à fixer (prenez-y garde) , et qui devient
presque douteux à l'égard d'André, comme s'il était véritablement
un ancien. Il s'est accrédité , parmi quelques admirateurs du poète ,
un bruit, que l'édition de 1833 semble avoir consacré; on a parlé de
trois portefeuilles, dans lesquels il aurait classé ses diverses œuvres
par ordre de progrès et d'achèvement : les deux premiers de ces
portefeuilles se seraient perdus , et nous ne posséderions que le der-
nier, le plus misérable , duquel pourtant on aurait tiré toutes ces
belles choses. J'ai toujours eu peine à me figurer cela. L'examen des
manuscrits restans m'a rendu cette supposition de plus en plus dif-
ficile à concevoir. Je trouve , en effet , sans sortir du résidu que
nous possédons , les diverses manières des trois prétendus porte-
feuilles : par exemple , l'idylle intitulée la Liberté s'y trouve d'a-
bord dans un simple canevas de prose , puis en vers , avec la datt>
:îT8 REVUE DES DEUX MONDES.
précise du jour et de l'heure où elle fut commencée et achevée. La
préface que le poète aurait esquissée pour le portefeuille perdu , et
qui a été produite pour la première fois dans l'édition de 1833
I tome I , page 23) , prouverait au plus un projet de choix et de co-
pie au net, comme en méditent tous les auteurs. Bref, je me borne
à dire , sur les trois portefeuilles^ que je ne les ai jamais bien conçus ;
qu'aujourd'hui que j'ai vu l'unique , c'est moins que jamais mon
impression de croire aux autres , et que j'ai en cela pour garant l'o-
pinion formelle de M. G. de Chénier, dépositaire des traditions de
famille, et témoin des premiers dépouillemens. Je tiens de lui une
note détaillée sur ce point ; mais je ne pose que l'essentiel , très peu
jaloux de contredire. André Chénier voulait ressusciter la Grèce; pour*
tant il ne faudrait pas, autour de lui , comme autour d'un manuscrit
grec retrouvé au xvi'= siècle , venir allumer, entre amis , des guerres
de commentateurs : ce serait pousser trop loin la renaissance (1).
Voilà pour les préliminaires ; mais le principal , ce qui devrait
iormer le corps même de l'édition désirée , ce qui , par la difûculté
d'exécution , la fera , je le crains , long-temps attendre , je veux dire
le commentaire courant qui y serait nécessaire , l'indication com-
plète des diverses et multiples imitations , qui donc l'exécutera ?
L'érudition , le goût d'un Boissonnade, n'y seraient pas de trop , et
de plus il y aurait besoin , pour animer et dorer la scholie , de tout
ce jeune amour moderne que nous avons porté à André. On ne se
ligure pas jusqu'où André a poussé l'imitation, l'a compliquée , l'a
condensée ; il a dit dans une belle épître :
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages.
Tout à coup , à grands cris , dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,
II s'admire et se plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à Tinstant
La couture invisible et qui va serpentant,
Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère....
Eh bien ! en consultant les manuscrits , nous avons été vers lui, et lui-
0 Pour certaines variantes du premier texte, on m'a parlé d'un curieux exemplaire de
V. Jules Lefcbvre, qui serait à consulter, ainsi que le docte possesseur. Je crois néanmoins
qu'il ne faudrait pas, en fait de variantes, remettre en question ce qui a été un parti pris
avec goût. Toute édition d'écrits posthumes et inachevés est une espèce de toilette qui a
•Icinaudé quelques épingles : prenez garde de venir épiloguer après coup là-dessus,
DOCUMENS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER. 379
même nous a étonné par la quantité de ces industrieuses coutures
qu'il nous a révélées çà et là. Quand il n'a l'air que de traduire un
morceau d'Euripide sur Médée :
Au sang de ses enfans , de vengeance égarée ,
Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,
il se souvient d'Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morceau; il se
souvient des vers de Virgile (églogue VIII] , qu'il a , dit-il, autrefois
traduits étant au collège. A tout moment, chez lui, on rencontre
ainsi de ces réminiscences à triple fond , de ces imitations à triple
suture. Son Bacchus, Viens, ô divin Bacchus! ô jeune Thyonée! est
un composé du Bacchus des Métamorphoses^ de celui des ISoces de
Thétis et de Pelée; le Silène de Virgile s'y ajoute à la fin {!). Quand
on relit un auteur ancien , quel qu'il soit, et qu'on sait André par
cœur, les imitations sortent à chaque pas. Dans ce fragment d'élégie :
Mais, si Plutus revient de sa source dorée
Conduire dans mes mains quelque veine égarée ,
A mes signes, du fond de son appartement,
Si ma blanche voisine a souri mollement....
je croyais n'avoir affaire qu'à Horace :
Nunc et latentis proditor intimo
Gratus puellœ risus ab angulo ;
et c'est à Perse qu'on est plus directement redevable :
. . . . Visa est si forte pecunia, si ve
Candida vicini subrisit molle puella ,
(4) Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur Bacchus :
C'est le dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange,
Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
Qui dompte et fait courber sous son char gémissant
Du Lynx aux cent couleurs le front obéissant...
J'en joindrai quelques autres sans suite , et dans le gracieux hasard de l'atelier qu'ils encom-
brent et qu'ils décorent :
Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescens...
Vous, du blond Anio Naïade au pied fluide;
Vous, filles du Zéphyre et de la Nuit humide.
Fleurs....
Syrinx parle et respire aux lèvres du berger...
Et le dormir suave au bord d'une fontaine...
El la blanche brebis de laine appesantie...
-^80 REVUE DES DEUX MONDES.
Cor tibi rite salit (1).
Au sein de cette future édition difficile , mais possible , d'André
Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils
un peu évanouis de tant de poètes antiques ; on ferait passer devant
soi toutes les fines questions de la poétique française; on les agiterait
à loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir
encore ; on ferait son œuvre et son nom , à bord d'un autre , à bord
d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe.
Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu'on ne
franchira pas, c'est là le train de la vie.
Ai-je trop présumé pourtant , en un moment de grandes querelles
politiques et de formidables assauts, à ce qu'on assure, de croire in-
téresser le monde avec ces débris de mélodie, de pensée et d'étude,
uniquement propres à faire mieux connaître un poète , un homme ,
lequel, après tout, vaillant et généreux entre les généreux, a su , au
jour voulu , à l'heure du danger, sortir de ses doctes vallées , com-
battre sur la brèche sociale, et mourir?
Sainte-Beuve.
(1) On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du Mendiant :
Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines ;
il est traduit des Xoccs de Thétis et de Péh'e:
Quels permulsa domus jucundo risit odore.
On est tenté de croire qu'André avait devant lui , sur sa table , ce poème entr'ouverl de C;i-
tulle, quand il renouvelait dans la même forme le poème mythologique. Puis, deux vers plus
loin à peine, ce n'est plus Catulle ; on est en plein Lucrèce :
Sur leurs bases d'argent, des formes animées
Élèvent dans leurs mains des torches enflammées...
Si non aurea sunt juvenuni simulacra per œdes
Lampadas igniferas manibus retinentia dextris.
On a un échantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous le» points.
REVUE LITTÉRAIRE.
ni ANE ET MjOUMSE.
PAR M. F. SOU LIE.
Sous le titre général de ^ix mois de Correspondance, M. Frédéric Soulie
a réuni deux récits parfaitement distincts. L'histoire de Diane de Cliivri et
l'histoire de Louise Cerneil forment deux l'omans complets. Le premier de
ces deux romans est, selon nous, très supérieur au second. Quant au cadre
épistolaire dans lequel l'auteur a cru devoir les placer, nous ne saurions l'ap-
prouver. Les motifs qui ont décidé son choix nous semblent sans valeur.
Aj-antà faire, sur la société au milieu de laquelle nous vivons, de tristes ré-
vélations, il n'a pas voulu que le lecteur put le confondre avec ses person-
nages, et pour éviter ce désagrément, pour échapper en même temps aux
accusations et aux louanges , pour défier le reproche de perfidie et de fatuité,
il a placé ces deux récits dans la bouche de deux amis. A notre avis, cette
fiction est fort inutile et n'empêchera pas le lecteur de se livrer à des con-
jectures de toute sorte. Ceux qui ne se contentent pas d'être émus et qui
veulent savoir l'origine de leurs émotions, qui ne croient à la légitimité de
leur plaisir qu'après avoir fait la part de l'imagination et la part de la réalité,
ne manqueront pas, malgré la présence des deux narrateurs derrière lesquels
\L Soulié se réfugie, de mettre sur le compte de l'auteur la moitié ou les
deux tiers des sentimens et des aventures qui remplissent ces deux volumes.
Ce cadre épistolaire, tel du moins que l'a conçu M. Soulié, offre d'ailleurs
un autre inconvénient. Il offre au lecteur des personnages qui ne peuvent
382 REVUE DES DEUX MONDES.
l'intéresser, et il fatigue l'attention par des détails mesquins et puérils. Il nous
importe peu assurément que M. Edouard Corhey paie quatre francs par jour
une chambre dans un hôtel garni, et quen additionnant ses dépenses de la
journée il trouve un total de vingt-deux francs. Le chiffre de sa pension el
de ses appointemens ne nous intéresse pas davantage. Quant à la société pro-
vinciale dans laquelle Honoré Cimaise se trouve introduit, elle offrirait
peut-être des originaux dignes de figurer dans un roman ; mais, pour mériter
notre attention, il faudrait que ces personnages eussent le temps de poser
devant nous, d'agir et de vivre sous nos yeux. Or, c'est précisément ce qui
n'arrive pas. A peine ont-ils paru qu'ils disparaissent, et leur souvenir n'est
qu'un embarras qui porte préjudice au récit. Les malices et les médisances de
M""" du Hauterre excitent notre impatience , parce qu'elles ne servent à rien ;
pour la prendre au sérieux , pour l'écouter avec intérêt , nous aurions besoin
de la voir se mêler à l'action.
Après avoir présenté ces réserves, qu'on ne saurait sans injustice accuser
de malveillance, nous sommes heureux de pouvoir, sans manquer à la fran-
chise, recommander Diane de Chivri comme un récit très intéressant. Ce
roman une foi entamé, il est difficile de l'abandonner avant d'avoir achevé
la dernière page. Tous les personnages ont un l'ôle nettement déterminé et
demeurent fidèles au caractère que l'auteur leur a donné. M""" de Kermic est
une figure vénérable, pleine de grandeur et de simplicité; Diane de Chivri .
sa petite-fille , est dessinée avec une vérité touchante. Elle nous émeut ei
nous charme chaque fois qu'elle entre en scène, et l'auteur a été assez heu-
reux pour ne pas faire d'une aveugle de seize ans un personnage de mélo-
drame. Diane, dans sa mélancolie, dans son désespoir, ne se laisse jamai.s
aller à la déclamation. Dans ses accens les plus douloureux , elle ne cesse
jamais d'être vraie. C'est , à notre avis , une des figures les plus gracieuses el
les plus intéressantes que M. Soulié ait jamais conçues, et nous souhaitons
sincèrement qu'il nous en offre souvent de pareilles. Le père et les trois
frères de Diane, M. de Chivri , George, Philippe et IMartial , ne sont pas moins
habilement tracés. Le père est d'une sévérité inflexible; George et Philippe
se dévouent sans réserve à la réhabilitation de leur famille, et jouent leur vie
avec une loyauté chevaleresque pour laver la honte de leur sœur. Quant à
Martial , que son père et ses frères refusent d'initier à leurs projets de ven-
geance, il montre un orgueil plein de noblesse, une impatience, une curio-
sité qui contraste heureusement avec sa nature chétive et souffrante. Il jus-
tifie son indiscrétion, il revendique ses droits avec une hardiesse au-dessus
de son âge et se concilie rapidement notre sympathie. M. de Furières, qui se
donne pour Léonard Asthon , est d'une lâcheté misérable; mais ce *ype, s'
hideux qu'il soit, n'est cependant pas impossible, et quoiqu'il semble appar-
tenir au mélodrame , nous concevons cependant qu'il figure dans un roman
très sérieux el très vraisemblable. Quant à Léonard Asthon , il résume toutes
les vertus que peuvent rêver les héroïnes les plus exigeantes. Il est brave ,
REVUE LITTERAIRE. 383
loyal, généreux; beauté, grâce, jeunesse, intelligence, rien ne lui manque,
et nous serions tenté d'accuser la niagniOcence avec laquelle l'auteur l'a doté,
si toutes ces vertus ne trouvaient leur emploi.
La fable dans laquelle se meuvent ces personnages est rapide et bien nouée.
Les amours de Diane et du misérable qu'elle prend pour Léonard Asthon,
sont racontées très simplement, et avec une naïveté qui n'a rien de factice.
Les progrès de la passion dans le cœur de Diane sont analysés sagement,
avec une linesse qui ne va jamais jusqu'à la ténuité. La ruse imaginée par
Diane, pour sauver son amant qu'elle croit proscrit, est très hardie, mais
très bien dite. Cette jeune fille , qui se résigne à la honte parce qu'elle ne
pourrait appeler à son secours sans perdre l'homme qu'elle aime et qui abuse
si lâchement de sa faiblesse, est digne à la fois d'admiration et de pitié. Les
derniers momens de M"^ de Kermic, et l'aveu qu'elle fait à son gendre, à
ses petits-lils , en présence de Diane agenouillée , composent un tableau vrai-
ment pathétique. C'est une scène de désespoir et de sanglots , de honte et de
prières, d'étonnement et de colère, qui offrait de grandes difficultés, et que
\L Soulié a très habilement racontée. L'arrivée de Martial au château de
Grandpin, et son entrevue avec Diane, sont d'un effet déchirant. La provo-
cation adressée à Léonard Asthon, par George de Chivri, et le duel ter-
rible qui enlève à M. de Chivri ses deux fils aînés, ne laissent pas languir
un seul instant l'attention. L'arrivée inattendue de Martial sur le lieu du com-
bat, la lutte qui s'établit entre Martial et son père, accroissent encore l'émo-
tion du lecteur. L'entretien de Léonard Asthon avec Diane de Chivri est
conduit avec un talent très remarquable, et renferme des paroles très belles.
Au moment oià Diane , sûre que l'homme qui lui parle n'est pas l'homme
qu'elle a aimé , appelle sur lui le regard de Dieu , et se plaint de ne pouvoir
épier sa rougeur pour juger sa loyauté , le lecteur comprend que l'auteur est
en pleine vérité. Le jugement qui proclame l'innocence de Léonard Asthon, et
dessille les yeux de M. de Chivri , n'offre rien de bien neuf, mais ne fait pas
tache dans le récit. Quant au dénouement, qui se prépare au Théâtre-Italien
et s'accomplit au bois de Vincennes , il a le tort très grave d'arriver après
coup. Pour que ce dénouement produisît un effet complet, il eût fallu que
-M. de Furières fût reconnu par Léonard Asthon avant le mariage de Diane
et de Léonard. Quand Léonard a offert à Diane une réparation qu'il ne lui
devait pas, personne ne s'inquiète plus de M. de Furières, et le châtiment
qu'il subit paraît presque un hors-d' oeuvre.
Louise est loin d'offrir le même intérêt que Diane. Non-seulement le sujet
de ce second récit n'est pas choisi avec le même bonheur que le sujet du pre-
mier, mais la manière dont nous sommes amené à connaître la vie et les
malheurs de Louise Cerneil a quelque chose qui excite le dégoût plus encore
que l'impatience. A quoi bon nous introduire au milieu de personnages qui
parlent entre eux une sorte d'argot inintelligible pour le plus grand nombre
des lecteurs? Cet échange de paroles grossières et incohérentes n'ajoute rien
38V REVUE DES DEUX MONDES.
à l'intérêt du récit, et ne sert qu'à nous rendre plus sévère. Personne, je
crois , ne sera tenté de m'accuser de pruderie ; toutes les fois qu'il m'est arrivé
déjuger une oeuvre littéraire, j'ai mis la morale hors de cause. Ce n'est donc-
pas au nom de la morale que je blâme les premiers chapitres de Louise Cer-
neil; c'est au nom du goût. Les amans et les amies de Louise, vrais on non ,
ne nous inspirent aucun intérêt, et parlent d'ailleurs un langage que la plu-
part des lecteurs ne comprendront pas. Quoique le personnage de Mathilde
ne soit pas intimement lié au récit, je ne considère cependant pas comme
inutile le dialogue de Louise et de Mathilde. Ces deux femmes, qui sont ar-
rivées, par le désordre, au même isolement, aux mêmes souffrances, com-
prennent diversement leur condition , et leur franchise n'est pas sans profit
pour le lecteur. Mathilde apprécie avec une grande justesse l'amour que peu-
vent inspirer les femmes perdues. On ne peut nier qu'elle ne donne à Louise
des conseils pleins de raison. Si Louise veut garder long-temps près d'elle
Adolphe Silas , il faut qu'elle consente à ne pas le posséder tout entier; si elle
essaie de l'enlever au monde, de l'enchaîner, elle ne fera que hâter le jour de
l'abandon. Mais pourquoi n'avoir pas placé dans la bouche du narrateur
l'histoire entière de Louise? Pourquoi sommes-nous obligés, pour connaître
la suite de cette histoire , de lire un manuscrit dérobé par Louise elle-même
au secrétaire d'Adolphe Silas, tandis que son amant cuve son ivresse? Cette
fiction est très inutile, et, loin d'ajouter à la vraisemblance du récit, nous
rappelle que nous lisons un roman. L'histoire de Louise , jugée en elle-même ,
abstraction faite des petits moyens auxquels l'auteur a eu recours, est très
vulgaire et très languissante. Une fille qui se vend par vanité, pour porter à
son tour les parures éclatantes qui l'ont éblouie , n'offre à l'imagination du
romancier que des ressources bien mesquines. Pour nous intéresser, pour
nous émouvoir, il faut qu'elle se passionne, qu'elle aime un homme envi-
ronné de l'estime du monde, et qu'elle trouve dans son avilissement, dans
le mépris général qui l'a flétrie, un obstacle infranchissable. Telle est, en
effet, la situation de Louise en face d'Adolphe Silas. M. Soulié a bien com-
pris que , sans cette lutte douloureuee, Louise serait pour nous un personnage
insignifiant. Mais celte lutte est indiquée plutôt que racontée; c'est à peine
si nous l'entrevoyons. Aussi n'hésitons-nous pas à dire que le sujet choisi pai-
M. Soulié n'est pas traité. La question poétique est posée , mais elle demeure
entière, et nous espérons qu'un jour l'auteur la reprendra, pour la dévelop-
per, pour la résoudre, dans un roman rapide et vrai comme Diane de Chivti .
Je ne sais pourquoi M. Soulié s'est cru obligé de nous raconter la vie du
père de Louise. Tous ces détails, placés ailleurs, auraient au moins le mériîf
de la singularité. On s'intéresserait peut-être à la destinée d'un helléniste
assez mal avisé pour épouser une danseuse de corde, réduit à la misère poui'
s'être laissé battre par sa femme, et n'ayant plus d'autre ressource que d'of-
frir ses traits flétris par la souffrance aux peintres qui ont à représenter de.s
anachorètes. Mais quel rapport y a-t-il entre cette biographie et celle de
REVUE LITTÉRAIRE. 385
Louise Cerneil? Les aventures du professeur d'Angoulême n'ont rien de
commun avec les aventures de sa fille. Vouloir étreindre dans le faisceau d'un
même récit les malheurs du père et les malheurs de la fille, c'est méconnaître
une des lois fondamentales de l'invention , l'unité d'intérêt. C'est la vie de
Louise que nous désirons connaître , et nous tenons fort peu à suivre les
études archéologiques de son père. Qu'il prenne docilement l'attitude que lui
commande le peintre qui le paie , ou qu'il lui prête le secours de son érudi-
tion, peu nous importe vraiment, et nous donnerions de grand cœur toute
cette biographie pour assister à la lutte d'Adolphe et de Louise. Mais, au lieu
de cette lutte que nous attendions, que l'auteur nous devait, puisque c'est là,
et là seulement, que se trouve le germe du roman, M. Soulié nous a donné
les souffrances vulgaires de Louise pendant les jours qu'elle passe près d'un
homme qu'elle n'a jamais aimé, à qui elle s'est vendue.
Des personnages tels que Louise Cerneil peuvent très bien ne pas plaire à
tout le monde; aussi faut-il un grand talent, et surtout une rare délicatesse,
pour racheter ce qu'il y a de hardi dans une telle donnée. Quand je parle de dé-
licatesse, je ne prétends pas conseiller au romancier d'éluder les parties dou-
loureuses du sujet ; loin de là, je pense qu'il faut accepter franchement tous les
élémens du personnage, toutes les plaies de la vie qu'on se propose de peindre.
La délicatesse n'exclut pas la franchise. Mais en traitant de tels sujets, il ne faut
jamais oublier que le vice pris en lui-même n'est pas une matière poétique. La
poésie commence avec la passion et finit avec elle. Mettez la courtisane aux
prises avec le rêveur, je le veux bien ; mais ne perdez jamais de vue les limites
poétiques de la donnée que vous avez choisie. La peinture du vice et de la dégra-
dation , quelque habileté que vous puissiez déployer, n'offrira jamais qu'un
intérêt languissant. Ce qu'il faut nous montrer, si vous voulez demeurer fidèle
à votre dessein, c'est le duel de la honte et du mépris, c'est la transforma-
tion de la femme dégradée , c'est la courtisane purifiée , régénérée par la pas-
sionr Or, M. Soulié , en nous racontant l'histoire de Louise Cerneil, ne paraît
pas avoir compris les conditions inexorables de son sujet. Il s'est complu à
tracer des portraits , et il n'a pas songé à grouper ses personnages de façon à
composer un tableau. Il a pris la peine de nous expliquer longuement le ca-
ractère d'Adolphe Silas , et il n'a tiré aucun parti de ces développemens.
Il y a donc une grande différence entre Diane et Louhe; autant le premit i
de ces récits est rapide, animé, intéressant, autant le second est languissant
et vulgaire. Toutefois, nous sommes forcé d'avouer que l'histoire même de
Diane, malgré l'intérêt général qu'elle ne manquera pas d'exciter, n'est
qu'une ébauche heureuse. C'est un livre qu'on ne peut quitter qu'après
l'avoir achevé; c'est là sans doute un mérite considérable, mais qui ut-
saurait classer Diane parmi les œuvres littéraires. Ce récit obtiendra cer-
tainement un succès de curiosité; mais personne n'éprouvera le besoin de
le relire. Pourquoi, sinon parce que les plus belles scènes sont indiquées
plutôt que faites? Les incidens sont noués avec vigueur, mais le style n'a
TOME XVII. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
rien de précis ni de définitif. On sent presque à chaque page que l'auteur se
contente d'un à peu près ; qu'il pourrait mieux faire ; qu'il ne se donne pas la
peine de trier ses pensées; qu'il accepte avec empressement toutes celles qui
lui arrivent , qu'il ne prend pas le temps de se montrer sévère.
Nous insistons d'autant plus volontiers sur ce reproche , qu'il peut s'appli-
quer au plus grand nombre des œuvres contemporaines. M. Soulié est cou-
pable envers ses lecteurs, coupable envers lui-même; mais il a pour s'excuser,
sinon pour se justifier, des exemples imposans. Quand l'auteur des 3iédt<af ions
et des Harmonies pétrit à la hâte un poème de douze mille vers, peut-on
s'étonner que M. Soulié se contente d'une ébauche et ne prenne pas le temps
de traiter le sujet qu'il a choisi , selon l'étendue de ses facultés. Il est pour
nous hors de doute que M. Soulié est capable d'une œuvre très supérieure à
Diane de Chivri. Mais, pour accomplir cette œuvre, que nous souhaitons,
que nous espérons, il faut qu'il se résigne à ne pas improviser. S'il veut faire
en trois mois l'œuvre d'une année, il sera toujours au-dessous de lui-
même. Il aura beau s'évertuer, fouiller dans ses souvenirs, feuilleter la mé-
moire de ses amis, il ne donnera jamais sa mesure. Il sera toujours forcé de
s'avouer qu'il n'a pas mené à bout sa pensée. Tant qu'il mettra son imagina-
tion en coupe réglée, il sera pour lui-même un juge plus sévère que nous.
Le procès que j'entame ici contre M. Soulié est d'une gravité que personne
ne méconnaîtra. Ce qui manque, en effet, aux écrivains de nos jours, ce n'est
ni la sagacité, ni l'invention, ni le savoir, ni le sentiment de l'élégance; c'est
la patience. Pour ne pas laisser échapper l'inspiration , chacun se croit obligé
d'improviser. Pour éviter la sécheresse, on s'interdit les ratures. On est si
pressé d'écrire, qu'on ne prend pas le temps de penser; mais ce régime est
mortel , et les plus fortes intelligences succombent sous le poids de cette
perpétuelle improvisation. Peu à peu toutes les idées, à peine entrevues,
finissent par avoir la même valeur. Le hasard décide en maître souverain de
la composition et du style. Quelquefois nous gagnons à cette loterie capri-
cieuse un poème éclatant; mais la beauté vraie, la beauté complète n'est ja-
mais l'œuvre du hasard , et notre admiration pour ces poèmes improvisés
n'est pas exempte de regrets.
On reproche à la poésie française du xvii'" siècle sa régularité, sa mono-
tonie, sa froideur; ces accusations ne sont pas absolument injustes. Mais il
faut bien reconnaître que ces œuvres, qui nous paraissent, à de certaines
heures, immobiles et muettes, ont une valeur que nous chercherions vaine-
ment dans la plupart des poèmes de notre temps. Elles ont une vie qui leur
est propre, qui défie nos railleries, qui résiste à l'analyse , et cette vie est fille
de la patience. Elles nous semblent parfois guindées dans leur majesté; mais
il nous arrive souvent de les contempler avec une joie sérieuse, parce qu'elles
ne manquent jamais d'exprimer une pensée.
Or, la pensée qui respire dans les œuvres poétiques du xvii" siècle n'est
pas née en une heure , en un jour. Elle s'est développée lentement ; elle s'est
REVUE LITTÉRAIRE. 387
épanouie comme s'épanouissent les plantes; elle a mûri comme les fruits de
nos vergers, sous le soleil et la rosée. Refuser le secours du temps et con-
damner l'intelligence au régime de l'improvisation, ce n'est donc pas moins
que nier les lois qui président au développement des facultés humaines,
comme aux transformations de tous les êtres vivans que nous avons sous les
yeux. C'est une gageure insensée, proposée par l'orgueil et acceptée par
l'ignorance.
En voyant se multiplier autour de nous les ébauches boiteuses , en écou-
tant les bégaiemens confus qui se donnent pour des paroles, comment ne
pas se demander la raison du rapide oubli qui envahit toutes ces œuvres pro-
mises à la durée? Faudra-t-il révoquer en doute le progrès continu de l'in-
telligence humaine ? A Dieu ne plaise ! Les hommes de notre temps ne valent
pas moins que les hommes du xvii'' siècle; mais ils se proposent une tâche
que nos aïeux n'ont jamais rêvée; ils ont rayé de leur mémoire l'idée de
temps, ils tentent l'impossible et il est tout simple qu'ils soient déçus dans
leurs folles espérances. Lorsqu'ils voudront échanger le régime de l'or-
gueil et de l'improvisation contre le régime de la modestie et de la patience ,
ils produiront des oeuvres durables.
Diane et Louise, qui nous ont suggéré ces réflexions, n'échapperont sans
doute pas à la destinée commune de la plupart des œuvres contemporaines.
Elles seront oubliées, et pour elles l'oubli ne sera pas une injustice. Que
M. Soulié descende en lui-même , qu'il interroge sa conscience littéraire , et
qu'il se demande sincèrement s'il a fait tout ce qu'il pouvait faire : nous avons
l'assurance qu'il jugera comme nous les deux récits qu'il vient de nous donner.
Notre franchise lui paraîtra peut-être exagérée: au milieu des louanges com-
plaisantes qui accueillent chacun de ses ouvrages , notre voix lui semblera
bien sévère; mais l'avenir prendra soin de nous justifier, et M. Soulié, dès
qu'il aura renoncé à l'improvisation , sera le premier à proclamer notre équité.
Gustave Plaivchiî.
25.
DU PROJET DE LOI
SUR
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE
ET LA CONTREFAÇON.
L'intelligence a de nos jours cause gagnée. Toute production de l'esprit
offrant une base à des opérations commerciales est une valeur, et à ce titre
constitue une propriété. C'est un principe que le sens commun élève au-
dessus de la controverse , et que la reconnaissance tardive des peuples de l'Eu-
rope a généralement inscrit dans les lois. Mais si le droit des auteurs est in-
contestable , il n'est pas moins évident que la propriété qui en résulte , est
d'une nature particulière, et qu'on ne saurait, sans de grands inconvéniens,
lui appliquer la loi qui régit la possession des objets matériels. Nous éviterons
de retomber dans cette discussion. La matière nous paraît épuisée par le rap-
port que M. de Salvandy vient de lire à la chambre des pairs. La règle d'é-
quité, les considérations d'intérêt public, la législation établie en France et à
l'étranger, les avis des commissions successives y sont résumés avec une dignité
de langage qui en fait le convenable préambule d'une charte littéraire. La
proposition du gouvernement tient un milieu équitable entre le décret impé-
rial qui assure aux héritiers directs d'un auteur un privilège de vingt ans, et le
vœu delà dernière commission qui conclut à ce que le terme de l'exploitation
au bénéfice des représentans légitimes fût porté à cinquante ans. Le nouveau
projet de loi garantit le droit de publier ou d'autoriser la publication d'un
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 389
ouvrage , à l'auteur pendant toute sa vie, et après la mort de celui-ci , à ses
héritiers ou cessionnaires , pendant trente ans. Cette disposition s'applique
également aux ouvrages destinés à la représentation scénique , aux produits
des arts du dessin, aux compositions musicales. Le terme proposé concilie ,
selon nous , la reconnaissance due au génie , les intérêts du commerce , et les
droits du public qui, ainsi qu'il est dit ingénieusement dans le rapport , entre
toujours pour quelque chose dans la composition elle succès d'un livre. La
possession littéraire absolue, et perpétuellement transmissible , serait cho-
quante, peut-être même impraticable : elle donnerait bientôt de scandaleux
démentis au sens moral de la loi qui a pour but de faire rejaillir sur les noms
célèbres cette sorte de considération attachée à la fortune. Assurément,
pour les ouvrages qui doivent retentir dans la postérité, une exploitation de
trente ans après la mort de l'auteur est plus que suffisante pour assurer ho-
norablement l'avenir d'une famille. Les cinq premiers titres du projet de loi
obtiendront sans difficulté la sanction des chambres. Si quelques réclama-
tions devaient être faites, ce serait en faveur des libraires auxquels on demande
cinq exemplaires pour le dépôt légal (1) , au lieu de deux qu'on exige aujour-
d'hui. L'impôt qui résulterait de cette mesure serait doublement onéreux, et
par la valeur positive des ouvrages déposés, et par la multiplication, plus
nuisible qu'on ne l'imagine , des lieux de lecture gratuite.
Malheureusement, les dispositions qui, pour ainsi dire, donnent un état
civil à la littérature, ne concernent qu'un petit nombre de privilégiés. Les
ouvrages assez fortement constitués pour donner lieu , après un demi-siècle ,
à une opération commerciale, ne seront jamais que de rares exceptions. Le
plus notable intérêt de la loi nouvelle réside , selon nous , dans les derniers
articles. Ce sont ceux qui ont rapport à la contrefaçon, véritable plaie qui
ronge indistinctement la noblesse littéraire et le menu peuple d'écrivains
groupés autour d'elle. La contrefaçon est un de ces ennemis publics contre
lesquels chacun devrait s'armer. Pour notre part , c'est après avoir réfléchi
longuement sur les divers moyens de répression proposés jusqu'ici , après
avoir recueilli des renseignemens , et consulté l'expérience des libraires, que
nous nous croyons en mesure de présenter quelques observations utiles.
Établissons d'abord une importante distinction entre la contrefaçon inté-
rieure et la contrefaçon étrangère. La première , qui s'exerce clandestine-
ment et qui présente ordinairement les caractères du faux matériel, a toujours
été réprouvée et poursuivie comme un délit. Il paraît néanmoins que , sous
l'ancienne législation , les libraires de province étaient souvent réduits ou
triste métier de faussaires. Ne pouvant disputer à leurs confrères de Paris
l'autorisation de publier les livres nouveaux , ni, pour les anciens ouvrages,
le renouvellement des privilèges épuisés , ils protestaient par un abus cou-
(1) Le chiffre des exemplaires à déposer fut fixé k 2 en 4617, puis élevé à 8 en 1708, réduit
à 2 en 1795, porté à 5 en 18i2, et enfin ramené , par une ordonnance royale du 9 janrier
1828, à 2 exemplaires pour les imprimés et à 3 pour les planches gravées.
390 REVEE DES DEUX MONDES.
pable contre un monopole odieux. Mais depuis que la Convention, en légi-
timant le droit des auteurs, eut livré à la libre concurrence un domaine pu-
blic à exploiter, la reproduction frauduleuse des livres est devenue très rare
chez nous. Si elle est encore à craindre, c'est uniquement pour les petits
traités classiques auxquels l'approbation de l'Université confère une sorte de
monopole; et comme d'ailleurs, cette triste spéculation ne trouve que diffi-
cilement des complices dans le corps de la librairie , elle ne cause pas un
grand dommage au propriétaire.
Le projet en discussion aggrave la pénalité établie aujourd'hui, mais au
profit de l'état. Le contrefacteur français ou l'introducteur d'une édition
contrefaite à l'étranger sera frappé , comme par le passé, d'une amende de 100
à 2,000 francs. L'amende doit être doublée, c'est-à-dire élevée de 50 à 1,000
francs pour le simple vendeur. Quant aux dommages et intérêts accordés à
la partie civile, et dont la loi en vigueur fixe le maximum à la valeur de trois
mille exemplaires dans le premier cas, et de cinq cents dans le second, ils
seraient déterminés à l'avenir par la libre estimation des juges. Il ne res-
terait plus , relativement à la contrefaçon intérieure, qu'à établir la jurispru-
dence sur certains points fréquemment débattus devant les tribunaux. Par
exemple, la propriété des cours publics rétribués par l'état, celle des offices
nouveaux que les chapitres diocésains s'arrogent, la reproduction des notes
et additions, l'étendue des emprunts qu'on peut faire à un livre ou à un recueil ,
sont fréquemment des objets de litige. La place importante que la littérature
périodique a conquise dans la société la rend digne, à coup sûr, d'être prise
en considération dans une loi sur la propriété littéraire. Il serait à propos de
condamner le droit prétendu de reproduction , que certaines feuilles s'arrogent
aux dépens d'entreprises reconimandables, et d'établir formellement qu'un
directeur de journal acquiert possession aux mêmes titres que le libraire ; qu'un
article, qui quelquefois, dans ses petites proportions, résume un grand travail,
devient alors une œuvre aussi complète, aussi respectable qu'un gros livre,
et qu'il doit être défendu de se l'approprier, par la simple raison qu'il n'est
pas plus permis de voler une faible somme qu'une valeur considérable.
Nous touchons enfin le point difficile du problème, la contrefaçon exté-
rieure. Quand on n'est pas initié au commerce de la librairie , on ne saurait
se faire une idée de la pei turbation causée par cette concurrence déloyale.
Qu'on sache que l'éditeur, après avoir acheté, quelquefois au poids de l'or,
la propriété d'un ouvrage nouveau, en voit le prix doublé par les frais
d'annonces et de voyages, par les sacrifices qu'il faut faire sous toutes les
formes à la publicité. Bien plus, un éditeur doit tenir compte des caprices
du public et de ses propres erreurs; l'ensemble de ses opérations doit être
combiné de telle sorte qu'une entreprise soutienne l'autre : c'est un joueur
dont la perte est certaine , si les coups heureux ne réparent pas les chances
défavorables. Eh bien ! c'est précisément ce succès réparateur qu'on lui ravit.
Le contrefacteur attend que la fortune d'un livre soit faite pour s'en emparer.
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 391
Quand le retentissement d'une annonce présage la fortune d'une nouveauté,
il corrompt, s'il le peut, les employés du propriétaire légitime; il achète des
copies frauduleuses, des épreuves incorrectes, et exploite l'impatience géné-
rale, en mettant en vente le premier. Le représentant légitime de l'auteur
est encore obligé de multiplier le nombre des volumes, pour se récupérer
de l'achat du manuscrit et des frais de mise en train. Pour le contrefacteur,
toutes les avances se réduisent à celles de l'impression et du papier. Il n'en-
gage qu'un faible capital , et à coup siir il combine sans entraves la fabri-
cation matérielle d'un livre; il le condense habituellement, le tire à grand
nombre , et l'offre sur les marchés européens à des prix qui lui en assurent
le monopole. Il faut convenir qu'un pareil commerce doit caresser bien agréa-
blement l'instinct des spéculateurs. Les imprimeurs de Bruxelles en ont fait
ressortir les avantages avec tant de netteté et de conviction , que depuis quel-
ques années , plusieurs compagnies se sont organisées chez eux et ont même,
assure-t-on , recruté des actionnaires en France. Une de ces commandites, la
Sociéié beUje, sous la raison Haumann et compagnie, s'est constituée sous la
présidence de M. le chevalier de Sauvage, ancien ministre de l'intérieur, et
président à la cour de cassation. Le comité compte parmi ses membres un
sénateur , des magistrats , un inspecteur de l'instruction publique ; il a pour se-
crétaire M. Vinchent, également secrétaire-général du ministère de la justice.
En multipliant les sociétés, en accumulant les capitaux, les contrefacteurs se
sont mis dans la nécessité de produire. De là, une concurrence entre eux
dont le résultat doit être l'avilissement du prix. L'encombrement des magasins
fait refluer les marchandises jusque dans nos provinces du nord. Une active
contrebande est régulièrement organisée sur la frontière , et on peut , moyen-
nant une prime d'assurance, prendre livraison à Valenciennes des contre-
façons achetées à Mons.
En 1835, les avocats de la contrefaçon belge ont produit le chiffre d'ex-
portation d'après le relevé des douanes de la Belgique, et en ont fait ressortir
la faiblesse, pour taxer d'exagération leurs adversaires. Nous ferons remar-
quer, à notre tour, que les éditions contrefaites ne se vendant que le tiers
des éditions originales, une vente d'un million cause aux libraires français un
déficit d'environ trois millions. Depuis 1835, les expéditions de la librairie
belge ont dû augmenter en proportion des capitaux qu'elle a su attirer à elle.
Non, quoi qu'on en dise, ce n'est pas pour une population huit fois moins
nombreuse que la nôtre qu'on reproduit de grands ouvrages qui parfois ne
s'épuisent que péniblement chez nous. Mais on spécule sur tous les noms
français qui retentissent en Europe , sur l'autorité de nos jurisconsultes , de
nos médecins , de nos savans , sur l'heureux élan de notre école historique ,
sur les piquantes révolutions de nos goûts littéraires, et, avant tout, sur les
séductions d'une langue si exacte, si franche, et d'un éclat si pur quand elle
est bien maniée , que son étude est considérée partout comme un exercice
des plus profitables à l'esprit.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
Au cri d'alarme de la librairie parisienne , une honorable sympathie s'est
manifestée. Le gouvernement s'est empressé de nommer une commission de
jurisconsultes, d'hommes de lettres et de négocians. Les publicistes ont fourni
leur contingent d'articles et de brochures. Or, toutes les opinions émises
peuvent se ramener à trois systèmes principaux.
1° Quelques personnes, et particulièrement des spéculateurs, ont déclaré
que la reproduction des livres français par les étrangers était un mal sans
remède, ou du moins que le remède devait être emprunté aux méthodes
homéopathiques. Les Français, a-t-on dit, ne peuvent lutter avantageuse-
ment contre la contrefaçon qu'en se contrefaisant eux-mêmes. En consé-
quence, on a proposé d'établir sur la frontière une librairie nationale, consa-
crée spécialement à l'exportation. Mais n'est-il pas révoltant de payer un
produit français quatre fois plus cher que le consommateur allemand , par la
seule raison qu'on est Français? En second lieu, ou on accordera une indem-
nité à l'auteur, et dès-lors la concurrence deviendra impuissante, puisque
les charges seront inégales; ou l'auteur ne sera pas rétribué, en quel cas on
ne ferait qu'aggraver le mal, au lieu de le détruire. Ce moyen, d'ailleurs,
que la désunion des libraires rend impraticable, est déjà condamné par plu-
sieurs expériences.
2" Quelques publicistes ont déclaré que la France a droit de parler haut
en Belgique , et qu'en retour des sacrifices que nous avons faits pour con-
sacrer son indépendance, nous pouvons exiger du gouvernement belge l'anéan-
tissement d'une industrie qui nous cause préjudice. Cet avis est formellement
exprimé dans une brochure de M. Bignon, adressée à M. Didot. — « Si les
Belges, y est-il dit, différaient quelque temps encore de prendre l'initiative,
la France devrait poursuivre l'effet de sa demande avec une vigueur de vo-
lonté qui ne comportât point de résistance. Ce serait, dira-t-on , user de con-
trainte, rsous n'en disconvenons pas. Trop souvent, c'est par la contrainte
qu'il a fallu imposer à certains peuples l'accomplissement des obligations les
plus morales. » — D'autres conseillers, moins belliqueux, voudraient seule-
ment qu'on achetât la répression des contrefacteurs par un échange de con-
cessions commerciales. Mais peut-on sacrifier une industrie à l'autre? En
admettant même qu'on parvînt à faire expulser de Bruxelles les imprimeurs
qui s'enrichissent à nos dépens, n'iraient-ils pas s'établir plus loin?
3 " Une troisième proposition , à laquelle on s'arrête parce qu'elle laisse
entrevoir vaguement une chance de succès , est celle qui tend à faire con-
sacrer par le droit des gens le principe du respect mutuel de la propriété
littéraire. La commission, présidée par M. Villemain, a particulièrement in-
sisté sur ce point , et les conclusions de son rapporteur ont inspiré l'article 18
du projet de loi qui est ainsi conçu :
n Tous ouvrages en langue française ou étrangère , publiés pour la pre-
mière fois à l'étranger, ne pourront, soit du vivant de l'auteur, soit après sa
mort, avant Vexpiraiion d'nn terme fixé par les traités, être réimprimés en
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 393
France, sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit. — Toute
réimpression desdits ouvrages, en contravention à cette défense, sera réputée
contrefaçon et punie des mêmes peines. — Cette disposition sera exclusive-
ment appliquée à l'égard des états qui auront assuré la même garantie aux
ouvrages en langue française ou étrangère publiés pour la première fois en
France. »
On voit que la loi en discussion n'implique pas une reconnaissance formelle
du droit des auteurs : elle n'est qu'un contrat de convenance mutuelle. jNous
l'avouerons, il nous eilt paru plus grand, plus digne de la nation française,
à qui appartient d'ordinaire l'initiative des résolutions généreuses, de pro-
clamer hautement que la propriété littéraire est inviolable, et que tous les
titres légalement acquis en pays étrangers sont valables devant nos tribu-
naux. En effet, ne serait-il pas juste d'accorder à un auteur, dont la pensée,
dontl'ame, parcourant un pays, y laisse une trace lumineuse, ce qu'on ne
refuse plus au voyageur qui promène son désœuvrement sur les grandes routes,
et qu'on admettrait à revendiquer en justice le bagage qu'on lui aurait volé?
Dans les affaires qui doivent se traiter à la vue des peuples, la générosité devient
parfois de l'adresse. Un bel exemple eût peut-être entraîné toutes les nations,
même celles qui profitent de l'abus , tandis qu'une réciprocité strictement
débattue ne sera acceptée que par les états qui y doivent trouver leur compte.
Mais la reconnaissance absolue de la propriété littéraire eut contrarié l'ar-
ticle Il de notre Code civil , qui déclare que l'étranger jouira seulement en
France des droits civils accordés aux Français par les traités de la nation
à laquelle cet étranger appartiendra. Les juristes n'eussent pas manqué d'ajou-
ter que, si les législateurs de la Constituante appliquèrent, même à l'égard
des étrangers, les lois de la justice éternelle, ils furent contredits sur ce
point par les rédacteurs de nos Codes, qui pensèrent qu'une réciprocité
rigoureuse est le moyen d'amener les autres peuples à l'abandon des droits
abusifs qu'ils s'arrogent. Acceptons ce raisonnement , et descendons de la
sphère élevée des principes sur le terrain, quelque peu embarrassé, des inté-
rêts matériels.
Examinons d'abord quelles doivent être les bases de la convention mu-
tuelle. Le ministre ne s'est pas prononcé sur ce point dans son rapport. II
est probable cependant qu'il adopte l'avis des commissaires nommés en 1836,
puisque l'article qui concerne la contrefaçon, extérieure est littéralement
emprunté à leurs conclusions. En conséquence, des négociations devraient
s'ouvrir particulièrement entre la France, l'Angleterre et l'Allemagne, afin
d'amener ces pays à l'engagement mutuel : r de réprimer à l'intérieur la fa-
brication des contrefaçons; 2° de frapper de prohibition et d'interdire le
transit à celles qui viennent de l'étranger (1). Or, la commission a indiqué le
(1) Cette disposition est introduite dans le projet de loi, dont elle forme le dernier para-
graphe. Mais peut-être en a-t-on exagéré l'importance. En 4836, la valeur totale des contre-
laçons admises au transit n'a pas dépassé H5,585 francs. En général, il ne faut pas ,sans un
394 REVUE DES DEUX MONDES.
but plutôt que le moyen, et, selon nous, la difficulté principale, celle de
Texéeution , subsiste toute entière. Les gouvernemens qui accepteraient le
traité dans les termes qu'on propose, auraient-ils le pouvoir de faire respecter
leur engagement? Qu'on prenne la peine d'y réfléchir. Espère-t-on que cha-
que pays établira un service spécial, pour surveiller une industrie qui a be-
soin de liberté? Et quand un ballot de livres sera présenté à un bureau de
douanes , ira-t-on démêler les livres de propriété des livres tombés dans le
domaine public, c'est-à-dire imposer aux douaniers une tâche qui exige sou-
vent toute la sagacité des tribunaux? Les personnes qui connaissent la librai-
rie , sentiront qu'on pourrait multiplier à l'infini les objections de ce genre.
Évidemment , chaque fois qu'un gouvernement s'engagera à prendre l'ini-
tiative de la répression, il faudra profiter de ces dispositions favorables ;
mais, on doit prévoir le cas où une puissance étrangère se refuserait à entrer
dans l'alliance , sous prétexte qu'on ne peut , ni poursuivre d'office un délit
qu'il n'est pas toujours facile de constater, ni multiplier les prohibitions que
réprouve le commerce en général. Pour rendre acceptables , alors, les termes
d'une négociation , il suffira de demander qu'on prenne en considération la
plainte du propriétaire lésé, lorsque celui-ci se sera porté partie civile. Cette
unique garantie est bien faible sans doute, mais la nature de la propriété
littéraire permet rarement d'en espérer une plus efficace. La France elle-
même ne saurait accorder à son propre commerce une protection plus éten-
due. Napoléon avait nommé des inspecteurs de la librairie, dont l'inutilité a
été depuis reconnue. Aujourd'hui, chaque éditeur français est forcé de con-
stater les atteintes portées à son droit , et d'en poursuivre lui-même la répa-
ration devant les tribunaux.
» Les biens d'un particulier, dit Vattel , d'accord avec tous les auteurs
qui ont écrit sur le droit des gens, ne cessent pas d'être à lui parce qu'il se
trouve en pays étranger, et ils font encore partie de la totalité des biens de
sa nation. Les prétentions que le seigneur du territoire voudrait former sur
les biens d'un étranger seraient donc également contraires aux droits du pro-
priétaire et à ceux de la nation dont il est membre. » Dans certains pays,
l'étranger n'est pas admis à posséder des immeubles : c'est qu'alors des droits
politiques sont attachés à la possession de la terre. Mais il n'est plus un seul
peuple civilisé chez lequel l'étranger ne puisse jouir librement de ses biens
mobiliers, et réclamer au besoin l'intervention de la justice locale. La pro-
priété intellectuelle, dont les qualités n'ont pas encore été exactement défi-
nies, se rapproche beaucoup plus de la propriété mobilière que de l'autre, et
on ne peut objecter contre elle aucune cause d'exclusion. L'auteur d'un
livre contrefait, quoique absent corporellement, doit donc être assimilé
avantage bien marqué, porter atteinte à la liberté des transactions commerciales. Si, par
suite des négociations, la circulation des contrefaçons belges devenait impossible dans les
contrées méridionales, l'interdiction du transit par la France ne serait plus qu'une déroga-
tion inutile au droit commun.
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 395»
à l'étranger qui obtient riiospitalité; c'est là surtout le cas dédire; — Le style,
c'est l'homme,— et l'homme alors a des titres d'autant plus grands à la pro-
tection des lois qu'il a été amené sur la terre étrangère par la fraude et la
violence. Il est évident toutefois qu'un gouvernement ne peut pas accorder
plus de garanties aux étrangers qu'aux nationaux, et qu'un délit ne peut être
déféré qu'aux tribunaux du pays où il a été commis. On entrevoit , d'après ces
principes, la base de réciprocité que la France a mission d'affermir. Il suffit
d'amener les gouvernemens européens à une résolution conçue à peu près en
ces termes : » Nous étendons aux auteurs (de telles nations) ou à leurs
cessionnaires le bénéfice des lois qui protègent chez nous la propriété litté-
raire. » La proposition du gouvernement est conforme à la notre par l'es-
prit, mais elle en diffère essentiellement par les conséquences. Elle donne
ouverture à la mauvaise foi, en n'autorisant pas formellement le propriétaire
à faire constater le délit dont il est victime, et à traduire le faussaire devant
les tribunaux de son propre pays. Elle nécessiterait d'interminables négocia-
tions pour débattre avec chaque puissance les clauses d'une exacte récipro-
cité : il est à craindre surtout qu'en obligeant à des mesures préventives les
états associés au système, elle donne lieu à des complications qui ne tarde-
raient pas à décourager les administrations les plus bienveillantes. Au con-
traire , une formule comme celle que nous indiquons, simple, décisive, géné-
ralement applicable, sans difficultés dans la pratique, serait admise sans
opposition par les hommes d'état, et s'inscrirait d'elle-même dans la con-
science des peuples et dans les maximes du droit des gens.
Les personnes étrangères aux habitudes commerciales de la librairie dou-
teront de l'efficacité du remède; nous avons hâte de les rassurer. Les droits
de la propriété littéraire sont aujourd'hui consacrés chez presque tous les
peuples européens. La déchéance prononcée contre l'auteur, après un temps
plus ou moins long, loin d'être une atteinte au principe, en devrait être con-
sidérée comme la confirmation, puisque, dans le fait, elle n'est pas autre
chose qu'un cas d'expropriation pour cause d'utilité publique. Les disposi-
tions qui régissent la matière sont, à la vérité, très diverses : c'est qu'elles
doivent suivre le mouvement social et industriel provoqué par la littérature;
et si , en quelques pays, elles restent insuffisantes et même inappliquées,
c'est qu'elles y sont inutiles, en raison de la stagnation des esprits.
Mais si les conditions de la propriété sont variables, la pénalité qui frappe
le spoliateur est , pour ainsi dire , uniforme, parce qu'elle est prescrite par le
sens commun. Partout, le délit de contrefaçon est puni par la confiscation
des exemplaires saisis, par des dommages et intérêts accordés à la partie
plaignante, et dont les fabricateurs et débitans sont également passibles,
quelquefois enfin par une amende au profit du fisc. La pénalité étant la même
partout, il devient très facile d'en étendre l'application, en vertu de la con-
vention dont nous avons donné la formule. Par exemple , un libraire fran-
çais conti-efait VEdinburg Rewieiv. L'éditeur anglais envoie titres et procura-
396 REVUE DES DEUX MONDES.
lions à un avocat de Paris : celui-ci commence par faire saisir les exemplaires
partout où il les trouve; puis, il traduit les délinquans devant les tribunaux
français , qui estiment le délit et appliquent les lois françaises, de même que
s'il s'agissait des œuvres de Chateaubriand. Cet exemple répond à tous les cas
imaginables. Ce système répressif est si simple, que l'étranger ne pourrait
le repousser sans s'accuser lui-même de déloyauté. Il n'impose ni modifica-
tion des coutumes, ni surveillance active : justice est faite à quiconque la
demande , et voilà tout.
Une difficulté se présente ici. Le droit des auteurs, nous dira-t-on, n'est
que temporaire, et le temps de la jouissance n'est pas égal en tous pays. Or,
devant un tribunal étranger, fera-t-on preuve de propriété suivant la loi du
pays où cette propriété aura été primitivement établie, ou d'après celle qui
régit le contrefacteur? Traduisons ce problème par un fait. Les éditeurs de
l'Angleterre, où le droit des auteurs n'est que viager, ne se croiront-ils pas
autorisés à réimprimer les oeuvres d'un auteur prussien, après la mort de
celui-ci, quoiqu'en Prusse la possession trentenaire soit admise; et dans le
cas où le propriétaire allemand se plaindrait en contrefaçon devant les tri-
bunaux britanniques, devrait-on punir des Anglais en vertu d'un droit qui
n'est pas reconnu chez eux? Nous n'hésitons pas à répondre négativement.
Un accusé ne peut être contraint que par ses juges naturels : un juge ne peut
pas appliquer une autre loi que celle de son pays. S'il en était autrement,
tous les auteurs de l'Europe iraient se mettre sous la protection de la loi la
plus favorable , et le peuple qui accorderait un plus long terme de jouissance,
accaparerait le monopole de la fabrication. Il pourra paraître bizarre qu'en
vertu de ce principe , un livre tombé dans le domaine public en Angleterre
soit encore une propriété en France ; mais le droit des gens donne souvent
lieu à de pareilles anomalies. Par exemple, un négociant anglais pourrait-il
refuser les fruits d'une somme qu'il aurait empruntée à un Turc , sous pré-
texte que la loi musulmane ne permet pas le prêt à intérêt? Non, certaine-
ment: mais changeons les rôles; faisons du débiteur le créancier, et trans-
portons la cause de Londres à Constantinople : à coup sûr, la poursuite de
l'Anglais sera repoussée par le cadi. Ne nous arrêtons pas trop long-temps
sur des difficultés que nous avons dû prévoir en théorie , mais qui ne se pré-
senteront peut-être jamais dans la réalité. D'ailleurs, la reconnaissance mu-
tuelle de la propriété littéraire conduirait forcément tous les états européens
à la constituer sur une base uniforme.
Le droit de frapper le contrefacteur ou le débitant son complice par les lois
de son pays offre-t-il , au commerce en général , et spécialement aux éditeurs
français, sécurité pleine et entière? Nous répondrons qu'elle assimile l'Eu-
rope entière à la France , et qu'on ne peut pas raisonnablement demander
plus. Dans l'état présent des choses, la surveillance n'est pas plus efficace de
près que de loin. Un éditeur parisien n'a pas plus l'œil à Bayonne ou à Mar-
seille qu'à Londres ou à Saint-Pétersbourg. Il n'est averti des atteintes por-
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 39T
tées à son droit que par la voix publique , par la suppression du débit dans
une région qu'il approvisionnait, par les avis de ses commis-voyageurs ou de
ses correspondans, et, avant tout , par l'instinct du spéculateur combiné avec
celui du propriétaire. INe serait-il pas d'ailleurs facile aux libraires européens
d'organiser un système de protection mutuelle, une police commerciale,
exercée par chacun au profit de tous?
Le secret de la réussite en toutes choses consiste à ne viser qu'au possible.
Il ne faut pas se flatter de détruire absolument la contrefaçon , pas plus que
mille autres genres de fraude. On n'empêchera jamais la reproduction téné-
breuse des petits livrets qui se vendent sous le manteau , ou qui se cachent
dans la balle du colporteur, ainsi qu'il arrive même en France. Mais si on
enlevait au contrefacteur les ressources de la publicité , s'il ne lui était plus
permis d'étaler ses produits et d'offrir aux passans les séductions du bon
marché, on appauvrirait son industrie au point de l'en dégoûter peut-être.
Il est évident du moins que la contrefaçon ne serait plus à craindre pour les
livres d'un ordre élevé en philosophie, en histoire, dans les sciences, pour
les recueils périodiques, et en général pour les grandes et utiles entreprises
qui ont des droits de plus d'un genre à la protection des législateurs.
Rien n'est plus vivace qu'un abus. Celui que nous combattons trouvera des
défenseurs même chez nous, car il y porte profit à plusieurs personnes. Quel-
ques-uns de nos libraires oseront dire peut-être : — INous sommes nous-mêmes
contrefacteurs : la convention ne sera acceptée que par les peuples dont nous
exploitons la littérature, et qui ne nous causent eux-mêmes qu'un faible
dommage, en tirant de Belgique quelques livres français. La France aurait
donc tort de renoncer au droit de contrefaçon qui l'indemnise aujourd'hui
d'une partie de ses pertes. — A cela, nous répondrons que les contrefaçons,
tolérées chez nous, ne rétablissent nullement l'équilibre, puisqu'elles ne
sont jamais faites par ceux qui ont à se plaindre des étrangers, et qu'au sur-
plus il est absurde autant qu'injuste de piller les Anglais et les Allemands,
pour nous venger des Belges, qui nous dépouillent sans crainte de repré-
sailles. Il ne faut pas exagérer les effets désastreux de la loi invoquée pour
les établissemensqui spéculent, chez nous, aux dépens de nos voisins. Quatre
à cinq éditeurs seulement sont dans ce cas, et la masse des contrefaçons
qu'ils publient n'est certainement pas, au reste de la librairie française, dans
la proportion de un à quarante (1). Selon nous, l'industrie des contrefacteurs
ne mérite pas plus à Paris qu'à Bruxelles les égards qu'elle réclame.
{^ ) Nous avons compté en 1835 , sur 82,298 feuilles typographiques produites par la librairie
française, 3,849 feuilles en langues étrangères, et, en 1836, 4,806 feuilles sur un total de
79,233. Mais de ce nombre il faut déduire les livres étrangers tombés dans le domaine public ,
et ceux qui, publiés pour la première fois en France, y obtiennent droit de propriété. Il
faudrait donc abaisser le chiffre de plus de moitié pour avoir celui des contrefaçons. Leur
valeur mercantile représente environ 400,000 francs. Les livres anglais sont achetés en grande
partie par les amateurs de littératures étrangères; les livres espagnols, qui très souvent ne
398 REVUE DES DEUX MONDES.
Le projet en discussion nous paraîtrait à nous-mêmes d'une médiocre
importance, s'il ne devait avoir pour résultat que d'assurer un ou deux
marchés de plus à la librairie française. Mais en se mettant successivement,
pour le juger, au point de vue de chaque pays, on conserve peu de doutes sur
la probabilité de son adoption générale. En cas de négociations entamées
par la France , chacune des puissances européennes devra interroger :
1° L'intérêt moral du pouvoir;
2" L'intérêt des écrivains ;
3° L'intérêt des industriels ;
4" L'intérêt des consommateurs.
Aucune considération ne peut prévaloir auprès des chefs politiques de
l'Europe , en faveur d'une industrie dont le propre est d'introniser au sein
d'un peuple l'influence étrangère.
La reconnaissance générale de la propriété littéraire n'offrant que des
avantages aux écrivains, on peut compter sur l'unanimité de leur adhésion.
Si ce n'est en Belgique et dans l'Amérique du Nord, où la contrefaçon est
une spéculation régulièrement constituée , les commerçans de tous les pays
feront cause commune avec la librairie française. Imprimeurs , ils voient
avec dépit l'activité des presses étrangères; libraires-éditeurs, ils doivent re-
pousser une concurrence faite aux publications nationales; simples commis-
sionnaires, ils ont plus à gagner avec les éditions originales qu'avec des
contrefaçons mesquines qui se vendent nécessairement à vil prix.
Dira-t-on enfln qu'il faut conserver aux consommateurs l'avantage du bon
marché? L'objection serait valable s'il s'agissait d'une denrée de première
nécessité; et ne sait-on pas d'ailleurs que du jour où les éditeurs-proprié-
taires entreverront les chances d'un plus grand débit , ils élèveront le chif-
fre du tirage , et ne négligeront pas d'offrir aux acheteurs les séductions du
bas prix ?
On reconnaît donc à première vue que tous les intérêts réclament contre
l'abus, à l'exception de cette imperceptible minorité qui l'exploite. Nous
passons aux détails. Nous allons visiter rapidement les différens marchés de
la hbrairie , aOn de prévoir, autant que possible , l'issue des négociations.
Le respect de la propriété littéraire est réclamé en Angleterre avec plus
d'instance que chez nous-mêmes. La valeur attribuée aux manuscrits , la
cherté du papier et de la main-d'œuvre , enfin , des impôts de plus d'un
genre se réunissent pour y rendre la fabrication des livres plus coûteuse que
partout ailleurs. Les Anglais , qui ne peuvent pas songer à faire concurrence
aux éditeurs du continent , ont à souffrir particulièrement de la part des con-
trefacteurs établis à Paris. Ils ne nous envoient, année moyenne, que pour
120,000 francs de livres. Leurs demandes en livres français originaux va-
rient de 600,000 à 900,000 francs. Mais comme dans cette somme figurent
sont que des traductions d'ouvrages français faites à Paris , sont destinés à l'Amérique méri-
dionale, et figurent dans le chiffre de nos exportations.
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 399
les anciennes éditions , les livres rares et curieux , vente qui appauvrit cer-
tainement une nation, la part demeure assez faible pour les livres nouveaux
qu'on remplace probablement par les contrefaçons belges. Une convention en-
tre les deux états est donc également avantageuse, également désirée. Elle dé-
terminerait bientôt une modification de la loi anglaise , peu favorable jus-
qu'ici à la propriété littéraire. On sait que la publication d'un ouvrage con-
fère un privilège de vingt-buit ans, et que si l'auteur vit encore après cet
espace de temps, il conserve ses droits sur son œuvre durant le reste de
sa vie.
L'Allemagne a préludé déjà aux mesures qu'elle invoque contre la contre-
façon par des lois qui règlent les droits de l'intelligence. Si les conditions de
l'hérédité temporaire ne sont pas les mêmes partout , le principe du moins
en est généralement admis , et les résolutions prises provisoirement par la
diète germanique doivent être solennellement régularisées en 1842. En atten-
dant , tous les états confédérés ont pris l'engagement de respecter mutuelle-
ment les titres légitimes. L'Allemagne, qui a récemment eu à se plaindre de
quelques contrefaçons faites à Paris, et qui redoute surtout la supériorité des
presses parisiennes, réclame très vivement une loi de garantie inter-nationale.
Déjà même le vœu de tous les esprits élevés dont elle s'honore a été prévenu
par le roi de Danemark : une ordonnance qu'il a rendue en 1828, interdit le
commerce des contrefaçons. Ces dispositions sont très heureuses pour nous. La
concurrence belge sera frappée mortellement le jour où ses produits cesse-
ront d'avoir un libre cours au-delà du Rhin. Présentement, l'Allemagne nous
fournit pour 350,000 à 400,000 francs de livres, et reçoit en retour une va-
leur à peu près double. Si l'on s'entend pour mettre un terme à la fraude,
l'échange deviendra beaucoup plus actif, et la proportion en notre faveur
beaucoup plus décisive.
En 1834, la Russie a compté, huit cent quarante-quatre publications.
Dans ce nombre figurent quatre-vingt-onze ouvrages allemands et trente-six
en langue française. La propriété de plusieurs de ces ouvrages était, sans
doute, établie à l'étranger. Il ne faudrait pourtant pas conclure de ce fait
que la Fvussie est directement intéressée au maintien du droit de contrefaçon.
Elle paraît même préférer les belles éditions originales aux imitations fur-
tives. Les demandes qu'elle adresse à Paris s'élèvent environ à 600,000 fr. ,
et on assure que les expéditions de la Belgique restent très inférieures à cette
somme.
Dans les contrées morcelées en petits états, comme l'Italie et la Suisse,
la propriété littéraire reconnue par la loi, ou conférée par privilège, n'est
pour les auteurs qu'une garantie illusoire, puisque le droit établi à Zurich
n'est plus valable à Lucerne, puisqu'un libraire de Florence peut s'approprier
un livre publié à Rome. Une loi inter-nationale, proposée par les grandes
puissances, mettrait fin à ce déplorable état de choses. 11 faudrait , à la vérité,
entrer en correspondance avec chacune des principautés italiennes , avec
VOO REVUE DES DEUX MONDES.
chaque directoire cantonal; mais les négociations, quoique multipliées, ne
présenteraient pas des difficultés sérieuses. L'Italie et la Suisse n'ont pas un
avantage bien marqué à s'approvisionner en Belgique de livres français. Au
contraire, on pourrait faire valoir dans ces deux pays des considérations dé-
cisives en faveur du projet. Si le génie pouvait partout acquérir et posséder,
réniulation renaîtrait sans doute dans la patrie du Tasse et de Machiavel; le
peuple helvétique aurait peut-être bientôt une littérature nationale (1). Nous
ignorons les dispositions des lois espagnoles et portugaises relativement aux
richesses créées par l'esprit. Une ordonnance pour la répression de la contre-
façon a été rendue dernièrement à Madrid; elle fait présager l'adhésion de
l'Espagne au système de garantie mutuelle.
Jusqu'ici nous n'avons énuméré que des chances de succès. Quand on aura
démontré à presque toutes les nations civilisées qu'elles ont un intérêt com-
mercial et un intérêt d'honneur à repousser la contrefaçon , on aura réduit
les peuples contrefacteurs à leur seule consommation, et concentré le mal
dans son propre foyer. Mais nous allons plus loin , et nous osons attendre un
résultat complet, définitif.
La Belgique et l'Union américaine se trouvent dans une position excep-
tionnelle, l'une à l'égard de la France, l'autre de l'Angleterre. Dans chaque
pays , les éditeurs ayant le privilège de s'approprier sans frais les productions
déjà célèbres de deux grandes littératures, se refusent à publier les essais de
leurs compatriotes. Blessés dans leur amour-propre et leur intérêt , les écri-
vains proclament que le développement d'une littérature nationale est im-
possible, que l'intelligence publique est étouffée, au profit d'une poignée de
spéculateurs. Des deux parts , les plaintes deviennent assez vives pour être
prises en considération sérieuse par le pouvoir. Dernièrement , un auteur
belge déclarait dans sa préface que, pour arriver jusqu'à ses compatriotes,
il avait diî faire les frais d'une impression en France , bien certain d'être
contrefait. Il y a trois ans, une association pour l'encouragement des publi-
cations nationales a essayé de se constituer à Bruxelles, et, dans le pro-
gramme qu'elle a répandu , les éditeurs belges étaient encore plus mal traités
que par les écrivains de la France. Mêmes dispositions en Amérique, où les
plaintes des auteurs ont trouvé un interprète dans le sein du congrès.
Avec l'alliance des écrivains, ou, pour mieux dire, des esprits élevés de
toutes les classes en Amérique et chez les Belges, il deviendrait possible de
détruire chez ces deux peuples ce parti-pris de l'opinion , cette impression
première et irréfléchie qui est trop souvent décisive en affaires. Les gouver-
(1) L'Italie, qui a long-lemps régenté la France, est aujourd'hui tributaire du génie fran-
i;ais. Sans parler du grand nombre de nos ouvrages qu'elle traduit , ni de la préférence qu'elle
parait accorder aux contrefaçons belges en raison de la modicité du prix , elle nous demande
annuellement pour 600,000 francs de livres, tandis que les envois qu'elle fait en France attei-
gnent à peine 100,000 francs. Notre librairie reçoit aussi environ 400,000 francs de la Suisse,
dont les exportations sont à peu près nulles.
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 401
nemens comprendraient qu'ils sacrifient l'élan national , qu'ils tarissent une
source de nobles richesses, pour enrichir une centaine de spéculateurs.
Ceux-ci ne tarderaient même pas à ouvrir les yeux, et à reconnaître que la
contrefaçon perdrait toute son importance par l'adoption générale d'un sys-
tème répressif, que les capitaux accumulés par eux deviendraient une cause
de ruine, si l'exportation des produits contrefaits était interdite. Peut-être
alors seraient-ils amenés eux-mêmes à demander l'extension du droit de pro-
priété littéraire , qui ouvrirait légitimement l'Angleterre aux éditeurs améri-
cains , et la France aux éditeurs belges.
Nous le répétons : si la loi qu'on va rendre ne laisse pas , dans ses termes ,
ouverture à la mauvaise foi ; si les négociations qui doivent la couronner sont
suivies avec zèle et persévérance ; si les instructions fournies aux représen-
tans de la France auprès des étrangers sont rédigées avec une assez parfaite
intelligence des intérêts et des usages de la librairie , pour qu'ils puissent
dissiper une à une les objections de la routine , la contrefaçon disparaîtra
dans un temps plus ou moins long. Il n'est pas nécessaire de faire observer
que ce que nous avons dit de la reproduction frauduleuse des livres s'applique
à toutes les compositions qui se multiplient par la presse, à la musique et à
la gravure. Les auteurs dramatiques iront plus loin sans doute, et, appliquant
à leurs œuvres la formule que nous avons émise , demanderont à être assi-
milés, dans les pays étrangers, aux auteurs nationaux, et à recueillir tous
les avantages qui résultent de la représentation publique. Déjà même, nous
a-t-on dit , un fondé de pouvoirs de la commission dramatique de Paris a été
envoyé à Bruxelles avec des instructions rédigées en ce sens. Nous n'osons
pas nous prononcer sur ce point. Assm-ément, l'auteur dramatique est, de
même que le dessinateur et le romancier, maître absolu de son œuvre. Mais
peut-être les docteurs du droit des gens rangeront-ils les pièces de théâtre
parmi les choses dont on peut user, pourvu que l'usage ne cause aucun dom-
mage au propriétaire légitime; et, en effet, la représentation d'une pièce
à Vienne ou à Londres est plutôt utile que préjudiciable aux entrepreneurs
de Paris.
On demandera peut-être si le résultat espéré vaut toute la peine qu'il pré-
pare. C'est à n'en pas douter. Sans avoir l'activité que le ministre paraît
lui attribuer dans son rapport (1), la librairie est un commerce de pre-
mier ordre. Si on énumère tous les travailleurs quelle met en œuvre, on
voit que sa prospérité intéresse environ cent mille familles, et qu'elle alimente
jusqu'au malheureux qui ramasse dans la boue les élémens du papier. Eh
bien! présentement, une crise inquiétante paralyse la presse, et chaque jour
(1) De 1833 à 1836 inclusivement, la moyenne des exportations a été de 3,8^1,149 francs, et
celle des marchandises importées et mises en consommation a été de 851,605 francs. Le solde
en notre faveur est donc seulement de 3,010,000 francs. iSous insistons sur la faiblesse du
chiffre de nos exportations, parce qu'il prouve le dépérissement de notre librairie et l'ur-
gence de la loi soumise aux chambres.
TOME XVtr. — SliPPLKArKTNT. 2fi
fi,02 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque ruine est signalée comme le présage d'un désastre nouveau. Certes ,
une manifestation du gouvernement ne saurait venir plus à propos pour
rendre courage à notre librairie, et raffermir son crédit ébranlé. Mais ce n'est
pas tout . le commerce des livres a une autre importance que celle qui se
traduit par francs et centimes dans les relevés de la douane. Son action dans
le monde littéraire exerce une influence très marquée sur l'intelligence pu-
blique. Dans l'état présent des choses, le libraire, dont le champ d'exploita-
tion est circonscrit, refuse à l'écrivain les moyens de féconder une pensée, de
compléter des recherches , de produire avec toutes les séductions d'un beau
langage une vérité laborieusement conquise. Aujourd'hui, les dépenses que
fait le hbraire pour améliorer une publication , ne sont qu'une amorce de
plus pour les contrefacteurs. Aussi , les opérations qu'il combine de préfé-
rence ne sont pas celles qui ont besoin d'avenir, mais celles qui exigent peu
d'avances , et qu'un caprice de vogue peut enlever. Que la littérature ne soit
plus en dehors du droit des gens, aussitôt le point de vue de la spéculation
change. Tout éditeur intelligent appuie ses entreprises sur la base solide des
réputations acceptées par l'Europe: l'écrivain n'est plus réduit comme aujour-
d'hui à gonfler des volumes pour en tirer une rétribution convenable , ou à
semer des pages dans vingt journaux : il entrevoit qu'un petit nombre de
bonnes pages, adressées au sentiment des peuples ou à leur intérêt , lui peu-
vent donner un domaine sans limites, et assez fécond pour enrichir sa
famille.
Quelques hommes politiques ont pu se dire tout bas que des avantages
trop grands attachés au métier d'auteur augmenteraient sans mesure le
nombre, quelque peu effrayant déjà, de ceux qui ont la plume ou le crayon en
main. C'est là une erreur. Ce qui engendre les mauvais auteurs , c'est le succès
factice qui égare l'opinion , c'est la fortune des médiocrités. A l'aspect d'une
production misérable à laquelle une foule hébétée paie tribut , un sot frappe
son front en criant . Et moi aussi je suis peintre ! et le sot prouve son dire
tant bien que mal. Au contraire, quand vient à paraître une œuvre saine et
forte, la vanité infirme se retire désespérée; la fièvre du dépit la tue. Un bon
ouvrage en fait avorter dix mauvais , double profit. Nous osons donc le pré-
dire : on remarquera un bel élan littéraire, et, par conséquent, un progrès
dans la raison publique , quand l'auteur sera plus directement intéressé à la
perfection de son travail , quand une œuvre de civilisation obtiendra , dans
tout le monde civilisé, la protection des lois.
A. CoCHIiT.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 janvier 1839.
La coalition commence à jouir de son ouvrage. Elle a fait naître toutes
les impossibilités dont elle nous menaçait, et elle a même dépassé son pro-
gramme , car elle-même ne saurait rien réaliser. Voilà pourtant un an que
tous ceux qui s'intitulent les seules capacités du pays ont uni leurs efforts
pour aboutir à une telle œuvre!
Il y a un an, les doctrinaires appuyaient le ministère. Quelles étaient alors
leurs conditions? Il n'y en avait aucune. Le ministère leur semblait alors
sans doute parlementaire dans son origine et dans ses actes, puisqu'ils le
soutenaient. A leurs yeux, ce n'était ni un ministère funeste, comme l'a dit
M. Guizot, ni un ministère qui méritât toutes les injures que lui a adressées
M. Duvergier de Hauranne. D'où vient donc ce changement complet du parti
doctrinaire? Se sentant alors impossible, puisqu'il sortait des affaires , vou-
lait-il faire garder sa place par le ministère actuel, et la défendre contre
M. Thiers et le centre gauche, qui voulaient s'en emparer? Le ministère du
15 avril n'était pas alors funeste aux yeux de M. Guizot; on ne l'honorait pas
d'une épithète de si grande importance. C'était le petit ministère. Le petit
ministère, en grandissant, a vu ses ennemis se déclarer plus hautement; et
comme s'ils s'étaient sentis diminués eux-mêmes, ils se sont mis en faisceau
pour agir. Le centre gauche a appelé à lui le parti radical ; les doctrinaires
ont eu recours aux légitimistes, et chacun a apporté sa cotisation dans l'en-
treprise qu'ils tentent en commun. Dans tout cela, nous l'avons démontré,
il ne reste pas la moindre place pour les principes. C'est presque une question
de force matérielle, et matériellement, en effet, le but a été atteint, puisque
depuis dix jours nous n'avons plus de ministère. Si la coalition avait été en
mesure de le remplacer, il ne nous resterait plus qu'à garder le silence en
présence d'un malheur accompli. IMais dans la situation où nous sommes ,
quelques paroles de bonne foi ne seront pas de trop.
M. Guizot a résumé toutes ses accusations contre le ministère du 15 avril
par un mot. Il a dit que le ministère a été funeste à la France. Nous serions
^1.0'» REVUE DES DEUX MOiNDES.
bien tentés de demander si c'est du ministère ou de la coalition qu'on pour-
rait parler ainsi. Qu'on se rappelle ce qui s'est passé depuis dix-huit mois ;
qu'on se reporte au point de départ des ministres qui vieiuient de se démettre
du pouvoir, et qu'on se demande ensuite s'ils avaient à se reprocher, en se re-
tirant, d'avoir été funestes à la France ! Nous ne nous ferons pas aujourd'hui
les historiens de cette administration; mais rien qu'en énumérant ses actes,
on peut réfuter toutes les accusations de ses adversaires. Qu'est-il arrivé de-
puis le 15 avril , qui ait été funeste à la France ? Le cabinet du 15 avril avait
hérité à la fois des embarras de la situation générale et des embarras que lui
avaient légués ses prédécesseurs. Extérieurement, il avait devant lui la con-
vention d'Ancône dont l'exécution fidèle pouvait amener l'évacuation qui a
eu lieu, la Suisse où le cabinet précédent avait semé des difficultés de plus
d'un genre , la Belgique , et l'Afrique où régnaient le plus affreux désordre
et le découragement dû à un désastre.
La situation de nos possessions d'Afrique est aujourd'hui florissante , le
désastre de Constantine a été glorieusement réparé ; le foyer d'intrigues qui
se formait en Suisse a été dispersé , et l'irritation qu'on y avait excitée contre
la France se dissipe de jour en jour; et, pour Ancône, le gouvernement a
exécuté les traités qui lui commandaient d'évacuer les états du pape en même
temps que les Autrichiens. Il l'a fait au moment même d'une session, car il
n'a pas pensé qu'un acte de loyauté pourrait être blâmé par une chambre
française, et il ne s'est pas laissé séduire par les petits calculs que d'autres
pouvaient faire. Il en a été ainsi du traité des 24 articles. Le ministère n'a
pas cru qu'on pouvait déchirer un traité signé par la France. Il a fait à Lon-
dres de nobles efforts en faveur de la Belgique, il a même obtenu pour elle
de grands avantages; mais il a respecté un engagement pris au nom de la
France. Au Mexique , il a fait valoir avec énergie les droits de nos nationaux.
A Haïti, il a stipulé avec avantage pour d'anciens intérêts blessés. En un mot,
le ministère a fait assidûment et avec ardeur les affaires de la France. La
paix publique, la prospérité dont jouissait le pays il y a un mois, la sécurité
des jours du roi , la confiance de l'Europe dans la sagesse de notre politique,
un accroissement de recettes tel qu'il n'avait pas encore été atteint depuis
1830, tout atteste qu'il ne s'est pas trompé , et qu'il avait atteint le but qu'il
s'était hautement proposé en signant l'amnistie, l'amnistie que blâmait et
repoussait M. Guizot. Est-ce là un ministère funeste à la France?
Le ministère du 15 avril avait pris les affaires dans un état désespérant.
L'a-t-on oublié déjà ? L'avenir se présentait sous l'aspect le plus sombre. La
vie du roi menacée chaque jour, la polémique des partis poussée jusqu'à
l'exaspération , l'Afrique à la veille d'être abandonnée , les mesures les plus
violentes rendues presque nécessaires , grâce à la violence des plus exaltés
doctrinaires. Le calme , la paix , la sécurité, ont succédé pendant un an et
demi à ces tristes symptômes , et, sans les efforts de la coalition , cet état
prospère durerait encore. Est-ce le ministère qui a été funeste au pays.'
L'histoire de la coalition n'est-elle pas également facile à faire .'Nous ne
UEVXFE. — CHRONIQUE. 465
parlons pas de son histoire cachée que la France ne connaîtra que trop tôt, dcfi
conventions secrètes qui ont eu lieu entre les partis qui la composent, et qui
livreront, si elles sont exécutées, la monarchie de juillet à ses plus vîolens
adversaires, ou qui augmenteront encore l'irritation des partis, si elles restent
sans résultats. IMais sa marche politique dans la chambre, que nous connais-
sons au moins , a-t-elle été bien favorable au pays? Dans la dernière session,
tous les projets de loi d'utilité matérielle ont été disputés ou repoussés par
la coalition qui avait résolu de tout entraver pour faire pièce au ministère ,
et qui le fustigeait ainsi sur le dos de la France. Qui donc a encouragé les op-
positions exagérées à demander le suffrage universel et l'abolition des lois
de septembre, si ce n'est la coalition; et d'oii sont venus tous les obstacles
de la situation actuelle, si ce n'est encore de là? Pour ne parler que de la
Belgique, n'est-ce pas en répandant, dans toutes les provinces de ce pays, le
bruit d'une prétendue promesse de M. Thiers de prendre en main la cause
belge contre les puissances et les traités , que les députés belges à Paris ont
soulevé , à leur retour, toutes les populations ? Nous savons bien que ces pro-
messes n'ont pas été faites par M. Thiers; mais la parole de M. Mauguin et
des membres de la coalition qui siègent à l'extrême gauche, n'a-t-elle pas le
pouvoir d'engager celle de M. Thiers, puisqu'il ne saurait être ministre sans
leur concours, et qu'il lui faudra subir leurs conditions? Et la paix intérieure
du pays n'est-elle pas bien assurée en présence des partis qui s'écrient cha-
que jour qu'il faut s'opposer auxempiétemens du trône? N'avons-nous donc
pas vu les déplorables effets de semblables accusations , et sous le ministère
de M. Thiers, un assassin ne s'armait-il pas de cette raison pour attenter aux
jours du roi? Et l'on viendra nous dire que c'est le ministère qui est funeste
à la France !
Le ministère du 15 avril a répondu à toutes ces attaques en discutant le
projet d'adresse avec un talent et un courage qui n'ont été méconnus en
France et en Europe , que par les journaux de la coalition. Puis il s'est retiré ,
laissant à d'autres une tâche qu'on lui rendait trop difficile et trop amère.
Au moins ce n'est pas la coalition qui dira qu'en se retirant, le cabinet du
15 avril a fait encore une chose funeste à la France. Nous le disons , nous , en
approuvant toutefois le sentiment qui a dicté cette démarche à M. le comte
Mole et à ses collègues, qui , après une discussion telle que celle de l'adresse ,
devaient, à juste titre , s'attendre à un meilleur résultat. Une réunion de
221 voix, toute désintéressée, toute courageuse, toute unie qu'elle soit, ne
pouvait suffire à les faire triompher suffisamment des difficultés de la situa-
tion actuelle.
Depuis le commencement de cette crise ministérielle, avons-nous vu la
coalition préoccupée des intérêts du pays? S'est-elle servie de ses organes si
divers pour le l'assurer sur ses projets? Se voyant à la veille de s'emparer du
pouvoir, a-t-elle fait entendre quelques paroles conciliatrices? S'est-elle mise
en mesure de maintenir la paix en Europe, en déclarant que les traités ont
406 REVUE DES DEUX MONDES.
une puissance réelle et qu'elle entend les respecter? La coalition ne s*est pré-
occupée que de mesquines intrigues. Elle n'a eu d'autre souci que de s'informer
si la démission de M. Mole était sans retour, et il a fallu la rassurer en lui
disant que M. Mole était bien décidé à ne pas porter la responsabilité des
affaires avec une majorité de 13 voix. Isous avons vu les tristes débats que la
mission du maréchal Soult a fait naître dans la coalition; l'effroi dont elle
était saisie à la seule pensée que le maréchal Soult pourrait bien accepter
d'autres collègues que M. Thiers et M. Guizot, et sa joie quand elle a été en
position de déclarer que le maréchal se refusait à former un ministère. Nous
concevons jusqu'à un certain point l'inquiétude et la joie des organes et des
amis des chefs de la coalition; mais on se demande avec étonnement ce que
M. ïhiers a pu faire espérer à l'extrême gauche , et M. Guizot promettre à
l'extrême droite , pour exciter à ce point leurs appréhensions.
Aujourd'hui la coalition s'étonne de ce qu'on ne vient pas chercher des
ministres au milieu d'elle. Quoi de plus naturel, à son gré, que de venir of-
frir le pouvoir à M. Guizot et à M. Duvergier de Hauranne, qui déclarent que
le roi ne règne pas constitutionnellement , tandis que la majorité de la chambre
élective et celle de la chambre des pairs sont d'un avis contraire ? Quoi de plus
simple que de mettre la direction des affaires dans les mains de M. Thiers,
qui était opposé à l'évacuation d'Ancône en dépit des traités, au nom duquel
on écrit chaque jour, dans le Constitutionnel, qu'il faut foudroyer à coups
de canon le traité des 24 articles et la conférence de Londres , qui est pour
l'intervention en Espagne, tandis que la chambre, mal éclairée sans doute
sur les intérêts du pays, mais obstinée jusqu'au vote inclusivement, se
montre rebelle à tous ces projets? Mais que faire? nous dira-t-on. C'est ce
que nous demanderons à la coalition elle-même, en lui donnant tous les
moyens de répondre à nos questions.
Dans l'état actuel des choses, il y a trois partis à prendre, également difll-
ciles tous les trois. Il faut ou maintenir le ministère du 15 avril, ou prendre
un ministère dans la coalition , ou dissoudre la chambre. Il nous paraît im-
possible que, hors ces trois issues, on puisse en trouver une autre.
Quant au maintien du cabinet du 15 avril, M. le comte Mole , ayant jugé
la majorité insuffisante, ne pourrait consentir à garder la direction des affaires
qu'en se voyant assuré d'une majorité de trente à quarante voix. Nous ne
croyons pas , d'ailleurs , que la coalition insiste beaucoup sur ce moyen de
sortir d'embarras. Elle serait, sans doute , moins opposée au projet de char-
ger un ou deux de ses chefs du soin de former un nouveau ministère, en leur
laissant toute la latitude qu'ils demandent au nom des principes de conserva-
tion et de sécurité publique qu'ils ont si lumineusement exposés dans la dis-
cussion de l'adresse! Nous serons, sans doute, mal reçus à lui répondre
que prendre un ministère dans le sein de la minorité des deux chambres,
c'est commettre un acte peu constitutionnel, et que la prérogative royale , en
s'exerçant de cette manière, s'exposerait à créer de terribles résistances dans
REVUE. — CHRONIQUE. 407
l'état, ou risquerait simplement de former une administration sans consis-
tance et qui aurait à peine quelques jours de durée.
Dans l'un ou l'autre cas, ce serait un fait très grave que de s'adresser à la
minorité des chambres , quand les vues avouées de ces minorités sont oppo-
sées à toutes les vues qui ont dirigé le système politique de la France jusqu'à
ce jour, quand un tel choix peut entraîner la guerre, et jeter le pays dans
une série d'entreprises qu'il vient de blâmer dans l'adresse de ses représen-
tans. Nous savons la réponse de la coalition. A peine sera-t-elle aux affaires
qu'elle aura la majorité. M. Thiers l'a dit. La majorité fait partie du bagage
ministériel. Il y a cent voix et plus dans les centres qu'un ministre trouve
toujours à sa disposition, comme les employés de son ministère. Ceux qui
ont voté pour le maintien des traités, quand M. Mole était ministre, les fou-
leront aux pieds dès que M. Thiers aura pris sa place. Ceux qui ne veulent
pas de l'intervention , voteront aussitôt des hommes et de l'argent pour aller
en Espagne. Si c'est M. Guizot qui prend les affaires, ces hommes-là seront
successivement de toutes les opinions que M. Guizot a professées depuis trois
mois, pour ou contre les idées révolutionnaires; ils iront à droite, à gauche,
en arrière, en avant , selon le commandement du chef qui se fera reconnaître
à la tête des rangs. Et pour la presse qui défend l'ordre intérieur et extérieur,
ne lui a-t-on pas déjà dit qu'elle sera aussi aux nouveaux ministres, quels qu'ils
soient, quinze jours après leur entrée aux affaires? Quinze jours, soit; mais il
se pourrait que les nouveaux ministres ne durassent pas autant que le délai
de fidélité qu'on accorde à la presse; et, en attendant, nous voyons la majo-
rité de la chambre fidèle, non pas aux ministres qui se retirent, mais aux
principes qu'ils représentaient, et la presse s'unir à cette belle et noble ma-
jorité. 11 faut donc la gagner, et les chefs de la coalition ne pourront y réus-
sir qu'en adoptant ses principes , écrits dans son adresse , et que la coalition
a si violemment combattus.
Que M. Thiers et M. Guizot veuillent donc nous dire de quelle nature sont
leurs engagemens avec M. Odilon Barrot et l'extrême gauche. On a avancé
qu'ils avaient promis l'entrée de la chambre des pairs à un certain nombre de
notabilités de la gauche; on a parlé de concessions au sujet de la réforme
électorale , et de quelques autres conditions que la majorité sera désireuse
de connaître avant de consentir à faire partie de leur bagage. Il sera égale-
ment bon de savoir si les hommes de la gauche sont pour M. Guizot le parti
du progrès ou le parti rétrogrucle, deux épithètes qu'il leur a données à de
courtes distances, et entre lesquelles la politique et la philosophie mettent
autant de différence que la grammaire. On nous dira aussi ce qu'on pense
du traité des 24 articles, et si le Cunstilutionnel , qui s'est déclaré Torgane
et même l'œuvre de M. Thiers, exprime ses opinions quand il demande que
la France soutienne militairement la Belgique dans ses prétentions territo-
riales. Il y aura sans doute également quelques paroles à dire à la majorité au
sujet de l'Espagne; après quoi , si l'on marche d'accord avec la majorité de la
chambre, rien ne fera plus obstacle à un ministère sorti de la coalition. Si
408 REVUE DES DEUX MONDES.
Ton se refusait à accomplir les fonnalités que nous indiquons, il faudrait
renoncer au ministère ou en former un , malgré la majorité de la chambre,
que personne aujourd'hui n'a le droit de regarder comme indécise. La con-
duite qu'elle tient depuis dix jours ferait une éclatante justice d'une pareille
imputation.
Entrer au ministère malgré la majorité de la chambre, nous paraît diffi-
cile, sinon impossible. Y entrer avec elle, en adoptant ses principes, et en
reniant ceux qu'on a professés dans le projet d'adresse et dans la discussion ,
ce serait d'abord réhabiliter toute la politique du 15 avril qu'on s'est efforcé
de flétrir. Ce serait, en outre, se séparer de la gauche et de l'extrême droite
qui sont l'appoint douteux avec lequel la coalition forme le chiffre de sa mi-
norité et se réduire à l'appui des 221. Ce serait donc refaire le ministère 'du
1.5 avril moins l'estime de la majorité qui l'a soutenu, même après sa démis-
sion , et qui le soutiendrait encore s'il voulait se contenter de 221 voix. Voilà
tout ce que gagnerait la coalition à un pareil jeu. Voyons maintenant ce
qu'y gagnerait la France.
L'opposition a, sans doute, des principes plus avancés que ceux du gou-
vernement, puisqu'elle le dit. M. Thiers et M. Guizot sont-ils plus avancés
que le ministère du 15 avril? Nous ne le croyons pas. Leur administration
a-t-elle été pi us libérale que celle du ministère de l'amnistie ? Quant au système
extérieur, M. Thiers blâme l'exécution de la convention d'Ancône, le traité
des 24 articles lui semble pouvoir être rejeté , et à ses yeux le traité de la
quadruple alliance doit amener une coopération de la France en Espagne;
mais nous ne croyons pas qu'il soit partisan de la réforme électorale , de
l'abrogation des lois de septembre et de tout ce que demande l'opposition
qui se dit avancée, l'opposition de gauche. Pour M. Guizot, on sait qu'il
veut encore moins que M. Thiers toutes ces choses , quand il est de sang-
froid , quoique dans le feu de la passion il s'avance beaucoup plus loin que
le chef du ministère du 22 février, et qu'il ait parlé de reformer la société
républicaine Aide-toi , le ciel t'aidera , où il avait pris place en 1830, avant la
révolution de juillet. Mais la passion de M. Guizot fera place à son sang-
froid habituel quand il sera rentré aux affaires . et l'opposition aura encore
moins à espérer de lui que de M. Thiers. Ainsi , les chefs de la coalition ,
admis au gouvernement des affaires, apporteraient avec eux la politique inté-
rieure actuelle et la politique extérieure de l'opposition , c'est-à-dire qu'ils
seraient forcés de faire la guerre aux factions , à la gauche, à la république,
comme ont fait tous les cabinets depuis 1830 , et en même temps la guerre à
l'Europe. Ils seraient propagandistes au dehors, et du juste-milieu au de-
dans! Qu'on juge de leur force et de l'appui qu'ils trouveraient!
Voilà sur quels principes se fondent les chefs de la coalition pour avoir
une majorité quand ils seront ministres! En attendant, ils ne l'ont pas, c'est
un fait clair comme l'arithmétique , et ils veulent que le roi les charge de
former un cabinet. ]N'est-ce pas vouloir que le roi méconnaisse les principes
constitutionnels? IN'est-ee pas lui demander de faire abandon de la majo-
IIEVLE. — CHRONIQUE, 409
rite au protit de la minorité? et de quelle minorité encore! Que demande-t-on
au roi en exigeant qu'il s'adresse à la coalition? Qu'est-ce que la coalition?
INe l'a-t-on pas dit cent fois? Dix partis ditïérens unis pour détruire. S'adres-
ser à M. Thiers, c'est ne s'adresser qu'à soixante voix dont il dispose; il ne
pourra traiter avec les autres que par transaction , et par des transactions de
principes. Les doctrinaires représentent une fraction plus petite encore , et
ce sont là les partis qu'on veut grouper autour du trône , pour qu'ils se livrent
bataille sur ses degrés, tandis qu'une majorité compacte l'entoure, et le dé-
fend par sa fidélité aux principes sur lesquels il est assis. Il nous est sans doute
permis de supposer ce qui est. Si les 221, qui ont si dignement rempli jusqu'à
ce moment la mission qu'ils ont de représenter la majorité du pays, restent
lidèles à eux-mêmes, et repoussent la coalition, même quand elle sera entrée
aux affaires, que sera leur adresse, et quel langage auront-ils à tenir ? C'est pour
le coup qu'il y aurait lieu à déclarer dans une adresse que le gouvernement con-
stitutionnel est méconnu, et qu'une chambre aurait le droit d'en rappeler les
principes au roi. C'est bien alors qu'il y aurait lieu de s'écrier que le cabinet
n'a pas une origine parlementaire, et qu'il se serait glissé au pouvoir sans avoir
la majorité, et sans espoir de l'obtenir, pourrait-on ajouter! 11 y a des hommes
de talent et d'esprit dans la coalition. Est-ce que la passion les aveuglerait au
point de vouloir terminer la crise actuelle par une entreprise semblable? Le
proposent-ils sérieusement, et ont-ils bien réfléchi aux conséquences? En
formant un ministère contre le vœu de la majorité, on n'a que la ressource
du coup d'état. Charles X, en renversant le ministère de M. de Martignac,
avait au moins une majorité dans la chambre pour soutenir ses projets. La
coalition n'a pas même ce prétexte à offrir à la couronne en la sommant de
se mettre en ses mains, et elle revient simplement aux projets de la gauche,
qni, en 1831 , voulait détruire la Chiute et forcer le roi à changer la consti-
tution , pour assurer la direction des affaires au général Lafayette et à M. Laf-
lîtte. La Charte de 1830 trouva dans M. Thiers et dans M. Guizot, mais sur-
tout dans le roi, d'intrépides soutiens : aujourd'hui, faute de quelques
défenseurs, elle ne périra pas.
La coalition, qui entend le gouvernement représentatif à sa manière, va
nous répondre qu'elle dissoudra la chambre, et qu'elle se fera une majorité.
Mais une minorité entrée aux affaires a-î-elle le droit d'en appeler aux élec-
teurs? C'est, il nous semble, le droit de la majorité restée aux affaires, quand
elle ne se trouve pas suffisante. S'il faut commencer par vous faire ministres
pour vous faire agréer par la France, vous nous permettrez de dire que votre
crédit n'est pas bien grand , et nous demanderons à la couronne si , avant de
vous prêter la force dont vous avez besoin , elle ne ferait pas bien de vous
sommer de dire quel usage vous voudriez en faire. Or, c'est ce que vous ne
direz pas , car cet aveu vous isolerait de vos alliés , et vous rendrait encore
plus faibles que vous n'êtes.
Voilà l'état réel des choses. Le ministère s'est retiré pour ne pas blesser les
usages du gouvernement représentatif, qui veulent que le pouvoir ait une
410 REVUE DES DEUX MONDES.
notable majorité dans les deux chambres; et la coalition voudrait entrer aux
affaires en violant toutes les lois et tous les principes de ce gouvernement,
li nous semble que la question, ainsi posée dans toute sa vérité, ce n'est pas
contre le ministère, qui a donné l'exemple de la loyauté et de la sincérité
dans tous ses actes intérieurs et extérieurs , que se prononcera la voix du
pays dans les élections.
P. S. En portant aujourd'hui à la chambi'e une ordonnance qui proroge le
parlement, et qui précède l'ordonnance de convocation des collèges électo-
raux dans le délai le plus prompt, le ministère du 15 avril a obéi àTtous ses
devoirs constitutionnels. Il en appelle au pays , et lui demande de consolider
une majorité qu'il était de son devoir de soutenir, et de ne pas laisser disper-
ser; car c'est à elle qu'il appartient de sauver la France, et de la protéger
contre une intrigue inouie dans l'histoire parlementaire.
Nous avons conflance dans les électeurs. Ils ont encore cette fois à choisir
entre la prospérité du pays et les troubles dont le menacent des ambitions
inquiètes, entre les véritables doctrines constitutionnelles et des menées dé-
corées d'un beau langage, entre la fidélité aux traités et le mépris des enga-
gemens de la France , entre une paix honorable avec l'Europe et la guerre
sans motif et sans but , entre le système du 1 3 mars et la propagande : les
électeurs n'hésiteront pas.
Est-il vrai qu'à la lecture de l'ordonnance de prorogation, M. Duchâtel se
soit écrié que le parti adresserait une lettre circulaire aux préfets pour les
menacer de destitution de la part du ministère que rêve la coalition , dans le
cas oii ils ne trahiraient pas les intérêts du gouvernement en faveur de ceux
de l'opposition .' Il serait impossible de qualifler un tel langage dans la bouche
d'un ancien ministre.
% M\, k WivecUnv ^c la îltnnif tfc^ Bmx iHontrrs.
Monsieur,
Mon article sur M. Adrien Balbi, inséré dans le dernier numéro de la
lievue, a été l'objet d'une réclamation dont je ne puis, dans une certaine
mesure, méconnaître la légitimité. Mon travail, ainsi que je l'ai indiqué
(page 167) , portait sur la première édition de V Abrégé, celle de 1833. Depuis
lors et dans le courant de 1838, il a été publié par livraisons une édition
nouvelle, avec cartes et plans, à laquelle, quoique absent de Paris, M. Balbi
ne semble pas être demeuré étranger. C'est cette édition que M. .Tules Re-
nouard a signalée à notre impartialité bienveillante, en nous priant de véri-
fier si , à la suite d'un examen comparatif, il ne nous serait pas possible
d'adoucir quelques-unes de nos critiques. Bien que les termes même de
l'article missent parfaitement hors de cause, sans les préjuger, les réimpres-
sions postérieures à 1833 , nous n'avons pas cru devoir refuser aux proprié-
taires de VAhri'fjé cette espèce de supplément d'instruction, désireux de
REVUE. — CHRONIQUE. 411
prouver en cela et notre sincérité complète , et nos profonds égards pour des
intérêts toujours respectables.
Or, d'un collationnement rapide, il résulte y^our nous qu'en effet, par plu-
sieurs côtés , cette édition nouvelle rectifie ou complète l'ancienne. L'intro-
duction, trop parasite encore, a été néanmoins fort abrégée et adoucie
surtout dans ses formules louangeuses. La Charte , au lieu d'être insérée in
extenso, n'y ligure plus qu'en analyse; le chef-d'œuvre du docteur Constan-
cioj le mot Pleïaclelphia, a disparu , et l'espace qu'occupaient ces puérilités a
été rendu à des détails plus importans de topographie et de statistique. Un
passage nouveau , au sujet de l'obélisque de Louqsor , rétablit la vérité des
faits de manière à rendre impossible la méprise que nous avions signalée.
L'article France , écourté dans la première édition , a repris dans la dernière
l'étendue et l'importance nécessaires; des additions nombreuses à propos de
la Belgique, de l'Italie, de la Suisse, de la confédération germanique et
d'autres états , maintiennent les parties qui y ont trait au niveau des documens
actuels, et une table alphabétique, dressée avec un soin particulier, corrige
et atténue ce que l'ordonnance du livre a conservé de défectueux.
Telles sont les améliorations que nous avons remarquées dans l'édition de
1838. Il ne nous reste plus qu'à rectifier nos assertions sur deux points. C'est
d'abord au sujet de la confusion entre les Eleuthset lesllliâts qui n'appar-
tient pas à M. Balbi , et qu'il faut restituer à l'un de ses collaborateurs secon-
daires; c'est ensuite à propos de l'omission de Tarare et de Saint-Quentin,
qui n'est point aussi absolue que nous avions pu le croire. Ces deux villes ne
sont oubliées qu'à l'article Commerce , où figure Aix , qui , certes, y avait bien
moins de droits qu'elles; mais comme cités industrielles et importantes,
Tarare et Saint-Quentin figurent dans VAhrécjè, même dans l'édition de 1833.
En donnant place à ces lignes, vous prouverez, monsieur, comme nous
l'avons fait en les écrivant , qu'une critique conçue et poursuivie en vue de la
science, n'exclut pas les ménagemens que l'on doit à des intérêts légitimes et
prompts à s'alarmer. Agréez, etc.
Louis Reybaud.
Paris, 26 janvier 1839.
Histoire de l'Europe au xvï"' siècle, par M. Filon. — L'histoire
de l'Europe au xvi'' siècle, quand on ne veut pas soumettre absolument et
exclusivement la logique à la chronologie, commence à la mort de Louis XI
et finit à l'avènement de Richelieu. Plus de cent années de luttes dans
les actes comme dans les idées séparent donc ces deux hommes , qui , Fun
avec plus de cruauté et moins de grandeur, l'autre avec plus d'élévation
de vues et de caractère , tous deux avec la volonté persévérante du génie, ont
servi à leur manière et diversement le développement intellectuel et la sou-
veraineté politique de notre pays. Le long intervalle qui sépare Louis XI de
Richelieu a été rempli par les plus grands évènemens du monde moderne , par
un terrible conflit d'opinions et de croyances, et, si l'on peut dire, par une
sorte de fermentation dans les esprits et dans les choses, qu'il appartenait au
grand ministre du règne de Louis XIII de régulariser et de tourner au profit
de l'état et à la gloire de la France. Sans croire que l'année à laquelle on fait
d'ordinaire finir le moyen-âge, je veux dire la prise de Constantinople par les
Turcs, en 14.53, soit exactement le dernier terme de ce long période et le vrai
412 REVUE DES DEUX MOXDES.
point de départ d'un âge nouveau , il est permis de rattacher au grand événe-
ment de la chute byzantine le commencement de cette révolution dans les
moeurs et dans les idées, qui va éclater avec violence au xvi" siècle et changer
la face politique et religieuse de l'Europe. C'est au tableau rapide de ce siècle
sans exemple , qui a eu une si grande influence sur les destinées posté-
rieures de notre société moderne , et où les grands noms et les grandes actions
se sont accumulés avec une si effrayante vitesse, que sont consacrés les
deux volumes publiés par M. Filon, maître de conférences à l'Ecole normale.
C'est un bien petit espace, sans doute, pour un siècle qui a conquis l'Amé-
rique, vu régner Charles VIII et Louis XII , assisté aux débats militaires de
Charles-Quint et de François T"', accompli la réforme religieuse avec Luther,
Zvingle, Calvin et Knox, applaudi ou pleuré au despotisme de Henri VIII,
au triomphe d'Elisabeth sur lAIarie Stuart, à la Ligue et à la Saint-Barthé-
lemi , aux exploits si différens de Gustave Wasa, de Barberousse et de Henri IV;
pour un siècle eniin qui a vu l'imprimerie se développer, les idiomes se per-
fectionner, et les lettres, aidées des sciences et des arts, renaître avec un
éclat puissant et nouveau. Mais aussi, une histoire générale de l'Europe au
XVI'' siècle manquait dans l'enseignement et dans la science; d'excellentes
monographies , des travaux spéciaux de grande valeur, ne pouvaient dis-
penser d'un tableau animé et vif où les évènemens fussent montrés, non plus
dans leurs rapports particuliers et isolés , mais dans le développement complet
de la société d'alors, et où on aperçût enfln l'enchaînement des faits et l'in-
fluence réciproque des hommes et des peuples. Sans prétendre à une synthèse
ambitieuse, le livre de M. Filon donne tout ce qu'il promet et comble une
lacune historique.
L'auteur, tout en resserrant les évènemens sous une forme toujours rapide,
n'est parvenu qu'avec peine à les comprendre tous dans l'espace de deux vo-
lumes. Toute analyse est donc impossible ici, et notre critique ne peut se
borner qu'à des remarques générales. Ce que nous reprocherons surtout à ce
livre, c'est le synchronisme que M. Filon s'est constamment efforcé d'y con-
server. L'unité s'y brise à tout instant, et l'attention se fatigue en passant
tour à tour, dans la même page , à l'histoire , si vite interrompue , des popu-
lations mobiles et variées du xvi^ siècle. La découverte de l'Amérique, le
grand homme qui a deviné ce monde et l'a trouvé , les aventureuses expédi-
tions des capitaines qui l'ont conquis, sont habilement appréciés. Colomb ,
Fernand Cortez et Pizarre gardent chacun leur physionomie propre; mais il
y a moins de précision et de netteté dans les pages consacrées à la réforme.
L'auteur, en cette partie , semble hésiter dans ses déductions historiques ,
comme, au xvi'' siècle même, plus d'un esprit distingué hésitait entre le
respectueux attachement aux traditions, aux croyances du passé, et les har-
diesses des opinions nouvelles. Du reste , des notes curieusement extraites ,
un tableau rapide, mais complet, de l'état des lettres et des arts au xvi*' siè-
cle, l'indication exacte des sources originales, recommandent au point de
vue de l'érudition ce consciencieux travail. Le style en est élégant, et l'auteur
a su donner à sa phrase la lucidité que sa pensée garde toujours dans les
aperçus , que la forme concise de son livre a , par malheur, rendus trop rares.
Y. DK ]Mars.
CROISILLES.
I.
Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme
nommé Croisilles, fils d'un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa
ville natale. Il avait été chargé par son père d'une affaire de com-
merce, et cette affaire s'était terminée à son gré. La joie d'apporter
une bonne nouvelle le faisait marcher plus gaiement et plus leste-
ment que de coutume; car, bien qu'il eût dans ses poches une somme
d'argent assez considérable , il voyageait à pied pour son plaisir.
C'était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait pas d'esprit,
mais tellement distrait et étourdi , qu'on le regardait comme un peu
fou. Son gilet boutonné de travers, sa perruque au vent, son cha-
peau sous le bras, il suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tan-
tôt chantant, levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de
traverser ainsi l'une des plus belles contrées de la France. Tout en
dévastant , au passage , les pommiers de la Normandie , il cherchait
des rimes dans sa tête (car tout étourdi est un peu poète) , et il es-
sayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son pays ;
ce n'était pas moins que la fille d'un fermier-général , M"' Godeau ,
la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles n'était
point reçu chez M, Godeau autrement que par hasard, c'est-à-dire
qu'il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son père;
M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun, soutenait mal une
TOME XVII. — 15 FÉVRIER 1839. 27
hik REVUE DES DEUX MONDES.
immense fortune, se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance,
et se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement
riche. Il n'était donc pas homme à laisser entrer dans son salon le
fils d'un orfèvre; mais, commeM"''Godeau avait les plus beaux yeux
du monde, que Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'em-
pêche un joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
adorait M"*' Godeau, qui n'en paraissait pas fâchée. Il pensait donc
à elle tout en regagnant le Havre , et , comme il n'avait jamais ré-
fléchi à rien , au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le sépa-
raient de sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime au
nom de baptême qu'elle portait. M"'^ Godeau s'appelait Julie, et la
rime était aisée à trouver. Croisilles, arrivé à Honfleur, s'embarqua
le cœur satisfait, son argent et son madrigal en poche, et dès qu'il
eut touché le rivage, il courut à la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermée ; il y frappa à plusieurs reprises , non
sans étonnementni sans crainte, car ce n'était point un jour de fête;
personne ne venait; il appela son père, mais en vain; il entra chez
un voisin pour demander ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre,
le voisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître. Croi-
silles répéta ses questions; il apprit que son père, depuis long-temps
gêné dans ses affaires , venait de faire faillite, et s'était enfui en
Amérique , abandonnant à ses créanciers tout ce qu'il possédait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord frappé de
l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son père. Il lui paraissait
impossible de se trouver ainsi abandonné tout à coup; il voulut, à
toute force, entrer dans la boutique, mais on lui fit entendre que
les scellés étaient mis; il s'assit sur un<î borne, et, se livrant à sa
douleur, il se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations
de ceux qui l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son père,
quoiqu'il le sût déjà bien loin; enfin, il se leva, honteux de voir la
foule s'attrouper autour de lui, et, dans le plus profond désespoir, il
se dirigea vers le port.
Arrivé sur la jetée , il marcha devant lui comme un homme égaré
qui ne sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources,
n'ayant plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus
d'amis. Seul , errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y
précipitant. Au moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers
un rempart élevé , un vieux domestique nommé Jean , qui servait sa
famille depuis nombre d'années, s'approcha de lui :
— Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé
CROISILLES. 4fl5
depuis mon départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans
avertissement, sans adieu?
— Il est parti , répondit Jean , mais non pas sans vous dire adieu.
En même temps il tira de sa poche une lettre qu'il donna à son,
jeune maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père , et , avant
d'ouvrir la lettre, il la baisa avec transport ; mais elle ne renfermait
que quelques mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie , le jeune
homme la trouva confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel ,
ruiné par un malheur imprévu (la banqueroute d'un associé), le
vieil orfèvre n'avait laissé à son fils que quelques paroles banales de
consolation , et nul espoir, sinon cet espoir vague, sans but ni raison ,
le dernier bien, dit-on, qui se perde.
— Jean , mon ami , tu m'as bercé , dit Croisilles après avoir lu la
lettre, et tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse
m'airaer un peu; c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est
fâcheuse pour toi, car, aussi vrai que mon père s'est embarqué là,
je vais me jeter dans cette mer qui le porte, non pas devant toi ni
tout de suite, mais un jour ou l'autre, car je suis perdu.
— Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'a-
voir entendu , mais retenant Croisilles par le pan de son habit ; que
voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il
attendait de l'argent qui n'est pas venu , et ce n'était pas peu de chose.
Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis
trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et
les éeus arriver un à un ch€z vous. C'était un honnête homme , et
habile; on a cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais en-
core là , et comme les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du logis.
Votre père a payé tout ce qu'il a pu, pendant une journée entière;
et lorsque son secrétaire a été vide , il n'a pas pu s'empêcher de me
dire, en me montrant un tiroir où il ne restait que six francs : « Il y
avait ici cent mille francs ce matin ! » Ce n'est pas là une banqueroute,
monsieur; ce n'est point une chose qui déshonore!
— Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croi-
silles, que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection;
mais j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je
ne suis point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour re-
commencer ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti.
S'il a mis trente ans à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour ré-
parer ce coup? Bien davantage. Et viYra-t-il alors? Non , sans doute;
27.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
il mourra là-bas, et je ne puis pas même l'y aller trouver; je ne puis
le rejoindre qu'en mourant aussi.
Tout désolé qu'était Groisilles, il avait beaucoup de religion.
Quoique son désespoir lui fît désirer la mort, il hésitait à se la
donner. Dès les premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur
le bras de Jean , et tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils
furent entrés dans les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche :
— Mais , monsieur, dit encore Jean , il me semble qu'un homme
de bien a le droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque
votre père ne s'est pas tué. Dieu merci, comment pouvez-vous
songer à mourir? Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la
ville le sait, que penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter
la pauvreté. Ce ne serait ni brave, ni chrétien ; car, au fond , qu'est-ce
qui vous effraie? Il y a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont
jamais eu ni père ni mère. Je sais bien que tout le monde ne se res-
semble pas; mais enfin il n'y a rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce
que vous feriez en pareil cas? Votre père n'était pas né riche, tant
s'en faut, sans vous offenser, et c'est peut-être ce qui le console. Si
vous aviez été ici depuis un mois, cela vous aurait donné du courage.
Oui , monsieur, on peut se ruiner, personne n'est à l'abri d'une ban-
queroute; mais votre père , j'ose le dire , a été un homme, quoiqu'il
soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous? on ne trouve pas tous
les jours un bâtiment pour l'Amérique. Je l'ai accompagné jusque
sur le port , et si vous aviez vu sa tristesse ! comme il m'a recommandé
d'avoir soin de vous, de lui donner de vos nouvelles!.,.... Monsieur,
c'est une vilaine idée que vous avez de jeter le manche après la coi-
gnée. Chacun a son temps d'épreuve ici-bas, et j'ai été soldat avant
d'être domestique. J'ai rudement souffert, mais j'étais jeune; j'avais
votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me semblait que la Pro-
vidence ne peut pas dire son dernier mot à un homme de vingt-cinq
ans. Pourquoi voulez-vous empêcher le bon Dieu de réparer le mal
qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et tout s'arrangera. S'il m'était
permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux ou trois
ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez bien. 11 y a toujours
moyen de s'en aller de ce monde. Pourquoi voulez-vous profiter
d'un mauvais moment?
Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci
marchait en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il
regardait de côté et d'autre , comme pour chercher quelque chose
CROISILLES. 417
qui pût le rattacher à la vie. Le hasard fit que , sur ces entrefaites ,
M"'= Godeau, la fille du fermier-général, vint à passer avec sa gou-
vernante. L'hôtel qu'elle habitait n'était pas éloigné de là ; Croisilles
la vit entrer chez elle. Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet
que tous les raisonnemens du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou,
et qu'il cédait presque toujours à un premier mouvement. Sans hé-
siter plus long-temps et sans s'expliquer, il quitta le bras de son vieux
domestique, et alla frapper à la porte de M. Godeau.
II.
Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un
financier, on imagine un ventre énorme , de courtes jambes , une
immense perruque, une large face à triple menton, et ce n'est pas
sans raison qu'on s'est habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout
le monde sait à quels abus ont donné lieu les fermes royales , et il
semble qu'il y ait une loi de nature qui rende plus gras que le reste
des hommes ceux qui s'engraissent non-seulement de leur propre
oisiveté, mais encore du travail des autres. M. Godeau, parmi les
financiers, était des plus classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des
plus gros; pour l'instant, il avait la goutte, chose fort à la mode en ce
temps-là , comme l'est à présent la migraine. Couché sur une chaise
longue, les yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir.
Les panneaux de glaces qui l'environnaient répétaient majestueuse-
ment de toutes parts son énorme personne; des sacs pleins d'or cou-
vraient sa table; autour de lui, les meubles, les lambris, les portes,
les serrures , la cheminée, le plafond étaient dorés; son habit l'était;
je ne sais si sa cervelle ne l'était pas aussi. Il calculait les suites d'une
petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques mil-
liers de louis ; il daignait en sourire tout seul , lorsqu'on lui annonça
Croisilles, qui entra d'un air humble, mais résolu, et dans tout le
désordre qu'on peut supposer d'un homme qui a grande envie de se
noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visite inattendue; il
crut que sa fille avait fait quelque emplette , et il fut confirmé dans
cette pensée en la voyant paraître presque en même temps que le
jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de s'asseoir, mais de
parler. La demoiselle prit place sur un sopha, et Croisilles, resté
debout, s'exprima à peu près en ces termes :
— Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un
44,8 REVUE DES DEUX MONDES.
associé l'a forcé à suspendre ses paiemens, et, ne pouvant assister à
sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses
créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est
passé ; j'arrive , et il y a deux heures que je sais cet événement. Je
suis absolument sans ressources, et déterminé à mourir. Il est très
probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je l'au-
rais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait ren-
contrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur,
du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux
d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois;
mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remphs un devoir indis-
pensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la mort,
je ne venais pas vous demander si vous voulez que j'épouse M"'= Julie.
Jje n'ai pas la moindre espérance que vous m'accordiez cette de-
mande, mais je dois néanmoins vous la faire , car je suis bon chré-
tien , monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à un tel degré
de malheur qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la vie, il doit du
moins, pour atténuer son crime , épuiser toutes les chances qui lui
restent avant de prendre un dernier parti.
Au commencement de ce discours , M. Godeau avait supposé qu'on:
venait lui emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son
mouchoir sur les sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un
refus poli , car il avait toujours eu de la bienveillance pour le père de
Croisilles. Mais quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut com-
pris de quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fûtl
devenu complètement fou. IFeut d'abord quelque envie de sonner et,
de le faire mettre à la porte , mais il lui trouva une apparence si
ferme, un visage si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tran-
quille. Il se contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas-
slexposer plus long-temps à entendre de pareilles inconvenances.
Pendant que Croisilles avait parlé, M"*" Godeau était devenue rouge
comme une pêche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se
retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla;
pas s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa;,
se souleva,, se laissa retomber sur ses coussuis, et s'efforçant de
prendre un air paternel :
— Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques
pas de moi et que tu as réellement perdu la tête. Non-seulement
j'excuse ta démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis
fâché que ton pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait
CROISILLES. kid
décampé , c'est fort triste , et je comprends assez q«e cda t'ait tourné
la cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi ; prends un pliant
et assieds-toi là.
— C'est inutile, monsieur, répondit Croisilks; du moment que
vous me refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous
souhaite toutes sortes de prospérités.
— Et où t'en-vas-tu ?
— Écrire à mon père et lui dire adieu.
— Eh! que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer,
ou le diable m'emporte.
— Oui, monsieur, du moins je le crois, si le courage ne m'aban-
donne pas.
— La belle avance! Fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi , te dis-
je, et écoute-moi.
M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste , c'est qu'il n'est
jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à
l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière,
jeta un regard distrait sur son jabot et continua :
— Tu n'es qu'un sot, un fou , un enfant, c'est clair, tu ne sais ce
que tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout
cela ne suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu
venais me demander... je ne sais quoi, un bon conseil; eh bien!
passe, mais qu'est-ce que tu veux? Tu es amoureux de ma fille?
— Oui , monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de
supposer que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme
il n'y a que cela au monde qui pourrait m' empêcher de mourir, si
vous croyez en Dieu, comme je n'en doute pas, vous comprendrez
la raison qui m'amène.
— Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas; je n'en-
tends pas qu'on m'interroge; réponds d'abord : où as-tu vu ma fille?
— Dans la boutique de mon père, et dans cette maison, lorsque
j'y ai apporté des bijoux pour M"'' Julie.
— Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y recon-
naît plus, Dieu me pardonne. Mais qu'elle s'appelle Julie ou Javotte,
sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la
fille d'un fermier-général?
— Non , je l'ignore absolument , à moins que ce ne soit d'être aussi
riche qu'elle.
— Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
— Eh bien! je m'appelle Croisilles.
420 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croi-
silles?
— Ma foi, monsieur, en mon ame et conscience, c'est un aussi
beau nom que Godeau.
— Tu es un impertinent et tu me le paieras.
— Eh! mon Dieu, monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la
moindre envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui
vous blesse , et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de
vous mettre en colère ; en sortant d'ici , je vais me noyer.
Bien que M. Godeau se fût promis de renvoyer Croisilles le plus
iloucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne
pouvait résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel
il essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-môme; je
laisse à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.
— Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix ,
tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de
sens commun : es-tu riche? Non. Es-tu noble? Encore moins. Qu'est-
ce que c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu
crois faire un coup de tête ; tu sais parfaitement bien que c'est in-
utile; tu veux me rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre
de moi? Dois-je un sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là?
Eh! mordieu, on se noie et on se tait.
— C'est ce que je vais faire de ce pas ; je suis votre très humble
serviteur.
— Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours
à moi. Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t-en dîner à la
cuisine, et que je n'entende plus parler de toi.
— Bien obligé; je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre ar-
gent.
Croisilles sortit de la chambre , et le financier, ayant mis sa con-
science en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de plus
belle dans sa chaise et reprit ses méditations.
M"" Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on pou-
vait le croire : elle s'était , il est vrai , retirée par obéissance pour son
père ; mais, au lieu de regagner sa chambre , elle était restée à écou-
ter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait
inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car l'amour,
depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un
autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du
jeune homme , M"*" Godeau se trouvait prise à la fois par les deux
CROISILLES. 421
sentimens les plus dangereux aux femmes, la compassion et la cu-
riosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé , et Croisilles prêt à sortir,
elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne voulant pas
être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son appartement;
mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que Croisilles
allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le cœur mal-
gré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle marcha à
sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens vinrent
lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme la
mort, et M"'' Godeau cherchait vainement quelque parole qui pût
exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa tom-
ber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se
baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fdle
pour le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa
route sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père.
Croisilles, resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la
maison, le cœur agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.
III.
A peine avait-il fait quelques pas dans la rue , qu'il vit accourir son
fidèle Jean , dont le visage exprimait la joie.
— Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il ; as-tu quelque nouvelle à
m'apprendre?
— Monsieur, répondit Jean , j'ai à vous apprendre que les scellés
sont levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de
votre père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien
vrai qu'on en a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et
qu'on en a môme enlevé les meubles; mais enfin la maison vous ap-
partient et vous n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une
heure, ne sachant ce que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher
maître , que vous serez assez sage pour prendre un parti raisonnable.
— Quel parti veux-tu que je prenne?
— Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle
vaut une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt
pas de faim ; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de
commerce qui ne manquerait pas de prospérer?
— Nous verrons cela , répondit Croisilles , tout en se hâtant de
422 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel;
mais, lorsqu'il y fut arrivé, un si triste spectacle s'oflrit à lui, qu'il
eut à peine le courage d'entrer. La boutique en désordre , les cham-
bres désertes , l'alcove de son père vide , tout présentait à ses regards
la nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs
avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée; rien
n'avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice,
qui, après avoir pillé la maison , étaient partie , laissant les portes ou-
vertes, comme pour témoigner aux passans que leur besogne était
accomplie.
— Voilà donc , s'écria Groisilles , voilà donc ce qui reste de trente
ans de travail et de la plus honnête existence , faute d'avoir eu à
temps, au jour fixe, de quoi faire honneur à une signature impru-
demment engagée !
Pendant que le jeune homme se promenait de long en large , livré
aux plus tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il suppo-
sait que son maître était sans argent , et qu'il pouvait môme n'avoir
pas dîné. Il cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-
dessus , et pour lui offrir, en cas de besoin , une part de ses écono-
mies. Après s'être mis l'esprit à la torture pendant un quart d'heure
pour imaginer un biais convenable, il ne trouva rien de mieux que
de s'approcher de Groisilles , et de lui demander d'une voix atten-
drie :
— Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois
si burlesque et si touchant, que Groisilles, malgré sa tristesse, ne
put s'empêcher d'en rire.
— Et à propos de quoi cette question? dit-il.
— Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire
une pour mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
Groisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme
qu'il rapportait à son père ; la proposition de Jean le fit se ressou-
venir que ses poches étaient pleines d'or.
— Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j'accepte
avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-
toi , j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un bon sou-
per que tu partageras à ton tour avec moi.
En parlant ainsi , il posa sur la cheminée quatre bourses bien gar-
nies, qu'il vida , et qui contenaient chacune cinquante louis.
— Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis
CROISILLES. 423
€n user pour un jour ou deux. A qui faut-il que je m'adresse pour la
faire tenir à mon père ?
— Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a
bien recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait, et
si je ne vous en parlais point , c'est que je ne savais pas de quelle
manière vos affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne man-
quera de rien là-bas; il logera chez un de vos correspondans, qui le
recevra de son mieux; il a, d'ailleurs, emporté ce qu'il lui faut, car
il était bien sûr d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé , mon-
sieur, tout ce qu'il a laissé, est à vous ; il vous le marque lui-môme
dans sa lettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet
or est donc aussi légitimement votre bien que cette maison où nous
sommes. Je puis vous rapporter les paroles mômes que votre père
m'a dites en partant : « Que mon fds me pardonne de le quitter;
qu'il se souvienne seulement pour m'aimer que je suis encore en
ce monde , et qu'il use de ce qui restera après mes dettes payées ,
comme si c'était mon héritage. » Voilà, monsieur, ses propres ex-
pressions; ainsi, remettez ceci dans votre poche , et puisque vous
voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la maison.
La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean , ne lais-
saient aucun doute à Croisillcs. Les paroles de son père l'avaient ému
à tel point, qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un
pareil moment, 4,000 francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce
qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine; car
on ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue
et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un
changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le
jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa fu-
neste résolution , et , pour ainsi dire , à la fois plus triste et moins
désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique , il sortit de la
maison avec Jean , et , en traversant de nouveau la ville , il ne put
s'empêcher de songer combien c'est peu de chose que nos afflictions,
puisqu'elles servent quelquefois à nous faire trouver une joie impré-
vue dans la plus faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée
qu'il se mit à table à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua
point, durant le repas , de faire tous ses efforts pour l'égayer.
Les étourdis ont un heureux défaut : ils se désolent aisément,
mais ils n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile
de se distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes ;
ils sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très ca-
424. REVDE DES DEUX MONDES.
pables de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais,
ce moment passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner,
qu'ils boivent et mangent comme à l'ordinaire , pour fondre ensuite
en larmes en se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur
eux ; elles les traversent comme des flèches : bonne et violente na-
ture qui sait souffrir, mais qui ne peut pas mentir , dans laquelle on
lit tout à nu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et
transparente comme le cristal de roche.
Après avoir trinqué avec Jean , Croisilles, au lieu de se noyer, s'en
alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein
le bouquet de M"'^ Godeau , et, pendant qu'il en respirait le parfum
dans un profond recueillement, il commença à penser d'un esprit
plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque
temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune liUc, en
lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car, autrement, ce
refus et ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris , et cette
supposition n'était pas possible. Croisilles jugea donc que M"* Godeau
avait le cœur moins dur que M. son père, et il n'eut pas de peine à
se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé
le salon , avait exprimé une émotion d'autant plus vraie, qu'elle sem-
blait involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seu-
lement de la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité?
M"'' Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou
seulement d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût?
Bien que fané et à demi effeuillé , le bouquet avait encore une odeur
si exquise et une si galante tournure , qu'en le respirant et en le re-
gardant, Croisilles ne put se défendre d'espérer. C'était une guirlande
de roses autour d'une touffe de violettes. Combien de sentimens et
de mystères un Turc aurait lus dans ces fleurs en interprétant leur
langage! Mais il n'y a que faire d'être Turc en pareille circonstance.
Les fleurs qui tombent du sein d'une jolie femme, en Europe comme
en Orient, ne sont jamais muettes; quand elles ne raconteraient
que ce qu'elles ont vu, lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge,
ce serait assez pour un amoureux , et elles le racontent en effet. Les
paTfums ont plus d'une ressemblance avec l'amour, et il y a même
des gens qui pensent que l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il
est \rai que la fleur qui l'exhale est la plus belle de la création.
Pendant que Croisilles divaguait ainsi , fort peu attentif à la tra-
gédie qu'on représentait pendant ce temps-là, M'^« Godeau elle-
CROISILLES. 425
même parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que,
si elle l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là
après ce qui venait de se passer. Il fit , au contraire , tous ses efforts
pour se rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de
Paris était venue en poste jouer Blérope, et la foule était si serrée,
qu'il n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux , il se contenta
donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un in-
stant des yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade,
et qu'elle ne parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance.
Sa loge était entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait
de petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour
passer devant elle à la galerie , car, pour entrer dans la loge même
qu'elle occupait, cela n'était pas possible, attendu que M. son père
en remplissait , seul de sa personne , plus des trois quarts. Croisilles
remarqua encore qu'elle ne lorgnait point, et qu'elle n'écoutait pas
la pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main,
le regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une
statue de Ténus déguisée en marquise ; l'étalage de sa robe et de sa
coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la
pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité.
Jamais Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant
l'entr'acte, de s'échapper de la cohue , il courut regarder au carreau
de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
M"*" Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se retourna.
Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur lui qu'un
coup d'œil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d'oeil
exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir ou l'amour; s'il voulait
dire : « Quoi! vous n'êtes pas mort?» ou : « Dieu soit béni! vous
voilà vivant ! » je ne me charge pas de le démêler ; toujours est-il que
sur ce coup d'œil Croisilles se jura tout bas de mourir ou de réussir
à se faire aimer.
IV.
De tous les obstacles qui nuisent à l'amour , l'un des plus grands
est sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien
une très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent
l'orgueil et la timidité ; il n'était pas de ceux qui tournent pendant
des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat
autour d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne
426 REVUE DES DEUX MONDES.
songea plus qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement
pour elle; mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde
fois à l'hôtel du fermier-général , il n'était pas douteux que M. Go-
deau ne le fît mettre au moins à la porte. Julie ne sortait jamais
qu'avec une femme de chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied ;
il était donc inutile d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous
les croisées de sa maîtresse est une folie chère aux amoureux , mais
qui, dans le cas présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croi-
silles était fort religieux ; il ne lui vint donc pas à l'esprit de cher-
cher à rencontrer sa belle à l'église. Gomme le meilleur parti, quoi-
que le plus dangereux , est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur
parler soi-même, il écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien
entendu, ni ordre ni raison. Elle était à peu près conçue onces
termes :
« Mademoiselle ,
« Dites-moi , au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait possé-
der de fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais
là une étrange question ; mais je vous aime si éperduement qu'il
m'est impossible de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au
monde à qui je puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que
vous me regardiez au spectacle. Je voulais mourir; plût à Dieu que
je fusse mort en effet si je me trompe et si ce regard n'était pas pour
moi ! Dites-moi si le hasard peut être assez cruel pour qu'un homme
s'abuse d'une manière à la fois si triste et si douce? J'ai cru que vous
m'ordonniez de vivre. Vous êtes riche , belle, je le sais; votre père
est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d'être tîère; mais je vous
aime et le reste est un songe. Fixez sur moi ces yeux charmans , pen-
sez à ce que peut l'amour, puisque je souffre, que j'ai tout lieu de
craindre , et que je ressens une inexprimable jouissance à vous écrire
cette folle lettre qui m'attirera peut-être votre colère ; mais pensez
aussi , mademoiselle , qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie.
Pourquoi m'avez-vous laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant,
s'il se peut, à ma place; j'ose croire que vous m'aimez et j'ose vous
demander de me le dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je
donnerais mon sang pour être certain de ne pas vous offenser, et
pour vous voir écouter mon amour avec ce sourire d'ange qui n'ap-
partient qu'à vous. Quoi que vous fassiez , votre image m'est restée;
vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant le cœur. Tant que votre regard
CROISILLES. 4i27v'
vivra dbns mon souvenir, tant que ce bouquet gardera un reste de
parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on aime^ je conserverai quel-
que espérance. »
Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hôtel
Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il
vît sortir un domestique. Le hasard , qui sert toujours les amoureux
en cachette quand il le peut sans se compromettre, voulut que la
femme de chambre de M"'' Julie eût résolu ce jour-là de faire em-
plette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lors-
que Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de
se charger de sa lettre. Le marché fut bientôt conclu; la servante
prit l'argent pour payer son bonnet et promit de faire la commission
par reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et
s'assit devant sa porte, attendant la réponse.
Avant de parler de cette réponse , il faut dire un mot de M"*' Go-
deau. Elle n'était pas tout-à-fait exempte de la vanité de son père,
mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme,
ce qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et
jamais on ne la voyait tenir une aiguille ; elle passait les journées à sa
toilette, et les soirées sur un sopha, n'ayant pas l'air d'entendre la
conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieuse-
ment coquette, et son propre visage était à coup sûr ce qu'elle avait
le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette , une tache d'en-
cre à son doigt, l'auraient désolée : aussi, quand sa robe lui plaisait ,
rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa glace
avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion
pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait
volontiers au bal , et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans
motif; le spectacle l'ennuyait et elle s'y endormait continuellement.
Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quehiue ca-
deau à son choix , elle était une heure à se décider, ne pouvant se
trouver un désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il
arrivait que Julie ne parût pas au salon; elle passait la soirée, pen-
dant ce temps-là , seule dans sa chambre , en grande toilette , à se
promener de long en large , son éventail à la main. Si on lui adres-
sait un compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui
faire la cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant
et si sérieux , qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot
ne l'avait fait rire ; jamais un air d'opéra , une tirade de tragédie ne
428 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avaient émue; jamais, enfin, son cœur n'avait donné signe de vie,
et en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on
aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce
monde en rêvant.
Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblaient pas aisées à
comprendre. Les uns disaient qu'elle n'aimait rien; les autres,
qu'elle n'aimait qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour
expliquer son caractère : elle attendait. Depuis l'âge de quatorze
ans , elle avait entendu répéter sans cesse que rien n'était si char-
mant qu'elle ; elle en était persuadée ; c'est pourquoi elle prenait
grand soin de sa parure; en manquant de respect à sa personne , elle
aurait cru commettre un sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire,
dans sa beauté , comme un enfant dans ses habits de fête; mais elle
était bien loin de croire que cette beauté dût rester inutile; sous son
apparente insouciance se cachait une volonté secrète, inflexible,
et d'autant plus forte qu'elle était mieux dissimulée. La coquetterie
des femmes ordinaires , qui se dépense en œillades , en minaude-
ries et en sourires , lui semblait une escarmouche puérile , vaine ,
presque méprisable. Elle se sentait en possession d'un trésor, et elle
dédaignait de le hasarder au jeu pièce à pièce : il lui fallait un ad-
versaire digne d'elle ; mais, trop habituée à voir ses désirs prévenus,
elle ne cherchait pas cet adversaire ; on peut même dire davantage :
elle était étonnée qu'il se fît attendre. Depuis quatre ou cinq ans
qu'elle allait dans le monde , et qu'elle étalait consciencieusement
ses paniers , ses falbalas et ses belles épaules , il lui paraissait incon-
cevable qu'elle n'eût point encore inspiré une grande passion. Si
elle eût dit le fond de sa pensée , elle eût volontiers répondu à ceux
qui lui faisaient des complimens : « Eh bien , s'il est vrai que je sois
si belle , que ne vous brûlez-vous la cervelle pour moi ? » Réponse
que, du reste, pourraient faire bien des jeunes filles, et que plus
d'une , qui ne dit rien , a au fond du cœur, quelquefois sur le bord
des lèvres.
Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour
une femme, que d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans
son miroir, de se voir parée, digne en tout point de plaire,
toute disposée à se laisser aimer, et de se dire : On m'admire ,
on me vante, tout le monde me trouve charmante, et personne
ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse , mes dentelles
sont superbes , ma coiffure est irréprochable , mon visage le plus
beau de la terre , ma taille fine , mon pied bien chaussé , et tout
CROISILLES. 429
cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon ! Si
un jeune liomrne me parle , il me traite en enfant ; si on me de-
mande en mariage , c'est pour ma dot ; si quelqu'un me serre la
main en dansant, c'est un fat de province ; dès que je parais quel-
que part, j'excite un murmure d'admiration, mais personne ne me
dit, à moi seule, un mot qui me fasse battre le cœur. J'entends des
impertinens qui me louent tout haut, à deux pas de moi, et pas un
regard modeste et sincère ne cherche le mien. Je porte une arae
ardente , pleine de vie , et je ne suis à tout prendre qu'une jolie pou-
pée qu'on promène , qu'on fait sauter au bal , qu'une gouvernante
habille le matin et décoiffe le soir, pour recommencer le lendemain!
Yoilà ce que M"*^ Godeau s'était dit bien des fois à elle-même , et
il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si sombre
ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée en-
tière. Lorsque Croisilles lui écrivit , elle était précisément dans un
accès d'humeur semblable. Elle venait de prendre son chocolat, et
elle rêvait profondément, étendue dans une bergère, lorsque sa
femme de chambre entra et lui remit la lettre d'un air mystérieux.
Elle regarda l'adresse , et, ne reconnaissant pas l'écriture, elle re-
tomba dans sa distraction. La femme de chambre se vit alors forcée
d'expliquer de quoi il s'agissait, ce qu'elle fit d'un air assez décon-
certé, ne sachant trop comment la jeune fille prendrait cette démar-
che. M"'' Godeau écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre et y
jeta seulement un coup d'oeil ; elle demanda aussitôt une feuille de
papier, et écrivit nonchalamment ce peu de mots :
a Eh ! mon Dieu non , monsieur, je ne suis pas fière. Si vous aviez
seulement cent mille écus, je vous épouserais très volontiers. »
Telle fut la réponse que la femme de chambre rapporta sur-le-
champ à Croisilles , qui lui donna encore un louis pour sa peine.
Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas «dans
le pas d'un âne, » et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en
lisant la lettre de M"'' Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se mo-
quait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien autre
chose, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent mille
écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les pro-
curer.
TOME XVII. 28
430 REVUE DES DEUX MONDES. i
Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui,
comme je l'ai déjà dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs.
Que faire? Comment s'y prendre, pour que; ces trente-quatre mille
francs en devinssent tout à coup trois cent mille? Le première idée
qui vint à l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quel-
conque de jouer à croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il
fallait vendre la maison. Croisilles commença donc par coller sur sa:
porte un écriteau portant que sa maison était à vendre, puis, tout en
rêvant à ce qu'il ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit
un acheteur.
Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se pré-
senta. Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le
désespoir s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa
porte.
— Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le proprié-
taire?
— Oui , monsieur.
— Et combien vaut-elle?
— Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu
dire à mon père.
Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à
la cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit
tourner les portes sur leurs gonds et les clés dans les serrures , ouvrit
et ferma les fenêtres , puis enfin , après avoir tout bien examiné, sans
dire un mot et sans faire la moindre proposition , il salua Croisilles
et se retira.
Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant,
ne fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silen-
cieuse. Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de ré-
fléchir, et qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit
jours, n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la
fenêtre du matin au soir; mais ce fut en vain : le juif ne reparut point.
Jean , fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de
la morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une
manière si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'im-
patience, d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cent
louis et sortit , résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il
n'en pouvait avoir davantage.
Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas pubhcs, et l'on n'avait
pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au pre-
CllOISILLES. 431
mier venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe
par la tête. A peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta , ne sa-
chant où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisi-
nage, et les toisait les unes après les autres , tâchant de leur trouver
une apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune
homme de bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. A
en juger par les dehors , ce ne pouvait être qu'un fils de famille.
Croisilles l'aborda poliment :
— Monsieur, lui dit-il , je vous demande pardon de la liberté que
je prends. J'ai deux cents louis dans ma poche, et je meurs d'envie
de les perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indi-
quer quelque honnête endroit où se font ces sortes de choses?
A ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de
rire :
— Ma foi ! monsieur, répondit-il , si vous cherchez un mauvais
lieu, vous n'avez qu'à me suivre, car j'y vais.
Croisilles le suivit, et, au bout de quelques pas, ils entrèrent tous
deux dans une maison de la plus belle apparence , où ils furent reçus
le mieux du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compa-
gnie. Plusieurs jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert;
Croisilles y prit modestement une place, et , eu moins d'une heure,
ses deux cents louis furent perdus.
Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé.
Il ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui l'inquié-
tait :
— Comment ferai-je à présent , se demanda-t-il , pour me pro-
curer de l'argent? A qui m'adresser dans cette ville? Qui voudra me
prêter seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre?
Pendant qu'il était dans cet embarras , il rencontra son brocanteur
juif. Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il
ne manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif
n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir
que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience,
comme un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est
ouverte, pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si dés-
espéré, si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à
la tentation de profiter de sa misère , au risque de se gêner un peu
pour payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce
qu'elle valait. Croisilles lui sauta au cou , l'appela son ami et son sau-
veur, signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la
28^^
432 REVUE DES DEUX MONDES.
tête, et, dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux
louis, il se dirigea derechef vers le tripot où il avait été si poliment
et si lestement ruiné la veille.
En s'y rendant , il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le
vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négocians,
des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et ve-
naient. Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de
marchandises. Les passagers faisaient leurs adieux; de légères bar-
ques flottaient de tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte,
l'impatience ou l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entou-
rait, le majestueux navire se balançait doucement, gonflant ses voiles
orgueilleuses :
— Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi
ce qu'on possède, et d'aller chercher, au-delà des mers, une péril-
leuse fortune ! quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé
de tant de richesses, du bien-être de tant de familles! quelle joie de
le voir revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, ren-
trant plus fier et plus riche qu'il n'était parti ! Que ne suis-je un de
ces marchands! que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis!
Quel tapis vert que cette mer immense , pour y tenter hardiment le
hasard! pourquoi n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou
de soieries? qui m'en empêche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi ce
capitaine refuserait-il de se charger de mes marchandises? Et qui
sait? au lieu d'aller perdre celle pauvre et unique somme dans un
tripot, je la doublerais, je la triplerais peut-être par une honnête in-
dustrie. Si Julie m'aime véritablement, elle attendra quelques années
et elle me restera fidèle jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le com-
merce procure quelquefois des bénéfices plus gros qu'on ne pense; il
ne manque pas d'exemples, en ce monde, de fortunes rapides , surpre-
nantes , gagnées ainsi sur ces flots changeans ; pourquoi la Providence
ne bénirait-elle pas une tentative faite dans un but si louable , si
digne de sa protection ? Parmi ces marchands qui ont tant amassé et
qui envoient des navires aux deux bouts de la terre, plus d'un a
commencé avec une moindre somme que celle que j'ai là. Ils ont
prospéré avec l'aide de Dieu ; pourquoi ne pourrais-je pas prospérer
à mon tour? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces voiles, et
que ce vaisseau inspire la confiance. Allons! le sort en est jeté, je
vais m'adresser à ce capitaine qui me paraît aussi de bonne mine;
j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.
Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement
CROISILLES. 433
un peu fous, c'est de le devenir tout-à-fait par instant. Le pauvre
garçon, sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trou-
ver des marchandises à acheter, lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne
s'y connaît pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capi-
taine, pour obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis
qui lui vendit autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le
tout, mis dans une charrette, fut promptement transporté à bord.
Croisilles, ravi et plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses
lettres son nom sur ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une
joie inexprimable; l'heure du départ arriva bientôt , et le navire s'é-
loigna de la côte.
VL
Je n'ai pas besoin de dire que , dans cette affaire, Croisilles n'avait
rien gardé. D'un autre côté, sa maison était vendue; il ne lui restait ,
pour tout bien , que les habits qu'il avait sur le corps; point de gîte,
et pas un denier. Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne
pouvait supposer que son maître fût réduit à un tel dénuement ;
Croisilles était, non pas trop lier, mais trop insouciant pour le dire;
il prit le parti de coucher à la belle étoile, et quant aux repas, voici
le calcul qu'il fit : il présumait que le vaisseau qui portait sa fortune
mettrait six mois à revenir au Havre; il vendit, non sans regret, une
montre d'or que son père lui avait donnée , et qu'il avait heureuse-
ment gardée; il en eut trente-six livres. C'était de quoi vivre à peu
près six mois avec quatre sous par jour. Il ne douta pas que ce ne
fût assez, et, rassuré sur le présent, il écrivit à M"" Godeau pour
l'informer de ce qu'il avait fait; il se garda bien, dans sa lettre, de
lui parler de sa détresse; il lui annonça, au contraire, qu'il avait
entrepris une opération de commerce magnifique , dont les résultats
étaient prochains et infaillibles; il lui expliqua comme quoi la Fleu-
rette, vaisseau à fret, de cent cinquante tonneaux, portait dans la
Baltique ses toiles et ses soieries; il la supplia de lui rester fidèle
pendant un an , se réservant de lui en demander davantage ensuite,
et, pour sa part, il lui jura un éternel amour.
Lorsque M"" Godeau reçut cette lettre , elle était au coin de son
feu , et elle tenait à la main , en guise d'écran , un de ces bulletins
qu'on imprime dans les ports , qui marquent l'entrée et la sortie des
navires , et en môme temps annoncent les désastres, il ue lui était
%34 REVUE DES BfEUX MONDES.
jamais arrivé , comme on peut penser, de prendre intérêt à ces sortes
de choses, et elle n'avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces
feuilles. La lettre de Croisilles fut cause qu'elle lut le bulletin qu'elle
tenait; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément le nom
de la Fleurette; le navire avait échoué sur les côtes de France dans la
nuit même qui avait suivi son départ. L'équipage s'était sauvé à
grand' peine, mais toutes les marchandises avaient été perdues.
M"''Godeau, à cette nouvelle, ne se souvint plus que Croisilles
avait fait, devant elle, l'aveu de sa pauvreté; elle fut aussi désolée
que s'il se fût agi d'un million; en un instant, l'horreur d'une tem-
pête, les vents en furie, les cris des noyés, la ruine d'un homme qui
l'aimait, tout une scène de roman, se présentèrent à sa pensée; le
bulletin et la lettre lui tombèrent des mains; elle se leva dans un
trouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer, elle
se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion, et se
demandant ce qu'elle devait faire.
Il y a une justice à rendre à l'amour, c'est que plus les motifs qui
le combattent sont forts, clairs, simples, irrécusables, en un mot,
moins il a le sens commun , plus la passion s'irrite , et plus on aime ;
c'est une belle chose sous le ciel que cette déraison du cœur; nous
ne vaudrions pas grand' chose sans elle. Après s'être promenée dans
sa chambre, sans oublier ni son cher éventail, ni le coup d'oeil à la
glace en passant, Julie se laissa retomber dans sa bergère. Qui l'eût
pu voir en ce moment eût joui d'un beau spectacle ; ses yeux étince-
laient, ses joues étaient en feu; elle poussa un long soupir et mur-
mura avec une joie et une douleur délicieuses :
— Pauvre garçon ! il s'est ruiné pour moi !
Indépendamment de la fortune qu'elle devait attendre de son père,
M'^" Godeau avait, à elle appartenant, le bien que sa mère lui avait
laissé. Elle n'y avait jamais songé ; en ce moment , pour la première
fois de sa vie , elle se souvint qu'elle pouvait disposer de cinq cent
mille francs. Cette pensée la fit sourire; un projet bizarre, hardi,
tout féminin , presque aussi fou que Croisilles lui-même , lui traversa
l'esprit ; elle berça quelque temps son idée dans sa tête , puis se dé-
cida à l'exécuter.
Elle commença par s'enquérir si Croisilles n'avait pas quelque pa-
rent ou quelque ami ; la femme de chambre fut mise en campagne.
Tout bien examiné , on découvrit , au quatrième étage d'une vieille
maison , une tante à demi perdue , qui ne bougeait jamais de son
fauteuil, et qui n'étaitfpas sortie depuis quatre oui cinq ans. Cette
CROISILLES. 435
pauvre femme, fort âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée
au monde comme un échantillon des misères humaines. Aveugle,
goutteuse, presque sourde, elle vivait seule dans un grenier; mais
une gaieté plus forte que le malheur et la maladie la soutenait à
quatre-vingts ans et lui faisait encore aimer la vie ; ses voisins ne pas-
saient jamais devant sa porte sans entrer chez elle, et les airs suran-
nés qu'elle fredonnait égayaient toutes les filles du quartier. Elle
possédait une petite rente viagère qui suffisait à l'entretenir; tant
que durait le jour, elle tricotait ; pour le reste, elle ne savait pas ce
qui s'était passé depuis la mort de Louis XIV.
Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit conduire en
secret. Elle se mit , pour cela , dans tous ses atours ; plumes , den-
telles, rubans, diamans, rien ne fut épargné : elle voulait séduire ;
mais sa vraie beauté , en cette circonstance , fut le caprice qui l'en-
traînait. Elle monta l'escalier raide et obscur qui menait chez la
bonne dame , et après le salut le plus gracieux, elle parla à peu près
ainsi :
— Vous avez , madame , un neveu nommé Croisilles , qui m'aime
et qui a demandé ma main; je l'aime aussi et voudrais l'épouser;
mais mon père , M. Godeau , fermier-général en cette ville , refuse
de nous marier, parce que votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais
pour rien au monde être l'occasion d'un scandale , ni causer de la
peine à personne ; je ne saurais donc avoir la pensée de disposer de
moi sans le consentement de ma famille. Je viens vous demander
une grâce que je vous supplie de m'accorder; il faudrait que vous
vinssiez vous-même proposer ce mariage à mon père. J'ai , grâce à
Dieu , une petite fortune qui est toute à votre service ; vous prendrez ,
quand il vous plaira , cinq cent mille francs chez mon notaire ; vous
direz que cette somme appartient à votre neveu, et elle lui appar-
tient en effet; ce n'est point un présent que je veux lui faire, c'est
une dette que je lui paie , car je suis cause de la ruine de Croisilles,
et il est juste que je la réparc. Mon père ne cédera pas aisément; il
faudra que vous insistiez et que vous ayez un peu de courage ; je n'en
manquerai pas de mon côté. Gomme personne au monde , excepté
moi , n'a de droit sur la somme dont je vous parle , personne ne saura
jamais de quelle manière elle aura passé entre vos mains. Vous n'êtes
pas très riche non plus , je le sais , et vous pouvez craindre qu'on ne
s'étonne de vous voir doter ainsi votre neveu; mais songez que mon
père ne vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu par la
ville , et que par conséquent il vous sera7acile de feindre que vous
436 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute ,
il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine ; mais
vous ferez deux heureux , madame , et , si vous avez jamais connu
l'amour, j'espère que vous ne me refuserez pas.
La bonne dame , pendant ce discours , avait été tour à tour surprise ,
inquiète, attendrie et charmée. Le dernier mot la persuada.
— Oui, mon enfant, répéta-t-ellc plusieurs fois, je sais ce que c'est,
je sais ce que c'est!
En parlantainsi, elle fit un effort pour se lever; ses jambes affaiblies
la soutenaient à peine ; Julie s'avança rapidement , et lui tendit la
main pour l'aider; par un mouvement presque involontaire, elles se
trouvèrent en un instant dans les bras l'une de l'autre. Le traité fut
aussitôt conclu; un cordial baiser le scella d'avance, et toutes les
confidences nécessaires s'ensuivirent sans peine.
Toutes les explications étant faites, la bonne dame tira de son ar-
moire une vénérable robe de taffetas qui avait été sa robe de noce.
Ce meuble antique n'avait pas moins de cinquante ans; mais pas
une tache, pas un grain de poussière ne l'avait défloré ; Julie en fut
dans l'admiration. On envoya chercher un carrosse de louage , le plus
beau qui fût dans toute la ville. La bonne dame prépara le discours
qu'elle devait tenir à M. Godeau ; Julie lui apprit de quelle façon
il fallait toucher le cœur de son père, et n'hésita pas à avouer que
la vanité était son côté vulnérable.
— Si vous pouviez imaginer, dit-elle, un moyen de flatter ce pen-
chant, nous aurions partie gagnée.
La bonne dame réfléchit profondément, acheva sa toilette sans
mot dire , serra la main de sa future nièce, et monta en voiture. Elle
arriva bientôt à l'hôtel Godeau; là, elle se redressa si bien, en en-
trant, qu'elle semblait rajeunie de dix ans. Elle traversa majestueu-
sement le salon où était tombé le bouquet de Julie , et quand la
porte du boudoir s'ouvrit, elle dit d'une voix ferme au laquais qui
la précédait :
— Annoncez la baronne douairière de Croisilles.
Ce motdécida du bonheur des deux amans; M. Godeau en futébloui.
Bien que les cinq cent mille francs lui semblassent peu de chose, il
consentit à tout pour faire de sa fille une baronne , et elle le fut; qui
eût osé lui en contester le titre ? A mon avis, elle l'avait bien gagné.
Alfred de Musset.
LA TERREUR
EN BRETAGNE.
I.
Nous marchâmes environ deux heures sans rien rencontrer. Je re-
marquai que notre guide, d'abord causeur, était insensiblement de-
venu silencieux. Je l'avais vu se pencher plusieurs fois pour regarder
la route, à la lueur des étoiles; je lui en demandai la cause.
— Je croyais qu'il n'y avait à venir par ici, comme autrefois , que
les paysans du pays, me répondit-il; mais, depuis qu'il n'y a plus de
sûreté sur les grands chemins , ceux qui voyagent cherchent les tra-
verses; aussi, vois comme l'herbe de la route a été piétinée par les
chevaux.
— Que nous importe?
— Plus que tu ne crois , citoyen ; les royalistes cherchent les voya-
(i) Voyez l'épisode de celle série qui précède celui-ci, dans la livraison dul^t juilleU838,
sous le litre de Rennes en 95. L'auteur, qui a rédigé ces souvenirs historiques d'après les
notes de son père , s'est attaché à conserver le langage du temps.
438 REVUE DES DEUX MONDES.
geurs comme les chasseurs le gibier, et depuis qu'on passe ici , ils
doivent y venir.
En parlant ainsi , nous arrivions à un carrefour.
— Vois plutôt, ajouta Ivon en nous montrant, sous un chêne, une
croix dont on avait relevé les débris et que l'on s'était efforcé de ré-
tablir; voilà de leur ouvrage.
Dans ce moment ses regards tombèrent sur le chêne lui-même, et
il s'interrompit avec une exclamation,
— Qu'y a-t-il? demandai-j'e.
— Ne vois-tu pas les branches les plus basses de l'arbre qui sont
cassées toutes du même côté?
— Eh bien?
— Eh bien ! c'est un signal pour les royalistes.
— En es-tu sûr?
— C'est connu de tout le monde.
— Et que veut dire ce signal?
— Qu'ils viendront ou qu'ils sont venus.
— Que faire alors?
Ivon réfléchit quelques instans.
— En retournant, dit-il enfln , nous pouvons les rencontrer comme
en continuant, car nous ne savons pas s'ils sont derrière ou devant.
— Continuons alors.
— Soit, mais attention : nous allons traverser un taiUis où il pour-
rait bien y avoir plus d'aristocrates que de renards; ouvre l'œil, ci-
toyen , et regarde les oreilles de ton cheval.
Nous arrivions effectivement à un fourré fort touffu , au milieu
duquel le chemin serpentait. Ivon s'était presque couché sur sa
monture et avait passé devant nous pour prendre le milieu de la
route. Je suivais au pas, tenant attentivement mon cheval en bride.
Ma compagne effrayée s'était rapprochée de moi , et le bras dont
elle m'entourait tremblait sur ma poitrine. Je ne sais si l'inquiétude
même m'avait préparé à l'exaltation; mais le silence de la nuit, le
danger que nous courions, l'humidité de celte haleine de femme
que je sentais frissonner dans mes cheveux , me pénétrèrent d'une
étrange émotion. 11 est un âge où tous les troubles du cœur se trans-
forment vite en tendres mouvemens. J'oubliai presque complètement
la situation dans laquelle nous nous trouvions pour ne sentir que
cette main charmante qui s'appuyait sur mon cœur et en accélérait
les battemens. Je la pressai sous la mienne , et me détournant à
moitié vers la jeune fille :
LA TERREUR EN BRETAGNE. ff39
— Pourquoi trembler? lui demandai-je. Lors même que les roya-
listes viendraient, vouS' n'avez rien à craindre; vos frères ne combat-
tent-ils pas dans leurs rangs?
— Le sauront-ils? dit-elle.
— Votre famille habite ces cantons , et ils doivent connaître votre
nom ?
— Je l'espère!... Mais vous?
— Moi , j'ai fait mes dispositions testamentaires ; je ne crainç
rien.
— Ah! je ne vous quitterai pas! s'écria-t-elle en se serrant davan-
tage contre moi.
Je fus touché de cet élan naïf et généreux.
— Ne songez qu'à vous , lui dis-je; c'est vous , et non pas moi , que
j'ai promis de sauver.
— Comment reconnaître jamais ce que vous faites, monsieur.
— En vous souvenant quelquefois de cette nuit....
Elle allait répondre sans doute, lorsque Ivon jeta un léger cri et
partit au galop. Au môme instant deux coups de feu retentirent; mon
cheval tomba en poussant un hennissement plaintif; plusieurs honmies
franchirent le fossé qui séparait le taillis de la route, et nous nous
trouvâmes entourés. Quoique j'eusse une jambe engagée sous mon
cheval, je m'étais redressé, pour faire de mon corps une défense à la
jeune fdle.
— C'est mademoiselle de La Ilunoterie! m'écriai-je.
J'avais à peine achevé que je me sentis frappé à la tète; je tombai
étourdi et la face contre terre. A partir de cet instant, je ne sus plus
que vaguement ce qui se passait. Il me sembla qu'on m'emportait
dans le bois, et je crus même sentir les ronces me déchirer les mains
et le visage; mais ce que j'éprouvais devint de plus en plus confus ,
et je finis par m'évanouir complètement.
Je fus rappelé à moi par une sensation de froid. Ayant étendu ma-
chinalement la main , je rencontrai un mur de branches et de feuilles. .
Je m'efforçai alors de me soulever sur le coude, mais je fus quelque
temps avant de pouvoir rassembler mes idées. J'éprouvais une dou-
leur violente à la tête; tout flottait devant mes, yeux comme les images
d'un rêve. Enfin , pourtant, le sentiment de la réalité me revint; je
me rappelai ce qui venait de se passer, et je regardai autour de moi.
Je me trouvai couché sur une litière de paille de sarrasin, au fond;
d'une vaste hutte bâtie en ramées , et au milieu de laquelle étincelait
un grand feu. Une dizaine d'hommes causaient à l'entour : tous por-
440 REVUE DES DEUX MONDES.
taient l'habit breton , le manteau de peau de chèvre et les cheveux
longs, sauf un seul, qu'à son mouchoir de Chollet enveloppant le
chapeau , à sa veste brune ornée d'un sacré cœur et d'un chapelet, il
était facile de reconnaître pour un Vendéen fugitif. Ils étaient armés
de fusils et de couteaux de chasse.
Dans le premier moment , je ne pus rien saisir de leur conversa-
tion. Ils parlaient tous à la fois, en français ou en breton, avec beau-
coup d'action. Tout à coup un sifflement prolongé retentit au de-
hors , un second sifflement semblable lui répondit ; on entendit un
bruit de pas , et plusieurs hommes entrèrent.
— Eh bien! Fine-OreiUe? demanda le Vendéen.
— M. de La Hunoterie n'était pas chez lui, répondit le jeune
homme qui était entré le premier.
— Qu'as-tu fait alors de la demoiselle?
— La vieille Rose l'a reconnue pour la nièce de monsieur; je l'ai
laissée au manoir.
— Et on ne t'a pas donné d'ordres pour les autres?
— Puisqu'il n'y avait personne. Seulement, la demoiselle a bien
recommandé de ne pas leur faire de mal,
— C'est bon, dit le Vendéen, on ira lui demander son avis.... Je
m'en charge, moi, des autres.
— Elle a dit qu'elle viendrait elle-même demain matin les chercher
avec son oncle, ajouta Fine-Oreille.
— Pardieu! elle les trouvera ; nous ne mangeons pas de chair hu-
maine... Je les lui garderai même en pièces, pour qu'ils soient plus
faciles à emporter.
Les Bretons se regardèrent entre eux avec une sorte d'incertitude.
— Si pourtant le capitaine ne veut pas qu'on les tue , monsieur
Storel, dit l'un d'eux en hésitant.
— Le capitaine, pour le quart d'heure, c'est moi, mon gars, ré-
pondit rudement le Vendéen, et on fera ce que j'ordonnerai ou l'on
dira pourquoi!... Mais, avant, faut savoir ce que chante ce morceau
de papier trouvé sur le petit. Tiens, Fine-Oreille, lis-moi ça, toi qui
sors du séminaire.
Le jeune Breton prit le papier, et demanda un luHc (1) pour
le lire.
J'avais cru Ivon échappé; ce que je venais d'entendre me prouvait
le contraire. Je fouillai du regard tous les recoins, et je l'aperçus
(1) Chandelle de résine.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 44,1
enfin de l'autre côté de la hutte , assis à terre , immobile et la tête
entre ses genoux. Dans ce moment, le jeune séminariste commen-
çait la lecture de la dépêche dont on avait trouvé notre compagnon
porteur : je prêtai l'oreille.
C'était une longue lettre par laquelle les représentans ordonnaient
aux administrateurs de la Roche-Sauveur (1) de recommencer les
fouilles dans la campagne, de placer des garnisaires dans toutes les
paroisses qui refuseraient de livrer leurs grains ou leurs bestiaux à la
république , et de livrer à la juste fureur des défenseurs de la patrie
celles qui avaient pris les armes. « Faites marcher sur les cantons
rebelles les troupes dont vous disposez, disait, en terminant, la
dépêche; brûlez tout ce qui se brûle, frappez tout ce qui peut être
frappé, détruisez le reste, et que l'on puisse écrire sur un poteau, à
l'entrée des villages révoltés : Ici il y avait un pays riche et populeux
qui méconnut les volontés souveraines de la nation , et la nation en a
fait un désert ! »
La lecture de cette lettre avait été plusieurs fois interrompue par
les imprécations des royalistes; mais, lorsqu'elle fut achevée, il n'y
eut qu'un cri d'indignation et de rage.
— Qu'ils viennent les patauds, s'écrièrent toutes les voix ensem-
ble, nous avons de la poudre et des balles dans les paroisses; qu'ils
viennent, nous les recevrons!
— Soyez donc calmes, mes agneaux, dit le Vendéen en ricanant,
ils viendront assez tôt. Maintenant qu'il ne reste plus dans notre pays
que des maisons brûlées, des champs en friche et des puits qui puent
la mort, il faut bien que les bleus arrivent ici : chacun son tour. Vous
verrez bientôt les grenadiers de Mayence porter les oreilles de vos
femmes en chapelets et les têtes de vos enfans au bout de leurs
baïonnettes. Tous ceux que vous ne tuerez pas tueront quelqu'un
des vôtres, d'abord parce que, quand un bleu et un blanc se ren-
contrent, voyez-vous, c'est comme le loup et le chien , il faut qu'il y
en ait un d'étranglé !
— Eh bien ! nous les étranglerons, s'écrièrent les Bretons.
— A la bonne heure ; vous pouvez même commencer dès aujour-
d'hui.
Tous les yeux se tournèrent du côté d'Ivon.
— Au fait , dit un paysan , c'est lui qui portait l'ordre de nous faire
égorger tous.
(1) Depuis le meurtre du citoyen Sauveur à la Roche-Bernard ,\e% républicains appelaient
celle ville la /îoc/ie-Sauveur. — Voyez la livraison du 1er juillet 1838 , page 12.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
— Laissez-moi lui mettre une balle dans l'estomac , s'écria un se-
cond en soulevant son fusil.
M. Storel l'arrêta.
— La poudre est rare, garçon, dit-il tranquillement, garde la tienne
pour une meilleure occasion.
— Qu'on le tue alors à coups de pierres comme un chien , reprit
le paysan.
— C'est une idée , répliqua Storel nonchalamment.
— Il faut le pendre au chêne du carrefour, dit un autre.
— Lui couper la tête.
— Lui crever les yeux.
— L'enterrer vif.
Toutes CCS propositions étaient faites presque en même temps ; le
Vendéen les écoutait avec un sourire capable.
— Vous êtes des enfans , dit-il enfin ; c'est moi qui me charge du
bleu.
Un frisson d'horreur me parcourut : je savais à quelles horribles
tortures les brigands soumettaient leurs prisonniers, et je voyais
dans tous les yeux une férocité sinistre. La colère des royalistes avait
crû avec leurs menaces, la cruauté avait passé de leur langage dans
leurs intentions, et, en cherchant un genre de supplice, la soif du
sang leur était venue.
Ils entourèrent le Vendéen qui chargeait tranquillement sa pipe.
— Qu'allez-vous faire du pataud, monsieur Storel? demanda le
plus hardi.
Le chef regarda autour de lui.
— Voyons, dit-il , êtes-vous en goût de rire? Si vous voulez, je le
ferai danser pieds nus sur des tisons, ou bien je lui emprunterai ses
deux oreilles pour les lui faire manger à souper.
— Oui , oui , s'écrièrent quelques-uns avec un rire farouche.
— Mais ça ne le tuera pas, dit celui qui avait voulu lui tirer un
coup de fusil.
— De la patience donc! répondit Storel,, faut jamais se presser!..
Est-ce que tu ne veux pas qu'il se sente mourir, le citoyen? Nous
commencerons par en tirer de l'agrément... Et quand il sera fatigué ,
nous le clouerons à la porte de la baraque en manière de chauve-
souris, avec la lettre des représentans cousue sur la poitrine... Ça
vous va-t-il , mes gars ?
— Oui , oui.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 443
— Eh bren ! Toyons , avez-vous quelques bouts de corde , quelques
clous ?
— Pas ici , répondit-on , mais à la ferme.
— Où cela?
— Chez Solian , à la lisière du fourré ; nous allons en chercher.
— Je vais avec vous , dit Storel ; je choisirai moi-même, et je verrai
en passant ce que font les gars qui surveillent la route ; mais surtout
du silence.
Les royalistes prirent leurs fusils et sortirent. Fine-Oreille resta
seul près du feu avec six ou huit paysans qui ne parlaient que breton
et avaient pris peu de part à tout ce qui venait d'avoir lieu.
Je me soulevai alors pour apercevoir Ivon, qui m'avait été caché
pendant toute cette scène ; il était à la même place et dans la même
posture. Cependant, quand le bruit des pas de Storel et de ses com-
pagnons eut cessé , il releva lentement la tête. Son visage était pâle,
ses yeux ouverts; mais une suprême expression de courage y luttait
avec l'effroi. H regarda quelques instans autour de lui, comme s'il eût
cherché à recueillir ses esprits et à s'assurer qu'il n'y avait aucune
chance de salut; puis sa vue s'arrêta sur le groupe de royalistes qui
se trouvaient près du foyer; insensiblement, il me sembla que ses
regards s'animaient, il se redressa sur son séant, et donnant à sa
voix une expression de calme qui me saisit :
— Bonjour à Guillaume Salaiin , dit-il.
Tous se détournèrent brusquement gfvec une exclamation de sur-
prise.
— Ce fils de prêtre sait ton nom? dit à Fine-Oreille un des paysans.
— Et le tien aussi, Claude Menez, reprit Ivon; et le vôtre, Jean
Guïader, Pierre Leguern , Louis Ledu.
Ils se levèrent tous.
— Il nous connaît, s'écrièrent-ils; qui es-tu donc?
— Un homme de votre paroisse.
Ils s'étaient approchés.
— Au fait, j'ai idée d'un chrétien qui avait cette figure-là, dit Fine-
Oreille.
— C'est-il pas le petit Ivon Guesno? demanda Louis Ledu en hési-
tant.
— Juste, s'écrièrent les autres , c'est le petit Ivon , celui qui jouait
la tragédie avec nous à Vannes.
11 y eut un moment de surprise et d'embarras pour tous; il était
444 REVUE DES DEUX MONDES.
évident que leur hostilité actuelle arrêtait un épanchement et gênait
d'heureux souvenirs.
— Et pourquoi t'es-tu mis avec les bleus contre nous? demanda
brusquement Fine-Oreille.
— Un pauvre gars comme moi ne choisit pas sa place , répondit
Ivon ; il est où Dieu le met.
— Si tu étais arrivé à la Roche-Bernard, nous aurions tous été mas-
sacrés dans les villages.
— Ce n'est pas moi qui aurais donné l'ordre.
— Non, mais tu le portais.
— Mon cheval nous portait tous deux, et vous ne vous êtes pas mis
en colère contre lui.
Les paysans ne répondirent rien ; il y eut une pause pendant la-
quelle Fine-Oreille se rapprocha du feu.
— Tu as eu du malheur de ne pas prendre un autre chemin, re-
prit-il enfin , en affectant un ton d'indifférence; M. Storelale cœur
enragé contre les bleus, et il ne leur fera pas grâce.
— Je ne savais pas que c'étaient les gens du haut pays qui étaient
les maîtres ici maintenant, dit Ivon.
— Le Vendéen n'est pas notre maître, répliqua vivement Fine-
Oreille.
— Il n'attend pourtant les ordres de personne.
Les Bretons se regardèrent de nouveau et se grattèrent la tête en
signe d'indécision. Ivon venait de touchera deux sentimens qui dor-
maient au cœur de tous, la haine nationale pour les hommes d'ou-
tre-Loire et la jalousie contre tout chef étranger. Ce n'était point ,
en effet, sans impatience qu'ils avaient vu Storel occuper, dès son
arrivée , la seconde place dans la bande du chevalier de la Hunoterie;
et les comparaisons ironiques que faisait perpétuellement le Ven-
déen entre les brillans combats du Bocage et la guerre de broussailles
des royalistes bretons n'avaient point contribué à lui ramener les
esprits. Je pus en juger par l'entretien qui s'établit à voix basse, tout
près de moi, entre Jean Guïader, Jacques Leguern et Fine-Oreille.
Ivon ne pouvait l'entendre , mais il le devina sans doute , car après
un assez court silence il interpella de nouveau Salaiin.
— Que veux-tu? demanda celui-ci brusquement.
— Je veux te faire une recommandation d'agonisant, dit le jeune
homme.
Fine-Oreille s'approcha.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 445
— Puisque c'est l'homme du haut pays qui commande, ajouta
Ivon , je sais qu'il n'y a pas de pitié à attendre, il sera trop content
de voir quelle couleur a le sang d'un Breton; mais toi, Guillaume,
qui as fait ta première communion avec moi , tu ne peux pas refuser
la demande d'un chrétien.
— Parle, dit Salaûn.
— J'ai ma tante à Locminé ; c'est une vieille femme à qui j'ai été
donné par le curé sur le tombeau de ma mère (1) , et avec laquelle
je ne me suis jamais rappelé que j'étais un pauvre mineur ïu la
connais, Guillaume; car, aux vacances, elle nous laissait manger en-
semble les hlosses de son courtil.
— Je la connais, répéta Fine-Oreille.
— Eh bien ! elle est misérable , à présent que les bleus ont ravagé
son héritage et vidé ses huches. Je partageais mon pain avec elle et
avec un prêtre qu'elle cache. Quand ils ne me verront plus venir, ils
pourront croire que je les abandonne , et ce serait un grand crève-
cœur pour moi. Promets-moi d'aller les trouver, et de leur dire le
malheur qui m'est arrivé.
— J'irai, répondit Fine-Oreille ému.
— Que Dieu te récompense pour ce service ! Surtout ne dis pas à
la pauvre créature que l'on s'est amusé avec les souffrances de mon
corps, car elle est vieille, et elle m'aime... Fais-lui croire que je suis
mort doucement, qu'on m'a mis en terre bénite comme un chrétien...
Et si, quand tu la verras, Guillaume, elle avait faim rappelle-toi
que tu as autrefois mangé de son pain.
La voix d'Ivon s'était attendrie à mesure qu'il parlait. Ces souve-
nirs, qu'il n'avait rappelés peut-être que pour toucher Salaiin,
l'avaient remué lui-même. Exalté par la grandeur douloureuse de sa
situation , il s'était pris au pathétique de ses propres paroles : aussi la
préoccupation de son salut avait-elle fait place insensiblement à une
sorte de résignation enthousiaste; son accent s'était ému et en même
temps élevé; son regard avait pris une expression d'extase. Il était à
genoux , les mains étendues vers Guillaume; mais sa prière n'avait
rien de pressant, ni de bas. Il parlait avec cette autorité touchante
de l'homme qui va mourir.
Les paysans s'étaient tous approchés , involontairement saisis par
l'accent d'Ivon.
()) Les curés donnent ainsi les orphelins à des femmes de leur choix, qui deviennent
(lès-lors leurs mères d'adoption. Voyez les Derniers Bretons.
TOME XVII. 29
446 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne veux-tu rien autre chose? demanda Salaûn, qui cachait à
peine son trouble.
— Plus rien qu'une prière , Guillaume , et les vôtres à tous , mes
compagnons d'études ; priez pour moi quand vous m'aurez vu tuer.
Et, se redressant sur ses genoux, le regard brillant d'une résolu-
tion suprême, il joignit les mains avec un transport pieux, et répéta
tout haut, sur le ton cadencé de la déclamation bretonne :
« Maintenant bénédiction entière à la Trinité! Maintenant je suis
pur, je l'espère du moins; mon courage est affermi. Que le fds de
Dieu me garde! je vais faire mon oraison avec un cœur sincère et
aimant (1). »
L'effet de ces vers fut magique ; il y eut parmi les Bretons comme
un frémissement d'émotion; tous les regards se rencontrèrent et
toutes les voix répétèrent à la fois :
— C'est la prière de la tragédie.
— D'où la sait-il? demanda Guïader.
— C'était lui qui faisait sainte Nona, répliqua Salaiin.
— Et moi Dieu le père , dit Menez.
— Moi le prêtre, dit Ledu.
— Moi la Mort, dit Leguern.
Les souvenirs arrivèrent alors tous en même temps....
— C'est dans l'aire d'Olier Moreau que nous avons joué la pre-
mière fois.
— Et il y avait une haie de sureau derrière le théâtre.
— Et un grand arbre d'aubépine qui jetait ses fleurs sur nous.
— Te souviens-tu comme on applaudissait?
— Et comme il y avait de jolies fdles à nous voir?
Et ces souvenirs amenant à flots les réminiscences poétiques,
chacun se mit à répéter son rôle. Mais bientôt la voix d'Ivon s'éleva
de nouveau et domina toutes les autres :
« Seigneur Dieu, qui as créé les étoiles, mon heure est arrivée,
je crois. 0 vierge Marie, je t'en conjure, délivre-moi de langueurs
et de tourmens ! »
Menez répondit :
« Moi, Dieu le père, j'ordonne à toi , Mort froide, de descendre
(i) La tragédie dont ce passage est tiré a été imprimée en 1857, sous ce litre: Buhez
Santez Notin, avec une introduction de l'abbé Sionnet et une traduction de Le Gonidec. Ce
mystère a été composé en langue bretonne antérieurement au xiie siècle.
LA TERREUR EiN BRETAGNE. 4W
sur la terre sans retard ; amène-moi Nona, qui a gardé ma loi /pour
qu'elle soit délivrée de toute douleur, ainsi qu'elle le mérite. »
Et Ivon reprit :
« Hélas! ô mon Dieu! il faut souffrir et puis mourir! Il est temps
de laisser la terre, et ses tromperies, et ses douleurs, et ses agitations.
Le temps est flni pour moi; prenons soin de l'avenir! Je vous prie
de me donner l'extrôme-onction , prêtres blancs ; car je pense que je
vais partir d'ici. »
« Je donne donc mon ame à Dieu , vrai roi du monde ; je prie que
l'on mette mon corps dans la terre consacrée , que les pauvres soient
soulagés, que la paix soit partout; plus de combats, je le demande
à chacun ! »
Alors Leguern continua :
« C'est moi , la Mort ; dans cette vallée , je tue sans pitié tout ce
qui est né. Vous, religieuse courtoise, votre temps est venu, je vous
frappe d'abord sur le front; recevez aussi ce coup assuré dans le
cœur. »
Et tous , excepté Ivon , répétèrent ensemble :
« Entre ces deux grandes pierres cherchons un lieu charmant et
doux aux regards. Il est situé dans la terre de Rivelen; c'est ainsi
que les anciens ont nommé cet endroit. Enterrons ici le corps pur de
la religieuse , près de la mer armorique , à la vue de tout le monde.
C'est en ce lieu désert qu'elle a été partagée en deux parties : son
ame chaste est allée se réunir à Dieu , et son corps a été enseveli sous
l'herbe, entre la terre cVErné et celle des deux meurtres. »
On eût dit que ces vers agissaient sur les Bretons comme une
formule magique. Ils les avaient répétés avec une action toujours
croissante, et, à mesure qu'ils les déclamaient, une sorte d'enthou-
siasme poétique s'était emparé d'eux. La victime et les bourreaux
semblaient avoir oublié leurs opinions différentes et leurs positions
hostiles , pour se confondre dans une même émotion !
Quant à moi , je ne puis dire ce que cet étrange spectacle m'avait
fait éprouver. L'inattendu d'une telle répétition au milieu des dangers
qui nous menaçaient, l'espèce d'allusion que le rôle des acteurs sem-
blait faire à la position réelle de chacun , la pompe cadencée de la
déclamation , et cette sauvage harmonie du vers celtique, qui évo-
quait chez moi-même mille réminiscences de mes premières années;
tout s'était réuni pour m'émouvoir. Je m'étais levé, et j'écoutais avec
une sorte de transport, lorsque retentit le cri général qui marque
la fin de la trayédie. Au même instant il me sembla entendre un
29.
418 REVUE DES DEUX MONDES.
bruit de pas au dehors. Par un mouvement spontané , je m'élançai
vers Ivon, qui était encore à genoux.
— Voici le Vendéen! m'écriai-je.
Les Bretons se turent subitement et prêtèrent l'oreille. Je pris la
main du jeune paysan.
— Si vous êtes des chrétiens, montrez-le, continuai-je vivement
en me tournant vers eux ; aurez-vous le cœur de laisser tuer sous vos
yeux un enfant de votre paroisse, qui a été petit avec vous et qui n'a
fait de mal à personne?
Ils se regardèrent.
— C'est un bleu, dit Salaiin avec hésitation.
— C'est un Breton, répliquai-je, et qui a sauvé plusieurs des
vôtres : sans lui je n'aurais pu faire sortir de Rennes M"'' de la Hu-
noterie ; il n'y a jamais eu de trahison dans son cœur, ni de sang
sur ses mains ; faites pour lui comme il a fait pour les autres.
— C'est M. le chevalier qui commande, et nous ne sommes point
les maîtres de sauver les prisonniers sans son ordre.
— Pourquoi alors le Vendéen est-il maître de les tuer? dit Ivon.
— En effet, repris-je, si M. de la Ilunoterie est le seul qui ait
droit de sauver, il est aussi le seul qui ait droit de punir. Vous avez
entendu sa nièce elle-même recommander qu'on ne nous fît aucun
mal; en nous laissant assassiner, vous vous exposez à ses reproches.
Vous devez au moins exiger qu'on attende ses ordres.
Les Bretons parurent ébranlés.
— M. Storel ne voudra pas , dit Leguern.
— Je pourrais voir si M. le chevalier est revenu au manoir, reprit
Fine-Oreille; mais les autres vont arriver, et tout serait fini avant
mon retour!... Comment faire?
— Emmène-nous avec toi, dit Ivon.
— C'est juste, s'écrièrent les paysans. M. le chevalier fera, comme
ça, à son désir. Mais vite alors, car le Vendéen va revenir!...
Ils prirent leurs fusils, et nous firent marcher au milieu d'eux. Nous
entrâmes dans le fourré, et la hutte disparut bientôt derrière nous.
— Maintenant nous sommes sauvés, dis-je tout bas à Ivon.
— Pas encore , répondit-il.
Il s'était arrêté en écoutant.
— Marche donc, dit Menez.
— Silence ! murmura le jeune paysan.
Nous prêtâmes l'oreille , et un bruit de pas se fit entendre distinc-
tement.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 449
— Ce sont les autres qui viennent de la ferme, dit Salaiin. Ils ont
pris le sentier vert; nous sommes sûrs d'être vus.
— Ils passent donc près de nous?
— De l'autre côté du buisson.
En effet, nous pûmes bientôt distinguer les paroles. Nos guides
s'étalent arrêtés , mais le plus léger mouvement pouvait nous trahir:
mon cœur battait avec violence. Les pas et les voix approchaient tou-
jours ; enfin nous aperçûmes distinctement Storel et ses compagnons à
travers les buissons dépouillés , nous sentîmes l'agitation des branches
froissées par leurs mouvemens ! ... Ils passèrent sans nous apercevoir. . .
Nous reprîmes notre route d'un pas rapide , traversant le fourré
dans sa largeur, et nous arrivâmes au manoir.
M. de la Hunoterie venait par bonheur d'y arriver. Au premier mot
d'explication, il nous rassura; ma jeune compagne de voyage entra
presque au même instant , et acheva de tout raconter au chevaUer,
qui , après m'avoir fait des excuses sur ce qu'il appelait un malen-
icndu, et m'avoir remercié assez légèrement du service rendu à sa
nièce, m'engagea à accepter son hospitalité jusqu'au matin. Le reste
de la nuit se passa sans nouvelle aventure, et je repartis le lende-
main avec Ivon pour la Roche-Sauveur, où nous arrivâmes enfin sains
et saufs.
II.
II était écrit que mon voyage de Brest , déjà contrarié par tant
d'obstacles, n'aurait point lieu. Retenu à la Roche-Sauveur par la
maladie, je reçus des lettres qui changèrent mes projets et me for-
cèrent de partir pour Nantes.
Nous étions alors au 20 nivôse 1793 , c'est-à-dire au plus fort de la
terreur organisée dans cette ville par Carrier. J'avais entendu parler
assez légèrement, à Rennes, des mesures énergiques prises par ce
représentant; on était loin d'en connaître toute la gravité, et l'on
s'en inquiétait peu. Le premier effet du danger est de rapprocher les
hommes et de les associer; mais, s'il est poussé trop loin, il les sépare
immanquablement , en excilant outre mesure chez chacun le senti-
ment de la conservation et de la défense personnelle. Or, la crise
était alors si terrible partout, que l'on s'occupait uniquement des
malheurs qu'on avait à ses portes. Chaque ville, assiégée par la faim ,
la guerre et la proscription , ressemblait à un malade luttant contre
450 REVCE DES DEUX MONDES.
l'agonie et peu soucieux de ce qui se passe ailleurs : telle était,
d'ailleurs, l'imminence de la mort pour tous , qu'on s'y était accou-
tumé et qu'on l'attendait sans cesse pour les autres comme pour soi.
Au milieu des convulsions politiques qui ébranlaient la France,
c'était un événement vulgaire, journalier et prévu; on en parlait
comme aujourd'hui d'un mariage ou d'une naissance; on ne s'éton-
nait point de ceux qui tombaient, mais de ceux qui restaient debout.
La mort était, pour ainsi dire, la règle ; la vie , l'exception. Il fallait
donc , pour que la victime émût , l'aspect de ses souffrances , la vue
du sang, quelque circonstance pathétique et particulière, autre
chose enfm que la pensée de la destruction , car celle-ci était devenue
si familière, qu'elle n'émouvait plus.
Or, pour ceux qui étaient loin , les exécutions de Nantes ressem-
blaient à toutes les autres ; leur nombre s'expliquait par la multitude
des prisonniers vendéens; et telle était la haine excitée par les ra-
vages et les cruautés des brif/ands, que leurs supplices ne parais-
saient, en général, que de justes représailles. Trop d'indignations ,
de douleurs et de désirs de vengeance s'étaient amassés dans les
cœurs pour que l'on fût miséricordieux. Il n'était point, dans toute
la Bretagne, une seule famille patriote qui n'eût à pleurer un des
siens tué dans cette guerre impie, de sorte que chaque tête ven-
déenne qui tombait était un holocauste offert à la mémoire d'un
être que l'on avait aimé, ou une promesse de sécurité pour ceux que
l'on aimait encore. De nos jours, où les haines ont la môme tiédeur
que les amours , on peut accuser de pareils sentimens de férocité ;
l'impartialité est facile à qui ne souffre point. Quant à moi, j'avoue
que je partageais alors la colère de tous les miens, et que la punition
des excès commis par les royalistes me touchait faiblement.
Je partis donc pour Nantes sans répugnance comme sans crainte ;
j'étais loin de prévoir le spectacle qui m'y attendait.
On a souvent parlé des malheurs de cette ville pendant la terreur,
et, grâce à eux, l'un des membres les plus obscurs de la convention
a laissé un souvenir à l'histoire. Les noms de Leperdit, de Cham-
penois, d'Audaudine, de Gambart, de Thomas, de Bancelin, ont
été oubliés, tandis que celui de Carrier est resté vivant et debout!
C'est que ce nom avait été écrit au cœur même de la génération,
comme la loi écrit le sien sur l'épaule du condamné ; c'est qu'après
tout, les républicains que nous avons nommés plus haut ne furent
que des hommes de courage, de loyauté, de dévouement, dans un
temps où le courage, la loyauté et le dévouement se trouvaient par-
LA TERREUR EN BRETAGNE. 451
tout, tandis que Carrier fut un scélérat d'élite, qui résuma en lui
tous les excès de l'époque.
Dussé-je vivre mille ans, je n'oublierai jamais mon arrivée à
Nantes. C'était vers le soir; je venais d'apercevoir la ville à demi
noyée dans les brouillards de la Loire; je pressais le pas de mon che-
val, lorsqu'une fusillade vive et nourrie se fit entendre et fut suivie
presque aussitôt des éclats sourds du canon. Je m'arrêtai étonné : il
y eut une assez longue pause; puis la fusillade retentit de nouveau,
et le canon continua seul. Le bruit venait évidemment de la ville; ce
ne pouvait être qu'une attaque imprévue de Vendéens ou une insur-
rection ; je délibérais déjà sur ce que je devais faire , lorsqu'un volon-
taire passa.
— On se bat donc? lui criai-je.
Il me regarda d'un air étonné.
— Pourquoi cela?
— N'entendez- vous point la fusillade?
Il haussa les épaules en souriant :
— Ça, dit-il, ce sont les brigands h qui on récite les prières du
soir....
— Mais le canon?
— Ah!... c'est une idée du représentant pour aller plus vite.
— On en exécute donc beaucoup?
— Tant qu'on peut. Tout ce qui se tue est bon à Carrier. . . Du reste,
tu n'as qu'à continuer, tu pourras compter les charognes royalistes
sur ton chemin !
A ces mots, le volontaire passa outre, et je repris ma route tout
rêveur. Je trouvai les faubourgs tels qu'ils avaient été laissés par les
Vendéens après le siège ; on eût dit que l'ennemi venait de se retirer.
La plupart des maisons , sans portes et sans fenêtres, étaient sillonnées
par les traces des boulets ou mouchetées d'éclats de balles et de mi-
traille. Quelques-unes, plus écartées du chemin, montraient de loin
leurs toits à moitié consumés et leurs murs noircis ; d'autres ne pré-
sentaient plus qu'un amas de décombres sur lesquels les ronces avaient
déjà poussé. On apercevait à peine de loin en loin, sur les seuils,
quelques femmes portant dans leurs bras des nourrissons chétifs, et
quelques hommes débraillés qui vous regardaient d'un œil hagard.
En arrivant près de l'Èdre, je rencontrai une troupe d'enfans char-
gés de vêtemens ensanglantés qu'ils se disputaient. La nuit était
venue ; je voulus abréger en évitant les quais et en prenant par la
place du Département. J'avais le cœur serré d'une indicible tristesse.
452 REVUE DES DEUX MONDES.
et j'avançais pensif sans regarder autour de moi , lorsque tout à coup
mon cheval se jeta de côté avec un hennissement d'effroi; il avait mar-
ché sur un cadavre ! Je le fis passer vite , mais il en heurta un second ,
puis un troisième, puis un autre encore. Je voulus lui faire rebrous-
ser chemin ; il refusa d'avancer. Il fallut descendre : mon pied , en
se posant, rencontra quelque chose qui céda; c'était le corps d'un
enfant! Je regardai autour de moi avec épouvante; la place entière
était couverte de morts, et le sang coulait par rigoles, comme l'eau
après un orage! Il y avait dans l'air une odeur sans nom; je me
sentis froid jusque dans les cheveux. Mon cheval refusait toujours de
marcher; je ne savais à quoi me décider, lorsque de longs aboiemens
se firent entendre au loin; ils grossirent, s'approchèrent rapidement,
éclatèrent à mes oreilles. Je me détournai ; une meute haletante se
précipitait sur la place ; je la vis passer près de moi , se disperser parmi
les cadavres et disparaître! Alors les aboiemens s'éteignirent peu à
peu; on n'entendit plus que de sourds grondemens môles de je ne sais
quel horrible bruit de chairs fouillées et d'ossemens rongés. On voyait
ces corps, immobiles un instant auparavant , remuer dans l'ombre et
se séparer par lambeaux. Saisi d'une horreur qui touchait à l'égare-
ment, je remontai sur mon cheval, et je lui enfonçai mes éperons
dans le flanc. Il partit au galop , mais ses pieds glissaient à chaque in-
stant dans le sang; il s'abattit trois fois! Dérangés de leur curée, les
chiens s'écartaient sur notre passage , et levaient vers nous , en gron-
dant, leurs yeux sauvages et leurs museaux ensanglantés. Pendant
quelques minutes, je fus en proie à une espèce d'hallucination hor-
rible; enfin, pourtant, je pus échapper à cet affreux charnier, ga-
gner la place de la Cathédrale, et de là l'auberge où j'avais coutume
de descendre.
Je me trouvai , en entrant , face à face avec la citoyenne Benoist ;
nous jetâmes en même temps un cri de surprise.
— Vous ici !
Je lui racontai en peu de mots ce qui m'était arrivé et comment
j'avais changé mon itinéraire. Quand j'eus fini :
. — Moi, je suis venue pour mon mari, dit-elle.
— Il est malade?
. — Il est en prison.
— Le citoyen Benoist! m'écriai-je stupéfait.
Elle m'emmena à l'écart.
— Vous ne savez point où vous êtes venu, malheureux! Nantes est
une caverne de tigres.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 453
— En effet, répondis-je, tout à l'heure j'ai traversé la place du
Département,...
— Et vous l'avez trouvée semée de cadavres?... Ceux-là sont des
Vendéens venus sur la foi des proclamations qui promettaient le par-
don ! Hier on en a exécuté d'autres , pris , disait-on , les armes à la
main!... C'étaient des jeunes filles et des enfans! Carrier a menacé le
président de la commission militaire , Gouchon , de le faire fusiller
s'il ne condamnait pas plus vite et plus léyèreinent. Le pauvre vieil-
lard en est devenu fou ; il est mort, il y a quelques jours , dans le dé-
lire. Aussi, maintenant, ne juge-t-on plus. Les prisons sont un en-
trepôt de chair humaine; on y puise à môme, comme à la rivière.
On guillotine, on mitraille, on noie tout ce qui tombe sous la main.
Il y a trois jours qu'une marée grossie par un vent d'ouest nous a
rapporté une partie des victimes de Carrier ; on eût dit une débâcle
de cadavres. L'eau qu'on puise à la Loire est mêlée de lambeaux de
chair corrompue; une ordonnance de police a fait défense d'en
boire , et voilà près d'un mois que trois cents hommes sont occupés
à creuser des fosses. Le typhus ravage les prisons; il commence à
atteindre les gardiens eux-mêmes; un poste de grenadiers a suc-
combé tout entier dans une seule nuit! Quant à la disette, vous trou-
verez, le soir, les rues pleines de malheureuses qui se prostituent pour
un morceau de pain. Cependant Carrier vit dans l'abondance , au mi-
lieu de femmes perdues , menaçant de mort quiconque ose lui par-
ler des misères publiques. Voilà ce que mon mari a vu en arrivant; il
n'a pu cacher son indignation, et on l'a fait arrêter comme suspect.
Je suis ici pour partager son sort , quel qu'il soit.
— Et avez-vous quelque espérance?
— Je ne sais; la terreur retient les lâches, et la fatigue a énervé
les courageux. On a dépensé trop de vie depuis quelques mois;
on est engourdi. Chacun renonce à combattre et attend tranquil-
lement la mort, non par bravoure, mais par torpeur; on se laisse
égorger sans se retourner môme contre le couteau. Cependant j'ai
vu déjà Philippe Tronjolly et plusieurs autres ; tant que je serai libre,
je ne désespérerai point. Un tel état de choses, d'ailleurs, ne peut
durer; il y a des douleurs qui forcent les mourans eux-mêmes à se
lever. Il faudra bien que la convention fasse justice , quand les cris
d'exécration s'élèveront de toutes parts ; plus on aura été loin , plus
le retour sera rapide et complet.
— Et cela m'épouvante encore , répondis-je avec tristesse. Tout
excès amène une réaction presque aussi funeste : qui sait ce qu'em-
454- REVUE DES DEUX MONDES.
portera le flot d'indignation et de colère qui va déborder? Quel
thème fécond pour nos ennemis ! Comme il sera facile d'attribuer aux
principes les crimes des personnes!
— Croyez-vous les hommes si aveugles, dit M""" Benoist; est-ce
d'aujourd'hui que les pirates prennent de nobles drapeaux, et ne
sait-on pas que les mauvaises passions portent toujours la cocarde
qui donne la force? Ces misérables qui maintenant noient des roya-
listes et des prêtres sont ceux qui massacraient les protestans sous
les Médicis; c'est toujours la même famille de voleurs et d'assassins.
Ce sont des hommes qui suivent toutes les grandes évolutions sociales
comme les loups cerviers suivent les armées , et auxquels les champs
de bataille appartiennent quelques heures.
— Oui ; mais tout ce que Carrier fait ici , il le fait au nom de la
liberté. On feindra de prendre ses vices pour des doctrines.
— Des doctrines! s'écria M""* Benoist; qui pourra accuser cet Au-
vergnat stupide d'en avoir eu , bon Dieu ! Mais savez-vous bien ce que
c'est que Carrier? Un chaudronnier ivre qui sort du bagne ! Il s'est
trouvé qu'il était trop ignorant et trop scélérat, même pour être pro-
cureur; il n'a jamais pu apprendre à sucer la moelle des cliens sans
les faire crier! Je me demande à chaque instant ce qu'il faut le plus
admirer de son ineptie, de son cynisme ou de sa férocité!... Il a
entendu les idéologues de la convention répéter que la France de-
vait avoir seulement sept cents habitans par lieue carrée; que, pour
établir solidement la république, il fallait prélever sur la génération ac-
tuelle deux millions de têtes ; il a appris par cœur ces calculs de quel-
ques fous féroces, et il les répète ainsi que les médecins de Mo-
lière répétaient leurs formules de purgations et de saignées. Ce n'est
point, comme Robespierre et Saint-Just, un métaphysicien impla-
cable; ce n'est même point, comme Marat, un enragé qui mord par
maladie : c'est tout simplement un bandit qui profite de sa position.
Ce qui lui plaît dans la république, ce ne sont point les principes qui
la constituent, mais les avantages qu'elle lui donne. Il l'aime comme
il aime ses vices; il la défend comme le brigand défend l'antre où il
garde son butin. Il vous parle de sa haine pour les aristocrates; mais
les aristocrates, pour lui, ce sont les riches, les muscadins, les gens
d'esprit (1). Voilà ceux qu'il désigne à la compagnie de Marat. 'Et cette
compagnie, expression complète de la pensée, savez-vous de quoi elle
(1) « Vous, mes bons sans-culottes, qui êtes dans l'indigence, tandis que d'autres sont
dans l'abondance, ne savez-vous pas que ce que possèdent les gros négocians vous appar-
tient? Il est temps que vous jouissiez à votre tour; faites-moi des dénonciations : le témoi-
LA TERREUR EN BRETAGNE. 455
se compose? De faussaires, de meurtriers (1). Lorsque Goullin et
Lamberty l'ont formée, ils ne demandaient pas à chaque nom pro-
posé : — Y a-t-il un plus chaud patriote à Nantes? mais : — N'y
a-t-il pas quelqu'un de plus scélérat?... De leurpropre aveu, ils n'ont
d'autre but que Aq fouiller les gros négocians. Ils ont décidé qu'ils
incarcéreraient successivement tous les citoyens , et qu'ils les force-
raient à se racheter. On traite tout haut , au comité , des échéan-
ces et des époques de paiement pour ces rançons. Voilà les faits (2).
Dévorée par la guerre civile et la famine , Nantes ressemble, dans
ce moment, à une de ces villes italiennes du moyen-âge, où la
peste brisait tous les liens, suspendait toutes les lois, et où quelques
bandits régnaient sans obstacle, pillant les palais et assassinant ceux
que le mal avait épargnés. L'avenir saura tout cela, et il restera bien
constant que ce sont les circonstances, non les principes de la révo-
lution, qui ont amené tant de désastres.
Je secouai la tête; mais les préoccupations personnelles de la ci-
toyenne Benoist étaient trop poignantes pour qu'elle pût continuer
long-temps une discussion générale. Elle revint à parler des moyens
de sauver son mari : je lui proposai mon entremise; elle refusa.
— Ce serait vous compromettre sans utilité , me répondit-elle;
laissez-moi agir seule d'abord, afin que je vous trouve si j'échoue.
Nous vivons dans un temps où l'on doit ménager les têtes de ses
amis, ne fût-ce que par égoïsme. J'ai ici des parens qui me sont dé-
voués; je n'ai pas voulu les voir de peur de les désigner à la persécu-
tion , et je n'aurai recours à eux qu'à la dernière extrémité. Mais
pardon ; voici l'heure où Philippe m'attend ; nous nous reverrons ce
soir.
in.
J'avais moi-même des affairés , et ce que je venais d'apprendre
m'inspira le désir de les terminer le plus promptement possible. Je
gnage de deux bons sans-culoltes me suffira pour faire rouler leurs têtes. ï> {Discours à la
réunion Vincejit la Mojitagne.)
« Incarcération de tous les gens riches et de tous les gens d'esprit. » ( Arrêté du 15 bru-
maire. )
(1) Chaux, connu par plusieurs banqueroutes, a fait incarcérer une partie de ses créan-
ciers; Bachelier, notaire décrié ; Goullin , connu , avant 1789, par ses talons rouges , s'est
couvert de tous les crimes, dont le moins criant peut-être est celui d'avoir fait mourir en
prison un bienfaiteur à qui il devait des sommes considérables ; Grandmaison , assassin dans
l'ancien régime, avait obtenu des lettres de grâce par le crédit de quelques nobles. {Mé-
moires de Philippe Tronjolly.)
(2) Ibid.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
me rendis en conséquence chez le citoyen Dufour. Je ne le trouvai
point, mais on me désigna une taverne, le Café du vrai Sans-Culotte,
où je devais le rencontrer : je m'y rendis.
C'était une salle basse et enfumée, sur les volets de laquelle le pin-
ceau du barbouilleur avait grossièrement dessiné une guillotine
coiffée du bonnet phrygien , avec ces mots qui semblaient faire épi-
gramme au-dessous : liberté , fraternité. Un vasistas entr'ouvert
laissait entendre un bruit de verres, de rires et de juremens, qui sor-
tait par bouffées, avec je ne sais quelle odeur acre et brûlante. Je
m'approchai du vitrage; mais je ne pus distinguer, à travers la va-
peur dont il était couvert, que des formes confuses qui s'agitaient en
tout sens ; il fallut se décider à entrer.
Je venais de refermer la porte, et je cherchais des yeux le citoyen
Dufour, lorsque mon nom retentit tout à coup derrière moi. Je me
détournai, et j'aperçus un homme en carmagnole qui me tendait les
deux mains; je m'avançai étonné : c'était Pinard!
Je ne l'avais point vu depuis mon premier séjour à Rennes, et la
manière dont nous nous étions quittés s'accordait peu avec ces
avances amicales; mais, que ce fût l'effet de l'ivresse ou du temps,
il paraissait avoir tout oublié. Je répondis pourtant à ses empresse-
mens avec quelque froideur : il s'en aperçut.
— Eh bien! est-ce que nous sommes encore fâchés? s'écria-t-il ;
la paix, mille dieux! la paix! et viens ici avec les amis.
Je voulus me défendre; mais il me prit de force, et, s'adressantà
une douzaine de compagnons qui buvaient avec lui :
— Holà ! vous autres ; une place pour un vrai républicain.
On se rangea , et je me vis forcé de m'asseoir. Pinard me fit donner
un verre.
— Allons, cria-t-il; Cincinnatus, déride-toi, et une rasade à la
mort des calotins.
Il fallut boire. J'éprouvais un véritable malaise, ne sachant avec
quelles gens je me trouvais, et craignant de le deviner d'après la con-
naissance que j'avais de Pinard. Il ne me tint pas, du reste, long-
temps dans l'incertitude.
— ïu es donc venu voir comment nous faisions ici nos affaires?
reprit-il en se versant du punch.
(1) Toute celle conversation est rigoureusement historique, comme le reste du rccil;
on n'invente pas de telles choses. Nous ne faisons dire à chaque personnage que ce qu'il u
réellement dit, et les pièces justificatives pourraient être apportées à l'appui de chaque fail ;
nous les avons toutes en main.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 457
Je lui expliquai rapidement ce qui m'avait amené à Nantes; mais
il ne m'écoutait pas, et buvait à petites gorgées en regardant le fond
de son verre.
— Les circonstances sont difficiles, Gincinnatus, continua-t-il avec
la gravité d'un homme ivre. Les vrais patriotes comme nous sont
soumis à de cruelles fatigues : on a beau travailler jour et nuit, il y a
tant de brigands dans les prisons, qu'on ne peut leur faire justice...
Le temps manque.
— Je crois bien, dit un petit homme à barbe rousse qui buvait de-
vant nous d'un air morose; le temps de les déshabiller, le temps de
les fusiller, le temps de les assommer!... C'est trop de temps!...
Pinard se pencha vers moi.
— C'est Ducou, me murmura-t-il à l'oreille en désignant le bu-
veur avec une complaisance caressante.
— Si ce n'était encore que le temps, reprit un autre, on tâcherait
de travailler vite; mais ce président de malheur, Tronjolly, ne veut-il
pas écouter ceux qu'il juge? cbmme s'il fallait des preuves pour faire
passer des aristocrates au rasoir national! On leur fait mettre la
tête à la fenêtre sur l'étiquette du sac.
— Celui-là est GouUin , me dit Pinard à demi-voix; c'est le meil-
leur de nous tous.
— Sais-tu si on envoie encore ce soir des brigands au château
d'Aux? demanda Ducou.
— xVu château d'Aux (Ij! répétai-je... Mais j'en viens, et je n'y ai
point vu de prisonniers.
Un éclat de rire général s'éleva.
— Fameux! s'écria Pinard; il n'a pas compris le calembour!... Le
château d'Aux, nigaud, c'est la Loire.
Je fis un geste d'horreur, qu'il prit pour un mouvement d'impa-
tience.
— Allons, dit-il avec bonté, ne te fâche pas, Cincinnatus; c'est
une farce qu'on dit aux prisonniers quand on les fait sortir pour les
passer à la baignoire nationale. Faut-il pas s'amuser? Dans les com-
mencemens, lorsqu'on les embarquait, ils croyaient que c'était pour
les conduire en Angleterre ou en Espagne; aussi Carrier appelle nos
baignades des déportations verticales! Du reste, je te conduirai uu
jour à l'entrepôt; tu verras comme nous nous y prenons pour les faire
(I) Clùteau situé près de Nantes, et dont le nom donna occasion à cet horrible calembour
que l'on répétait sans cesse aux prisonniers.
458 REVUE DES DEUX MONDES.
boire à la tasse des calotins. En attendant, ton verre; eh bien! Lam-
berty, que diable fais-tu là avec tes paperasses, au lieu de boire?....
— Je regarde qui j'ai à pincer ce soir.
— Tu as une liste de suspects?
— Pardieu! le comité ne vient-il pas de porter un arrêt contre
ceux qui ont cherché à interrompre le cours de la justice révolution-
naire, en sollicitant pour leurs parens (1) ?
— Y eu a-t-il beaucoup?
— Une bande de noms que je ne connais pas,.. Jeanne Papin,
Pierre Fourant, la citoyenne Benoist, de Rennes...
Je m'étais levé pour partir ; ce nom m'arrêta court.
— C'est un gibier qui peut s'échapper, continua Lamberty en re-
pliant sa liste; faut que j'y aille sur-le-champ.
— Au diable! s'écria Pinard; si tu ne retrouves plus ceux-là, tu en
prendras d'autres. Repose-toi, mille tonnerres! Je veux que tu
fasses la connaissance de Cincinnatus...
— Le citoyen a l'air lui-même de se disposer à partir, dit Lam-
berty.
— Je reste, répondis-je en me rasseyant.
— Tu vois ; si tu nous quittes, tu n'es pas un vrai sans-culotte.
Lamberty résista encore quelques instans , et finit par se laisser
persuader. J'avais compris sur-le-champ que le seul moyen de sauver
la citoyenne Benoist était de l'avertir pendant que je retiendrais à
table les gens chargés de l'arrêter. J'exprimai en conséquence la ré-
solution de demeurer, objectant seulement un rendez-vous d'affaires
donné à mon hôtellerie. Pinard me proposa lui-même d'envoyer un
mot pour qu'on n'eût point à m'attendre; j'adoptai l'expédient, et
j'écrivis au crayon, sur le coin même de la table, le billet suivant :
« Cachez-vous en lieu sûr, sans perdre de temps ; on vous cherche
pour vous arrêter. Vos amis veilleront au sort de votre mari ; mais
songez que votre arrestation leur rendrait sa délivrance plus difficile.
Ils auraient deux têtes à préserver au lieu d'une ! »
Je ne signai point; la citoyenne Benoist connaissait mon écriture.
Le billet cacheté, je cherchai quelqu'un pour le porter; je ne pus
trouver qu'une petite mendiante qui se tenait à la porte du café.
L'enfant parti, je revins m'asseoir près de Pinard.
— Depuis quand es-tu ici , citoyen? me demanda Goulhn.
— Depuis quelques heures seulement.
^1) Ordre du 2 nivôse, signé Grandmaison.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 459
— Alors tu n'as pu savoir encore ce qui se passe Les vrais
montagnards sont les maîtres partout , et nous marchons ici sur les
cadavres et sur les jolies femmes.
— Il faut faire au citoyen les honneurs du pays, dit le petit homme
à barbe rouge Lamberty, tu l'amèneras à l'entrepôt, pour qu'il
choisisse une brigande à son goût.
— A moins, observa Goullin , que le citoyen ne soit comme Pinard ,
qui s'intitule rennemi des femmes, et ne les trouve bonnes qu'à tuer.
Pinard allait répondre , lorsque la porte s'ouvrit ; six nouveaux
sans-culottes entrèrent.
— Tiens, c'est Chaux et les autres, dit Lamberty.
— Enfin , s'écria Ducou , c'est pas malheureux ; je vous croyais en
mission extraordinaire.
— C'est ce gueux de comité qui nous a retenus , répondit Chaux ;
j'enrageais en pensant que vous étiez ici. Aussi, j'aurais donné la
tête de mon père pour en finir.
— Sans compter, reprit une espèce de géant qui se trouvait parmi
les nouveau-venus, qu'on leur avait confié huit prisonniers à recon-
duire à l'entrepôt...
— Eh bien?
— Eh bien! ma foi! c'était trop loin. Je leur ai conseillé de sabrer
cette canaille pour en avoir fini plus tôt; je les ai même aidés.... Ce
sera de la besogne de moins pour vous , mes Romains.
— Diable d'Héron! s'écria Lamberty en frappant la table du
poing; il a toujours de ces expédiens.
— Ça m'a , du reste , valu un ornement militaire , ajouta le géant
en se décoiffant. Regarde.
— Qu'est-ce que c'est que ça?
— Ça , mon cher, c'est la vraie cocarde d'un patriote... une oreille
de brigand que j'ai clouée à mon chapeau.
— Vous verrez , s'écria Chaux , qu'en sa qualité d'inspecteur des
vivres, il finira par nous faire manger du Vendéen en guise de bœuf
salé.
— Pourquoi pas?... Un chirurgien de mes amis a bien proposé à la
convention de tanner les peaux des ennemis pour en faire des cu-
lottes à nos grenadiers... Mais voyons, n'y a-t-il point là une place et
un verre pour moi?
On se rangea, et les nouveau-venus s'attablèrent près de nous.
Jusqu'alors j'avais tout écouté dans une sorte de stupeur et d'é-
pouvante. J'aurais voulu me lever et fuir, et je ne sais quel instinct de
4.60 REVUE DES DEUX MONDES.
curiosité mêlé d'horreur me retenait. J'étais là comme dans un antre
de bêtes fauves qui rugissaient autour de moi. Il me semblait, par
instans, que j'étais le jouet d'un rêve insensé. Le retour de l'enfant
que j'avais envoyé à l'hôtellerie m'arracha à cette torpeur. Elle avait
remis mon billet à M"'' Benoist elle-même. Cette nouvelle me ras-
sura , et , profitant du tumulte produit par l'arrivée de nouveaux com-
pagnons, et de l'ivresse toujours croissante de Pinard , je m'échappai
sans être aperçu.
Je n'essaierai point de dire ce que j'éprouvai en me retrouvant
seul. Tout ce que je venais d'entendre bourdonnait encore à mes
oreilles; je ne me sentais ni marcher, ni vivre; j'étais comme un
homme qui vient de fuir une caverne d'assassins, et qui n'a plus con-
science du monde , ni de lui-même. La nuit entière se passa dans
la fièvre; enfin, vers le matin, mon imagination s'apaisa, et je m'en-
dormis.
Je fus réveillé par l'hôtesse , qui m'apportait une lettre. M""" Be-
noist me remerciait de mon avertissement , en m'annonçant qu'elle
était en sûreté. Elle me conjurait de tout faire pour sauver son mari ,
m'indiquant les personnes qu'elle avait déjà vues et sur l'appui des-
quelles elle comptait. Cette lettre me ranima en me donnant un
devoir à remplir. Je résolus de mériter la confiance qui m'était accor-
dée, quelque danger qu'il fallût courir. Cependant, comme j'ignorais
quels moyens pouvaient réussir, je me rendis chez Dufour, que je
trouvai cette fois. J'avais en lui toute confiance; je lui racontai ce
qui s'était passé et lui demandai conseil.
— Comment donner un conseil , me répondit-il , à une époque où
toutes les prévisions de la prudence et de la raison vous trompent ,
où vous êtes sauvé par ce qui devrait vous perdre , perdu par ce qui
devrait vous sauver!... Le citoyen Benoist lui-même n'a-t-il aucun
moyen de détourner le coup qui le menace? Il faudrait le voir, l'in-
terroger.
— Mais comment?
— Je connais le geôlier Lagueze ; il nous laisserait peut-être com-
muniquer avec le prisonnier.
— Allons tout de suite alors.
— Allons.
Nous nous dirigeâmes ensemble vers le Bouffai. En arrivant, j'aper-
çus la place couverte d'une foule de gens assis qui mangeaient, tra-
vaillaient ou causaient tranquillement. Il y avait, comme dans nos
églises, des bancs sur lesquels étaient écrits des noms, d'autres
LA TERREDR EN BRETAGNE. 461
qu'on louait à l'heure. L'échafaud se dressait au milieu, sur une im-
mense cuve recouverte d'un prélat (1) rougeâtre. Mon compagnon
m'apprit que c'était un perfectionnement dû aux réclamations des
habitans dont les boutiques étaient auparavant inondées de sang.
— Tu le vois, me dit-il, c'est ici le lieu de réunion et de cau-
serie; on fait cercle autour de la guillotine ; on y vient en famille !...
Les femmes y apportent leur ouvrage comme pour une visite de voi-
sinage , les bonnes y conduisent les enfans qu'elles doivent promener.
Ce n'est pas la vengeance qu'on vient chercher ici, mais l'émotion;
c'est le cirque où le peuple souverain regarde les chrétiens mourir,
ïu entendras applaudir ceux qui marchent fièrement vers l'échelle, et
siffler ceux qui tremblent. A part un petit nombre, il n'y a dans cette
foule ni haines, ni colères violentes; ce sont moins des ennemis que
des connaisseurs qui viennent juger, ou des curieux qui s'amusent.
Psous étions arrivés à la prison; on consentit sans trop de peine à
nous conduire au cachot du citoyen Benoist. Nous suivîmes le geôlier
à travers un long corridor obscur. On entendait des deux côtés un
murmure de voix et des gémissemens confus ; enfin Lagueze nous
ouvrit une porte en nous disant : — C'est là.
Je voulus entrer, mais une bouffée de vapeurs fétides m'enveloppa
tout à coup, et, me sentant défaillir, je m'appuyai au mur. Dufour
me prit par le bras en me proposant de redescendre; je refusai , et
je m'avançai en chancelant. Tout flottait devant mes yeux comme
dans un rêve; j'aperçus vaguement, étendus à terre et sur une couche
de paille, des hommes, des femmes, des enfans; ils me semblèrent
immobiles... Cependant, en arrivant au bout de la salle, j'en vis
quelques-uns qui remuaient. Un air plus pur pénétrait par une fenê-
tre à demi murée. Je me sentis ranimer.
Dans ce même moment, je reconnus Benoist, et je courus à lui.
— Est-ce pour moi que vous venez? nous demanda-t-il.
Je lui répondis affirmativement; il s'informa de sa femme; je lui
racontai ce qui s'était passé. En apprenant qu'elle avait failli être ar-
rêtée, il poussa un cri.
— Fais-la partir, me dit-il; au nom du ciel, qu'elle quitte Nantes.
On pourrait la découvrir, et tu ne sais point ce que sont les cachots de
Carrier... Regarde, ajouta-t-il en montrant la longue rangée de corps
immobiles que j'avais déjà remarquée , il n'y a plus ici que quatre
(1) On appelle ainsi, en marine, un grand carré de loile goudronnée.
TOME XVII. 30
462 REVUE DES DEUX 5I0NDES.
vivans! Là, sur la litière de paille, toutes les places sont prises par
des morts!.,.. Eh bien ! ceux qui arriveront ce soir ou demain cou-
cheront sur ces morts, et serviront eux-mêmes, dans quelques jours,
de lits à de nouveaux venus. On superpose ainsi de la pourriture hu-
maine jusqu'à ce que les geôliers ne puissent plus ouvrir les cachots
sans mourir. Ceux qui enlevaient autrefois les cadavres s'y refusent
maintenant, sachant qu'on ne peut y toucher sans gagner le mal qui
les a tués. Il y a quelque temps, quarante prisonniers acceptèrent
pourtant cette périlleuse tâche en échange de leur liberté; trente
ont péri , et, une fois les prisons purgées, on a guillotiné le reste (1) !
Vous n'ignorez pas ce qu'on a dit de notre insolence au comité. A en
croire la compaynie Marat, nous nageons dans les richesses, nous fou-
lons aux pieds les alimens qui nous sont fournis, tandis que les vrais
patriotes meurent de faim ! Or, savez-vous quelle est notre nourri-
ture?... Une demi-livre de pain mêlé de paille et une demi-livre de
riz que l'on refuse de nous cuire!.. Encore a-t-on oublié pendant
deux jours de nous les distribuer. On nous vend l'eau dont nous avons
besoin ; des enfans sont morts de soif et de faim sous mes yeux.
— Et il n'existe aucun moyen de délivrance? demandai-je.
— Aucun. Les femmes qui sont belles croient échapper à la mort
en se Uvrant à Carrier; mais sa couche, comme celle de Cléopàtre,
ne confie ses secrets que pour une nuit , et la Loire engloutit tout le
lendemain. Reste donc la prostitution, qui n'est guère plus sûre...
Les prisons de Nantes sont devenues des espèces de bazars où quel-
ques vieilles femmes ont acheté le droit de venir recruter pour leur
hideuse industrie. Le succès leur est facile, car la peur est encore plus
corruptrice que l'or; elles tentent l'honneur des jeunes filles en leur
proposant la vie , mais le plus souvent elles ne les délivrent que pour
peu de temps, et, une fois qu'elles ont flétri la fleur de leur beauté,
elles les rendent aux bourreaux qui les tuent... Du reste, à quoi bon
vous révéler tous'ces crimes? ajouta Benoist en voyant l'horreur dont
nous étions saisis. Quand les hommes s'abandonnent eux-mêmes , ils
méritent d'être livrés aux assassins ; chacun doit subir la peine de la
lâcheté de tous. Quant a moi , j'attends tranquillement le coup qui
me frappera.
— J'espère que nous t'y déroberons, répondis-je. Le hasard m'a
fait retrouver ici un homme qui vit dans la familiarité des bourreaux
et dont l'entremise pourra nous être utile.
(1) Déposition de Thomas dans le procès de Carrier.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 463
Je lui racontai alors la rencontre de Pinard et les offres de service
qu'il m'avait faites : il secoua la tête.
— N'y compte point , me répondit-il ; ces hommes aiment le mal
pour lui-même et ne l'empêchent jamais ; la victime qu'on leur re-
commande est d'habitude la première qu'ils immolent.
Dufour approuva par un geste.
— Solliciter la délivrance de son ami , c'est le rappeler aux bour-
reaux , me dit-il.
— Mais, si je ne la sollicite pas, son nom se trouvera peut-être sur
la prochaine liste; aujourd'hui ou demain il peut être appelé...
— Qu'il ne réponde pas.
Je regardai Dufour avec étonnement.
— Savent-ils seulement ce qu'ils tuent? continua-t-il en haussant
les épaules ; nos prisons sont des parcs de bétail où l'on prend au
hasard. Si un prisonnier ne se trouve point au moment de l'appel,
les noyeurs passent plus loin (car l'heure de la marée les presse), et le
lendemain ils l'ont oublié. Un tel moyen de salut te paraît extraordi-
naire, impossible peut-être; mais , de nos jours , il n'y a que l'extraor-
dinaire de vraisemblable et que le vraisemblable d'impossible. Ce
qu'il faut maintenant pour sauver un homme, ce n'est ni le bon droit,
ni le dévouement, ni le courage, mais le hasard d'un nom mal écrit
ou d'une liste emportée par le vent : notre vie et notre mort ^ à tous,
ne relève point de causes plus hautes.
Benoist confirma la vérité de ces observations en nous citant un
compagnon d'infortune qui avait échappé ainsi ; je l'engageai alors
à tout essayer pour se soustraire aux recherches , si son nom était
appelé, tandis que , de mon côté, j'emploierais tous les moyens d'ob-
tenir son élargissement.
Lagueze vint alors nous avertir qu'il était temps de nous retirer.
J'embrassai Benoist, et nous sortîmes.
IV.
Je venais de quitter le citoyen Dufour, lorsque je rencontrai Pinard
et Goullin qui m'accostèrent; ils allaient dîner chez le représentant
et me proposèrent de m'y mener. Je refusai d'abord , mais ils me
pressèrent ; je réfléchis que le hasard pourrait me fournir, dans cette
visite , l'occasion d'être utile à Benoist , et j'hésitai.
30.
464 REVUE DES DEUX MONDES.
— Viens, me dit Goullin ; présenté par nous, tu seras bien reçu, et
tu verras la citoyenne Caron.
— La maîtresse de Carrier?
— Oui, une syrène qui vous ferait marcher sur la tête.
J'acceptai : Carrier demeurait alors à l'extrémité de Richebourg ;
sa maison était gardée avec soin , et il fallut nous faire reconnaître
pour que la sentinelle nous permît d'entrer. Nous trouvâmes le repré-
sentant sur le palier avec une jeune fille en larmes qui le suppliait.
— Tu aimes les aristocrates, disait-il ; moi, j'aime les jolies femmes;
je t'ai dit à quelle condition ton frère sortirait de prison : complai-
sance pour complaisance !
En parlant ainsi, il voulut lui prendre les mains; la jeune fille
recula.
— Je ne veux pas d'un malheur en faire deux , dit-elle avec un
noble désespoir.
— Alors va au diable , s'écria brutalement Carrier ; aussi bien je
n'aime pas les blondes.
Nous arrivions dans ce moment.
— Tiens! s'écria Goullin, c'est la petite Brevet; vient-elle encore
demander la permission de porter du pain à son frère?
— Hélas ! accordez-moi au moins cette grâce , dit-elle en se retour-
nant, les mains jointes, vers Carrier.
— Au fait, continua Goullin, donne-lui cette permission; il est
juste que son frère mange aujourd'hui; hier, il a assez bu....
La jeune fille releva la tête avec un cri ; Goullin et Pinard écla-
tèrent de rire.
— Est-ce vrai? balbutia-t-elle éperdue.... Michel!... vous l'avez
noyé?...
— Puisque je t'offrais sa grâce , imbécile ! dit Carrier en haussant
les épaules.
Elle poussa un cri et tendit les bras pour chercher un appui. Je
voulus la soutenir, mais Carrier me retint.
— Qu'on jette dehors cette bégueule, dit-il, et que la sentinelle
passe sa baïonnette au travers du ventre de tous ceux qui auront quel-
que chose à me demander; je ferme la boutique pour aujourd'hui.
A ces mots, il nous fit entrer au salon , où je trouvai la plupart de
ceux que j'avais déjà vus au Café chc vrai Sans-Culotte. Je fus alors
présenté à Carrier.
— Est-ce un patriote solide? demanda-t-il en arrêtant sur moi ses
LA TERREUR EN BRETAGNE. 465
yeux hagards ; tu sais qu'il ne nous faut ici , comme dit Goullin , que
des républicains capables de boire un verre de sang.
Pinard se porta fort de mes principes.
— Alors qu'il soit des nôtres, répondit Carrier.
Et, prenant à part mes deux introducteurs, il se mit à causer con-
fidentiellement avec eux. Je profitai de cet instant pour le regarder
avec attention. C'était un homme d'environ trente-cinq ans, d'une
taille élevée, mais gauche. Sa chevelure noire, collée aux tempes,
tranchait durement sur un visage olivâtre; son front était bas ; ses yeux
ronds et inquiets; son nez recourbé, ses lèvres invisibles. Quoiqu'il
eût l'apparence de la force, il y avait dans tout son être je ne sais quoi
de précautionneux et de lâche que la brutalité des manières cachait
mal. De quelque côté qu'on le regardât, il semblait se montrer de
profil; l'ancien homme de loi se devinait encore dans le bourreau.
Ou vint nous avertir que le dîner était servi , et nous passâmes
dans la pièce voisine; plusieurs femmes s'y trouvaient déjà. Pinard
me désigna les deux favorites du représentant , M"^ Le Normand
et Angélique Caron.
Cette dernière me frappa : j'avais vu peu de femmes aussi belles,
aucune du moins ne m'avait paru aussi séduisante. Il y avait dans
son regard une volupté avide, mais ingénieuse, dans ses mouvemens
une sorte de souplesse harmonieuse et pour ainsi dire cadencée. En
oubliant ses devoirs, elle avait du moins respecté ses grâces ; on sentait
qu'elle aimait encore sa beauté, cette dernière religion des femmes.
II y avait entre elle et les êtres qui l'entouraient , tout l'intervalle de
l'ange tombé à Caliban. A la voir, au milieu de ces brutes à faces
d'hommes, avec sa distinction naturelle, que le vice lui-même n'avait
pu faire grimacer, on eût dit une marquise de la régence, soupant
par caprice avec des valets de potence.
Je ne sais si elle remarqua l'espèce d'admiration étonnée que sa
présence me causait , ou si elle devina en moi une nature moins
grossière, mais je me trouvais assis près d'elle à table, et ses préve-
nances établirent bientôt une sorte de familiarité entre nous. La
conversation d'Angélique Caron était vive , originale et mobile; c'é-
tait un de ces esprits pour ainsi dire fluides, qui pénètrent partout
comme l'eau , mais qui manquent aussi comme elle de forme et de
solidité; natures d'autant plus dangereuses , qu'elles plongent dans
la corruption sans crises, et qu'on les condamne sans pouvoir les
haïr. Notre entretien suivi à demi-voix , au milieu des déclamations
furieuses, des cris et des blasphèmes des convives , ne pouvait man-
466 REVUE DES DEUX MONDES.
quer de prendre insensiblement un caractère d'intimité. L'étrangeté
de notre position , la rareté d'une causerie paisible à cette époque ,
des habitudes élégantes suspendues, mais non oubliées, donnaient
d'ailleurs à cet entretien un charme qui nous entraîna tous deux.
La vie infâme que menait Angélique Caron ne lui avait pas tout
enlevé , et elle savait encore comprendre ce qu'elle n'était plus ca-
pable de faire.
Il est rare , du reste , qu'il n'en soit pas ainsi pour les femmes
perdues. Il y a presque toujours plus d'emportement ou de hasard
dans leur corruption que datis la nôtre; chez elles, le mal arrive
droit au cœur sans avoir fdtré par l'esprit. Par cela même que leur
chute est plus profonde, elles ne la calculent pas ; elles la font d'un
saut et en fermant les yeux. Les hommes, au contraire, savent
se donner les raisons du mal , et descendre dans le vice par une pente
philosophique. Sans doute, arrivés au fond , le retour est également
impossible pour tous deux; mais l'un est descendu dans la plaine gra-
duellement , et ne songe même plus à la montagne qu'il a quittée,
tandis que, précipitée subitement, la femme lève encore les yeux
quelquefois vers la hauteur d'où elle est tombée. Ce n'est point un
remords, mais un souvenir; elle ne veut pas être meilleure, mais elle
se plaît à penser qu'elle l'a été, comme nous aimons à nous rappeler,
malgré notre incrédulité de l'âge mûr, les naïves dévotions de notre
enfance.
Quelque chose de semblable se passait sans doute dans le cœur d' An-
géhque Caron , car elle me parla avec une sensibilité sincère de son
enfance, de ses goûts, de ses rêves d'alors. Elle prononça ainsi, par
hasard, le nom du couvent où elle avait passé ses premières années,
c'était celui de M™" Benoist ! Je lui parlai de Rose Boivin ; elle se la
rappelait. J'allais profiter de cette découverte inattendue, lorsqu'on
se leva de table. Heureusement qu'échauffés par le repas , les amis
de Carrier continuaient à discuter sans prendre garde à nous ; je les
laissai passer dans le salon, et je m'approchai de la fenêtre. Angé-
lique m'y rejoignit.
— Ces débats vous fatiguent , me dit-elle , en cessant tout à coup
de me tutoyer.
— Je ne les évite pas toujours , répondis-je; mais ici il y a pru-
dence.
— Nous vivons dans une fournaise , me répondit-elle ; l'énergie
devient du délire, l'indignation de la rage. Au fond de votre Breta-
gne vous ne savez pas jusqu'à quel point les ennemis de la républi-
LA TERREUR EN BRETAGNE. 467
que se sont montrés lâches et cruels; vous ne pouvez pas les haïr
comme nous.
— Je hais ceux qui ont été cruels et lâches ; mais tant d'innocens
sont aujourd'hui confondus avec les coupables !
— Les devoirs de ceux qui tiennent le pouvoir sont terribles.
— Leur rigueur ne peut-elle jamais fléchir ?
— Elle est nécessaire.
— Il est pourtant ici une voix qui obtient toujours merci , à ce
qu'on assure , et qui aime sans doute à l'obtenir.
Angélique me regarda et me dit :
— Qui voulez-vous sauver?
— Un patriote sincère.
— Nos amis le sont tous, dit-elle en souriant.
— Le mari d'une de vos compagnes, ajoutai-je , de celle que vous
nommiez tout à l'heure.
— De Rose Boivin?
— D'elle-même.
— Vous l'appelez?...
— Le citoyen Benoist.
— Demain, j'en parlerai à Carrier, dit-elle vivement.
— Demain , peut-être , il sera trop tard.
Elle réfléchit.
— Que puis-je faire? reprit-elle après un silence; maintenant ils
sont tous là; ma demande serait sûrement repoussée!... Même, en
choisissant l'instant, elle le sera peut-être....
J'allais insister, lorsqu'on vint l'appeler de la part de Carrier.
— J'y penserai , dit-elle en me quittant....
Je craignais que mon absence n'eût été remarquée , et je rejoignis
les invités. Le nombre s'en était singulièrement accru. Il y avait plu-
sieurs généraux en épaulettes de laine, selon l'usage du temps, des
membres du département en sabots, des juges du tribunal révolution-
naire sans gilet et sans cravate. La plupart fumaient, jouaient ou
buvaient. Quelques-uns poursuivaient des femmes à demi nues , qui
leur échappaient en riant; on n'entendait que juremens, cliquetis de
verres, chants obscènes et bruits de baisers; on eût dit un musico
d'Amsterdam. Au milieu de ce tumulte , une femme laide et re-
vèche tricotait seule dans un coin. Je demandai son nom.
— C'est l'épouse du représentant , me répondit Pinard ; un véri-
table hérisson. Si j'étais Carrier, il y a long-temps que je m'en serais
débarrassé ; mais elle lui fait , à ce qu'il dit , l'effet d'un dindon qui
^68 REVUE DES DEUX MONDES.
tricote. Il la garde en mue sans s'en apercevoir. A propos, où est-il
donc Carrier? avec la citoyenne Caron, je parie!... Qu'est-ce que je
disais? les voilà tous deux....
Le représentant venait, en effet, d'entrer en tenant par la taille
Angélique , qui , vêtue d'une simple tunique et à demi renversée dans
ses bras , semblait appeler ses baisers.
J'éprouvai, à cette vue, un sentiment de surprise et de dégoût
invincibles. Cela était-il possible !... Cette femme que j'avais trouvée
tout à l'heure si belle, si distinguée, et qui m'avait fait douter un
instant des accusations portées contre elle, était moins qu'une cour-
tisane, c'était la femelle de ce tigre laid et poltron, qui n'avait ja-
mais déchiré que des hommes désarmés! Sa beauté elle-même me
parut flétrie. Voyant qu'elle venait de mon côté, je me rangeai pour
ne point me trouver sur son passage; mais elle m'aperçut, rougit
légèrement; et , quittant le bras de son amant, qui parlait à Lamberty,
elle passa près de moi sans me regarder, s'arrêta , en ayant l'air d'at-
tendre Carrier, et me glissa dans la main un papier. Je fis un mou-
vement.
— Prenez, murmura-t-elle mais qu'il quitte Nantes sur-le-
champ... C'est une signature surprise...
Et, sans attendre de réponse, elle disparut dans la foule.
V.
Lorsque j'arrivai à mon auberge, on me dit que quelqu'un m'at-
tendait dans ma chambre; j'y montai; c'était M""^ Benoist.
— Quelle imprudence! m'écriai-je.
— Mon mari est perdu , dit-elle.
— Il est sauvé!
— Comment cela?
— J'ai sa grâce signée de Carrier.
— Est-ce possible?
— La voilà.
— Mais son nom est sur la liste des prisonniers qui doivent périr
ce soir.
— Qui vous l'a dit?
— Philippe ïronjolly.
— Courons à la prison.
— Je vous suis.
LA TERREUR EN BRETAGNE. 469
— Y pensez-vous? si l'on vous reconnaît....
— Je le veux , je le veux, s'écria-t-elle; venez.
Nous trouvâmes , au bas de l'escalier du Bouffai , des gens armés
qui nous empochèrent de passer.
— Qu'y a-t-il? demandai-je.
— Des prisonniers qu'on mène baigner, répondit un sergent.
M""" Benoist jeta un cri.
— Ne craignez rien, lui dis-je d'une voix mal assurée, il est averti
et se sera caché.
Mais elle ne m'écoutait point.
— Ils ne peuvent le faire périr, puisque j'ai sa grâce, criait-elle,
laissez-moi passer.
— Arrière ! dit le sergent.
— Je veux leur parler.
— Au diable!
— Je vous en conjure.
— On ne passe pas.
— Je veux passer, moi , s'écria-t-elle , et elle essaya de percer les
rangs des soldats. Je la retins.
— Attendez, lui dis-je; avant de leur parler, il faut au moins nous
assurer qu'il fait partie des victimes : tout débat maintenant serait
dangereux et peut-être inutile.
En ce moment les prisonniers commençaient à descendre le grand
escaher entre deux haies de soldats; ils étaient presque nus, et cha-
que femme était liée à un homme. Il y avait des jeunes filles chez
qui l'instinct de la pudeur survivait encore, et qui baissaient la tète;
des vieillards qui trébuchaient à chaque pas; des enfans dépassant à
peine les genoux des bourreaux, et qui pleuraient! Tous descen-
daient lentement le grand escalier avec des gémissemens sourds ou
des prières interrompues. Une odeur de cadavre, la môme que j'avais
respirée dans la prison, les devançait! Des torches agitées au milieu
des piques et des baïonnettes éclairaient de loin en loin ce spectacle
inoui !
Les premiers commencèrent à défiler devant nous. Je tenais la
main de M""' Benoist, qui regardait béante et éperdue; tout à coup
elle fit un mouvement, je me penchai...
— Ce n'est pas lui , me dit-elle.
Les prisonniers passaient toujours. Il y avait des femmes qui le-
vaient leurs nourrissons dans leurs bras , criant :
— Une mère , une mère pour mon pauvre enfant !...
570 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelquefois alors deux mains s'avançaient entre les baïonnettes ,
la mère jetait son fils, et continuait sans savoir même à qui elle l'a-
vait légué ! Je ne sais combien de temps il en passa ainsi ! . . . Lorsque le
dernier eut disparu, M"* Benoist poussa un cri de joie.
— Il n'y est point , me dit-elle , venez.
— Laissons d'abord passer ces gens.
En effet, Robin (1) et ses compagnons descendaient du Bouffai ,
portant des mannequins chargés d'objets précieux enlevés aux mal-
heureux qui allaient périr. Nous nous retirâmes dans l'ombre pour
qu'ils ne pussent nous voir. Les hommes armés s'étaient dirigés vers
la Loire, et l'on voyait briller les torches au milieu du fleuve; bientôt
des coups de hache retentirent Un cri terrible s'éleva et mourut
presque aussitôt.... Les torches avaient disparu!...
L'escalier était libre, nous montâmes en courant à la prison. Je
présentai le papier au geôlier.
— Le citoyen Benoist, dit-il ; il est mort sans doute, car on l'a ap-
pelé tout à l'heure sans pouvoir le trouver.
M"'' Benoist et moi nous échangeâmes un regard.
— Conduisez-moi à son cachot , dit-elle , je veux le chercher.
Je la laissai monter avec Lagueze; elle reparut bientôt accompa-
gnée de Benoist. Nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
Une heure après, ils avaient tous deux quitté Nantes, et je faisais
moi-même mes préparatifs de départ.
E. SOUVESTRE.
(î) Un des chefs des noyeurs.
HISTOIRE
DES
CLASSES OUVRIERES
ET DES CLASSES BOURGEOISES,
PAR M. «RADIER DE CASSAGJVAC.
S'il est un genre de littérature dont on ait de nos jours étrangement abusé,
c'est, sans doute, l'histoire. Des esprits aventureux et hardis y ont cherché
les systèmes les plus extravagans , les idées les plus bizarres , et telle qu'une
pythonisse mercenaire, l'histoire a paru rendre tous les oracles que lui de-
mandaient ces faux prêtres. L'histoire se ferait-elle donc parfois complice de
l'erreur.^ ou bien ses dépositions seraient-elles si équivoques, que chacun pût
les expliquer au gré de sa fantaisie? Loin de là : il n'est pas de témoin plus
véridique et plus incorruptible. Mais souvent l'histoire se tait; et quand elle
s'obstine à garder le silence, on ne doit Tinterroger que par de timides con-
jectures, sous peine d'instruire sans preuves le procès du passé. Souvent
aussi, lorsque l'histoire parle, ses réponses, comme celles de la sibylle du
poète , se trouvent dispersées sur des milliers de feuilles volantes , et alors
on doit indispensablement réunir les élémens épars de la réponse, sous
peine de ne la jamais comprendre ou de l'interpréter faussement. Or, il existe
aujourd'hui des écrivains qui, sans se préoccuper de cette nécessité de'do-
cumens positifs, ou sans se mettre en peine de savoir si les témoignages[qu'iIa
W2 REVUE DES DEUX MONDES.
invoquent ne sont pas contredits, remplacent hardiment la réalité par la fic-
tion, ou donnent avec confiance un fait isolé pour l'expression complète et
absolue de la vérité.
La faute en est, il faut bien le dire, pour la majeure part, à la critique.
Au lieu de prendre en main les droits de la justice , de la vérité , du bon sens,
de la raison , et de poursuivre impitoyablement tous ceux qui cherchent à y
porter atteinte, elle est devenue frivole, indifférente, complimenteuse et
presque toujours passionnée, quand elle a voulu être sérieuse. Cependant le
désordre s'est propagé avec une effrayante rapidité, le talent a méconnu les
règles, la médiocrité son impuissance, et le lecteur, privé de guide, a dis-
pensé sans choix ses sympathies et ses répugnances, son admiration et son
dédain. Qu'on ne s'imagine pas, en effet, qu'une critique sévère et éclairée
n'eût exercé aucune action. Aux époques mêmes où sa voix est le moins écou-
tée, elle est toujours entendue d'un grand nombre, et finit infailliblement
par dominer. Toutefois , nous ne pensons pas que la critique doive s'armer
d'une égale rigueur contre tous : il faut même, selon nous, que dans beau-
coup de cas, si elle veut être juste sans dureté, une double considération
dirige ses jugemens , et qu'en appréciant les résultats de l'ouvrage , elle ne
perde pas de vue les intentions de l'auteur. Ainsi, pour nous en tenir aux
écrivains que nous avons déjà signalés , il en est parmi eux qui sont inoffen-
sifs et qui ont pu être de bonne foi ; à ceux-là , sans doute , la critique doit
ses conseils et de l'indulgence. Dans cette catégorie, je range les écrivains
qui , par une méprise de vocation , ont transporté la poésie dans le domaine
de l'histoire. Ici, en effet, le lecteur qui rencontre à chaque pas des asser-
tions sans preuves, mais quelquefois vraisemblables, des faits sans relation,
mais ingénieusement groupés, des conséquences forcées, mais tirées avec
esprit, est suffisamment averti que l'imagination a eu la plus grande part à
l'œuvre, et dès-lors il ne doit lui demander à peu près que ce qu'il demande à
la fiction. Il est d'autres écrivains, au contraire, dont l'infiuence est nuisible et
qui exploitent sciemment l'erreur à leur profit. A ceux-là , point de conseils,
ils seraient inutiles: la vérité sans ménagemens, non pour les convertir,
mais pour ruiner leur crédit. Dans cette catégorie je range les écrivains qui ,
après s'être annoncés avec l'appareil imposant des méditations profondes et
des études sérieuses, trahissent la confiance qu'ils avaient inspirée. Ici, en
effet, le lecteur a pu être d'autant plus aisément troiupé que l'affirmation lui
paraissait plus grave et plus sincère, et l'auteur n'a pour excuse, ni l'en-
traînement de la chaleur poétique , ni les fantaisies de l'imagination ; il y a
eu de sa part calcul, préméditation. De pareils charlatans ne sont pas rares
par le temps qui court, et grâce d'une part à la facilité du succès et de l'autre
à l'assurance de l'impunité , le nombre s'en augmente chaque jour. Ce n'est
pas tout : cette coupable faiblesse de la critique n'a pas seulement pour effet
d'enhardir l'ignorance présomptueuse ; elle décourage encore le mérite mo-
deste et consciencieux, elle le distrait des longs travaux, des vastes pensées,
et, en prodiguant, sinon la gloire, du moins la réputation, elle peut lui faire
CRITIQUE HISTORIQUE. 473
Craindre de s'être engagé dans une fausse route et l'amener presque à douter
de lui-même.
Cette profession de foi un peu solennelle peut-être pour servir de préam-
bule à l'examen que j'entreprends, m'a paru cependant nécessaire pour mon-
trer au lecteur comment j'entends les devoirs de la critique et pour l'éclairer
en même temps sur mes véritables intentions.
Parmi les jeunes écrivains qui se sont posés sous les yeux du public dans
une attitude sérieuse et réflécbie , il faut compter M. Granier de Cassagnac.
Dédaignant les routes battues et les sujets vulgaires, M. Granier de Cassa-
gnac s'est pris à une question d'histoire entièrement neuve et de la plus haute
portée. Il ne s'agit, en effet, cette fois, ni de chercher l'origine des peuples
ou la filiation des races, ni de renverser la certitude historique des âges pri-
mitifs pour y substituer des mythes ou des épopées, toutes questions agitées
depuis long-temps, mais d'expliquer les mystères de la hiérarchie sociale,
de remonter à l'établissement de la supériorité et de la dépendance , et de
suivre ces deux grands faits à travers les siècles , en déterminant les rapports
qu'ils ont engendrés et en analysant dans leurs causes, ainsi que dans leurs
résultats, les différentes classes qu'ils ont tour à tour constituées. La thèse
est donc aussi vaste qu'élevée, et demande, dans celui qui la soutient, un
jugement ferme, une critique sûre, un esprit pénétrant et un savoir presque
sans bornes. Ce ne sera pas trop dire, si l'on ajoute que IM. de Cassagnac,
non content de distribuer les personnes en catégories, a essayé encore de
parquer les intelligences et de tracer la limite au-delà de laquelle, dans cer-
taines conditions de l'ordre social antique, il leur était interdit de s'avancer.
L'auteur nous apprend , dans sa préface , comment il fut conduit à traiter ce
sujet. En parcourant le domaine de l'histoire, il ne tarda pas à s'apercevoir
que ce domaine était encore inculte et presque partout en friche. L'histoire lui
parut, c'est la comparaison dont il aime à se servir, « semblable à la carte de
ces pays inconnus, où l'on n'a dessiné avec certitude que quelques havres et
quelques rivières... Les traditions du monde ancien et du monde moderne,
ajoute-t-il, ressemblent, en effet, à cette carte géographique; il n'y a que la
position d'un très petit nombre de points qui y soit rigoureusement et géo-
métriquement indiquée; la position de tous les autres y est vague, incertaine,
facultative sans compter les blancs nombreux qui servent à y désigner
les déserts et les plages inexplorées. Ces vides laissés jusqu'à présent dans
l'histoire générale , effraient par leur nombre et par leur étendue. » D'où
viennent donc ces immenses lacunes? Un lecteur érudit ne s'en douterait
certainement pas : elles viennent « de ce qu'on n'a écrit encore, ni l'histoire
de la famille , ni l'histoire du droit , ni l'histoire des langues et des littéra-
tures, ni l'histoire des religions, ni l'histoire des institutions administratives
et judiciaires, ni l'histoire de l'art militaire, ni l'histoire du commerce, ni
l'histoire de l'agriculture, ni l'histoire de l'architecture, ni l'histoire du
blason, ni l'histoire des meubles, des costumes et de la vie domestique. » Il
faut avouer, en effet , que si toutes ces histoires-là sont nécessaires pour
474 REVUE DES DEUX MONDES,
écrire l'histoire, et qu'aucune d'elles n'existe encore, il y a dans l'histoire
des blancs nombreux et des vides vraiment effrayans. Disons mieux : à ce
compte, nous n'avons pas encore d'histoire, et le ciel fît-il naître, à l'heure
qu'il est, un génie merveilleux, nous n'en serions guère plus avancés. Telles
sont aussi les conclusions de M. Granier de Cassagnac : « L'histoire géné-
rale, dit -il, l'histoire qui a une signification, l'histoire enfin n'est donc pas
encore faite ; bien plus , elle n'est pas encore possible. » Mais en nous for-
çant ainsi à sacrifier le passé tout entier, nous laisse-t-on au moins quelque
espérance dans l'avenir.^ Oui, l'humanité pourra posséder un jour son his-
toire ; mais ni la génération actuelle, ni la génération qui la suivra, ne seront,
sans doute, appelées à voir debout ce gigantesque monument. Écoutons
M. Granier : « Que faut-il donc faire dans cette situation des études.^ A mon
avis, la position est dure, mais elle est simple. Il faut en prendre son parti...;
il faut renoncer à l'histoire générale, qui est impossible, et aborder résolu-
ment les monographies, les dissertations, les traités spéciaux; il faut être
érudit.... Quand on aura ainsi résolu l'une après l'autre , toutes les difficultés
spéciales que renferme la tradition , il ne faudra pas s'inquiéter pour savoir
qui écrira l'histoire générale; elle sera écrite. «
C'était peu d'avoir sondé le mal et indiqué le remède ; M. de Cassagnac
voulut encore donner l'exemple et jeter lui-même les fondemens de l'édillce
historique dont la postérité poserait un jour le couronnement. Il se mit donc
à la recherche d'un sujet de monographie. Mais, au départ , un doute l'arrêta :
Il se demanda « si toutes les monographies étaient indépendantes l'une de
l'autre ou bien si elles étaient liées entre elles de telle façon qu'il
fallût nécessairement entamer d'abord celle qui est la clé des autres, sous
peine de se jeter dans des travaux non-seulement longs, mais encore in-
utiles (1). » Un pareil doute était capable de décourager la vocation la plus
intrépide , car la question que l'auteur s'était posée ne pouvait se résoudre
que par l'expérience, et l'expérience entraînait une multitude d'essais aussi
longs que pénibles. Rien cependant ne put le rebuter; il s'arma d'une hé-
roïque résolution et fit des essais.' Il essaya d'abord l'histoire du droit; ensuite
il essaya l'histoire de la famille. « Je fis, nous dit-il, le même essai sur la
plupart des spécialités historiques qui avaient quelque élévation et quelque
étendue, et je fus sans cesse conduit à ce résultat, que le fait le plus pri-
mitif de l'histoire, celui qui est le plus près de sa racine c'était le fait des
races nobles et des races esclaves. » Un résultat si concluant, une fois
obtenu, il ne restait donc plus de doute sur le choix; la monographie /jri-
mordiale était décidément trouvée, et M. Granier pouvait , en toute assurance,
mettre la main à l'œuvre. Aussi le grand fait des races nobles et des races
esclaves devint-il pour lui » l'objet d'une étude constante et suivie. .Te cher-
chai, poursuit-il, son origine, son développement et, en quelque sorte,
son caractère, et je demeurai entièrement convaincu qu'il était comme une
(1) Préface, pag, 25.
CRITIQUE HISTORIQUE. 475
haute montagne du haut de laquelle partaient, pour aller onduler et se
perdre dans l'intini, toutes les chaînes secondaires de l'histoire (1). »
Avant de passer outre, arrêtons-nous un moment sur cette préface. Est-il
donc vrai que nous soyons aussi pauvres en monographies qu'on a l'air de le
faire entendre? Et les doléances de M. Granier de Cassagnac sont-elles réelle-
ment fondées? A Dieu ne plaise que je veuille révoquer en doute son éru-
dition; mais en songeant à la multitude des ouvrages qui ont été écrits sur
presque tous les points importans de l'histoire civile, politique, miUtaire et
privée des anciens, on serait tenté , je l'avoue, de croire que M. de Cassagnac
n'a mis que superficiellement en pratique le conseil qu'il nous donne à tous
d'être érudits. Je n'entreprendrai point de dérouler ici la liste de ces mono-
graphies; rien ne serait plus fastidieux pour le lecteur et plus aisé pour moi
que cette érudition de catalogue. Qu'il me soit permis seulement de rappeler
la collection des Mémoires de notre Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, répertoire immense où le bon goût distribue partout les richesses
d'un savoir aussi solide qu'agréable, et où l'érudition se montre toujours élé-
gante et sobre; qu'il me soit permis de rappeler le Trésor des Antiquités de
Grœvius, vaste recueil de traités en tout genre, et celui de Gruter où sont
agitées tant de questions diverses d'histoire et de littérature, et les nombreux
ouvrages de cet inépuisable Meursius, et ces Miscellanèes si communs dans
nos bibhothèques et où l'on rencontre pêle-mêle, ainsi que dans un magasin
sans inventaire, la jurisprudence à côté des lettres, les dissertations savantes
à côté des recherches curieuses , les questions approfondies à côté des détails
piquans sur les mœurs et les usages. Que nous manque-t-il donc? Rien de
bien essentiel , ou tout au moins fort peu de chose en fait de monographies
de cette espèce. L'histoire est donc écrite depuis long-temps à la manière de
M. Granier de Cassagnac. Nullement, nous répondra-t-il; car, si je me suis
plaint amèrement d'une chose, c'est du défaut d'accord entre les historiens.
« Les historiens , ai-je dit , ne se sont entendus ni dans leur plan de travail
ni dans leurs idées critiques; cela fait que l'œuvre de l'un ne s'ajoute pas à
l'œuvre de l'autre, que leurs efforts ne s'aident pas, ne se complètent pas;
qu'il n'y a dans l'ensemble de leurs ouvrages ni suite, ni logique, ni intention. »
Or, toutes les monographies dont vous nous parlez là sont isolées, décou-
sues, sans relations et sans rapports entre elles. Il est vrai , repli querai-je à
mon tour; mais vous convenez du moins que les premiers frais d'érudition
sont faits ; or, s'il en est ainsi , comment avez-vous eu le courage de refuser
un souvenir à tant de modestes et infatigables travailleurs qui vous ont dé-
blayé le terrain et préparé les matériaux? Un peu de reconnaissance n'eût
cependant intéressé que faiblement votre gloire, car il vous restera toujours
vos déductions et vos raisonnemens; et si d'autres ont déployé plus d'érudi-
tion que vous à propos des esclaves, des mendians, des courtisanes et des
voleurs, vous pouvez réclamer en toute propriété la commune, la jurande et
(1) Préface, pag. 28.
476 REVUE DES DEUX MONDES.
les paysans de l'antiquité. Mais enfin, puisque, soit oubli, soit caprice dé-
daigneux, soit toute autre raison, M. de Cassagnac ne fait pas plus d'état des
monographes que des historiens qui l'ont précédé , contentons-nous d'exa-
miner si ces monographies de seconde main pourront former à la longue un
corps d'histoire complet et régulier.
Pour que l'idée de M. Granier de Cassagnac arrive à terme, il faut, comme
nous venons de le voir, que les monographes qui lui succéderont, marchent
sans dévier dans le chemin qu'il leur aura tracé, et ne laissent jamais échap-
per le fil traditionnel dont il tient le premier bout. Or, l'exposé seul d'une
pareille difficulté doit la faire juger insurmontable; car comment s'imaginer
que des hommes séparés de mœurs , de langage et d'époque , au lieu de
suivre, dans le choix d'un sujet, leur inspiration personnelle, viendront,
dociles et soumis, ajouter une pierre soigneusement taillée à la pierre d'at-
tente laissée par leur prédécesseur? Comment s'imaginer que, si la fantaisie
leur vient de reprendre un sujet déjà traité et de le présenter sous un jour
différent, ils y résisteront? L'accord, tel qu'on le demande, serait donc mi-
raculeux. Toutefois, consentons un moment à nous faire illusion, et admet-
tons qu'une suite d'historiens intelligens, animés d'un même esprit, poussés
d'un même zèle, développent progressivement un même plan et parviennent
enfin à l'accomplissement de leur œuvre; aurons-nous, je le demande, dans
cette longue série de monographies, aurons-nous une histoire? .Te vois bien
un édifice imposant, distribué avec méthode dans toutes ses parties; je vois
bien un théâtre décoré avec goût; mais les spectateurs, mais les acteurs , où
sont-ils? Où est la vie, l'action, le drame? En un mot, je vois partout des
traces d'hommes; mais l'homme lui-même, où est-il ? Nulle part. Et c'est là
ce que vous appelez de l'histoire? Vous avez confondu les curiosités de l'ar-
chéologie et les investigations de la science avec la peinture animée du cœur
de l'homme. Qu'est-ce, en effet, que l'histoire, si ce n'est le tableau mouvant
de la lutte des passions et du déploiement de toutes les forces morales de
l'humanité? Sans doute la connaissance des lois, des mœurs et des usages
répand, sur l'histoire ainsi conçue, de la lumière ; mais croire que cette con-
naissance suffit et peut suppléer à l'histoire , c'est prendre la forme pour le
fond. Sans doute ces mœurs, ces lois et ces usages sont un reflet direct de
l'humanité; mais ils varient de peuple à peuple, ils changent d'âge en âge,
tandis que, au-dessous de cette surface inconstante, le principe vivifiant se
meut et se développe incessamment. Or, tel est le spectacle que l'historien a
surtout mission de nous représenter, s'il veut nous intéresser, s'il veut nous
rendre plus sages et meilleurs.
Ce n'est donc pas comme pierre angulaire d'un nouvel édifice historique,
ni comme produit d'une érudition originale, que nous voulons considérer le
livre de M. Granier de Cassagnac. Mais ce livre renferme des doctrines philo-
sophiques, politiques et littéraires qui nous ont paru hétérodoxes, et c'est à
ce titre que nous le combattrons. Ce livre fait souvent d'une érudition connue
un emploi qui nous a paru étrange et bizarre, et ce sont ces applications que
CRITIQUE HISTORIQUE. 477
nous discuterons. Notre appréciation sera sérieuse comme a droit de l'atten-
dre un livre qui a coûté « sept ans de travail continuel (1); » et nous promet-
tons d'avance à l'auteur cette sévère impartialité qu'il appelle lui-même sur
son œuvre. « Toutefois, dit en effet M. Granier de Cassagnac, j'accepte avec
confiance les risques d'un jugement public, parce que la vérité se défend
toujours. « Telle est aussi notre conviction : la vérité se défend toujours,
et c'est dans le seul espoir de la faire triompher que nous prenons la plume.
Nous ne cédons à aucune considération personnelle; nous n'ambitionnons
pas même l'honneur de convertir M. Granier de Cassagnac, quoiqu'il nous
dise de la meilleure grâce du monde: « Que si, par aventure, je m'étais
trompé d'un bout à l'autre de mes convictions, eh bien! j'en serais quitte
pour me corriger et pour m'en faire de meilleures. » Non qu'une pareille
conversion ne fût assurément très flatteuse pour nous; mais, indépendam-
ment de la crainte que nous aurions de faire entrer un calcul d'amour-propre
dans la défense de la vérité, nous croyons, à parler avec franchise, que le
bon propos de M. de Cassagnac n'est qu'une illusion de sa modestie. A son
âge , on ne revient pas d'une erreur qui a duré sept ans , et le livre qui a
pris une si longue portion de l'existence, doit, aux yeux de l'auteur, avoir
raison contre la critique , surtout si la critique démontrait par malheur que
le livre ne vaut rien.
Quoi qu'il en soit , quand M. Granier fut fixé, comme nous l'avons vu, sur
le choix de sa monographie, son sujet se trouva naturellement divisé en deux
parties, l'histoire des races nobles et l'histoire des races esclaves. L'idée lui
vint de commencer par la dernière , quoique l'ordre inverse eût été plus
rationnel, et cette idée produisit le livre des Classes ouvrières et des Classes
bourgeoises. « Ce volume, nous dit l'auteur lui-même, n'est que la moitié du
sujet; il contient l'histoire des races esclaves prises à leur point de départ et
suivies dans toutes les phases de leur fortune sociale. Je donnerai prochai-
nement au public l'histoire des races nobles. »
Voici le plan du livre que M. de Cassagnac a déjà publié. Étonné de trouver
l'esclavage à coté du berceau de chaque peuple, M. de Cassagnac se demande
d'où peut venir un fait universellement existant dans les premiers siècles de
toute nation , et il est amené à conclure que Yesclavage n'a pu naître que
dans la famille. Un fait postérieur à l'esclavage et qui en est toujours le ré-
sultat inévitable, c'est Vaffrancliissemcnt. M. Granier suit donc les esclaves
émancipés et les voit bientôt se diviser « en deux grandes colonnes, » dont
l'une va se grouper dans les cités et l'autre se disperser dans les campagnes.
Là chaque division se constitue et s'organise. Les affranchis de la cité , ou
les bourgeois, forment une association administrative qui donne naissance à
la commune, et une association industrielle qui donne naissance à \a jurande.
Les affranchis de la campagne, ou les paysans , forment, de leur côté, une
association administrative qui produit des villages et des bourgades soumis à
(1 ) Préface , pag. 30.
TOME XVII. 31
478 REVUE DES DEUX MONDES.
des seigneurs. Telles sont les associations que, par une loi de leur nature et
de leur instinct , ces deux espèces d'affranchis ne manquent jamais de former,
au sortir de resclavage; or, comme ces deux espèces se rencontrent chez
tous les peuples, M. Granier en conclut que, chez tous les peuples, il y a eu
commune , jurande et féodalité.
Cependant il est encore d'autres classes dérivées de l'affranchissement , et
comprises dans la nombreuse et féconde division des prolétaires, masse d'in-
dividus qui composent la couche la plus infime de toute société, hommes ne
tenant au passé par aucune tradition, à l'avenir par aucune espérance, et
qu'absorbe un soin unique , celui de gagner le pain de la journée. Du prolé-
tariat, comme d'une plante abâtardie, mais pleine de sève et de vigueur,
sortent d'abord les ouvkieks, qui se rattachent à la commune par le travail;
ensuite les mendians, ou « ceux qui ne peuvent pas vivre dans leur condi-
tion, » puis les ESCLAVES LETTRÉS, leS COURTISANES Ct leS BANDITS OU
« ceux qui ne veident pas vivre de leur vie. »
Le lecteur a , dans ce court résumé , le plan de l'Histoire des Classes oii-
vrières et des Classes bourgeoises. Les prétentions de ce livre sont donc,
comme on peut en juger dès à présent, 1" d'attribuer à l'esclavage une ori-
gine qui contrarie les idées les plus raisonnables et les plus généralement
reçues; 2" de trouver chez les anciens la commune, la jurande et la féoda-
lité , et de rattacher ainsi au passé des institutions qu'on a crues jusqu'à ce
jour essentiellement modernes; 3° de faire sortir de l'esclavage et de l'escla-
vage seul, comme d'une sentine impure, la mendicité, le vol et la prostitu-
tion, en même temps que la pauvreté laborieuse et la vertu modeste, ne
réservant à cette race maudite , pour la relever un peu , que les travaux de
l'industrie et quelques arts de l'esprit dédaignés de ses oppresseurs ; 4" de
constituer et de traiter à l'égal des autres classes les mendians, les bandits
et les courtisanes, notes discordantes qui troublèrent toujours l'harmonie
sociale.
Mais quel peut être le but moral d'un ouvrage ainsi conçu? L'auteur nous
l'explique : « Il ne suffit pas, dit-il, de vouloir organiser les classes ouvrières;
il faut encore que les classes ouvrières veuillent elles-mêmes être organisées;
il faut surtout qu'elles reconnaissent que la condition d'ouvrier est une con-
dition naturelle et normale , et que le peuple , qui consiste principalement
dans les classes ouvrières, n'a jamais été réduit en l'état où il se trouve par
l'avidité des grands; que s'il est bon, moral et légitime que les ouvriers, en
leur qualité d'hommes intelligens et perfectibles, aient aussi leur ambition,
il faut veiller à ce que cette ambition ne se trompe pas d'objets.... Nous vou-
drions donc , si cela se pouvait , faire comprendre aux classes ouvrières que
leur condition, comme la condition de tous, a été en s'améliorant de siècle
en siècle.... La difficulté de leur association est peut-être moins à nos yeux
dans l'invention d'un mécanisme logique et applicable que dans les obstacles
qu'apporteront les idées poHtiques fausses.... Ce n'est pas en peu d'années
qu'on peut se promettre de réformer les préjugés politiques des classes ou-
CRITIQUE HISTORIQUE. 479
vrières ; mais l'histoire appliquée 5 leur condition sociale nous a paru l'une
des voies les plus sures et les plus courtes pour y parvenir (1). »
Je ne m'arrête point à relever toutes les assertions historiquement fausses
contenues dans cette citation; mais je demande comment il sera possible de
discipliner les classes ouvrières avec ces souvenirs historiques. Que se pro-
pose-t-on , en effet , en les ramenant à leur point de départ et en leur rappe-
lant la bassesse de leur origine? Serait-ce de les humilier? Mais croit-on les
assouplir en les avilissant, comme autrefois, dit-on, pour faire rentrer dans
le devoir des esclaves révoltés, il suffit de leur montrer le fouet? ou bien, en
renouant les classes ouvrières d'aujourd'hui à celles de l'antiquité , voulez-
vous leur faire entendre que ce qui fut doit toujours être? Mais vous recon-
naissez vous-même que l'ouvrier est intelligent et perfectible ; vous recon-
naissez que sa condition s'est améliorée de siècle en siècle. Pourquoi donc le
progrès ne s'étendrait-il pas? Pourquoi l'intelligence de l'ouvrier ne s'élève-
rait-elle pas? Et de quel droit bornez-vous l'horizon de son ambition aux
murs de son atelier? Ne craignez-vous pas d'ailleurs qu'en calculant le che-
min qu'il a fait, il ne s'aperçoive qu'il lui en reste beaucoup moins à faire
pour atteindre à la condition que vous lui interdisez? Mais, grâce au ciel! les
classes ouvrières n'ont pas besoin d'être disciplinées ni d'apprendre d'où elles
viennent pour savoir où elles vont. Au point où nous en sommes, l'ouvrier
sait que la considération et l'estime ne lui manqueront plus, s'il est probe et
laborieux; il sait que rien n'entravera son ambition, pourvu qu'il respecte
les lois et se montre honnête homme. Eh! n'a-t-il pas, en effet, chaque jour
sous les yeux des exemples de ce que peuvent le travail , l'ordre , l'économie
et la bonne conduite? Que M. Granier se rassure donc. « L'exemple de l'as-
semblée constituante abolissant les livrées, celui de la convention abolissant
la domesticité, et tous les souvenirs de la fraternité populaire (2), » n'en-
flammeront jamais le cerveau, n'exalteront jamais l'imagination de nos ou-
vriers au point de leur faire ci'oire, à celui-ci qu'il est né « pour faire un
triumvir, » à celui-là « qu'il doit être le premier consul d'une république. »
Toutefois , je ne réponds pas que du sein de l'atelier il ne se fasse de temps à
autre quelques-unes de ces ascensions brusques et soudaines dont l'histoire
nous offre tant d'exemples. Mais où est le mal à cela? Si le talent se trouve
au niveau de l'ambition , on en sera quitte plus haut pour serrer les rangs et
faire place. Je ne réponds pas non plus qu'après avoir conquis par son travail
une position sociale que la fortune lui avait refusée, l'ouvrier, au lieu de
faire recommencer sa carrière de labeur à ses enfans, ne les fasse partir du
point où il est arrivé , et ne les lance dans le monde de la hauteur où il a su
s'élever; car c'est moins pour lui que pour ses enfans que l'ouvrier se montre
ambitieux. Mais où est encore le mal à cela? Certes, si l'on comptait les
hommes supérieurs que les arts et les lettres, les sciences et l'administration
(1) Chap. II, pag. 16-20.
C2) Chap. H, pag. 18.
31.
480 REVUE DES DEUX MONDES.
doivent à une pareille origine, il faudrait bénir l'ambition qui échauffa le
cœur de tous ces généreux roturiers. Craint-on que ces désertions ne laissent
à la longue les ateliers vides et l'industrie sans bras ? Crainte chimérique !
Au-dessous de celui qui s'élève , d'autres aspirent à la hauteur qu'il aban-
donne , et les rangs les moins élevés sont encore une élévation. En vain ex-
haussera-t-on le niveau; l'échelle aussi s'exhaussera, et il y aura toujours à
cette échelle un premier degré. Ainsi pourra s'effectuer, sans trouble et sans
danger, sans gêner aucun essor, sans méconnaître aucun droit, ce progrès
continu et cette marche ascendante de la société vers un état meilleur.
Nous avons démontré que l'érudition, même en prenant ce mot dans l'ac-
ception beaucoup trop étendue que lui a donnée M. Granier de Cassagnac,
ne suffit point pour écrire l'histoire , et qu'elle laisse même en dehors la partie
la plus intéressante de la tâche de l'historien; d'où il est résulté que le livre
des Classes ouvrières et des Classes hoimjeoises ne justifie nullement la pré-
tention qu'il a de commencer une ère historique nouvelle. Nous avons démon-
tré que M. de Cassagnac s'était mépris sur la nature des besoins des classes
ouvrières, et que, dans tous les cas, le remède qu'il avait imaginé, loin de
soulager le mal, ne pourrait que l'aigrir; d'où il est résulté que le but moral
que son livre se proposait , avait été complètement manqué. Nous allons
maintenant essayer d'apprécier la valeur intrinsèque et absolue de cet ouvrage.
I. — ORIGINE DE l'esclavage.
« En prenant l'histoire à ses sources, nous dit M. Granier de Cassagnac,
nous avons trouvé les traces nombreuses, profondes, flagrantes, irrécusables
de deux classes d'hommes qui ont rempli en tout pays les premières époques
de toute société. L'une de ces classes d'hommes est celle des maitees, l'au-
tre est celle des esclaves (1). »
Comme cette découverte n'a rien de bien curieux , et que d'ailleurs beau-
coup de gens l'avaient faite avant lui, M. Granier a eu le bon esprit de ne
pas s'y appesantir. « Nous n'insistons pas, ajoute-t-il, sur ce grand fait his-
torique dont les preuves sont partout Nous allons seulement examiner
ses caractères. D'abord il est clair, par tous les témoignages qui s'y rappor-
tent, que ce fait est très ancien , si ancien qu'on n'en trouve le commence-
ment nulle part.... Ensuite il ne paraît point, par l'étude de toutes les tradi-
tions, que l'esclavage ait jamais été institué, fondé, créé Nous pouvons
même annoncer que nous tenons en réserve des considérations irrésistibles ,
mathématiques, qui établiront que non-seulement l'esclavage n'est pas dans
le Lévitique, dans l'Iliade, une chose actuellement ou même nouvellement
fondée; mais qu'il y est une chose vieille, une chose décrépite...., de telle
sorte que , loin de devoir sa naissance aux institutions humaines , l'esclavage
(1) Chap. m, pag. 36.
CRITIQUE HISTORIQUE. 481
était déjà profondément déchu, quand les plus anciennes institutions virent
le jour. »
Et que conclut M. Granier de ce double caractère? « Que d'après toutes
les apparences traditionnelles et toutes les réalités historiques, l'esclavage se
présente universellement, dans les temps primitifs de toutes les nations,
comme un fait spontané, naïf, autoclitlione. »
Ainsi , réduit à ses termes les plus simples , le raisonnement de M. Granier
de Cassagnac revient à dire que , puisque l'esclavage , en paraissant pour la
première fois dans l'histoire , se montre déjà décrépit et usé , l'esclavage re-
monte à l'origine même de la société , et n'est par conséquent pas d'institu-
tion humaine. Mais à quelle époque commencent donc et le monde et l'his-
toire pour M. Granier de Cassagnac? L'on dirait, en vérité , qu'il ignore com-
bien l'un est vieux et l'autre jeune; cependant la géologie pouvait lui donner
des renseignemens assez exacts sur l'âge du monde, et la chronologie sur
celui de l'histoire. A défaut même des enseignemens positifs de ces deux
sciences, M. Granier aurait pu remarquer une chose, c'est que les monumens
historiques les plus anciens qui nous restent, sont aussi des chefs-d'œu-
vre littéraires. Or, que d'essais infructueux, que de tentatives inutiles ont
dû précéder des productions si accomplies! Quelle civilisation élégante et
polie n'annonce point tant de perfection dans l'art le plus difficile ! Et , lors-
qu'on sait combien l'esprit humain est lent à s'avancer, que de milliers d'an-
nées ne doit-on pas croire que ces progrès ont demandées ! Le monde est donc
assez vieux pour avoir vu d'autres institutions que les institutions des pre-
miers monumens de l'histoire; et c'est sans aucune raison, ou plutôt contre
toute vraisemblance, que M. Granier de Cassagnac suppose que, pendant la
longue période qui a précédé le Pentateuque et l'Iliade , l'esclavage n'a pu
être établi de main d'homme.
Mais laissons à M. Granier la faculté de reculer à son gré le conuuencement
de l'esclavage; le placera-t-il aune époque où il soit loisible de dire, non pas
que l'esclavage est un fait naïf: car le mot est ridicule ainsi appliqué, et on
doit le laisser à Diderot, qui avait de quoi se le faire pardonner; ni qu'il est
un fait autuchthone ; car la fable, dans ses conceptions même les plus extra-
vagantes, n'imagina jamais des faits ou des actions issus de la terre; mais
qu'il est un fait spontané ? On a étrangement abusé du mot spontané. Tout
ce qu'on ne peut ou qu'on ne veut pas expliquer est mis sur le compte de la
spontanéité , et dès-lors on ne se croit plus responsable. Mais quand la science
emploie ce mot pour désigner un fait dont elle ignore la cause, elle s'est du
moins préalablement assurée, d'une part que le fait existe, d'une autre part
qu'il n'est pas encore explicable. Je conçois aussi qu'on mette en avant un
principe hypothétique autour duquel se rallie un ensemble de faits dont il est
la clé ; mais, dans ce cas, il est nécessaire que toutes les conséquences qu'on
tire du principe , y rentrent avec une rigoureuse précision. Ces règles posées ,
l'esclavage peut-il être traité comme un fait spontané ou comme une hypo-
thèse systématique? Non, car l'esclavage est un de ces faits dont la philo-
482 REVUE DES BEUX MONDES.
Sophie a raison sans effort. Qui dit esclavage , dit oppression , souffrance ;
l'homme subit donc l'esclavage malgré lui. Qui dit société suppose le senti-
ment du droit; l'homme cherche donc à s'affranchir de l'esclavage.
Suivons cependant M. Granier de Cassagnac : « Les argumens, continue-
t-il , que nous avons donnés jusqu'ici , sont de ceux qu'on appelle néfjatifs
dans les sciences exactes.... Il nous reste à donner maintenant les argumens
positifs et directs, c'est-à-dire à montrer par quels procédés naturels , sim-
ples, logiques , l'esclavage s'est trouvé établi en même temps que les peuples
se sont trouvés formés.... Après force réflexions et surtout force lectures , il
nous a semblé que primitivement l'idée de maître et l'idée de père se confon-
daient entièrement.... Nous devons dire, ce qui est fort important, qu'il ne
suffit pas d'être père selon la chair; il faut encore l'être avec de certaines
conditions de tradition, de famille, d'aïeux (1). »
Le lecteur aura plus d'une fois l'occasion d'admirer dans le cours de cette
discussion la hardiesse et l'assurance avec laquelle M. Granier s'enfonce dans
ces ténèbres historiques où l'on ne s'aventure d'ordinaire qu'en tremblant et
à tâtons. C'est que, lorsque les faits avérés manquent, M. de Cassagnac sait
trouver dans les mots des indications qui échappent à tout le monde ; voilà
son secret, et l'on pense bien qu'à l'aide de ce nouveau sens historique, il a
dû faire d'étonnantes découvertes. La première, et ce n'est pas la moins cu-
rieuse, qui se présente dans son livre, c'est cette nécessité même d'une
extraction divine imposée à tous les pères pour pouvoir exercer une autorité
absolue sur leurs enfans. Où croirait-on . en effet, qu'il a trouvé cette indis-
pensable condition? Dans deux épithètes, celle de ^'.o;^ divin, donnée par
les poètes grecs aux rois et aux héros , et celle de plus , que les auteurs latins ,
et Virgile surtout, ont si fréquemment employée. Comme c'est principale-
ment de cette dernière que l'auteur s'est plu à développer la signiGcation,
nous demandons la permission de nous y arrêter un instant.
Tous nos lecteurs savent que le mot pins, chez les '.Latins, se prenait
pour désigner: 1" celui qxii honore les dieux, proprement l'homme pieux;
2° l'homme prohe et intéfjre; 3" celui qui montre à ses parem de la soumission,
du respect, de l'amour; 4° les parens eux-mêmes qui ont pour leurs enfans
de la tendresse , et qui la lexir proxirent par des soins affectueux; 5" ceux
enfin qui manifestent du dévouement , de l'affection pour la patrie , jiour leurs
proches , leurs amis, etc. Il était réservé à M. Granier de Cassagnac de dé-
couvrir dans ce mot une acception inconnue. « Il y avait encore, nous ap-
prend-il, un autre mot par lequel se désignaient les anciennes familles latines
qui descendaient des dieux; c'était celui de pius, qu'on a traduit à tort par
pieux. Virgile appelle constamment Énée l^ius, c'est-à-dire fils de Jupiter,
signification que les nombreux traducteurs qui se sont succédé ont générale-
ment ignorée (2). »
[1) Chap. III, pag. iS-iô.
(2) Chap. iii , pag. 47.
CRITIQUE HISTORIQUE. 483
Ce ne sont pas seulement les traducteurs qui l'ont ignorée ; ce sont encore
les commentateurs, les littérateurs , tout le monde enfin, jusqu'à IM. Granier
exclusivement, ce qui lui laisse la responsabilité tout entière de son invention.
Du reste , M. de Cassagnac ne paraît nullement embarrassé de prouver ce
qu'il avance; il s'y offre même très volontiers, et de manière à faire croire
qu'il a traité avec une prédilection particulière ce petit morceau de philologie.
«Les preuves, ajoute-t-il, de ce que nous disons là, sont faciles et con-
cluantes, et nous avons quelque plaisir à les déduire, parce qu'il s'agit d'un
point historique assez curieux, qui est en même temps un point littéraire fort
piquant.
« D'abord Suétone raconte qu'après les victoires de Tibère en Illyrie, le
sénat voulut lui donner immédiatement le surnom de Fins, lequel devait avoir
une signification plus honorable que celui d' Jugwslus, qu'il signait, et qui
était héréditaire dans la maison Claudia. »
Cette preuve a le tort de ne prouver absolument rien de ce qu'on lui de-
mande , et le tort encore plus grave de renfermer trois erreurs dont deux
pourraient passer pour des énormités. Traduisons d'abord la phrase de Sué-
tone : « Censuerunt etiam quidam, ut Pannonicus , alii ut Invictus , non-
nulli ut Plus cognominaretur (1). — 11 y en eut qui furent d'avis qu'on lui
décernât le surnom de Pannonique, d'autres celui à'invhiiible, quelques-
uns celui de Pieux. » On voit qu'il s'agit de trois surnoms proposés pour
Tibère, et que les avis sont partagés sur celui qu'il convient de choisir.
M. de Cassagnac conclut du dernier qu'il devait avoir une signification jjhts
honorable que celui d'Auguste. Pourquoi cela? Serait-ce parce qu'on le pro-
posait comme une distinction? Mais à ce titre les deux autres auraient
le même privilège. D'ailleurs, en admettant que Pius eût une signification
plus honorable qu'Augustus , s'ensuivrait-il qu'il voulût dire fils de Jupiter
ou descendant d'un dieu quelconque! Nous avons signalé trois erreurs:
la première est d'avoir établi des rapports entre Augustus et Pius. Générale-
ment parlant, il ne peut exister de rapports entre ces deux mots, et dans le
cas actuel, il y avait, en outre, des raisons péremptoires pour ne pas les
rapprocher. Quelle signification avait donc le surnom de Pius dans la pensée
des sénateurs qui le proposèrent? La signification que nous avons mention-
née la troisième , en parcourant les divers sens du mot. On voulait rappeler
l'humble soumission de l'hypocrite Tibère aux volontés d'Auguste et les
marques de respect, de déférence et de dévouement affectueux que, depuis
son retour de Rhodes, il s'empressa de donner à l'empereur en toute circon-
stance. Les deux autres erreurs consistent à dire que Tibère signait du
nom d'Auguste à l'époque de son expédition d'Illyrie, et que ce nom était
héréditaire dansja maison Claudia. Cette dernière erreur est surtout fort
amusante de la part d'un homme qui doit être si entendu à débrouiller les
généalogies des antiques familles. Si M. Granier de Cassagnac affectait moins
de dédain pour toutes les monographies qui ont précédé la sienne, nous
H) liber., XVII.
W-t. REVUE DES DEUX MONDES.
pourrions lui en indiquer une sur les familles romaines , remplie de savoir et
d'érudition, et qui lui apprendrait que le surnom dMM(yus<e ne fut jamais
héréditaire dans la maison Claudia. IMais il nous permettra sans doute de le
renvoyer à Suétone qu'il a cité assez souvent ; or, il lira là , au chapitre vu
de la biographie d'Auguste : « Postea C. Cœsaris, et deinde Augusti cogno-
men assumpsit; alterum testamento majoris avunculi, alterum Munatii PJanci
sententia ; cum , quibusdam censentibus Romulum appellari oportere , quasi
et ipsum conditorem Urbis, prœvaluisset ut Augustus potius vocaretur, non
iantum nova, sed etiam ampliore cognomine. ^ — Octave prit ensuite le sur-
nom de C. César, et plus tard celui d'Auguste : le premier lui fut légué par
le testament de son grand oncle ; le second lui fut décerné sur la proposition
de Munatius Plancus. Quelques sénateurs ayant été d'avis de le surnommer Ro-
mulus (l), pour faire entendre qu'il était lui aussi le fondateur de Rome, Muna-
tius Plancus proposa (et son sentiment prévalut) de l'appeler plutôt Auguste,
surnom qui avait l'avantage non-seulement d'cire nouveau, mais d'exprimer
encore quelque chose de plus imposant. » Le surnoni d\iitgusie n'avait donc
jamais été porté par personne avant Octave ; et , s'il n'avait été porté par per-
sonne, il n'était donc pas héréditaire dans la maison Claudia. Il ne pouvait
pas être davantage le surnom que signait Tibère à l'époque de son expédition
d'Illyrie , car jamais Auguste de son vivant ne se dessaisit de son surnom ni ne
le partagea; il se contenta de le léguera son successeur : c'est encore Suétone
qui nous l'apprend dans la phrase qui suit immédiatement celle où il est ques-
tion du choix du surnom de Tibère. L'historien y raconte qu'Auguste s'opposa
à ce qu'on donnât aucun des trois surnoms , et qu'il coupa court à la délibé-
ration du sénat par cette brusquerie spirituelle et ironique : « Tibère est sa-
tisfait de celui que je dois lui laisser après moi (2). » Il est donc bien constant
que si M. Granier eût lu les deux lignes qui suivent le passage qu'il a cité, il
n'aurait pas fait signer à Tibère le surnom d'Auguste, à l'époque de la guerre
d'Illyrie. Mais M. Granier est pressé d'arriver, et pour cela il prend les
moyens les plus expéditifs : il se borne donc strictement , en consultant un
auteur, à extraire la phrase dont il a besoin , sans s'inquiéter de ce qui précède
ou de ce qui suit. On n'aura aucun doute à cet égard , quand on connaîtra la
phrase de Suétone qui a causé la double erreur que nous venons de relever;
la voici telle qu'elle est citée dans le livre de M. de Cassagnac : « Ac ne Au-
gusti quidem nomen, quanquam ha-reditarium , ullis , nisi ad reges ac dynas-
tas, epistolis addidit. — Il ne se donna pas même dans ses lettres, excepté
lorsqu'il écrivit aux rois et aux princes, le nom d'Auguste, quoiqu'il lui ap-
partînt à titie d'héritage (3). » Rapprochée , en effet, de ce que nous avons dit
[i] C'était, au rapport de Dion Cassius, le surnom qu'Auguste désirait; mais la politique
imposa silence à ses désirs, parce qu'il craignit, ajoute l'historien , qu'on ne le soupçonnât
ile désirer la roijaulê , « Aîcôo'p.svo; on ÛTvoTTTîOsTat îa. tcÛtou -t,^ pactXsîo:; sTvtôup.sïv
( III, pag. 507 ). » Cf. Fier., IV, xii, 66.
(2) Tiber. 1. c.
(3) Ibid., XXVI.
CRITIQUE HISTORIQUE. 485
précédemment, cette phrase signifie simplement qu'après la mort d'Auguste,
Tibère fit rarement usage du surnom que cet empereur lui avait légué; isolée
au contraire de tous les passages qui la préparent et l'expliquent, elle pour-
rait, à la rigueur, avoir le sens que lui prête M. de Cassagnac, moins cepen-
dant l'hérédité du nom d'Auguste dans la maison Claudia.
Passons à la seconde preuve dont M. de Cassagnac appuie la nouvelle signi-
fication de Plus. « Ensuite, dit-il, Virgile alterne habituellement le surnom
de Pins avec plusieurs autres qualifications qui signifient fils des dieux. »
Tous ceux qui ont lu Virgile savent que le poète ne suit point de règle fixe
pour donner ce surnom à son héros , l'appelant Pius , tantôt pour des actions
qui justifient le sens de l'épithète , tantôt pour des actions qui le contrarient,
fort souvent pour des faits qui n'y ont aucun rapport. Quelle en est la raison ?
C'est que Virgile a traité ce surnom, comme il le devait, à l'égal d'un nom
propre, ayant sa signification permanente, invariable et indépendante de
toutes les applications que l'on en peut faire. Il faut donc , pour trouver son
vrai sens, remonter à la signification fondamentale. Ici se présente l'opinion
de M. Granier de Cassagnac , qui prétend que cette signification est fils de. 1u-
piier, parce que elle cdterne avec des qualifications ériuivalenies , et que Énée
est tour à tour appelé par le poète Pius et nate dea , ou deum gens , pieux et
fds d'une déesse, ou rejeton des dieux. Comme si le héros de V Enéide ne
pouvait pas recevoir ces deux qualifications à des titres différens ! M. Granier
n'a donc pas vu qu'en pressant un peu son argument, on le forcerait à ne re-
connaître qu'une seule vertu dans le héros qui en posséderait le plus? IMais
dispensons M. Granier de tous ses argumens, et examinons son opinion en
•elle-même. Est-il croyable que Virgile, voulant donner un surnom à son héros,
îui en eût précisément choisi un qui le pouvait confondre avec une foule in-
nombrable d'autres héros? Tel serait cependant le choix qu'il aurait fait, s'il
fallait entendre j)h(.s' par fils de Jupiter. IN'est-il pas vraisemblable, au con-
traire, que, si dans la langue latine il se trouvait un mot retraçant fidèlement
les traits principaux du caractère d'Énée, le poète aura choisi ce mot-là? Or,
qu'on se rappelle d'une part les divers sens que nous avons assignés à plus .,
et d'une autre part le caractère que l'histoire poétique attribue à Énée , et
l'on verra que ce mot ainsi entendu le résume admirablement, lui prêtant à
la fois toutes les vertus qui le distinguaient , la piété de la patrie et celle de la
religion, la piété filiale et la piété paternelle.
Arrivés au bout de cette excursion philologique, concluons que le moi pius
n'a jamais eu dans la langue latine d'autres sens que ceux que nous avons
mentionnés, et que les nouvelles acceptions dont on a voulu l'enrichir ne re-
posent que sur des textes faussement interprétés.
Après avoir envisagé l'esclavage comme un fait spontané, après en avoir re-
culé l'origine jusqu'à l'établissement même des sociétés, M. Granier en est
venu à le regarder comme né au sein de la famille. Mais l'esclavage étant
un fait négatif, là s'est présentée la nécessité de chercher d'abord les pre-
miers maîtres. Ces premiers maîtres ont paru, à M. Granier, ne pouvoir être
486 REVUE DES DEUX MONDES.
que les premiers pères , dans le cas toutefois où ils justifieraient d'une des-
cendance divine. Nous l'avons vu déjà demander à la philologie les titres de
noblesse de ces illustres chefs de famille; il va maintenant aborder l'histoire
pour l'interroger sur leur puissance absolue. « La grave question qui nous
occupe, dit-il, va , entrer maintenant dans les temps historiques. La puis-
sance absolue des pères de famille est un fait universel et qui a laissé trace
partout... Du temps des patriarches, le pouvoir paternel des juifs était en-
core absolu sur les enfans. Le sacrifice d'Abraham en est une preuve. Il est
évident que Dieu n'aurait pas ordonné une chose contre la loi positive... Il
n'est pas plus difficile d'établir que le droit absolu des pères sur les enfans
a existé pareillement chez les Grecs. Il existait pleinement du temps de la
guerre de Troie, comme le prouve évidemment le sacrifice d'Iphigénie... Ainsi,
selon nos idées , le premier esclavage qui se soit vu sur la terre n'est que la
sujétion à l'antique et primitive paternité (1) »
Ainsi parle M. Granier de Cassagnac, s'étendant longuement, et à plaisir,
sur la toute-puissance des pères chez les anciens. Mais après avoir exposé
des faits connus, avoués, incontestables, M. Granier n'aurait-il pas dû pré-
venir une petite objection que tout lecteur sensé ne manquera sans doute pas
de lui faire? Cette objection , la voici . Vous avez, jusqu'à présent, raisonné
dans la supposition que l'autorité paternelle entraînait l'esclavage comme
conséquence rigoureuse; nous n'avons pas voulu vous presser sur cette hypo-
thèse, assuré d'avance que vous vous retrancheriez derrière la spontanéité ,
solution non moins aisée et tout aussi peu satisfaisante que \a vertu dormitive
de l'opium du Malade Imaginaire. IMais s'il en avait été ainsi, nous vous le
demandons, est-il croyable, d'une part, que cette puissance despotique eût
pu s'exercer dans la famille primitive; d'une autre part, qu'elle eût jamais
obtenu la sanction des lois , ou que du moins elle eût long-temps conservé
cet appui .3 L'objection est assez sérieuse, comme on voit; cependant, chose
étonnante ! l'auteur semble ne s'être pas douté qu'on pût élever une pareille
question. Examinons-la donc , puisqu'on nous a laissé ce soin.
Remontant au berceau même de l'humanité , « réduisons, pour nous servir
des expressions de Cicéron , cette immense société du genre humain à ses
proportions les plus exiguës et les plus étroites (2). » Le premier couple s'est
déjà reproduit et la famille a commencé. C'est de ce moment, dites-vous,
(|ue l'esclavage s'établit sur la terre. ]Mais si l'esclavage blesse profondément,
ainsi que nous l'avons vu , les deux instincts les plus irrésistibles de l'homme,
ceux qui font l'essence même de sa nature morale , l'amour de soi et la so-
ciabilité, comment a-t-il pu s'établir? Il n'est plus permis de répondre, de
lui-même, spontanément, puisque antérieurement à lui, il existait dans le
cœur de l'homme d'invincibles sentimens qui le repoussaient. Évidemment , il
n'a pu s'établir que par la force. Mais s'il est vrai, et qui voudrait le nier?
(1) Chap. m, pag. 68-53.
(2) De OlTic, 1 , 17.
CRITIQUE HISTORIQUE. 487
que l'affection , la tendresse et le dévouement des parens pour leurs enfans
soient les besoins les plus impérieux et les plus doux à satisfaire, avant
même d'être des sentimens raisonnes et des devoirs sacrés, il n'est pas croya-
ble que l'honune ait oublié d'être père pour devenir tyran de ses enfans. 11
y a là impossibilité morale. Il y a aussi impossibilité physique. La force est
en général un moyen transitoire, incertain et dont l'action se déplace conti-
nuellement. Ici surtout, elle eût bientôt passé de l'oppresseur aux opprimés,
et les enfans , au bout d'un petit nombre d'années , auraient été les vérita-
bles chefs de la famille par la force. Que devenait alors l'autorité despotique
du père? Elle se maintenait, répondra-t-on, par le respect. Dans ce cas , on
dénature le sens du mot esclavage. Il y a plus , le respect , l'affection , l'obéis-
sance , toutes les vertus que comprend la piété filiale dérivent du sentiment
du droit ; or , nous l'avons démontré , le droit réprouve l'esclavage. L'escla-
vage n'a donc pas pu s'établir dans la première famille. S'est-il établi dans la
seconde ou dans celles qui ont suivi ? Pson , car il a dû y rencontrer les mêmes
obstacles. Comment expliquer cependant, ajoute-t-on, la puissance dont nous
trouvons les pères armés dans l'antiquité, puissance qui s'étend jusqu'à dé-
cider de la vie et de la inort des enfans ? Rien de plus contraire à la thèse
qu'on soutient qu'un pareil argument. Sans doute nous voyons fréquemment,
chez les anciens , des pères sacrifier leurs enfans ; mais ces barbares immo-
lations étaient toujours dictées par les prêtres , au nom de la divinité , ou par
la divinité elle-même. Abraham va sacrifier son fils , mais c'est pour obéir à
Dieu ; Agamemnon consent à la mort de sa fille , mais il y est contraint par
la voix d'un oracle que Calchas interprète. Certes, s'il y avait là un esclave,
ce n'était pas Isaac, c'était bien Abraham; ce n'était pas Iphigénie , c'était
bien Agamemnon. Aussi l'Écriture ne nous laisse-t-elle pas ignorer que Dieu
avait demandé ce sacrifice au patriarche comme le plus grand effort de son
obéissance, et Calvin, cherchant à pénétrer le dessein de l'Éternel, ne lui
suppose pas d'autre motif que celui-ci : « Ut fidei experimentum in servo suo
caperet. » Quant à la douleur d'Agamemnon , les vers d'Euripide nous ont
dit qu'elle était inexprimable , et le tableau de Timanthe, qu'on ne pouvait
la peindre. Qu'importe? réplique-t-on; le sacrifice même, quoique fait à re-
gret, constate le droit que nous leur reconnaissons, et cela nous suffit.
IXierez-vous d'ailleurs que les monumens de l'antique législation n'attestent
à chaque pas le pouvoir formidable que la loi confiait aux pères de famille?
Kous l'avons accordé en commençant : cette autorité est incontestablement
prouvée ; mais de là il n'est point du tout permis de conclure l'esclavage des
enfans. Plus l'autorité même est absolue, moins la conséquence qu'on en veut
déduire est vraisemblable. Je m'explique. « La famille, a dit Platon, n'est
qu'un petit état dans l'état. » Pénétrés aussi de cette idée, les législa-
teurs s'attachèrent à constituer fortement chacun de ces petits états , afin
qu'il devînt un gage de sécurité pour l'état qui les embrassait tous; or, le
moyen qui leur parut le plus efficace pour y réussir, ce fut d'en confier la
souveraineté au père. Prétendaient-ils par-là briser les liens les plus doux de
488 REVUE DES DEUX MONDES.
la famille, et substituer une servile obéissance à la soumission filiale? Non ,
sans doute ; mais d'une part ils étaient sûrs que la tendresse tempérerait l'au-
torité, que l'affection adoucirait la loi; d'une autre part, ils savaient qu'au
sein d'une famille ainsi réglée, les enfans trouveraient un joug salutaire pour
les plier à la subordination, un frein puissant pour les préserver de leurs
écarts , une école austère pour leur apprendre les vertus et les devoirs du
citoyen. Supposons cependant que ces législateurs, trompés dans leurs inten-
tions et dans leurs espérances , n'eussent fait que sanctionner involontaire-
ment un esclavage abrutissant , il serait alors bien certainement arrivé , ou
que d'autres législateurs, témoins et souvent aussi victimes du despotisme
paternel, auraient modifié les lois de leurs prédécesseurs, ou que le code
barbare, imposé à la famille, serait tombé de lui-même, frappé d'impuis-
sance et de réprobation. Tel est, en effet, le sort des lois qui outragent l'iiu-
manité : la nature ne permet point qu'elles soient applicables (1). Or, rien
de pareil n'arriva pendant plusieurs siècles. Chez les Romains même , ce
peuple, comme on sait, si attentif à perfectionner son droit, tandis que la
condition des esclaves allait s'améliorant et devenant plus douce, une légis-
lation draconienne continua de régir la famille. « Le droit de bourgeoisie
romaine, dit Beaufort, conférait aux pères sur les enfans le pouvoir le plus
arbitraire et le plus étendu... La condition des enfans était en quelque sorte
plus dure que celle des esclaves mêmes... Il était permis aux pères, non-
seulement de faire emprisonner leurs enfans , de les exposer, de les fouetter,
de les reléguer à la campagne pour les y faire travailler, mais même de les
faire mourir de tel genre de mort qu'ils jugeaient l'avoir mérité (2). » Con-
cluons donc que , puisqu'on laissa les pères jouir de droits si exorbitans , c'est
qu'il n'en abusèrent point, et qu'il résulta, au contraire, de leur inmiense
autorité, tout le bien qu'on s'en était promis. Cette conséquence n'a point
échappé à l'historien que nous venons de citer : « Si les abus, dit encore
Beaufort, eussent été fréquens , les lois y auraient sans doute pourvu; mais
il ne paraît pas qu'on ait mis des bornes à cette grande autorité, tant que
dura la république. Le père de famille resta juge souverain dans sa maisoii.
crétait un moyen sûr de trancher la matière à bien des procès ; mais aussi
quelle ne devait pas être la probité et la vertu d'un peuple, pour qu'on y
pût prendre cette confiance, et pour que, pendant plusieurs siècles , il ne s'y
soit glissé aucun abus , de manière que , tant qu'a duré la république , on
n'ait été obligé de faire aucun changement , ni d'apporter aucune modifica-
tion à cette loi. «
Il n'est donc pas permis de faire commencer l'esclavage au sein de la fa-
mille; la raison, la morale et l'histoire s'y opposent.
[i] Ainsi, nous dit Aulu-Gelle, la loi des XII tables, qui autorisait plusieurs créanciers à
se partager le corps d'un débiteur insolvable , ne fut jamais exécutée: « Disscctura esse an-
liquitus ncminem cquidem nequc legi, ncque audivi ( XX, i, pag. 873). »
(2) Rcpubl. rom., lom, II, pag. 125.
CRITIQUE HISTORIQUE. 489
II. — AFFRANCHISSEMENT. — COMMUNE.
Un fait, avons-nous dit, postérieur à l'esclavage, et qui en est toujours la
suite inévitable, c'est l'affranchissement. Mais à quelle époque l'affranchis-
ment commença-t-il ? M. Granier semble d'abord n'oser rien affirmer à cet
égard : « Nous n'avons, dit-il, nul moyen d'estimer combien de temps se
prolongea dans l'histoire l'esclavage pur. Il y a déjà des affranchis dans la
Bible et dans l'Odyssée. » Cependant, reprenant bientôt sa confiance ha-
bituelle, il essaie de préciser aussi l'origine de l'affranchissement, et voici
de quelle manière : « Durant la période primitive de l'esclavage pur, il n'y
avait pas encore de mendians , car on n'est mendiant qu'autant qu'on n"a pas
de quoi vivre; cr, un esclave est nourri par son maître... Toutes les fois
donc qu'on trouve un mendiant mentionné dans les livres primitifs , on peut
être certain que ces livres appartiennent' à une époque où un grand nombre
d'esclaves ont déjà été émancipés , c'est-à-dire à une époque secondaire. Il
en est de même des livres où se trouvent mentionnés des mercenaires ; car
le mercenaire antique n'est autre chose que l'esclave devenu entièrement
libre auquel on achète son travail de gréa gré. Or, il y a des mercenaires cités
dans le Lévitique; il y en a dans l'Odyssée... Le seul moyen qu'il y ait de
constater avec assez de précision l'époque reculée où commencèrent à s'opérer
les premiers affranchissemens, c'est donc de rechercher à quel moment font
leur apparition dans l'histoire les pauvres et les mercenaires (1). »
C'est une singulière logique, en vérité, que celle de M. Granier de Cassa-
gnac. On n'a pas oublié le raisonnement qu'il a fait, quand il s'est agi de
prouver que l'esclavage remontait à Torigine même de la société : le trou-
vant décrépit au point de départ de l'histoire , il en a hardiment conclu qu'il
devait être aussi vieux que le monde. M. Granier répète encore ici le même
raisonnement; mais il ne s'aperçoit pas que cette fois l'arme dont il se sert
peut être retournée contre lui. Si l'affranchissement, en effet, ne se montre
pas moins décrépit que l'esclavage dans les plus anciens monumens de l'his-
toire, qui nous empêche de conclure que comme l'esclavage il a pour ber-
ceau la première famille? Sans doute M. Granier nous répondra que lanaluro
même de ces deux faits ne permet pas de supposer qu'ils aient commenc'
simultanément; mais son raisonnement conduit-il à la conclusion que nous
en avons tirée .^ Oui; c'est donc un raisonnement qui aboutit à l'impossible.
Et voilà pourtant sur quel pauvre sophisme s'est fondé M. de Cassagnac,
non-seulement pour faire sortir l'esclavage de la famille , mais encore pour.
dériver de l'esclavage toutes les classes que renferme le prolétariat.
La seconde question qui se présente au sujet de l'affranchissement, c'est
de savoir comment il s'opéra. « Il faut, dit M. Granier, noter deux faits im-
portans en ce qui touche cette émancipation. Le premier, c'est qu'il n'y a pas
{1} Chap. V, pag. 107-109.
490 REVUE DES DEUX MONDES.
d'exemple, avant l'ère chrétienne, d'émancipations systématiques opérées en
masse par les anciens. On peut même dire que les philosophes païens, sans
exception, étaient unanimes pour considérer l'esclavage comme un élément
légitime et normal de la société (1). »
Tous ceux qui connaissent l'organisation de la société antique savent quelle
large place y occupait l'esclavage. S'appuyant à la fois sur les lois, sur les
mœurs, sur les institutions, l'esclavage tenait à tout, et sa destruction, on
peut le dire, eût infailliblement entraîné celle de l'état. Or, une émancipation
systématique le détruisait en fait et en principe. Une autre raison s'opposait
encore à des affranchissemens de cette nature : l'esclavage était une des
sources principales de la richesse; or, aux dépens de qui se serait opérée une
émancipation funeste à tant de fortunes? 11 est donc peu surprenant que les
affranchissemens n'aient été que partiels. Mais de là faut-il inférer qu'il ne
vint jamais à l'esprit des anciens que ces milliers de malheureux gémissant
sous le joug de l'esclavage, étaient injustement déshérités des droits du ci-
toyen et des bienfaits de la liberté .^ Est-il surtout croyable que tant de nobles
intelligences , qui se dévouèrent à la recherche de la vérité , qui discutèrent
tous les principes , examinèrent tous les droits , n'aient pas dénoncé l'escla-
vage comme un horrible attentat contre l'humanité ? Hâtons-nous de les ven-
ger d'une calomnie que l'ignorance seule a pu faire peser sur elles. Pour cela,
il nous suffira d'ouvrir un livre que M. de Cassagnac a cité quelquefois, mais
qu'il n'a certainement jamais lu en entier; nous voulons parler de la Politique
d'Aristote. On sait que le philosophe , égaré par la fausseté de son point de
départ, s'est efforcé, dans ce livre, de soutenir la légitimité de l'esclavage;
or, avant de discuter ses propres idées, il expose, selon sa coutume, les di-
verses opinions que les philosophes ses prédécesseurs avaient émises sur la
même question. Ainsi , au commencement de l'ouvrage : « Parlons d'abord ,
dit-il, du maître et de l'esclave, afin de voir si, dans cet examen, nous ne
pourrons pas trouver quelque chose de plus satisfaisant que les idées aujour-
d'hui reçues. Les uns pensent, en effet, que la puissance du maître n'est
autre chose qu'une sorte de science administrative (2) , qui embrasse à la fois
l'autorité domestique, politique et royale; les autres pensent que cette puis-
sance est contre nature, parce que la loi fait l'homme libre et l'esclave, tan-
dis que la nature ne met entre eux aucune différence. Ils regardent donc
l'esclavage comme le produit de la violence; d'où ils concluent qu'il est in-
juste. » Plus loin : « Il est aisé de voir que ceux qui soutiennent le con-
traire sont fondés dans leur opinion jusqu'à un certain point. On est esclave
et réduit à l'esclavage en vertu d'une loi , c'est-à-dire d'une convention d'après
laquelle tout ce qui est pris à la guerre est déclaré propriété du vainqueur.
Mais beaucoup de légistes accusent ce droit comme on accuse un orateur qui
(1) Chap. II, pag. 23.
(2) La traduction de 31. Barthélémy Saint-Hilaire a omis ce mot, qui me paraît essentiel
pour expliquer ce qui suit.
CRITIQUE HISTORIQUE. 491
propose un décret contraire aux lois existantes (1), parce qu'ils trouvent hor-
rible que celui qui peut exercer la violence , et qui doit l'avantage à la force,
fasse de l'opprimé son esclave et son sujet. «
A l'autorité d'Aristote nous pourrions en ajouter encore beaucoup d'autres;
nous nous contenterons de transcrire une note érudite de M. Barthélémy Saint-
Hilaire , qui , dans sa traduction de la Politique , a développé les conséquences
des passages que nous venons de citer, et les a fortifiées de quelques preuves.
« Il y avait donc, dit-il , des protestations contre l'esclavage, du temps même
d'Aristote. Phérécrate, poète comique, contemporain de Périclès, regrette,
dans un vers, le temps oij il n'y avait pas d'esclaves {Ap. Aihen., vi, p. 263).
Timée de Tauromenium, contemporain d'Aristote, assure que chez les Lo-
criens et les Phocéens l'esclavage , long-temps défendu par la loi , n'avait été
autorisé que depuis peu ( Ihid. ). Théopompe , historien, autre contemporain
d'Aristote , rapporte que les Chiotes introduisirent les premiers parmi les Grecs
l'usage d'acheter des esclaves , et que l'oracle de Delphes , instruit de ce for-
fait, déclara que les Chiotes s'étaient attiré la colère des dieux (Ihid.); ici
ce serait une espèce de protestation divine contre l'esclavage. Il résulte de tout
ceci que le principe de l'esclavage , au iv" siècle avant Jésus-Christ , n'était
pas admis sans contestation; c'est qu'en effet la liberté est plus vieille que
lui. »
Cependant, après avoir établi que les émancipations s'opérèrent partielle-
lement et une à une , que fait M. Granier de Cassagnac des esclaves éman-
cipés? « La famille noble, nous dit-il, les tenait hors de son foyer, la société
civile hors de ses prérogatives.... Aussi les prolétaires, chassés de la famille
et de la cité noble , devaient-ils être instinctivement , providentiellement ,
conduits à quelque société nouvelle où ils pussent reposer leurs têtes. Dieu
leur donna cette société.... une société timide, soumise, dégradée comme
eux, maudite comme eux, la commune (1). »
Nous voilà donc, par la tournure même de cette affirmation, placés dans
l'alternative ou de commettre une sorte d'impiété , si nous ne croyons pas à
l'existence de la commune chez les anciens , ou de renier notre ancienne foi
historique, si nous embrassons la foi nouvelle qu'on veut nous imposer. Mais
que le lecteur se rassure ; le dogmatisme de M. Granier de Cassagnac ne s'ap-
puie pas ici sur des argumens plus solides que ceux que nous avons examinés.
11 nous sera aisé de le montrer. Le mot de commune comprend nécessaire-
ment une agrégation d'individus plus ou moins nombreuse. Or, si les éman-
(1) Il y a ici une légère tache dans la même traduction. M. Barthélémy Saint-Hilaire n'a
pas fait sentir l'allusion que renferme le passage d'Aristote ; il traduit : « Comme on accuse
un orateur politique d'illégalité. » Ce n'est pas là le sens : •^poc«pov7at Tvapocvcawv est une
formule du droit attique qui signifie l'accusation encourue par tout orateur qui proposait un
décret contraire aux lois existantes. Les légistes dont Aristote rapporte l'opinion , voulaient
faire entendre qu'il y a des lois écrites dans le cœur de l'homme, lois toujours subsistantes ,
et que le droit barbare de la force outrage.
(2) Chap. V, pag. \\9.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
cipations ne s'opérèrent que partiellement, comment l'agrégation put-elle se
former? Il est vraisemblable, en effet, qu'à mesure que l'affranchissement
rachetait les victimes de l'esclavage et les restituait à la société, elles durent
se confondre avec elle. Telle est d'ailleurs l'opinion de M. Granier de Cassa-
gnac lui-même. « Il se conçoit sans peine, dit-il, que les émancipations in-
dividuelles ne versant en quelque sorte les prolétaires que goutte à goutte,
le sol de l'ancienne société avait le temps de les absorber. » Et quelques lignes
plus bas : « Le nombre des prolétaires , ajoute-t-il , était donc fort restreint
avant l'ère vulgaire, et même pendant les trois siècles qui la suivirent, à cause
de la très petite masse d'affranchis que les émancipations individuelles avaient
jetés dans la société (1). " IN'y aurait-il donc pas eu de commune , selon
M. Granier de Cassagnac, avant le iv" siècle de l'ère chrétienne? Il n'est pas
permis de lui prêter une semblable idée, car il a fait à cet égard une profes-
sion de foi très explicite. « Pour reprendre , dit-il , au commencement du cha-
pitre viTi , l'une des idées principales sur lesquelles repose l'économie de ce
livre , la commune n'est pas , comme on le croit généralement à cette heure
et dans l'état présent des études historiques, un fait propre aux temps mo-
dernes et aux royaumes occidentaux. C'est encore une erreur de penser que
la première formation des communes date exclusivement du xii" siècle. A
notre avis, la commune est un fait général, universel, humain, de tous les
pays et de tous les temps. » Mais alors, je le répète, comment l'agrégation
d'individus nécessaire pour former la commune put-elle s'effectuer? Il faut
que l'auteur, tout en nous parlant d'émancipations individuelles , suppose
néanmoins des affranchissemens en masse ; c'est une contradiction qui res-
sortirait évidemment de ses diverses assertions, quand il ne l'aurait pas ex-
primée nettement. Mais en. résumant son livre, « nous avons, dit M. Granier,
suivi les races esclaves au sortir de l'esclavage par l'émancipation, et nous les
avons vues se diviser en deux grandes colonnes. » Du reste, cette contra-
diction n'est pas la seule qui nous ait frappé dans VHistoire des Classes ou-
vrières et des Classes bourgeoises, et plusieurs fois, en la lisant, nous avons
été tenté d'appliquer à l'auteur ce que Cicéron dit de l'orateur Curion : « Sed
« nihil turpius, quam quod etiam in scriptis oblivisceretur, quid paulo ante
« posuisset (2). »
Maintenant , il ne sera peut-être pas sans intérêt pour le lecteur de savoir
à quels symptômes particuliers M. Granier de Cassagnac prétend reconnaître
la commune chez les anciens. « Il existe , dit-il , des symptômes dont la pré-
sence suffisamment établie atteste toujours infailliblement la formation des
communes. »
Un de ces symptômes, et le plus frappant , selon M. Granier de Cassa-
gnac, c'est l'existence des villes murées , c'est-à-dire des villes dont les mai-
sons étaient associées. Biais cette question en présuppose naturellement
(1) Chap. II, pag. 26.
(2) Brut., LX.
CRITIQUE HISTORIQUE. 493
une autre , la question de savoir ce qu'étaient les maisons isolées : « Nous
allons donc, poursuit M. Granier, expliquer un peu ce qu'étaient les mai-
sons isolées, pour expliquer tout-à-fait ce qu'étaient les maisons associées....
Primitivement, une maison isolée, un château appartenait ionjoxirs à un
gentilhomme, à l'un de ces nobles, que les poètes nomment divins, et ce
château avait essentiellement un donjon. Ceci est fondamental, universel , et
rien n'est plus historiquem'ent rigoureux que l'expression d'Horace dans cette
ode où il dit :
« Pallida Mors œquo puisât pede pauperum tabernas ,
« Regumque turres »
Turris veut dire strictement donjon dans ce passage , et nous allons dire
pourquoi. Dans la première ode, Horace qualifle ainsi Mécène : « Atavis
« édite regibus, » issu du sang des rois, comme disent tous les traducteurs,
et ce qui est à notre avis un contre-sens. La difficulté du passage est dans le
mot regihus, que l'on traduit à tort par roi. D'abord il faut remarquer que
l'ode d'Horace est dédicatoire , et par conséquent que Mécène doit y être
désigné par les titres qu'il portait officîêllement , ainsi que nous disons. Il y
est désigné, en effet, par la qualification de rex, qui est dans l'ode un mot
de sens étroit , appartenant au vocabulaire héraldique de la noblesse romaine,
et qui doit être traduit en français par prince. Mécène prenait, en effet,
dans les actes publics , le titre de rcx , ce qui prouve bien clairement qu'il ne
signifiait pas roi, comme les traducteurs d'Horace le croient (1). »
Nous avons déjà pris la défense de ces pauvres traducteurs , contre M. Gra-
nier de Cassagnac , quand il s'est agi de justifier le sens qu'ils avaient donné
à pius ; nous oserons encore nous ranger de leur côté , parce que nous
croyons que de leur côté se trouvent encore et le bon sens et la raison. Ils
ont traduit Atavis édite recjibus , issu de rois tes ancêtres, et M. Granier
voudrait qu'ils eussent traduit , issu de princes. Mais si les ancêtres de Mé-
cène étaient , non des princes, dans le sens étroit du mot , mais des rois dans
toute la force du terme, comment devait-on les appeler? Rois, sans doute.
Or, c'est un fait généralement admis, que Mécène descendait d'un de ces
souverains qui régnaient sur l'ancienne Etrurie , et qui étaient nommés Lu-
cuniones dans le pays, et rois, reijes, à Piome : « Duodecim enim Lucumones ,
qui reijes sunt lingua Tuscorum , habebant (2). » S'il y a donc ici un contre-
sens qui doive revenir à quelqu'un , ce n'est certainement pas aux traduc-
teurs d'Horace.
Mais serait-il vrai que Mécène, en raison de cette illustre descendance,
eût jamais jprès dans les actes imbUcs le titre de rex? Quoi! ce Mécène qui
montra tant de modération dans la grandeur, et qui,*parvenu au comble de
{<) Chap. IX, pag. 181.
(2) Serv. ad Virg. JEn, , il, 278. "*
TOME XVII. 32
494 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus haute fortune, voulut rester simple chevalier; ce Mécène qui con-
seillait à Auguste de ne réveiller dans l'esprit du peuple aucun souvenir
fâcheux en rappelant les noms de roi ou de dictateur, se serait, lui, décerné
officiellement un titre redouté de son maître et abhorré des Romains? Non ,
cela n'est pas possible ; il ne l'eût point fait, lors même qu'il en eût eu le droit.
Je dis lors même qu'il en eût eu le droit , car Mécène sortait d'une famille qui,
bien que rattachée aux Lucuraons de l'Etrurie , rte donnait cependant à au-
cun de ses rejetons le droit de prendre le titre de re.r , soit comme dignité ,
soit comme surnom. Aussi Mécène ne s'affubla-t-il jamais de cette qualifica-
tion , et ce n'est que par une suite d'erreurs plus grossières les unes que les
autres , que M. de Cassagnac a pu être conduit à une semblable hérésie. Le
lecteur en jugera : « Du reste , continue M. Granier, un passage de Plutar-
que est bien formel là-dessus, car il dit qu'il y avait à Rome quatre familles,
les Mamerci , les Calpurnii , les Pomponii et les Pinarii , qui avaient seules
le droit de signer et de prendre dans les actes la qualification de reges. Plu-
tarque ajoute que les quatre familles justifiaient cette titulature , en disant
qu'elles descendaient de Numa. »
Si Plutarque avait avancé tout cela , Plutarque aurait commis de bien gra-
ves erreurs; mais il sera facile de montrer que c'est M. Granier seul qui se
trompe. Voici la phrase de Plutarque, je traduis mot pour mot : « D'autres
historiens donnent à Numa , indépendamment de cette fille (Pompilia) , qua-
tre fils. Pompon , Pinus, Calpus et Mamercus , qui devinrent chacun les fon-
dateurs d'une famille et les pères d'une glorieuse postérité; car de Pompon
descendent les Pomponius ; de Calpus , les Calpurnius, et de Mamercus , les
Mamercius , lesquels prirent aussi , pour cette raison , le surnom de reges ,
c'est-à-dire, rois (1). » Plutarque ne parle donc point de quatre familles qui
aient porté le surnom de rex; et comment , en effet, lui serait-il venu à l'es-
prit de dire que les Pomponius , les Pinarius et les Calpurnius étaient sur-
nommés reges, ce qui est de toute fausseté? L'erreur de M. Granier de Cas-
sagnac tient à ce qu'il n'a pas vu que la proposition incidente , qui commence
par de, lesquels, ne se rapporte et ne peut se rapporter qu'aux Mamercius.
Mais le lecteur ne devine pas sans doute quel parti M. Granier de Cassa-
gnac aura pu tirer, pour sa thèse , de ce passage de Plutarque. M. Granier
avait cependant d'excellentes raisons pour établir authentiquement le titre
de prince dans les quatre familles ; car il voulait faire sortir de l'une d'elles
le chevalier Mécène. « Or, ajoute-t-il , Mécène était de l'une de ces fa-
milles. » Il est fâcheux que M. Granier ne nous dise pas laquelle ; je suis
persuadé que les savans lui sauraient un gré infini de sa découverte. Faire
de Mécène un descendant de Numa , après avoir supposé l'hérédité du nom
d'Auguste dans la maison Claudia ! Que devons-nous augurer, bon Dieu !
« de ce second volume , qui traitera des races nobles , et où l'on essaiera ,
dit-on , de faire revivre les principes qui réglaient les noms propres , le bla-
[I) Vit. Num., §xxi.
CRITIQUE HISTORIQUE. 495
son , la titulature , enfin tout le cérémonial héraldique de la noblesse grec-
que et romaine? »
Qu'ajouter à cela pour décréditer les assertions aventureuses de l'au-
teur? Nous ne multiplierons pas davantage les citations. Il est temps de
voir si M. Granier de Cassagnac réussira mieux à nous montrer des villes
nobles dans les villes ouvertes , et des villes bow'geoises , ou des communes
dans des villes murées. « Il y avait , nous assure-t-il , parmi les peuples an-
ciens, deux sortes de villes, les unes qu'on peut appeler des villes nobles, et
qui étaient ouvertes; les autres qu'on peut appeler des villes bourgeoises, et
qui étaient murées. Les villes nobles se trouvent parmi les peuples , chez
lesquels les affranchissemens n'avaient pas produit une grande masse d'éman-
cipés. En général, les peuples chez lesquels les émancipations ont été tar-
dives, étaient méditerranéens et agricoles, tandis que les insulaires et les habi-
tans des côtes sont arrivés plus vite à la vie communale et démocratique. »
Comme M. Granier de Cassagnac paraît avoir choisi plus particulièrement
la Grèce, pour faire ses expériences architecturales, nous avons parcouru
ce pays, explorant surtout avec attention les provinces les plus méditerra-
néennes et les plus agricoles, telles que l'Arcadie et l'Argolide centrale;
et nous n'avons découvert que des villes fermées , Mantinée , IMycènes ,
Tirynthe, etc., dont les murs remontaient même à une telle antiquité,
qu'on les supposait l'ouvrage des cyclopes. Nous avons poussé plus loin nos
recherches, et il est resté évident pour nous qu'il n'y avait réellement qu'une
seule ville qui eût été long-temps dépourvue de murailles. Les anciens nous
disent, en effet, que Sparte subsista pendant plusieurs siècles, sans être entou-
rée de murs. Mais à quelle cause tenait ce caractère tout exceptionnel parmi
les villes de la Grèce? Lycurgue, comme on sait, voulut faire des Lacédé-
moniens un peuple de soldats ; et une partie de ses institutions tendit à ce
but. Or, une des lois par lesquelles il chercha à entretenir l'esprit militaire,
prescrivait de laisser Sparte tout ouverte, afin que chaque citoyen fût tou-
jours prêt à lui faire un rempart de son corps. C'était là le but reconnu de la
loi; du moins les Spartiates ne l'entendirent jamais autrement. On demandait
à Agésilas pourquoi Sparte était sans murs ; montrant les citoyens armés ,
« voilà, dit-il, les remparts des Lacédémoniens. » M. Granier de Cassagnac,
lui , ne voit dans l'absence de murs qu'une preuve de noblesse pour la ville ,
passant d'ailleurs sous silence et la loi de Lycurgue , et la manière dont les
Spartiates l'avaient interprétée. Mais si nous lui faisons grâce de cette diffi-
culté , c'est parce que nous en avons d'autres un peu plus sérieuses à lui op-
poser. L'histoire nous apprend que Lycurgue fît subir au gouvernement de
Sparte une réforme radicale. Ainsi , nous dit-elle , les richesses se trouvaient
concentrées dans les mains d'un petit nombre , tandis que , au-dessous d'eux,
régnait la plus affreuse misère; Lycurgue égalisa les fortunes , en distribua nt aux
citoyens par portions égales, le territoire de la Laconie et le district de Sparte.
L'industrie, le négoce et les métiers, parurent au législateur peu dignes d'un
homme libre , et il les relégua dans les mains des esclaves. Il y avait donc à
32.
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Sparte, avant l'établissement des lois de Lycurgue, des pauvres, des artistes,
des ouvriers, des mercenaires, tout ce qui constitue enfin la commune aux
yeux de M. Granier de Cassagnac; et cependant alors Sparte n'avait point de
murs. Comment M. Granier expliquera-t-il cette contradiction? Ce n'est pas
tout; Sparte, malgré la défense formelle de Lycurgue, s'entoura, par la suite,
d'une enceinte de murs, tout en conservant les institutions de son législateur.
Il est vrai que cette fois M. Granier essaie de répondre à l'objection. << Polybe,
nous dit-il , affirme en deux endroits que Sparte avait des murailles , tan-
dis que Xénophon et Thucydide affirment qu'elle n'en avait point. Hâtons-
nous de dire que la contradiction n'est qu'apparente. Xénophon et Thucy-
dide parlent de Sparte telle qu'elle était de leur temps, c'est-à-dire plus de
400 ans avant Jésus-Christ ; Polybe parle de Sparte telle qu'elle était du sien,
c'est-à-dire 130 ans seulement avant l'ère vulgaire. A l'époque dont parlent
les fragmens de Polybe, Sparte avait subi une révolution populaire; la po-
pulation seigneuriale de la ville avait été bannie, ses biens confisqués; et une
espèce de commune , dont un personnage nommé Chœron paraît avoir été
l'ame, s'y était installée et avait entouré la ville de murailles, qui furent dé-
truites par les Achéens. »
Il faut avouer que M. Granier de Cassagnac a découvert fort à propos cette
petite révolution pour échapper à l'autorité de Polybe; mais il ne doit pas
pour cela se croire hors d'affaire. Polybe n'a pas tout dit, et malheureuse-
ment M. Granier n'a pas non plus tout vu. .Justin nous apprend, en effet,
que Sparte fut murée bien long-temps avant l'époque dont nous parle Polybe;
voici le passage : « Cassandre étant ensuite parti pour la Grèce, attaque un
grand nombre de villes et les ruine. Effrayés de ce sort, comme d'un incen-
die qui les menace eux-mêmes, les Spartiates oublient les réponses des oracles
et l'antique gloire de leurs pères; et n'osant plus compter sur leur courage,
ils protègent d'une enceinte de pierres la ville qu'ils avaient jusque-là défen-
due avec des armes et non avec des murs. Tant ils étaient déchus de la va-
leur qui fut pendant plusieurs siècles le seul rempart de la ville, ces citoyens
dégénérés qui ne croyaient plus pouvoir assurer leur salut qu'en se cachant
derrière des murailles (1). » Il est donc certain que Sparte s'était entourée
de murs 317 ans avant l'ère vulgaire , c'est-à-dire 40 ans environ après l'épo-
que où se termine l'histoire de Xénophon. Or, que s'était-il passé dans ce
court intervalle? Quelque révolution populaire avait-elle aussi expulsé la
noblesse? Non, la constitution était restée la même; le cœur seul, comme l'a
dit Justin, le cœur seul des Spartiates avait changé.
Ainsi, nous n'avons découvert aucune trace de cette commune antique
qu'on nous avait annoncée; et les symptômes infaillibles auxquels nous de-
vions la reconnaître , ne nous ont paru que des signes trompeurs dont la
fausseté s'est trahie au premier examen de la critique. Il n'y a donc pas eu
de commune chez les anciens; et, disons-le maintenant, il ne pouvait pas y
(i) L. XIV, cap. V.
CRITIQUE HISTORIQUE. 497
en avoir. La commune, en effet, eût été une république dans la république,
une patrie dans la patrie; or, aux yeux de tout homme qui a une idée même
superficielle, delà vie politique des anciens et de leur esprit public, une pa-
reille division n'était pas possible.
Mais , s'il n'y avait point de commune , y avait-il une féodalité ? La réponse
se trouve renfermée dans ce que nous venons de dire. S'il n'y avait point de
bourgeois, il ne devait pas non plus y avoir de paysans. Toutefois, nous tenons
à suivre encore M. Granier de Cassagnac.
ÎII. — LES PAYSANS.
M. Granier ouvre son chapitre par des plaintes a mères sur l'injustice des
historiens qui, tout occupés de célébrer les villes et leurs habitans, n'ont pas
euunsouvenir pour les pauvres paysans de l'antiquité. « Cependant, ajoute-t-il,
les historiens qui se rendaient coupables de cet oubli, qui passaient sur ie
ventre avec cette indifférence à la moitié du genre humain , auraient dû re-
marquer, dans leur propre intérêt, que cette lacune jetait au milieu de leurs
livres un vague et un décousu irréparables. C'est maintenant « la jeune
critique , née de ce siècle, à faire le tour de l'édifice historique que nous ont
légué nos pères, à visiter ses trous et ses crevasses, et à le réparer du moins,
si elle ne peut pas le rebâtir. »
Comme nous sommes de ceux qui pensent que les historiens ne devaient
pas du tout faire mention des paysans de l'antiquité, nous allons expliquer
en peu de mots les raisons qu'on a eues jusqu'ici pour garder à cet égard le
silence le plus absolu. Chacun sait que Rome se forma de l'agrégation de plu-
sieurs petits peuples voisins qu'elle avait soumis par la force ou attirés par
des traités dans son alliance. Ces peuples furent divisés en tribus. Servius
Tullius, qui régularisa le premier cette division, renferma quatre tribus
dans le l*omœrixim. de Piome, et en établit, dans le champ qui entourait la
ville, dix-sept qu'on appela tribus rustiques, pour les distinguer de celles de
la ville. Plus tard, aux dix-sept tribus rustiques les consuls en ajoutèrent
quatorze nouvelles qu'ils établirent chez les différens peuples d'Italie. Ainsi,
le nombre des tribus s'éleva successivement jusqu'à trente-cinq. Comment
s'administraient-elles? Chacune avait son culte, ses fêtes et ses sacrifices; à
cela près , soumises à une administration centrale dont le siège était à Rome,
elles supportaient en commun les charges de l'état, le gouvernaient conjoin-
tement et jouissaient des mêmes droits et des mêmes privilèges. La campa-
gne était donc cultivée autour de Rome et à une distance assez considérable
de cette ville, par une population qui, sous le rapport des prérogatives du
citoyen, ne différait en rien de celle de la ville. La distribution du peuple
romain et l'administration de son gouvernement ne laissaient donc aucune
place aux paxjsans d'aujourd'hui et, à plus forte raison, aux paysans du
moyen-âge, ceux de M. Granier de Cassagnac.
Mais, dira-t-on, la campagne avait ses affranchis; or, que devenaient ces
498 REVUE DES DEUX MONDES.
affranchis? Comment vivait aussi le petit peuple? Les affranchis de la cam-
pagne avaient le même sort que ceux de la ville; ils restaient aux champs ou
allaient chercher fortune à Rome, s'adonnaient à l'agriculture ou prenaient
une profession à leur choix. Quant au petit peuple, il vivait le plus souvent
du produit d'un coin de terre ou des bestiaux qu'il élevait. D'ailleurs, comme
sa vie était sobre," ses besoins n'étaient pas nombreux. Veut-on voir le type
et en même temps le modèle d'un de ces campagnards? L'an de Rome 582,
le consul P. Licinius levait une armée pour aller en Slacédoine ; des centurions
auxquels on proposait de s'enrôler de nouveau, y consentirent, mais ils exi-
geaient qu'on leur rendît leur ancien grade. R^efus du consul , obstination des
centurions; l'affaire fut portée devant les tribuns du peuple. Le jour oii elle
devait se décider, un des centurions demanda la parole et dit : « Romains,
je m'appelle Spurius Ligustinus, de la tribu Crustumine, dans le pays des
Sabins. Mon père m'a laissé un arpent de terre et une petite chaumière où
je suis né, où j'ai été élevé et que j'habite encore aujourd'hui. Aussitôt que
je fus en âge, mon père me fit épouser la fille de son frère. Elle ne m'apporta
d'autre dot que la liberté , la chasteté et une fécondité qui suffirait même à
une opulente maison. INous avons six fils et deux filles. Les deux filles sont
déjà mariées. Quatre de nos garçons ont la robe virile , les deux autres portent
encore la prétexte. J'ai été enrôlé pour la première fois sous le consulat de
C. Aurélius et de P. Sulpicius » Puis , après avoir énuméré ses nombreuses
campagnes, le centurion continua ainsi : « J'ai commandé quatre fois en peu
d'années la première centurie ; mon courage m'a valu des récompenses de la
part de mes généraux en trente-quatre occasions différentes; j'ai reçu six
couronnes civiques; je compte vingt-deux campagnes, et j'ai passé cinquante
ans. Quand j'aurais moins d'années de service ; quand mon âge ne m'exempte-
rait pas de l'enrôlement militaire, cependant, comme je puis offrir quatre
fils à ma place, il y aurait encore justice à me libérer. Mais ne regardez ce
que je dis là que comme des raisons qu'on pourrait faire valoir pour ma cause.
Quant à moi , tant que le général qui lève une armée me trouvera propre à
être soldat, je n'alléguerai jamais un motif de dispense. C'est aux tribuns à
fixer le grade dont ils me jugeront digne (1). «
Mais la jeune critiqtie dont M. Granier de Cassagnac s'est fait l'organe ne
s'en tient pas là , et nous oppose un autre ordre d'argumens pour prouver
qu'il y eut dans la vieille Italie une féodalité complète. Ces argumens sont
tirés de l'étymologie. Est-on curieux de savoir, par exemple, comment
M. Granier, à l'aide de cette science, trouve les vassaux? Le voici : Aulu-
Gelle nous raconte qu'un jour qu'il assistait avec plusieurs autres personnes
à la lecture d'un livre des Annales d'Ennius, quelqu'un demanda l'origine du
mot proletarius, qui venait de se faire entendre dans un vers. Comme per-
sonne ne se sentait capable de l'expliquer, Aulu-Gelle s'adressa à un des assis-
tans qu'il savait fort habile dans le droit civil. Celui-ci, embarrassé, éluda la
H) TiU-Liv., Lxn,r,!,
CRITIQUE HISTORIQUE. 400
question en disant qu'il connaissait bien le droit, mais qu'il n'était pas gram-
mairien. IMais, reprit Aulu-Gelle, le mot qu'on vous demande est aussi un
terme de droit; et là-dessus, il lui cita un article de la loi des douze tables ,
où le mot lyroleiarius se trouvait en effet. Ne sachant trop que répondre à
un argument si pressant, le jurisconsulte se sauva par une plaisanterie, et
répliqua qu'il n'avait point appris le droit qu'on suivait au temps des Faunus
et des Aborigènes ; faisant allusion à quelques termes de la loi des douze
tables qui étaient tombés en désuétude dans le barreau, et parmi lesquels il
comprenait pro?ef«rJj, assidui , sanates,vudes, suhvades, etc. Or, M. Gra-
nier de Cassagnac s'emparant de vades et de suhvades, qui, pour tout homme
qui sait un peu de latin , ou qui a seulement un bon dictionnaire à sa dispo-
sition, signifient, le premier, caution ou répondant, et le second, caution
de la caution ou répondant du répondant, a fait vassal du premier et arriére-
vassal du second, se laissant abuser par un faux rapport d'homonymie, et
ne voyant pas que deux mots de signification aussi diverse que ras, en latin,
et vassal, en français, ne peuvent point avoir une même racine. Ce n'est pas
tout : :^,F. Granier de Cassagnac, prenant au sérieux la plaisanterie du juris-
consulte, a cru que vas et suhvas étaient des termes en usage au temps des
Faunus et des Aborigènes , et il en a conclu qu'au temps des Faunus et des
Aborigènes, la féodalité régnait en plein sur toute l'Italie. Mais comment
M. de Cassagnac n'a-t-il pas senti que l'exagération du jurisconsulte ne pou-
vait au moins dépasser l'an 304, époque de la promulgation de la loi des
douze tables? Gomment surtout M. de Cassagnac ignore-t-il que cette locution,
du temps des Faunus et des Aborigènes, était une locution proverbiale dont se
servaient les Latins pour désigner une chose très ancienne ou une chose dont
ils voulaient exagérer la vétusté , de même que nous disons dans les deux cas,
du temps d'Hérode ou vieux comme Hérode? Les auteurs nous en offrent des
exemples, et sans sortir d' Aulu-Gelle , nous pouvons citer un passage où le
proverbe est appliqué dans une circonstance tout-à-fait semblable à celle dont
il s'agit ici. Quelqu'un ayant opposé l'autorité de Varron à un puriste, « gar-
dez, répondit le puriste, gardez pour vous ces autorités qui remontent au
siècle des Faunus et des Aborigènes. » Et, à propos de ce proverbe, n'ou-
blions pas de signaler encore une autre distraction de M. Granier de Cassa-
gnac. Au lieu de traduire le droit des Fa^inus et des Aborigènes, il a écrit
partout ledroitoula législation des Aborigènes et des Faunes (1),s'imaginant
apparemment que Faunorum n'était pas le pluriel du nom propre de Faunus,
fils de Picus, et roi des Aborigènes, mais du nom commun de ces divinités
champêtres qu'on appelait Fauni, ce qui pourrait être, à la rigueur, si quel-
que ancien nous eut appris que les dieux chèvre-pieds avaient un droit et des
législateurs.
Est-on maintenant désireux de voir comment s'y prend M. Granier pour
})rouver que la nomenclature nobiliaire du moijen-dge appartient au cérèr.io-
(I) Chap. VI , pag. 248.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
niai de l'empire romain? Citons un nom, celui de chevalier. On ne saurait
croire combien sur ce mot l'érudition de M. Granier de Cassagnac s'est mon-
trée inexpérimentée. « Chevalier, dit-il, est la traduction en idiome celtique
du latin eques; déjà du temps de Néron, le mot barbare cabaUus , pour
signifier cheval, était entré dans la langue latine. On le trouve dans Perse. »
Cahallus, un mot barbare qui entre dans la langue latine dti temps de
Néron ! Il paraît que M. Granier de Cassagnac n'a jamais parcouru les frag-
mens de Lucilius-, car il y aurait lu ce vers :
Succussatoris , tetri tardique caballi.
Il paraît également que M. Granier de Cassagnac a perdu de vue son Ho-
race ; car nous lisons dans une satire d'Horace :
TMe Satureiano vectari rura caballo.
Et dans une épître du même poète :
Aut olitoris aget mercede caballum.
CabaUus n'est donc pas un mot barbare ; caballus était donc entré dans la
langue latine bien des années avant le règne de Néron. Disons enfin à M. Gra-
nier de Cassagnac que caballus a des titres à l'ancienneté tout aussi respec-
tables que cquus. Seulement equus désignait le genre et caballus une espèce.
Caballus était un cheval vigoureux, mais lourd , dépourvu de grâce, et n'ayant
pas l'ailure très douce , comme nous l'apprend Lucilius. On l'employait à
tourner la meule , à porter des fardeaux , et souvent il servait aux marchands
de légumes, connue nous l'apprend Horace. C'était, en un mot, iin cheval
de peine, comme le définit Hésychius (1).
Mais , après avoir réhabilité caballus , voyons le parti que peut en tirer
M. de Cassagnac. Chevalier vient de caballus , comme eqvcs vient de equus:
que doit-on inférer de là? Que les chevaliers romains étaient semblables aux
chevaliers du moyen-âge? Tson ; mais que, dans le principe, ce qui fit la dis-
tinction des uns et des autres, ce fut la possession d'un cheval et le service
militaire dans la cavalerie. Or, ce signe unique peut-il constituer une res-
semblance ? Non ; ce qui le prouve, c'est que caballus a fait cavalier aussi
bien que chevalier, de même que equus fit eques avec les deux significations.
Il y a mieux ; ces chevaliers romains , militaires d'abord , servant dans la ca-
valerie, devinrent plus tard des juges de tribunaux civils, et continuèrent de
s'appeler chevaliers ; plus tard encore , ils se transfonuèrent en fermiers-gé-
néraux, et ne cessèrent point de s'appeler chevaliers; faudrait-il conclure de
là que, parce que le nom ne changea pas, les fonctions étaient restées les
mêmes? Or, si une pareille conséquence serait une absurdité, trouvera-t-on
plus raisonnable la prétention de M. Granier de Cassagnac qui, de l'identité
de nom, veut inférer, à la distance de quelques milliers de siècles, la simili-
CRITIQUE HISTORIQUE. 501
tude de dignité? ISous ne nous arrêterons pas plus long-temps à réfuter ces
rêveries étymologiques. L'étymologie est un instrument délicat qui ne devrait
être manié que par un esprit éclairé, juste et pénétrant.
Il nous est donc permis de conclure qu'il n'y eut dans la vieille Italie ni
féodalité ni seigneurs, et qu'il n'exista dans l'antiquité ni bourgeois ni paysans.
M. Granier continue ensuite l'histoire des esclaves émancipés , et il les di-
vise en deux groupes , ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent point.
Dans le premier sont compris les industriels ; dans le second , les esclaves
lettrés, les mendians, les voleurs et les courtisanes. Comme nous n'avons ni
le loisir, ni la volonté d'entreprendre une réfutation de son ouvrage, nous nous
contenterons de dire, pour ce qui regarde les industriels, que M. Granier de
Cassagnac s'est essentiellement trompé en assimilant les corporations ro-
maines aux jurandes du moyen-âge ; les premières, en effet, n'étaient qu'une
distribution politique établie surtout pour opérer la fusion et entretenir l'har-
monie des citoyens ; les secondes, au contraire , furent des associations spon-
tanées qu'inspira le besoin de résister à la violence et à l'oppression. Quant
aux mendians, aux voleurs et aux courtisanes, M. Granier ne leur a consacré
que quelques pages fort superficielles, et oi^i abondent les erreurs du genre
de celles que nous avons relevées. Nous pensons donc que le lecteur nous
saura gré de lui épargner l'ennui d'un pareil inventaire. Toutefois , dans le
groupe nombreux de ceux qui se refusent à la tâche du travail , M. Granier a
rangé une classe d'individus qui doit nous intéresser plus particulièrement.
Nous avons dit , en effet , en commençant , que M. Granier avait aussi essayé
de parquer les intelligences et de tracer la limite au-delà de laquelle , dans
certaines conditions de l'ordre social antique, il leur était interdit de s'a-
vancer. Or, tel est le but qu'il s'est proposé dans le chapitre intitulé : les Es-
claves leitrés. C'est pourquoi nous pensons qu'il convient de traiter ce chapitre
séparément et avec quelque étendue.
IV. — LES ESCLAVES LETTRÉS.
Est-il vrai qu'il y ait eu chez les anciens une littérature particulière aux
esclaves, littérature qui n'envahit jamais celle des gentilshommes et à la-
quelle, en revanche, les gentilshommes ne touchèrent jamais.^ M. Granier
l'affirme et il s'est efforcé de le prouver. Nous avons une opinion contraire,
et nous espérons l'établir avec quelque solidité. Mais avant d'engager la dis-
cussion, signalons d'abord une confusion dans laquelle est tombé M. Granier
de Cassagnac, et qui suffirait seule pour ruiner sa thèse par la base. M. Gra-
nier a perpétuellement confondu les esclaves au moins avec des affranchis ;
ce qui le prouve, c'est que parmi les faits qu'il avance, il n'en est pas un
seul qui s'applique aux esclaves. Mais il a donc oublié qu'entre ces deux
classes les préjugés des anciens mettaient un intervalle immense.' Ou, s'il s'en
est souvenu pour les séparer dans l'ordre politique, comment, en les envi-
sageant du point de vue littéraire , les a-t-il confondus .'' M. Granier alléguera
502 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être que par esclaves il a voulu désigner ceux qui sortaient immédiate-
ment de la servitude aussi bien que ceux qui y étaient encore. Mais nous lui
demanderons alors pourquoi il a lui-même, dans le cours de sa dissertation,
distingué plusieurs fois les esclaves des affranchis; nous lui demanderons
également s'il croit qu'il soit loisible à l'écrivain de changer à son gré la si-
gnification des mots. Evidemment, il y a ici méprise, confusion et par con-
séquent absence de critique.
Toutefois, ne nous laissons point arrêter par cette étrange synonymie, et
cherchons, s'il y avait, soit une littérature des esclaves, soit une littérature
des affranchis.
« A peu près, nous dit M. Granier de Cassagnac, tous les grammairiens
étaient esclaves ; très peu d'esclaves , au contraire , devenaient rhéteurs. »
Rien de plus faux que ces deux assertions ; nous le démontrerons en nous
appuyant sur les autorités mêmes qu'a consultées M. Granier de Cassagnac
Tant que Rome ne se mit pas en contact avec la Grèce, elle resta barbare
et inculte. Habile dans un seul art, celui de la guerre, elle n'avait qu'une
ambition, celle de vaincre et d'opprimer. IMais à peine ses armes eurent-elles
pénétré dans l'Italie méridionale , et de là dans le reste de la Grèce, qu'elle
ressentit l'influence de cette terre privilégiée. Vainement voulut-elle d'abord
la repousser comuie un joug, et par cet instinct de sauvage rudesse qui plus
tard faisait dire à Marins, qu'il dédaignait des arts qui ne savaient pas pré-
server de l'esclavage; la résistance fut inutile. Le génie de la Grèce, plus
puissant que ses armes, amollit peu à peu la dure écorce des vieilles mœurs
romaines et transforma ses farouches vainqueurs en disciples soumis. Une
des premières études à laquelle il les appliqua, fut celle de la grammaire.
Arrêtons-nous un moment sur ce mot pour préciser le sens qu'y attachaient
les anciens. Chez eux, l'enseignement de la grammaire comprenait propre-
ment trois degrés : le premier s'occupait des principes élémentaires du lan-
gage, le second, de la lecture des auteurs accompagnée d'explications gram-
maticales plus approfondies et de développemens historiques, le troisième,
de tout ce qui concernait la poésie et sa forme artificielle. Mais comme de
ces trois degrés les deux premiers ordinairement n'étaient pas séparés, et
que le troisième embrassait souvent aussi une partie du second , on n'em-
ploya que deux noms pour les désigner, Vderatio, ou en grec grammatistice,
et liieratura , ou en grec cjrammatice. Il arriva même que ce dernier nom ,
ayant passé dans la langue latine , finit par remplacer lUeratio et liieratura.
Le nom des maîtres chargés de ces divers degrés d'instruction subit un sort
pareil. On appela d'abord literaiores , ou en grec (jraimnatisiœ ceux qui don-
naient l'enseignement élémentaire, etiiierati , ou en grec grammatici, ceux
qui donnaient l'enseignement plus relevé; mais par la suite , les uns et les au-
tres s'appelèrent grammatici , grammairiens.
IMaintenant, quel est le sens que M. Granier de Cassagnac peut avoir atta-
ché à ce terme, quand il a avancé que tous les grammairiens à peu prés
étaient esclaves , c'est-à-dire affranchis? De prime abord , il est vrai , sa pro-
CRITIQUE HISTORIQUE. 503
position ne signifie qu'une chose, à savoir que tous ceux qui donnaient des
leçons de grammaire étaient affrancliis. Mais, dans ce cas, il serait sorti de
la question , car c'est de littérature et non de métier, c'est de grammairiens
ayant écrit sur leur art et non de grammairiens l'ayant seulement enseignée ,
qu'il a promis de nous parler. Très certainement M. de Cassagnac aura voulu
dire que ceux qui écrivaient sur l'art grammatical étaient à peu prés tous
des affranchis-esclaves. Examinons donc sa proposition ainsi traduite.
Lorsque Cratès a donné la première impulsion littéraire à Rome , en y ré-
pandant le goMt des études grammaticales, quels sont les Romains que nous
voyons d'abord se montrer les plus zélés grammairiens ? Deux chevaliers
aussi recommandables par leur savoir que par leur crédit politique , Lucius
Aelius et Servius Claudius , qui, au rapport de Suétone, perfectionnèrent et
agrandirent dans toutes ses parties l'art de la grammaire (1)... Après eux cet
art va se développant sans cesse et croissant chaque jour en faveur, à tel
point que les personnages les plus distingués veulent lui payer leur tribut,
en écrivant eux-mêmes quelque chose sur ce sujet (2). » « Bientôt, en effet,
Varron , cet homme d'un génie supérieur et d'un savoir universel , reçoit des
mains de Lucius Aelius le dépôt de la science grammaticale, l'enrichit à son
tour et lui consacre des monuuiens plus nombreux et plus beaux (3). » Arri-
vent ensuite César, qui écrit des livres sur YAnaloçjie, Pollion, puriste im-
pitoyable, devant qui ne trouvent grâce ni César, ni Salluste, ni Cicéron , ni
Tite-Live, Messala qui compose des traités entiers, non-seulement sur les
mots, mais sur chaque lettre de l'alphabet (4).
Comment donc expliquer après cela qu'on ait osé affirmer que ce^^x qui
écrivaient sur l'art grammatical étaient jyresque tons des esclaves? LTn soup-
çon nous a traversé l'esprit; Schœll dit dans son Histoire de la Littérature
romaine : « Cependant la plupart des grammairiens furent des esclaves. > Et
ce qui semblerait confirmer encore notre soupçon , si nous étions enclin à
mal penser , c'est que Schœll est tombé aussi dans la confusion que nous
avons reprochée à M. Cranier de Cassagnac : comme ce dernier, il a pris les
affranchis pour des esclaves.
Quoi qu'il en soit, nous venons de démontrer que des deux assertions de
M. Granier de Cassagnac la première est essentiellement fausse. Examinons
la seconde, et voyons si l'auteur était mieux fondé à dire que très peu d'es-
claves au contraire devenaient rhéteurs.
La rhétorique, chez les Grecs comme chez les Romains, était réellement
distincte de la grammaire, et avait son domaine à part. L'enfant, après avoir
étudié entre les mains du granunairien toute la partie matérielle du langage,
passait, devenu jeune homme, sous la direction du rhéteur, pour apprendre
les artifices de la parole ornée et les secrets de la persuasion. La distinction
[\) Suet., De Illtistr. (jrammal.-, il, 3.
(2) Ihid., m, 3.
(5) Cic, Bruî., 56.
[k] Quinlil , I , VII , 55.
504 REVUE DES DEUX MONDES.
reposait donc sur la nature même des deux arts, qui, quoique intimement
liés l'un avec l'autre, se proposent cependant un but différent. Mais cette
distinction entre les deux arts en établissait-elle rigoureusement une autre
entre les personnes qui les enseignaient? Le bon sens ici nous répond que
lorsque la grammaire, d'abord faible à sa source, se fut grossie de la con-
naissance de l'histoire et de la poésie, et que de son côté la rhétorique,
réduite en commençant à de courtes narrations et à de petits essais du genre
démonstratif, se fut complétée dans toutes ses parties, le grammairien dut
rester ordinairement dans ses attributions, et ne pas empiéter sur celles
du rhéteur, par la raison qu'un seul homme était devenu trop faible pour
supporter le fardeau de la double profession. Mais le bon sens nous dit aussi
que les deux arts, dans leur enfance, durent être réunis, et qu'à l'époque
même où ils eurent atteint leur perfection , le passage de l'un à l'autre ne dut
pas s'opérer brusquement, mais plutôt par une transition qui les liât sans
effort, en leur empruntant quelque chose à tous les deux. Le bon sens nous
dit encore que, lorsqu'il se rencontra de ces esprits faciles qui savent se
plier avec une égale flexibilité à des choses diverses, ou de ces charlatans
effrontés, comme il en pullule de nos jours, qui ne craignent ni d'afficher un
faux savoir, ni de prodiguer des promesses mensongères , les limites durent
être franchies et les attributions confondues. Enfin, le bon sens nous dit que
lorsqu'un grammairien se sentit assez fort pour s'élever jusqu'à la chaire du
rhéteur, il dut renoncer à ses obscures et pénibles fonctions pour embrasser
une profession qui conduisait parfois aux plus grands honneurs , souvent à la
fortune , et toujours à la considération. M. Granier de Cassagnac nous tient un
tout autre langage. « La rhétorique, nous dit-il , touchait immédiatement à la
politique par les harangues sénatoriales ou tribunitiennes, et à la jurisprudence
par les plaidoiries du prétoire ; or, jamais , en aucun pays du monde , les escla-
ves n'ont mis la main ni à l'étude delà politique, ni à l'étude du droit... Il n'y
a donc presque pas d'exemples parmi les anciens, surtout en Italie, de rhé-
teurs esclaves ou affranchis. » Entre les modestes hypothèses du bon sens
et l'affirmation doctorale de M. Granier de Cassagnac , il ne reste qu'à laisser
prononcer les faits. J'ouvre Suétone et je lis : « Les anciens grammairiens (ces
mêmes grammairiens qui , aux yeux de M. Granier de Cassagnac, étaient tous
des esclaves! ) enseignaient aussi la rhétorique, et l'en cite les commentaires
de plusieurs d'entre eux sur ces deux arts. C'est par suite, je pense, de cette
union primitive , que plus tard , quoique les deux professions fussent déjà
séparées, les grammairiens conservèrent encore ou introduisirent eux-mêmes
certains exercices préparatoires à l'éloquence, tels que les problèmes (ques-
tions oratoires à résoudre), les périphrases, les éthologies (descriptions
d'une vertu ou d'un vice), pour que les enfans ne fussent pas remis aux
mains du professeur de rhétorique sans avoir reçu au moins une teinture de
cet art. » Les granunairiens ne s'en tinrent pas là. « Je me rappelle même,
continue Suétone, que, dans ma première jeunesse, un nommé Princeps
avait coutume de se livrer un jour à des exercices oratoires, et un autre jour
CRITIQUE HISTORIQUE. 505
de discuter; que certains jours, au contraire , il traitait le matin toutes sortes
de questions et consacrait l'après-midi aux exercices oratoires. » Enlin , du
temps de Quintilien , les deux rôles furent tout-à-fait renversés. L'habile rhé-
theur se plaignant de ce qu'on applique trop tard les enfans à l'étude de l'é-
loquence, trouve la cause d'un tel abus, d'une part dans la négligence des
rhéteurs , d'une autre part dans l'usurpation progressive des grammairiens.
« Car, ajoute-t-il , les premiers font consister tout leur devoir à enseigner
l'art de composer des discours, et cela même en se renfermant dans le genre
délibératif et le genre judiciaire, tandis que les seconds, non contens de re-
cevoir tout ce qu'on leur avait abandonné , ont poussé leur envahissement
jusqu'à se permettre des prosopopées et des discours du genre délibératif,
osant ainsi se charger de la tâche la plus difficile de l'éloquence Que la
grammaire apprenne donc à respecter ses limites, et que la rhétorique, à son
tour, n'élude aucune de ses charges.... Je ne prétends pas nier que parmi
ceux qui s'annoncent comme grammairiens, il ne puisse s'en trouver qui soient
aussi capables d'enseigner ce que je viens de dire, mais alors ils feront la
fonction de rhéteur, et non celle de grammairien. »
A ces témoignages déjà si positifs, si irrécusables et qui, au besoin , nous
suffiraient sans doute , ajoutons des exemples : c'est Suétone encore qui nous
les fournira , et nous les choisirons parmi ces grammairiens qu'on a traités
d'esclaves. L'affranchi Aurelius Opilius enseigna d'abord la philosophie , puis
la rhétorique et, en troisième lieu, la grammaire. Le grammairien Mar-
cus Antonius Gniphon , né dans la Gaule , enseigna aussi la rhétorique. Son
école fut fréquentée par les hommes les plus distingués, et Cicéron, qui avait
déjà remporté les plus belles palmes de l'éloquence, Cicéron , parvenu alors
à l'âge de trente-neuf ans et revêtu des honneurs de la préture , ne dédai-
gna pas d'assister à ses leçons. L'affranchi Atteins enseigna tour à tour la
grammaire et l'éloquence et fit dire de lui, par le jurisconsulte Capiton At-
teins, qu'il était un rhéteur parmi les grammairiens et un grammairien parmi
les rhéteurs; mot ingénieux qui peignait du même trait la confusion des
deux arts et l'atteinte que chacun d'eux recevait de cet amalgame. N'ou-
blions pas ce Lucius Octacilius Pilitus dont le beau génie sut triompher des
circonstances les plus défavorables. Esclave d'abord et esclave du dernier
degré, puisqu'il était portier, c'est-à-dire enchaîné dans une loge à côté d'un
dogue enchaîné comme lui, il obtint la liberté en considération de son heu-
reux naturel et de ses goûts studieux. Puis, il enseigna la rhétorique et eut
pour disciple le grand Pompée.
Il est donc bien constaté que les affranchis grammairiens devenaient rhé-
teurs, et qu'ils pouvaient alors, au moins indirectement, touchera la poli-
tiqtie parles haranijues sènaloriales ou trihunitiennes , et à la jurisprudence
par les plaidoiries du prétoire. Mais il y avait mieux , et 1\L de Cassagnac le
croirait sans doute difficilement , si nous n'avions à produire des pièces de
conviction qu'il ne récusera pas; ces hardis grammairiens s'émancipaient de
temps en temps jusqu'à s'élancer de leur école au forum , et, ce qui n'étonnera
506 REVUE DES DEUX MONDES.
pas peu M. de Cassagnac, jusqu'à s'y faire compter parmi les avocats les
plus distingués. « J'ai ouï dire aussi, raconte Suétone, que quelques gram-
mairiens avaient immédiatement passé de leur école au forum, et qu'on les
y avait rangés au nombre des meilleurs avocats. « Audiebam etiam quosdam
« e grammaticis statim e ludo transisse in forum, atque in numerum prœ-
« stantissimorum patronorum receptos (1). « Statim, immédiatement mérite
d'être noté : ils n'avaient fait qu'un saut de l'école au forum , de l'humble
chaire du grammairien à la tribune aux harangues. Or, cette brusque éléva-
tion n'était pas ordinaire ; habituellement , il y avait un degré intermédiaire
à franchir, la rhétorique. Par la nature de ses études, en effet, le grammai-
rien pur se trouvait trop éloigné du barreau; la rhétorique, au contraire,
était une préparation aux discussions du forum , et une préparation telle-
ment immédiate que, pour transformer en véritables plaidoyers les thèses ,
ou questions générales , que le rhéteur traitait devant ses élèves et leur faisait
développer à eux-mêmes, bien souvent il eût suffi de mettre un nom propre à
la place d'un nom imaginaire. Voilà pourquoi Suétone a dit statim, s'il se f(U
agi de grammairiens devenus rhéteurs, assurément il n'eût point fait la re-
marque ; car rien n'était plus aisé pour les grammairiens rhéteurs que l'accès
du forum; et c'est encore Suétone qui nous le prouve par un exemple fort
curieux. » Un jour, dit-il , que ÎMarcus Pomponius Marcellus , le plus intrai-
table puriste qu'ait eu la langue latine, prêtait son assistance dans un débat
judiciaire (car il lui arrivait aussi quelquefois de plaider), il s'attacha avec
tant d'acharnement à relever un solécisme commis par l'adversaire, que Cas-
sius Severus fut obligé de demander aux juges remise de la cause , afin que
son antagoniste eiit le temps de choisir un autre grammairien , vu que celui
qu'il avait actuellement semblait croire que la discussion, engagée avec l'adver-
saire , devait rouler, non sur un point de droit , mais sur un solécisme (2). »
Les deux assertions de M. Granier de Cassagnac sont donc également
fausses. Nous avons cherché la cause de sa première erreur; nous croyons
avoir trouvé celle de la seconde. Suétone, comme chacun sait, nous a laissé
quelques notices biographiques sur des grammairiens et des rhéteurs dont l'en-
seignement avait jeté de l'éclat. Son travail est divisé en deux parties; l'une
contient les grammairiens au nombre de vingt, et l'autre les rhéteurs, au
nombre de cinq. Or, dans cette dernière catégorie, il ne figure, en général ,
que des individus qui ne paraissent point avoir subi l'esclavage. Mais d'où
vient cette coïncidence? Du hasard seul. Suétone ne s'est nullement occupé
de distinguer les gens de rien des gens de bonne maison , comme parle M. de
Cassagnac ; il a tout simplement voulu mettre de la méthode dans son travail ,
et pour cela, il a rangé, d'un côté, les grammairiens purs avec les gram-
mairiens rhéteurs, et de l'autre, les rhéteurs purs. Ce qui le prouve, c'est
que Lucius Octacilius Pilitus dont nous avons déjà parlé, est compris au
(1) De Illustr. gramm., iv, 8.
(2) Ibid., XIII.
CRITIQUE HISTORIQUE. 507
nombre des rhéteurs. Pourquoi se trouve-t-il, en effet, en pareille société,
si ce n'est parce qu'il avait enseigné la rhétorique sans toucher à la gram-
maire? Cependant M. de Cassagnac voyant que, sur cinq rhéteurs, quatre
étaient gens de bonne maison, en a hardiment conclu qu'yt n'y avait presque
pas d'exemple^ surtout en Italie, de rhéteurs esclaves ou affranchis. Et voilà
comment on fait les systèmes!
Si M. Granier de Cassagnac a été malheureux en essayant d'ôter la rhéto-
rique aux affranchis , il n'a pas été plus heureux quand il a voulu leur inter-
dire l'histoire. « L'histoire, dit-il, n'a jamais été non plus écrite par des
esclaves Suétone mentionne pourtant vm Lucius Otacilius Pilitus, qui
avait été esclave-portier. « Schœll avait déjà dit : « Lucius Otacilius Pi-
litus est cité comme le premier affranchi qui ait osé écrire un ouvrage his-
torique. » Schœll , ou l'auteur qu'il a copié , car son livre n'est en générai
qu'une compilation , n'a pas entendu le passage de Suétone , et nous doutons
fort que M. Granier de Cassagnac ait même pris la peine de le lire; c'est du
moins la supposition la plus favorable que nous puissions nous permettre.
Voici, en effet, comment Suétone s'exprime sur Lucius Octacilius Pilitus:
« Il exposa en un grand nombre de livres les actions de Pompée Strabon,
ainsi que celles de Cnœus Pompée , son fils. C'est le premier de tous les af-
franchis qui, selon l'opinion de Cornélius Tsépos, ait commencé à écrire
l'histoire, traitée jusque-là par des hommes de la naissance la plus relevée. >•
Or, peut-on conclure de ces paroles que Cornélius INépos eût taxé de har-
diesse téméraire l'entreprise d'Octacilius Pilitus? Nullement. Schœll paraît
avoir lu ausus au lieu de orsus , osé au lieu de commencé : la différence est
grande. A-t-on plus de raison de croire que Cornélius Isépos eût donné comme
une exception l'exemple de l'affranchi? Pas davantage. Le mot orsus, au
contraire, enferme nécessairement l'idée de continuation , et il n'aurait aucun
sens, si plusieurs autres affranchis n'eussent, par la suite , imité Lucius Oc-
tacilius Pilitus. Seraient-ce les paroles que Suétone ajoute, qui auraient induit
en erreur? Mais on ne peut en inférer qu'une chose; que Lucius Octacilius
ouvrit la liste des affi-anchis historiens. Or, il y a un commencement à tout.
Quels étaient d'ailleurs les historiens qui avaient précédé? Depuis la fonda-
tion de Rome jusqu'à P. Mucius Scévola , les souverains pontifes mettent
par écrit les évènemens de chaque année , et ces recueils forment ce qu'on
appela plus tard les grandes annales (1). Point d'histoire encore. Les anna-
listes qui viennent ensuite, écrivent avec la même sécheresse, et, pour en
trouver un qui s'élève tant soit peu, paidulum se erexit (2) , il faut arriver
jusqu'à Cœlius Antipater, séparé de Lucius Octacilius par une trentaine
d'années. Ce n'est donc qu'improprement que Cornélius Népos s'est servi du
mot histoire: et si l'on conservait quelque doute à cet égard, nous n'aurions
qu'à invoquer le témoignage de Cornélius Népos lui-même. Dans un fragment
(1)Cic., De Orat., Il, V2.
(2) Id., ibiU.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
du livre qu'il avait consacré aux historiens latins , il dit , en parlant de l'his-
toire : « Vous ne devez pas ignorer que , dans la littérature latine , ce seul
genre non-seulement ne s'élève pas au niveau de la Grèce , mais que la mort
de Cicéron l'a laissé encore tout-à-fait dans l'enfance et à peine éhauché
Aussi nesais-je, en vérité, laquelle des deux, de la République ou de l'His-
toire déplore le plus son trépas (1). »
Mais , nous demandera M. Granier de Cassagnac , cette continuation , que
vous croyez annoncée par le mot orsus, a-t-elle eu effectivement lieu? Très
certainement, lui répondrons-nous, et il vous était aisé de vous en assurer.
Vous n'aviez, pour cela, qu'à lire un peu plus attentivement les quelques
pages de Suétone sur les grammairiens et les rhéteurs , à faire ensuite une
excursion dans les Vies des Césars, du même auteur, et puis, enfin, à consul-
ter un polygraphe ordinairement voisin de Suétone et de Macrobe , je veux
dire Aulu-Gelie. Du reste , comme nous attachons du prix à vous convaincre,
nous allons passer devant vous quelques noms en revue.
A Lucius Octacilius succèdent Cornélius Épicadius, affranchi de Sylla,
qui complète le livre que le dictateur avait connnencc sur les évènemens de
sa vie, et qu'il avait laissé inachevé (2) ; Pompilius Andru^.: us, que la nature
n'avait point fait maître d'école , et qui , ne pouvant vivre à Rome de ce
métier, se retira à Cumes, où il composa plusieurs ouvrages , notamment un
ouvrage historique que Suétone appelle prœcipuum (3) ; Tiron , le célèbre af-
franchi de Cicéron , qui écrivit la vie de son maître en plusieurs livres (4) ;
Atteius, le même affranchi dont il a été déjà parlé , qui , intimement lié avec
Salluste et Asinius Pollion, obligea ses deux illustres amis, dont le dessein
était d'écrire l'histoire, en fournissant à l'un un Abrégé de toute l'histoire
romaine, où il pourrait prendre ce qui lui conviendrait, et en donnant à
l'autre des préceptes de style; Juiius Hyginus, affranchi d'Auguste, qui,
entre autres ouvrages historiques , en composa un intitulé : De la Vie et des
actions des hommes illustres (5) ; Juiius Mai'athus , affranchi aussi d'Auguste ,
qui écrivit la vie de son noble patron ; Verrius Flaccus , autre affranchi ,
qui , après avoir enseigné la grammaire avec éclat , s'occupa d'histoire , dis-
posa dans un ordre chronologique des Fastes, soit civils, soit religieux,
composa un ouvrage sur les Choses dignes de mémoire , et mérita, par une
vie si bien remplie, l'insigne honneur d'une statue dans le forum de Pré-
neste.
En voilà suffisamment , je pense ; le lecteur sait à quoi s'en tenir. Slais peut-
être ne sera-t-il pas fâché de voir à présent par quel ingénieux raisonnement
M. Granier de Cassagnac motive l'exclusion des affranchis du domaine de
(1) Corn. Nep. , Fragm. , tom. II, pag. 381, éd. Van Stav. Slutg. 1820.
(2) Suet., De lUustr. gramm., xii.
(3) Ce livre devait être un Abrège succinl d'annales embrassant une durée plus ou n.oins
considérable. — Prœcipuum illud opusculum annalium elcnchorum. [Ibid., vin. )
(4) Asconius Pedianus cite le iv^ livre de cette histoire. ( Ad Cic. pro Mil.)
(5) A. Gell., 1, 14. — Cf. Ascon. Pedian. ad Cic. Pison.
CRITIQUE HISTORIQUE. 50^
l'histoire : « Faire l'histoire, même d'après autrui, c'est toujours se mettre
dans la nécessité déjuger les hommes, et, par conséquent, quelquefois de
les condamner. Or, il eût paru intolérable aux capitaines ou aux hommes
d'état de l'antiquité d'être appréciés par des esclaves. L'histoire devait donc
être exclusivement écrite par des (jentilshommes; à peine trouverait-on à
citer iiue ou deux exceptions. »
De la prose passons à la poésie. Ici M Granier de Cassagnac se montre ua
peu plus libéral envers les affranchis , non toutefois sans leur imposer encore
de nombreuses restrictions. Ainsi, à l'entendre, le théâtre fut exploité par
des esclaves; mais la poésie épique et lyrique appartint plus en propre aux
gentilshommes.
Le premier mouvement littéraire qui se fit véritablement sentir à Rome
lui fut, comme nous l'avons dit plus haut, imprimé par Cratès. Rome
cependant alors avait déjà entendu dans sa langue des essais qui , pour être
informes et rudes, ne manquaient parfois ni d'élévation, ni de force. Mais
ces ouvrages, d'inspiration grecque, étaient aussi exécutés par des Grecs, et
Rome en ce moment assistait à l'ébauche de sa littérature plutôt qu'elle n'y
prenait réellement part. Débarrassée de Carthage, son unique rivale et son
seul ennemi sérieux , elle s'enquit par désœuvrement de ce qu'il pouvait y
avoir d'intéressant dans Thespis, Eschyle, Sophocle;
Post Punica bella quietus, quserere cœpit
Quid Sophocles, et Thespis, et /Eschylus utile ferrent.
et des Grecs aussitôt s'empressèrent de lui traduire ces chefs-d'œuvre. La
première copie qu'elle en eut sous les yeux, fut une tragédie qu'un Tarentin,
nommé Andronicus, traduisit et représenta. Andronicus avait été pris les
armes à la main, pendant qu'il combattait pour sa patrie. Réduit à l'esclavage
et tombé au pouvoir de M. Livius Salinator, il devint le précepteur des en-
fans du consul, recouvra sa liberté et suivit la carrière dramatique. Que le
père de la tragédie romaine ait donc été esclave , j'y consens ; mais ses suc-
cesseurs le furent-ils également ? Rome , convertie aux arts de la Grèce et em-
brassant ce nouveau culte avec toute l'ardeur que comportaient son caractère
et son esprit, continua-t-elle d'abandonner la tragédie à des poètes issus de
l'esclavage? On dirait, en vérité, que l'histoire s'est ici entièrement jouée
des classifications imaginaires de M. de Cassagnac. Sur quarante noms environ
de tragiques romains qu'on est parvenu à recueillir, la plupart sont gentils-
hommes et quelques-uns de la première volée. La liste en a été soigneuse-
ment dressée par Lange , dans une dissertation qui a pour but de montrer
que la muse tragique des Romains ne fut pas aussi stérile qu'on le croit vul-
gairement (1). Nous y renvoyons M. Granier, en nous contentant de signaler
(1) Vindiciœ iragœdiœ lioiimnœ , Lips., 18-22.
TOME XVII. 33
510 REVUE DES DEUX MONDES.
parmi ces nobles auteurs César Strabon , Jules César le dictateur, qui débuta
fort jeune encore par YŒdipe, comme Voltaire; Asinius PoUion; Quiirtus
Cicéron qui, en seize jours, improvisait quatre tragédies, ce qui atteste
du zèle, sinon une grande vocation; Octave qui s'occupa d'un Ajax; Lucins
Varius, si connu par son Thyesie; Ovide par sa Médée, etc. Sans doute que
toutes ces tragédies ne furent pas jouées; mais qu'importe, puisqu'il s'agit
de compositions et non de représentations dramatiques?
L'histoire ne confirme pas mieux , en ce qui touche la comédie , les idées
de M. Granier de Cassagnac. Il est vrai que s'il fallait en juger par les noms
des comiques dont nous possédons quelques oeuvres entières, Plaute, qui
paraît sorti de l'esclavage, et Térence, l'affranchi de Terentius Lucanus,
viendraient en aide à ces idées. Mais les autres comiques furent-ils aussi des
affranchis? IVa^vius lui-même, qui donna probablement la première comédie
à Rome, était-il sorti de l'esclavage? Nous adresserons la même question au
sujet de T. Quintius Atta, sur le compte duquel Schœll , par une de ces mé-
prises dont son ouvrage fourmille , met la visite que L. Attius fit à Pacuvius
retiré à Tarente (1). Et L. Afranius que, par une autre méprise non moins
grave, Schœll fait entrer dans les vers de Volcatius, quoiqu'il n'y soit ques-
tion que de Luscius, et point du tout d'Afranius (2), faut-il le regarder
comme un affranchi? Et Q. Trabea, que Schœll appelle Trabeas (3); et ce
Titinius, si souvent mis à contribution par les grammairiens, qui nous en
ont conservé une multitude de fragmens malheureusement trop courts; et
ce Verginius Romanus dont Pline le jeune nous trace un portrait flatté sans
doute par la prévention et l'amitié, tous ces poètes étaient-ils des affran-
chis? Qui l'a dit à M. de Cassagnac? Il faut qu'il ait sur ces hommes des
mémoires secrets et inconnus aux érudits , ou que ses assertions relèvent de
lui seul.
Parlerai-je des mimes? Les deux auteurs les plus célèbres dans ce genre
furent d'une condition si opposée, qu'un pareil rapprochement suffirait seul
pour prouver la vanité des distinctions qu'on s'efforce d'établir. Labérius était
un noble chevalier qui , après avoir fait les délices du peuple romain, se vit
remplacé dans sa faveur par Publius Syrus, un esclave affranchi, et s'en con-
sola par ce mot d'une résignation philosophique, Laiis est piiblica, mot qui
pourrait servir de devise à la littérature , car d'elle aussi on peut dire qu'elle
n'appartient en propre à personne.
Voilà donc pour le drame. Mais avant de quitter ce sujet , admirons l'incon-
séquence de l'auteur, qui interdit l'histoire aux esclaves, sous prétexte qu'il
siérait mal à des gens de bas étage de juger les patriciens, tandis qu'il leur
laisse la comédie, où le poète pouvait lancer impunément mille allusions dé-
(1) Uisloire de la IJttcralure romaine, tom. I, pag. 158.
(2) Ibid., pag. 139.
(3) Ibid
CRITIQUE HISTORIQUE. 511
tournées, elle mime hardi jusqu'à la témérité, le mime où l'acteur osait
s'écrier à la face de César : <> Or sus , Romains ! nous avons perdu la liberté. »
Porro, Quirites! libertatem perdimus (1).
On ne conçoit pas davantage pourquoi , après avoir octroyé le drame aux
affranchis , 31. de Cassagnac hésite à leur concéder la poésie épique et lyrique.
Cette fois , il est vrai , il ne rend aucun compte de l'exclusion ; mais l'appuie-
t-il au moins sur des faits constatés? Non, il faut bien le dire. Et d'abord,
comment l'auteur n'a-t-il pas remarqué que ce furent précisément les mêmes
Grecs qui naturalisèrent à Rome le drame et la poésie épique? 11 semble en-
suite ignorer que les poèmes épiques des Romains ne furent pendant long-
temps , comme leurs drames , que de pures traductions du grec , et que , pour -f^-
rencontrer un poème épique digne de ce nom , il faut arriver à Virgile qui
en offre le premier modèle et en demeure l'unique représentant. S'il en est
ainsi, en effet , pourra-t-on jamais reconnaître une classification de poètes
épiques qui n'admet point Virgile, le fils d'un affranchi, ou qui ne le souffre
que par privilège? Ce que nous disons de l'épopée s'applique peut-être plus
justement encore à la poésie lyrique. Rome ne fut pas fertile en poètes de ce
dernier genre. Si nous en croyons même Quintilien , elle n'en a produit qu'un
seul digne d'être lu , Horace. <' Voulez-vous, ajoute le rhéteur, lui en joindre
à la rigueur un second, ce sera Ctcsius Bassus, qui a vécu de notre temps. >>
Or, comme Virgile, Horace était le fils dun affranchi. L'auteur eut été donc
plus près de la vraisemblance, en faisant, dans ces deux cas, de l'exception
la règle. Mais, on le voit, tantôt ce sont les affranchis qui échappent à leurs
catégories, pour envahir celles des gentilshommes, tantôt les gentilshommes,
pour envahir celles des affranchis; et dans ces divers mouvemens, nulle
règle, nul équilibre; c'est une confusion inextricable, un pêle-mêle intime
qui ne permet ni de diviser, ni de circonscrire, et qui oblige l'auteur le plus
paradoxal à laisser toutes ces intelligences d'élite réunies en ime immense
famille.
Nous pourrions terminer ici cette discussion; nous en avons dit assez pour
montrer que l'opinion de M. Granier de Cassagnac ne trouve pas même dans
l'histoire de quoi paraître vraisemblable. Mais il reste encore une des asser-
tions de l'auteur qui donne trop bien la mesure de son érudition , pour que
nous ne demandions pas la permission de nous y arrêter un moment. « Il y
a eu, dit-il, des esclaves dans toutes les écoles philosophiques notables de
l'antiquité. Phédon, exposé en vente, fut acheté par Cébès, disciple de So-
crate Ménippe, esclave comme Phédon, s'adonna particulièrement à
une nature de composition philosophique sous forme de satire qu'il appela
c[fni(]X(e, et que Varron imita dans la suite. »
Signalons d'abord l'apparition de ces deux Grecs : l'auteur n'en a men-
(I ) A|). Macrob., Satiirn., II , 7.
.33.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
tionné qu'un autre , Timon qu'il appelle Phliasius, au lieu dédire de Phlionte,
de même que plus haut , il avait appelé Cratès Mallotes, au lieu de dire de
Malles. M. Granier n'aurait-il pas compris, par hasard , qu'il est ici tout sim-
plement question de l'endroit qui vit naître ces philosophes? Quoi qu'il en
soit, M. de Cassagnac, qui, en parlant des esclaves lettrés, a renfermé
l'antiquité dans l'histoire romaine, s'occupe ici des Grecs. Mais qu'on ne
s'imagine pas qu'il ait pris beaucoup de peine pour faire les frais de cette
érudition exotique. Il fallait dire un mot des philosophes qui avaient passé
par l'esclavage; pour cela, on a ouvert Macrobe ou Aulu-Gelle, car en cet
endroit ils se répètent, et l'on a copié la phrase suivante ; « Pha^don ex co-
horte Socratica... servusfuit... Alii quoque non pauci servi fuerunt, qui post
philosophi clari extiterunt. Ex quibus ille Menippus fuit, cujus libros M. Varro
in satiris a3mulatus est; quas alii Cynieus, ipse appellat Rlenippeas (1). »
Nous aimons à croire que M. Granier sait le latin; mais ce qu'il y a de sûr ,
c'est qu'il prête encore à cette phrase un sens qu'elle n'a jamais eu aux yeux
d'un latiniste. Traduite, en effet, littéralement, elle signifie : « Phédon , de
l'école de Socrate, fut esclave... Il y eut aussi un assez grand nombre d'es-
claves qui devinrent ensuite d'illustres philosophes. Parmi eux il faut compter
ce Ménippe, dont M. Varron se proposa les ouvrages pour modèle dans ses
satires que quelques-uns appellent cyniques et que lui-même appelle mèiiip-
j)ées. » Or, notons maintenant les différences. D'abord, il n'est point parlé
d'esclaves philosophes , mais de philosophes ayant passé par l'esclavage qui
post... extiterunt; par conséquent affranchis. En second lieu, il n'est point
dit que Ménippe eût composé des cyniques , et pour une bonne raison, c'est
que Ménippe ne composa jamais de satires .g encore moins d'ouvrages appelés
du, nom de cyniques, si tant est même qu'il ait écrit des livres d'aucune
façon ; car, au rapport de Diogène de Laerte , « il y en a qui pensent que les
ouvrages attribués à Ménippe ne sont pas de lui , mais de Denys et de Zopyre,
qui, les ayant écrits pour s'amuser, les mirent sur le compte du philosophe,
afin de leur assurer plus de succès. » Voici, sans doute, ce qui aura in-
duit en erreur M. de Cassagnac : lisant dans la phrase latine que M. Varron ,
qui s'était proposé Ménippe pour modèle , avait fait des satires appelées
cyniques par quelques-uns de ses lecteurs, il en aura conclu que Ménippe
avait fait des cyniques. Mais un érudit ne commet pas de semblables mé-
prises, parce qu'il a toujours soin de s'assurer de ce qu'ont dit ou fait les
gens, avant de parler d'eux. Non, Ménippe ne composa point de cyniques :
et s'il plut à quelques personnes d'appeler ainsi les satires de Varron, ce
n'est pas du tout qu'elles eussent la forme des écrits du philosophe : c'est
parce qu'elles en reproduisaient l'esprit et le ton. <- Ménippe est un chien
terrible qui vous mord en riant , » disait Lucien. Tel était le caractère équi-
voque des écrits qu'on lui attribuait , ce qui le fit surnommer oiroj^c-fsXoto;
(1) Satuni., I, U. — Cf. A. Gell., II, 18.
CRITIQUE HISTORIQUE. 513
sérieux-rieur. Du reste , cette manière ne lui était point particulière ; elle
était commune à tous les cyniques, et on la désignait habituellement, comme
nous l'apprend Démétrius de Phalère , par >c'jvixi; rporo;, manière cynique.
M. Granier de Cassagnac avait ainsi passablement compromis son érudi-
tion ; mais en voulant commenter ce malheureux mot de cyniques, il l'a ,
nous le craignons fort, décréditée à tout jamais. « Ces cyniques , ajoute-t-il,
paraissent avoir été des satires dans le genre du Cyclope d'Euripide. » On ne
sait en vérité ce qu'on doit le plus admirer, de l'intrépidité de l'affirmation
ou de l'énormité de l'erreur ; car, enQn , M. Granier de Cassagnac sait bien
qu'il n'a jamais lu le Ctjclope d'Euripide. Il sait aussi qu'il n'a jamais appris
dans un manuel de littérature ce qu'était ce poème; comment donc se per-
met-il de comparer des cyniques qu'il imagine avec des satires qu'il n'a
jamais connues ? Étonnez-vous après cela que nos voisins d'outre-Rhin se
moquent un peu de la légèreté et de Vélourderie (jaidoise! Franchement,
quelle idée prendrions-nous du Germain qui, s'avisant de parler des satires
de notre Régnier, écrirait, par exemple, que ces poèmes paraissent être dans
le genre des Guêpes d'Aristophane ou des Plaideurs de Racine! Eh bien! le
rapprochement établi par M. de Cassagnac est de cette force. II n'est per-
sonne , en effet , un peu versé dans l'histoire littéraire de la Grèce qui ne sa-
che que le drame satyrique dont le Cyclope nous offre un modèle , était un
drame régulier, servant à compléter la tétralogie que chaque poète, dans le
principe, fut obligé de présenter au concours pour disputer le prix de la tra-
gédie , et qu'on l'appela satyriqiir, parce que les Satyres qui étaient destinés
à l'égayer, devaient toujours en composer le chœur.
Cependant, il y a une cause à tout, et puisque M. de Cassagnac a comparé
les Cyniques de Ménippe avec le Cyclope plutôt qu'avec Vlphigénie d'Euri-
pide, il avait une raison. Cette raison est facile à deviner; j\I. de Cassagnac
aura su par un moyen quelconque que le Cyclope est appelé aussi drame
satyrique , et tout entier à ce dernier mot , il aura fait d'un drame une satire.
C'est sans doute par une méprise à peu près semblable qu'il a changé les
Saturnales de Macrobe en « un ouvrage de grammaire, » parce que sur
sept livres que les Saturnales renferment , il s'y trouve quelques chapitres
consacrés à des questions grammaticales. Mais j'avoue que j'ai vainement
cherché la raison qui a pu lui faire appeler aussi « un ouvrage de grammaire,
les Florides d'Apulée. » Les Florides , qui sont un recueil de récits his-
toriques et mythologiques , appelées un livre de grammaire! J'aimerais au-
tant lui voir prendre le De viris illustribus pour la Méthode de Lhomond.
M. Granier de Cassagnac disait, il y a quelque temps, en jugeant une tra-
duction de la Politique d'Aristote: « Il est bon que la grave Université règle
quelquefois ses comptes avec la science en gants jaunes, comme elle nous
appelle nous autres journalistes frivoles et légers. » Nous ne savons si la
grave Université s'est beaucoup émue de cette menace ; mais nous doutons
fort que la science en gants jaunes , si jamais elle a choisi M. de Cassagnac
514 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la représenter, lui continue encore ses pouvoirs. Quelque indulgente,
en effet , que nous la supposions envers ses mandataires , elle reconnaîtra
sans doute que M. de Cassagnac , en ne s'appelant que frivole et léger, ne s'est
pas traité aussi modestement qu'il le croyait.
De tout ce que nous de venons dire, concluons deux choses : la première qu'il
n'y avait point, qu'il ne pouvait point y avoir de littérature des esclaves: la
seconde , que l'homme , transformé en citoyen par la baguette du préteur,
pouvait cultiver le genre de littérature que bon lui semblait, à la convenance
de son talent ou au gré de son génie ; et de ces deux prémisses, il découlera
la conséquence rigoureuse qu'il n'y avait pour les affranchis, comme pour les
gentilshommes , qu'une seule et même littérature. Mais des conclusions que
la science nous fournit, il doit encore résulter la conflrniation de ces grandes
vérités morales , que si l'esprit de l'homme est capable de renverser les pre-
mières barrières que les préjugés lui opposent, il ne se développe et prend
.son essor qu'à la condition d'habiter un corps libre; et que si la société a
fondé ses distinctions sur la naissance et sur la fortune, toujours la nature,
dans la distribution des biens intellectuels, s'est jouée de ces vaines démar-
cations , et s'est plu même fort souvent à créer une aristocratie en sens
fnverse de la première , relevant ainsi la dignité de l'homme et replaçant à
son véritable rang la seule supériorité qui soit acceptée de tous, parce qu'elle
n'est usurpée sur personne , la supériorité de l'intelligence.
J. P. Rossignol.
REVUE
LITTÉRAIRE
I. — ROMANS Eï POESIES.
Un critique distingué, ayant à parler assez récemment d'Horace et de
Virgile, et de l'espèce de royauté qu'ils se fondèrent en regard et à l'appui
de la monarchie impériale d'Auguste, a fait remarquer la convenance et la
nécessité de ces deux royautés parallèles , produites à la fois par une double
anarchie, dans un temps oîi la faiblesse de l'état d'une part, et de l'autre le
trop facile tisage de formes poétiques devenves la propriété commune, favori-
saient toutes les entreprises de l'ambition politique , toutes les prétentions de
la médiocrité littéraire (1). Ce qui est vu à merveille pour l'époque d'Auguste
ne me paraît pas sans application à la nôtre. Je laisse tout d'abord le côté
politique qui , comme on sait , n'a nul rapport avec notre peu d'ambition et
d'intrigue : Dieu me garde de trouver la plus lointaine ressemblance ! Dieu
me garde de croire, vingt-cinq ans après Napoléon, qu'un nouveau despote,
à quelque titre et sous quelque forme que ce fut , put jamais asservir de nou-
veau et i-éduire cette foule émancipée de grands citoyens qui (nous en som-
mes les témoins édifiés ) se précipitent bien loin de toute flatterie et de toute
servitude, et qui, en ce moment même, ne flagornent plus aucune puis-
sance ! — IMais littérairement , poétiquement , en quelle anarchie sommes-
nous ? c'est ce qu'il est permis de considérer. En restreignant la question à
la poésie même, le rapport avec certaines époques antérieures est frappant.
Depuis dix ans, la main-d'œuvre poétique s'est divulguée; les procédés que
la nouvelle école avait cru rendre plus rares et plus difficiles , ont été saisis
du second coup par une foule de survenans qui, à chaque saison, puUu-
(4) M. Patin , Discours d'ouverture de 1838.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
lent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés , en quelque
sorte, dans le domaine public; il coule devant chaque seuil comme un ruis-
seau de couleurs , il suffit de sortir et de tremper. Prenez le Journal de la
Libiairie : relevez chaque semaine le nombre de volumes devers qui se pu-
blient; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. 11 y aurait là une
statistique curieuse , une loi de progression numérique , un mouvement et un
cours à coter. Un de mes amis , bibliothécaire dans un établissement public ,
a eu l'idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature
trop fleurie: c'est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts
avant d'avoir vu le jour, que personne n'a connus et qui sont ensevelis dans
leur premier voile nuptial :
Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
Avec un peu d'habitude , on s'y endurcit ; et mon ami , bien qu'il ait le cœur
poétique et tendre , en est venu à ne plus mesurer ce champ d'oubli qu'à la
toise. Tant de pieds par saison. Mais y a-t-il jamais eu, dira-t-on, une telle
exubérance stérile de productions à aucune époque précédente? Assurément.
H nous arrive un peu comme au wi'' siècle, lorsque les procédés, mis en
circulation par les chefs de l'école, par Du Bellay et Pvonsard, furent deve-
"nus familiers à tous et que chaque jeune cœur au renoitveau se crut poète.
On a une lettre piquante de Pasquier à Pionsard là-dessus; il se plaint des
encouragemens que celui-ci donnait à cette multitude croissante de poètes, à
qui il suffisait, pour se croire le baptême du génie, d'avoir touché la robe
du maître. Mais Ronsard ne pouvait qu'y faire; et il demeura quasi noyé dans
le torrent des imitateurs qu'il avait soulevés, à peu près comme J'élève du
sorcier par les eaux une fois débordantes. Il fut noyé dans le flot des imita-
tions lyriques pour n'avoir pas su se renfermer dans un véritable monument.
Là, en effet, est la question prochaine. Les élans lyriques ne suffisent pas.
A Rome, on commençait à s'y perdre après Catulle, et à user dans tous les
sens le pastiche mythologique , quand Virgile vint à propos asseoir son dou-
ble édifice des Géorgiques et de VÉuéUle^ non loin duquel Horace put ados-
ser son ïibur. De notre temps, les débuts ont été vifs et beaux; mais c'est
encore le monument qui manque. Il est vrai qu'une littérature poétique a malai-
sément deux grands siècles. Or, nous avons le siècle de Louis XIV à dos, ce qui
est toujours peu commode à l'audace : c'est là un lourd cavalier en croupe que
nous portons. Par instinct de cette situation diffuse , et pour y porter remède ,
j'ai de bonne heure désiré que, parmi nos poètes de talent, il s'élevât, je
l'avoue, une sorte de dictature; que les deux plus grands, par exemple, et
que chacun nomme, prissent le sceptre par les œuvres et, sans avoir l'air de
rien régenter, remissent chaque chose à sa place par de beaux modèles. Ce
désir n'a pas été rempli. Les œuvres, seul instrument légitime de cette dic-
tature effective à la fois et modeste, n'ont pas répondu à la grande attente.
Aucun monument véritable , aucune pièce étendue et exemplaire , n'a suivi les
admirables préludes que leurs auteurs n'ont pas surpassés; la perfection du
REVUE LITTÉRAIRE. 517
genre n'est pas venue. M. de Lamartine, qui peut sembler comme le prince
des poètes du jour, l'est dans un sens purement honorifique et pour l'orne-
ment bien plus que pour l'exemple et la discipline. Avec sa généreuse et facile
indulgence, il a favorisé à l'entour ce qu'il importait plutôt de restreindre,
et , dans les propres développemens de sa riche nature , il est allé , cédant de
plus en plus lui-même à ce qu'il eût fallu repousser. M. Hugo, avec d'autres
qualités et sous d'autres apparences régnantes, n'a pas plus fait pour s'acquérir
réellement l'autorité incontestée des maîtres. Cette autorité , pourtant , ne
pouvait dépendre que de poètes ainsi haut placés, féconds et puissans; de
leur part , un chef-d'œuvre dans l'épopée , des chefs-d'œuvre au théâtre , au-
raient mis ordre au débordement lyrique et assuré à notre mouvement litté-
raire sa consistance et sa maturité. On en est aux regrets; il faut se résigner,
nous le croyons; l'Horace et le Virgile, le Racine et le Despréaux, ces su-
prêmes et légitimes dictateurs qui couronnent et consolident une grande
époque littéraire, manqueront à une époque brillante, mais diffuse, mais
anarchique poétiquement et démocratique de prétentions et de concessions
sur ce point comme partout ailleurs. Une fois qu'on en a pris son parti, on
retrouve dans le détail de quoi se distraire et se consoler. A défaut d'un grand
siècle qui demande avant tout l'établissement , la gradation et l'harinonie
dans l'ensemble , on est une fort belle chose secondaire , une spirituelle et
chaude entreprise très variée, très mêlée, très infatigable, un coup de main,
au moins amusant , dans tous les sens. Les talens surtout n'ont jamais été plus
nombreux; c'est un devoir de la critique de ne pas se lasser à les compter, et
d'en tirer avec soin et plaisir tout ce qui s'y distingue et qui s'en détache.
HvMîVES SACRÉES, par M. Edouard Turquety (1). —M. Turquety est un
poète sincère. Il n'en est pas à son coup d'essai ; c'est le troisième volume
qu'il donne dans le même ordre d'idées religieuses. Le premier s'intitulait
Amour et Foi , le second Poésie catholique. Avant ces trois recueils , M. Tur-
quety, si je ne me trompe , en avait publié un moindre , où le coté de l'amour
€t l'inspiration gracieuse dominaient. Il y était disciple de l'école de 1828 , et
quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes
qu'on connaisse de Charles Nodier. Depuis lors, M. Turquety a cherché à se
créer un rôle propre parmi les poètes modernes; retiré dans sa Bretagne, il
a consulté les graves et habituelles préoccupations d'une vie monotone que
les seuls rayons mystiques éclairaient parfois. De là ses trois recueils, dont
les deux derniers sont d'un catholicisme rigoureux. La preuve que M. Tur-
quety a bien consulté et rendu son inspiration secrète , c'est qu'il a trouvé dans
d'autres cœurs une réponse. Il est du très petit nombre de poètes qui se
vendent. Ses beaux volumes, magnifiquement imprimés, ne le sont pas à ses
Irais (chose rare parmi les poètes modernes). M. Turquety a un public; en
Bretagne, dans le midi, à Toulouse, beaucoup de lecteurs fervens et fidèles
(1) Debécourt, libraire, 69, rue des Sainls-Pèrcs.
518 RETUE DES DEUX MONDES.
le désirent : pour eux , il donne à des sentimens chrétiens qu'il rajeunit , à des
dogmes qu'il exprime, une mélodie qu'on aime. « Voici, dit-il dans la préface
de son nouveau recueil, le complément nécessaire de mes deux ouvrages an-
térieurs , voici quelques pas de plus dans la route où j'ose dire être entré le
premier, oij plusieurs ont marché depuis et où bien d'autres s'élanceront plus
tard.... " Et encore : « Un critique illustre a bien voulu déclarer qu'amour
et Foi était le premier mot d'une poésie toute nouvelle , la poésie du dogme
pur.... » Il y a ici, ce me semble , quelque illusion dans le poète, et il y a eu
de la part du critique illustre , qu'on ne nomme pas , quelque complaisance.
Quoi ! l'idée de traiter poétiquement les solennités diverses de la religion , de
les traduire en hymnes , est de l'invention de l'auteur, et ouvre une ère nou-
velle à l'art ? Mais saint Grégoire de Naziance a commencé , il y a long-temps;
Manzoni, hier, le faisait encore. Chez nous, tous les poètes pénitens n'ont
point pratiqué autre chose , Desportes , Bertaut, Godeau, Corneille, La Fon-
taine; Racine a traduit les hymnes du Bréviaire. M. Turquety, il est vrai , suit
cette idée avec un sentiment de composition et d'ensemble systématique :
ainsi, son présent volume, qui commence par un hosannah au Père céleste,
s'achève par une hymne à son terrestre représentant, le Pape. « Dieu d'a-
bord, dit M. Turquety, puis la plus haute expression de l'humanité dans la
personne du Pape. » Plus d'éminens poètes religieux se sont jetés de nos
jours dans un christianisme vague, plus M. Turquety s'est voulu ranger au
dogme et à la stricte tradition catholique romaine.
Le caractère qui me frappe le plus dans la poésie de M. Turquety, est la
mélodie, l'élégance, la douceur rêveuse, et je préfère, entre ses pièces,
celles auxquelles ces tons suffisent. On a été fort sévère autrefois dans cette
Revue pour son volume de Poésie catholique , et qu'il nous soit permis de dire
qu'on a peut-être été injuste : on n'y a pas reconnu ces mérites touchans. Une
pièce qu'on aurait pu indiquer était le Deux ISovemhre ou le Jour des Morts ,
simple , sobre, voilée, et d'un christianisme attendrissant. Il y en a dans les
Hymnes sacrées un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à
la suite du Cantique des Cantiques, et qui respirent un parfum d'élégie aussi
tendre que des cœurs contrits en peuvent désirer. Le poète nous a traduit
l'hymne mystique de saint Jean de la Croix , et il en reproduit l'esprit en
mainte page. Je citerai celle-ci, par exemple, qu'il intitule: Domine, non sum
dignus :
C'était dans l'épaisseur du bois le plus profond ,
Une source coulait et murmurait au fond
Sur un lit de sable ou de pierre ;
Et quand je fus auprès , sans que je visse rien ,
Une voix m'appela , disant : « Regarde bien ,
C'est la fontaine de ton Père. «
Oh ! je courus alors : j'étais plein de bonheur.
Car j'avais bien souffert de l'ardente chaleur,
REVUE LITTÉRAIRE. 5fô
Et ma lèvre était tout en flaniiue.
J'arrivai , mais à peine eus-je effleuré les bords
Qu'un frisson douloureux me saisit tout le corps ,
J'étais en face de mon ame.
Et dans ce moment-là les colombes des deux ,
Avec un cri d'amour, descendaient deux à deux
Pour y baigner leurs tendres ailes ;
Et moi je reculai , je partis en pleurant,
Hélas ! je n'osais boire au céleste torrent,
Moi n'étant pas aussi pur qu'elles.
Une jeune fille qui, après avoir été virginalement aimée, se serait faite
religieuse, pourrait presque lire et chanter sous la grille cette mystique ro-
mance inspirée par son chaste souvenir :
DANS SA CELLULE.
A vous , ma Colombe voilée ,
A vous les roses de l'espoir.
Et les brises de la vallée,
Et les enchantemens du soir !
A vous la nuit silencieuse
Qui parfume nos régions ;
A vous l'étoile gracieuse
Qui fait pleuvoir tant de rayons !
A vous, fille des solitudes,
A vous les sublimes concerts.
Et les célestes quiétudes
D'un cœur dégagé de ses fers !
A vous qui, lasse de l'hommage
Qu'on vous prodigua tant de fois ,
Avez tout quitté pour l'image ,
La sainte image de la Croix;
Et bien loin des routes mortelles
Dont l'éclat vous séduisait peu ,
Avez replié vos deux ailes
Près du tabernacle de Dieu !
Oh ! dans cette enceinte profonde ,
Vous reniez, vous dépouillez
Les derniers souvenirs du monde,
Comme autant de bandeaux souillés.
Là-bas , près du fleuve qui coule ,
520 REVUE DES DEUX MONDES.
Vous n'avez plus, atout moment,
Le frémissement de la foule
Qui vous suivait en vous nommant ;
Plus de ces parures brillantes
Qu'à votre âge on recherche encor ;
Plus de fêtes étincelantes
Du doux reflet des lampes d'or.
Mais, ô ma Colombe voilée.
Vous avez l'éternel espoir,
Et les brises de la vallée ,
Et les enchantemens du soir;
Et quand l'ombre apporte sa trêve
A vos labeurs interrompus ,
Vous trouvez dans le moindre rêve
La paix du Ciel que je n'ai plus !
IXous avons cru devoir cette réparation à M. Turquety, de le citer en ce
que sa poésie a d'aimable, plutôt que d'insister sur ce qu'elle laisse à désirer
pour l'idée. En somme , M. ïurquety, ce qui est rare , est un poète con-
vaincu.
Les Bobéales, par M. le prince Élim Mestscherski (1). — Ce n'est pas
la première fois que de grands seigneurs russes se distinguent par leur facilité
à emprunter, à manier la langue et la rime française. Au temps de M. de
Ségur et de sa spirituelle ambassade , on jouait à Pétersbourg les tragédies
qu'il faisait exprès , et pour lesquelles il n'eût pas manqué , dans ce grand
monde tout français , de fort ingénieux collaborateurs. Un critique , qui m'a
tout l'air d'appartenir d'assez près à la littérature difficile , a cru trouver der-
nièrement une grande preuve de l'insuffisance de la poésie nouvelle dans la
facilité avec laquelle le premier venu, homme d'esprit, pouvait se mettre au
fiit de toutes les ressources du genre. Nous en avons précédemment assez
dit à ce sujet; mais un peu moins de prévention aurait permis au critique
de se souvenir qu'autrefois les étrangers , gens d'esprit , savaient s'approprier
l'ancien genre tout aussi aisément qu'ils peuvent faire aujourd'hui pour le
nouveau. La question d'ailleurs n'est pas dans les genres; elle est toute dans
les personnes et dans les talens. Mais un talent étranger, si habile qu'il soit,
peut-il arriver à posséder un idiome comme le nôtre et à le parler en des vers
{ soit classiques , soit romantiques ) assez librement et naturellement pour s'y
produire en pleine originalité.' Les modèles qui l'ont introduit dans la langue
qui n'est pas la sienne et sur lesquels il s'est façonné , ne resteront-ils pas
présens à ses yeux et ne lui imposeront-ils pas à chaque instant leur em-
(I) BcUizard , \ bis, rue de Yerneuil.
REVUE LITTÉRAIRE, 521
preinte? Ses œuvres n'en seront-elles pas inévitablement tachetées et bigar-
rées, comme cette fameuse toison des brebis de Jacob? M. le prince Mest-
scherski s'est posé la question, je le crois bien; mais il a passé outre, et il
n'avait pas le choix. Amoureux de notre littérature et voulant y prendre pied
au nom de la sienne, il a pensé qu'à sa poésie un peu de moucheture et de
bigarrure ne messiérait pas, et que quelques grains d'Emile Deschamps ou
d'Alfred de Musset, à la surface, ne seraient qu'un piquant de plus comme
pour de certaines beautés. Son volume se divise en deux parts : la première,
sous le titre de Livre d'Amour, est censée un legs d'un jeune poète mort à
Moscou; mais ce linceul n'est qu'un domino rose pour oser dire tout haut
ses tendresses. La seconde moitié du volume nous offre des traductions en
vers , comme échantillons de la Pléiade russe ; vingt-cinq morceaux tirés de
douze poètes contemporains. Tous sont vivans, excepté Pouschkinn, le seul
dont le nom , en même temps que le malheur, nous soit parvenu. Ces Etudes
russes, que le prince Mestscherski nous donne comme un supplément mo-
deste des Etudes si vives et si gracieuses d'Emile Deschamps, s'adressent aux
poètes français et méritent bien leur reconnaissance. Que le i)oétique traduc-
teur étende le cercle des auteurs et des morceaux qu'il juge bons à produire,
qu'il resserre à la fois de plus en plus sa correction élégante et, s'il se peut,
sa littérale exactitude; nous lui devrons accès en une littérature jusqu'ici close
et qui , probablement , ne nous ouvrirait pas cette porte sans lui. Parmi les
pièces qu'il traduit et qui sont peut-être trop exclusivement lyriques , je dis-
tingue le ISovemhre de Pouschkinn, espèce d'élégie d'intérieur, et le piquant
;idieu du même à tuie jeutie Kalmoiique entrevue au passage, et qu'il est
tenté de suivre dans la hibitha, espèce de chariot couvert où elle se rem-
barque pour le steppe immense. Elle n'est ni jolie, ni séduisante, comme
on l'entend , et n'a aucune des grâces apprises :
Qu'importe ! ta grâce sauvage
Eût fait éclater dix cerveaux;
Et moi , j'y fus pris au passage
Pendant vm relais de chevaux.
Qu'importe où notre cœur se loge !
Dès qu'il s'émeut tout coin lui sert ,
Salon doré , soyeuse loge ,
Ou la lihitha du désert!
Mais les pièces qui m'ont semblé caractériser avec le plus d'originalité le
genre lyrique, âpre et grandiose, de cette nature sibérienne, sont celles du
poète Bénédictof. .T'en citerai une fort belle , traduite avec un grand bonheur
par M. le prince Mestscherski.
L'ÉTOILE POLAIRE.
II est minuit. Le ciel rayonne en myriades " ' '"' "''^
D'étoiles au feu transparent ;
522 REVUE DES DEUX MONDES.
A son bandeau royal scintillent les Pléiades,
Et resplendit l'Aldebaran.
Mon regard a suivi leur course circulaire
Sans s'éblouir de leur beauté ;
Mais, arrivé soudain à l'Étoile polaire,
Mon œil errant s'est arrêté.
Douce opale du ciel ! que ta lueur cbarniante
Console après les pleurs du jour !
Blanche vierge du ciel! que ton regard m'aimante ,
Et qu'il m'attire avec amour !
Sur les enfans du Nord les ténèbres farouches
Versent, hélas! de longs ennuis
Toi qui veilles sans cesse et jamais ne te couches,
Tu nous es le soleil des nuits.
Quand , par ces nuits d'hiver, l'homme de la campagne ,
Si vigilant et soucieux ,
Veut connaître l'instant de quitter sa compagne
Pour le travail, alors ses yeux
Cherchent le Chariot qui toujours au ciel reste
Exposant ses trains éclatans :
Là sept étoiles d'or dans le livre céleste
Indiquent le chiffre du temps.
Le marin flotte au loin sur les vagues perfides :
Où donc est le phare allumé ?
Il le demande en vain au fond des mers avides
Où le rivage est abîmé.
Le rivage est aux lieux où tes flammes s'animent ,
Phare suprême et solennel !
Le fond est à la voûte où tes pointes s'impriment ,
Ancre d'argent jetée au ciel !
Tous les astres là-haut dansent leurs lentes rondes ,
Toi seule tu suspends tes pas.
Le ciel change sa face où circulent les mondes ,
Toi seule tu ne changes pas.
Étoile , serais-tu — mon ame le devine —
Si chère au penseur agité ,
Parce que Dieu te garde en sa droite divine
Comme clef de l'Éternité ?
Cette Étoile polaire doit être aussi comme la clef du lyrisme du Nord —
Les stances et sonnets qui composent le Livre d'Amour attribué au jeune
poète mort, ont souvent de la grâce et toujours une grande aisance. Il y rè-
REVDE LITTÉRAIRE. 523
gne parfois un mysticisme de langage amoureux qui rappelle certaines poésies
du commencement du xvii^ siècle. Je ne voudrais pas qu'un amant parlant
à sa maîtresse la nommât sa sainte; on sent trop le pastiche. Je ne voudrais
surtout pas qu'il s'échappât jamais à dire :
Et comme le croyant près de l'Eucharistie!...
Le volume est précédé d'une lettre en vers à M. Emile Deschamps, qui a
des parties d'une causerie tout-à-fait française et du fringant le plus spirituel
Les Néolybes, par A. M. de Mornans (1). — L'auteur de ce recueil n'est
pas non plus Français d'origine ni de naissance; sorti des vallées vaudoises
du Piémont , il appartient à cette antique tribu persécutée , qui a su garder sa
primitive croyance. Engagé aujourd'hui dans les fonctions saintes du minis-
tère , il a cru , à l'une de ses courtes heures de loisir, pouvoir reproduire ,
sous un pseudonyme, d'anciens vers de jeunesse, que, plus heureux que
Bèze , il n'a pas eu à rougir de refeuilleter. Un sentiment évangéhque et chré-
tien les a inspirés, en effet, non sans mélange toutefois d'un certain huma-
nitarisme moderne, d'un certain culte optimiste et confiant de la création et
de la nature, qui fait songer à Jocelyn et qui l'a précédé :
0 Nature, immense Évangile
Que rien ne saurait altérer !
La chute , comme on voit , doit être un peu oubliée dans les hymnes de cette
jeune et belle ame. A travers beaucoup d'incorrections et des formes légère-
ment étranges , un parfum primitif et franc respire dans l'ensemble de ces
poésies. Les petites pièces qui ont pour titre la Coupe, les Batteurs de blé,
le Troubadour d'Alcêonie, donnent long-temps à réfléchir par le tour naïve-
ment symbolique et mystique de leur rêverie. Il n'y a qu'une croyance pro-
fondément spiritualiste , on le sent , qui puisse produire , au printemps , cette
manière d'aubépine. Voici, par exemple, une petite pièce qui a un bouquet
d'anthologie chrétienne , autant qu'en un genre tout contraire une petite épi-
gramme de l'anthologie grecque peut sentir son Hymette et son musée :
LE PÈLERIN.
Regardant une étoile au ciel épanouie ,
Un jeune homme marchait : son léger manteau bleu
Diminuait toujours : ce manteau, c'est la vie.
Le voyageur c'est l'ame , et l'étoile c'est Dieu.
Mais les essais de vers blancs , qui terminent le volume , ne sont pas heureux ;
mais on n'échappe jamais tout-à-fait, dans cette langue française adoptive, à
des accens du premier terroir. La note de la page 124 contient une vraie faute.
Montesquieu a dit quelque part : « Dans ma jeunesse, j'ai aimé des femmes
(4) In-So, chez Chcrbulicz , rue de Tounion, 17.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
que je croyais qui m'aimaient ; » il n'a pas dit : que je croyais qti'eUes m'ai-
maient.
Ce qu'il y a dans une bouteille d'encbe. — Première livraison. —
Geneviève, par M. Alphonse Karr (1). — On pourrait parler de beaucoup
de romans : celui de M. Alphonse Karr en dispense volontiers , en nous don-
nant le fin mot de presque tous : Ce qu'il y a dans une bouteille d'encre. Je
m'en tiens d'autant plus aisément à sa Geneviève, qu'elle est infiniment spiri-
tuelle et qu'elle n'a aucune espèce de prétention. Hélas ! elle n'en a pas assez.
Quand on lit ces jolis chapitres courans, décousus, qui semblent des feuille-
tons négligemment effeuillés d'un journal , on se demande pourquoi l'auteur
n'a pas daigné faire un livre, surtout le pouvant à si peu de frais. Il ne lui
fallait plus qu'un peu de vouloir et ne pas mieux aimer se jouer, à chaque
pause , du lecteur et de lui-même. Tel qu'il est , ce roman a de quoi plaire à
quiconque n'est pas absolument dégoûté de ceux du jour. Il a des portions
d'une finesse et d'une raillerie d'observations délicieuses : tout le début, qui
nous déroule l'intrigue galante de M"'*" Lauter avec M. Stoltz , est d'une
grâce maligne , pleine de vérité. On y ferait à chaque pas , en se baissant , son
butin de moraliste : « Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a
pour une autre. » — « M"'' Lauter, encore sur ce point, était comme toutes
les femmes — excepté vous, madame ; — elle ne plaçait l'infidélité que dans
la dernière faveur. » — « On ne se dit : Je rovs aime , en propres termes,
que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant
que l'on n'arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu'on ne sent plus la chose
et que le mot est devenu un mensonge. » — « La justice du monde, comme
la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'exis-
tent pas encore , ou lorsqu'ils n'existent plus. » — Mais je m'arrête, de peur
du sourire de l'auteur, pendant que je me baisse à ramasser ainsi les apho-
rismes qu'il sème en s'en moquant tout le premier : il me ferait niche par
derrière.
Geneviève n'est pas de ces romans qu'on analyse ; l'agrément en est dans le
détail même. Les deux enfans de M'"*" Lauter, après la disparition de son
mari , grandissent et deviennent , Léon un artiste charmant , Geneviève une
personne adorable et sensible : Albert et Rose, leurs cousin et cousine-ger-
maine, avec qui ils ont grandi , ont aussi une vive lleur d'ame et de jeunesse.
Ces deux jolis couples se troublent en s'aimant. Mais , tandis que Rose répond
à Léon , Albert ignore et méconnaît le sentiment de Geneviève, qui en souffre
et qui en meurt. Cependant ]M""= Lauter est morte de bonne heure , et son
mari, reparu incognito et assez fabuleusement, espèce de millionnaire à la
façon des héros de M. de Balzac, devient comme le Deus ex machina des
péripéties finales. A côté de scènes plaisantes d'hôtel garni et d'atelier, d'étu-
dians en droit et d'artistes , l'auteur sait introduire de fraîches descriptions
(1) i vol. in-8", chez Desessart, 15, rue des Beaus-Arls.
IIEVUE LITTÉHAIKE. 525
de la nature , et riiénie de touchantes situations de cœur. Pourquoi , au mo-
ment où le sérieux commence, une ironie moqueuse vient-elle gâter ou gas-
piller tout cela ? Je lui passerais certains chapitres où , rangeant des vers sous
air de prose , il s'amuse à les faire filer comme des troupes déguisées et à
mystifier le lecteur qui n'y prendrait pas garde ; ces chapitres-là sont une
critique lutine du jargon lyrique à la mode : ils valent mieux que notre cri-
tique sérieuse. Mais , dans l'intervalle qui sépare la mort de M'"*' Lauter et
son enterrement, lorsqu'on en est aux vraies larmes, comment glisser sous
le titre du Premier Jour de Mai un de ces chapitres bigarrés qui ont le masque
d'une parodie? En suivant plus à bout la Geneviève de M. Rarr, je ne finirais
pas de réitérer les mêmes regrets , toujours redoublés , il est vrai , des
mêmes éloges : ce qui deviendrait d'un ennui que ce léger et facile roman ne
mérite pas. J'achevais de le lire mercredi matin, tandis que se faisait aux
faubourgs populeux celte descente anniversaire qui, d'un seul flot, refoule
notre humanité perfectible aux beaux jours de l'antique Sardanapale , et je
me disais, en entendant ces échos lointains : <* ]\'est-ce donc pas une débau-
che aussi que tant de grâce, de sensibilité, d'esprit fin et d'observation mo-
rale, s'employant et s'affichant uniquement pour mettre du noir sur du
blanc, comme on dit, et pour vider l'écritoire .^ — K'est-ce pas déjà une dé-
bauche, en lisant, que de s'y plaire? >•
Arrivons aux parties sérieuses. Il ne manque pas de fortes et doctes ten-
tatives de nos jours : la Sorbonne, par exemple, a fourni depuis quelque
temps ses thèses mémorables. Prenez garde : les thèses sont un peu les
poésies lyriques des esprits solides; qu'ils en viennent, s'il se peut, bientôt,
à réaliser leurs graves promesses, à fonder leur œuvre définitive mieux que
les autres , et à tenir leurs épopées.
II. — HISTOIRE ET PHILOSOPHIE.
Essai sur la philosophie de Dante , par M. Ozanam (1). —M. Ozanani
rappelle à un endroit de sa thèse ou plutôt son livre cette phrase de M. de La-
martine : '< Dante semble le poète de notre époque , car chaque époque adopte
et rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels qui sont toujours
aussi des hommes de circonstance-, elle s'y réfléchit elle-même; elle y retrouve
sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Si les retours
dont parle Vico étaient admissibles, il faudrait surtout les appliquer aux œuvres
intellectuelles dont la fortune posthume est tour à tour si diverse. Depuis trois
cents ans le moyen-âge n'avait guère occupé que les érudits. Le xyi"" siècle, qu
était en rupture ouverte avec les âges précédens , ne faisait que le dédaigner ;
le XYii*" nous donnait une littérature et s'inspirait de l'antiquité en ne se sou-
venant guère des aïeux directs; enfin le win'", dont l'œuvre devait se tra-
\ In-S", Uailly , jilaco Sorhonno, isrw.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
duire en résultats immédiats sur la société , ne lui réservait que des sarcasmes^
et du mépris. Nous, au contraire, dons la situation un peu confuse et indif-
férente que nous ont faite les évènemens , nous remontons sans haine à l'étude
de ces âges chrétiens , et nous nous éprenons même d'admiration pour des
croyances que nous n'avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus
de nos forces. Triste privilège que celui des âges critiques; triste bienfait
peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude succes-
sive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir! M. Oza-
nam a emprunté à notre temps cette curiosité historique, cette sympathie
pour les hommes et les choses du moyen-âge, cette justice éclectique pour
tous les partis, assez générales aujourd'hui. De plus, voulant une unité qui
échappe au grand nombre, il semble se rattacher par ses sympathies à cette
jeune école catholique, qui n'a fait que côtoyer un instant M. de Bonald,
à cette école brusquement délaissée par M. de Lamennais, et à laquelle
demeurent fidèles, en philosophie M. Gerbet, en histoire M. de Montalem-
bert. La vivacité et l'ardeur sont restées à ces écrivains, comme un nécessaire
héritage de Joseph de Maistre. Ils sont absolus dans leurs assertions. Ainsi
M. de Montalembert, dans sa belle monographie d'Élizabeth de Hongrie,
immole complètement la littérature provençale aux trouvères (1); M. Fran-
çois Huet, dans une remarquable thèse, nie complètement Bacon. Je ne sais
quels résultats moraux obtiendront en définitive ces courageux adeptes dans
le pêle-mêle des idées et la confusion des penchans qui caractérisent notre
société; mais ce qui me paraît positif, c'est qu'au point de vue de la science,
il faudra beaucoup rabattre de leurs affirmations exclusives.
M. Ozanam appartient sans nul doute à l'école catholique , mais les inspi-
rations qu'il demande souvent à l'éclectisme tempèrent ce qu'il y aurait vo-
lontiers d'absolu dans ses jugemens. En s'attaquant au grand génie de Dante,
dont l'admirable poésie a été comme le dernier mot et le majestueux cou-
ronnement de la civilisation et des croyances chrétiennes jusqu'au xiii'' siècle,
M. Ozanam s'est fait de nouveau l'interprète des tendances qui nous ramè-
nent à l'œuvre immense du poète florentin. Dans la Divine Comédie, dans le
traité de Monarchia , dans le Convito, dans le de Eloqumtia , on trouve éparses
les idées philosophiques de Dante , qui ne fut pas docteur en théologie , parce
qu'il ne put point payer son diplôme. Réunir en un faisceau ces assertions
isolées, mais qui constituent une véritable doctrine philosophique chez le
poète, reconstruire avec des indications nombreuses et abondantes les
croyances du plus grand poète de l'Italie et peut-être de l'Europe moderne,
examiner à la lumière de Platon et d'Aristote , de saint Bonaventure et de
saint Thomas, les cercles sans fin de ce poème qui suit l'homme dans sa des-
tinée tout entière et qui ne le laisse qu'aux pieds de Dieu : tel est le but que
s'est proposé M. Ozanam, et je dois dire qu'il n'est pas demeuré au-dessous
de cette tâche difficile. Le mal, puis le mal et le bien dans leur rapproche-
i\) M. Ozanam au rontraire, p. 71, fait à ton puiser les troubadours dans les hagiographes.
REVUE LITTÉRAIRE. 527
ment et dans leur lutte , et enfin le bien , voilà les trois divisions philoso-
phiques qui correspondent aux divisions mêmes du livre de Dante , et qu'a
adoptées M. Ozanam. Presque toutes les questions que peuvent se poser la
psychologie, la logique, la morale et la théodicée moderne, se retrouvent
donc dans le cadre de Dante , et il est curieux de voir un si grand poète pos-
séder si familièrement les secrets de la science philosophique et leur prêter
le riche langage d'une œuvre qui est devenue l'un des principaux et des
éternels legs de l'intelligence humaine. Toutefois il y a une objection qu'il
est impossible de ne pas faire à M. Ozanam. Malgré la tournure essentielle-
ment philosophique de l'esprit de Dante, les allures libres de sa fantaisie
me paraissent avoir été prises quelquefois par M. Ozanam trop à la lettre. A
quelques endroits où il dit Platon et Aristote, je dirais plus volontiers Ho-
mère et Virgile, et je verrais çà et là la poésie dans certains vers où il voit
la métaphysique. Un critique mal disposé pourrait même se souvenir de la
phrase de Rabelais sur les abstracteurs de quintessence.
Les opinions extérieures et contemporaines sont rapprochées des opinions
de Dante avec une singulière perspicacité et une érudition étendue. Bona-
venture et saint Thomas, et derrière eux Platon et Aristote, inspirent sur-
tout le poète ; mais M. Ozanam n'interroge pas seulement leurs écrits. Boëce,
saint Denis l'Aréopagite, les admirables traités ascétiques de Hugues et
de Richard de Saint-Victor, enfin toute la philosophie antérieure à Dante,
sont pour I\I. Ozanam l'objet de comparaisons très intéressantes. Je regrette
toutefois que quelques écrivains ecclésiastiques moins connus , mais aussi
curieux, comme Yves de Chartres, Hildebert du Mans, Pierre de Celles,
n'aient pas été cités. M. Ozanam aurait surtout trouvé des rapprochemens
d'un grand prix dans ces nombreux traités mystiques, complètement inex-
plorés de nos jours, mais si élevés, si admirables pourtant, dont quelques-
uns se rapportent aux noms oubliés à tort, d'Isaac de TÉtoile, de Gar-
nerius, d'Helinand de Froidmont, de Serlon de Savigny, que Pez, Tissier
et quelques autres collecteurs ont heureusement sauvés de la destruction.
J'aurais désiré chez M. Ozanam plus de rigueur et de fermeté scientifique,
plus de condescendance pour ce langage exotérique dont la forme sévère
séduit, un peu trop peut-être, nous le verrons tout à l'heure, l'esprit émi-
nemment philosophique de M. Ravaisson. L'abus fréquent des images, les
métaphores exagérées, des inversions prétentieuses, une manière volontai-
rement recherchée et mystique, un ton trop ardent et que la science aime-
rait à voir plus contenu, déparent trop souvent l'œuvre de M. Ozanam; son
érudition solide et variée devrait aussi se garder des livres de seconde main
qu'il cite beaucoup trop. Quoi qu'il en soit, malgré des défauts graves et des
erreurs, ce livre est un remarquable début. M. Bach déjà, qui depuis a été
enlevé, par une mort trop prompte, à l'enseignement, avait dans une thèse
appréciée rapproché quelques passages de Dante des écrits de saint Thomas.
L'ouvrage de M. Ozanam achève et complète ce travail. Que Dante ait été
hérétique , comme l'ont voulu Foscolo et ]M. Bossetti ; ou orthodoxe , comme
TrlH REVUE DES DEUX MONDES,
l'a soutenu dans cette Revue même M. de Schlegel, comme le veut M. Oza-
nam, et comme nous le croyons nous-mêmes, peu importe; mais il a été un
grand philosophe autant qu'un grand poète, et le nom de M. Ozanam est
désormais associé avec honneur à cette assertion dans l'histoire littéraire.
Des premiers principes selon Speusippe. —De l'Habitude, par
M. Félix Ravaisson (1).— L'unité que Platon avait imprimée par son enseigne-
ment à la philosophie grecque tout entière, disparut avec lui. Ses élèves, Speu-
sippe, Xénocrate et Hestiée , restèrent à peu près fidèles à la doctrine du
maître, tandis qu'Aristote se sépara ouvertement et constitua une école puis-
sante et distincte. Le plus direct héritier et continuateur de Platon fut donc
son neveu Speusippe qui , pendant huit années, continua ses leçons à l'Acadé-
mie. L'érudition, on le sait, fut le principal caractère de ces successeurs de
Platon ; mais ce qui concerne les opinions de Speusippe était resté fort ohscur
jusqu'ici. On savait bien , d'après Diogène Laërce et Athénée , qu'il avait laissé
un grand ouvrage en deux livres sur le semblable dans les choses du monde, et
quelques passages fort peu explicites de la Mélaphysique d'Aristote, de Cicéron,
de Sénèque , de Théophraste , d'Aulu-Gelle, de Sextus Empiricus , d'Iamblique,
de Clément d'Alexandrie, avaient servi au docteur Ritter pour reconstruire ,
tant bien que mal , dans son excellente Histoire de la Philosophie ancienue, les
opinions de Speusippe. La science de M. Ritter avait assez bien réussi en cer-
tains points, mais les textes fort obscurs et en apparence contradictoires
d'Aristote sur les premiers principes selon le neveu de Platon , ne lui avaient
pas suffi pour éclairer ce point ardu, et si important néanmoins dans l'histoire
des doctrines grecques. Sans modifier essentiellement ses croyances, Platon
s'était , vers la fin de sa carrière , préoccupé surtout de la théorie des nom-
bres de Pythagore. Ses disciples suivirent-ils cette tendance? Quelles modi-
fications y apporta Speusippe, d'après son génie propre, et quel fut en défi-
nitive le système de ce successeur de Platon? Questions difficiles, obscures,
pour la solution desquelles les textes positifs manquent; questions où ont
échoué l'érudition si étendue et la perspicacité habituelle de M. Ritter. C'est
à M. Ravaisson qu'il était donné de les résoudre définitivement, et le nom de
ce jeune écrivain qui s'était déjà attaché avec honneur à celui d'Aristote, est
sûr désormais d'être toujours rappelé quand on parlera de Speusippe. Les
historiens de la philosophie n'avaient guère jusqu'ici consacré que quelques
lignes à cet héritier des théories platoniciennes, à l'homme qui fut presque
le rival d'Aristote et qui défendit les nobles doctrines de son maître contre
lesenvahissemens souvent légitimes du Stagyrite. Aujourd'hui ce silence n'est
plus possible après la dissertation de jM. Ravaisson. Il fallait connaître aussi
bien que lui la Métaphysique pour retrouver avec certitude les opinions de
Speusippe dans certains passages faciles pour les contemporains, insaisissa-
bles pour nous, où Aristote expose ou contredit des théories dont il ne nomme
(1 ) ln-8f>, ohoz .loiibori , rup dos Grés, 14.
REVUE LITTÉRAIRE. 529
pas l'auteur. Rien n'est plus clair, plus net, plus méthodiquement enchaîné
que le travail de M. Ravaisson sur Speusippe. On est complètement convaincu,
après la lecture, de la vérité des assertions de l'auteur, et c'est là un résultat
rare, même dans l'histoire de la philosophie. La justesse des aperçus, la
perspicacité des rapprocheraens et la rigueur presque mathématique des
pensées, mettent cette dissertation à part et parmi les meilleures qu'on ait
depuis long-temps présentées à la Faculté des Lettres de Paris. Il en est de
même du travail de M. Ravaisson sur l'hahitude. Je n'ai point la prétention
de donner une analyse de cette dissertation dogmatique. La forme concise,
brève, aphoristique même, employée par M. Ravaisson, empêche qu'on
puisse oter à sa pensée aucun des développemens nécessaires et rigoureux
qui lui sont propres, et sans lesquels elle apparaîtrait incomplète et mutilée.
Il y a, entre toutes les affirmations psychologiques de M. Ravaisson, une
cohésion si étroite à la fois et si profonde , qu'elles échappent au résumé et à
l'analyse.
M. Maine de Biran, dans un très remarquable mémoire présenté à l'Insti-
tut, en 1802, avait déjà étudié l'influence de l'habitude sur la faculté de
penser. Aujourd'hui M. Ravaisson va plus loin et il épuise dans tous les sens ,
au fond et à la surface , cette question de l'habitude , l'une des plus curieuses ,
des plus abstraites que se puisse poser la philosophie. Dans cette étude,
M. Ravaisson n'est pas resté au-dessous de ce qu'on devait attendre de l'au-
teur de VEssai sur la Métaphysique d'Aristote. La nouveauté et la profon-
deur des nuances psychologiques saisies par M. Ravaisson assurent à ce
mémoire une place élevée dans les productions philosophiques de notre
temps, et continuent dignement le début de l'auteur. La merveilleuse faci-
lité avec laquelle M. Ravaisson traite, dans un style sévère et admirable-
ment exact, les difficiles problèmes sur lesquels la philosophie s'inter-
roge depuis tant de siècles, autorise donc et justifie les espérances que la
science place en lui. On a généralement reproché à la première partie de
sa dissertation une obscurité exotérique , terminologique, qui ne résulte pas,
tant s'en faut, du manque de propriété dans les termes et de précision dans
les pensées. Cela tient plutôt au langage aristotélique qu'a emprunté M. Ra-
vaisson , à la difficulté même du sujet , et à la manière scolastique qu'il a
cette fois adoptée. Heureusement M. Ravaisson a d'autres maîtres encore
que l'illustre auteur de la Métaphysique; il est autant élève de Leibnitz que
d'Aristote; il écrit dans l'idiome de Mallebranche et de Descartes; et après
avoir parlé la langue de la science, comme il convient au début, il parlera
quelque jour la langue de tous , nous n'en doutons pas ; car il a droit plus
que personne à devenir populaire.
De l'esclavage aintique, par M. de Saint-Paul (!}. — L'histoire doit-
elle absoudre ou condamner l'esclavage.^ Était-ce, comme on l'a dit, une
(1) Montpellier, i vol. in-S».
TOME XYII. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessité sociale sous l'empire du polythéisme , la première organisation régu
lière et permanente du travail ? Son développement est-il lié d'une manière
intime et directe au développement de la propriété, de la puissance commer-
ciale, de la force militaire? L'esclavage est-il né de la famille ou du camp,
du peuple pasteur ou du peuple guerrier? Comment tant de siècles ont-ils
passé sans le combler sur cet abîme d'inégalité profonde qui séparait en deux
espèces les hommes du monde antique? Ces questions, souvent posées, ont
été diversement résolues. Juste Lipse , Laurentius, Vadianus, Jugler , Blaii-,
et dans une autre série d'études , Bodin et Montesquieu , ont abordé cet impor-
tant sujet, les uns au point de vue de la simple recherche, les autres au point
de vue de la critique philosophique. Bodin déclare l'esclavage contraire aux
élémens les plus simples du droit naturel. Montesquieu le condamne égale-
ment de toute l'autorité de sa puissante raison. Mais de nos jours l'esclavage
antique a trouvé des défenseurs. De prétendus historiens ont opposé leur éru-
dition factice à la science profonde de VEsprit des lois. La philosophie et la
logique du feuilleton ont cassé l'arrêt de Montesquieu ; et bien que la vérita-
ble science n'ait point souffert de ces attaques sans portée , bien que cette
même critique, qui promettait une révolution, n'ait produit tout au plus
qu'une insignifiante émeute , son inlluence a laissé néanmoins quelques tra-
ces dans des écrits sérieux. Le recommandable travail de M. de Saint-Paul a
gardé , dans la pensée et dans la forme , quelque chose de ce dogmatisme ,
aussi faux qu'il est affirmatif.
L'auteur se déclare, en quelque sorte, l'apologiste de l'esclavage. Quant à
nous, nous récusons cette doctrine d'une manière formelle et absolue.
L'homme a des droits sacrés qui sont de tous les temps et de tous les lieux.
Il y a, dans ce monde , une loi supérieure à toutes les nécessités politiques;
et si la société païenne a méconnu cette loi , pourquoi l'excuser ? L'esclavage
doit être jugé, avant tout, en droit et en morale; et de ce point de vue,
qu'est-ce que l'esclavage ? C'est l'abus sans frein de la force , c'est le mépris
de l'être dans sa plus effroyable expression, l'égoïsme dans sa plus triste ri-
gueur; c'est dans le maître la barbarie, dans l'esclave la dégradation; c'est la
femme changée en instrument de plaisir, c'est une cause incessante de guerres
impitoyables, d'immenses massacres ; tout cela ressort, à chaque page, à cha-
que ligne du livre de M. de Saint-Paul , et l'érudition de l'auteur est une per-
pétuelle négation de ses doctrines. Il convient, du reste, de rendre justice à
l'exactitude, à l'étendue de ses recherches. Écrivains originaux de l'antiquité,
commentateurs érudits, historiens ou jurisconsultes , il a tout étudié, et à
l'aide de cette variété de textes , patiemment colligés , il a reconstruit un ta-,
bleau fidèle et sévère. L'impression que laisse ce livre est grave et triste. Les
plus hautes intelligences de l'antiquité elles-mêmes, Aristote et Platon , décla-
rent l'esclavage légitime, et cherchent à l'absoudre. Le Stagyrite cite en l'ap-
prouvant ce proverbe grec : point de repos aux esclaves ; il croit trouver dans
la race servile, le sceau d'une dégradation native et primordiale; il veut que
l'esclave obéisse au maître, comme l'animal à l'homme, comme la matière à
REVUE LITTÉRAIRE. 5^
l'esprit. La religion a perdu, ainsi que la philosophie , tout sentiment de jus-
tice et d'égalité. Les esclaves n'ont point de dieux, dit P^schyle, et lajuris-
pnidence romaine définit le droit du maître, le droit d'user et d'abuser. C'était
là, en effet, la seule définition possible; car la loi protégeait dans l'esclave,
non pas l'être, mais la chose, la propriété de l'homme libre. Caton fait
fouetter ses esclaves jusqu'à lasser dix bourreaux ; lorsqu'ils sont infirmes ou
vieux, il les vend avec ses brebis chétives et ses vieilles charrues. Pour un
vase brisé , PoUion les fait jeter aux Murènes. Les Scythes leur crèvent les
yeux pour les empêcher d'être distraits pendant le travail. A Sparte, quand
les ilotes s'agitent et murmurent , les citoyens se répandent en armes dans
les campagnes et les tuent.
L'esclavage, a-t-ondit, est un progrès sur la barbarie. Servus, homme
qu'on a sauvé, prisonnier à qui on a fait grâce! Qu'importe, puisque le droit
de tuer subsistait toujours. Ainsi, lors de la prise de .lérusalem, sous Vespa-
sien, on avait gardé pour l'esclavage une grande partie des habitans; mais
un soldat en remuant un cadavre trouva de l'or dans ses entrailles. Le bruit
se répandit aussitôt dans l'armée romaine que les Juifs avaient avalé leur or.
On les égorgea tous.
On sait les infinies souffrances de l'ergastule, étroit cachot où les escla-
ves étaient entassés chargés de chaînes. Les gardiens les battaient chaque
jour à heure fixe, afin de les former à la douleur; ils ne sortaient de la
prison que pour aller au travail , et alors c'étaient des fatigues sans repos.
Les plus jeunes remuaient les fardeaux , cultivaient la terre ; les vieux écra-
saient le grain sous la meule; et pour les empêcher de porter à leur
bouche quelques poignées de ce grain, on leur attachait au cou de larges
planches. Un esclave vigoureux rapportait à son maître un bénéfice net
de 25 centimes par journée de travail, et, pour prix de ses labeurs, il re-
cevait par mois vingt litres de blé environ et vingt-cinq litres de vin : ce
vin, dont Caton nous a conservé la recette , était étendu de vinaigre, d'eau
douce et d'eau de mer vieillie. Le prix des esclaves variait suivant leur âge,
leur force, leur origine, leur beauté; les hommes nés d'une nation indépen-
dante étaient peu recherchés des acheteurs, parce qu'ils gardaient dans la
servitude des instincts de liberté. Les Espagnols se vendaient à vil prix, on
redoutait leur penchant au meurtre ; mais on payait largement les qualités
lascives des Phrygiennes, les grâces et l'esprit des femmes de Milet. Du
reste, le prix des plus belles femmes s'élevait rarement au-delà de 2,800 fr.
de notre monnaie. Dans la Thrace, en Afrique, dans les Gaules, il était
facile d'acquérir une jeune fille pour quelques poignées de sel ou un peu de
vin; en Sicile, l'échanson avait moins de valeur que la coupe. Ainsi, une
pièce d'or, une poignée de sel, livraient aux plus hideuses fantaisies du vice
la jeunesse et la beauté;, la femme, le jeune garçon, réduits en servitude,
devaient tout subir du maître et de ses amis. A Rome , la politesse voulait
même qu'on offrît avant le repas des esclaves aux plaisirs des convives, et,
par un singulier raffinement de barbarie et de dépravation, on imprimait
3i.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un fer rouge des vers obscènes sur le sein des femmes quand elles
avaient vieilli.
L'histoire de l'esclavage antique se trouve reconstituée dans ce livre, non
pas toujours avec suite et méthode, mais du moins avec un intérêt soutenu.
L'auteur annonce un travail général et complet; nous l'engageons à persis-
ter dans cette pensée. Mais s'il veut que son œuvre prenne rang dans la science,
il importe, avant tout, d'en faire disparaître la manière et la prétention;
nous l'engageons à choisir moins légèrement ses autorités, à ne citer que
des noms qui aient cours dans le monde des études sérieuses, à se défier
sagement de cette école qui substitue le rêve à la déduction simple et logique ,
le paradoxe à la réalité. Nous insistons sur ce point; car , de notre temps, à
force de chercher à être neuf, on n'arrive souvent à n'être que faux, et nous
avons vu le bon sens français, si clair et si précis, se voiler complètement,
même en des esprits distingués, sous les ténèbres du symbolisme et de la
formule.
Essai sur l'organisation de la tribu dans l'antiquité, traduit
du russe de M. Routorga (I). — « L'histoire est l'exposé des faits dans la
mesure des rapports humains. L'élément principal des faits considérés sous
ce point de vue est donc l'homme. » Cette phrase, empruntée à la préface
du traducteur, M. Chopin, donne, ce semble, la mesure de l'esprit lucide,
dans lequel cette préface est conçue. La philosophie de l'histoire est une
grande science , sans doute , mais il n'appartient qu'aux esprits éminens de
l'aborder avec quelque succès , et mieux vaut cent fois , pour les talens vul-
gaires ou médiocres, la simple érudition de l'école bénédictine, qu'un pas-
tiche sans couleur, et souvent inintelligible de Herder ou de Vico. Qu'est-ce,
en effet, que la sUjnilication humanitaire d'un événement, le recommence-
nientsiérile et fatal del'histoire de l'humanité, les doctrinaires de la science?
L'avant-propos du traducteur est tout dans ce style et dans cette manière,
et le travail de M. Koutorga , bien qu'il ait quelques parties estimables, offre
aussi en bien des pages de semblables défauts. Il serait difficile d'en donner
une analyse complète et suivie. Ce qui manque, avant tout, à ce livre, c'est
l'unité. L'auteur traite d'abord de la tribu en général , comme élément pri-
mitif des sociétés, puis de la tribu dans TAttique et la Germanie; mais par-
tout il emprunte et confond les théories trop souvent obscures et vagues
de l'Allemagne et les systèmes de la critique française. Il y a indécision et
chaos. MM. Creuzer et Grimm paraissent exercer sur ses études une in-
fluence immédiate, qui le jette souvent dans une route embarrassée, et il
est juste de reconnaître qu'il doit à l'étude de nos historiens , les seules par-
ties nettes et précises de son livre. Les travaux de MM. Thierry, Guizot, Nau-
detlui sont familiers, et par un remarquable sentiment de justesse, malheu-
reusement incomplet en lui , il choisit exclusivement en France ses autorités
parmiles écrivains de l'école positive, tandis que d'autre part il s'appuie sur
H) h\-S", Paris, lUJo!, tS-».
REVUE LITTÉRAIRE. 533
l'école symbolique allemande. Du reste, son origine russe donne à ce livre
quelque intérêt , et il n'est pas sans curiosité de voir la Russie , qui a peine
à vivre encore de sa propre intelligence , subir ainsi confusément dans les
sciences, comme dans les lettres, l'influence des peuples plus avancés, et
s'assimiler, avec des modiflcations toutes particulières et des formes quelque
peu tartares , les littératures étrangères.
Lettres inédites de Marie Stuart. 1558-1587 (l). — Trente-cinq lettres
inédites de Marie Stuart , son testament et diverses dépêches diplomatiques
composent ce volume. L'histoire s'est émue souvent, et avec une curiosité
toujours vive, au souvenir de cette triste et résignée sœur d'Elisabeth, qui
eut ses heures de faiblesse peut-être , mais que tant de douleurs et de poésie
ne donnent pas le droit d'accuser. L'histoire cependant n'a dessiné que d'une
manière imparfaite et sous un jour souvent faux cette mélancolique figure.
Le drame, à son tour, a demandé des inspirations à la scène sanglante du
château de Fothringiiay, et le drame , original ou pâle copie , me semble
avoir échoué comme l'histoire. Puis sont venus les collecteurs de textes , les
publicateurs exacts qui s'inquiètent peu [de critique ou d'inspiration, mais
dont les travaux faciles sauvent parfois de l'oubli des faits d'un intérêt réel.
La vie de Marie Stuart a été , en France , à diverses époques , l'objet de re-
cherches toutes particulières. C'est qu'en effet cette infortunée reine nous
appartient par ses affections, par ses adieux que tout le monde sait, par des
sympathies toujours présentes pendant une captivité de dix-huit ans.
La correspondance publiée par M. le prince de Labanoff est , en quelque
sorte, une longue élégie : souffrances du corps et de l'ame, tortures froide-
ment calculées, violences religieuses, affections profondément senties pour
les serviteurs dévoués, tout rappelle à chaque ligne, dans ces lettres, de
royales infortunes plus voisines de nous et plus profondes peut-être. Marie
supporte, avec une dignité calme, ces tourmens dont elle ne prévoit pas le
terme. Elisabeth est encore pour elle sa bonne sœur, mais elle a peine à ré-
primer des pressentiniens sinistres. » La reine, dit-elle, ne trouvera jamais
tant de sûreté dans les rigueurs que je lui en offre par la seule bonne foi.
11 m'est grief à supporter que je ne puis gagner qu'elle prenne quelqu'assu-
rance en moi. » Les rigueurs, en effet , étaient souvent poussées jusqu'à la
barbarie. Marie avait à subir à la fois les haines politiques et les haines reli-
gieuses. Dans une lettre adressée à Castelnau de Mauvissière, elle se plaint
avec amertume de ce que Paulet , son gardien , lui refuse le droit d'envoyer
quelques aumônes aux pauvres. Elle demande , comme une insigne faveur,
le droit de faire remettre ces aumônes par des soldats, car elle a besoin , dit-
elle, au milieu de ses ennuis, de cette consolation chrétienne; et c'est tou-
jours ainsi , par des œuvres pieuses , qu'elle s'efforce d'adoucir tout ce qu'il
y a de tristesse et d'inquiétude dans son ame. Le malheur développe en elle
une singulière tendresse de cœur, et une puissance de résignation qui
[l] i vol. 111-8", chez Didot. 1859.
534 REVUE DES I>E€X MONDES.
s'exalte encore de la ferveur de son catholicisme, car elle est catholique
ferme et croyante , et l'obstination de son fils dans l'hérésie l'afflige plus
que sa propre infortune; elle déclare même, dans une missive à don Ber-
nard de Mendoça , que si l'héritier de son trône persiste à soutenir la cause
de la réforme , elle léguera au roi de France la couronne d'Ecosse.
Ces lettres apportent-elles à l'histoire des élémens nouveaux et d'un intérêt
supérieur ? Marie Stiiart, Philippe II, Henri III, s'y révèlent-ils, chacun
dans sa sphère si tranchée, sous un jour nouveau ? Je suis loin de le penser.
Cependant, de ces confidences intimes, de ces plaintes à demi voilées de
la sœur d'Elisabeth, s'échappent, cà et là, quelques nuances délicates qu'il
importait de recueillir. La pitié qu'inspirait, à tant de titres, la reine d'Ecosse
devient plus vive encore après la lecture de ces lettres, car au milieu des
luttes de sa vie et de son époque , elle garde un grand côté d'ame et de cœur,
qui est une exception au xvi" siècle. Elle garde, surtout pour la France,
pour cette terre où elle avait laissé la meilleure part de sa vie , un souvenir
singulièrement vif et doux. Elle est, pour ainsi dire, de la paroisse des rois
de France, et c'est aux moines de Saint-Denis, aux chanoines de Reims
qu'elle demande des prières, avant de s'agenouiller près de ce billot fatal,
sur ce coussin noir, que les sœurs, les femmes, les maîtresses des rois d'An-
gleterre devaient tour à tour tacher de leur sang.
Quant au mode de publication adopté par M. le prince de Labanoff , il est
étrangement sobre de pensées et de style. Pas un mot de pitié pour cette
grande infortune, pas un jugement dans le cours entier du volume. Tout le
travail de l'éditeur se borne à une exacte mais très sèche chronologie de
l'histoire de Marie Stuart, de 1542 à 1587, à quelques détails graphiques, à
un avertissement qui n'apprend rien ; Bréquigny a fait à peu près seul tous
les frais des notes insignifiantes insérées au texte. Les lettres, les dépêches
se suivent brusquement, et sans qu'une appréciation nette et rapide les lie
entre elles ou donne la juste mesure de leur valeur, en les rattachant aux
évènemens contemporains. Procéder de la sorte , même dans une simple pu-
blication de textes , c'est se réduire au rôle utile sans doute , mais facile à
l'excès , de scrupuleux correcteur d'épreuves.
Que conclure de tout ce bulletin , cette fois ? Qu'il y a volontiers en
France de beaux et de très beaux commencemens, qu'en poésie, depuis quel-
ques années , il y en a eu beaucoup et perpétuellement ; qu'en érudition , en
philosophie, tout à l'heure il n'y en aura pas moins. Puissent, nous le répé-
tons , ces derniers efforts se soutenir plus entièrement que les autres, et
aboutir, par l'étude , à leur monument ! Avoir bien commencé , c'est avoir
peu fait encore. Ce siècle a donné et donne chaque matin tant de démentis
à l'antique adage :
Diniidium facti , qui benè cepii , hahet,
qu'il finira par nous ramener en tout au mot de Buffon , lequel nous parut
si scandaleux d'abord, que le génie c'est la patience.
REVUE MUSICALE
L'Opéra Italien fait cette année encore une glorieuse campagne et soutient
vaillamment l'éclat des années précédentes. A l'Odéon comme à Favart, c'est
toujours le même empressement , le même succès, le même enthousiasme
iîe bon goiît-, il ne fallait rien moins que les voix toutes puissantes de Rubini ,
de Lablache , de la Grisi et de la Persiani , pour dompter la mauvaise for-
tune attachée aux murailles de cette salle abandonnée. Ce que Mozart et
Rossini n'avaient pu faire à eux seuls et livrés à leur simple force mélo-
dieuse , les grands chanteurs l'ont accompli. Désormais le charme est
rompu, pour cette année du moins; car si cette funeste influence du quartier
qui a déjà ruiné tant d'administrations diverses doit aussi se faire sentir à
celle-ci, ce ne sera guère que l'hiver prochain, et encore à certains jours
de représentations extraordinaires, où la location est laissée aux chances du
spectacle. Pour le public des loges et des stalles, le vrai public enfin du
Théâtre-Italien et du dilettantisme, il se trouve là tout aussi bien qu'à Favart,
mieux peut-être; car il faut avouer que cette salle du faubourg Saint-Germain
convient à ravir à ce public d'élite; il y est à son aise, il y est chez lui, z,u
hanse , comme on dit en Allemagne; pour s'en convaincre, il suffit de pro-
mener sa vue sur cet hémicycle merveilleux que forme le premier rang
des loges par une belle soirée de Don Giovanni ou des Puriiains.
Le répertoire, si complet et si beau, s'est encore enrichi celte année de par-
titions nouvelles, et surtout d'un chef-d'œuvre de Rossini qu'on avait eu le
tort de laisser trop long-temps hors de la scène. Entre tous les opéras du grand
maître, la Donna del Lago est, avec TancrecU, celui qui se recommande par
les plus fraîches, les plus aimables et les plus mélodieuses inspirations. Certes
on ne trouve dans cette musique ni le sentiment épique, ni la force de com-
position qui se révèlent dans la Semiramide et Guillaume Tell; mais, en re-
vanche, quelle abondance! quelle fantaisie! comme les idées coulent de
source! En Italie, il y a toujours dans le bagage des musiciens de génie quel-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
que grand chef-d'œuvre sacrifié ; or, cela ne peut-il pas se dire de la Donna
del Lago! Quelles que soient les beautés qui s'y rencontrent, la froideur ac-
cablante du poème et les difficultés qui entourent le rôle de Malcolm, écrit
pour une voix que le public a cessé dès long-temps d'apprécier, en rendront
toujours les représentations rares et monotones. Chacun pourtant connaît
cette musique, chacun en sait par cœur les motifs les plus heureux; et cela,
grâce à cette singulière habitude qu'ont tous les chanteurs italiens de trans-
porter sans scrupule les fragmens d'une œuvre dans une autre, et d'inter-
vertir de la sorte tout ordre de composition. Par exemple, un musicien,
le premier venu, Mozart, écrit pour l'Opéra son Don Juan. On le siflle, il
tombe, il n'en est plus question, et voilà le chef-d'œuvre enseveli pour ja-
mais dans la poussière de la bibliothèque. Mais eu Italie les choses ne se pas-
sent point ainsi, et, pour ce qui est des opéras, on dépouille les morts de
manière à ne leur laisser rien. Le ténor arrive le premier, et prend bien vite
sa cavatine, qu'il emporte; puis survient la prima donna, qui s'empare de
Varia di soprano; puis enfin le maestro économe, qui recueillesesairs, ses duos
et ses morceaux d'ensemble pour les faire servira la prochaine occasion; de
sorte que le public accepte en détail , à son insu , les œuvres qu'il a d'abord
répudiées. De là vous avez dans la Siraniera la cavatine de iSiohe , et l'air
d'Elizubcih dans Oiello. Certes, on ne peut nier que cette façon d'agir n'ait
son côté louable, puisqu'elle impose au public, à force d'insistance, des œu-
vres condamnées à tort; mais aussi, le plus souvent, combien elle dénature
la pensée originelle du maître ! C'est ce qui arrive pour la Donna del Lago. A
force d'avoir entendu cette musique en dehors du centre pour lequel Pvossini
l'avait composée, et de s'être habitué à l'expression arbitraire que lui don-
naient les traducteurs, on n'en saisit plus qu'avec peine le véritable sens. .Te
ne sais si cette absence d'unité qui vous frappe dans la Donna del Lago vient
de l'œuvre même ou de l'abus qu'on en a fait. Il est impossible qu'une par-
tition alimente dix ans d'autres partitions de sa substance mélodieuse sans
perdre à ce travail quelque chose de sa propre vitalité. Une fois que les idées
se sont dispersées au hasard , elles cherchent en vain à se rassembler de nou-
veau , car toute harmonie est dissoute , car elles ont perdu dans leurs alliances
adultères cette force de concentration qui fait l'œuvre. Cependant, quelque
droit qu'on ait de contester à cette partition les qualités d'ensemble, de style
et de composition , on ne peut s'empêcher de reconnaître les magniiiques
beautés qui s'y rencontrent. Le finale du premier acte est un des plus vastes
morceaux que Rossini ait jamais écrits, un morceau dont l'inspiration du
grand-prêtre, dans le Siège de Corintlie, restera l'unique pendant. Quoi de
plus solennel et de plus large que cet hymne de guerre qu'entonnent les bardes
en s'accompagnant sur des harpes d'or ! Dès les premiers préludes de cette mu-
sique vaporeuse, vous vous sentez transporté dans un monde imaginaire, vous
voyez les chantres sublimes flotter échevelés dans les brouillards de l'air ;
vous entendez leurs voix puissantes se mêler au vent qui gronde, au fracas
xlu torrent qui se précipite de la montagne , aux cris de mort des guerriers
REVUE MUSICALE. 537
farouches qui se préparent au combat et frappent sur leurs boucliers. Ossian ,
Scott et Rossini, quel rêve! Malheureusement vous êtes aux Italiens, c'est-
à-dire dans le lieu de la terre où l'on se préoccupe le moins de ce qui touche
à ridéal; et ce sentiment d'épouvante qu'émeut en vous le songe fantastique
du grand maître se dissipe aussitôt à la vue de ces huit ou dix pauvres diables
affublés de perruques monstrueuses, et qui, pâles , ébouriffés, chantent faux
à tue-tête, et promènent entre deux morceaux de bois vermoulu leurs doigts
énormes qui pincent le vide. Le duo du second acte, entre Malcolm et la
mystérieuse dame, débute par une phrase pleine de grandeur et de noblesse,
à laquelle succède un agitato sublime , et dont Paisiello eût envié l'expres-
sion dramatique.
On peut dire que, depuis la Monbelli et la Sontag, les traditions mélo-
dieuses du rôle si frais et si pur d'Elena se sont perdues: ce n'est pas que la
Grisi ne rencontre par intervalle quelques beaux élans dans sa voix ou son
geste; mais tout cela se fait sans succession , sans ordre , sans intelligence de
l'ensemble du caractère, comme au hasard. Dans le quatuor du premier acte,
lorsqu'elle refuse l'époux qu'on lui destine , et , suppliante , éperdue , en
butte à la colère de son père outragé, s'efforce de contenir la haine de son
amant, l'expression de la Grisi est parfaitement belle et dramatique. On
retrouve bien , à la vérité , dans cette façon de porter ainsi brusquement
son corps en arrière et de le laisser peser sur sa jambe ployée, un geste
qu'affectionnait la Pasta. Mais, en pareil cas, peu importe l'imitation, et
d'ailleurs la Grisi n'a jamais prétendu créer les beaux effets qu'elle pro-
duit. Du reste, c'est l'unique fois qu'elle prend la peine de s'émouvoir
dans la soirée, et dès ce moment, soit qu'elle se sente épuisée par l'élan
naturel et [généreux où elle vient de s'abandonner, soit qu'elle ne trouve
pas cette musique digne de ses efforts, de son talent, elle ne fait plus que
traverser la pièce dans une indifférence absolue de tout ce qui se passe, et,
comme l'Hélène antique, absorbée par la contemplation de sa propre beauté.
Une chose aussi qu'on ne saurait trop déjjlorer chez la Grisi , c'est cette ab-
sence de toute élévation dans la méthode , de toute largeur dans la manière
de poser la voix , de toute intelligence des moindres artifices de la respira-
tion. Ce qu'elle tente est toujours net, limpide, agréable, merveilleux, mais la
plupart du temps en reste là, et son ame de cantatrice, agissant sur son gosier
sonore, ne dépasse guère les fonctions du marteau qui provoque la vibration
d'un timbre métallique. Quant à M""' Albertazzi dans le rôle de IMalcolm, je
ne sais à qui la comparer, si ce n'est à M™" Albertazzi dans celui d'Arsace. Qui
donc a pu inspirer à cette cantatrice l'idée malencontreuse de prendre les
parties de contralto ? Autrefois , lorsque sa voix s'exerçait dans la gamme du
raezzo soprano, on l'entendait à peine; que dire maintenant qu'elle s'est abîmée
dans la profondeur des registres du contralto? Du reste, M""® Albertazzi
semble elle-même tout aussi convaincue qu'on peut l'être de l'insuffisance de
son organe, et, pour avertir le public de sa présence, elle invente un strata-
gème des plus ingénieux. Voyant que l'orchestre est assez impertinent pour
538 REVUE DES DEUX MONDES.
étouffer sa voix, M""' Albertazzi imagine de chanter sans lui. Ainsi, dans
l'entrée de Maicolm, au premier acte, elle épie le moment où les fanfares
oiït cessé pour émettre une note bizarre à laquelle elle s'efforce de donner,
avec une affectation risible, l'accent le plus mâle qu'elle trouve dans sa poi-
trine et que chacun prend pour un bruit que l'écho de la salle renvoie à ses
oreilles. Rubiiii chante, au second acte de la Donna del Lago, une cavatine
qu'on peut avoir entendue autrefois dans Ricciardo et Zomïde. .le ne sais au
juste à laquelle de ces deux partitions elle appartient; mais ce qu'il y a de
certain, c'est que David la chantait dans Ricciardo, et la chantait à ravir.
Rubini dit cette cavatine avec une puissance d'organe, une facilité de vocali-
sation qui tiennent du prodige; large et pathétique dans l'adagio; vif, entraî-
nant, prodigue de richesses frivoles et de traits éblouissans dans la cabalette,
qu'il enlève. Cependant, s'il fallait opter, dans ce morceau, entre llubini et
David, il me semble que je n'hésiterais pas à me décider pour ce dernier. Il
y avait sans doute chez David moins d'éclat et de séduction , mais , à coup
sûr, plus de passion chaleureuse et d'enthousiasme sincère. On sait quel
étrange chanteur était cet homme, surtout vers les dernières années de sa
carrière musicale. Il n'avait, la plupart du temps, qu'un éclair par soirée,
inaisun éclair de génie : il fallait, pour un moment d'émotion vraie, supporter
durant trois heures toutes les pasquinades ridicules de son extravagante per-
sonne; mais aussi, quand venait ce moment tant désiré, qui jamais regretta
de l'avoir payé trop cher .^ On se souviendra toujours du David de l'admirable
duo de la Guzza, lorsque son inspiration s'allumait tout à coup à l'étincelle
du génie de la Malibran, et grandissait ensuite , dévorant tout autour d'elle;
du David de la cavatine de Ricciardo : on ne voyait plus alors le soldat gro-
tesque ou le Turc affublé d'oripeaux ramassés au hasard à la friperie, mais le
chanteur sublime dont l'inspiration s'exhalait en notes de flamme. Le triomphe
de Rubini est toujours la cavatine de la Mobe.
Nous ne parlerons pas de Roberto Devereux, hâtive production d'un maître
que sa facilité déplorable égare. Quels que soient les dons que vous teniez de
la nature, un opéra ne s'improvise pas en quelques jours; on n'aboutit de la
sorte qu'à mettre au monde des ébauches dont nul ne vous sait gré, car le
plus souvent ces tristes œuvres, fruits de l'insouciance ou de l'orgueil,
échouent devant le public. Et quant à la critique , elle n'a garde de s'en occu-
per. La critique, en effet, serait bien dupe de prendre au sérieux des choses que
leur auteur lui-même traite avec si peu d'importance. Donizetti a mieux réussi
avec l'Elisir d'Amore. Ce n'est pas qu'il y ait dans cette partition beaucoup
plus de soin et d'invention que le maestro n'a coutume d'en mettre dans ses
œuvres. Mais au moins cette fois, on peut le dire, il a été mieux inspiré; la
veine mélodieuse s'est ouverte , et de grosses larmes de joie ont coulé , de
sorte qu'à cette malheureuse imitation d'.4*i«o Bolenna a succédé un excellent
opéra bouffe, écrit dans les meilleures traditions de l'ancienne école ita-
lienne, une musique facile, joyeuse, épanouie; une musique, après tout,
cl'assez bon aloi. Comme on le pense , on n'a pas manqué de comparer l'opéra
REVUE MUSICALE. 539r
(te Donizetti au Philtre de M. Auber, et cependant il n'existe pas entre ces
deux partitions le moindre lien de parenté. Chacune a son mérite qui lui est
propre, et ses raisons de succès qu'elle peut réclamer sans partage. Bien plus,
les deux poèmes, malgré leur apparente identité, ont chacun une existence
bien marquée , et , pour peu qu'on y réfléchisse , on verra comme ils inclinent
vers des sentimens contraires. Ainsi, la pièce française, en se transformant,
exagère tout de suite son expression, et prend, en passant dans la langue du
Tasse et de Cimarosa, deux élémens nouveaux, le bouffe et la sentimentalité
pastorale du pays de Scaramouche et d'Aminta , c'est-à-dire la poésie de l'es-
prit, que M. Scribe ne pouvait lui donner, lui qui n'a que l'esprit. La mu-
sique de M. Auber est vive , ingénieuse , charmante , d'une gaieté toute fran-
çaise, c'est-à-dire d'une gaieté qui ne va jamais au-delà du sourire. Celle de
Donizetti , au contraire , aborde la situation sans scrupule , largement bouffe
avec le charlatan, passionnément mélancolique et tendre avec ce berger transi
qui se lamente au bord du ruisseau. Après tout, la nmsiquene vit guère que
de sentimens exagérés ; les Italiens l'ont compris, eux qui ont inventé pour elle
le grotesque et la pastorale , et voilà sans doute pourquoi les Italiens sont de
plus grands musiciens que nous. Le duo entre Adina et le charlatan, au second
acte de V EUsir d'Amore, peut passer pour un petit chef-d'œuvre; c'est là un
duo bouffe composé à souhait pour la voix et pour le geste, un morceau conduit
à merveille, oii rien ne manque, ni le trait agile pour la cantatrice, ni le récit
staccato dubasso; et lorsque, vers la fin, survient tout à coup cette cahaletie
si heureuse, que la Persiani dit avec tant de grâce, de coquetterie et de malice,
et que Lablache accompagne avec un si parfait comique, on ne peut s'empê-
cher de trouver tout cela charmant. Depuis le duo de la Cenerentola , on n'a
rien écrit en Italie de plus amusant et de plus gai que ce morceau. Il faut
dire aussi que la Persiani et Lablache y sont à ravir. Quelle pureté , quelle
grâce, quelle irréprochable vocalisation chez la prima donna ! Et chez le su-
blime basso cant'tnte, quelle verve, quel aplomb, quelle imperturbable sûreté
dans sa manière d'attaquer la note ! Vraiment , plus on se sent d'aise à l'exé-
cution d'une pareille musique , plus on regrette de voir le discrédit où tombe
de jour en jour ce genre si précieux, qui pourtant amusait nos pères. On ne
peut le nier, l'opéra bouffe s'en va. Lablache est le dernier Geronimo, le
dernier marquis de Montefiascone , le dernier Dulcamara. Aux Italiens, à
l'Opéra, à la Comédie-Française, il y aura toujours des épées et des poignards,
des coupes pleines de poison et des grincemens de dents; il y aura toujours
des princesses amoureuses et de mélancoliques jeunes gens , auxquels ne
manqueront, dans leurs plaintes, ni les belles mélodies, ni les beaux vers;
mais le rire si généreux, si bon, si sympathique, le rire épanoui de Molière
et de Cimarosa , quand Lablache n'y sera plus , qui nous le rendra ?
L'Opéra a retrouvé, avec M. de Candia , ses magnifiques soirées de liobert-
le-Diable. Le chef-d'œuvre, vieilli dans les triomphes , s'est de nouveau fait
jeune, grâce aux miracles de cette voix si sonore, si pure, si mollement
flexible. Il en est un peu de l\obcrt-Je- Diable comme de ces vieux rois qui,
5i0 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivés au terme d'une longue carrière , se versaient dans la veine , pour re-
vivre, un sang jeune et vermeil, avec cette différence toutefois, que les
vieux rois francs n'en mouraient pas moins, et que la partition de Meyerbeer
a reconquis à cet expédient toute la vaillance de sa puissante jeunesse. La
voix de jM. de Candia est un ténor d'une richesse inouie, auquel une vibration
toute juvénile donne par momens l'expression du contraUino. Ample, facile,
toujours agréable , elle parcourt la gamme la plus étendue , et s'élève en son
de poitrine du re au si naturel, qu'elle attaque avec une singulière plénitude.
Les sons du médium sortent un peu voilés, et, selon moi, il y a un charme
inexprimable dans ces légers brouillards que les belles voix ont seules,
et qui ressemblent aux petites vapeurs d'une fraîche matinée de prin-
temps. M. de Candia n'est pas un comédien de l'école de Nourrit; il lui suffit
de ne jamais faire défaut à l'expression du moment, et, raisonnablement,
c'en est assez pour un chanteur. Quant au reste , il y a dans son air et ses
façons d'agir sur la scène une sorte de morhidczza dans la désinvolture, qui
n'est pas sans élégance , et rappelle un peu le gentilhomme dans le chanteur.
M. de Candia étudie en ce moment le rôle du comte Ory, et, dans quelques
jours , la musique si vive , si aimable , si ingénieusement mélodieuse de Ros-
sini sera , pour le charmant ténor, un nouveau motif de succès , car l'élément
naturel de cette voix heureuse , c'est le chant italien.
On se souvient d'une ravissante fantaisie d'Hoffmann, C.hiara , cette
blanche sœur de Mignon et de PrecAoaa, qu'un charlatan exploite, et qui
dit à tous la bonne aventure dans une boule de cristal. Cette idée du conteur
de Berlin vient d'inspirer à M. de Saint-Georges le plus charmant ballet qui
se puisse voir.
En général , je trouve qu'on a tort de traiter si lestement ces sortes d'ima-
ginations, et qu'un poème d'opéra ou de ballet ne mérite pas toujours le
dédain qu'on affecte à son égard ; il est peut-être plus difficile qu'on ne pense
de trouver une idée qui se chante ou qui se danse , et de la mettre en œuvre
selon les conditions de la musique ou de la chorégraphie. Aussi , je ne par-
tage nullement, sur ce point, l'opinion des Italiens, et ne saurais m'accom-
moder du système de Vigano, qui prétend que toute action dramatique est
propre à faire une excellente pantomime , et qu'il suffit d'arracher la langue
au premier personnage de tragédie, pour qu'il devienne à l'instant même
un admirable héros de ballet. Othello, Macbeth, Hamiet, réduits à de sem-
blables proportions, m'ont toujours paru souverainement ridicules. Pour-
quoi ôter la voix à ces passions sublimes qui ont tant de choses à nous ap-
prendre des mystères du cœur? La mythologie, la légende, l'histoire, abon-
dent en imaginations dramatiques, lyriques, chorégraphiques, en personnages
tellement organisés, que leur passion est faite pour se répandre en phrases
déclamées, en airs mélodieux, en gestes; le tout, c'est de savoir choisir.
Par exemple, si les Grecs ont connu ce genre de spectacle, Hélène, la beauté
pure , mais impassible , inerte , préoccupée sans cesse de sa pose harmonieuse
ou de son geste, Hélène a dû être chez les Grecs un admirable personnage
REVUE MUSICALE. 541
de ballet. A coup sur, on n'en peut dire autant d'Hécube ou d'Andro-
niaque. La tragédie trouve ses sujets dans le cœur buniain; le ballet a les
champs du merveilleux et de l'excentrique pour domaine : l'air lui donne ses
sylphides ; le Danube, ses filles; la terre, ses bohémiennes et ses courtisanes.
Mais de la passion, il ne prend que le côté réel, qui va au sens, le côté plas-
tique, de sorte qu'en un véritable ballet, du commencement à la fin, tout est
clair, jusqu'au moindre détail, et se laisse si facilement saisir, qu'on oublie de
regretter la voix absente. Trouvez un langage plus éloquent que la pantomime
vaporeuse de Taglioni dans la Sylphide ! Quel récit vaudrait la Cachucha? Le
ballet nouveau a du moins le mérite d'être un sujet bien trouvé pour la danse :
cette action nette, rapide, dramatique, se lie et se dénoue sans la moindre
obscurité ; tout s'y enchaîne à souhait pour le plaisir des sens , et c'est la danse
seule qui fait tous les frais de la soirée. Il y a surtout , au second acte de la.
(jijpstj, une scène charmante, et que je veux louer tout à mon aise. Le peuple des
Bohèmes, irrité contre sa souveraine qui l'empêche d'arrêter les passans au
coin de tous les carrefours, se révolte et refuse, par un beau jour de fête,
d'aller gambader sur la place. En vain la reine d'Egypte commande , en vain
elle supplie, la race des bandits , conduite par un mauvais drôle à face patibu-
laire, reste les bras croisés et persiste dans sa rébellion, lorsque tout à
coup survient la Gypsy, qui , au lieu de s'emporter ou de tomber à leurs ge-
noux, danse tout simplement devant eux, et, les fascinant sans qu'ils s'en
doutent, les entraîne sur ses pas. Cette femme, qui met en danse toute une
tribu de bandits mutinés, est une imagination heureuse qui, au théâtre, ne
pouvait manquer de réussir. Du reste , Fanny Elssler conduit cette scène avec
un art infini, une expression irrésistible de grâce, de coquetterie et de vo-
lupté. Il faut voir comme elle va de l'un à l'autre, comme elle s'anime par
degré jusqu'au délire des sens : elle danse d'abord avec insouciance , puis
avec chaleur, puis avec enthousiasme et frénésie. Alors ses regards s'en-
flamment , son sein palpite , ses bras épuisés battent ses hanches; c'est la vé-
ritable fille de Bohême, la Zingara lascive qui cherche, dans ses jeux effré-
nés, l'oubli de la misère ignoble qui l'oppresse et la révélation des brillantes
voluptés qu'elle rêve. Le pas des deux sœurs sur la place du marché abonde
en combinaisons ingénieuses, en poses pleines d'harmonie et d'abandon.
Fanny rase le sol , comme toujours , sans s'élever aux sphères vaporeuses de
Taglioni; et Thérèse, la grande Thérèse, mesure l'espace avec des allures
gigantesques, qui ne conviennent guère au nom merveilleux qu'elle porte
dans ce ballet. Qui donc, en effet , a pu imaginer de donner à Thérèse Elssler
le petit nom de Mab? Voilà, certes, une étrange rencontre, et je ne vois pas
quels rapports peuvent exister entre cette personne hardie, impérieuse, au col
tendu, aux grands airs de Judith, avec la fée invisible des rêves de Mercutio.
Tout à coup Fanny reparaît vêtue à la hongroise, sa taille serrée dans un étroit
corset de velours épingle , ses pieds dans des bottines rouges à éperons d'or,
qui battent la mesure avec un tintement métallique, et la mazurka va son train.
Il y a vraiment un charme inoui dans cette danse variée et changeante , qui
542 REVUE DES DEUX MONDES.
se ploie avec la souplesse de reins d'une jeune espiègle de seize ans , et se
redresse tout à coup avec l'allure fringante d'un lieutenant de hussards :
c'est ainsi que devaient danser les Amazones sur les rivages embaumés de
la Colchide. Quoi qu'on dise , tout ce qui porte en soi un caractère de natio -
nalité exerce sur l'esprit une irrésistible influence : je parle ici de la danse
comme de la musique , comme de la poésie. C'est quelque chose qui n'a rien
à démêler avec l'art , quelque chose de mélancolique et de mystérieux qui
vous ravit par-delà les fleuves et les montagnes , et fait qu'on se sent tout
à coup dans l'ame le désir de connaître un pays, ou le regret de l'avoir quitté.
— La musique de cet acte est tout entière de AVeber, qui, par une modestie
qu'on ne peut expliquer, persiste à se dérober à l'admiration de la foule sous
le pseudonyme d'Ambroise Thomas. L'illustre auteur de Freyschûtz et d'O-
hcron a pourtant eu parmi nous d'assez glorieux succès pour ne pas devoir
craindre de s'abandonner franchement au public, d'autant plus que la partition
dont nous parlons ne saurait compromettre sa renommée le moins du monde,
composée, comme elle est, de sublimes fragmens consacrés depuis long-temps
par l'admiration publique et choisis avec goût dans son œuvre. Les idées s'y
succèdent avec une rapidité miraculeuse, jamais on n'avait vu pareilles ri-
chesses : Freyschûtz, Oberon , l'reciosa, tout cela tient dans un acte. Aux
phrases si profondément originales dePreciosa, cette musique toute empreinte
de la poésie des brigands de Schiller, l'auteur a mêlé avec un art exquis les
plus délicieux motifs hongrois qu'on joue à Vienne, et qui sont d'un effet
ravissant. En somme , c'est là un succès fait pour accroître encore parmi
nous la gloire de AVeber. C'est pourquoi nous désirons vivement qu'il prenne
sa place sur l'afliche et n'usurpe pas plus long-temps le nom d'Ambroise Tho-
mas, qui appartient à un jeune compositeur de mérite et d'avenir, dont on
chante les partitions à l'Opéra-Comique.
On répète toujours activement la partition nouvelle de M. Auber, et les
amis de l'administration disent déjà merveilles de cette musique toute pai-
sible , toute sereine , tout aimable et mélodieuse , et qui doit dissiper les
vapeurs malsaines qu'ont laissées dans l'atmosphère de l'Opéra les psalmo-
dies lugubres de Guido et les ophiciéïdes de Cellini. Si l'on en croit les bruits
qui courent, toutes les parties du chant auraient été sacrifiées au rôle de
M"" Nau, qui représente la sœur des fées. On a peine à s'exjjliquer quelles
raisons ont pu décider M. Auber à commettre les destinées de son œuvre
dans cette voix pure et flexible à la vérité , mais si fluette qu'elle se laisse
à peine entendre. Sans doute , cette fois encore, M. Auber aura obéi à cet
ascendant irrésistible qui lui fait chercher le talent de M""' Damoreau jusque
dans ses plus pâles reflets. Quoi qu'il en soit, M""= Dorus a rendu son rôle,
et la partie de cette charmante cantatrice sera nécessairement abandonnée à
quelque talent secondaire qui n'aura point sans doute les mêmes raisons pour
ne pas vouloir reconnaître la royauté de mademoiselle INau. Ensuite vien-
dront les débuts de M""" jNîathan , l'élève aftectionnée de Duprez. Il est temps
que l'Opéra trouve enfin une prima donna capable de tenir tête aux grands
REVUE MUSICALE. 5r^^
rôles du répertoire. Tant que l'état de la voix de M"''Fa]con a laissé quelque
espoir, on n'a pas dû se montrer trop exigeant; mais aujourd'hui que toute
chance de retour est perdue , il faut absolument qu'on sorte d'un provisoire
dont ni le public, ni les maîtres ne sauraient s'accommoder désormais, et
que l'élève de Duprez se produise à la place de l'élève de Nourrit , éloignée
de la scène. Alors seulement on retrouvera les splendides soirées des Hmjue-
nois ; car, pour quiconque n'ignore pas les profondes ressources de l'art du
chant, il n'est pas douteux que Duprez, qui n'a guère été soutenu jusqu'ici
que dans les rares duos qu'il chante avec M""' Dorus , ne puise une force
nouvelle d'inspiration dans le voisinage d'une jeune cantatrice , sinon son
égale, du moins digne lui.
La partition de M. Meyerbeer ne sera guère livrée à l'Académie royale de
musique avant l'hiver prochain. En attendant , l'illustre maître travaille à
composer, avec de bien précieux fragmens laissés par AVeber, une oeuvre que
le roi de Saxe attend pour Tinauguration de la nouvelle salle qui se construit à
Dresde. L'intendant de la musique de sa majesté est en ce moment à Paris
pour ce sujet, qui se traite comme une affaire d'état à la légation de Saxe,
chez le baron de Kœneritz. — On a parlé de changemens dans l'administra-
tion de l'Opéra : il a été question en effet de M. Viardot à la place de
M. Duponchel , et d'une combinaison immense qui réunirait dans les mêmes
mains le Théâtre-Italien , l'Académie royale et le Queen's-Theatre. Mais tous
ces grands projets ont échoué, du moins pour ce qui regarde l'Opéra. On
ne saurait trop louer la commission du zèle qu'elle a mis en cette affaire.
Rien n'est plus déplorable en effet que ces sortes d'abdications à prix d'or;
il en résulte un grand dommage pour l'art dont les intérêts sont abandonnés
le plus souvent à des entrepreneurs qu'aucun antécédent ne recommande , et
la dignité du théâtre en souffre presque toujours Lorsqu'un ministre vous
accorde le privilège de l'Opéra, c'est apparemment pour que vous l'exploi-
tiez à vos risques et périls, jusqu'à l'expiration du bail, et non pour que
vous saisissiez la première occasion de vous en défaire — C'est M. de Coigny
qui remplace M. de Choiseul dans la présidence de la commission des théâ-
tres royaux. L'opinion publique avait désigné tout d'abord M. le marquis de
Louvois; M. de Louvois, dans une lettre pleine de modestie et de réserve,
a déclaré qu'il se contenterait d'entrer dans la commission en qualité de sim-
ple membre. Et certes , ce serait là un choix auquel on ne saurait trop ap-
plaudir : la nmsique ne peut que gagner à l'iniluence du noble pair dont
chacun connaît le goût exquis et le dilettantisme éclairé.
Le théâtre de la Bourse a représenté , à quelques semaines de distance, deux
opéras nouveaux de M. Adam, le Brasseur de Preston et Régine. M. Adam
a pour lui cette triste facilité d'écrire que nous déplorions tout à l'heure chez
Donizetti. 11 faut absolument que chaque année M. Adam produise ses trois
partitions; les temps où l'auteur du l'ostillon de Lonjumeau ne fait que six
ou sept actes en douze mois , sont pour lui des temps de sécheresse et de
disette. Sérieusement, quel résultat peut-on attendre d'un tel abus des meil-
544 REVUE DES DEUX MONDES.
leures facultés, quand on pense que Weber n'a composé dans sa vie que cinq
partitions? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître çà et là dans le
Postillon de Lonjumeau, dans le Fidèle Berger, dans le Brasseur de Presion,
etc., certaines qualités bouffes qui, sagement réglées, auraient, sans aucun
doute, abouti à d'excellentes Ans; mais tout cela s'en va se perdre dans un
fatras de notes assemblées sans cboix, au hasard , comme elles se présentent,
et dont la disposition mesquine décèle l'ouvrier hâtif plutôt que le maître
sérieux. Que dire maintenant de Zurich, de la Mantille et de ces partitions
en un acte de toute espèce, sortes de fleurs inodores qui poussent par milliers
sur le sol de l'Opéra-Comique, et meurent sans laisser dans l'air la moindre
trace mélodieuse? Il semble, en vérité, qu'on devrait avoir plus d'égards
pour les jeunes musiciens qui débutent; il suffirait pour cela, au lieu de les
accueillir au hasard , comme on fait, de choisir avec soin dans le nombre, et,
quand on en aurait trouvé un digne de se produire, de lui confier une
œuvre où son talent pût se développer à loisir. Tout au contraire , on obéit à
je ne sais quel article d'un règlement stupide qui dit que tout lauréat de
l'Institut, à son retour de Rome, peut prétendre à faire représenter un acte
à rOpéra-Comique. Or, je vous le demande , que signifie un pareil début ? Quel
parti voulez-vous qu'on tire d'une forme étroite et mesquine qui n'admet ni
symphonie ni morceaux d'ensemble, et fait son affaire d'une ariette pour le
gosier de M"" Berthault? Aujourd'hui, un musicien qui écrit un acte pour
l'Opéra-Comique, fùt-il le chevalier d'Alayrac, cet aimable génie, sait au fond
qu'il ne travaille que pour l'indifférence publique. Nous nous rappelons à ce
propos une contestation des plus curieuses survenue entre le directeur du
théâtre de la Bourse et le directeur du théâtre de la Renaissance. M. Crosnier
prétend que M. Anténor Joly, dont le privilège ne s'étend pas au-delà des
vaudevilles avec airs nouveaux, se permet de jouer des opéras-comiques, et
réclame de lui toute sorte de dommages et intérêts. On le voit, le moment
serait mal choisi pour discuter le mérite d'une œuvre telle que Lady Melvil
ou l'Eau merveilleuse. Il s'agit de savoir si la musique de M. Grisar est de la
musique; nous n'oserions, quant à nous, nous prononcer sur ce point: la
cour royale en décidera. En attendant, M™^Damoreau est rentrée au milieu
d'un tonnerre d'applaudissemens et d'une pluie de fleurs. La voix de M'""Da-
moreau n'a guère subi d'altération; c'est toujours la même souplesse, la
même flexibilité suave; c'est toujours ce talent ingénieux à suppléer par toute
sorte de coquetteries vocales à la sonorité d'organe qui lui manque. Grâce
aux mille artifices dont elle sait disposer, grâce surtout à la sollicitude du
public de l'Opéra-Comique qui retient son souffle sitôt qu'elle fait mine de
vouloir émettre un son , M'"'' Damoreau pourra chanter jusqu'à son dernier
jour. Avec M""' Damoreau, le Domino noir a reparu; on se presse maintenant
au théâtre de la Bourse, on applaudit, on se laisse ravir par les folles gentil-
lesses de cette charmante musique de M. Auber. M"^" Damoreau est le vrai
rossignol de ce pays; dès qu'elle se tait , on devient morne et triste, la soli-
tude règne partout; mais aussi, à son retour, quelle joie! Les vieux arbres
REVUE MUSICALE. 545
poudreux de l'Opéra-Comique semblent reverdir ; le printemps se fait; il n'y
a pas jusqu'à M. Moreau-Sainti qui ne retrouve un brin de voix dans son go-
sier. — On s'occupe d'une partition nouvelle que M. Halévy vient d'écrire
pour l'élégante cantatrice d'Auber. Le chantre de laPeste de Florence, a^vè&
avoir labouré vainement dans ses profondeurs le sol ingrat pour lui de l'Aca-
démie royale de musique, se voue au culte des muses paisibles. Nous
souhaitons sincèrement à M. Halévy un succès sérieux et capable de le con-
soler des récentes mésaventures de Guido et Ginevra.
Les concerts se succèdent avec une rapidité sans exemple ; ce ne sont de
toutes parts que séances et matinées de musique instrumentale, de musique
vocale, de musique de chambre; que sais-je? Quand les mots ne suffisent
plus , on en invente , et du reste , au fond , les choses ne varient guère. Quelle
que soit l'affiche ambitieuse qui vous leurre, vous n'échappez pas aux pianistes
qui font d'ordinaire à eux seuls tous les frais de ces réunions monotones.
La race des pianistes a singulièrement multiplié depuis quelques années ;
ils sont si nombreux maintenant , qu'on ne les peut compter : il y en a de
tendres , de passionnés, de rêveurs, de mélancoliques et de catholiques, et,
chose étrange! tous ont la puissance et le génie; tous portent à leurs fronts
illuminés le signe glorieux et fatal. On dirait qu'il en est de la tribu des pia-
nistes comme de la race juive , et que le ciel répand sur elle à tout instant
des dons sublimes qui , dispensés autrement, suffiraient pour alimenter du-
rant trois siècles la poésie et les autres arts. Dès qu'il s'agit du piano , le
talent n'est plus de mise ; il faut absolument parler de génie : le génie a si
bon air lorsqu'il provoque avec ses doigts de flamme la sonorité du clavier !
Et cependant, au fond de tout cela, combien de tristes imitateurs, combien
de médiocrités sonnantes pour deux maîtres vraiment reconnus, Thalberg et
Listz! je ne dis par Chopin, fantôme vaporeux que l'imitation ne peut
saisir. Au-dessus de ce petit monde règne la société des concerts. La sym-
phonie en ut mineur, la symphonie en la, les ouvertures A'Oheron, de Fretj-
sclmiz, à'Eunjanthe, de Coriolan et de Fidelio, que dire d'un pareil réper-
toire? Nous avons eu tant de fois l'occasion de saluer ces chefs-d'œuvre, que
nous ne saurions en parler sans retomber dans les mêmes formules d'admi-
ration et d'enthousiasme. Il y a des beautés si incontestables, si radieuses, si
sincères, qu'elles se proclament d'elles-mêmes. Que penserait-on d'un homme
qui, dans son culte religieux pour les merveilles de la nature, se croirait
obligé d'écrire de belles pages à la louange du soleil chaque fois qu'il se lève?
L'orchestre du Conservatoire a exécuté au premier concert un fragment du
troisième quatuor de Beethoven avec cette verve précise, cet entraîne-
ment plein d'exactitude qu'on ne trouve que là. Cette manière de multiplier
les parties et d'exécuter en symphonie la plupart des quatuors de Beethoven
a fait grand bruit en Allemagne, et tient en émoi les plus illustres dilettanti
de Vienne. Les uns prétendent que la musique des quatuors ne peut que ga-
gner beaucoup à cette innovation; les autres soutiennent qu'elle y perd; il y
a même à ce sujet un pari de vingt mille florins, dont le baron de P. a confié
TOME XVII. — SUPPLÉMENT. 35
5i6 REVUE DES DEUX MONDES.
la solution à la sagesse d'un grand maître en ce moment à Paris. Nous ne sa-
vons à laquelle de ces deux opinions le célèbre musicien donnera gain de
cause; cependant il nous semble qu'en pareil cas on pourrait répondre à la
fois oui et non : oui, dans les parties symphoniques du morceau; non, dans
les parties concertantes. En somme, nous pensons qu'on ne saurait avoir trop
de respect pour le génie, et qu'il convient, autant que possible, de produire
ses œuvres dans la forme qu'il s'est plu à leur donner. Quand Beethoven com-
posait un quatuor, ce n'était pas une symphonie qu'il prétendait faire, et ni
l'exécution prodigieuse de la société des concerts , ni l'exemple de la sonate
en nt mineur de Mozart, convertie en symphonie aux applaudissemens de
toute l'Allemagne , ne nous sembleraient des raisons suffisantes en un tel
débat.
On s'entretient beaucoup dans le monde, cet hiver, de M"" Pauline Garcia;
on la recherche partout, on l'applaudit , on la fête comme un souvenir de la
Malibran, dont elle a par momens l'inspiration généreuse et la flamme sacrée.
La voix de Pauline est tout simplement cet admirable mélange du contralto
et du soprano qui se transmet par héritage dans la famille des Garcia. Ce-
pendant, jusqu'ici, le contralto domine , les notes graves sortent pleines, vi-
brantes, bien nourries, tandis qu'on sent dans le haut comme une légère
incertitude qui vient sans doute de l'extrême jeunesse de la cantatrice. Sa
voix de soprano n'a encore ni toute sa portée ni tout son timbre; elle hésite,
elle ploie; on dirait un jeune faon qui vient de naître et dont les jambes tres-
saillent et fléchissent. Plus tard, quand il aura brouté les feuilles des arbres
et bu l'eau claire de la fontaine , les forces lui viendront , et le jeune faon bon-
dira d'un pied sûr à travers les joyeuses campagnes, et franchira, sans que
rien l'arrête désormais, les fossés et les taillis. Ainsi de Pauline Garcia:
il faut que cette voix adolescente se fortifle dans l'étude et le repos. Mal-
heureusement le succès l'a prise sur ses ailes , et Dieu sait où il la conduit.
On lui répète tant chaque jour qu'elle a du génie , et qu'il lui sufOra de
monter sur la scène pour prendre aussitôt la place de la Malibran, que je
crains bien que la tête ne lui tourne. Par exemple , on a peine à voir cette
voix puissante , faite pour se former à la grande école de Crescentini et de
Garcia, se dépenser en chansons de contrabandista et en tyroliennes.
Cela est charmant et merveilleux, je l'avoue; on se pâme d'aise aux in-
spirations de M"" Puget et de M. de Beauplan, bien autrement, ma foi,
que s'il s'agissait de Mozart ou de Cimarosa; et puis Pauline dit ces
petits airs avec tant de charme, et puis elle a pour elle l'exemple de sa
sœur! Oui, mais lorsque la Malibran s'abandonnait à ces caprices, sa re-
nommée et sa gloire étaient déjà fondées ; elle avait joué Desdemona , Ar-
sace, Romeo, Rosina, Psinetta, tous ses rôles enfin; elle avait fait ses
preuves dans la grande musique. Aussi on l'applaudissait sans arrière-pen-
sée, et ses amis la laissaient se délasser par là des fatigues énervantes de
l'inspiration. Mais, ici, peut-on dire qu'il en soit de même? Pauline Garcia
n'a révélé encore que des dispositions magnifiques, à la vérité, mais que
REVUE MUSICALE. 5i7
nul grand rôle créé ne consacre encore parmi nous. Cest l'heure de rassem-
bler toutes ses forces, et elle semble prendre plaisir à les éparpiller: sa voix
naissante, encore frêle en certains endroits , ne peut que contracter de fâ-
cheuses habitudes dans la pratique de ce genre mesquin. Chanter en quatre
langues dans la même soirée, est un luxe qui témoigne d'une aptitude mer-
veilleuse, mais dont la musique tient moins de compte que d'une scène de
Paisielio ou de Mozart , dite dans le style et l'expression des maîtres. Après
tout, il n'y a pour le chant qu'une langue , l'italien.
On peut dire que la Malibran revit parmi nous; de tous côtés les souve-
nirs de ce génie harmonieux se réveillent. Avant que Pauline Garcia ne nous
ei1t rendu quelque chose de l'inspiration ardente de sa sœur. M™" la com-
tesse Merlin avait écrit sur la sublime cantatrice un livre plein de mélan-
colie et d'intérêt, semé cà et là d'aimables digressions musicales et de fort
ingénieuses critiques. Nous n'aimons pas ces lettres que M"" Merlin a cru
devoir ajouter comme appendice. Cet en-train familier, ce ton de mauvaise
plaisanterie, que nul trait d'esprit ne rachète, ne conviennent ni à l'élégance
du livre, ni à l'idéal qu'on se fait de l'héroïne. Il n'est pas permis à Sémî-
ramide ou à Desdemona d'écrire de pareilles fariboles. Nous conseillons
vivement à M""*" la comtesse Merlin de retrancher ces pages à une nouvelle
édition. Pour revenir sur le sentiment critique de ce livre, nous citerons
çà et là d'excellentes appréciations de laPasta,delaPisaroni, de Garcia et de
tous les chanteurs de la grande école italienne. Personne plus que M™" Merlin ne
semblait être appelé à ce genre de travaux. Cantatrice du premier ordre elle-
même, sa voix doit confier nécessairement à sa plume bien des mystères qu'on
ignore. On rencontre en outre dans ce livre certaines petites remarques qui,
pour ne point toucher aux plus hautes questions de l'art, ne sont pas sans
attrait ni sans charme ; celle-ci , par exemple : « Maria donna Otdlo pour son
bénéfice le 30 mars. L'enthousiasme fut à son comble. Pour la première fois,
les couronnes et les bouquets apparurent sur la scène italienne à Paris. Maria
eut les prémices de ce doux hommage qui va si bien aux femmes, et qui pé-
nètre si loin dans leur cœur. D'une nature nerveuse et romanesque , elle ai-
mait les fleurs avec passion ; et lorsque, tuée par son amant, elle gisait morte
sur la scène, qu'Otello, dans sa douleur furibonde, s'apprêtait à se donner
la mort et à tomber à son tour, elle lui répétait tout bas : Prenez garde à mes
fleurs, prenez garde à mes fleurs! » Autre part M""' Merlin nous dit à quelle
représentation fut introduite à Favart cette mode, aujourd'hui en vigueur,
de tailler en pièces les partitions des maîtres, et de composer le spectacle
avec deux actes séparés d'opéras divers. On le voit, ce sont là des annales
qui ne peuvent être tenues que par une femme. de goût et d'esprit, qui a sa
loge aux Italiens.
Nous ne parlerions pas ici d'un livre qui se publie à la gloire de M. Ber-
lioz, si l'écrivain obscur qui en a rédigé les pages ne semblait avoir pris
à tache de poursuivre de sa colère ébouriffée tous les malheureux qui
osent sourire quand on leur parle du génie de l'auteur de la Symphonie fan-
35.
5i8 REVUE DES DEUX MONDES.
iastique. Personne ne trouve grâce devant le sectaire furibond. L'adminis-
tration de l'Opéra, Duprez, la critique, le public, il pulvérise tout au nom
de je ne sais quelle scholastique de dupes dont il fait parade. Peu s'en faut
qu'il ne maltraite fort les cieux pour n'avoir point lancé la foudre sur cette
salle où l'on sifflait son idole. Vraiment on aurait grand tort de s'appesantir
sur de semblables boutades; le public en fait justice en ne les lisant pas;
aussi nous nous abstenons d'en dire davantage, et renvoyons le lecteur au
livre si charmant de M""= Merlin , à ces vives sensations de la musique ita-
lienne qu'on aime à retrouver jusque dans l'écho des souvenirs.
Il paraît en ce moment une édition nouvelle des œuvres de Schubert.
Grâce à M. Emile Deschamps, le chantre mélodieux du Ko* des Aulnes, de la
Marguerite au rouet, de la Belle Meunière, va dépouiller enlin les ridicules
oripeaux dont les poètes lyriques l'avaient affublé. Il est impossible, en effet,
de rien imaginer de plus surprenant que les inventions auxquelles la musi-
que de Schubert avait donné lieu. Jamais la poésie à l'usage des marchands
de musique n'avait été si loin. Et certes , on peut dire au moins que c'était
bien s'y prendre : traduire Schubert en pareilles rimes ! Schubert qui n'a ja-
mais composé sa musique que sur des inspirations de Gœthe , de Schiller,
de Schlegel, de Riickert, de Wilhelm Mùller, ce qui, soit dit en passant, ré-
pond suffisamment à ceux qui prétendent que la belle poésie ne saurait
s'allier à la belle musique. Le poète primitif s'était contenté de mettre des
paroles sous la musique, sans avoir égard le moins du monde au texte alle-
mand, au sentiment dont Schubert avait pu s'inspirer. Il taillait à sa fantai-
sie, émondait les arbres à son gré dans cette foret de mélodies. Ainsi, il
sépare l'un de l'autre les fragmens indivisibles qui forment le cycle de la
Belle Meunière, den Cydus der ScJionen Midlerinn, et leur donne à chacun
un nom qu'il invente.
Il appartenait au traducteur ingénieux de Bomeo et de Macbeth , de Ut
Cloche et de la Fiancée de Corinthe, de venger l'oeuvre de Schubert de pro-
fanations semblables. Kous ne prétendons pas dire ici que nous approuvions
tout ce qui sortira de la plume de M. Emile Deschamps. M. Deschamps sait
aussi bien que nous que rien n'est plus capricieux qu'une traduction, et sur-
tout qu'une traduction de quinze vers qui font un poème, comme cela se ren-
contre dans le Roi des Aidnes de Goethe; cela vient la plupart du temps d'un
seul jet, bien ou mal, à l'étoile du moment, :u dem Stem der Stunde,
comme dit Wagner. Mais ce qu'on peut sans crainte affirmer d'avance , c'est
que le travail de M. Emile Deschamps ne cessera jamais d'être digne de Schu-
bert. La première livraison contient la Marguerite au rouet, le Roi des
Aulnes, la Rose, l'Ave Maria, la Poste , la Sérénade. Pour ce qui est de la
traduction , s'il nous fallait choisir entre les six morceaux , nous n'hésiterions
pas à nous décider pour la Religieuse, la Poste et l'Ave Maria; le Roi des
Anlnes nous semble manquer de rêverie et de grandeur; on y cherche en vain
cette précision dans le vague que Gœthe a seul entre tous les grands poètes
allemands. Quant à la Marguerite au rouet , il faudra toujours se contenter
REVUE MUSICALE. 549
d'imitations plus ou moins heureuses de cet adorable chef-d'œuvre. Où trou-
ver en effet cette grâce exquise , cet abandon si frais , cette première mélan-
colie de l'amour, dans une forme si parfaite, si admirablement combinée que
la pensée n'y semble pas à l'étroit en un vers de quatre pieds? Cependant
nous croyons qu'on pourrait mieux réussir en ce travail que M. Emile Des-
champs ne l'a fait. Par exemple , ces deux vers :
De mon cœur a fui la paix ;
Elle n'y reviendra jamais ,
n'ont rien de l'expression allemande, si élégiaque, si pure, si doucement
mélancolique. Et plus loin , comment reconnaître dans ce vague couplet :
Son parler qui semble
Vous caresser ;
Sa main qui tremble ,
Et son baiser!
l'incomparable précision de celte strophe dont chaque mot porte :
Seiner Rede
Zauberfluss
Sein Handedriick
Und ach sein Kuss.
Où donc retrouver le {loi enchanteur de sa parole, l'étreinie de sa main?
Ce sont là , je l'avoue, des querelles de mots; mais au moins , en pareil cas,
on peut les faire sans scrupule , car chez Goethe chaque mot a sa raison
d'être et sa propre valeur ; le moindre petit diamant tient sa place dans
l'écrin merveilleux de cette poésie.
Dernièrement on parlait, dans cette Revue, d'un idéal d'édition pour André
Chénier. S'il m'était permis de m'abandonner à cette rêverie charmante de
M. Sainte-Beuve, je proposerais la même chose pour Schubert. Et d'abord
tous les poètes prendraient part à cette édition , chacun choisissant, dans les
richesses amassées par Schubert , le fragment poétique vers lequel il se sen-
tirait entraîné par ses naturelles sympathies. Je n'aurais garde en outre
d'omettre, comme on l'a fait jusqu'ici, le nom des Allemands. Gœthe,
Rùckert, Wilhelm Mùller, figureraient entre le musicien et le traducteur,
sur chaque titre de cette collection , dont je confierais les dessins à Ziegler,
à Delacroix , à Louis Boulanger, à tous les peintres qui savent encore s'in-
spirer du sentiment vrai de la poésie et de la musique. De la sorte, on aurait,
je crois, une édition définitive, et bien faite pour initier la France à l'expres-
sion multiple des lieder de Schubert. Je ne parle pas de l'interprète qu'il
faudrait choisir; car, depuis que Nourrit l'a chantée, l'idéal est atteint pour
cette musique.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
U février 4839.
Ce matin, dès l'aube du jour, on distribuait gratuitement dans Paris, un
écrit de M. ïhiers adressé aux électeurs d'Aix. Il y a quelques jours, M. Gui-
zot et M. Duvergier avaient fait distribuer, également à profusion, deux
lettres à leurs commettans, véritables manifestes qui sont moins des plai-
doyers en faveur de ceux qui les écrivent et de leur conduite, que des actes
d'accusation contre le gouvernement. Heureusement ces accusations se ré-
futent les unes les autres, et le fait même de leur distribution simultanée
sufflra pour les neutraliser. C'est que les membres de la coalition sont,
comme l'a dit si énergiquement M. Tbiers dans un de ses écrits, des dé-
mentis donnés les uns aux autres, et il n'en est pas un qui ne soit la réfu-
tation de son voisin.
M. Tbiers débute en disant qu'il est aujourd'hui dans l'opposition , non pas
seulement pour une question , mais pour la tendance générale du gouverne-
ment au dedans et au dehors. M. Guizot a élevé la même attaque contre le
gouvernement. Son accusation porte sur la faiblesse ou sur la décadence du
pouvoir. M. Guizot ne précise pas davantage les faits. Le pouvoir monarchique
s'amoindrit; voilà pourquoi M. Guizot s'est allié à M. Garnier-Pagès et aux
républicains pour le relever! M. Tbiers, qui s'engage plus nettement dans
les questions politiques, se plaint aussi amèrement de l'abaissement de la ré-
volution de juillet en Europe, depuis sa sortie du ministère où il a été rem-
placé par M. Duchâtel et par IM. Guizot ; et c'est dans le dessein de rendre à
cette révolution et à ses principes la force qui leur manquent à cette heure,
selon M. Thiers , que Ihonorable député d'Aix a fait alliance avec M. Ber-
ryer ainsi qu'avec les députés légitimistes; c'est dans ce but qu'il leur a
promis sa voix et son appui dans les élections! Nous ne devons, en effet,
regarder que comme un demi-aveu les paroles de M. Thiers, qui dit à ses
électeurs que , dans l'opposition où il figure , il rencontre M. Guizot, M. Odi-
lon Barrot, M. Berryer et M. Garnier-Pagès. Les feuilles qui sont les organes
REVUE. — CHRONIQUE. 551
officiels de M. Thiers et de ses amis les coalisés, ont annoncé que l'on
s'était promis mutuellement de s'appuyer dans les collèges électoraux. Ce n'est
donc pas là une simple rencontre, une sorte de réunion fortuite, et M. ïhiers,
en annonçant que sa destinée le condamne à combattre les républicains et
les légitimistes, veut sans doute parler de ce qu'il fera dans l'avenir. Dans le
moment présent, il combat avec eux et pour eux, et son influence est em-
ployée ouvertement à leur faciliter l'entrée de la chambre. Il y a plus, c'est
que, pour les questions extérieures, du moins, M. Thiers veut tout ce que
veulent ses adversaires futurs. Dans la question sur la Belgique, sur l'Espagne,
sur la convention d'Ancone, M. Tliiers a pris des conclusions toutes con-
formes à celles de IM. Garnier-Pagès et de M. Odilon Barrot. Le but est diffé-
rent sans doute , mais qui juge bien , qui juge mal de la portée de ces princi-
pes et de leur effet sur l'avenir .^Lequel a raison de M. Thiers, qui en espère le
maintien de la monarchie de juillet, de M. Barrot, qui en attend la réalisation
du fameux programme de l'Hôtel-de-Ville , ou de M. Garnier-Pagès, qui
compte en voir sortir l'établissement de la république? C'est ce qu'il appar-
tient aux électeurs de décider. Leur décision sera bien utile ou bien funeste
à la France.
M. Thiers en appelle à ses antécédens , il a embrassé franchement la révo-
lution de juillet; il lui a rendu des services qu'elle lui a bien payés en
honneurs , en éclat , en réputation ; il veut la servir encore en réclamant pour
elle une politique nationale , et un régime parlementaire franchement en-
tendu et accepté. En un mot, M. Thiers demande au ministère actuel ce que
l'opposition demandait à M. Thiers quand il était ministre, et quand elle l'ac-
cusait d'être un ministre de camarilla, qui s'entendait avec la sainte-alliance.
Les termes de M. Thiers sont plus modérés, mais l'accusation est la même;
et nous désirons pour M. Thiers , mais sans l'espérer , qu'elle soit portée con-
tre lui (car elle le sera à coup sûr) dans les ternies qu'il emploie lui-même
aujourd'hui. Il verra, malheureusement, que ses amis actuels ne suivront
qu'en partie son exemple , et qu'ils l'accuseront de toutes ces choses avec
leur véhémence et leur rudesse d'autrefois.
Psous rendons toute justice à l'habileté avec laquelle M. Thiers justifie sa
politique passée. Il fallait soutenir un gouvernement né d'un soulèvement
populaire et de la défaite de la force publique. M. Thiers vint à son aide; il
aida au rétablissement de la force publique, qui était démoralisée, et qui
avait besoin qu'on la rappelât au sentiment de sa puissance et de son devoir.
Ce fut là sa première tache et son premier effort.
Loin de tenter de diminuer le mérite qu'eut M. Thiers à cette époque, nous
l'augmenterons encore à ses propres yeux, en lui rappelant quelques circon-
stances qu'il peut avoir oubliées. M. Thiers faisait alors partie du ministère de
M. Laffitte en qualité de sous-secrétaire d'état, et ses fonctions le rappro-
chaient assez du président du conseil pour qu'il eût sans cesse sous les yeux
le spectacle déplorable d'une administration qui s'abandonnait elle-même.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
ne vivait que par de déplorables transactions avec un parti qui la dominait ,
et qui , dans tous ses actes et à toute heure , semblait demander pardon d'user
quelque peu du pouvoir qu'elle avait reçu pour faire exécuter les lois et con-
tenir les partis dans les limites de l'ordre. Ce spectacle , vu de si près , fut bien
instructif pour l'esprit élevé de M. Thiers, car il se hâta de se rallier, avec
M. Guizot, à l'homme ferme qui sauva le pays, déjà plongé dans l'anarchie,
en rétablissant le sentiment de l'autorité en France. M. Thiers le suivit , et
l'administration du 11 octobre vécut des principes du 13 mars. Uni alors aux
doctrinaires, M. Thiers et ses amis du centre gauche travaillèrent glorieu-
sement à maintenir le système fondé au 13 mars par M. Casimir Périer. Au-
jourd'hui les mêmes hommes, séparés pendant quelque temps, se réunissent
pour le renverser. La monarchie de juillet, depuis neuf années orageuses
qu'elle existe, leur semble-t-elle donc déjà à l'abri des dangers de son ori-
gine, qu'ils travaillent à la saper, ou du moins qu'ils retirent les mains
qui la soutenaient, pour les mettre dans celles de ses adversaires.^ Est-ce que
les partis ont cessé d'agir contre elle, est-ce qu'ils se sont calmés au point
qu'on puisse marcher avec eux quand on fait profession d'aimer la monarchie
de juillet, leur faciliter les moyens de s'emparer des voies légales et des
postes parlementaires, où ils pourront combattre avec moins de danger et
plus de chances de succès que sur la place publique? M. Thiers et M. Guizot
évoquent souvent le souvenir du 13 mars. Que dirait Casimir Périer en les
voyant alliés à ceux qu'il a combattus si énergiquement dans l'émeute et dans
la chambre , et sur lesquels il a remporté la victoire qui a pacifié intérieure-
ment la France.^ Et M. Thiers lui-même, qui a tenu si long-temps dans ses
mains les républicains sous la clé des prisons du mont Saint-Michel, qui leur
a refusé, au 22 février, l'amnistie donnée depuis par le ministère de M. Mole;
M. Thiers, qui n'a pas hésité à s'emparer de M""' la duchesse de Berry, quand
elle attentait au repos public, et l'a fait sortir d'une prison d'état, dépouillée
de ce beau nom qui , aux yeux des siens , était son titre à réclamer le gouver-
nement de la France; M. Thiers recherche l'appui et les votes de deux partis
qu'il a si durement traités ! Cet appui , les partis le prêtent avec joie , non
pas à un ancien ministre du 11 octobre, non pas à l'ami du gouvernement
de juillet , mais à un homme qui se trompe doublement quand il croit que
les traités peuvent se déchirer sans qu'on ait la guerre, et quand il dit que la
France de juillet peut supporter sans danger un assaut tel que celui qu'il
lui livre aujourd'hui. Le parti républicain et le parti légitimiste savent bien
que ce n'est pas au bénéfice de M. Thiers et de ses amis du 11 octobre, que
triomphera la coalition; aussi se hatent-ils de voter avec eux et de les soutenir
dans les élections. M. Berryer voit assez quelles chances s'ouvriraient pour
lui dans la guerre , et M. Garnier-Pagès a montré assez clairement à la tribune
quelle puissance domine M. Odilon Barrot, qui , par la force des choses et la
nature de leur opposition, domine ensemble M. Guizot et M. Thiers.
Nous ne refusons aucune sorte de justice à M. Thiers; mais, en ce rao-
REVUE. — CHRONIQUE. 553
ment, nous ne lui devons que la justice. Nous ne pouvons donc lui accorder
qu'en outre du concours qu'il apporta au ministère de Casimir Périer, il ait
toujours résisté à l'entraînement populaire contre les partisans de la dy-
nastie déchue et le clergé. I-a chute de la croix de Saint-Germain-l'Auxer-
rois, les désordres qui eurent lieu en cette circonstance, ceux de l'arche-
vêché, ne trouvèrent pas en M. Thiers un adversaire très actif. Il est vrai
qu'il a réparé depuis, par nombre d'actes éclatans et méritoires, ce moment
d'oubli, dernier tribut payé à sa jeunesse et à l'esprit qui lui dicta quelques
pages de VHisioire de la Révolution; mais cette erreur, cette seule erreur
de conduite ne peut-elle autoriser les adversaires actuels de M. Thiers à
supposer qu'il puisse en commettre quelques autres, et avons-nous le droit
de les blâmer, quand nous les entendons s'écrier aujourd'hui que M. Thiers
se laisse aller à l'enivrement de quelques fumées semblables? Heureuse-
ment, la conduite' de M. Thiers au 13 mars, au 11 octobre, au 22 février,
nous assure , et nous permet d'affirmer que ses erreurs sont courtes. Hâ-
tons-nous donc de prédire que celle-ci ne sera pas longue, et que la passion
cessera bientôt de voiler les grandes et hautes lumières de son esprit
éminent.
Enfin, M. Thiers rappelle que le gouvernement de juillet avait à son ori-
gine une troisième tâche, celle de résister à l'emportement des esprits, de
s'opposer à l'excès des sentimens nationaux , long-temps froissés , et qui ve-
naient de faire explosion. En un mot, il fallait arrêter le mouvement popu-
laire qui tendait à forcer le gouvernement à s'associer aux révolutions sou-
daines qui éclataient à Bologne , à Bruxelles , à Varsovie. Nous sommes heu-
reux de n'avoir ici à adresser que des éloges à M. Thiers. La tâche dont il
parle, il sut la remplir pleinement pour sa part. Il prouva avec courage, à la
tribune, que la France ne devait pas déchirer les traités, même défavorables,
et que puisqu'elle avait subi avec grandeur et une noble résignation ceux
que la fortune des batailles lui avait imposés en 1815, il fallait les res-
pecter encore. Il démontra avec une logique, qui pénétra dans tous les esprits
sensés et prévoyans, que ce respect des traités ferait notre force dans l'ave-
nir, que l'Europe s'accoutumerait à prendre confiance dans ce gouverne-
ment nouveau , dont elle se méfiait, et qu'elle voyait avec haine. M. Thiers
n'hésita pas à suivre ce système dans toutes ses conséquences. Quand la ré-
volution de Varsovie éclata , il démontra, en outre, que la Pologne était trop
éloignée, qu'elle n'était pas dans notre rayon d'action politique; il développa
b carte, montra que cette Pologne est un pays de plaines, qui compte à
peine quelques places fortes, et n'hésita pas à conclure que, ni la nature, ni
les hommes, ne l'avaient destinée à jouir de la nationalité et de l'indépen-
dance. Plus tard, pour Bologne, et les autres villes des états romains,
M. Thiers déclara que la France n'ayant fait la guerre, ni pour reprendre les
limites du Rhin , ni pour sauver la Pologne , ne devait pas risquer son avenir
tout entier pour avoir le plaisir de donner des constitutions à quelques pe-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
tites villes des états du pape, qui ne s'en souciaient guère. M. Thiers ne s'en
tint pas là. En descendant de la tribune, il consigna ses opinions dans une
brochure que lut l'Europe entière, et dont nous avons cité quelques frag-
mens. Citons encore ces beaux passages. Ils ne sauraient être trop i-elus dans
les circonstances oii nous nous trouvons.
« Il fallait donner des frontières à la Belgique, écrivait M. Thiers. On a
obtenu pour elle celles de 1790 , mais avec des avantages qu'elle n'avait pas.
Elle échange une portion du Limbourg contre des enclaves que la Hollande
possédait; elle a perdu une petite portion du Luxembourg, mais elle a, de
plus qu'en 1790, la province de Liège, Philippeville et Marienbourg. Elle a la
liberté de l'Escaut ; elle a la libre navigation des fleuves et des canaux de la
Hollande. Elle peut en ouvrir de nouveaux sur le territoire de cette nation.
Elle a Anvers au lieu de Maëstricht, c'est-à-dire du commerce au lieu de
moyens de guerre. Elle supporte un tiers de la dette néerlandaise, en repré-
sentation de la dette austro-belge, antérieure à 1789, de la dette franco-belge,
comprenant le temps de la réunion à la France , en représentation , enfin , de
la part qu'elle devait prendre dans la dette contractée depuis 1815 par le
royaume des Pays-Bas. Ces trois parts n'égalent pas sans doute le tiers qu'elle
supporte , mais les avantages commerciaux qu'on lui a cédés présentent une
surabondante compensation. La Hollande perd le Luxembourg, qui lui avait
été donné en échange des principautés héréditaires de Dietz, Dillembourg,
Hadamar, Siégen. Elle voit lui échapper l'immense monopole de l'Escaut;
enfin , on lui ravit cette Belgique qui , en 1815, avait été une consolation du
cap de Bonne-Espérance et de tant de colonies perdues. A-t-on été bien
injuste, bien dur envers les Belges, bien partial pour Guillaume? Ainsi, en
récapitulant ce que la Belgique et nous avons gagné, nous dirons que la Bel-
gique a gagné : d'être détachée de la Hollande, reconnue, constituée mieux
qu'en 1790; pourvue de routes, de communications, d'avantages commer-
ciaux ; rendue neutre, ce qui veut dire garantie de la guerre ou secourue for-
cément par la France, l'un ou l'autre infailliblement; pourvue d'un roi qui
la chérit déjà, et qui est la seule personne devenue populaire dans ce pays
depuis un an et demi; appelée enfin à un bel avenir. Nous dirons que la France
a gagné : d'abord, tout ce qu'a gagné son alliée; ensuite , la destruction du
royaume des Pays-Bas, qui était une redoutable hostilité contre elle, une
vaste tête de pont, comme on a dit; le remplacement de ce royaume par un
état neutre qui la couvre, ou bien devient un allié utile, et lui permet de
s'étendre jusqu'à la Meuse; la destruction des places qui lui étaient inutiles,
puisqu'elle possède deux rangs de places sur cette frontière, et qui ne pou-
vaient être bonnes qu'à d'autres qu'à elle; par suite, un mouvement rétro-
grade, pour le système anti-français, de Mons et Tournay jusqu'à Maëstricht ;
enfin, la consécration d'une révolution. Il nous semble que de tels résultats,
sans guerre, sont une des plus grandes nouveautés de la diplomatie; que le
cabinet qui a su les obtenir, n'a manqué ni de force ni d'habileté , et que les
REVUE. — CHRONIQUE. 555
puissances qui les ont accordés, n'étaient pas conjurées contre la France,
résolues à sa perte. Leur noble modération était un retour dû à la noble mo-
dération de la France. »
M. Thiers ajoutait encore que le principe de non intervention, établi par
M. Mole , ne pouvait s'appliquer au monde entier. On ne peut, disait-il, l'ap-
pliquer qu'à certains états , à ceux dont les intérêts sont communs avec les
nôtres, et il ne doit s'étendre qu'aux pays compris dans notre rayon de dé-
fense , c'est-à-dire la Belgique , la Suisse et le Piémont. Il n'est donc pas
question de la Romagne! — « Si la France eût fait autrement , dit M. Thiers ,
outre qu'elle prenait envers tous les peuples le fol engagement que nous
venons de dire , elle acceptait la guerre contre l'Autriche , c'est-à-dire contre
l'Europe , pour deux provinces italiennes; elle faisait pour ces provinces ce
qu'elle n'avait pas voulu faire pour se donner la Belgique; elle changeait, pour
les intérêts des autres , un système de paix qu'elle n'avait pas changé pour
ses propres intérêts; en se compromettant, elle jouait la liberté du monde
pour la liberté de quelques cités italiennes. Ou les raisons qu'elle avait eues de
renoncer au Rhin étaient insuffisantes , ou , si elles étaient suffisantes , elles
devaient lui interdire de marcher aux Alpes , bien entendu , la Suisse et le
Piémont restant intacts.
' Engager l'Autriche à se retirer, lui interdire de séjourner dans ces pro-
vinces, engager Rome à adoucir, à améliorer leur sort, était tout ce qu'on
pouvait: sinon, on entreprenait une croisade universelle. La France avait
tout risqué pour la Belgique , elle aurait tout risqué pour le Piémont; elle
ne le devait pas, elle ne le pouvait pas pour Modène et Bologne.
<■ Une autre question s'élevait d'ailleurs, question effrayante, celle delà
papauté. L'insurrection réussissant , la papauté était obligée de s'enfuir et de
prendre la route de Vienne , car nous n'étions pas là pour lui faire prendre
celle de Savone ou de Paris. Or, nous le demandons , on sait ce que la pa-
pauté a fait à Paris ! Qu'eût-elle fait établie à Vienne ? Figurez-vous le pape à
Vienne , tenant dans ses mains les consciences dévotes du midi et de l'ouest
de ia France! C'était la guerre religieuse , jointe à la guerre territoriale et
politique. C'étaient trois questions à la fois. »
Enfin, un an après la publication de cet écrit , M. Thiers le complétait en
disant ces mémorables paroles à la chambre : « Qu'il me soit permis de m'é-
tonner que les mêmes hommes qui se sont plaints que la France manquât de
résolution et de dignité, qu'elle se laissât enlacer dans des négociations sans
fin , viennent aujourd'hui se plaindre qu'on ait voulu mettre un terme à ces
négociations , et faire exécuter les traités. La France a déjà montré une ré-
solution qu'on a louée : c'est lorsqu'elle a dit que la Belgique ne serait pas
envahie par une armée prussienne. Tout le monde a applaudi au noble cou-
rage que la France a déployé ce jour-là. Il fallait encore donner une autre
preuve de résolution, ilfaUaii dire ; Des traités ont été signés, ils seront
exécutés. »
556 REVUE DES DEUX MONDES.
Or, c'était M. Mole, alors ministre des affaires étrangères, qui avait dit
que si un soldat prussien entrait en Belgique, nous y ferions entrer une ar-
mée; mais M. Mole ne pouvait parler que du territoire accordé à la Belgique
par les traités, et c'est ainsi que l'entendait également M. Thiers, on le voit
par ses paroles. D'oii vient donc qu'il conteste aujourd'hui le traité des 24 arti-
cles, signé par la France à la demande instante de la Belgique, et par la Bel-
gique elle-même qui refuse de l'exécuter?
M. Thiers reconnaît aujourd'hui que tel a été son système, en effet, et qu'il
a appuyé le système de la résistance pendant huit années; mais M. Thiers
prétend que le système a changé, que la politique des huit années a subi des
altérations, des changemens, et que lui étant resté le même, il n'a pas dû s'y
associer.
Voyons donc comment M. Thiers, qui demande depuis deux ans l'inter-
vention en Espagne, qui ne veut pas ratifier la convention qui obligeait la
France à évacuer les états du pape, en même temps que les évacuaient les
Autrichiens, qui ne veut pas qu'on exécute le traité des 24 articles, est le
même que l'honorable député et l'écrivain dont nous venons de citer les écrits
et les paroles.
« J'ai toujours cru , dit M. Thiers, qu'en toutes choses il y a un terme au-
quel il faut s'arrêter, qu'on ne doit pousser à bout aucun système politique.
J'ai toujours été convaincu que tous les gouvernemens ont péri pour n'avoir
point su s'arrêter au point juste où une conduite, de bonne qu'elle était,
devient mauvaise , excessive et dangereuse. L'ordre matériel rétabli , le gou-
vernement devait discerner le moment où son existence n'était plus en péril ,
où la force publique, reconstituée, était partout prête à obéir, où les partis,
avertis de cette disposition , renonçaient à prendre les armes. Ce jour-là , il
devait devenir calme, impassible, renoncer à des mesures rigoureuses, désor-
mais sans utilité suffisante. Il avait bien fait, du moins à mon avis , de frap-
per les associations qui permettaient à une jeunesse exaltée, à des ouvriers
égarés, d'organiser publiquement des armées; il avait bien fait d'interdire à
la presse la provocation à la révolte , l'outrage à la personne du roi. Mais
quand aucun parti n'osait plus affronter la garde nationale et l'armée, quand
la presse , sentant ses propres fautes , était moins provocatrice et moins ou-
trageante, convenait-il d'ajouter des lois à des lois , jusqu'à ce qu'on rencon-
trât dans les chambres un échec éclatant , celui de la loi de disjonction ? »
M. Thiers s'élève ici, on le voit, contre la politique de M. Guizot et du
parti doctrinaire. Il s'est séparé du gouvernement à cause des lois de rigueur
que les doctrinaires ont proposées et soutenues ; ce qui lui semble excessif
et dangereux , ce qui a commencé de l'éloigner, c'est le système d'intimida-
tion doctrinaire, qui a survécu aux troubles qui l'avaient fait naître et auquel
le ministère de l'amnistie a mis fin. Comment donc se fait-il que M. Thiers
se trouve aujourd'hui l'allié, l'ami, le soutien des doctrinaires, et qu'il soit
l'adversaire le plus ardent du ministère d'amnistie? Jusqu'à présent, nous
REVUE. — CHRONIQUE. 557
nous étions refusés à croire que M. Thiers rédigeât lui-même le Constitu-
tionnel, qui s'était pourtant vanté de sa coopération ; mais voilà que M. Thiers
tient exactement le langage du Constitutionnel et des journaux qui repro-
chent au ministère actuel des faits qui lui sont tout-à-fait étrangers. Hier
même , le parti se disant parlementaire résumait ces accusations par les
cinq chefs suivans : Point de conversion de rente , point d'économie dans les
dépenses. — Des lois de quitus. — Des lois de dotation et d'apanage. — Des
lois de millions pour les palais royaux. A ces cinq chefs, on a parfaitement ré-
pondu, en faisant remarquer : 1" que M. Thiers, ministre du II octobre,
a combattu la conversion de la rente , et s'est engagé à la faire au 22 février;
mais il n'y a pas même songé , et il a proposé l'intervention en Espagne , ce
qui rendait la conversion impossible; 2° que M. Thiers étant ministre au 11
octobre, a demandé cent millions de travaux , et au 22 février, des supplé-
mens de crédit qui lui ont valu un outrageant discours de M. Duvergier ;
3" que la loi de quitus a été présentée par M. Duchatel ; 4° que c'est sous le
ministère de MM, Guizot , Duchàtel et Persil , que les lois de dotations et
d'apanage ont été présentées , et que c'est le cabinet du 15 avril qui les a reti-
rées ; ô° enfin , que les embellissemens de Versailles et de Fontainebleau n'ont
rien coûté au pays , tandis que, sous le ministère de M. Thiers et de M. Gui-
zot , il a été présenté une loi qui proposait de donner dix-huit millions au roi
pour l'achèvement du Louvre. Or, le parti parlementaire actuel se compose
de tous les hommes qui ont pris part aux actes que nous venons de citer.
<< On avait bien fait , dans les premiers momens , ajoute IM. Thiers , de ré-
sister à cette irritation, qui, en poursuivant ce qu'on appelait les carlistes
et le partt-prctre , pouvait amener un bouleversement administratif ou une
rupture avec l'antique religion du pays ; mais fallait-il si tôt passer à ces pré-
venances maladroites envers des hommes qui dédaignent le gouvernement
actuel , à ces encouragemens pour le clergé , qui sont la faiblesse des gou-
vernemens nouveaux , trop pressés de s'éloigner de leur origine ? »
Nous cherchons quelque exemple de ces prévenances maladroites dont parîe
M. Thiers, et nous n'en trouvons pas ; mais , en revanche , nous voyons que
M. Thiers et ses amis , que -M. Guizot et ses amis ont signé l'engagement de
porter partout les légitimistes dans les élections et de voter pour eux. En fait
d'avances , nous n'en voyons pas de plus décisives que celles-là, et si M. Thiers
éprouve de la répugnance à favoriser le parti légitimiste , nous ne compre-
nons pas sa conduite, qui tend à maintenir et à augmenter ce parti dans la
chambre, par conséquent à lui donner plus d'influence dans le gouvernement !
Ce grief arrête toutefois sérieusement M. Thiers. Il lui plaît de voir une
invasion d'émigrés dans le gouvernement, comme au temps de Napoléon,
qui manqua, dit-il, d'habileté et de grandeur quand il se hâta d'attirer ces
mêmes émigrés dans sa cour et d'accumuler autour de son trône toutes les
pompes de l'église. Où sont donc, s'il vous plait, ces émigrés qui assiègent
les Tuileries? Nous ne voyons autour du trône que des vieux soldats de N'a-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
poléon, qui ont acheté par vingt ans de combats, puis par vingt ans d'exil
ou de disgrâce, l'honorable retraite qu'ils ont trouvée près du roi. A ses fêtes,
à ses réceptions, figurent des députés, des pairs, des citoyens de tous les
rangs, des industriels, des savans, tous ceux qui exercent un droit politique,
ou qui se sont recommandés à l'estime publique par de nobles succès, par
une vie laborieuse , par des services rendus au pays. Où est la place des
émigrés dans tout cela? Quel rapport trouver entre Napoléon qui restaurait
l'étiquette de Louis XIV, et Louis-Philippe et ses enfans , dont le parti de
l'ancienne cour critique chaque jour, dans ses journaux , les mœurs simples
et bourgeoises? M. Thiers a bien raison de terminer cette longue partie de sa
lettre en disant que ces faits sont d'une médiocre importance. Ajoutons que
ces griefs sont nuls ou puérils, et passons avec lui à ceux qu'il regarde
comme plus graves, au chapitre des affaires étrangères.
Une discussion de douze jours , où M. Mole est monté dix-sept fois à la
tribune pour répondre victorieusement à M. Thiers ne lui suffit pas. M Thiers
réveille une vieille querelle qui ne s'est pas terminée à son avantage , et où il a
fait briller un talent digne d'une meilleure cause. « Le gouvernement a été fai-
bleau dehors comme au dedons, dit M. Thiers, qui tout à l'heure s'était séparéde
lui parcequ'il avait montré, disait-il, trop de rigueur.Le gouvernementa voulu
prouver à l'Europe qu'il ne s'intéresse qu'à sa propre existence; qu'il est indiffé-
rent à l'Italie, à l'Espagne, à la Belgique, et à tous les états dont le cabinet anté-
rieur avait pris la défense. » Nous venons de voir, par les citations de M. Thiers,
de quelle manière il avait pris la défense de l'Italie, comment il entendait alors
donner à la Belgique plus que ne lui accordent les traités , de quelle façon il
envisageait la nationalité de la Pologne. Et le ministère actuel aurait fait moins !
M. Mole qui, de l'aveu de M. Thiers , a maintenu l'intégrité de la Belgique, au-
rait voulu prouver à l'Europe que la Belgique ne l'intéresse pas! Voilà sans
doute pourquoi il combat depuis six mois pour elle dans la conférence, et
comment il est parvenu à faire modifier à son avantage toutes les conditions
financières du traité des vingt-quatre articles! En ce qui est d'Ancône,
M. Thiers dit que l'engagement qui a été pris envers nous n'a pas été exé-
cuté. Cet engagement consistait à faire évacuer les Marches par les Autri-
chiens, et déjà avant l'embarquement de nos troupes , il ne restait pas un
Autrichien dans les IMarches. En Belgique, dit M. Thiers, il y avait un traité,
mais personne ne l'avait exécuté. On avait modifié les dix-huit articles signés
précédemment, M. Thiers demande pourquoi on n'a pas modifié les vingt-
quatre articles. Est-ce un jeu de l'imagination de M. Thiers, que la repro-
duction de pareils argumens? M. Thiers, qui a été ministre des affaires
étrangères, peut-il sérieusement avoir oublié que le traité des dix-huit arti-
cles était un acte émané spontanément de la conférence de Londres, tandis que
le traité des vingt-quatre articles qui règle les limites de la Belgique et de la
Hollande a été fait à la demande réitérée de la Belgique, et que le plénipo-
tentiaire belge à Londres l'a sollicité comme une faveur, en invoquant la
REVUE. — CHRONIQUE. 55^
garantie de la France ? M. Thiers ne sait-il pas que la Belgique a demandé à
signer ce traité et à le rendre obligatoire, sans la participation du roi des
Pays-Bas, qui se refusait à traiter? M. Thiers igiiore-t-il que la Belgique a
traité avec les cinq puissances, sous leur garantie, et que le traité des 24 ar-
ticles est l'acte même qui établit sa nationalité en Europe? On a donc pu mo-
difier les 18 articles, tandis que l'on ne pouvait modifier les 24 articles que sous
le rapport financier, car un des articles de ce traité réservait expressément la
révision de ce qui était relatif à la dette des deux états. C'est pour ce motif,
qu'eu égard aux dispendieux déploiemens de forces militaires que le roi de Hol-
lande a rendus nécessaires par son refus de signer le traité pendant huit ans, la
conférence vient de libérer la Belgique d'une somme de 68 millions de fiorins
( 125 millions de francs) , et ce résultat est dû aux efforts de M. Mole. Il est
vrai que M. Mole ne fera pas avancer une armée et ne fera pas la guerre à
l'Europe pour détruire un traité que la Belgique a invoqué depuis huit ans,
comme la charte de ses droits et le titre légal de son indépendance. Si c'est
ainsi que M. Thiers entend la dignité de la France , il diffère , en effet , essen-
tiellement du cabinet du 15 avril , qui croirait manquer à tous ses enga-
gemens et commettre un acte d'agression et de violation des droits , ea
donnant par les armes, à la Belgique, un territoire qui est devenu, depuis le
traité de Vienne , un état dépendant du roi de Hollande , en sa qualité de
duc de Luxembourg. Libre maintenant à M. Thiers de s'écrier que le Lim-
bourg et le Luxembourg se sont insurgés en même temps que la Belgique ,
et doivent partager son sort. M. Thiers sait bien par lui-même qu'il ne faut
pas donner les mains à toutes les révolutions, et la Belgique a partagé ce
principe; car, en signant le traité des 24 articles à Londres, elle n'a pas
revendiqué ces deux territoires : elle les a abandonnés à leur propre sort.
M. Thiers vient ensuite à l'Espagne , et ses argumens ne sont pas meilleurs.
« Il y avait un traité aussi en Espagne, dit-il, et celui-là a-t-on songé à
l'exécuter? Puisqu'on était si jaloux de demeurer fidèle aux traités, et on
avait raison de l'être ; puisqu'on se montrait si pressé d'exécuter la conven-
tion d'Ancône, d'exécuter le traité des 24 articles , pourquoi ne pas montrer
le même empressement pour le traité de la quadruple alliance ? Pourquoi se
défendre de l'exécuter au point de refuser à la malheureuse Espagne le
secours si facile, si peu compromettant de nos vaisseaux?
« Il y avait doute , dit-on , sur la valeur du traité de la quadruple alliance;
mais il y avait doute aussi sur la valeur de la convention d'Ancône ; il y avait
doute sur le traité des 24 articles. Ne craint-on pas que chacun fasse cette ré-
flexion si simple : c'est que sur les trois points on résout le doute dans le
même sens , et contre nos propres intérêts ? Ainsi , à Ancône on exécute les
traités, mais contre la cause de la révolution; en Espagne, au contraire,
on refuse de les exécuter, mais ici encore contre la cause de la révolution,
toujours, dans tous les cas, on exécute ou l'on n'exécute pas contre la même
cause, celle de la révolution. »
Eh bien! M. Thiers apprécie encore mal le traité de la quadruple-alliance.
560 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce traité a été publié , chacun a pu le lire. Que dit-il ? Que les quatre puissances
devront se secourir, et qu'une coopération pourra avoir lieu en Espagne, mais
de l'accord unanime des quatre puissances, et après avoir réglé entre elles ce
mode de coopération. Or la demande d'intervention, faite par l'Espagne à Paris
et à Londres, n'a pas trouvé d'assentiment en Angleterre. Le cabinet anglais
a refusé de s'entendre avec le gouvernement français, qui lui proposait d'oc-
cuper concurremment Saint-Sébastien et le fort du Passage, et ce refus a dû
empêcher de passer outre. Il n'est donc pas vrai qu'il y ait eu doute, com-me
le dit M. Thiers , sur aucun des trois traités. La convention d'Ancône était
très nette ; elle a été exécutée. Le traité des 24 articles traçait les limites de
la Belgique sans aucune équivoque ? Nous avons dû renoncer à changer par
la force ces limites acceptées par la Belgique et garanties par nous. Le traité
de la quadruple alliance exigeait l'unanimité des puissances contractantes
pour la coopération. Nous avons dû renoncer à coopérer, puisque l'Angle-
terre refusait son assentiment. Où est le doute, où est l'incertitude, et com-
ment échapper à des traités si formels? Une dépêche de M. Thiers, lue à la
tribune par M. Mole , prouve bien que M. Thiers enjoignait à notre ambas-
sadeur de refuser l'évacuation d'Ancône, même après le départ des Autri-
chiens; mais c'était substituer la force au droit, et nous ne voyons pas que
ce soit là un moyen bien sûr de maintenir la paix , quoique M. Thiers déclare
qu'il la croit plus compromise qu'assurée par la conduite de M. Mole!
Quant à nous, nous pensons que non-seulement nous aurions allumé la
guerre par une conduite contraire, mais encore que nous l'aurions partout.
Récapitulons un peu ce qu'a voulu M. Thiers depuis le 22 février 1836 :
L'intervention en Espagne, d'abord , au sujet de laquelle M. Thiers a quitté
le ministère ;
Le maintien de nos troupes à Ancône, en dépit de la convention de Casi-
mir Périer, et après l'évacuation des Autrichiens, selon les ordres donnés
par M. Thiers dans sa fameuse dépêche ;
La rupture du traité des 24 articles que M. Thiers déclare non définitifs et
faits pour être modifiés, tandis que la conférence s'est montrée d'un avis
contraire.
Ainsi, vous vouliez à la fois intervenir en Espagne, garder Ancône, et
vous opposer au traité des 24 articles. C'était la guerre, en Espagne d'abord,
])uis en Italie avec l'Autriche et les princes de la Haute-Italie , et la guerre
en Belgique contre l'Autriche, la Russie, la Prusse, la confédération ger-
manique que vous voulez dépouiller, et enfin avec l'Angleterre. Comptons
jnaintenant les forces qui vous seraient nécessaires.
En Italie, l'Autriche a 120,000 hommes à faire marcher en peu de jours,
et le seul roi de Sardaigne a une armée de 100,000 hommes. Cent cinquante
mille hommes ne seraient donc pas de trop 150,000
L'intervention en Espagne, au dire d'un prince espagnol,
serait l'affaire de dix ans et de cent mille hommes .... 100,000
REVUE. — CHRONIQUE. 561
Et en Belgique, deux cent mille hommes ne seraient pas
de trop pour faire face aux cinq puissances 200,000
450,000
Tel est le contingent actif que nécessiterait le système de paix de M. Thiers.
Il dépasserait grandement le chiffre de nos forces actuelles , et cependant il
ne nous resterait pas un soldat pour l'Afrique, pour nos places fortes et le
reste de notre système de défense !
Que M. Thiers vienne demander maintenant si ce qu'il nomme le système
d'abandon a éloigné ou amoindri une seule difficulté, nous lui demanderons
ce qui serait advenu des mesures qu'il eût prises conformément aux principes
qu'il expose! M. Thiers veut la paix. « On dit que mes amis et moi nous
voulons la guerre , s'écrie-t-il, c'est un mensonge. » Soit, vous ne voulez pas
la guerre, mais vous l'auriez, si vous gouverniez ainsi; de même que nous
ne vous accusons pas de vouloir la république , quoique vous fassiez , en ce
moment , tout ce qu'il faut pour nous la donner, et avec elle la propagande ,
ainsi qu'une conflagration européenne.
Vous demandez aussi qu'est devenue l'alliance de la France et de l'Angle-
terre. Nous vous dirons qu'elle est telle que vous l'avez laissée, et peut-être
plus solide encore, car des traités de commerce importans l'ont consolidée,
et le plus important de tous, une convention de douanes entre les deux
pays, s'élabore en ce moment. Ne semble-t-il pas, en vérité, que M. Thiers et
M. Guizot aient emporté avec eux l'alliance anglaise quand ils ont quitté le
ministère, et qu'ils nous la rendront à leur retour? Qu'ils consultent donc
leurs amis , s'ils en ont en Angleterre, qu'ils fassent demander à lord Pal-
merston ce qu'il pense de leur conduite actuelle! Des hommes politiques du
plus grand poids, non suspects de partialité, et qui sont bien loin d'être
défavorables à M. Thiers, ont rapporté d'étranges impressions à leur retour
de Londres , et y ont entendu de sévères paroles à Tégard de nos hommes
d'état de la coalition. On sent à Londres que la paix de l'Europe est intéressée
à ce que la coalition échoue, et l'on y parle en conséquence. Si elle s'empa-
rait des affaires, le moment d'agir conformément à ces paroles serait venu
sans doute; car, en Angleterre, les actes découlent des principes. La coali-
tion fera bien de ne pas l'oublier.
Nous le répétons, c'est la guerre où mènent directement vos voies paclp-
qxies et votre manière d'entendre les traités. La guerre, et dans quel temps!
Quand la France a tout à gagner par la paix ; quand elle n'a nul motif de se
jeter dans la voie des conquêtes et des entreprises violentes. Voyez les pro-
grès immenses que la France a faits depuis six ans. Elle les doit à la paix et
au système que vous blâmez aujourd'hui. Quelles concessions , autres que
l'exécution des traités , a-t-elle faites en retour ? Aucune. Qui songe à nous
provoquer, à nous insulter en Europe? N'a-t-on pas vu à Lisbonne , à An-
cône , à Anvers , en Afrique , à la Vera-Cruz , que nous n'avons rien perdu de
TOME XVII. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
notre vieille ardeur militaire? et ne serions-nous pas fous de braver l'Europe
et de l'attaquer pour répondre aux reproches de lâcheté qu'une opposition
oisive adresse au gouvernement depuis huit ans? Et pourquoi la France se
jetterait-elle ainsi au travers de l'Europe? Jamais les circonstances ne nous
furent plus favorables , malgré quelques embarras partiels et passagers.
L'alliance de l'Angleterre et de la France, sauvegarde des libertés constitu-
tionnelles en Europe, n'a jamais été commandée par des circonstances plus
impérieuses. La Russie et l'Autriche , la Russie et l'Angleterre sont en lutte
pour leurs intérêts en Orient , et cette rivalité n? cesserait que si la France
inquiétait ces états en cherchant à renouveler en Europe la grande lutte ré-
volutionnaire. La Prusse a ses embarras du côté du Rhin et du duché de Posen .
Le système d'alliances qu'elle voulait établir entre la noblesse westpha-
lienne des anciens cercles du Rhin et la noblesse militaire de la vieille Prusse ,
a causé de profonds mécontentemens parmi ses nouveaux sujets , et les ques-
tions religieuses ont encore étendu et agrandi ces germes. La Bavière et la
Prusse se font une guerre sourde et acharnée sur le terrain des questions
protestante et catholique. La rivalité entre l'Autriche et la Prusse s'est aug-
mentée par l'effet du système de douanes prussien , et l'alliance de famille
entre la Prusse et la Russie couvre à peine les dissentimens que font naître
chaque jour les nouveau.^ intérêts commerciaux de ces deux états. Tant que
la France s'est montrée jalouse de sa parole , tant qu'elle a respecté reli-
gieusement les traités , les différens états de l'Europe ont cru pouvoir se
livrer avec sécurité à leurs motifs réciproques de divisions ; mais un geste me-
naçant de la France , fait mal à propos , suffirait pour rétablir en Europe la
bonne harmonie de 1815 et de 1830. Déjà, depuis le commencement de la
discussion de l'adresse, les rapports les plus exacts nous ont appris que
toutes les grandes puissances se remettent sur le pied de guerre. L'Autriche
remplit les cadres de son armée , la Prusse rappelle ses landwehr et ses ré-
serves , la Russie fait avancer des troupes sur la Vistule , et arme ses flottes
de la mer Noire. Enfin , l'ordre est donné , en Angleterre, de mettre sur un
pied plus respectable la flotte , et , ce qui est plus sérieux , l'armée de terre.
M. Thiers et M. Guizot vantent sans cesse le cabinet du 13 mars. Ce minis-
tère n'avait qu'un but , faire désarmer l'Europe, réduire les factions , et il y
parvint. Qu'a fait la coalition , qu'a produit M. Guizot , quel résultat a obtenu
M. Thiers, qui , avec le talent et l'éloquence, a aussi la popularité qui manque
à M. Guizot? Leur ouvrage est sous nos yeux. Ils ont fait armer de nouveau
l'Europe, et ils ont relevé les factions !
Il n'importe , les reproches ne tarissent pas et tombent à la fois sur le
gouvernement et sur les amis actuels de M. Thiers. Dans sa lettre aux élec-
teurs de Lizieux , M. Guizot se plaint du peu de fermeté du gouvernement
à l'intérieur; il demande un pouvoir fort, décidé, un chef qui force le pays
à le suivre , et sans doute M. Guizot ne demande pas un chef qui mène la
France dans une voie opposée à celle des doctrinaires. Dans sa lettre aux élec-
REVUE. — CHRONIQUE. 563
leurs d'Aix , M. Thiers revient à chaque moment sur les mesures de rigueur
accumulées, dit-il, au-delà du terme de l'utilité. Il s'ensuit que M. Guizot
veut quelque chose de plus que les lois de septembre , et qu'il veut encore
toutes les lois retirées au 15 avril, tandis que M. Thiers semble demander
l'abrogation des lois de septembre et peut-être quelque chose de plus. Nous
ne disons pas que JM. Guizot est sous l'influence de M. Berryer, sa propre
hîfluence suflit pour motiver ces vœux; mais assurément M. Thiers est, à
cette heure, sous l'influence de M. Odilon Barrot, et dans tous les cas il
est permis de demander à M. Guizot et à M. Thiers quel singulier nœud les
unit , et ce qu'ils font ensemble !
C'est sur le vote des chambres que M. Thiers appuie le blâme dont il frappe
le gouvernement! Nous ne savions pas, en vérité, que la majorité de la
chambre des pairs se fût réunie à l'éloquence de M. Cousin et de M. Ville-
main. Pour la chambre des députés, elle a simplement changé, d'un bout à
l'autre , le projet d'adresse rédigé par M. Thiers et les autres membres de la
majorité de la commission. Elle a approuvé tout ce que M. Thiers et ses amis
avaient blâmé, et elle a soutenu, par un acte inoui jusqu'à ce jour, le minis-
tère qu'ils voulaient renverser. Il n'est pas d'exemple, en effet, d'une adresse
si différente du projet primitif, depuis l'établissement du gouvernement re-
présentatif en France. C'est qu'aussi il n'est pas d'exemple d'une commission
aussi violente et aussi exagérée que celle dont la chambre a fait justice. Mais
il paraît que les sentences de la chambre sont comme non avenues pour les
membres de la coalition. M. Thiers avance que c'est le ministère que la cham-
bre a prétendu blâmer en renversant le projet d'adresse, et que c'est pour
punir la majorité, qui a voté pour lui, que le gouvernement a prononcé la
dissolution ! A la bonne heure , après un tel raisonnement , il est tout naturel
de comparer le ministère au gouvernement de Charles X , qui méconnaissait
le vote de la majorité , et M. Thiers ne manque pas de le faire. Toutes les
circonstances se trouvent conformes à ses yeux. Le gouvernement qui ne
veut pas la guerre avec l'Europe, c'est le gouvernement de Charles X, qui
ne voulait pas souffrir la contradiction; le cabinet qui entend respecter les
traités, et qui se refuse à déchirer avec la pointe de la baïonnette les en-
gagemens qu'il a signés, c'est le cabinet de M. de Polignac, qui voulait dé-
chirer la charte; aussi la monarchie de juillet est à la veille de tomber
dans l'abîme où M. Thiers a précipité la restauration ! Les projets , les me-
naces du pouvoir sont les mêmes, et il faut lui répondre comme on le fit alors !
M. Thiers , M. Duvergier de Hauranne et ses amis ont attaqué personnelle-
ment le roi dans leurs pamphlets; ils ont déclaré qu'ils avaient formé une
coalition pour faire cesser son intervention dans les affaires. C'était leur
droit. Mais ceux qui leur répondent attentent au droit de ces messieurs ! « Le
gouvernement représentatif, dit M. Thiers , est celui où les citoyens ont toute
liberté de soutenir ce qu'ils croient vrai , même quand ils se trompent. Si .
tandis que je discute de bonne foi les actes du gouvernement, on dérobe les
36.
564- REVUE DES DEUX MONDES.
ministres pour in'opposer Tiinage du roi , on m'arrête ainsi avec cette image
auguste, mais on m'ôte ma liberté ! Et cette liberté , s'écrie M. Thiers dans
un beau mouvement digne de la convention nationale , je la réclame , car
nous l'avons acquise en 1830 au risque de notre tête ! »
Nous regrettons de voir un bomme aussi sensé que M. Thiers jouer un
moment le rôle de ce ridicule et fameux Titus Oates, qui attaquait jadis le
ministère anglais, en disant qu'on en voulait à sa tête. M. Guizot et M. Thiers
devraient s'entendre un peu mieux ensemble. L'un dit à ses électeurs que
le gouvernement est faible, qu'il s'amoindrit, qu'il s'en va; l'autre le voit
oppresseur, et il réclame sa liberté dont on le prive. Que|veut dire tout ceci.'
est-ce bien à des électeurs, à des hommes de bon sens, qu'on adresse
ce langage doublement absurde et contradictoire? En quoi le ministère a-t-il
opposé la royauté à la coalition? En quoi s'est-il dérobé à la responsabilité
qui lui appartient? Ne l'a-t-il pas engagée, au contraire, dans toutes les ques-
tions, et la dissolution de la chambre dont vous vous plaignez, n'est-elle pas
le plus grand acte de la responsabilité ministérielle? Cette responsabilité qui
couvre la couronne, le ministère l'a courageusement engagée à Constantine,
à Haïti , en Suisse , à la Vera-Cruz , et il est prêt à l'engager encore dans
toutes les circonstances où l'honneur et la dignité de la France seront en jeu.
Quant à la liberté que M. Thiers réclame, n'est-ce pas une dérision? Qui a
usé plus que M. Thiers de la liberié de trouver mauvaise la iwlitique inté-
rieure, mauvaise la politique extérieure, pour nous servir de ses expressions?
La tribune de la chambre retentit encore de ses derniers discours, et les pages
duConsiiluiionnel, si violentes et si injurieuses, viennent chaque jour prouver
que jM. Thiers n'est entravé ni dans ses libertés d'orateur, ni dans ses libertés
d'écrivain. La vérité est que le ministère n'est ni faible ni oppresseur, mais qu'il
a tenté de concilier les partis au bénéfice du pays. Il n'a réussi qu'à concilier
les hommes qui veulent avec désintéressement le bien de la France, et c'est ainsi
qu'il a formé cette belle majorité des 221, unie par les principes, sans aucune
autre influence. Il est vrai qu'il a irrité davantage ceux qui veulent régner à
la faveur des désordres des partis, et qui ne seraient rien si les partis ces-
saient la guerre qui fait leur importance et leur réputation , car ils sont plus
propres à la lutte qu'aux affaires , et il en est peu parmi eux qui unissent à la
suite et au calme que demande l'administration les qualités brillantes qui
font réussir à la tribune. M. Thiers eût été de ce nombre, s'il ne s'était laissé
entraîner par les partis. Il reviendra à de meilleures pensées, et il retrouvera
sans doute l'usage des belles facultés dont il est doué , si les électeurs l'o-
bligent à reconnaître qu'il s'est trompé.
Une dernière circonstance a involontairement reporté M. Thiers aux sou-
venirs de 1837. C'est la présence, dans l'opposition, d'un grand nombre d'en-
nemis du gouvernement, et il invoque les noms de M. Royer-Coliard, de
M.Pasquier et de M. Hyde de Neuville. Mais M. Royer-Collard , dont parle
M. Thiers, est maintenant dans les 221 , et la voix de ce doyen du régime
REVUE. — CHRONIQUE. 565
représentatif en France est celle qui blâme le plus sévèrement les chefs de la
coalition. D'ailleurs, M. Royer-Collard ne faisait pas à la restauration une
guerre de portefeuilles, et ce n'était pas non plus pour être ministres que
M. Pasquier et M. Hyde de Neuville s'étaient séparés du gouvernement. En
général , M. Tliiers fera bien de se défier de ce goût de parallèle entre le gou-
vernement de juillet et la restauration , qui faisait déjà les frais de la politique
du Constitutionnel , huit ans avant que M. Thiers ne revînt y prendre la
plume. Un esprit juste et étendu ne doit pas tomber dans cette faiblesse com-
mune, qui fait qu'on se reporte toujours à ses souvenirs les plus brillans.
Il y a dans les amis actuels de M. Thiers, amis anciens et repris depuis
peu, de vieux conventionnels qui lui avaient inspiré l'admiration de 1793,
qu'il a exprimée dans son Histoi7-e de la Révolution. Ceux-là se croient tou-
jours à la veille de lutter avec l'Europe, conjurée par Pitt et Cobourg, et de
lancer leurs quatorze armées contre elle. Il y a encore près de M. Thiers des
hommes d'état du directoire qui ne voient que corruption, et qui se figurent
toujours que l'état va périr sous les dilapidations des fournisseurs. Il y avait
même dans l'opposition de la restauration de jeunes libéraux de 1825, qui
en sont déjà aux redites, et qui voient partout l'époque mémorable de
leur vie, les journées de la résistance de juillet, cherchant à chaque fait une
ressemblance aux faits passés, comme fit long-temps M. Guizot quand il
comparait 1688 et 1830, la révolution d'Angleterre et la révolution de
France. Voilà ce que M. Thiers doit craindre d'imiter, car sa pensée, long-
temps indépendante , cesserait de l'être , s'il obéissait à de telles impressions.
M. Thiers demande s'il doit renoncer à ses opinions parce que des hommes
d'une opposition plus ancienne votent avec lui. Ce n'est pas parce qu'il vote
avec eux, mais parce qu'il vote comme eux, que IM. Thiers a tort. Ce n'est pas
son indépendance du gouvernement que nous blâmons , mais sa dépendance
de vingt partis différens qui sont loin de lui accorder leur estime. Nous n'en
voulons pour preuve que le National d'aujourd'hui , qui n'a été frappé dans
la lettre de M. Thiers, qu'il publie, que d'un grand luxe d'habileté, et qui
s'étonne du jugement sévère qu'il porte contre un pouvoir qu'il a servi avec
un zcle aveugle. La leçon est rude , mais elle est méritée.
Quant à persévérer dans sa ligne de conduite actuelle, comme l'annonce
M. Thiers, nous croyons qu'il se ravisera. M. Thiers n'est pas un de ces es-
prits inflexibles qui refusent le conseil des évènemens. Il a déjà varié depuis
la révolution de juillet, et il se trouve dans des rangs où ont été étonnés de
le recevoir ceux qui y figurent et qui ne changent pas. Ceux-là se nomment
Odilon Barrot, Garnier-Pagès, Cormenin, Salverte, et M. Thiers est destiné
à ne pas rester long-temps parmi eux. Il lui sera bien pénible alors de se rap-
peler qu'il a proscrit en quelque sorte ses meilleurs amis et ses anciens sou-
tiens , et qu'il s'est efforcé de les écarter des élections par une circulaire
signée de son nom. Que diront-ils quand M. Thiers viendra, plus tard, leur
demander secours contre ceux qu'il soutient aujourd'hui? Et ce moment ne
566 REVUE DES DEUX MONDES.
serait pas éloigné , si nous partagions les espérances de M. Tliiers ; ce serait
peu de jours après son entrée aux affaires, où il se trouverait bien isolé.
Déjà M. Odilon Barrot disait, il y a peu de jours ; « Le ministère me vient.
Je ne l'ai pas souhaité, il vient trop tôt peut-être; mais, quoi qu'il en soit,
je saisirai la première occasion de m'emparer des limites du Rhin. » Or , s'em-
parer des limites du Rhin, c'est la guerre, la guerre que ne veut pas M. Thiers,
mais que M. Odilon Barrot se croit très fondé à faire d'après les principes de
M. Thiers, car s'il est permis de déchirer les traités, il vaut mieux déchirer
ceux de 181-5 qui nous empêchent de nous étendre jusqu'au Rhin , que celui
des 24 articles qui donne aux Belges un morceau du Limbourg. Les risques
sont les mêmes ; et, si nous faisons la guerre, faisons-la au moins pour nous.
M. Thiers a beau vouloir, comme il le dit à ses électeurs , une politique pru-
dente mais nationale , modérée mais libérale ; s'il entre aux affaires sur les
ruines du système du 13 mars qu'il combat, et avec l'appui des députés du
compte-rendu, ses alliés d'aujourd'hui, il subira les conséquences de leurs
principes, qu'ils trouvent , eux aussi, prudens, nationaux, modérés et libé-
raux !
M. Thiers demande, en finissant, s'il sera ministre, M. Thiers sera député,
et pour le bien de la France, pour son propre bien, pour la paix de l'Europe,
il faut espérer qu'il ne sera rien de plus à présent. Nous le disons à regret,
nous qui admirons son talent et qui aimons sa personne; mais nous le disons
hautement , et pour nous servir de ses propres paroles , nous aimons mieux
lui déplaire que le trahir par une complaisance qui le perdrait.
LETTRE
SUR liES AFFAIRES EXTÉRIEURES.
XI.
Monsieur,
Les affaires de Belgique ont enfin reçu de la conférence de Londres la
solution que je vous ai tant de fois annoncée comme la seule raisonnable
et possible. Le traité des 24 articles, conclu et ratifié en 1831 entre les
cinq puissances représentées à Londres et le roi des Belges, après avoir
REVUE. — CHRONIQUE. 507
subi diverses modifications qui sont toutes en faveur du nouvel état, a été
proposé de rechef à la Belgique et à la Hollande , pour régler désormais leurs
relations entre elles et avec l'Europe. Le cabinet de La Haye, qui , au mois de
mars dernier, avait demandé à signer avec la conférence de Londres le traité
primitif du 15 novembre 1831 , contre lequel il avait si long-temps protesté
a donné immédiatement la preuve tardive de sa bonne foi en acceptant sans
hésiter la nouvelle et définitive rédaction arrêtée par les cinq puissances qui
s'étaient constituées les arbitres de ce grave différend. Quant à la Belgique,
au moment où je prends la plume, elle paraît encore hésiter; mais évidem-
ment ce n'est plus du coté de la résistance qu'elle penche : le parti de la résis-
tance semble avoir le dessous, et la transition s'opère plus tranquillement
qu'on ne l'espéi'ait d'abord vers le système conciliateur et pacifique. En deux
mots , voici la position de toutes les parties. Le gouvernement belge est en-
gagé, depuis le mois de novembre 1831 , envers les cinq grandes puissances
de l'Europe qui ont reconnu et garanti l'indépendance de la Belgique par un
traité qui est son titre légal, traité moins favorable à la Belgique, plus oné-
reux, plus dur, que l'arrangement final dont les circonstances et les persé-
vérans efforts de ses alliés lui ont obtenu le bénéfice. La Hollande qui , pen-
dant huit années s'était débattue et contre la séparation et contre les
conditions mises à la reconnaissance du nouvel état, s'est adressée à l'Eu-
rope, envers laquelle le royaume de Belgique était déjà engagé, pour lui
dire que la prolongation d'un pareil état de choses lui était devenue insup-
portable, qu'elle succombait sous le poids de sa dette et de son établissement
militaire, qu'elle cédait, qu'elle abandonnait ses prétentions, qu'elle renon-
çait à faire valoir ses objections anciennes contre tel ou tel article du traité,
et qu'elle ordonnait à son ministre plénipotentiaire à Londres , M. Salomon
Dedel, de signer l'acte déjà signé et ratifié par la Belgique. Puis, malgré les
modifications , toutes contraires à ses intérêts , que la conférence a fait subir
à cet acte, elle a effectivement signé. Et maintenant les deux adversaires, la
Belgique et la Hollande, qui ne sont pas encore engagés l'un vis-à-vis de
l'autre, le sont vis-à-vis de la conférence, arbitre suprême de leur différend.
L'engagement de la première est de 1831, formellement renouvelé et con-
firmé en 1833; l'engagement de la seconde est de 1839. Mais, entre elles , les
conditions ne sont pas égales. L'arrangement que la Hollande vient d'accepter
n'est pas celui que la Belgique a pris en 1831. C'est quelque chose de plus ou
de moins. Le traité de 1831 lui était plus favorable que celui de 1839, et
néanmoins ce serait la Belgique, déjà tenue par l'acceptation de clauses plus
rigoureuses, qui hésiterait aujourd'hui à reconnaître des conditions meil-
leures ; car ses obligations et ses droits n'ont été modifiés qu'à son avantage
et au détriment de la Hollande, qui, si elle avait accepté le traité en 1831 ,
au lieu du stérile honneur d'une vaine et coûteuse résistance , aurait mainte-
nant à exercer contre le trésor belge et le commerce maritime d'Anvers des
privilèges bien plus étendus.
568 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant d'entrer à ce sujet dans les développemens nécessaires pour la com-
plète intelligence de cette grande question, permettez-moi de vous dire quel-
ques mots sur la manière dont elle a été traitée dans la discussion récente
àe l'adresse et particulièrement à la chambre des députés. Il me semble donc
que l'opposition n'y a jamais tenu assez compte du véritable état des choses.
Ai-je besoin d'ajouter que jamais non plus elle n'a rendu justice à la valeur
^t aux résultats des efforts du cabinet français en faveur de la Belgique? L'op-
position a pris entièrement le change sur le caractère du traité des 24 articles,
quand elle a soutenu que sa non-acceptation par le roi des Pays-Bas l'avait
annulé. Cela serait peut-être vrai, si le traité avait été conclu entre la Belgique
«t la Hollande ; mais c'était un traité entre la Belgique et les cinq puissances
signataires de l'acte du congrès de Vienne qui avait constitué le royaume des
Pays-Bas, et il devait subsister quand même entre les parties contractantes,
pourvu qu'il fût exécuté par elles, ce qui a eu lieu. Le laps de temps écoulé
sans que la Hollande y adhérât ne changeait rien à sa validité par rapport
aux obligations des cinq puissances vis-à-vis de la Belgique, et aux obligations
de la Belgique vis-à-vis des cinq puissances. IN'eût-il pas reçu de confirma-
tion ultérieure, les engagemens réciproques qu'il contenait n'en auraient pas
moins conservé toute leur force; mais cette confirmation, qui n'était pas
nécessaire, résulte des négociations de 1833 , parfaitement connues aujour-
•d'hui par suite de la publication de leur procès-verbal officiel dans le Moni-
teur heUje. M. Mole l'avait dit à la tribune, et c'était, comme l'a dit M. le
duc de Broglie, un fait connu de tous les esprits sérieux et dans tous les salons
hien informés: aujourd'hui, tout le monde est mis à même d'en juger : il
reste acquis au débat qu'en 1833, après trois années d'existence commune
avec la totalité du Limbourg et du Luxembourg, moins la forteresse fédé-
rale, la Belgique a renouvelé son adhésion aux dispositions territoriales du
traité de 1831, qui donnaient à la Hollande la moitié de l'un et la moitié de
l'autre. Voilà un premier fait dont l'opposition a méconnu l'importance, et
qu'il était indispensable de remettre dans tout son jour. .Te dis encore qu'elle
n'a pas été juste envers le gouvernement, quand elle a traité de si haut et
-avec tant de mépris le résultat de ses bienveillans efforts en faveur de la Bel-
gique. Croyez bien qu'en Belgique on n'est pas si dédaigneux que l'opposition
française pour les modifications obtenues dans les clauses financières, pour
l'entière libération des arrérages, pour une réduction de près de sept millions
-de francs (3,400,000 florins) sur le chiffre annuel de la dette, pour les garan-
ties nouvelles qui ont été stipulées relativement à la navigation de l'Escaut ,
garanties essentielles au commerce d'Anvers, c'est-à-dire à la prospérité même
de la Belgique. Qu'on lise le rapport fait aux chambres belges sur les der-
nières négociations par le ministre des affaires étrangères, j\L de Theux, et
on verra combien l'appui de la France a été utile et nécessaire à la Belgique
dans le cours de ces négociations, pour défendre ses intérêts contre l'impa-
tience que plusieurs autres gouvernemens témoignaient d'en finir, et contre
REVUE. — CHRONIQUE. 569
l'espèce d'étonnement chagrin avec lequel ils voyaient surgir à chaque pas
de nouvelles questions dans l'examen des clauses secondaires du traité des
24 articles. Ce qui ne ressort pas moins évidemment de l'exposé de M. de
Theux, c'est que, sur le fond même de la question , le gouvernement français
n'a pas eu cette politique hésitante, cette politique d'ajournement, qu'on a
voulu lui attribuer. Le ministre belge y reconnaît que les communications con-
fidentielles et autres, faites par la France, ne permettaient pas d'espérer une
modification des arrangemens territoriaux ; que la France et la Grande-Bre-
tagne ne cessaient de le répéter aux envoyés de la Belgique. « Une demande
officielle du cabinet britannique, dit M. de Theux, qui eut lieu avant la ré-
union de la conférence , suffirait à elle seule pour établir qu'il y avait, même
chez les gouvernemens les plus favorables à notre cause, un invariable parti
pris en ce qui touchait la question territoriale. » En présence de pareilles dis-
positions , que fait la Belgique ? Elle se renferme dans ce qui était raison-
nable, possible et juste; elle consacre tous ses soins à démontrer les erreurs
matérielles des calculs qui avaient servi de base au partage de la dette ; elle
envoie à Londres des commissaires spéciaux pour traiter la question finan-
cière, et fournir à la conférence toutes les preuves à l'appui de ses préten-
tions. Elle reprend aussi l'article 9 du traité du 1-5 novembre, pour montrer
qu'il ne suffit pas à la sûreté de son commerce et de sa navigation, qu'il lui
laisse des craintes fondées sur l'avenir, et qu'il la met encore trop à la merci
de la Hollande, malgré les précautions prises contre ce danger. Mais de la
question territoriale, pas un mot à Londres, je veux dire pas un mot sé-
rieux , pas un mot de gouvernement qui se prépare à la résistance et qui au-
rait pris la résolution de ne pas céder. On semble, au contraire, regarder
avec l'Europe cette question comme jugée définitivement; et si l'on en té-
moigne des regrets , c'est dans un langage qui annonce bien plus la résigna-
tion à son sort que la volonté d'y échapper. Le gouvernement belge avait
senti de bonne heure qu'il pouvait être fort dangereux pour lui de remettre
en doute les engagemens déjà contractés. Je lis dans le rapport de M. de
Theux :
« En ce qui concerne la validité des précédens, nous ne pouvions sans
manquer de prudence , qu'il me soit permis d'insister sur cette remarque ,
dépasser une certaine limite. Aller plus loin, déclarer formellement anéantis
de droit et de fait tous les actes antérieurs, eut été se priver de toute chance
favorable de négociation. Déjà plusieurs fois on nous avait objecté : « Si nul
engagement ne subsiste, vous rétrogradez au premier jour de votre révo-
lution; tout lien entre les puissances et vous est désormais brisé. Vous n'en
êtes pas moins en présence de la diète germanique appuyée sur les traités
de 1815, et de plus, vous vous retrouvez abandonnés à toutes les chances
de l'avenir, sous le coup des articles constitutifs de 1814, et en face de la
conférence ramenée à cette position d'arbitre que vous lui déniez au-
jourd'hui. »
570 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces objections étaient fort justes; M. de ïlieux le reconnaît lui-même en
ne les combattant pas, et l'attitude du plénipotentiaire belge à Londres,
l'habile et sage M. Van de Weyer, confirme tout ce que j'ai avancé là dessus
dans quelques-unes de mes précédentes lettres. Ne dit-il pas, dans une
dépêche du 4 août 1838, qu'il ne conserve que i)eu ou point d'espoir à
l'égard du maintien de l'intégrité territoriale? Plus tard, beaucoup plus
tard, le mouvement d'opinion qui se manifestait en Belgique, mouvement
qu'on n'aurait pas dû encourager, l'obligea, il est vrai, à tenir un langage
plus explicite; mais il ne croyait pas lui-même à la bonté des raisons qu'il
alléguait, toutes puisées dans un ordre de considérations étrangères au
droit incontestable sur lequel s'appuyait la conférence.
Vous voyez, monsieur, que le gouvernement français n'a jamais dissimulé
à la Belgique, depuis la reprise des négociations de Londres, son opinion
sur l'irrévocabilité des clauses territoriales dans le traité des 24 articles.
Il a bien fait; car s'il avait laissé le moindre doute sur cette question
dans les esprits, il se serait enlevé tout moyen de servir, et de servir es-
sentiellement, sur d'autres points, les intérêts de la Belgique.
Qu?.nt à une politique d'ajournement, puisque c'est le mot dont on se sert,
je connais bien quelque chose qui y ressemble et qu'on pourrait appeler de
ce nom; mais ce n'est pas la conduite tenue par le ministère du 15 avril à
l'égard de la question belge. Ce serait la convention du 21 mai 1833; et, pre-
nez-y garde, je ne me permets cependant pas de l'incriminer, ni d'en faire un
grave reproche au ministère de ce temps-là. Je veux dire seulement que , par
la convention et le statu quo de 1833 , on avait reculé la difficulté au lieu de
la vaincre, et rejeté sur l'avenir les embarras du présent. En effet, d'où pro-
viennent les embarras actuels.^ Uniquement de ce fait, dont je suis loin de
méconnaître la gravité, que les populations du Luxembourg et du Limbourg
se sont habituées à vivre sous la loi belge , se sont attachées aux libres insti-
tutions du nouvel état, ont joui de tous leurs avantages, ont identifié leur
existence et leurs intérêts à l'existence et aux intérêts de la Belgique. Il en
résulte que le roi Léopold, le gouvernement, les chambres, le ministère
belge, éprouvent la plus grande peine à consommer le sacrifice. En 1831 , en
1832, en 1833, ce sacrifice eût été bien moins douloureux. Alors on y était
résigné. Les populations s'y attendaient; les chambres l'avaient voté; le mi-
nistère était tout prêt à remplir ses engagemens. Mais qu'a fait la convention
de 1833 ? Elle a maintenu le traité, elle a confirmé les obligations existantes,
et en même temps elle a multiplié et aggravé les difficultés qui rendent au-
jourd'hui si pénible l'accomplissement de ces obligations. Je sais dans quel
but on établissait en 1833 un statu quo très onéreux pour la Hollande, très
favorable pour la Belgique. Je sais qu'on agissait alors ainsi de très bonne
foi pour déterminer, pour hâter cette adhésion du cabinet de La Haye, si
difficile à obtenir, aux arrangemens adoptés par les cinq puissances. Mais
il n'en est pas moins vrai que le mal était ici à côté du bien, le danger à côté
REVUE. — CHRONIQUE. 571
de l'avantage. Le mal, c'est que, malgré les négociations du roi de Hollande
avec la diète germanique et les agnats de la maison de Nassau, la Belgique
oubliait insensiblement le caractère provisoire des avantages dont elle jouis-
sait, intégrité territoriale, non-paiement de la dette, absence de tout péage
sur l'Escaut. Fallait-il donc un prodigieux effort de sagacité politique pour
prévoir, en 1833, que, par ce statu quo si commode, on préparait à l'avenir
de graves embarras? INullement, et tenez pour certain que les bommes
d'état qui adoptaient cette combinaison apercevaient bien l'inconvénient
dans le lointain ; mais, au milieu des difficultés de l'intérieur et des périls de
la question d'Orient, qu'ils ont ajournée aussi et non résolue, ils se disaient
tout bas qu'à cliaque jour suffit sa peine et couraient au plus pressé. Cepen-
dant je ne puis m'empêcher de regretter qu'on n'ait pas fait alors autre cliose.
II me semble qu'on aurait dû séquestrer les territoires dont il s'agissait, con-
fier l'un à la garde de la Prusse, remettre l'autre à la garde de la France , et,
dans cette position qui ne compromettait rien , attendre que le roi Guillaume
prît son parti de la séparation et du traité des 24 articles. C'est peut-être de
la théorie que je vous fais là , moi qui ne l'aime guère. Mais les orateurs de
l'opposition, M. Mauguin , par exemple, qui en a fait de si belles à propos du
Caucase et de l'Afghanistan , daigneront me le pardonner.
On a parlé des bonnes fortunes du 1-5 avril. Je ne veux pas examiner s'il
n'y a pas aussi du bien joué dans son bonheur; je veux seulement faire ob-
server que ces bonnes fortunes ne sont pas sans compensation, et que tous
les hasards ne lui ont pas été favorables. Il a dû acquittter des billets à vue
portant la signature de la France , et qu'on aurait bien pu nous présenter
deux ans plus tôt ou deux ans plus tard. Ce n'est pas au ministère du 15 avril
que le roi des Pays-Bas, vaincu par le temps et le mécontentement de ses
peuples, a notifié sa tardive adhésion aux 24 articles : c'est à la con-
férence de Londres, où se trouve représenté non tel ou tel ministère,
mais la France. Quel que fût le cabinet auquel les vicissitudes du régime
parlementaire eussent fait échoir la direction des affaires, le roi Guillaume
aurait tenu le même langage, rappelé les mêmes engagemens, invoqué les
mêmes principes, et je suis sûr que le résultat eût été le même. Toute
administration sensée aurait fait honneur, comme le 15 avril, aux obligations
contractées par la France, à la parole donnée, à la signature du roi. Les
ministres qui ont respecté les traités de la restauration auraient à bien plus
forte raison exécuté ceux de la révolution de juillet; ils auraient maintenu
l'œuvre du gouvernement de 1830 et la leur; ils n'auraient pas mis à néant
le traité du 15 novembre 1831 ; ils en auraient courageusement bravé l'impo-
pularité, comme ils ont bravé celle du traité des vingt-cinq millions. îMais
voici en quoi ils ont été plus heureux que le ministère du 15 avril : ils ont
eu la bonne fortune d'être obligés de prendre Anvers, en exécution des
engagemens de 1831. Le ministère du 15 avril a le malheur d'être obligé de
dire aux Belges, en exécution des m'm^s engagemens, que le moment est
572 REVUE DES DEUX MONDES.
venu de rendre Venloo. Les deux choses ne se ressemblent pas, dit-on; si
elles ne se ressemblent pas, au moins elles se tiennent, comme promettre
et accomplir. Après la courte et décisive campagne de 1831 contre les
Hollandais , on reprochait aussi à Casimir Périer de reculer devant les
menaces de l'Europe : il répondait qu'il avait atteint son but, et qu'il
retirait les troupes françaises. L'un paraissait moins glorieux que l'autre;
cependant M. Périer croyait-il se démentir? Le ministère du 15 avril se
trouve dans la même position : le but est atteint. La France se montre con-
séquente avec elle-même en acceptant aujourd'hui le résultat prévu, désiré,
poursuivi sans déviation depuis 1830, la constitution d'une Belgique indé-
pendante dans les limites de ses droits et des traités solennels qu'elle a
librement ratifiés.
Mon intention n'est pas d'examiner ici l'un après l'autre tous les articles
du traité modifié que la conférence de Londres vient de proposer à la Bel-
gique et à la Hollande, et que celle-ci a immédiatement accepté sans réserve.
Il suffira de dire que, par son exécution, le roi des Pays-Bas devra être remis
en possession de Venloo et d'une partie de la province du Limbourg , peu
considérable sur la rive gauche de la Meuse , mais plus étendue sur la rive
droite, puisqu'elle descend au-dessous de Maëstricht jusqu'aux limites sep-
tentrionales de la province de Liège, et, dans le Luxembourg, de la moitié
orientale de cette principauté , qui est adossée et contiguë à la province prus-
sienne de Trêves. Ce sont les arrangemens territoriaux de 1831. Ces deux
demi-provinces du Limbourg et du Luxembourg sont déclarées et reconnues
territoire fédéral , l'une par continuation du passé , l'autre par substitution à
la partie du grand-duché cédée au royaume de Belgique. Les droits de la
branche allemande de la maison de Nassau sur la totalité du grand-duché,
comme équivalent d'autres possessions , sont également transportés sur la
moitié du Limbourg cédée à la Hollande; mais la place de Maëstricht, bien
que comprise dans le territoire fédéralisé, ne devient en aucune façon forte-
resse fédérale. Des insinuations faites dans ce sens, soit à Berlin, soit à
Francfort, en 1836, je crois, avaient été énergiquement repoussées par le
roi Guillaume, et cette idée n'a pas eu de suites. Maëstricht, vieille posses-
sion des Provinces-Unies des Pays-Bas , restera donc ville exclusivement hol-
landaise.
L'ancienne Flandre des états n'ayant pris aucune part à la révolution belge
de 1830, et ne pouvant être, à aucun titre, revendiquée par la Belgique, les
deux rives de l'Escaut, un peu au-dessous d'Anvers, appartiennent en toute
souveraineté au royaume des Pays-Bas. Personne n'ignore que, par l'article 14
du traité de Munster (30 janvier 1648), l'Espagne s'était résignée à la fer-
meture de l'Escaut, au profit des Provinces-Unies, droit rigoureux qui fut
exercé pendant un siècle et demi avec la plus grande sévérité et mit le sceau
à la ruine d'Anvers. En se séparant des provinces méridionales, la Hollande
ne pouvait songer à faire revivre un pareil droit. L'acte général du congrès
REVUE. — CHROiNIQUE. 573
de Vienne (articles 108-117) le lui interdisait formellement. Mais, en dépit
du principe libéral et juste posé dans cet acte sur la libre navigation des
fleuves et rivières navigables, il était aussi important que difficile d'établir
quelques règles pour la sécurité du commerce d'Anvers , règles bien précises,
que le gouvernement hollandais, maître des bouches de l'Escaut, ne pût élu-
der. Il fallait fixer les droits de navigation , le pilotage et le balisage du fleuve,
et, par-dessus tout, organiser un système de surveillance comme pour la
conservation des passes de l'Escaut qu'on ne pouvait abandonner aux soins
problématiques de la Hollande. Mais, pour cela, il fallait entamer sa souve-
raineté exclusive sur le cours de l'Escaut, en aval d'Anvers. Eh bien! c'est
ce que fit l'article 9 du traité du 15 novembre 1831 , et, jusqu'aux derniers
temps, cet article 9 fut un de ceux contre lesquels le cabinet de La Haye
protestait le plus énergiquement. Aujourd'hui cependant qu'arrive-t-il.^ Dans
le traité modifié, auquel la Hollande a donné son adhésion, on retrouve cet
article 9, mais largement développé et expliqué à l'avantage de la Belgique.
La simple comparaison des deux textes suffit pour s'en convaincre. Il était
impossible de mieux combiner les garanties de liberté et de sécurité que le
port d'Anvers réclamait pour son commerce. Mais , dit-on , le nouvel article 9
soumet à un péage d'un florin et demi par tonneau la navigation de l'Escaut
jusqu'à Anvers, tandis que celui du traité de 1831 ne contenait aucune dis-
position de ce genre. C'est une erreur. Le traité de 1831 réservait la question
de péage, et, en attendant que le droit fiît fixé, il soumettait la Belgique à
l'application provisoire du tarif de Mayence. Or, le tarif de Mayence est beau-
coup plus élevé que le chiffre actuel qui est définitif. Je sais que la Belgique
avait nié que cette application résultat du traité ; mais la conférence soutenait
le contraire ; et ce qui semble prouver qu'elle avait raison, c'est qu'en 1833 les
plénipotentiaires belges admirent un droit de péage , consentant un chiffre
d'un florin , tandis que les plénipotentiaires néerlandais insistaient sur celui
de 1 florin 75 cents, et que la conférence opinait pour 1 florin 1/2. Enfin,
au lieu d'une somme annuelle de 8,400,000 fl., le trésor belge est constitué
débiteur envers la Hollande de 5,000,000 de florins seulement , à partir du
l*'" janvier 1839. L'extinction des arrérages est donc complète. La somme
que la Belgique y gagne s'élève à beaucoup plus que ne lui a coûté sa belle
ligne de chemins de fer.
Tel est le traité que la Belgique est mise en demeure d'accepter. Telles sont
les modifications que la France et l'Angleterre ont obtenues pour elle dans
les dernières négociations de Londres. Le rapport de M. de Theux est formel
sur la persévérance et l'utilité des efforts que ces deux puissances, la première
surtout, n'ont cessé de faire pour arriver à ce but. Je ne crains pas d'affirmer
qu'en reprenant les négociations au mois de mars 1838, ni la Hollande, ni
l'Angleterre , ni les trois puissances du Tsord , ni la Belgique elle-même , ne
s'attendaient à un pareil résultat. Il est assurément bien loin de ce que le
plénipotentiaire néerlandais et le ministre d'Autriche, M. de Senft-Pilsach ,
574- REVUE DES DEUX MONDES.
spécialement chargé des intérêts de la Hollande , avaient cru pouvoir proposer.
Pour soutenir les prétentions de la Belgique à l'intégrité territoriale , on
invoque les préliminaires du mois de juin 1831, qui déterminèrent l'accepta-
tion de la couronne par le prince Léopold. Il me semble que c'est une étrange
manière de raisonner; les préliminaires du mois de juin, ou les dix-huit ar-
ticles, n'ont jamais constitué un traité formel. Ce sont des propositions ac-
ceptées par l'une des deux parties , rejetées par l'autre , que les évènemens
n'ont pas tardé à rendre nulles et sans valeur. Ce n'est pas en vertu des dix-
huit articles que l'indépendance de la Belgique est garantie et reconnue par
l'Europe; c'est en vertu d'un traité postérieur; et la Belgique n'a pas plus le
droit de les invoquer aujourd'hui que la Hollande n'aurait celui de revenir
aux Imses fondamentales qui avaient obtenu son assentiment au début des
négociations, et contre lesquelles avait protesté le congrès belge. Je n'admets
pas d'ailleurs que les dix-huit articles assurassent à la Belgique la conservation
du Luxembourg et du Lîmbourg, comme le prétendent ceux-là même qui,
en 1831 , désapprouvaient et repoussaient ces préliminaires , parce qu'ils les
trouvaient insuffisans. Ils réservaient seulement la question du Luxem-
bourg , qui devait faire l'objet d'une négociation nouvelle et d'une transac-
tion de gré à gré entre toutes les parties intéressées et avec tous les ayant-
droit. Les parties intéressées étaient au nombre de quatre, le roi grand-duc ,
la branche allemande de Nassau , la confédération germanique et le royaume
de Belgique; le nombre d^^s ayant-droit se réduisait aux trois premiers. Or, il
est plus que probable que la base de la transaction aurait été un partage du
grand-duché. Quant au Limbourg , puisque la Hollande devait conserver tout
ce qui lui appartenait en 1790, elle aurait conservé Venloo, Stephenswert,
Maëstricht, Dahlem , et Fanquemont, sur la rive droite de la Meuse. Elle
avait encore des droits contestés sur plusieurs dépendances de Maëstricht , et
sur quelques autres enclavés dans le Brabant. Des publicistes belges se flat-
taient alors de pouvoir rester en possession de tout le Limbourg, au moyen
d'un échange entre ces territoires et les enclaves des anciens Pays-Bas autri-
chiens dans les Provinces-Unies. Mais je crois qu'ils s'exagéraient l'impor-
tance de ces dernières , et quand cette idée se produisit à Bruxelles dans la
discussion sur les préliminaires du mois de juin , les orateurs de l'opposition
déclarèrent qu'ils ne regardaient pas l'espoir du gouvernement comme fondé.
Pour moi , je suis convaincu , d'après une étude sérieuse de la question , que
la Belgique ne pouvait pas , du chef des anciens Pays-Bas autrichiens , offrir à
la Hollande l'équivalent de ce que réclamait celle-ci du chef des Provinces-
XJnies , sur la rive droite de la Meuse, sans porter atteinte, de côté ou d'autre,
à l'intégrité de quelqu'une de ces provinces. Si ma mémoire ne me trompe pas,
M. Bresson , alors commissaire de la conférence de Londres , avait réduit de
bonne heure à leur juste valeur certaines prétentions fort exagérées du con-
grès belge en ce genre, qui avaient leur source dans une interprétatiou forcée
du principe du stalu quo de 1790.
REVUE. — CHRONIQUE, 575
Il n'est donc pas vrai de dire que les dix-huit articles de'cidaient en faveur
de la lîelgii]ue la question territoriale. Mais quand même cette assertion serait
aussi fondée qu'elle €st inexacte , il n'en résulterait pour la Belgique aucune
espèce de droit , aucun titre légal aux avantages quelconques que ces propo-
sitions lui pouvaient donner; car les dix-huit articles n'existent pas; et ce qui
existe, c'est le traité du 15 novembre 1831, aujourd'hui modiiié en faveur de
celle des deux parties qui l'avait adopté dans sa forme la plus rigoureuse.
Je crois sincèrement, monsieur, que personne en Belgique ne se fait illu-
sion sur le fond du droit à cet égard. Mais les passions sont soulevées; l'esprit
de nationalité se révolte, fortifié par le sentiment de la fraternité religieuse,
et ce sont là de bien grands obstacles à vaincre pour arriver à l'exécution des
traités. Le roi Léopoid , homme d'un jugement ferme et d'une intelligence
élevée, quoique se sentant placé sur un mauvais terrain, veut épuiser tous les
moyens raisonnables de résistance et d'ajournement , et se le doit à lui-même
non moins qu'à son peuple. Aussi a-t-il plutôt encouragé que retenu l'élan
des chambres belges et d'une partie de la population ; aussi a-t-il mis son
armée sur pied; aussi a-t-il essayé d'imposer à l'Europe par une attitude
menaçante L'Europe, qui apprécie toutes les difficultés de sa position, ne
peut assurément ni s'en étonner, ni s'en irriter. Mais je crois qu'on a donné
au roi des Belges un conseil imprudent et dangereux, quand on lui a fait jeter
les yeux sur le général polonais Skrzynecki pour un commandement dans
l'armée. Le gouvernement belge sait combien la question religieuse préoccupe
en ce moment le cabinet de Berlin, quelles inquiétudes ont causées au roi de
Prusse les imprudences du clergé de Belgique, et ses liaisons, peut-être cou-
pables, avec le clergé des provinces rhénanes. 11 sait encore que ce malheu-
reux différend contribue à rapprocher la Prusse de la Hollande. Et c'est en
présence d'une pareille situation, que, par l'appel du général Skrzynecki, il
alarme l'opinion protestante dans toute l'Allemagne , inquiète et mécontente
sous un autre rapport les trois puissances qui ont des provinces polonaises,
semble vouloir exalter les passions politiques par le fanatisme religieux !
Aujourd'hui que les chargés d'affaires d'Autriche et de Prusse ont quitté
Bruxelles, pourrait-on me dire si la présence du général Skrzynecki en Bel-
gique n'est pas devenue plus embarrassante qu'utile? Au moins les Belges
qui nous appellent sans façon des athées , auront-ils été cette fois singulière-
ment édifiés de l'accès de dévotion avec lequel la presse parisienne a salué le
héros catholique d'Ostrolenka. Mais elle n'a pas tardé à prendre sa revanche
contre le nonce du pape à Bruxelles , monseigneur Fornari , qui se permet
d'engager le roi Léopoid à ne pas tirer l'épée, et contre l'archevêque de Ma-
lines , qui est, dit-on, du même avis. Cependant elle parle encore avec atten-
drissement de ces bons curés de campagne qui poussent vigoureusement à
la guerre sainte, et de M. le comte de Robiano , qui se fait un cas de conscience
d'abandonner le Limbourg et le Luxembourg à la Hollande hérétique. C'est
Voltaire devenu capucin.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'en ai pas moins une entière confiance dans un dénouement pacifique
et prochain. De grands intérêts, chaque jour plus compromis, l'exigent
impérieusement , et le gouvernement beige ne voudra point achever la ruine
de la Belgique par une résistance insensée. L'excellent discours de lord
Palmerston sur cette question dans la chambre des communes a dissipé les
dernières illusions que pouvaient encore se faire quelques esprits trop lents
à se convaincre ; et en face de l'Europe unanimement résolue à maintenir le
traité de 1831 , la Belgique n'a plus , ce semble, qu'à exécuter elle-même ses
engagemens. Il n'y a ni faiblesse ni honte à garder la foi jurée. Que la France
puisse ou doive lui prêter main forte pour la violation des traités qui les obli-
gent l'une et l'autre, c'est ce que je ne comprendrai jamais. Ce serait alors
une immense duperie que de n'avoir pas fait la guerre en 1830 pour repren-
dre la Belgique qui s'offrait à nous, sans lui laisser le temps de constituer
tant bien que mal sa nationalité dont elle doutait fort à cette époque. l\Iais ,
après un pareil sacrifice , il serait insensé de violer les traités de la révolution
de juillet, pour que la Belgique eilt deux chétifs anondissemens de plus,
quand nous n'avons pas violé en 1830 ceux de la restauration pour recouvrer
neuf départemens admirables. ÎMon patriotisme est plus exigeant. Si la
France consent à ne pas s'agrandir, qu'elle jouisse au moins des douceurs
et des avantages delà paix: mais le jour oi^i elle fera la guerre, que ce soit
pour y gagner quelque chose.
P. S. J'apprends à l'instant que les chambres belges , prorogées au 4 mars,
sont convoquées pour le 19 février. J'ai lieu de croire que les communica-
tions qui leur seront faites par le ministère auront un caractère pacifique.
V. DE Mars.
LA
PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE.
I. — IIISTOinE DE CP.ÉGOmE VII,
PAR J. VOIGT.
11. — HISTOIRE DU PAPE IN^iOCEST lll ,
PAR F. nCRTER (t).
^S» I.
Leibnitz , dans la préface de son Codex diplomaiicus, établit qu'au
moyen-Age le pape et l'empereur étaient les deux chefs de la répu-
blique chrétienne. Il y eut , en effet, après la dictature de Charle-
magne et le travail des races au ix" et au x^ siècle, un grand déve-
loppement dans l'histoire humaine ; c'était la formation morale de
l'Europe elle-même qui se sentait individuelle, solidaire et chré-
tienne. Une société nouvelle , contraste notable avec le passé connu
du genre humain, s'organisait sous la forme de cette république à
deux têtes dont parle Leibnitz.
Ce fait immense suffit à défrayer trois siècles qui constituent, à
proprement parler, le grand moyen-âge; car avant le xi" cette répu-
blique chrétienne n'existe pas, et après le xiii^ elle tombe. Il y a
donc une trilogie naturelle et majestueuse qui se présente dans les
annales modernes , nous voulons dire le xi% le xii" et le xiir siècle.
(1) Vllisloire du pape Innocent III a été traduite par 31M. Haiber cl Sainl-Chéron ; 5 vol.
in-S", chez Debécourt, rue des Saints-Pères. — Voyez , pour la Papauté depuis Luther, îa
Uevue des Deux Mondes du 1er avril 1838 , tom. XI V, pag. 74.
TOMB XVII. — 1"' MARS 1839. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette période est une , progressive , complète : elle a sa raison
comme un système, son dénouement comme une tragédie; elle sa-
tisfait la foi du croyant, l'imagination de l'artiste, l'intelligence du
penseur; elle est la manifestation historique du christianisme, son
exaltation, sa gloire; elle est pourJe catholicisme ce que furent pour
le polythéisme grec les années qui s'écoulèrent depuis Selon jusqu'à
Périclès.
Nous croyons n'avoir besoin d'aucun effort pour être juste envers
le moyen-àge, et nous en parlerons sans engouement comme sans
mépris. Nous ne sommes pas de ceux qui font des prospérités du ca-
tholicisme et de la papauté l'apogée du bonheur et de la vérité dont
puissent jouir les hommes: nous pensons au contraire que la chute
delà théocratie romaine, dans sa prétention à la suprématie politi-
que, a été la condition nécessaire des progrès ultérieurs de l'Europe;
mais comme avant la décadence a brillé une gloire utile au monde,
il est juste de s'en rendre compte, et d'en reconnaître la raison et la
valeur. Les luttes du sacerdoce et de l'empire n'affectent pas plus les
intérêts présens que les discordes du patriciat antique et de la démo-
cratie romaine. Les cinq siècles qui nous séparent de cette grande
querelle ont si bien transformé l'Europe, que nous pouvons parler
des affaires des papes et des impériaux avec un désintéressement
plus facile encore en France qu'en Allemagne. Notre clergé gallican,
nos parlemens et nos rois nous ont préservés des violences sacerdo-
tales qui ont désespéré les princes des maisons salique et de Souabe,
et comme presque toujours la France a su se défendre avec bonheur
des empiétemens de la papauté, il se trouve que nos traditions his-
toriques ne nous ont légué ni ressentimens contre elle, ni enthou-
siasme suranné pour ce qui lui reste de prétentions et de regrets. En
Allemagne, il y a encore des publicistes qui se passionnent pour la
cause de l'église , ou pour le parti des Ilohenstaufen , et qui enveni-
ment les dissensions contemporaines avec l'àcreté de leurs souvenirs.
A lire certains endroits de X Atlianasius de Gœrres, ne dirait-on pas
un contemporain d'Alexandre III, et n'est-il pas sensible que la mys-
tique éloquence du professeur de Munich veut renouer la chaîne des
temps avec les colères du xii'' siècle? Ici nous sommes à l'abri de
semblables réminiscences; pour les débats, les partis, les excès, les
qualités, les mérites, et les grandeurs de ces anciens jours, nous ne
pouvons avoir que cette curiosité impartiale de l'esprit qui double le
plaisir du spectacle parce qu'il en augmente l'intelligence.
Trois cents ans après la prédication de l'Évangile , Constantin im-
LA PAPAUTÉ AU MOYEN- AGE. 570
posait le christianisme à l'empire romain ; dans les dernières années
du y" siècle , le chef des Francs , Clovis , embrassait la foi nouvelle;
à la fin du vii% l'évêque de Rome, célèbre sous le nom de Grégoire-
le-Grand , commençait à fonder l'autorité morale de la papauté. Ces
trois faits sont les véritables fondcmens du sacerdoce et de l'empire
au moyen-ûge; mais que d'années et de conditions furent nécessaires
entre ces premiers principes et le complet développement de leurs
conséquences! Sans doute il était naturel que le christianisme, idée
générale qui primait par son universalité l'esprit polythéiste, enfan-
tât dans l'ordre religieux et dans l'ordre politique un pouvoir gé-
néral; mais ce mouvement nécessaire ne venait pas moins se heurter
contre des obstacles multiples et puissans. Sur les ruines du monde
antique tout était dispersé, languissant, immobile. La vie était dans
les âmes des chrétiens nouveaux , mais non plus dans les formes so-
ciales : les mœurs et les institutions des vainquei»rs et des vaincus
mettaient à côté l'une de l'autre leur corruption et leur barbarie;
accouplement stérile, si des mouvemens extérieurs ne venaient faire
pénétrer le ferment de la vie. Les cités étaient administrées par leurs
défenseurs (1). Les évoques gaulois et francs gouvernaient leurs
troupeaux; les tributs et cohortes des vainqueurs gardaient leurs cou-
tumes et leurs mœurs; mais il n'y avait là ni pensée, ni pouvoir géné-
ral. Comment interviendra parmi ces élémens l'animation supé-
rieure qui doit les transformer et les unir?
La France et l'Allemagne ne sont arrivées qu'à travers le sang et la
douleur à la vie moderne. Elles eurent d'abord à subir les duretés de
la domination romaine. Paul Orose compare la Gaule épuisée et
domptée par César à un malade pâle et décharné que défigure une
fièvre brûlante, et l'éloquence de Tacite a sauvé de l'oubli les com-
bats rendus parle patriotisme germanique. Quand les Romains eux-
mêmes furent tombés, les Germains se divisèrent entre eux sur le
sol de leurs conquêtes. Le territoire des vaincus se partagea en Aus-
trasie, INfeustrie, Bourgogne et Aquitaine; les Francs habitaient les
deux premières parties et ils appelaient Romains les peuples des deux
autres. L'Austrasie avait Metz pour capitale, et la Neustrie Soissons.
En Neustrie, les petits propriétaires, arimani, hommes libres,
étaient puissans et composaient la majorité des assemblées natio-
nales; en Austrasie régnait une aristocratie militaire assez forte pour
braver l'autorité royale , et cette lutte entre les leudes et les rois
(I) V'oyez Savigny, Histoire du Droit romain ait moijen-âge , lom. I.
37.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
devint bientôt une lutte entre la Neustrie et l'Austrasie , entre les
deux esprits qui divisaient les deux tribus des Francs.
A Metz , on était resté Germain ; à Soissons , on avait dégénéré; en
Austrasie, on voulait la guerre et de nouvelles conquêtes; en Neus-
trie, on ne désirait que la paix et les plaisirs. Entre la mollesse el
l'énergie la victoire ne pouvait être douteuse. 11 se forma dans l'Aus-
trasie une sorte de république aristocratique qu'un homme parvint
bientôt à conduire , Pépin d'Héristall. Il sut grouper autour de lui
des Saxons, des Frisons, des Cattes et des ïhuringiens , c'est-à-dire
qu'il eut sous la main toute la force germanique. A Testry, il triompha
des Neustriens, et, sans prendre le titre de roi, il put gouverner
avec une égale autorité l'Austrasie et la Neustrie. Celui de ses fds
qu'il aimait le moins se trouve un héros et continue son œuvre : i!
assure la domination de l'esprit allemand; au commencement du
VIII'' siècle, les Francs orientaux sont formidables et les Sarrasins
peuvent venir.
Quand la hache d'armes de Charles dit Martel eut brisé l'éten-
dard du croissant dans les plaines de Poitiers, les affaires de l'Eu-
rope chrétienne prirent de la grandeur et de la généralité. Le Franc
avait abattu l'Arabe, et cette victoire donnait à l'Occident conscience
de lui-même. Dans l'intérieur des tribus franques, le commande-
ment ne pouvait plus échapper aux hommes de l'Austrasie , et parmi
les Austrasiens, à une famille qui comptait déjà deux héros, d'autant
plus que le même sang en produisit d'autres. La Grèce avait fini par
Alexandre, Rome républicaine, par César; Dieu voulut que l'Eu-
rope moderne commençât par Charlemagne.
Le père de cet homme, qui était fils de Charles Martel , se fatigua
de gouverner l'Austrasie et la Neustrie sous le nom de maire du pa-
lais, et il se prit à penser que, puisqu'il avait les vertus d'un roi , il
devait en avoir le litre. Le temps lui semblait venu de faire échanger
à Childéric III le trône contre le cloître. « Il envoya Burchard, évo-
que de Wurtzbourg , et le prêtre Fulrad, à Rome, au pape Zacharie,
pour consulter le pontife au sujet des rois qui existaient alors dans la
francia, qui avaient le nom, mais point la puissance. Par leur en-
tremise, le pontife répondit qu'il valait mieux que celui-là lut roi,
en qui résidait la réalité de la puissance, et de son autorité il dé-
cida que Pépin devait être constitué roi (1). » L'année suivante, pour
achever de transcrire le récit de l'annaliste Éginhard , Pépin , en
(1) « Burchardus Wirtziburgensis episcopus et Foiradus presbyter capellanus missi siint
Romam ad Zachariam papam, ut consulerent pontificem de causa regum qui isto Icmporc
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 581
vertu de la sanction du pontife romain , fut proclamé roi des Francs.
J^oniface, archevêque et martyr de bienheureuse mémoire, lui con-
féra cette dignité par l'onction sainte. Pépin fut élevé sur le trône
royal, suivant l'usage des Francs, dans la ville de Soissons; quant à
Childéric, qui portait à tort le nom de roi , on lui coupa la chevelure
et on l'enferma dans un monastère (1). » Cela se passait deux siècles
et demi après la victoire de Clovis dans les plaines de Soissons.
Quelle est donc cette puissance morale que le chef d'un grand
peuple consulte sur la convenance d'une usurpation, et de laquelle il
veut, pour ainsi dire, emprunter le droit, quand il a le fait dans sa
main? Pendant le cours du vii*= siècle, qu'avait inauguré dans Rome
i'épiscopat de Grégoire I" , à la fois écrivain et administrateur, chré-
tien enthousiaste et homme d'état , ses successeurs acquirent une
autorité d'autant plus forte qu'ils ne la définissaient pas eux-mêmes,
et qu'elle était invoquée par les docteurs et les églises sans qu'ils
eussent besoin de l'imposer les premiers. Voilà pour le dehors. Dans
la ville môme , un esprit d'indépendance italienne et catholique , que
provoquaient les folles réactions de Constantinople contre les images
et les excès des Lombards ariens, concourait à établir l'autorité de
l'évèque comme chef d'une sorte de république. Un état romain ten-
dait à se former sous la protection du Christ , corpus Christo dilcclum,
et sous le gouvernement du pape, qu'on disait préposé par Dieu môme,
à Dco decrettis dominns noster. Il y avait donc là des élémens moraux
et politiques qui attendaient la fécondation du temps et des occa-
sions heureuses.
Au viii" siècle, l'Occident avait deux forces, Rome et les Francs, la
religion des Grégoire, l'épée des Carlovingiens, et l'alliance de ces deux
forces devait être la source d'une complète puissance. Non-seulement
les faits nécessaires arrivent toujours , mais souvent ils se produisent
par des incidens dont la physionomie est singulièrement ironique.
Qui pousse le pape à s'aboucher avec les Francs? L'empereur de
rucTiinl in Francia,qui nomen tanluin rcgis, sed nuUam potcstalem regiam Iiabucrunt.
Por quos prœdictus pontifcx mandavit, melius esse illum rcgcm , apud qiicm sumina potes-
lalis consisteret, dalaque auctoritate sua, jussit Pipinum regein constilui. » [ Eginhardi
Annales de tjeslis Pipini rcr/i.ç , anno 731. — ncrncil des historiens des Gaules et de la
l'rance, lom. Y, pap. 497. )
(1) « Hoc aiino seciinduni romani pontincis sanclionom Pipinus rcx Franconim appcl-
latus est : et ad liujus dignitatem honoris unclus sacra unclione manu sanclfP nicmoria' I5o-
iiifacii archiepiscopi et marlyris , et more Francorum eicvatus in solium rcgni in civilate
Siicssiona. Hildericus vero, qui falso régis nomine fungcbatur, tonso capite in monaslcrium
missus est. » ( Ibid. )
582 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
Constantinople, qui, du même coup, abdique le protectorat de l'Italie
et reconnaît une force politique supérieure à la sienne. Le succes-
seur de Zacharie, deux ans après la consultation pontificale qui con-
férait à l'Auslrasien le droit et la légitimité, passe les Alpes, et se
prosterne devant Pépin , qui, par un juste retour, lui tend la main^
promet de traverser les monts pour son service, se fait sacrer par
lui une seconde fois, tient son serment, lui donne vingt-deux villes
et l'établit prince temporel. Noble échange! Ces deux hommes se
prêtent l'un à l'autre ce dont ils ont besoin : l'un emprunte de la
force et se confirme par des ressources positives dans sa spiritualité;
Vautre, sous le casque et la cuirasse, reçoit le sacre de la religion»
l'investiture sociale, et il résulte de ce grand contrat que le pape est
puissant et le roi légitime.
Dans Chaiiemagne il y a deux paris à faire, celle de l'Allemand,
du Franc indomptable et passionné, pour qui la guerre contre le
Saxon est un plaisir dont il ne peut se rassasier, qu'une attraction
irrésistible appelle au-delà du Rhin, qui ne se plaît que sur les rives
de ce neuve ou sur celles du Danube, qui a besoin de faire des chré-
tiens de par le fer et le sang, et de courber les peuples du Nord de-
vant la croix de Clovis; puis celle de fhomme qui appartient aussi au
reste de l'Europe, qui se doit non-seulement au Nord, mais au Midi,
non-seulement à la Saxe, mais à l'Espagne, non-seulement aux Avares
de la Uaab, mais à fltalie, que la main de Dieu rappelle au centre, à
Rome , pour le rattacher au passé du monde et le sacrer empereur
romain. Suivons les actions de Charles : nous le verrons sur les bords
du Rhin, du Danube, de l'Elbe, du Weser, parce qu'il s'y est porté
de son propre mouvement; il y propage le christianisme par fépée,
c'est-à-dire à la manière de Mahomet, et la cause de l'Évangile ne se
montre pas moins impitoyable que l'islamisme. Voilà l'œuvre que
l'homme d'Ingclheim et d'Aix-la-Chapelle comprend et affectionne
par-dessus tout; c'est un Franc qui hait les Saxons , c'est un Allemand
chargé d'apporter aux peuples du Nord le baptême de sang. S'il s'en-
gage dans les Pyrénées, il y a été provoqué; son cœur ne l'y appelait
pas. S'il détruit la monarchie des Lombards, c'est Didier qui l'y con-
traint par ses perfides imprudences; s'il accepte la couronne impé-
riale , c'est le pape qui va le chercher à Paderborn pour le mener à
l'autel de Saint-Pierre.
Combien il était naturel au successeur de Grégoire, de Zacharie et
d'Adrien , de songer à transporter, de la tête des indignes héritiers
de Constantin sur celle du roi des Francs, le nom et la puissance
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 583
d'empereur! Il travaillait ainsi pour l'Occident, pour la religion ca-
tholique, qui régnait dans l'Italie, dans la Gaule, et déjà dans la
moitié de rx\llemagne. Ce n'était plus le pallium , mais la couronne
impériale, qu'il offrait au llls de Tepin, et l'Occident n'était plus in-
férieur à Conslantinople.
Aux hommes qui vivent sur des théâtres historiques, les idées po-
litiques viennent facilement. Léon III conçut la résurrection de l'em-
pire d'Occident par une de ces réminiscences qui font la solidarité du
genre humain. L'homme à qui l'offre s'adressait pouvait y répondre,
et sa main suffisait à porter le globe qu'on lui présentait. Voilà le
véritable bonheur ; c'est de recevoir des évènemens toute la grandeur
dont on est digne. Ainsi l'empire d'Occident revivait trois siècles
après sa chute, le jour de Noël de l'an 800, à l'heure même où l'on
célébrait la naissance du Christ. A cette nouvelle, les peuples de l'Eu-
rope furent joyeux , parce qu'ils se sentirent plus grands; tous prê-
tèrent à Charles un autre serment, car ils avaient à reconnaître et à
révérer en lui, non plus un roi franc, mais le (jrand et pacifique em-
pereur des Romains, couronné par Dieu même (1).
L'incendie du pont de Mayence, et le tonnerre tombant sur la cha-
pelle d'Aix , annoncèrent la mort de Charles et le chaos du ix'^ siècle.
A la surface se dessine une ébauche de grandeur et d'unité; l'empire
d'Occident est ressuscité, l'évêque romain s'élève graduellement au-
dessus des autres évoques. Mais la magnificence de ces formes est
trop nouvelle pour n'avoir pas à essuyer des tempêtes ou de longs
ajournemens de prospérité. Au fond, les élémens de l'Europe mo-
derne sont en travail. Le christianisme déjà puissant comme lien
moral et sentiment intime, la France et l'Allemagne jetant dans le
traité de Verdun les fondemens de leur nationalité, l'Angleterre se
préparant à entrer dans le mouvement des affaires communes par
l'héroïsme et la sagesse d'Alfred, les côtes de la France et de la Ger-
manie envahies par les Normands, les Hongrois, plus cruels que les
Normands et vomis par les montagnes de l'Asie septentrionale sur
l'Allemagne , sur la Provence et l'Italie, sont quelques traits de
cette confusion tragique et féconde. A la fin de cette époque ( 888 ) ,
l'empire de Charlemagne était complètement dissous. L'esprit théo-
cratique de Rome était alors ce qu'il y avait de plus vivant ; et quoi-
[{) Carolo Augusli à Dco coroiialo, magno et pacifico impcratori Uonianoriim , vila et Vic-
toria. { Egiiihardi Annales , anno 80). — Recueil des historiens îles Gaules et de la France ,
lom. V, pag. 215. )
584 REVUE DES DEUX MONDES.
que dix papes se soient succédé dans les dix-huit dernières années
du ix" siècle, cette multiplicité ne fut pas un obstacle à la persévé-
rance de la même politique. Le pape Formose couronna successi-
vement deux empereurs , Lambert et Arnoulf : deux ans après , il
convoqua un concile à Ravennes, où la souveraineté de l'empire
d'Occident sur Rome et sur l'état ecclésiastique fut hautement re-
connue. Il est facile de comprendre que l'évèque de Rome avait en-
core besoin de se déclarer lui-m.ême l'inférieur de l'empereur, pour
garder le droit de le couronner.
Cependant s'éteignait en Allemagne, par la mort de Louis IV, llls
d' Arnoulf, la lignée bâtarde de Charlemagne, et les Allemands ne»
permirent pas à la couronne transrhénane de se poser sur la faible
tète de Charles-le-Simple , qui réunissait dans sa personne tous les
droits de la maison carlovingienne. Ce fut l'aristocratie saxonne, cette
iière noblesse dont les ancêtres avaient si vaillamment résisté à Char-
lemagne, qui recueillit son héritage germanique et reçut le pouvoir
de la généreuse déférence des ducs de Franconie. A Mersebourg,
Henri-l'Oiseleur fonda l'indépendance de la race allemande sur les
cadavres des Hongrois. Son fils Olhon répéta ce triomphe, et, sous
les murs d'Augsbourg, assura la délivrance de son pays. Désormais
les Hongrois devinrent plus sédentaires, et, loin de se répandre au
dehors, ils s'environnèrent chez eux de fossés et de remparts : la race
primitive, le sang turc ou linnique, se mêla avec de nouvelles colo-
nies slaves. Ceysa, un de leurs chefs, épousa une princesse de Ra-
vière, accorda des dignités à des nobles de l'Allemagne, se fit chré-
tien , entraîna les siens par son exemple aux autels catholiques, et la
nation hongroise devint un des peuples les plus braves et les plus
chevaleresques de l'Europe.
Rome était dans une situation singulière. Le patrice Alberic l'avait
gouvernée jusqu'en 954 : son fils Octavien , qui avait succédé à son
autorité civile, prit, en 956 ; le titre de pape et le nom de Jean X!l.
C'était un enfant imprudent et dissipé, dont les mœurs, au surplus,
étfiient celles de Rome même , théâtre de ses folies ; car alors , au
rapport de Luitprand , lorsqu'on voulait désigner un homme per-
fide, avare, vicieux, on l'appelait un Romain. Jean XII envoya des
députés à Othon pour le prier de le défendre contre les fureurs de
Rérenger et du comte Adalbert, son fils , et pour lui proposer la cou-
roi.ne impériale. Ainsi , encore une fois, l'évoque de Rome sollicitait
le roi des Allemands de se déclarer empereur; il répète à la maison
de Saxe l'offre adressée aux Carlovingiens. Le pape est un jeune
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 585
isommc sans sagesse; mais la pensée et les traditions politiques sont
déjà si fortes, qu'elles se font obéir par un voluptueux étourdi.
Othon reçut la couronne impériale, et confirma les donations de
Pépin et de Cliarlemagne, mais avec la restriction expresse de sa
propre souveraineté sur la ville de Rome et tous les domaines de
l'église. Ces concessions si larges à la suprématie allemande inspi-
rèrent bientôt des regrets à Jean XII : il se rejeta du côté d'Adalbert;
mais sa révolte fut impuissante, d'autant plus que ses déportemens
rivaient provoqué une dénonciation unanime, portée parles Romains
îui tribunal du nouvel empereur. Le pape s'en vengea en excommu-
lîjant tous les évoques; néanmoins un concile le déposa, et en sa
place élut Léon VIII; trois mois après, Jean XII fut assassiné dans
une nuit de plaisir et d'adultère.
Entre Léon VIII et Otlion intervint un décret (1) qui réglait les
r^^pports entre la couronne et la thiare. Il était stipulé :
Que nul n'aurait le droit d'élire le pape ou tout autre évêque sans
le consentement de l'empereur;
Que les évêques élus par le clergé et le peuple ne seraient pas sa-
crés avant la confirmation impériale, hormis quelques sièges doiil
i'empereur cédait l'investiture aux papes et aux archevêques;
Qu'Othon,roi des Allemands, et ses successeurs au royaume dlln-
lie, auraient à perpétuité la faculté de choisir celui qui devrait régner
sprès eux ;
Qu'ils auraient la faculté de nommer les papes;
Que les archevêques et évêques recevraient d'eux l'investiture et
îa consécration.
Les Italiens ont traité ce texte d'imposture et de chimère. Les ju-
(1) Ad excniplum B. Hadriani aposlolicœ sedis aiilistitis, qui Domino Carolo victoriosii-
simo régi Francorum, cl Longobardorum, palricialus dignitateni ac ordinaliononi aposto-
licae sedis el investituram episcoporuin concessit, ego qnoqiie Léo cpiscopus, sorvus scrTO-
rumDei, cum toto clerc, ac romaiio populo conslituimus, et confirmamus et corroboranius,
et pcr iiostram apostolicani autoritalcm conccdimus alquc larginiur Domino Ollioni primo
régi Teulonicorum, cjusquc succcssoribus liujus regni Ilaiise in perpetuum facullatem eii-
gendi successorem, atque summ.T sedis apostolicœ successoremordinandi, acper hocarcbi-
opiscopos seu cpiscopos , ut ipsi ab co investituram accipianl et consecralionem , undc doben! ,
exccplis lus, quos impcrator poiitificibus et archiepiscopis concessit : et ut nemo deinceps
ciijusquc digiiilatis vol religiositalis eligcndi vel patricium vel ponlificem summa? sedis apos-
îolicœ, aut quemcumquc episcopum ordinandi liabeat facullatem absque consensu i|)si!i->
imperatoris (quod tamen fiai absque omni pccunia), et ut ipsc sit patricius et rex. Qiiod si
a clero, et populo quis cligatur cpiscopus, nisi à supradicto regc laudetur, el inveslia'Jir,
non consecrelur. Si quis contra banc regulam et apostolicam aulorilatem aliquid mnlielnr,
bunc excomnmnicationi subjacerc decernimus, et nisi resipucrit, irrevocabiliexilio puniri vel
ultimis suppliciis africi.( Decrcti, I pars, dislinctio 63, S xxiii , pag. 85, lom. I. Corpus juris
canonici. Édition de Pierre et François Pilhou. )
586 REVUE DES DEUX MONDES.
risconsultes allemands en ont maintenu l'authenticité, et le pubîi-
ciste Pfeffel nous paraît résumer avec impartialité ces débats, quand
il dit : « Si l'on considère que Luitprand, évêque de Crémone, qui
a porté la parole au nom de l'empereur dans le concile de Rome,
raconte dans son histoire exactement les mêmes choses qu'on trouve
dans le décret ; que les fameux canonistes Ives de Chartres et
AValtram de Naumbourg l'ont cité et reconnu pour véritable dès le
XI'' siècle; que le moine Gratien l'a inséré par extrait dans son De-
cretum; que les souverains pontifes qui ont corrigé cette compila-
tion, n'ont jamais songé à l'en effacer, et qu'enfin il n'attribue point
de droits à Othon \" que les anciens empereurs romains, les exar-
ques et les empereurs carlovingiens, n'eussent exercés, et que l'his-
toire de ses successeurs ne justifie; il n'est guère possible de ne pas
se déclarer pour la vérité de cette célèbre constitution. » Rome était
prise au piège : cet empire d'Occident, qu'elle avait provoqué, l'op-
primait, et ses espérances de domination théocratique étaient impi-
toyablement étouffées par l'orgueil allemand. Après la mort de
Léon A III, les commissaires de l'empereur firent élire Jean XIII;
pour le maintenir contre les révoltes des Romains, Othon fut obligé
de repasser les Alpes; pendant son séjour à Rome, douze des prin-
cipaux citoyens furent pendus , et le préfet de la ville fustigé sur un
âne. L'empereur de Constantinople affecta de se plaindre à Luit-
prand de ces violences , et l'ambassadeur d'Othon lui répondit qu'il
avait tort de trouver mauvais que le roi des Allemands tranchât du
maître en Italie, puisque tous ses prédécesseurs à lui, jNicéphore
Phocas, s'étaient endormis sur leur trône , puisqu'ils avaient porté
le titre d'empereur romain sans en remplir les devoirs et sans en
montrer la puissance. Othon I" fut au x'' siècle l'homme de l'Eu-
rope. Nous le trouvons en relation avec le calife de Cordoue, Abdel-
Rahman , allié de l'empereur grec par le mariage de son fils avec la
princesse Théophanie, libérateur et roi de l'Allemagne, maître de l'Ita-
lie , empereur d'Occident , fort au centre de ses états comme aux ex-
trémités, fondant en Allemagne la puissance ecclésiastique, qui était
un instrument de civilisation , et l'abaissant en Italie par ces instincts
d'empereur qui ne sauraient supporter la domination d'un prêtre.
Le X* siècle fut peu favorable à l'esprit de la théocratie italienne;
le christianisme s'étendait dans le nord de l'Europe, se fortifiait en
Allemagne et en France; mais le pouvoir papal , qui s'était flatté
d'être, avec l'empire d'Occident, la seconde tête de l'Europe, languis-
sait sans autorité. La mort d'Othon-le-Grand ne lui fut pas une oc-
LA pApauté au moyex-age. 587
casion de réveil. Ce n'est pas un prêtre, mais un consul, Crescentius,
fils de Théodora et du pape Jean X, qui tenta d'arracher Rome à la
domination d'Othon II et d'Othon III. Ce consul , insupportable aux
papes, imagina de recourir à l'autorité de l'empereur de Constan-
tinople, invocation imprudente et désastreuse qui le conduisit à
une fin tragique. Après une capitulation , Othon III lui Gt trancher
la tête, La France, non moins que l'Allemagne, se préparait à causer
des déplaisirs à l'ambition papale, mais d'une autre façon, non par
la tyrannie, mais par l'indépendance. Dans ses mouvemens pour
rassembler ses principes et dessiner la forme de sa nationalité, elle
rejetait loin d'elle le dernier reste du sang carlovingien, et elle pré-
férait un seigneur français à Charles de Lorraine. Le chef de la troi-
sième race voulait recevoir sa consécration , non plus de l'évoque de
Rome , mais de l'archevêque de Reims; il ambitionnait une usurpa-
tion toute française. Nous connaissons parfaitement tout le détail de
nos affaires à la fin du x" siècle par les lettres d'un moine d'Aqui-
taine, appelé Gerbert, d'abord secrétaire d'Adalbéron , l'archevêque
de Reims qui sacra Hugues Capet, puis précepteur du jeune Ro-
bert, fils du nouveau roi, pape enfin sous le nom de Sylvestre II. Cet
homme extraordinaire savait les sciences exactes et les sciences na-
turelles, soit qu'il les eût cultivées au fond de son couvent, soit qu'il
eût été les chercher à Cordouc; il entendait l'arabe. Il embrassa d'abord
la cause des Carlovingiens , puis il la quitta ; il fut à la fois le partisan
des Othon et de Hugues Capet. Il nous a transmis les paroles de
l'évêque d'Orléans qui s'éleva contre Rome, et la dépeignit en plein
concile comme abandonnée de tout secours divin et humain, comme
ayant perdu l'église d'Alexandrie, celle d'Antioche, l'Afrique, l'Asie,
Constantinople, et devant bientôt perdre l'Europe. Le 2 avril 999,
Gerbert fut choisi pour pape , par Othon III ; c'était le premier Fran-
çais mis à la tête des prêtres italiens. Il régna quatre ans et quel-
ques mois. A un esprit étendu il joignait une sensibilité vive; c'est
lui qui jeta le premier cri dos croisades, et qui, indigné des persé-
cutions que le calife Hakem infligeait aux pèlerins de Jérusalem,
écrivait à toutes les églises ces lignes éloquentes, où il fait paraître
Jérusalem elle-même s'écriant : «Lève-toi, soldat du Christ; prends
son drapeau; combats pour lui; ce que tu ne peux par les armes,
fais-le par la prudence et les richesses ; vois ce que tu donnes et
celui à qui tu donnes (1). » Cette généreuse apostrophe, adressée à
{i) a Enilcrc crg<!), miles Christi, esto signifer et coinpiignator, et quod armis ncquis ,
588 REVUE DES DEUX MONbES.
l'Europe chrétienne, n'a pas sauvé Gerbert des injures de Baronius,
qui le traita, au xvi'' siècle, d'impudent, de furieux et de superbe.
Quand il mourut , on dit à Home que le diable était venu lui rede-
mander son ame. Le peuple l'appelait magicien ; un moine l'appela
philosophe: c'est le docteur Faust de la papauté.
La première année du xV siècle, les hommes respirèrent plus li-
brement; ils étaient affranchis de la crainte de voirie monde finir,
car on avait pris à la lettre le vingtième chapitre de l'Apocalypse (1),
et le genre humain, qui comptait mille ans depuis la naissance de
Jésus-Christ , avait eu peur de mourir. On se remit donc à vivre avec
joie, avec énergie, et un grand siècle commença. Ses résultats se
firent quelque temps attendre et ne parurent que dans sa dernièn;
moitié. Cependant la première partie nous montre déjà le christia
nisme continuant ses progrès, et faisant tomber devant lui les idoles
dans la Suède et dans la Norvège, les expéditions et les conquêtes
des Normands en Italie , le califat de Cordoue expiant ses prospérités
par l'extinction de la dynastie des Ommiades, et par un démembre-
ment qui, multipliant les principautés mahométanes, affaiblit l'isla-
misme contre les chrétiens espagnols; enfin, les Arabes, qui bientôt
disparaîtront en Espagne devant les Maures, vaincus en Syrie par
les Turcs Seljoucides, dont l'empire glorieusement éphémère iw.
tarde pas à se partager en trois brandies principales. Mais quelque
chose de supérieur encore à ces grands évènemens devait agiter les
affaires du monde. Les rapports de l'église et de l'empire, de l'Alle-
magne et de l'Italie, la situation même de la religion catholique, telle
était la difficulté capitale qu'il fallait vider.
Henri, duc de Bavière , arrière-cousin germain d'Othon lîl, avait
été élu roi des Allemands, k Mayence, par la nation bavaroise et p;ir
les princes des provinces rhénanes. Benoît VÏII lui mit sur la tête la
couronne impériale, et obtint la promesse de sa protection toute
puissante. Il passa lui-même en Allemagne , et célébra à Bamberg,
avec l'empereur Henri, le jeudi saint et la fête de Pâques do l'an
10^0. Fleury conjecture que ce fut dans cette circonstance qu'Hein i
consilii cl opum auxilio subveni. Quid est quod das,autcui das? »( Gerbert. Epislol;c,
cp. 107. — liecueil des historiens des Gaules cl de France, tom. X , pag. 426 )
(I) I. Je vis encore descendre du ciel un ange qui avait la clij de l'abîme cl une grn;;<li'
chaîne à la main.— 2. Il prit le dragon , l'ancien serpent, qui est le diable et Salan,ctil
l'enchaîna ;;oiti- mille ans. — ^. Et l'ayant jeté dans l'abîme, il le ferma et le scella sur Uii ,
;ilin qu'il ne sOduisîl plus la na^lurc, jusqu'à ce que mille ans saicnl accomplis; après (ji:ui
il doit cire délié pour un peu de temps. ( Chap. xx , Apocalypse de saint Jean. — Bible lie
Vcnee , tom. i't, pag. 559. )
LA PAPAUTÉ AU MOYEX-AGE. 589
confirma toutes les donations de ses prédécesseurs , confirmation qui
tournait en nouveau témoignage de la souveraineté impériale. Le
pape et l'empereur moururent la même année {iO'-lï). Le successeur
(le Benoît VIII fut Jean, son frère, qui ne fut élu qu'à force d'argent.
Après lui , le pape fut un enfant de douze ans, qui, sous le nom de
Benoît IX, devint bientôt le scandale des Romains par ses licencieuses
et meurtrières folies. On le chassa, puis on élut, en sa place, Jean,
évoque de Sabine, sous le nom de Silvestre III. Benoît contraignit
Silvestre de retourner dans son évêché; mais, après avoir obtenu de
rentrer dans Rome, il se rendit encore plus odieux au peuple , telle-
ment qu'il s'effraya de lui-même , et vendit le pontificat pour une
somme considérable à un archiprêtre nommé Jean Gratien, qui prit
le nom de Grégoire VL Quand le roi des Allemands , Henri III , fils
et successeur de Conrad, vint à Rome, il y trouva trois papes; pour
les mettre d'accord , il les déposa tous les trois, et en fit élire un qua-
trième, un Allemand, Suidger, évèque de Bamberg, qui s'appela
Clément II, et couronna Henri empereur le jour de Noël 1046.
Son règne, qui dura dix ans, fut l'apogée de la suprématie impé-
riale. Henri donna trois autres papes aux Romains, en vertu de la
célèbre promesse faite à Othon I" et renouvelée entre ses mains à
l'ordination de Clément II, de ne reconnaître aucun pontife sans
l'approbation de l'empereur. Ces trois autres papes, Damase II,
Léon IX et Victor II, étaient encore des Allemands : l'empereur ne
voulait poser la thiarc que sur la tête d'un de ses sujets. Hors de
l'Italie, le clergé n'était pas plus indépendant, la hiérarchie féodale
l'avait enveloppé de toutes parts durant le cours du x*" siècle, sans
qu'il s'en aperçût, et les évoques étaient les vassaux non-seulement des
rois, mais encore des comtes et des ducs, qui trafiquaient des dignités
ecclésiastiques et quelquefois môme en disposaient par testament. A
la moitié du xr siècle, l'église manquait donc sur tous les points de
l'Europe de pouvoir et de liberté.
Quand , au viii'' siècle , les Carlovingiens prêtèrent de la force à
Rome , elle était reconnue par les autres églises comme souveraine
maîtresse dans la doctrine et dans les matières de la foi ; elle n'avait
donc plus qu'à réunir à cette supériorité intellectuelle l'autorité po-
litique. Tant que régnèrent les descendans de Charlemagne , la pa-
pauté put espérer qu'elle s'élèverait graduellement au niveau de l'em-
pire : elle semblait consentir à y mettre du temps, pourvu que la cer-
titude d'atteindre le but ne l'abandonnât pas. Cette longue atteiîte
était cruellement déçue; mais enfin le moment arrivait où ces mé-
590 REVUE DES PEUX MONDES.
comptes amers allaient aboutir à de l'audace, à du génie. Assez et
trop long-temps l'arrogance des Allemands avait opprimé la thiare
qui avait sacré leur couronne. Puisque Rome avait eu des prêtres
qui avaient conçu le partage de la chrétienté entre le pape et l'empe-
reur, et qui avaient confié cette grande pensée à la patience de deux
siècles , elle en aura d'autres qui ne voudront pas qu'une déception
finale soit la récompense du Vatican, et qui éclateront par d'impi-
toyables colères, réveil énergique de tant de résignation et d'humilité.
Nous entrons désormais dans une série d'évènemeiis et d'idées où
les maximes chrétiennes de l'Évangile seront foulées aux pieds, mais
où les témoignages de la grandeur humaine abonderont, où le pape
ne sera ni un saint, ni le chapelain de l'empereur, mais un grand
homme et le dictateur moral de l'Europe. La nature humaine est plus
forte, les nécessités historiques l'emportent; et quoique Home ait juré
d'être humble aux autels du Christ, elle affectera de nouveau l'empire
du monde avec une superbe qui n'aura rien à envier à l'orgueil antique.
Ce fut le fils d'un charpentier qui vint en aide à l'église (1 ;. Dans
la ville de Saône, en Toscane, un artisan nommé Bonizo, eut un fils
auquel il donna le nom d'iîildebrand ; on ignore l'année de sa nais-
sance; on raconte seulement que, dans l'atelier de son père, le
jeune enfant, jouant avec quelques débris, figura des lettres qui for-
maient cette phrase du psalmiste : // rcgncra cVunc mer à ravlre. Le
monastère de Notre-I)ame-de- Saint- Aventin reçut Ilildcbrand,
qui eut aussi pour maître l'archi-prêtre Jean Gratien , pape un mo-
ment sous le nom de Grégoire VL On présume qu'il accompagna
Jean Gratien hors d'Italie, quand celui-ci, ayant résigné la papauté,
suivit en Allemagne l'empereur Henri IIL C'est alors qu'il vint à
Cluny, et qu'il connut cette sainte et délicieuse retraite qui, depuis
plus d'un siècle, dans un site enchanteur, s'élevait comme la maison
de la grâce et florissait comme le jardin de Dieu (2). Là son caractère
put se développer et grandir dans l'exaltation d'une piété solitaire, et
sous la règle d'une discipline rigide. Ilest remarquable que les hommes
(1) Nous avons surtout suivi, dans cette esquisse de la vie d'Hildcbraud, VHistoire du
pape GrCgohc VU, par M. J. Voigt , professeur à runiversité de Halle, et qu'a traduite
M. l'abbé Jager ( 2 vol. in-S"). Cette histoire offre, pour le récit des faits, une érudition
consciencieuse, et, pour leur appréciation, une haute impartialité. Ce n'est pas une des
moindres gloires du protcsianlisme germanique, que l'incorruptible et savante justice qu'il
porte de nos joiirs dans l'éliuie historique du christianisme. Nous saisissons aussi volontiers
l'occasion de rappeler ici uu intéressant travail de W. de Vidaillan sur la vie de Grégoire VU
( 2 vol. in-8" ). Nous attendons le livre de M. Villemain.
(2) Pierre Damien en parle avec ces expressions : « Hortum deliciarum, agrum Domini,
>elut acervus est cœlesliuni. » Le monastère de Clugny fut fondé en 919,
LA PAPACTÉ au 3I0YEN-AGE. 591
qui se sont le plus mêlés à leurs semblables, pour les conduire et les
changer, se sont préparés par la solitude à leur tumultueuse grandeur.
Moïse et Mahomet ont habité le désert avant de remuer les multi-
tudes; Ilildebrand a vécu sous les silencieux arceaux d'un cloître,
avant d'ébranler l'Europe. Quand plus tard ces puissans anachorètes
passent de leur retraite dans la foule, ils sont encore d'autant plus
seuls, qu'ils sont plus grands, et ils éprouvent que la vraie solitude
au milieu des hommes est dans la force de l'esprit. Après un voyage
à Rome , Hildebrand revint à Cluny, dont il fut le prieur; il sortit
encore de sa solitude pour paraître à la cour de l'empereur, et même
s'il faut en croire un témoignage, pour donner des soins à l'éduca-
tion du jeune Henri. Quoiqu'il en soit, il fit une impression profonde
sur l'empereur, qui disait n'avoir jamais entendu prêcher la parole
de Dieu avec une si haute confiance. On raconte même que sur la foi
d'un songe bizarre qui lui avait montré Hildebrand armé de cornes et
roulant son fils dans la bouc, Henri IH l'avait jeté dans un cachot dont
l'aurait fait sortir la gracieuse intervention de l'impératrice Agnès.
De retour à Cluny, le prieur put méditer sur le spectacle qu'il quit-
tait. Il avait vu l'église dans la plus complète dépendance de l'em-
pire, l'empereur nommant le pape et le remplaçant même dans les
soins et le ministère spirituel; car la simonie était alors si scanda-
leuse qu'elle avait Henri HI pour adversaire, et que c'était le roi des
Allemands , et non pas le souverain pontife qui avait prononcé cette
sentence : Aucune fonction sainte ne doit être le prix de l'or, et
celui qui veut V acquérir ainsi doit être privé de ses honneurs. Quelle
leçon ! c'était un laïque, et non pas un prêtre, qui gémissait sur
l'église, et lui adressait des reproches d'une accablante justice. Mais
encore quelques momens, et l'esprit sacerdotal se réveillera; il
brûle, ardent et sombre, dans le cloître de Cluny, et l'un des papes
nommés par l'empereur va recevoir d'Hildebrand une inspiration ,
premier signe d'une grande résistance. Bruno , évêque de ïoul ,
choisi par Henri , sous le nom de Léon IX , dans un synode à
Worms, se rendit à Cluny, où il arriva en habits pontificaux le jour
de Noël : il y trouva le prieur Hildebrand, qui sut bientôt le persuader
et le dominer. Après de longs entretiens, il reconnut que l'empereur
n'avait pas le pouvoir d'élire un pape, et que ce droit appartenait
tout entier au peuple et au clergé de Rome; aussi, docile aux sugges-
tions du prieur, Bruno ne voulut entrer dans la ville pontificale que
pieds nus , dans l'appareil d'un pèlerin , en déclarant qu'il retourne-
rait à Toul , si le peuple et le clergé ne confirmaient pas son élec-
592 REVUE DES DEUX BIONDES.
tion. On lui répondit par une acclamation unanime. Ainsi il com-
mençait à établir que l'empereur n'avait péis un pouvoir absolu sur
féleclion du pontife , et c'était le plus simple et le plus doux des
hommes, natum simplex atqtie mitissinius, qui se permettait contn'
i'empire cette protestation hardie; mais il s'appuyait sur un bras
puissant : il avait Hildebrand à son côté , et pour être certain de \v
j^^arder, il nomma le prieur de Cluny cardinal sous-diacre de l'église
romaine et administrateur du couvent de Saint-Paul,
Hildebrand est aux affaires , il les anime, il les dirige. A la mort (kv
Léon IX, le peuple et le clergé le chargent d'aller trouver l'empereur
pour obtenir de lui l'autorisation de désigner le pape : Hildebrand
propose à Henri ni, Gebhard, évéque d'Eichstadt, qui fut agréé,
et qui , sous le nom de Victor II , se fit de nouveau élire et confirmer
par le peuple et le clergé romain. Ainsi une seconde fois la nomina-
lion impériale était subordonnée à l'élection romaine. Une occasion
se présenta bientôt de relever la papauté. Ferdinand-le-Grand , roi
de Castille et de Léon , fils de Sanclie-le-Gr;ind, avait refusé l'hom-
mage qu'il devait à Henri , et avait même usurpé le titre d'empe-
reur. Henri demanda à un synode rassemblé à Toul et présidé pa;
Hildebrand, alors légat en France, que l'église excommuniât le roi
de Castille, et mît son royaume en interdit, s'il ne renonçait pas à
an titre usurpé. Cette prière fut avidement accueillie : le concile
se hâta d'adresser à Ferdinand des sommations sévères qui fnren!
écoutées. Il était donc reconnu que le pape avait le droit de ])ro-
noncer sur la légitimité des empereurs. La mort d'Henri III laissait
le trône des Allemands à un enfant de cinq ans, et la mort de Mctor 1 ! .
suivie de celle d'Etienne IX, avait fait tomber la tiare sur la tète
d'un évéque de Velletri, nommé Mincius, qui l'avait achetée à prj\
d'argent , et qui d'ailleurs était incapable de gouverner l'église. Hil-
debrand et ses amis tinrent une assemblée en Toscane où ils dépo-
sèrent ce nouveau pape, qui avait pris le nom de Benoît X, et où ils
élurent Gérard de Florence, qui s'appela Nicolas II. En même temp>
ils conjurèrent par une ambassade l'impératrice Agnès , tutricr
d'Henri IV, et les seigneurs allemands de faire tomber leur choix
sur le môme Gérard qu'ils avaient déjà promu ; la cour germanique
y consentit, et le nouveau pape Xicolas II eut pour lui tant l'élection
d'un synode que l'élection royale. On ne pouvait surmonter avec plus
de bonheur les difficultés que présentait la double anarchie dos
affaires allemandes et romaines,
i .'était bien quelque chose qu'à trois fois l'église elle-même fûl
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 593
intervenue directement dans la nomination du souverain pontife;
mais rien n'était réglé pour l'avenir, et à la mort de ses papes, vieil-
lards dont le règne était souvent si court, Rome était ou déchirée
par SCS factions intestines, ou asservie par le roi des Allemands. Pour
obvier à ces maux , Ilildebrand osa une innovation capitale. Par ses
conseils , un concile fut convoqué à Latran , au mois d'avril de
l'an 1059; cent treize évêques y siégèrent. Ce concile régla qu'à l'a-
venir, quand le pape serait mort, les évoques-cardinaux, avant tous,
délibéreraient sur l'élection, qu'ils y appelleraient ensuite les clercs-
cnrdiiiaux, et qu'enfin le reste du clergé et le peuple seraient ap-
pelés à donner leur consentement, sauf, ajoute le décret du concile,
l'honneur dû à notre cher fils Henri ( c'est Nicolas II qui parle ) ,
maintenant roi , et plus tard empereur, et on rendra le même hon-
licur à ses successeurs, à qui le saint-siége aura personnellement
accordé le même droit. Ainsi l'église se relevait fièrement contre
l'empire; elle sortait de l'humiliation où l'avait réduite le fameux
décret du x° siècle, entre Léon VIII et Othon l"; elle reprenait sa
liberté d'élection; en môme temps elle la fixait dans les régions éle-
vées, et, la dérobant aux caprices du peuple , elle assurait à la fois
son indépendance et sa grandeur. A la même époque , Robert Giiis-
< ard se déclarait vassal du saint-siége, et reconnaissait posséder la
Pouille, la Calabre, la Sicile à titre de fiefs ecclésiastiques. Les papes
acquéraient ainsi dans les Normands de vigoureux défenseurs, e!
continuaient !a politique qui avait demandé protection et vengeance
aux Francs austrasiens.
Quand mourut Nicolas II, qui ne régna que deux ans et demi , plu-
sieurs se demandèrent pourquoi Ilildebrand ne serait pas pape, ei
pourquoi celui qui était l'ame de Rome n'en serait pas la tête aux
yeux du monde. Mais Hildebrand ne voulait pas encore s'asseoir sur
le trône papal; il y gravitait sans se hAter : il pensait qu'il serait en-
core plus utile à côté que dessus, plus fort, plus obéi. Les grandes
ambitions sont douées d'une patience inaltérable. Elles ne connais-
sent pas les vanités frivoles et les empressemens puérils. La sublimité
de leur convoitise les élève à l'héroïsme du dévouement, et le buf
suprême peut seul les émouvoir comme les remplir. Hildebrand était
plus occupé des périls que courait la papauté que de sa propre for-
tune. L'église romaine aurait-elle le courage et la force de faire exé-
cuter le décret de Latran? Les cardinaux se hâtèrent de s'assembler
«'I d'élire Anselme, évêque de Lucques, auquel on donna le nom
d'Alexandre IL Mais plusieurs seigneurs italiens, que Nicolas II avait
TOME XVII. 38
594- REVUE DBS DEUX MONDES.
imprudemment aigris, protestèrent contre l'élection; ils excitèrent
une partie du peuple de Rome, et s'appelant le parti du roi , ils en-
voyèrent une députation à la cour germanique. Le conclave, de son
côté, dépêcha au roi, en qualité de légat, Etienne, cardinal-prêtre
et moine de Cluny ; mais Etienne ne put même obtenir audience, et,
après sept jours d'attente , il fut obligé de rapporter à Rome le refus
qu'avaient fait de l'entendre les conseillers d'Henri IV. Hildebrand
ne faiblit pas : sur son avis, les cardinaux confirmèrent de nouveau
l'élection d'Alexandre II. Alors le clergé lombard , qui ne voulait pas
obéir à un prêtre romain, jeta les hauts cris, et à l'instigation du
chancelier Guibert, auquel l'impératrice avait confié l'administra-
tion du royaume d'Italie, les évêques de Plaisance et de Verceil
élurent pape Gadaloiis, évêque de Parme. Le nouvel élu, prenant le
nom d'Honorius II, voulut emporter le pontificat par la vivacité de
sa marche et de ses résolutions. Il parut sous les murs de Rome ,
combattit avec avantage l'armée d'Alexandre II, et déjà se croyait
sûr de la victoire , quand Godefroy, duc de Toscane, arrivant à l'im-
proviste , culbuta dans le Tibre ses soldats , le contraignit à la fuite ,
et maintint au pape choisi par le conclave la possession du Vatican.
Malgré cette défaite , Gadaloiis put encore troubler l'Italie pendant
quelques années; il pénétra même un instant dans Rome, et, chassé
par le peuple , dut s'estimer heureux de pouvoir s'enfermer dans une
tour d'où il s'évada après un siège de deux ans. Enfin il se retira en
Toscane et reprit l'administration de son diocèse; mais il voulut gar-
der jusqu'à sa mort les insignes de la papauté.
A la cour du jeune Henri IV, les seigneurs s'étaient révoltés
contre fautorité de la régente, qui avait le tort, à leurs yeux, de se
conduire en tout par les conseils de l'évêque d'Augsbourg. Ils se
plaignaient, dans leurs conciliabules, du joug de l'impératrice; ils
l'accusaient d'un commerce criminel avec son ministre favori. La
vertu d'une femme , disaient-ils, est plus fugitive que l'eau et le
vent. Aujourd'hui elle affirme, demain elle nie; tantôt elle hait,
tantôt elle aime. Ils résolurent d'enlever à Agnès son fils : ils réus-
sirent à l'emmener à Gologne, dont l'archevêque était un des prin-
cipaux adversaires de l'impératrice. Agnès, que ces grands outra-
geaient comme femme et comme mère, eut le cœur brisé; on la vit
quitter l'Allemagne pour répandre à Rome, sur le tombeau des
apôtres , ses douleurs et faveu de ses péchés. Pendant ce temps, les
passions du jeune Henri commençaient à se donner carrière. Les sei-
gneurs qui l'entouraient n'avaient d'autres soins que de lui compo-
LA PAPAUTÉ AU MOYEi\-AGE. 595
ser une vie de plaisirs, de flatter sa fantaisie, et d'éloigner de lui les
labeurs de l'étude. Aussi, de l'ignorance dans l'esprit, du désordre
dans l'imagination , de l'incertitude dans le caractère, des désirs vio-
lens, l'horreur de tout frein et de toute entrave, voilà ce que, de jour
en jour, on remarquait dans le fils d'Agnès. 11 prit bientôt en dégoût
la princesse Berthe, avec laquelle il était fiancé depuis long-temps,
et ne songea plus qu'à une séparation. Il s'attira la haine des Saxons,
dont il traita les nobles avec mépris , puisqu'il les éloignait de ses
conseils et de sa familiarité. On disait qu'un jour, sur une des hautes
montagnes de la Saxe, il s'était écrié : « IJeau pays, mais habité par
des esclaves! » Or, quoi de plus imprudent et de plus insensé que le
mépris jeté à la face d'un peuple? Pendant quelque temps, les Saxons
avaient vu sans crainte et sans soupçon s'élever sur leurs terres des
forteresses qu'on disait construites contre l'invasion des peuples bar-
bares; mais bientôt on s'aperçut que c'étaient des instrumens de
tyrannie qui menaçaient la liberté des anciens jours.
Henri poursuivait toujours la pensée d'un divorce avec Berthe, et
l'archevêque de Mayence lui avait promis son appui dans cette scan-
daleuse affaire. ]Mais un homme se trouva sur le chemin du capri-
cieux empereur, qui le contraignit de renoncer à ce désir : c'était
Pierre Damien, évêque d'Ostie, prêtre d'une piété profonde, ai-
mant avec passion les rigueurs du cilice , du cloître et de la macé-
ration, gémissant sur les plaies de l'église , méditant sur la nécessité
d'une grande réforme, mais dénué de génie politique, mais dépourvu
de cette volonté de fer et de feu qui animait si fort lïiidebrand, de
l'aveu même de ses contemporains, que Damien l'avait appelé saini
Satan, doué d'une piété néroniemie , tant celui qui, plus tard, s'ap-
pellera Grégoire Vil, faisait aux hommes l'effet du diable au service
de Dieu! Les lettres de Pierre Damieii sont curieuses : on l'y trouve
se lamentant sur son siècle , se plaignant que tout respect pour le
prêtre est perdu, parce que le prêtre n'est plus qu'un bouffon, dé-
plorant le sort du genre humain, qu'un mauvais esprit précipite dans
l'abîme. Pierre Damien aurait désiré ne jamais quitter sa solitude
chérie ; mais le pape , ou plutôt Hildebrand , voulait se servir de sa
piété, de l'autorité qu'elle lui donnait : on l'envoyait comme légat eu
France , en Allemagne ; c'est ainsi qu'à Francfort , Pierre Damien ,
au nom du saint père, condamna hautement le projet de divorce
que nourrissait Henri IV. Les seigneurs applaudirent à sa sainte élo-
quence , et le roi fut obligé de déclarer qu'il se ferait violence et
porterait son fardeau comme il pourrait. D'autres déplaisirs plus
38.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
amers encore ne lui étaient pas épargnés par les Saxons , qu'il battit
sans les réduire, et dont il envenima le ressentiment sans leur ôtcr
les moyens de l'accabler plus tard.
Rome observait tout en silence, et pendant les discordes de l'Alle-
magne, elle agrandissait sa propre puissance. Lanfranc, archevêque
de Cantorbéry, avait demandé le pallium par des légats : Hildebrand
sut le persuader de venir le chercher lui-même, et le prélat anglais fit
le voyage d'Italie avec Thomas, archevêque d'York. Le pape les reçut
avec une affectueuse tendresse. Si l'on joint à cette démarche la re-
connaissance expresse de la suprématie romaine parles archevêques
de Cologne et de Mayence , qui avaient aussi quitté l'Allemagne pour
rendre compte au pape de leur conduite, on jugera combien Rome
s'élevait au-dessus des autres églises, et se préparait habilement à
devenir le tribunal des rois. Déjà Alexandre avait sommé Henri IV
de venir se justifier devant lui tant du reproche de simonie que d'au-
tres griefs allégués par les Saxons, quand la mort vint le surprendre.
Rome le regrette; mais elle est tranquille. Un instinct secret l'avertit
qu'elle porte dans son sein un homme qui fera sa gloire. Après un
jeûne de trois jours, pendant lesquels on interroge à genoux la vo-
lonté divine , le peuple et le clergé s'émeuvent et s'écrient d'une voix
unanime que saint Pierre a choisi pour successeur Hildebrand. Les
cardinaux et les évoques n'ont plus à faire le choix, mais à le ratifier.
Le voulez-vous? disent-ils au peuple; nous le voulons. L'approuvez-
vous? nous l'approuvons. Cependant Hildebrand est abîmé dans la
prière, et sa grandeur le pénètre d'angoisses. Il a son agonie commo
le Sauveur au jardin des Olives; il sent que le trône est une croix, et
il délibère s'il acceptera cette exaltation douloureuse. Enfin il se lève,
après avoir plongé dans l'avenir un œil ardent et résolu; Rome peut
adorer son pape, car elle est aux pieds d'un martyr.
Plus les desseins d'Hildebrand , qui prit le nom de Grégoire Vil,
étaient vastes, plus il usa de prudence dans les premiers moraens de
son élévation. Quand le comte de Nellenbourg fut envoyé par
Henri IV à Rome pour demander aux cardinaux et aux seigneurs
comment ils s'étaient permis d'élire un pape sans l'approbation du
roi, Grégoire VII le reçut avec une extrême déférence, et lui répon-
dit que si les Romains l'avaient élu, ils n'avaient pu néanmoins lo
déterminer à se laisser ordonner, et qu'il attendait qu'un ambassa-
deur vînt lui apporter le consentement du roi. Le comte de Nellen-
bourg rapporta cette réponse à Henri, qui s'en montra satisfait, ot
donna des ordres pour le sacre du nouveau pape. 11 importait à Gré-
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 597
goire de s'asseoir sans conteste sur le trône pontifical, et s'il est vrai
que le lendemain du jour où l'enthousiasme des Romains l'avait sa-
lué pape, il écrivit une lettre à Henri lY dans laquelle il le conjurait
de ne pas ratifier son élection, cette dissimulation lui avait paru né-
cessaire pour endormir les soupçons du roi et des évêques allemands.
Dès qu'il fut pape reconnu par l'Allemagne, il se mit à promener
sur l'Europe des regards assurés, et il commença d'entrer en rapport
avec elle par l'envoi de nombreux légats qui devaient apparaître en
maîtres parmi les différens peuples, comme les proconsuls de Rome
républicaine. En Espagne, il envoya le cardinal Hugues-le-Bianc,
qui déclara à la noblesse que la Péninsule était un antique patrimoine
de saint Pierre, et qui donna au comte de Roucy, seigneur français,
tout ce qu'il pourrait conquérir sur les infidèles. Il écrivit en Alle-
magne pour annoncer que des légats viendraient bientôt de sa part
se concerter avec Henri lY sur les intérêts communs de l'église et de
la royauté. Comme le corps humain, disait-il dans une de ses lettres,
reçoit la lumière au moyen de deux yeux, de même le corps de
l'église doit être gouverné et éclairé au moyen de deux pouvoirs, le
sacerdoce et l'empire. Henri répondit à Grégoire qu'il sentait la né-
cessité de l'union de ces deux grandes puissances. Il confessa ses
péchés et promit de faire tout ce que demanderait le pape. Cette
soumission pénétra de joie Grégoire VII, qui n'en pouvait encore
connaître les motifs. La docilité d'Henri IV provenait du mauvais
état de ses affaires; la Saxe et la Thuringe étaient en pleine révolte.
Les seigneurs saxons ne pouvaient pardonner au roi de leur préférer
les Souabcs : le roi n'avait pas paru à une assemblée générale qu'il
jivait convoquée lui-même à Goslar, et ils lui avaient envoyé trois de
leurs principaux chefs pour lui demander de démolir les forts élevés
sur leur territoire, d'accorder une égale attention à toutes les parties
de son royaume , de renoncer à ses flatteurs et à ses plaisirs. Henri
se contenta de répondre qu'il avait été toujours juste envers tous et
qu'il n'avait jamais manqué aux devoirs de la royauté. Cette dédai-
gneuse réponse provoqua une insurrection générale qu'Henri ne crut
pouvoir combattre qu'avec le secours des Luticiens, et avec l'alliance
(le la Bohême et du Danemark. Rassemblés à Gerstungen , les Saxons
convinrent secrètement de nommer un autre empereur, de couronner
Rodolphe de Souabe, et de détrôner Henri IV, quand il viendrait à
('oiogne passer les fêtes de TSoël.
(Cependant Grégoire VIÏ continuait à se mêler des affaires de l'Eu-
lope; il arrêtait les empiétemens de Jaromir, frère de Wratisîas, duc-
598 REVUE DES DEUX MONDES.
de Bohème, sur i'évôché d'Olmutz. 11 profilait des félicitations que
lui adressait sur son avènement l'empereur de Constantinople ,
Michel VIÎI, pour lui témoigner le désir de voir se rétablir l'union
entre l'église grecque et l'église romaine. Dons l'intérieur de l'Italie,
Landolphe M, prince de Kénévent, se reconnut vassal du pape;
Ricliard T', beau-frère de Robert Guiscard et duc de Capoue, prêta
serment de fidélité à Rome. Philippe F', roi de France, reçut les
reproches de Grégoire VU , pour n'avoir jias voulu donner gratuite-
ment l'investiture du siège épiscopal de Màcon à Landri , archidiacre
d'Autun. Mais c'était surtout par l'Allemagne que le pape devait
saisir la direction politique de l'Europe. Rodolphe de Souabe le con-
jurait dd se constituer médiateur; une première lettre de Grégoire,
adressée à plusieurs évoques et seigneurs de la Saxe, ne put ni cal-
mer le ressentiment des partis, ni arrêter les desseins du roi, qui vou-
lait tenter le sort des armes. Mais la supériorité des Saxons jeta le
découragement dans l'armée royale , et Henri , après être resté
quelque temps en présence des révoltés , fut contraint de souscrire à
une paix humiliante. Déjà les forts de Vokenrode et de Spatenberg
avaient èié abattus, quand il apprit que non-seulement les remparts
de Harzbourg, mais le château et l'église même avaient été rasés
par les paysans avec une fureur qui avait épouvanté jusqu'aux sei-
gneurs saxons. A cette nouvelle son indignation fut si vive, qu'il
e-.voya sur-le-champ des ambassadeurs à Rome pour accuser le
peuple d'avoir porté une main sacrilège sur les choses saintes et
brûlé ia maison de Dieu. Grande fut la surprise de Grégoire de s'en-
tendre iiîvoquer comme juge par le roi même des Allemands ! et dans
le même temps il n'épargnait rien pour accroître son autorité : sur la
prière de l'empereur Michel Vlil , que menaçaient les Turcs seljou-
cides, déjà maîtres de Nicéc, Grégoire adressait une lettre à tous les
chrétiens pour les exciter à secourir Constantinople. L'épître du pape
ne mit pas d'armée en campagne; mais elle témoignait de sa préémi-
nence sur les peuples et les églises de la chrétienté.
Enfin , un an après son élévation au pontificat, Grégoire VII jugea
le moment venu de découvrir l'étendue de ses desseins. Son audace
s'était accrue de toute sa patience. Il ouvrit à Rome un concile
général auquel il invita , par lettre, tous les évêques de la Lombar-
die. Dans ce synode furent rédigés quatre canons contre la simonie
et l'incontinence des clercs. On arrêtait dans ces décrets, 1° qu'aucun
clerc ne devait obtenir une dignité ou un emploi ecclésiastique par
voie de simonie, c'est-à-dire par le moyen de l'argent; 2" que per-
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 599
sonne ne devait conserver une église avec de l'argent; que personne
ne devait se permettre d'acheter ou de vendre les droits d'une église,
car, disait-on , l'Écriture sainte, les décrets du concile et les sen-
tences des pères condamnent les vendeurs et les acheteurs de dignités
ecclésiastiques, et jusqu'aux entremetteurs de ce commerce; 3° que
toute fonction de l'autel était interdite aux clercs incontinens, qu'au-
cun prêtre ne se permît d'épouser une femme, et que s'il en avait
une, il la renvoyât sous peine de déposition ; que personne ne fût
élevé au sacerdoce sans avoir promis solennellement de garder une
continence perpétuelle ; i" que le peuple n'assistât pas aux offices
d'un clerc qui aurait désobéi aux décrets apostoliques. Ainsi
la réforme de l'église était ouvertement annoncée, et du sein de
son synode , Grégoire dévoilait sa pensée aux yeux de l'Europe.
Les décrets à la fois réformateurs et révolutionnaires furent répan-
dus partout et rencontrèrent en Allemagne une violente opposition.
Les clercs concubinaires étaient nombreux au-delà du Rhin ; ils accu-
sèrent le pape de vouloir contraindre les hommes à vivre comme des
anges , et de les précipiter dans la débauche à force de leur imposer
la sainteté. Pour combattre avec avantage ces résistances, Grégoire
chercha par tous les moyens à se concilier Henri IV ; il lui écrivit
deux longues lettres où il le félicitait de la bonne intention qu'il avait
manifestée , suivant les rapports des légats , d'extirper la simonie et
le concubinage des clercs , où il le confirmait dans ces exceliens des-
seins; il l'y entretenait aussi des affaires générales de l'Europe, il lui
exposait la triste situation des chrétiens d'Orient, et l'opportunité
d'une croisade, d'autant plus nécessaire que l'église de Constanti-
nople demandait à se réunir au saint-siége. Grégoire ne négligea pas
non plus de s'adresser à d'autres princes , à Rodolphe de Souabe , à
Berthold de Carinthie. Il désirait, par une habile douceur, prévenir
la résistance, mais il était déterminé à combattre tout ce qui lui fe-
rait obstacle. Il excommunia Robert Guiscard, qui n'avait pas voulu
lui prêter le môme serment de fidélité que les autres princes de l'I-
talie; il menaça de ses foudres Philippe P', qui, disait-il, avait pillé
des églises et extorqué de grosses sommes d'argent à des marchands
italiens venus en France. Il fut plus doux envers Guillaume-le-Con-
quérant, dont il estimait les talens politiques, et dont il redoutait un
peu l'altière indépendance. Il intervint dans les troubles de la Hon-
grie , et rappela au roi Salomon que son royaume était une propriété
de la sainte église romaine, depuis que le roi Etienne s'était soumis
à saint Pierre. Comment ne pas admirer cet homme qui ne craint
600 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de se mettre aux prises avec la société européenne, pour la
changer au moyen de la réforme de l'église? Au surplus, il ne veut
pas qu'on le regarde comme un novateur aventureux et fantasque; il
proteste qu'il ne fait que promulguer les antiques prescriptions des
pères de l'église. Je ne parle pas cVaprès mon sens individuel, écrit-il
à l'archevêque de Cologne, non de nosfro sensu cxsculpimiis. C'était le
mot d'un politique, car, dans les affaires humaines, il faut se garder
des caprices, même quand ces caprices auraient un air de grandeur.
Henri IV songeait toujours à se venger des Saxons : il était par-
venu à rassembler une armée nombreuse , et il put enfin goûter le
plaisir de la victoire dans les plaines de Ilohenbourg. Ce triomphe
le rendit arrogant et hautain , et il ne voulut plus reconnaître per-
sonne au-dessus de lui, pas même le pape. 11 n'avait pas vaincu un
peuple belliqueux pour obéir à un prêtre qui n'avait d'autre arme
que la parole. Aussi, à la mort de l'évêque de Liège, il nomma,
pour lui succéder, Henri, chanoine de Verdun, homme exercé au
métier des armes , et dont il attendait des services militaires. Il donna
un archevêque au Milanais, qui déjà en avait deux, et I^îilan se
trouva posséder trois pontifes, comme Rome trente ans auparavant.
Toutefois Henri ne voulait pas engager une lutte ouverte avec 1<*
pape, tant qu'il n'avait pas entièrement soumis les Saxons. Aussi il
entama avec Grégoire une correspondance pour lui donner, pendant
quelque temps encore, le change sur ses desseins. Les Saxons affai-
blis, non moins par leurs divisions que par leur défaite, consentirent,
pour obtenir la paix, aux plus humiliantes conditions. On éleva dans
la plaine d'Ébra un trône , où Henri vint prendre place pour recevoir
la soumission des princes de Saxe et de Thuringe, désarmés et cap-
tifs. Ces malheureux chevaliers furent confinés dans des forteresses
lointaines, et leurs domaines partagés entre les vainqueurs. L'armée
impériale se répandit dans les villes et les châteaux de la Saxe. C'est
alors que l'empereur, délivré de toute inquiétude , crut pouvoir se
passer de ménagemens envers Rome. Il nomma précipitamment un
évoque à Bamberg, avant que le prédécesseur du nouvel élu eût été
jugé suivant les lois ecclésiastiques; il donna l'anneau abbatial à des
clercs que n'avait pas désignés l'élection des chapitres. Enfin, il de-
manda au pape de déposer les évoques qui avaient pris les armes
contre lui. De leur côté, les Saxons avaient, à l'insu de Henri , fait.
parvenir leurs plaintes au saint-siège; ils accusaient le roi de ne son-
ger qu'à la chasse et aux plus licencieux plaisirs, de consulter sur le
choix des évêques et des abbés des prêtres dissolus et des femmes
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. GOl
(le mauvaise vie, de sacrifier à Vénus et non pas à Jésus-Christ.
Ils demandaient au pape d'aviser à ce qu'un nouveau roi fût choisi
dans une assemblée générale des princes.
Grégoire VII était donc solennellement saisi d'un grand procès
entre l'empereur et ses sujets. Il voulut mettre dans sa justice une
solennelle fermeté. Déjà, avant les plaintes des Saxons, il avait écrit
à Henri pour se plaindre du choix de quelques évèques. Il lui adressa
une autre lettre , dans laquelle de nouvelles remontrances se joi-
gnaient aux anciens griefs ; il finissait par le menacer de l'excom-
munication, et le sommer de comparaître à Rome pour se disculper
devant un synode des crimes dont on l'accusait. La colère de Henri
ne connut plus de bornes; il chassa les légats, et convoqua dans le
plus court délai un concile à Worms. Les évèques et les abbés s'y
rendirent en foule. Le cardinal Hugues-le-Blanc , devenu l'irrécon-
ciliable ennemi de Grégoire VH , apporta à cette assemblée un long
écrit, diatribe virulente contre le pape, acte d'accusation extravagant
et calomnieux. On l'y accusait de se livrer à la magie et d'adorer le
diable , de donner de fausses interprétations aux Écritures , d'avoir
conspiré contre la vie du roi , d'avoir osé jeter dans le feu le corps
sacré du Seigneur, de s'être attribué le don de prophétie. Après la
lecture de ce libelle et une délibération qui dura deux jours, le con-
cile dressa un acte de déposition du souverain pontife, que signèrent
tous les évèques présens, et qu'Henri se hâta de notifier au sénat et
au peuple de Rome, en l'accompagnant d'une lettre injurieuse adres-
sée au moine Hildcbrand. « Je te renonce pour pape, lui écrivait le
roi , et je te commande, en qualité de patrice de Rome, d'en quitter
le siège. » Ce fut un clerc de Parme, nommé Roland, qui se chargea
de porter à Rome cette injurieuse missive et le décret du concile; il
eut le courage de les produire devant l'assemblée des évèques réunis
dans l'église de Latran , et présidés par le pape. Grégoire VII tran-
quillement prit ces pièces, les lut lui-même, et leva la séance. Le
lendemain, en présence de cent dix évèques, il prononça la sentence
d'excommunication, déliant tous les chrétiens des sermens qu'ils
avaient prêtés à Henri d'Allemagne, et il ne négligea pas, après la
clôture du concile, d'adresser une longue lettre aux évèques, ducs,
comtes et barons de l'empire, dans laquelle il s'attachait à démontrer
la justice de sa conduite. C'était un appel à l'opinion de l'Europe.
Les effets de l'excommunication ne se firent pas attendre. Ce fut
à Utrecht que l'ambassadeur du roi, venant de Rome, lui apporta la
terrible sentence. Henri affecta d'abord une grande indifférence, et
602 REVUE DES DEUX MONDES.
révoque (iuillaume , qui lui était tout-à-fait dévoué, osa, le jour
de Pâques , en pleine chaire , injurier le pape , et se moquer de
l'anathème lancé contre le roi; mais il mourut subitement dans
d'atroces douleurs, en s'écriant qu'il éUiit damné. Le peuple fut
rempli d'épouvante. D'autres partisans de l'empereur périrent aussi
par des accidens imprévus, et plusieurs de ceux qui survécurent
chancelèrent dans leur fidélité. La crainte qu'inspirait le courroux de
Grégoire VII était si grande, que ceux qui tenaient prisonniers les
princes saxons les mirent en liberté, sans l'autorisation du roi , et ces
princes délivrés, relevant l'ancienne ligue, se remirent à l'œuvre
pour reconquérir les libertés saxonnes. Tout conspirait contre Henri.
Rodolphe de Souabe et Berthold de Carinthie l'abandonnèrent. Les
Saxons écrivirent au pape pour lui demander s'ils pouvaient élire un
autre roi , et la réponse fut affirmative. A Tribur, les princes et les
grands d'Allemagne délibérèrent pendant sept jours, et rappelèrent
tous les griefs qu'ils avaient contre le roi. Le Rhin séparait Henri des
confédérés, et le malheureux monarque leur envoyait messages sur
messages, prodiguant les prières, les promesses, offrant pour l'ave-
nir toutes les satisfactions désirables. Enfin il obtint, après de nom-
breux refus, qu'une diète générale serait convoquée à Augsbourg,
dans laquelle on supplierait le pape de vouloir bien se rendre; on de-
vait y terminer tous les différends, y régler toutes les affaires. Il était
aussi stipulé que, si , dans l'espace d'un an , Henri n'était pas parvenu
à se faire absoudre de l'excommunication , il serait déchu du trône.
Ces conditions étaient dures, et cependant le roi dut s'estimer heu-
reux d'y souscrire. Il se rendit à Spire, où il resta quelque temps
dans un complet isolement, pour mieux se conformer au traité. De
leur côté, les princes envoyèrent à Rome des ambassadeurs, pour
prier le pape de se rendre à Augsbourg. Grégoire répondit sans hé-
siter que, malgré les rigueurs de l'hiver, il se trouverait au milieu
d'eux, en Allemagne, le 2 février 1077. Pouvait-il hésiter à venir con-
firmer par sa présence le rôle qu'il ambitionnait, d'arbitre souverain
entre les peuples et les rois?
Les mômes motifs qui faisaient arriver Grégoire en Allemagne,
engagèrent Henri à le prévenir. L'humiliation sembla moins grande
au roi d'aller trouver le pape que de comparaître devant lui à Augs-
bourg, au milieu de sujets victorieux et révoltés. Quelques jours
avant Noël de l'an 1076 , il quitta Spire avec sa femme Berthe, son
jeune enfant et un seul domestique. Il traversa la Bourgogne, passa
par Besançon , longea le Jura jusqu'au lac de Genève , acheta le pas-
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 603
sage des Alpes et une escorte jusqu'en Italie au prix d'une province
entière de la Bourgogne, qu'il dut céder à Adélaïde, veuve d'Olhon
de Snze. Le sacrifice était grand , mais à tout prix il fallait passer
outre. Cependant l'iiiver éclatait dans toute sa rigueur : la glace cou-
vrait les rivières et même le Rliin. La neige obstruait tous les che-
mins et tous les sentiers. Avec de l'or, Henri trouva des guides à
travers les montagnes. Les hommes se traînaient sur les pieds et sur
les mains ; la reine eut un traîneau fait avec des peaux de bœuf; mais
les chevaux succombèrent presque tous. Enfin , à travers mille fati-
gues et mille dangers , le roi arriva à Turin, puis à Plaisance, et se
dirigea vers Canossc par Reggio.
Par un singulier contraste , plusieurs en Italie attendaient Henri
comme un vengeur. Le clergé italien , surtout en Lombardie , dési-
rait ardemment l'humiliation et la déchéance du pape ; et comme on
croyait que l'empereur ne venait que pour y travailler, on se pressa
autour de lui, on le conduisit jusqu'à Canosse au milieu de cris de
joie et d'espérance. Etrange cortège pour un suppliant qui venait
demander au pape de le relever de l'excommunication î Dans la for-
teresse de Canosse se trouvaient auprès de Grégoire VH , Azzo, Mar-
grave d'Esté, Hugues, abbé de Cluny, quelques princes d'Italie,
Adélaïde de Suze avec son fils Amédée , enfin la princesse iMalhilde.
Grégoire ne s'était pas attendu à ce qu'Henri traverserait les Alpes
pour tomber à ses pieds; mais il résolut de tirer de cet incident im-
prévu le plus grand parti possible. Aux prières de l'empereur, trans-
mises par Malhilde, il répondit que si le repentir de Henri était véri-
table, il devait, comme pénitence, déposer la couronne et se déclarer
indigne du titre de roi. Ces conditions parurent trop dures même à
ceux qui entouraient le pape. Enfin Grégoire consentità ce qu'Henri
s'approchât et fût amené dans la seconde enceinte de la forteresse :
le roi y resta un jour entier, pieds nus, dans le jeune et sous l'habit
d'un pénitent. Il attendait la sentence du pape; il l'attendit un autre
jour, et un troisième encore. Enfin le quatrième , transi de froid ,
pâle, exténué, il put paraître devant le pape, qui leva l'anathème.
Henri s'engageait à se rendre à Augsbourg, au milieu de la diète que
présiderait Grégoire, et à se soumettre au jugement du pape, quel
qu'il fût. Quand il eut reçu le serment de l'empereur, le pape célébra
la messe; après la consécration, il dit à haute voix : « Je veux que
le corps de notre Seigneur Jésus-Christ que je vais prendre soit au-
jourd'hui une preuve de mon innocence. Je prie le Tout-Puissant de
dissiper tout soupçon si je suis innocent, et de me faire mourir su-
60i REVUE DES DEUX MONDES.
bitement si je suis coupable. » Et il communia aux acclamations du
peuple. Puis, se tournant vers l'empereur: « Faites, mon fils, lui
diî-il, ce que vous m'avez vu faire; prenez cette autre partie de
l'hostie, afin que cette preuve de votre innocence ferme la bouche à
tous vos ennemis et m'engage à être votre défenseur le plus ardent. »
A cette proposition inattendue, Henri se troubla, et, après avoir con-
féré quelques instans avec ses amis, il demanda que cette terrible
épreuve fût remise au jour de la diète générale. Le pape y consentit.
L'indignation fut vive en Italie contre l'empereur : on ne pouvait
lui pardonner d'avoir si fort abaissé la puissance royale, et quand ii
reprit la route de Reggio, il fut obligé de camper hors des villes, qui
refusaient de lui ouvrir leurs portes. Cet abandon et ce mépris lui
inspirèrent sur sa conduite un repentir amer, et tout à coup, passant
à une autre extrémité, il rompit avec le pape, et même chercha à
s'emparer de sa personne par surprise. Mais sa ruse échoua, et n'eut
d'autre effet que d'empêcher Grégoire de se rendre à Augsbourg.
Aussi les affaires de l'Allemagne prirent un autre cours; les princes
germains, fatigués de la conduite de Henri, élurent définitivement
pour roi Rodolphe de Souabe , et l'anarchie fut complète, A la grande
surprise des Saxons , Grégoire résolut de ne se prononcer ni pour
l'un ni pour l'autre des deux rois; il persévéra dans son projet de ve-
nir en Allemagne pour juger lui-môme lequel des deux avait droit à
l'empire. Les Saxons firent éclater leur mécontentement. «Nous sa-
vons, très saint père, écrivirent-ils au pape, que vous n'agissez que
dans des intentions louables et par des vues profondes; mais comme
nous sommes trop grossiers pour les pénétrer, nous nous contentons
de vous exposer que ce ménagement des deux partis a pour résultats
la guerre civile, le meurtre, le pillage, l'oppression des pauvres, la
spoliation des biens ecclésiastiques, l'abolition des lois divines et hu-
maines.» Grégoire répondit pour se justifier, et il y eut entre lui et les
Saxons de nombreuses négociations. Henri , de son côté , après de
puissans préparatifs contre Rodolphe, lui avait livré une bataille qui,
malgré une issue douteuse, avait un peu relevé sa fortune.
L'Allemagne n'occupait pas seule la pensée de Grégoire MI; il
donnait aussi ses soins au reste de l'Europe. Il était en correspon-
dance avec le roi de Danemark, avec Alphonse, roi de Castille; il
s'occupait du clergé de France, et adressait à Philippe I" d'assez
vives remontrances. Mais en Angleterre il rencontrait une résistance
dont il ne put triompher; car, tout en protestant de son respect pour le
pape, Guillaume-le-Conquérant défendait au clergé anglais de cor-
LA PAPAUTÉ AU MOYEN-AGE. 605
respondre avec Rome sans sa permission, et soumettait tous les dé-
crets ecclésiastiques à la sanction de sa royale autorité. L'Angleterre
avait déjà les instincts de la séparation et de l'indépendance. Cepen-
dant les affaires de l'Allemagne revenaient toujours plus pressantes
et plus compliquées. Les envoyés de Rodolphe de Souabe parurent
dans le septième synode que Grégoire VII ouvrit à Rome , et pré-
sentèrent contre Henri IV une suite de griefs dont la gravité arracha
au pape une nouvelle excommunication et la reconnaissance formelle
de Rodolphe comme roi des Allemands. Dès qu'Henri reçut cette nou-
velle, il convoqua à Maycnce une assemblée du clergé et de la no-
blesse, et il y fit décider la réunion immédiate d'un concile à Rrixen.
Dans cette ville du Tyrol , trente évoques et un grand nombre de
princes et seigneurs, opfimatum cxercitus, portèrent un décret qui
déposait et vouait à la damnation éternelle Hildebrand, le nécro-
mancien, le moine possédé de l'esprit infernal , le déserteur de la vé-
ritable foi. Puis les évoques élurent unanimement pour pape Guibert
de Ravenne, sous le nom de Clément III. Ainsi désormais la chré-
tienté était partagée entre deux papes et deux empereurs.
L'adversité s'approchait peu à peu de Grégoire AU et s'apprôtail
à lui demander de nouveaux témoignages de force et de grandeur,
llodolphc de Souabe, qu'il avait reconnu, mourut frappé d'un coup
mortel à la fin de la bataille d'Elster qu'il venait de gagner, payant
la victoire de sa vie. Cette catastrophe imprévue devait bientôt ra-
mener en Italie Henri IV, qui ne tarda pas, en effet, à inviter ses
fidèles sujets à le suivre au-delà des monts. Tous les ennemis du pape
en Lombardie tressaillaient d'espérance. Grégoire, sans s'épouvan-
ter, chercha un appui dans Robert Guiscard , qui estimait de son côté
qu'une réconciliation avec Rome doublerait sa puissance; mais il ar-
riva que , par son alliance avec Robert, le pape devint l'ennemi de
l'empereur grec, qui se mit à rechercher l'amitié de l'empereur d'Al-
lemagne. Enfin, Henri IV passa en Italie avec une armée nombreuse.
Après un court séjour à Vérone, il envahit les états de Mathilde,
assiégea Florence, qui dut capituler, et arriva devant les murs de
Rome avec l'anti-pape Guibert. Ses troupes campèrent dans les prai-
ries de iNéron, devant le fort Saint-Pierre, et elles y restèrent deux
ans, exposées aux sorties et aux insultes des Romains. Henri IV se
dédommageait de ces humiliations sur les domaines de Mathilde,
dont il ne put cependant abattre le courage. Cette femme héroïque
parvint même à envoyer au pontife une somme d'argent considé-
rable. Enfermé dans Rome, Grégoire n'épargnait rien pour fortifier
606 REVUE DES DEUX MONDES.
les âmes des défenseurs de l'église. Reprenez courage, leur disait-il,
concevez une vive espérance; fixez vos regards sur l'étendard du roi
éternel, où il est écrit : C'est da,ns votre patience que voîis posséderez
vos âmes. Mais à la troisième année du siège, la persévérance des
Romains se prit à délaillir. Henri était revenu devant Rome plus ar-
dent et plus résolu à tout employer pour triompher. Il emporta la
cité Léonine; il éleva un fort sur le mont Palatin. Unissant à la force
la ruse et la corruption, il séduisit par des présens plusieurs des prin-
cipaux citoyens; puis il rendit la liberté à quelques évoques captifs,
et laissa pénétrer dans Rome tous ceux qui voulurent y entrer. Aussi,
autour de Grégoire, les plaintes commencèrent à éclater; on le sup-
plia de prendre le pays en pitié, de se réconcilier avec Henri; et
comme le pape fut inflexible , le mécontentement du peuple le con-
traignit à se retirer, avec ses partisans, au château Saint-Ange.
Enfin, après plusieurs alternatives de découragement, de nouveaux
efforts pour le pape et de sentimens favorables à l'empereur, les Ro-
mains ouvrirent la porte de Latran à Henri, qui fit une entrée solen-
nelle avec l'anti-pape (iuibert. Le rival de Grégoire fut installé sur le
saint-siége, sous le nom de Clément HI; Henri reçut la couronne im-
périale, et s'étabUtdaiis Rome commedanssa propre maison: Romam
ut propriavi domum habcre cœpii. Cependant Robert Guiscard, qu'ap-
pelait à grands cris Grégoire VH, rassemblait une armée de trente
mille hommes d'infanterie avec six mille cavaliers , et le bruit de sa
marche détermina Henri à quitter Rome avec Clément. L'arrivée de
Guiscard fit trembler les Romains, qui avaient déposé Grégoire; ils
refusèrent l'entrée de leur ville au Normand , qui trouva le moyen
de pénétrer de nuit dans Rome, et la désola sans pitié. Pendant trois
jours, la cité pontificale fut au pillage; peu s'en fallut que toutes les
églises et toutes les basiliques fussent incendiées. Le pape fut ra-
mené par son libérateur au palais de Latran; puis il se détermina à
quitter Rome; il se rendit au mont Cassin , et de là à Salerne.
Grégoire se séparait des Romains parce qu'il les méprisait : il était
d'ailleurs arrivé à ce moment suprême où l'homme abdique volon-
tiers la vie; il était las, et il se mit à oublier les combats qu'il avait
rendus , dans la lecture des livres saints et de l'histoire ecclésiastique.
Ses forces déclinaient aussi. Au mois de mai 1085 , il lui devint im-
possible de se lever. Rangés autour de son lit, les cardinaux et les
évêques qui lui étaient restés fidèles écoutaient ses discours. H
leur disait qu'il les recommanderait avec instance au Dieu souverai-
nement bon. Il leur défendait de reconnaître personne pour pape ,
LA PAPAUTÉ AU MOYEX-AGE. 607
qui n'eût été élu et ordonné d'après les saints canons et l'autorité des
apôtres; enfin, comme il sentit approcher la mort, il prononça ces
paroles qui furent les dernières : « J'ai aimé la justice et j'ai haï l'ini-
quité; c'est pourquoi je meurs dans l'exil (1). »
Jamais destinées individuelles ne se sont mêlées davantage à l'his-
toire du monde; et voilà une biographie qu'il fallait esquisser, puis-
qu'elle enveloppe tous les intérêts d'un siècle. L'homme est original,
et son œuvre grande. Nous ne nous arrêterons pas à relever curieuse-
ment les singularités qui distinguent le génie même de Grégoire VII,
la violence de ses passions, les aspects tragiques de cette intraitable
volonté, non plus que le poétique épisode de son intimité avec Ma-
thiide, dont la grande anie sut le comprendre et l'aimer. 11 faut laisser
le soin du portrait de cette figure sacerdotale aux artistes qu'aura sé-
duits la sublime étrangeté du sujet. Nous désirons seulement carac-
tériser avec exactitude l'étendue et la portée de l'œuvre même , que
les successeurs de Grégoire VII se transmirent comme un héritage
sacré, renfermant la volonté de Dieu sur les sociétés humaines.
On peut résumer par un seul mot toute la pensée de Grégoire VII ;
ce mot est le pouvoir, et ce qu'il appelait la liberté de l'église n'était
autre que la domination de cette église sur les royaumes et les prin-
cipautés. S'en étonner et s'en plaindre serait indiquer qu'on ne com-
prend pas le siècle où vivait Hildebrand. Il était nécessaire, deux cent
cinquante ans après Charlemagne, qu'un pouvoir général revînt à la
surface et à la tête des affaires de l'Europe, et ce fut un signe du
progrès de la liberté humaine, que ce pouvoir fût plutôt la thiare que
l'épée. Il est vrai que , pour accomplir ce grand résultat, le christia-
nisme fit le sacrifice de son esprit même; il s'immola pour régner,
et la papauté catholique ne put échapper au péché de prendre pour
base la contradiction même de l'Évangile. Mais une fois cette transfor-
mation acceptée , que de grandeur, que d'unité dans la pensée de
Grégoire VII! L'église romaine a été fondée par Dieu; elle se person-
nifie dans le pape, qui est le représentant de la puissance divine; elle
se recrute par des élections libres ; elle est indépendante devant les
rois et au milieu des peuples; sa divine origine la rend supérieure à
l'état et à la royauté, dont les pouvoirs sont humains, limités et con-
ditionnels : ceux qui la servent n'appartiennent qu'à elle, car ses
membres ont rompu tout lien avec la chair et le monde; le prêtre
est libre et n'obéit qu'au pape. Le pape ne peut et ne doit être jugé
(1) « Dilexi juslitiam et odii iniqiiitalem : proplereà morior in cxilio. »
608 HE VUE DES DEUX MONDES.
par personne; il lui appartient de déposer les empereurs et les rois,
de nommer et de déposer les évêques sans convoquer de synode.
Par son ordre et son autorisation , un inférieur peut accuser son su-
périeur : principe nouveau qui amenait tous les hommes et portait
toutes les causes à son tribunal. Il y avait dès-lors pour toute l'Eu-
rope une loi , une juridiction suprême ; la chrétienté avait une forme ,
une constitution ; les états de l'Europe étaient comme les membres
d'un même corps, et si le pape , pour nous servir des paroles de Bos-
suet, se donnait de grands mouvemens pour rendre le saint-siège
maître et propriétaire de tout le royaume du monde, il organisait la
solidarité européenne sous la consécration de la religion. Ainsi les
grands principes d'ordre, d'unité, de hiérarchie et de pouvoir, s'é-
tablissaient avec autorité.
Mais , à notre sens, l'entreprise de Grégoire Vîï ne fut pas moins
utile à la liberté même de l'esprit humain , car elle la provoqua. Le
dogmatisme hautain de cet homme, plus prêtre que chrétien, qui
démasquait d'un coup tout un système d'autorité, et qui, suivant,
une expression familière , mais exacte de Bayle, a fourni aux papes
ses successeurs la tablature qui les a fait triompher en tant de rencon-
tres, suscita le thème contraire de l'indépendance politique et doc-
trinale. Quoi de plus métaphysique, en effet, et de plus absolu que
les propositions sur lesquelles s'appuyaient les prétentions du pape?
Par leur nature, elles imposaient aux hommes l'alternative d'une
soumission sans réserve, ou d'une résistance triomphante; c'est
pour leur répondre que, dans le xii"' siècle, les jurisconsultes italiens
s'évertueront à construire une théorie du pouvoir impérial , qu'Arnold
de Brescia, disciple d'Abeilard , conclura , sans hésiter, de l'indépen-
dance métaphysique à la liberté politique. Il est beau, dans l'économie
du moyen-âge , de voir la papauté donner elle-même le signal des
développemens de l'humanité; son énergique initiative a tout mis
en branle ; le monde moral et politique est pénétré jusqu'au fond ,
et toutes ses sources vont s'ouvrir comme sous la verge de Moïse.
Comment penser qu'une institution , si affirmative et si puissante
qu'elle se produise , puisse étouffer des élémcns nécessaires ? Déjà
même, à côté de Grégoire VII, le rationalisme avait un organe, et
des condamnations répétées n'empêchaient pas l'archidiacre Béran-
ger de servir de lien entre Scott Érigène et le grand Abeilard. Il y
a donc une double raison pour louer la papauté au moyen-âge : elle
a fait beaucoup de bien dont souvent elle eut l'intention , et n'a pas
fait le mal qu'elle se proposait. Lermimer.
EXPÉDITION
DE
LÀ RECHERCHE
AU SPITZBERG.'
VI.
BOSSEK^OP.
Si jamais quelque enfant studieux de Finmark s'avise d'écrire l'histoire de
Hammerfest, j'espère qu'il citera dans les annales de cette ville le 21 juil-
let 1838, comme un jour mémorable. Ce jour-là, les deux officiers de marine
chargés de la topographie des côtes avaient arboré dans le port le pavillon
royal de Suède et de Norvège; l'évêque arrivait de Vardœhus ; le foclge, cette
haute puissance du district, montait d'un pas majestueux l'escalier en bois
servant de cale; le bateau à vapeur amenait plusieurs belles dames de Fin-
mark , et la corvette française élevait au-dessus des batimens de commerce
[\) Voyez la livraison du 15 janvier. — Nous n'avons pas voulu interrompre , dans ces
récils de voyages, ce qui avait rapport au nord de la Suède et de la Norvège et à la Laponie.
L'expédition au Spitzberg forme un sujet à part. Nous essaierons de le traiter d'une manière
complète, en racontant d'abord la découverte de cette étrange contrée, l'histoire de ceux
qui ont tenté d'y aborder et d'y séjourner, les observations de ceux qui en sont revenus et
de ceux qui y sont morts. Quand nous en viendrons ensuite aux explorations scientifiques
de la Recherche dans ces parages de glaces, M. Martins suppléera à notre insuffisance en
nous donnant un travail étendu sur l'histoire naturelle du Spitzberg.
TOME XVII. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
son haut mât surmonté de la flamme guerrière. Ce jour-là, les rues de la
petite ville présentaient un tableau inusité. De tous côtés on voyait des mate-
lots portant quelque coffre sur leurs épaules, des voyageurs cherchant une
demeure, et des habitans de la ville courant au-devant d'eux avec cet admi-
rable sentiment d'hospitalité dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, et que je ne
peux assez louer. Toutes les physionomies avaient un air de vivacité qui ne
se manifeste que dans les grandes circonstances, et dans toutes les maisons
la table était mise. On ne pouvait franchir le seuil d'une porte sans voir briller
aussitôt le flacon de vin de Porto sur la nappe effrangée, sans entendre le
cliquetis des verres et la joie bruyante d'un cercle de convives qui se souhai-
taient réciproquement la bienvenue. Enfin, que dirai-je de plus? Ce jour-là,
dans la bonne cité de Hammerfest, on ne comptait pas moins de quatorze
uniformes brodés, dorés, accompagnés du sabre et de l'épaulette. I.e matin,
on recevait des visites d'étrangers, et le soir, on devait avoir un bal , un bal
donné par les officiers de la Recherche. Déjà la salle de M. Bang était revêtue
de pavillons de toutes couleurs; des baïonnettes réunies en faisceau formaient
des candélabres tels qu'on n'en avait jamais vu dans cette paisible ville de
commerce , et les lames de sabre étincelaient entre les lustres. On avait pensé
à revêtir cette salle militaire d'une guirlande de fleurs; mais la chose fut im-
possible : tous les vases de porcelaine, où les dames de Hammerfest entre-
tiennent d'une main vigilante le géranium et le réséda , n'auraient pas suffi à
faire un bouquet, et les fleurs des montagnes, la violette pâle, la renoncule,
commençaient à se faner. Mais le maître cool; fit des prodiges. Le punch avait
un arôme merveilleux, les confitures auraient fait oublier à un helléniste
le miel des abeilles de l'Hymète, et le souper était servi avec une magnifi-
cence royale. On dansa jusqu'au matin , et quelques heures après , toute cette
fête s'en allait dans le passé comme un rêve. Les étrangers commençaient
déjà à faire leurs préparatifs de départ, et nous qui, depuis plusieurs mois,
avions vécu d'une même pensée et voyagé dans un même but, nous allions
nous trouver bientôt tous dispersés. De vingt personnes composant notre
société d'exploration , les uns s'en retournaient en France , d'autres en Nor-
vège, d'autres devaient passer l'hiver à Finmark, et M. Gaimard, M. Robert
et moi, nous partions pour la Laponie.
Grâce à la constante et inappréciable bienveillance du roi de Suède , nous
avions, pour faire ce voyage , un prêtre instruit, un guide excellent, M. Loes-
tadius, qui a toujours vécu en Laponie, et a traversé plusieurs fois ce pays de
long en large, tantôt pour suivre ses études de botaniste, tantôt pour recueillir
des traditions d'histoire et de mythologie. Cependant nous ne passâmes pas
devant la Recherche sans un certain sentiment de tristesse. Elle était encore
immobile dans le port, appuyée sur son ancre, tandis que le bateau à vapeur
sillonnait déjà la vague paisible. Au cri d'adieu que nous lui adressâmes, les
officiers accoururent sur la dunette; les matelots montèrent dans les enflé-
chures et sur les huniers pour nous saluer encore une fois. Un peu plus loin,
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 611
nous entendions des hurrah répétés par une foule nombreuse : c'étaient les
habitans de la ville qui venaient là se rassembler sur la grève , et nous expri-
maient une dernière pensée d'affection, un dernier vœu. L'aspect de notre
corvette , avec ses officiers étendant encore vers nous une main de frère , et
ses matelots penchés sur les vergues; l'aspect de cette population qui se pres-
sait au bord du rivage, et tous ces signes d'adieu, tous ces mouchoirs agités
dans l'air, tous ces cris partis du cœur, avaient quelque chose de saisissant.
Plus d'une paupière alors devint humide, plus d'un regard fut voilé par une
larme. Dans ce moment, nous quittions, à l'extrémité du Nord, nos compa-
triotes que nous ne reverrions peut-être pas de long-temps, et des étrangers
dont nous étions devenus les amis et que nous ne reverrions peut-être jamais.
Le soir, nous arrivâmes à Kaafiord. Le directeur des mines, M. Crovs^e,
nous reçut avec sa cordialité habituelle. L'arrivée subite de douze personnes
ne l'effraya point. Sa table s'allongea, et ses chambres se garnirent de lits à
volonté.
Le lendemain, nous partîmes pour Bossekop. IVL Gaimard devait présider
à l'installation de nos compagnons de voyage , qui devaient faire là , pendant
l'hiver, une série d'observations astronomiques et magnétiques , et moi j'avais
voulu m'associer à son voyage', curieux de voir un lieu que ces observations
illustreront sans doute.
Bossekop (baie de la Baleine) est une colline élevée au bord d'un des
golfes d'Alten, revêtue en été d'une belle verdure et parsemée d'habitations.
Au milieu s'élève celle de l'ancien marchand de district, M. Clarck , qui
acheta, il y a une vingtaine d'années , ce terrain , et y fonda une colonie. La
plupart des pêcheurs finlandais, groupés autour de sa demeure, paient encore,
chaque année, à sa veuve, une redevance de trois à quatre jours de travail.
La maison de M. Clarck , bâtie en face de la mer, est large et commode. C'est
là que nos compatriotes demeureront. Au nord et au sud, ils ont déjà com-
mencé à établir leur observatoire , et les bateaux de Kaafiord leur ont apporté
tous leurs instrumens en bon état.
Près de Bossekop s'étend une forêt de pins traversée par une belle ave-
nue comme un parc. Celte terre présente un phénomène curieux. A quelques
lieues de distance, on ne trouve plus aucune trace de végétation, et ici on
voit des pins, des bouleaux, des enclos de gazon, des champs ensemencés.
A Murbakken, un paysan industrieux a fait d'une moitié de colline un joli
jardin , coupé par plusieurs plates-bandes traversées par des lignes d'arbres
et parsemées de fleurs. Quand nous le visitâmes , deux rosiers sauvages ve-
naient de s'épanouir au pied du mur qui les protège ; le bon propriétaire les
contemplait avec une joie naïve. En nous montrant leurs légers rameaux et
leurs boutons à demi ouverts, il cherchait à lire dans nos yeux un sentiment
de surprise; on eût dit qu'il nous montrait une plante inconnue. Puis, après
nous avoir raconté , avec une grande précision , en quelle année il avait planté
ces précieux arbustes et quelle peine il avait eue à les préserver de l'orage , il
39.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
en coupa deux petites branches et nous les offrit , non sans jeter un long
regard sur la tige, comme pour être bien sûr qu'il ne l'avait pas trop cruel-
lement blessée. Un peu plus loin, à Kœnigshofmark, on trouve un jardin
plus large encore et plus riche : il y a là des plates-bandes couvertes de pavots
et d'autres chargées de petits pois. Quand on vient des rochers de Hammer-
fest, c'est une véritable merveille.
Auprès de Bossekop , on aperçoit pourtant une colline rocailleuse pa-
reille à celles qui parsèment l'Océan jusqu'au Cap Nord : elle s'élève au bord
de la mer et termine, comme une forteresse, le circuit de la baie. Du haut
de son sommet , on découvre un large et imposant horizon : d'un côté , les
ruines de Kaafiord, d'où s'échappent sans cesse des tourbillons de fumée;
de l'autre, le détroit de l'Étoile, les montagnes couvertes de neige, le golfe
coupé de distance en distance par la pointe d'un roc, resserré en d'autres
endroits comme un lac , puis se déroulant au large et fuyant dans le lointain.
Là-bas la vie industrielle, ici la vie maritime et aventureuse; la barque du
pêcheur suivant comme une couleuvre les sinuosités de la côte, et le brick à
la lourde mâture se berçant sur les vagues.
Sur ce rocher, où j'étais venu m'asseoir par une belle soirée, pour con-
templer, dans une heure de rêverie solitaire, les deux côtes du golfe, les
chaînes de montagnes et les petites habitations de Bossekop, riantes et pai-
sibles comme des strophes d'idylle , sur ce rocher dont une vague caressante
venait, avec un doux murmure, baiser les contours, je n'aperçus qu'un
pauvre pin dont les branches courbées sur la pierre semblaient appeler
en vain une autre plante. Sa cime était déjà dépouillée d'écorce et jaunie;
la terre qui recouvrait ses racines commençait à se dessécher, et le vent
qui passait à travers ses rameaux rendait un son triste. Je regardai ce mal-
heureux arbre qui dépérissait ainsi dans l'isolement , et la conversation sui-
vante s'engagea entre nous :
LE VOYAGEUR.
Au bord de l'Océan , pauvre arbre solitaire ,
Sans force et sans appui , j'ai pitié de ton sort.
Comment es-tu venu tout seul sur cette terre ?
Comment as-tu vécu sous ce ciel froid du INord ?
l'abbre.
Un soir le vent du sud apporta sur son aile
Un bourgeon fugitif à ce roc décharné.
Le printemps souriait et la mer était belle ,
Et le ciel rayonnant à l'heure où je suis né.
Puis , lorsque j'ai grandi , sur ce sol que j'ombrage ,
J'ai penché mes rameaux et mon front agité;
Je cherchais un soutien pour les heures d'orage ,
Un rameau caressant pour les beaux jours d'été.
EXPÉDITION AU SPIÏZBERG. 613
Mais au milieu du calme, au sein de la tempête,
Nulle plante fidèle à mon sort ne s'unit ,
Nul autre arbre isolé n'élève ici la tête ,
Nul oiseau sur ce roc ne vient faire son nid.
Je n'entends que la voix de l'orage qui gronde ,
Ou le cri du corbeau qui m'annonce l'hiver;
Je ne vois que le sol qui se penche sur l'onde ,
Et le bateau pêcheur qui s'enfuit sur la mer.
LE VOYAGEUB.
Oh! ta plainte m'émeut, car elle me rappelle
La douleur qui traverse aussi le cœur humain.
Ne puis-je transplanter ta tige qui chancelle , ,
Et te voir reverdir par un riant matin ?
l'abbre.
Non , jamais , plus jamais. Ma sève est épuisée ,
Mes rameaux ont perdu leur première vigueur,
Et nul soleil fécond , nulle douce rosée ,
Ne peuvent raviver ma force et ma fraîcheur.
Sous ce ciel qu'un rayon pale et furtif colore ,
Au printemps j'aurais pu gaîment me balancer;
Mais je suis resté seul : je languis et j'implore
La nuit d'hiver qui doit bientôt me renverser.
A une demi-lieue de Bossekop est Altengaard, l'ancienne demeure des
gouverneurs de Finmark. C'est une belle habitation située au pied des bois,
au milieu d'une grande plaine unie comme le Champ-de-Mars, et bordée par
les eaux du golfe. Depuis vingt ans, le gouverneur reste à Tromsœ,et la
maison qui lui était destinée vient d'être transformée en hôpital.
Après avoir visité en détail la pharmacie et les salles de malades, encore
vides et fraîchement peintes, mais qui présenteront bientôt l'aspect d'une dou-
loureuse misère, nous remontâmes à cheval, et en courant à travers la plaine,
nous arrivâmes à Elvbakken, l'un des plus beaux hameaux de la Norvège.
Qu'on se iigure, dans une enceinte de montagnes escarpées, les unes toutes
nues, les autres couvertes, sur leurs lianes ou à leurs sommités, d'une large
banderoUe ou d'un manteau de neige, au bord du fleuve d'Alten, qui vient se
jeter dans le golfe, une plaine verte, divisée par enclos, et dans chaque
enclos un champ d'orge, une maison de paysan, une grange. Toutes ces ha-
bitations sont à peu près construites sur le même modèle. En entrant, on
trouve la cuisine, puis une chambre avec un métier à tisser, et plus haut une
autre chambre. Voilà tout. IMais ces maisons nous parurent plus propres et
mieux entretenues que celles que nous voyions depuis long-temps sur notre
route. Ce village est occupé en grande partie par une colonie de Finlandais ,
ou Quœner, comme on les appelle ici, qui ont émigré à différentes époques
614 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant les guerres de la Suède avec la Russie. Ces hommes sont actifs et
industrieux. Ils se distinguent entre tous les habitans du Nord par leur assi-
duité au travail et leur vie économe. Ils sont tout à la fois pécheurs, char-
pentiers, forgerons. Ils construisent eux-mêmes leur maison, leur bateau; ils
fabriquent leurs instrumens de pêche et d'agriculture, et le cordonnier de
Bossekop dit qu'il n'a pas d'ouvrage, parce que les Quœner font des souliers
pour tout le pays. Cette existence laborieuse leur donne généralement plus
d'aisance qu'on n'en trouve dans la contrée. Ils gardent leurs couvertures de
peaux de rennes et leurs meubles grossiers; mais les hommes et les femmes
portent d'excellens habits de laine, et il n'est pas rare de voir briller dans leurs
armoires tout un service d'argenterie. Au mois de novembre , les Lapons des
montagnes se rassemblent ici avec leurs pulke légers et leurs rennes. Ils ap-
portent des quartiers de viande sèche , des fourrures , et en échange ils pren-
nent de la farine, du tabac , de l'eau-de-vie. Toute la plaine est alors couverte
de tentes et de chariots; les rennes courent sur la colline, les Lapons chan-
tent en buvant leur veri'e d'eau-de-vie. C est une foire singulière que beaucoup
de gens vont voir par curiosité.
Après avoir passé par tant de côtes arides et d'iles dépeuplées, nous éprou-
vâmes une joie naïve à contempler ce joli hameau, à franchir la haie des en-
clos, à nous arrêter tantôt pour chercher une lleur au milieu de l'herbe
épaisse, tantôt pour cueillir un épi d'orge au bord du sentier. Tout cela était
pour nous comme un souvenir des campagnes de France; et lorsque, après
avoir gravi le Sandfall, nous vîmes se dérouler, de chaque côté de nous, deux
larges prairies , l'une couverte d'habitations , l'autre de bouleaux verts , toutes
deux entourées de rocs élevés et de pics de neige, il nous semblait voir un
des beaux paysages de la Suisse ou des Pyrénées.
Au-delà du fleuve d'Alten , la végétation diminue et s'étiole graduellement,
à mesure qu'on gravit les montagnes. Mais alors on retrouve dans les en-
trailles de la terre d'autres productions plus abondantes et plus variées. C'est
là que sont les mines de Raipass, avec leurs riches filons de cuivre, leurs
aiguilles de cristal et leurs feuilles d'amianthe. Elles furent découvertes
comme celles de Kaafiord, au xvii'' siècle, creusées légèrement, puis aban-
données. En 1832, M. Crowe en commença l'exploitation, et maintenant il
y emploie cent ouvriers. Le minerai qu'il en retire donne soixante et quatre-
vingts pour cent. Il n'y en a pas de plus riches dans le Nord entier. Déjà un
large chemin, exécuté à grands frais, va de Bossekop à Raipass. Les ouvriers
ont construit leur habitation entre les maigres pins qui parsèment le flanc
de la montagne. Une boutique leur est ouverte; un caissier vient les payer à
jour fixe. Leur nombre s'accroît à mesure que la mine s'élargit. Quelque
Jour, peut-être, Raipass aura, comme Kaafiord, son église, son école et son
médecin.
Mais l'industrie, qui fait ces miracles, a aussi ses tristesses. De retour
dans la vallée , nous entrâmes dans une cabane de paysan pour boire du
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 615
lait. Une jeune fille était assise dans une pauvre chambre , toute seule devant
un berceau. A côté d'elle était un rouet qu'elle venait de quitter pour prendre
soin de l'enfant qui avait pleuré en s'éveillant. Son regard était si dou\ et si
timide, sa figure si belle et si chaste , qu'on l'eût prise elle-même pour une jeune
sœur de cet enfant qu'elle berçait dans ses bras avec un sentiment de tendresse
€t de pudeur inexprimable. Notre guide nous dit qu'elle avait été séduite par
un ouvrier, que cet enfant était le sien, et qu'elle restait là seule et résignée,
travaillant sans cesse pour subvenir à sa subsistance. îSous lui demandâmes
si celui qu'elle aimait encore ne viendrait pas un jour la chercher pour l'épou-
ser. — Oh ! oui , dit-elle en baissant la tête , il viendra. — Et en même temps
elle embrassait son enfant, comme pour puiser dans ce baiser un nouvel
espoir. Sterne, en la voyant, eût ajouté un chapitre à celui de Marie, et
Wordsworth aurait dit : Pauvre Ruth! Poor liuth!
Notre excursion sur cette côte du golfe d'Alten se termina par une visite à
la maison du fogde. Elle est bâtie dans une situation riante et pittoresque ,
entre deux forêts de pins , au bord de la mer. Le fogde est , après Vamtinand ,
la première autorité de la province. 11 n'y en a qu'un dans le West-Finmark ,
et il remplit en même temps les fonctions de sorenskriver. En sa qualité de
fogde, il perçoit les impôts; il est chargé des travaux de recensement, d'ar-
pentage et d'administration. C'est un sous-préfet et en même temps un re-
ceveur des contributions. En sa qualité de sorenskriver, il est tout à la fois
juge , notaire , commissaire-priseur et receveur d'enregistrement. Son traite-
ment fixe n'est pas considérable, mais il perçoit pour chacun de ses actes
un droit proportionnel, déterminé par une ordonnance, et on lui accorde
en outre une indemnité pour tous les voyages qu'il doit entreprendre, soit
pour affaires du gouvernement, soit pour affaires particulières. Il se rend
trois fois par an dans chaque province, pour présider au ihiiicj, c'est-à-dire
pour percevoir les impôts et juger les différends. Il a là , sous ses ordres, un
homme qui porte le titre de lœnsmand , qui est payé aussi pour chacun de
ses actes, selon une taxe générale. C'est l'officier de la police, c'est le bourg-
mestre de la paroisse, l'expéditionnaire du juge et l'huissier du percepteur.
Pendant la durée du thing , c'est-à-dire pendant une session de sept à huit
jours , il est constamment attaché à la personne du fogde. Le reste du temps,
si l'on signale un délit dans la paroisse, c'est à lui que l'on s'adresse pour faire
arrêter le coupable, et c'est lui qui porte la sentence de contrainte au con-
tribuable en retard.
VIL
IiAPO:RfIE.
Les deux saisons les plus favorables pour voyager en Laponie sont l'hiver
et l'été, l'hiver avec le léger traîneau, le jjui^e, conduit par un renne, l'été
61G REVUE DES DEUX MONDES.
à pied ou à cheval. Au commencement de l'automne, tout le pays est inondé
de pluie, et les marais, que l'on franchit encore au mois de juillet, deviennent,
en peu de temps, impraticables. Une excursion au Cap-Nord et la difficulté de
nous procurer des chevaux dans une contrée où l'on ne trouve que des rennes
et des bateaux, nous firent ajourner notre départ jusqu'à la fin du mois
d'août. Nous expiâmes ce retard involontaire par une fatigue inattendue.
Nous étions huit voyageurs. Pour nous transporter avec nos bagages (que
nous avions pourtant allégés autant que possible), nos provisions, nos guides,
il ne nous fallait pas moins de vingt chevaux. Il en vint six d'un côté, quatre
de l'autre. On en prit dans la vallée, dans les iiiontagnes, et enfin nos che-
vaux se trouvèrent tous réunis un soir dans la cour de M. Crowe. Le même
jour arriva notre guide, un vieux Lapon de six pieds de haut, droit et robuste
comme un pin. En le voyant courir avec agilité d'un endroit à l'autre , et pré-
sider à tous nos préparatifs de départ, on l'aurait pris pour un jeune enfant
des montagnes, et il a soixante-dix ans. Sa tête est déjà toute chauve, mais
ses membres n'ont encore rien perdu de leur force. C'est du reste un homme
intelligent et éclairé. Il a été quatre ans maître d'école àKautokeino, dix
ans hcnsmand dans un district. Il a lu plus d'une fois la Bible d'un bout à
l'autre , et il parle norvégien comme un livre. Maintenant il a abdiqué toutes
ses dignités pour vivre de sa vie première , de sa vie nomade. Après avoir doté
ses enfans , il lui est resté deux cents rennes qu'il conduit tantôt au bord de
la mer, tantôt sur les montagnes. L'été, il va à la pêche pendant quelques
semaines, et si ses voyages de pâtre et de pêcheur ne l'enrichissent pas, ils
Jui donnent du moins ce dont il a besoin : une tunique de laine, du tabac et
de la farine de seigle. Le lait mêlé avec de l'eau est sa boisson habituelle , la
montagne est son domaine, et, l'hiver comme l'été, au milieu des amas de
neige comme au bord des vagues, il se fait, avec quelques piquets, un refuge
contre la tempête et s'endort paisiblement sous sa tente de vadmel.
Le 29, avant dix heures du soir, nos provisions étaient placées dans des
corbeilles d'écorce, nos chevaux sellés et bridés. Notre guide, avec son grand
bâton , était déjà en tête de notre caravane , et trois nouveaux personnages
venaient de s'adjoindre à nous. C'étaient un ouvrier suédois, une jeune fille de
Tornea (prononcez Torneo), qui était venue travailler aux mines de Kaafiord ,
et qui s'en retournait, emportant avec elle ses épargnes de quelques mois, et
un enfant orphelin qui allait chercher une famille aux environs de Kare-
suando. Ces pauvres gens n'auraient pu voyager seuls; ils n'avaient point de
tente et point de guide. En les prenant avec nous, nous faisions un acte de
charité, et il nous semblait que cette charité nous porterait bonheur.
Quelques nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon , et la nuit commençait
à nous envelopper; mais des étoiles scintillaient encore dans l'espace azuré,
et de temps à autre la lune éclairait notre marche. Nous passions à travers des
rochers, des broussailles, des ruisseaux, et cette route entourée d'ombres
et de lumière, ces rayons argentés tombant sur le feuillage vert des arbres,
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 617
OU sur la surface aplanie des eaux, avaient un aspect romantique dont nous
subissions tous le charme. A minuit, nous vîmes une lumière briller entre
les bois, et bientôt nous nous arrêtâmes auprès de la maison d'un paysan qui
nous accompagnait avec ses chevaux. Un grand feu pétillait dans la cheminée,
et des branches de sapin, dispersées sur le plancher, répandaient dans cette
demeure champêtre une odeur aromatique. En ce moment, les nuages cou-
vraient entièrement le ciel, la pluie tombait à flots. Nous arrivions assez tôt
pour échapper à l'orage et pour sentir le prix d'un asile dans les dangers du
froid et de l'obscurité.
Le lendemain, cette maison présentait un joli point de vue. Devant nous
s'étendait un lac limpide entouré de bouleaux; on l'appelle le lac des pois-
sons (Kalajervi). A côté, s'élevait l'habitation du paysan avec un enclos de
gazon; plus loin, un rempart de rocs escarpés portant sur sa cime une longue
rangée de pins. L'orage avait cessé. Les rayons du soleil perçaient à travers
les brouillards du matin. Les gouttes de pluie scintillaient sur les rameaux
d'arbres et les pointes d'herbe. Une jeune fille s'en allait le long de la colline,
chassant devant elle la chèvre capricieuse , la génisse rebelle , et le pittoresque
ensemble de ces eaux, de ces bois, la fraîcheur de la vallée, le tintement de
la clochette du troupeau entre les plantes touffues, la maison de notre hôte
pareille à un chalet, me retenaient immobile et silencieux au bord du lac;
et, en promenant mes regards autour de moi , je me demandais si nous étions
bien dans le nord au 70" degré de latitude, ou si je n'avais pas été transporté
la nuit par enchantement dans un vallon de Franche-Comté. Mais notre guide
nous dit de partir, et cette fois il fallait dire adieu à toutes les scènes
riantes et animées pour entrer dans le désert de la Laponie.
Bientôt les traces de chemins disparaissent et ne se montrent plus que de
loin en loin. Nous passons , en nous courbant sur la croupe de nos chevaux ,
au milieu d'une foret d'aulnes et de bouleaux , dont les branches touffues et
croisées ou les racines sortant de terre nous arrêtent à chaque pas. Puis nous
descendons dans la rivière de Kaafiord. Il fallait voir alors notre caravane
se déroulant au milieu des eaux : notre vieux Lapon, le premier, s'avan-
çant d'un pas ferme sur les pierres glissantes; puis les chevaux de bagage,
conduits par les paysans couverts d'un vêtement de cuir; les chevaux de
selle marchant à leur suite, et toute cette troupe suivant les sinuosités
de l'onde, tantôt cachée à demi par un groupe d'arbres, tantôt alongée
sur une seule ligne, tantôt serpentant comme le cours de la rivière. Après
avoir cheminé ainsi pendant plusieurs heures , nous abordâmes au pied d'une
montagne qu'il fallait franchir : c'était l'un des passages les plus difficiles de
notre route. A peine avions-nous fait quelques pas , que nous fûmes obligés
de mettre pied à terre et de tirer nos chevaux par la bride. Pendant ce temps,
ceux qui portaient les bagages essayaient de gravir la pente escarpée, et la
caravane, naguère encore alignée comme un escadron, ne tarda pas à être
dans un complet désordre. Quelques chevaux s'arrêtaient tout court sous la
618 «EVCE DES DEUX MONDES.
verge du guide; d'autres tentaient de fixer leurs pieds dans le sol et retom-
baient en arrière. Les plus robustes, après avoir été en avant, s'appuyaient
contre des bouleaux qui se brisaient sous leur pression. A peine avions-nous
fait le tiers du chemin , que cinq d'entre eux s'affaissèrent sous leur fardeau
et glissèrent au bas de la montagne. Nous accourûmes à la hâte, les croyant
à demi morts. Tous les cinq étaient encore sains et saufs ; mais, après cette
rude épreuve, nous vîmes qu'il était impossible de les conduire avec leur
charge au sommet de la montagne. Chacun de nos hommes prit une partie des
paniers, qu'il porta péniblement sur ses épaules; après quoi les chevaux mar-
chèrent en meilleur ordre. Les flancs de cette montagne que nous avions eu
tant de peine à gravir étaient couverts d'une végétation abondante. A tra-
vers la mousse épaisse, on distinguait le rubus camemorus au suc frais et lé-
gèrement acide, à la couleur rose comme une framboise; le myrtile portant
sur ses tiges légères les petites baies bleues aimées dans ce pays, et Vimpe-
trum nigrum qui donne d'autres baies plus petites encore et plus foncées. A
côté des arbustes au feuillage sombre , s'élevait la renoncule jaune sous les
branches rampantes du bouleau nain. De là nos regards planaient sur un
vaste espace. Nous voyions se dérouler devant nous la plaine de Kaafiord ,
avec les bois épais qui l'inondent et la rivière qui la sillonne. Plus loin on
apercevait la fumée des mines, le golfe d'Alten, les montagnes de Bossekop.
Nous pouvions distinguer encore les lieux où nos amis allaient séjourner, et
leur adresser un dernier adieu.
Sur la cime de la montagne nous trouvâmes un plateau nu et dépouillé de
plantes, un peu plus loin des touffes d'herbe et une forêt de bouleaux dé-
vastée par le temps et l'orage plus que par la hache du bûcheron. Nos che-
vaux et nos hommes étaient également fatigués, et nous nous décidâmes à
rester là, quoique nous n'eussions pas fait dans la journée plus de cinq lieues.
Mickel Johansson, notre pilote lapon, prit dans sa poche de toile une cuil-
lère en bois , couverte d'un peu de soufre ; il y mit de l'amadou , un mor-
ceau d'écorce, et, avec les branches desséchées de la foret, nous alluma en
quelques instans un grand brasier. Nous dressâmes notre tente au milieu
des arbres, tandis que nos guides en faisaient autant de leur côté. Bientôt la
chaleur du foyer raviva leurs membres engourdis par l'humidité; la ration
d'eau-de-vie que nous leur distribuâmes réveilla leur gaieté , et les cris de joie
succédèrent parmi eux aux soupii"S qu'ils avaient quelquefois exhalés sous
leur lourd fardeau. Après souper, M. Lœstadius s'assit sur une peau de renne
auprès du feu, alluma sa pipe, et nous proposa de nous racont&r des tradi-
tions laponnes. Nous nous rangeâmes à la hâte autour de lui , et il nous parla
de Stallo.
Stallo était un géant monstrueux , dont le nom s'est perpétué de siècle en
siècle sous la tente laponne. On cite de lui des aventures merveilleuses qui ,
si je ne me trompe , cachent sous leur apparence fabuleuse un point de vue
historique. D'après les notions, du reste assez décousues et assez incom-
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 619
plètes, que j'ai pu recueillir sur ce personnage étrange, il me semble qu'il
représente une époque de l'histoire de Suède, dont le fait essentiel paraît au-
jourd'hui indiquer le temps où une race d'hommes, grands, forts et bien
armés, chassa vers le Nord les tribus éparses qui occupaient les parties mé-
ridionales de la contrée. Cette haute stature , cette puissance surhumaine que
l'on attribue à Stallo , les Lapons, avec l'exagération de la peur, n'ont-ils pas
du l'attribuer également aux Goths, quand ils se trouvaient face à face avec
eux ? Ces combats perpétuels , où le géant lutte par la force contre des adver-
saires qui se défendent par la ruse, ne représentent-ils pas exactement le
combat qui eut lieu entre les deux peuples? De même que l'invasion des
Goths dans le Nord et la migration forcée des Lapons sont environnées d'un
voile épais, de même aussi l'origine de Stallo. Ceux qui racontent si bien ses
courses aventureuses , ses luttes violentes et ses actes de cruauté , ne savent
ni en quel temps, ni en quel lieu il est né. Mais on sait comment il est mort.
Un jour, un pêcheur lapon renommé pour sa force trouva dans son bateau
une lourde pierre. Il la prit d'une main vigoureuse, et la jeta à une longue
distance de lui en s'écriant . « Si Stallo était là , je la lui lancerais à la tête. >■
Stallo , qui avait apporté cette pierre dans la barque pour éprouver la force
du pécheur, y mit le lendemain une autre pierre plus lourde encore. Le Lapon
l'enleva en répétant la même menace que la veille. Le troisième jour, il en
trouva une si haute et si large , qu'à peine put-il la tirer de son bateau , et
cette fois il s'en alla sans murmurer une parole. A quelque distance , il ren-
contre Stallo qui l'attendait et le provoqua. La lutte s'engage. Le Lapon,
après de courageux efforts , se sentant prêt à succomber, appelle les dieux de
la montagne à son secours, et leur promet les dépouilles de son ennemi , s'il
parvient à s'en rendre maître. Les dieux exaucent sa prière; Stallo chancelle.
Le Lapon se précipite sur lui, le renverse et lui coupe la tête.
Les deux histoires que M. Lœstadius nous raconta présentent un singulier
caractère d'astuce et de barbarie.
Un jour, après toutes ses déprédations, Stallo se trouva dans un tel dé-
nuement, qu'il résolut de manger un de ses enfans. Il avait un garçon et une
fille. Il appela sa femme, et lui demanda lequel des deux il devait tuer. La
mère proposa le garçon, qui courait toujours à travers champs et ne lui ser-
vait à rien. Stallo, par le même motif, proposa sa fille. Il s'établit là-dessus
une discussion opiniâtre. Enfin le père l'emporta, et la fille, qui, sans être
vue, avait assisté à cet affreux entretien, et qui venait d'entendre pro-
noncer son arrêt , s'échappa à la dérobée , et prit la fuite. Elle arriva dans
une habitation laponne où on la reçut charitablement, et quelques années
après elle épousa le fils de celui qui lui avait donné asile. Lorsqu'elle fut de-
venue mère, son mari lui dit . << N'irons-nous pas voir tes parens? — Non ,
répondit-elle , j'ai peur qu'ils ne me tuent. » Il se moqua de ses frayeurs,
attela les rennes aux traîneaux , et partit avec elle. Stallo et sa femme les re-
çurent tous deux avec de grands témoignages d'affection , et la jeune femme
620 REVUE DES DEUX MONDES.
s'abandonna gaiement à leurs démonstrations de tendresse. Mais le lende-
main , tandis qu'elle était sortie avec son mari , sa mère entre dans leur tente ,
trouve leur enfant au berceau , lui tord le col et le mange. Son fds, qui la
regardait, lui en demande un morceau, et elle lui dit : « Attends jusqu'à de-
main, je te donnerai le cœur de ta sœur. » Quand la jeune femme revient,
elle voit tout ce qui s'est passé , et devine ce que ses parens projettent encore.
Il ne lui reste plus d'autre parti à prendre que la fuite. Tandis qu'elle con-
certe avec son mari ses moyens d'évasion , son père entre avec un sourire
amical, et, après avoir causé pendant quelques instans de choses et d'autres,
il dit à son gendre : « A quelle heure, mon ami , dors-tu le mieux .^ — Vers
le matin , répond le Lapon. Et vous, beau-père.^ — Vers minuit.
A minuit, le gendre, ne distinguant plus aucune lumière et n'entendant
aucun bruit, laisse sa tente debout pour ne pas éveiller de soupçon, et s'en
va ; la femme attelle au traîneau un renne vigoureux et se cache derrière un
arbre. Aux premiers rayons du matin , le père arrive avec une grande pique
qu'il enfonce dans la toile de la tente en murmurant : « Là est le cœur de mon
gendre, là est le cœur de ma fille. « Un instant après arrive la mère portant
un baquet pour recueillir le sang; mais la jeune femme qui les observe
s'écrie : « Vous n'aurez ni le cœur de votre gendre , ni celui de votre fille. »
Puis elle monte dans son traîneau et fait galoper le renne. Le père lui crie :
<i Attends-moi , attends ; je veux mettre ta dot dans ton traîneau. » Elle s'ar-
rête ; elle attend , et, au moment où le vieux Stallo pose les mains sur le
bord de Yackija, elle prend une hache et les lui coupe. Après lui arrive sa
femme qui fait la même prière, subit le même sort, et s'écrie : « Jette-moi
du moins mes doigts qui sont tombés dans ton traîneau, misérable enfant! »
L'autre histoire présente des mœurs plus caractéristiques encore.
Il y avait une fois deux frères , nommés Sotno , qui avaient une sœur fort
belle et un grand troupeau de rennes. A dix milles d'eux vivaient trois frères
de Stallo, redoutés dans tout le pays. Une nuit, ils s'introduisirent dans la
demeure des Sotno , enlevèrent Lyma , leur sœur, et tout ce qui leur appar-
tenait ; mais la jeune fille, en s'éloignant, laissa tomber sur la route des excré-
mens de renne pour guider ses frères dans leurs recherches. Le soir ceux-ci
arrivent auprès de la demeure des Stallo et s'arrêtent au bord d'une source ,
pensant bien que leur sœur viendrait y puiser de l'eau. Un instant après elle
apparaît, et ils lui donnent leurs instructions. « Nous savons, lui disent-ils,
que quand les frères Stallo ne trouvent pas leur nourriture parfaitement
propre , ils s'en éloignent avec dégoiU. Lorsque tu prépareras leur soupe ,
jette-s-y, comme par mégarde , un peu de cendre; ils la repousseront, et tu
nous l'apporteras. » Les choses se passèrent comme ils l'avaient prévu : les
trois Stallo se mirent en colère en voyant de la cendre et du charbon tomber
dans la chaudière de cuivre où cuisait leur soupe. Ils ordonnèrent à Lyma
de la jeter dehors, et elle l'apporta à ses frères. « Maintenant , lui dirent-ils,
si l'aîné des Stallo cherche encore à te séduire , tu ne résisteras pas , comme
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 621
tu l'as fait jusqu'à présent , à sa passion ; tu te laisseras conduire sur sa
couche, mais tu lui enlèveras la ceinture de fer qu'il a coutume de porter
sur lui , et tu déroberas à sa vieille mère le tube magique dont elle se sert
pour tirer le sang de ses victimes. » Lyma parvient à remplir leurs instruc-
tions, elle s'empare de l'instrument de sorcellerie et le cache; elle dénoue
la ceinture de fer et la jette au feu. Pendant ce temps, ses frères amènent
leurs rennes auprès de la demeure où elle est renfermée et les font battre en-
tre eux. Le plus jeune des Stallo se lève pour apaiser le bruit ; les deux
Sotno l'attendent à la porte et le tuent. Le même bruit recommence ; un
autre frère sort et tombe également sous la hache de ses ennemis.
Enfln , l'aîné des Stallo , ignorant le sort de ses deux frères , s'avance sur
le seuil de son habitation et reçoit un coup mortel. Les deux Sotno pren-
nent alors les vêtemens de leurs victimes et entrent dans la tente , car ils
voulaient savoir où étaient enterrés les trésors des Stallo. Celui qui portait
les vêtemens du plus jeune s'avance près de la vieille mère, pose la tête sur
ses genoux et se met à causer de ses rennes et de ses voyages ; puis tout à
coup, interrompant le cours de sa conversation : « Mais, dis-moi, bonne
mère , s'écrie-t-il ; où est donc le trésor de mon frère aîné 7 — Ne le sais-tu
pas ? — Non , je l'ai oublié. — Il est sous le seuil de la porte. — Et celui de
mon second frère? — Ne le sais-tu pas ? — Non, je l'ai oublié. — Il est sous le
second pilier de la tente. » Un instant après il lui dit : « Et mon trésor, à
moi , pourrais-tu m'indiquer où il est ? » La vieille , irritée de son peu de
mémoire , lève la main pour le frapper. Mais il l'apaise par ses humbles pa-
roles, et elle lui dit « Ton trésor est près de moi. — Ah ! chère mère, s'écrie
alors la jeune fille, tu ne sais pas maintenant à qui tu parles. — Serait-ce par
hasard à Sotno ? — Précisément. » La vieille cherche son instrument de sor-
cellerie et ne le trouve plus. Les deux frères la tuent , fouillent dans la terre,
trouvent les trésors et s'en retournent avec leur sœur.
Pendant que le pasteur de Karesuando nous faisait ce récit , nos hommes
s'étaient retirés dans leur tente. Notre guide seul était resté auprès de nous.
Il écoutait d'une oreille attentive ces récits qu'il avait entendus dans son en-
fance , et quelquefois ajoutait un trait de plus à l'esquisse du prêtre. Un si-
lence profond régnait alors autour de nous. On n'entendait que le tintement
lointain d'une clochette suspendue au cou d'un cheval , et le murmure des
branches de bouleau balancées par le vent. A voir alors les étincelles de
notre foyer qui jaillissaient comme' des fusées , notre tente debout dans
l'ombre , et cette forêt ténébreuse , et nous tous , couchés par terre autour
du conteur, on eût dit une assemblée d'Arabes écoutant une des traditions
d'Antar.
Ce fut là notre plus belle halte. Le lendemain nous nous réveillâmes avec
la pluie; les champs inhabités de la Laponie s'ouvraient devant nous. Dès ce
moment, il fallait dire adieu auxrians enclos de verdure, que nous avions re-
trouvés encore près de Kaafiord , adieu aux légères tiges de bouleau flottant
622 REVUE DES DEUX MONDES.
au souffle de la brise, aux aulnes suspendus au bord de l'eau et aux sentiers
fuyant sur la mousse dans les profondeurs de la foret. Nous ne devions plus
rencontrer sur notre route la vie champêtre, la vie animée, les belles génisses
blanches que l'on conduit au pâturage , les troupeaux de moutons dispersés
comme des flocons de neige sur le flanc de la colline, et la cabane du pâtre
ouverte au bord du vallon. Nous voici dans le désert des niontagnes. Ici l'on
ne retrouve aucune trace de vie humaine, nul chemin et nulle habitation. On
ne distingue au loin qu'un immense plateau couvert de mousse de renne ,
jaune comme du soufre; vers le nord, des montagnes revêtues d'une neige
perpétuelle, étincelantes comme un glacier, et de loin en loin un lac solitaire
où des joncs à demi desséchés se courbent sous le vent avec un murmure
plaintif, où la perdrix blanche et le canard sauvage s'arrêtent dans leur course
en poussant un cri rauque. De noirs brouillards enveloppent l'horizon, et le
soleil ne jette que de temps à autre une lumière blafarde à travers les nuages.
Tout ce sol a été soulevé par la gelée d'hiver, détrempé par la neige, arrose
par la pluie. L'été n'est pas assez long pour le sécher, et nulle plante vigou-
reuse ne peut y prendre racine. Tantôt nous passons sur des dalles de rocs
décomposées et dissoutes par le froid, tantôt sur des mottes de terre humi-
des et vacillantes qui tremblent sous le pied du passant comme celles d'Is-
lande, tantôt nous tombons dans de larges marais où nos chevaux enfoncent
jusqu'au poitrail. Notre guide va devant nous, sondant le terrain avec son
bâton et mesurant la profondeur de l'eau. La forme des montagnes, le cours
des rivières, lui servent d'indication. Mais quelquefois il s'arrête, il hésite,
il appelle auprès de lui un autre guide. Nous les voyons tous deux qui s^^
consultent, regardent de côté et d'autre, cherchent un détour, puis ils font
un signe, et toute la caravane se remet en route à leur suite.
Dans cette contrée sans culture, la marche de chaque jour ne peut pas
être réglée d'après la volonté du voyageur, mais d'après les rares espaces de
terrain où il croît un peu d'herbe pour les chevaux. Nous sommes parfois
obligés de faire sept à huit lieues avant de pouvoir nous arrêter, et lorsque
l'on arrive à l'une de ces stations, on n'y trouve que de grandes herbes ma-
récageuses et point d'arbres. Pour faire du feu, il faut arracher les bouleaux
nains couchés par terre avec leurs longues racines, ce qui donne beaucoup de
fumée et peu de chaleur. Les peaux de rennes que l'on emploie pour se cou-
vrir sont imprégnées d'eau. On dort sur une terre humide, sous une tente
mouillée, et on se lève le lendemain transi de froid. Souvent, à la fin du mois
d'août, une gelée blanche couvre tout à coup le sol, et les chevaux ne trouvent
plus rien à manger. Dans ces occasions, nous avions plus de pitié pour eux que
pour nous. Nous les voyions privés de pâture, grelottant sous le froid , obéis-
sant encore à la bride qui les guidait , gravissant avec courage les pentes es-
carpées, se jetant sans frayeur dans la vase des marais, pareils à ces excel-
lens chevaux qui nous avaient portés dans les terres fangeuses de Skalholt, ou
sur les roches glissantes des Pyrénées.
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 623
Un soir, nous aperçûmes , à quelque distance de notre campement, un tour-
billon de fumée. C'était le premier indice d'habitation que nous eussions
rencontré depuis plusieurs jours. Isous nous dirigeâmes de ce côté, conduits
par notre fldèle guide que nulle fatigue n'effrayait. Au haut d'un pic de roc,
nous aperçûmes une tente de Lapons et un troupeau de rennes couché dans
le ravin. C'était un charmant spectacle que cette quantité de rennes avec
leurs peaux de toute couleur, leurs cornes serrées l'une contre l'autre comme
les rameaux d'une épaisse forêt , les unes couvertes encore d'un léger duvet,
d'autres nues et grises , d'autres qui venaient de perdre Tépiderme velu qui
les enveloppe au printemps, et qui étaient rouges comme le corail. Les chiens,
gardiens attentifs du troupeau, annoncèrent notre arrivée par leurs aboie-
mens. Les rennes se levèrent et s'enfuirent comme des biches sur le penchant
de la colline, en faisant entendre un léger craquement d'articulations qui
ressemble au pétillement d'une fusée ou à la détonation d'une machine élec-
trique. Les Lapons vinrent au-devant de nous avec une expression de sur-
prise qu'une demi-fiole d'eau-de-vie transforma aussitôt en bienveillance. La
tente était habitée par deux familles qui avaient mis en commun leurs trou-
peaux, et s'en retournaient à petites journées passer l'hiver aux environs de
Kautokeino, après avoir péché sur les côtes de Norvège. Les deux hommes
portaient un vêtement en peau de renne sale et déchiré; les femmes n'étaient
ni plus élégantes , ni plus propres. Dans la tente, composée, comme toutes
les tentes laponnes, de quelques lambeaux de laine étendus sur des pieux , on
ne voyait que deux à trois vases en bois, une chaudière posée sur le feu, et
un berceau à côté. Au milieu de cette société nomade qui nous entourait avec
une sorte d'affection, depuis que nous l'avions laissée goûter à notre flacon
de voyage , nos regards s'arrêtèrent sur une jeune fille à la contenance mo-
deste, au visage doux et gracieux. C'était une orpheline que ces pauvres gens
avaient recueillie par charité et qu'ils conduisaient avec eux à travers les ma-
rais profonds et les montagnes escarpées. La pauvre enfant semblait contente
de son sort. Elle s'en allait gaiement avec une des femmes laponnes au milieu
du troupeau de rennes, jetant un lacet sur celui qu'elle voulait traire , et le
renne semblait la reconnaître et la ménager. Il accourait auprès d'elle et se
laissait docilement museler par sa petite main. Quand sa tâche fut finie, elle
vint en souriant nous offrir du lait. C'était la première fois que je goûtais cette
boisson des Lapons nomades. Je la trouvai douce, onctueuse, légèrement aro-
matisée. Peut-être, je l'avoue, l'eussé-je bue avec moins de plaisir, si elle
m'avait été présentée par la vieille femme.
Avant de partir, nous voulions acheter un renne. Aslack, le plus riche des
deux Lapons, prit une longue corde à laquelle il fit un nœud coulant, et s'en
alla dans le troupeau chercher sa victime. La malheureuse béte qu'il avait déjà
immolée dans sa pensée semblait pressentir sa destinée. Au moment où il ap-
prochait, elle s'enfuit sur la colline, puis elle redescendit poursuivie par les
chiens, et tenta de se cacher au milieu des autres rennes. Mais le Lapon la
624 REVUE DES DEUX MONDES.
suivait d'un œil vigilant, et, au moment où elle se tenait tapie parterre, il lui
lança un lacet avec l'adresse d'un gaucho et la saisit par les cornes. En vain le
jualheureux renne se débattit sous le lien perfide qui l'enlaçait. Aslack le tenait
d'une main vigoureuse. Il lui mit une lanière de cuir au col et l'amena à notre
lente. Là il le tua en lui plongeant un couteau entre les deux, cujsses de devant
et laissa la lame dans la plaie pour empêcher le sang de tomber. C'est une
coutume atroce. Le renne tué de la sorte meurt dans d'horribles convulsions;
mais le Lapon tient essentiellement à ne pas perdre le sang de sa victime, et
l'iatérêt étouffe chez lui le sentiment de la pitié. Il tient aussi beaucoup à ne pas
endommager la vessie dont il fait une espèce d'outre. Nous abandonnâmes vo-
lontiers à notre Lapon le sang et la vessie du renne qu'il venait d'égorger, et
nous ne lui fîmes qu'un chagrin , ce fut de le payer avec du papier. Il avait de-
mandé instamment une ou deux pièces d'argent , mais nous n'en possédions
pas une seule , et il s'en retourna avec le regret de ne pouvoir cette fois aug-
menter sa collection de blanka. Tous les voyageurs ont signalé cet amour des
Lapons pour l'argent, et nous avons eu plusieurs fois occasion de l'observer.
En Finmark, le Lapon, avant de conclure un marché, établit pour première
clause qu'il sera payé en écus. En Suède, il ne reçoit qu'avec peine le riksda-
1er nouvellement frappé. Il lui faut les vieilles pièces du temps de Gustave III,
dont ses parens lui ont appris à connaître la valeur. A Kautokeino, nous
avons vu un Lapon refuser de nous vendre ce qu'il était lui-même venu nous
offrir, parce qu'il nous était impossible de lui donner de l'argent. On sait, à
n'en pouvoir douter, que plusieurs Lapons ne tiennent tant aux species et
aux riksdaler sonores que pour avoir le plaisir de les renfermer dans un
coffre et de les enfouir. De même que les paysans d'Islande , ils ne veulent
t^ntendre parler ni de maisons de banque , ni de caisses d'épargne. Ce qu'ils
ont amassé, ils le mettent en réserve, ils le dérobent à tous les regards, et
quelquefois ils le cachent si bien, que, s'ils viennent à mourir avant d'avoir
révélé l'endroit où est enterré leur trésor , il est à jamais perdu pour leur
famille. Il y a encore un autre motif qui leur fait préférer la monnaie d'ar-
gent à celle de papier, c'est le danger qu'ils courent d'altérer ou de perdre
celle-ci en voyageant au milieu des intempéries de toutes les saisons.
Le lendemain nous fûmes surpris par la visite d'une vieille Laponne qui
habitait la tente d' Aslack , et qui venait nous demander un peu de tabac et
deau-de-vie. Elle portait dans une vessie une provision de lait mêlé avec de
l'herbe hachée, épais comme de la bouillie, et qu'elle prenait avec le bout du
doigt. C'est la nourriture la plus sale, la plus repoussante que j'aie jamais vue.
In instant après, nous rencontrâmes une vingtaine de rennes portant sur
le dos le bagage de la tente. Ils étaient attachés à la suite l'un de l'autre avec
une lanière et s'en allaient en broutant du bout des lèvres la mousse blanche.
Après cinq jours de marche , nous aperçûmes du haut d'une colline les
deux vertes vallées de Kautokeino avec leurs habitations séparées parle fleuve
d'Aiten. Il n'y a là que huit demeures de paysans, entourées d'une cinquan-
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 625
taine de magasins ea bois , posées sur des piliers qui de loin ressemblent à
autant de maisons. Ces magasins ou stabur appartiennent les uns aux habi-
tans du pays, d'autres aux Lapons nomades qui y déposent leurs vêtemens,
leurs provisions, et viennent de temps à autre les reprendre pendant l'hiver.
De l'autre côté du fleuve est l'église, bâtie sur un point élevé comme pour
attirer les regards du voyageur et lui dire : Ici est un lieu de repos. Le prê-
tre qui la dessert a trois autres paroisses dans le nord. L'une de ces paroisses,
Kielvig, est située auprès du Cap-Nord. Il a plus de cent lieues à faire pour
venir de là à Kautokeino. Il entreprend ce voyage chaque année au mois de
novembre et reste ici tout l'hiver. Les Lapons qui conduisent leurs rennes à
sept ou huit milles de distance (vingt-une ou vingt-quatre lieues) viennent
une ou deux fois par mois à l'église. Si loin qu'ils soient pendant l'été , ceux
qui sont immatriculés dans la paroisse de Kautokeino lui appartiennent tou-
jours. C'est là qu'ils doivent se marier, baptiser leurs enfans, enterrer leurs
morts. Il y a aussi dans ce village une école où les jeunes Lapons doivent
venir prendre des leçons jusqu'à ce qu'ils soient confirmés. On y compte or-
dinairement une trentaine d'élèves qui apprennent à parler et à lire le nor-
végien. L'enseignement religieux est un des élémens fondamentaux de leur
éducation. Le maître d'école, qui est en même temps sacristain, reçoit envi-
ron 200 francs de traitement. Le prêtre dirige cette institution, préside aux
examens, et donne Vexeqnaiur à ceux qui ont atteint un degré suffisant d'in-
struction.
Une fois ce devoir de pasteur et de chef d'institution rempli , les cinq mois
qu'il doit passer dans cette sombre contrée sont bien longs et bien tristes.
11 est là seul, livré à lui-même, entouré pendant plusieurs semaines d'une
nuit perpétuelle. Un jour, je rencontrai à Hammerfest cet apôtre de l'Kvan-
gile, et je lui demandai comment il employait son hiver. « .Te n'ai pas d'autre
moyen de distraction, me dit-il, que la lecture et l'étude; mais je ne peux
lire tout le jour à la lumière, mes yeux se fatiguent, et c'est là ce qui m'af-
flige. Je quitte ma femme et mes enfans pour venir ici. Je passe des semaines,
des mois dans le silence de la solitude. Aucun être n'encourage mes efforts ;
aucun être ne s'associe à ma pensée. Je suis seul dans mes heures de mé-
lancolie , seul dans mes heures d'espoir. C'est une époque d'exil que je tra-
verse en relisant les psaumes. Le monde entier est loin de moi. Mais la
main de Dieu me soutient, et le sentiment du devoir me console. » Et quand
je l'entendais parler ainsi, je me disais : Heureux ceux qui emportent dans
la solitude un sentiment de foi! Heureux ceux à qui l'Évangile a ouvert un
monde de douces pensées, où ils se réfugient avec un front serein et un cœur
calme, quand le monde réel les abandonne.
Nous couchâmes dans la maison de ce vertueux prêtre , ouverte comme un
caravansérail aux pèlerins de la Laponie; et, quoique nous n'eussions pour
lit qu'un peu de foin, nous éprouvions cependant une grande joie, celle de
nous sentir à l'abri du vent et de la pluie. C'est cette même maison qui avait
TOME XYII. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
reçu Louis-Philippe dans le cours de son voyage septentrional. Une femme
de quatre-vingt-dix ans, que nous allâmes visiter dans sa cabane, se souve-
nait encore de l'avoir vu. >< .le ne sais, nous dit-elle, si c'était un prince, mais
je sais que c'était un grand personnage dont nos voisins s'entretinrent long-
temps au foyer de mon père. »
Iprès avoir visité l'église , l'école et les maisons des deux rives du fleuve,
les unes habitées par les Lapons, les autres par les Finlandais, nous par-
tîmes de Kautokeino; nous nous retrouvâmes sur une route sauvage, nue et
dépeuplée, comme celle que nous avions parcourue deux jours auparavant.
Puis, un peu plus loin, nous vîmes reparaître les tapis de mousse de renne,
les bouleaux à la tige légère, au feuillage élégant. Ils étaient dispersés à tra-
vers la campagne, comme des groupes d'arbres dans un grand parc, et C3
retour de végétation souriait à notre pensée et égayait nos regards. Ailleurs
nous avions été absorbés par le spectacle d'une nature déserte et désolée;
ici nous commencions à songer aux régions du sud. L'aspect d'un rameau
vert, les pointes de gazon autour d'un tronc d'arbre, rappelaient à notre
souvenir les belles forets, les riches vallées de la France. Si une Heur s'était
épanouie sur ce gazon , si une hirondelle avait rasé la surface du sol , nous
aurions demandé à la fleur quel vent du sud l'avait apportée dans ces plaines
lointaines, et, comme le captif de Béranger, nous aurions dit à l'hirondelle
de nous parler de notre mère et de notre sœur. Mais il n'y avait point encore
de plante fleurie, point de chant d'oiseau; et toute cette végétation ne nous
plaisait tant que parce que nous la comparions aux tiges sans sève , aux racines
avortées que nous avions vues à quelques lieues de là. Déjà les derniers jours
d'août l'avaient flétrie, les grands bouleaux avaient une teinte jaune ou pour-
prée, et les bouleaux nains, couchés sur le sol, étaient rouges comme du sang.
A midi , nous arrivâmes à Kalanito (prairie de pèche). Il y a là une cabane
et deux hangars, bâtis en forme de cône avec des pieux recouverts de
mousse. C'est la dernière habitation duFinmark. Elle appartient à un paysan
qui passe l'été à Kautokeino, et vient ici l'hiver. Il possède une cinquantaine
de rennes, qu'il donne à garder à un Lapon nomade, deux vaches et dix
brebis. Il récolte un peu d'herbe autour de sa demeure, et complète ses
moyens de subsistance en allant à la pèche une partie de l'année.
Le lendemain , nous étions dans la Laponie russe. Nous trouvâmes à Su-
wajervi ( lac profond ) une autre cabane non moins misérable , non moins
délabrée que celle de Kalanito. Une vieille femme nous lit entrer dans une
chambre sombre, où des poissons fumés pendaient au plancher, entre des
bottes de pêcheur et des lambeaux de vêtement. ISous demandâmes du lait,
et on nous l'apporta dans un vase si sale , que nul de nous n'eut le courage
d'y porter les lèvres. Les planches de la porte étaient disjointes, les vitres de
la fenêtre remplacées par des chiffons. Le vent soufflait de toutes parts. Nous
essayâmes de nous réchauffer en nous serrant autour de la cheminée; mais
elle était remplie de broussailles vertes et humides, d'où il ne sortait qu'un
EXPÉDITION AU SPITZBERG. 62T
nuage de fumée. La pluie n'avait pas cessé de tomber depuis plusieurs jours,
la terre était imprégnée d'eau , et les marais devenaient de plus en plus dif-
ficiles à franchir. Nous avions quitté à Kautokeino notre vieux Lapon , notre
bon IMikel, qui avait déclaré ne pas connaître assez bien le reste de la route
pour pouvoir nous conduire. Nous avions pris à sa place un guide inexpé-
rimenté, qui nous menait au milieu des broussailles les plus épaisses, sur le
terrain le plus mobile. Nous arrivâmes le soir au bord d'un large marécage
qu'il fallait traverser. Le premier d'entre nous qui essaya de passer enfonça
Jusqu'aux genoux, et son cheval tomba si lourdement dans la vase, qu'il
fallut quatre hommes pour le relever. Un autre le suivit, et ne fut pas plus
heureux. Son cheval resta couché dans l'eau, suant, soufflant, essayant d'é-
tendre ses jambes d'un côté ou de l'autre, de se cramponner à quelques ra-
cines, et ne trouvant aucun appui. Si un cheval de bagage avait été engagé
dans la même voie , il était infailliblement perdu. Nous allâmes à la recherche
d'un autre chemin , et nous ne le trouvâmes qu'après avoir fait un long détour
inconnu à notre guide. A peine ce premier obstacle était-il franchi , que nous
«n rencontrâmes un second , puis un troisième ; et il fallait à chaque instant
tàter le terrain, prendre les chevaux par la bride, les soutenir de chaque
côté , ou leur faire faire de larges circuits pour les conduire sur la terre
ferme. Cependant on ne voyait plus au ciel aucune ligne d'azur et aucune
étoile. La nuit sombre ne nous permettait pas même de distinguer le sentiei-
étroit qu'il fallait suivre et les rameaux d'arbres qui se croisaient sur notre
îéîe. Tantôt nous glissions au bord d'une pente rapide , tantôt nous nous
heurtions la tête contre les branches de bouleaux, et, à travers cette route
parsemée de flaques d'eau ou de dalles glissantes, le plus siîr encore était de
nous abandonner à l'instinct de nos chevaux. Nous les laissâmes sonder eux-
mêmes avec le pied le sol que nous devions parcourir, et ils nous portèrent
ainsi pendant plus de deux heures. Vers le milieu de la nuit, nous vîmes
briller dans les ténèbres un grand feu. M. Lœstadius , qui nous avait précédés ,
l'avait fait allumer comme un phare, pour nous servir de guide. Nous tra-
versâmes sur les légers bateaux du pays le fleuve Muonio, et, un instant
après, la chaleur d'un bon poêle, l'aspect d'un lit, l'accueil amical de toute
une famille , nous faisaient oublier nos fatigues. Nous étions dans le presby-
tère de Karesuando.
X. Màrmieb.
40.
L'ABBESSE
DE CASTRO.
DERNIERE PARTIES
Palerme, 6 février 4839.
VI.
Le lendemain du combat, les religieuses de la Visitation trouvèrent
avec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans le passage qui
conduisait de la porte extérieure à la porte en barreaux de fer ; huit
de leurs bravi étaient blessés. Jamais on n'avait eu une telle peur au
couvent : parfois on avait bien entendu des coups d'arquebuse tirés
sur la place , mais jamais cette quantité de coups de feu tirés dans le
jardin , au centre des bâtimens et sous les fenêtres des religieuses.
L'affaire avait bien duré une heure et demie , et , pendant ce temps ,
le désordre avait été à son comble dans l'intérieur du couvent. Si
Jules Branciforte avait eu la moindre intelligence avec quelqu'une
des religieuses ou des pensionnaires , il eût réussi : il suffisait qu'on
lui ouvrît l'une des nombreuses portes qui donnent sur le jardin ;
mais , transporté d'indignation et de colère contre ce qu'il appelait
le parjure de la jeune Hélène , Jules voulait tout emporter de vive
force. Il eût cru manquer à ce qu'il se devait s'il eût confié son des-
sein à quelqu'un qui pût le redire à Hélène. Un seul mot, cependant,
(I) Voyez la première partie dans la livraison du l" février.
l'ABBESSE de CASTRO. 629
à la petite Marietta eût suffi pour le succès : elle eût ouvert l'une
des portes donnant sur le jardin , et un seul homme paraissant dans
les dortoirs du couvent, avec ce terrible accompagnement de coups
d'arquebuse entendu au dehors, eût été obéi à la lettre. Au premier
coup de feu, Hélène avait tremblé pour les jours de son amant, et
n'avait plus songé qu'à s'enfuir avec lui.
Comment peindre son désespoir lorsque la petite Marietta lui parla
de l'effroyable blessure que Jules avait reçue au genou et dont elle
avait vu couler le sang en abondance? Hélène détestait sa lâcheté et
sa pusillanimité : — J'ai eu la faiblesse de dire un mot à ma mère, et le
sang de Jules a coulé ; il pouvait perdre la vie dans cet assaut sublime
où son courage a tout fait.
Lesbravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, avides de
les écouter, que de leur vie ils n'avaient été témoins d'une bravoure
comparable à celle du jeune homme habillé en courrier qui dirigeait
les efforts des brigands. Si toutes écoutaient ces récits avec le plus
vif intérêt, on peut juger de l'extrême passion avec laquelle Hélène
demandait à ces b7'avi des détails sur le jeune chef des brigands.
A la suite des longs récits qu'elle se fit faire par eux et par les
vieux jardiniers, témoins fort impartiaux, il lui sembla qu'elle n'ai-
mait plus du tout sa mère. Il y eut même un moment de dialogue
fort vif entre ces personnes qui s'aimaient si tendrement la veille du
combat; la signera de Gampireali fut choquée des taches de sang
qu'elle apercevait sur les fleurs d'un certain bouquet dont Hélène ne
se séparait plus un seul instant.
— Il faut jeter ces fleurs souillées de sang.
— C'est moi qui ai fait verser ce sang généreux , et il a coulé
parce que j'ai eu la faiblesse de vous dire un mot.
— Vous aimez encore l'assassin de votre frère?
— J'aime mon époux qui , pour mon éternel malheur, a été at-
taqué par mon frère.
Après ces mots , il n'y eut plus une seule parole échangée entre
la signora de Campireali et sa fille, pendant les trois journées que la
signera passa encore au couvent.
Le lendemain de son départ, Hélène réussit à s'échapper, profi-
tant de la confusion qui ré^ii.ait aux deux portes du couvent par suite
de la présence d'un grand nombre de maçons qu'on avait introduits
dans le jardin et qui travaillaient à y élever de nouvelles fortifica-
tions. La petite Marietta et elle s'étaient déguisées en ouvriers.
Mais les bourgeois faisaient une garde sévère aux portes de la ville.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
L'embarras d'Hélène fut assez grand pour sortir. Enfin , ce même
petit marcliand qui lui avait fait parvenir les lettres de Branciforte
consentit à la faire passer pour sa fille et à l'accompagner jusque
dans Albano. Hélène y trouva une cachette chez sa nourrice , que
ses bienfaits avaient mise à même d'ouvrir une petite boutique. A
peine arrivée, elle écrivit à Branciforte, et la nourrice trouva, non
sans de grandes peines , un homme qui voulut bien se hasarder à
s'enfoncer dans la foret de la Faggiola, sans avoir le mot d'ordre des
soldats de Colonna.
Le messager envoyé par Hélène revint au bout de trois jours, tout
effaré; d'abord, il lui avait été impossible de trouver Branciforte, et les
questions qu'il ne cessait de faire sur le compte du jeune capitaine
ayant fini par le rendre suspect , il avait été obligé de prendre la fuite.
Il n'en faut point douter, le pauvre Jules est mort, se dit Hélène,
et c'est moi qui l'ai tué I Telle devait être la conséquence de ma misé-
rable faiblesse et de ma pusillanimité; il aurait dû aimer une femme
forte, la fille de quelqu'un des capitaines du prince Colonna. La
nourrice crut qu'Hélène allait mourir. Elle monta au couvent des
capucins, voisin du chemin taillé dans le roc, où jadis Fabio et son
père avaient rencontré les deux amans au milieu de la nuit. La nour-
rice parla long-temps à son confesseur, et, sous le secret du sacre-
ment , lui avoua que la jeune Hélène de Campireali voulait aller re-
joiiidre Jules Branciforte, son époux, et qu'elle était disposée à placer
daiis l'église du couvent une lampe d'argent de la valeur de cent
piastres espagnoles.
— Cent piastres! répondit le moine irrité. Et que deviendra notre
couvent, si nous encourons la haine du seigneur de Campireali? Ce
n'est pas cent piastres, mais bien mille, qu'il nous a données pour
être allés relever le corps de son fils sur le champ de bataille des
Ciampi, sans compter la cire.
Il faut dire en l'honneur du couvent que deux moines âgés, ayant
eu connaissance de la position exacte de la jeune Hélène, descen-
dirent dans Albano, et l'allèrent voir dans l'intention d'abord de
l'amener de gré ou de force à prendre son logement dans le palais
de sa famille : ils savaient qu'ils seraient richement récompensés par
la signora de Campireali. Tout Albano était rempli du bruit de la
fuite d'Hélène et du récit des magnifiques promesses faites par sa
mère à ceux qui pourraient lui donner des nouvelles de sa fille. Mais
les deux moines furent tellement touchés du désespoir de la pauvre
Hélène, qui croyait Jules Branciforte mort , que, bien loin de la trahir
l'aBBESSE de CASTRO. 631
en indiquant à sa mère le lieu où elle s'était retirée, ils consentirent
à lui servir d'escorte jusqu'à la forteresse de la Petrella. Hélène et
Marietta, toujours déguisées en ouvriers, se rendirent à pied et de
nuit à une certaine fontaine située dans la forêt de la Faggiola, à une
lieue d'Albano. Les moines y avaient fait conduire des mulets, et,
quand le jour fut venu, l'on se mit en route pour la Petrella. Les
moines, que l'on savait protégés par le prince, étaient salués avec
respect par les soldats qu'ils rencontraient dans la forôt; mais il n'en
fut pas de môme des deux petits hommes qui les accompagnaient :
les soldats les regardaient d'abord d'un œil fort sévère et s'appro-
chaient d'eux, puis éclataient de rire et faisaient compliment aux moi-
nes sur les grâces de leurs muletiers,
— Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par ordre du prince
(]olonna, répondaient les moines en cheminant.
Mais la pauvre Hélène avait du malheur; le prince était absent de
la Petrella , et quand , trois jours après, à son retour, il lui accorda
enfin une audience , il se montra très dur.
— Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle? Que signifie cette
démarche mal avisée? Vos bavardages de femmes ont fait périr
sept hommes des plus braves qui fussent en Italie , et c'est ce qu'au-
cun homme sensé ne vous pardonnera jamais. En ce monde , il faut
vouloir ou ne pas vouloir. C'est sans doute aussi par suite de nou-
veaux bavardages que Jules Branciforte vient d'être déclaré sacri-
lège et condamné à être tenaillé pendant deux heures avec des te-
nailles rougies au feu, et ensuite brûlé comme un juif, lui , un des
meilleurs chrétiens que je connaisse! Comment eût-on pu, sans
quelque bavardage infâme de votre part, inventer ce mensonge hor-
rible, savoir que Jules Branciforte était à Castro le jour de l'attaque
du couvent? Tous mes hommes vous diront que ce jour-là môme on
le voyait ici à la Petrella , et que, sur le soir, je l'envoyai à Yelletri.
— Mais est-il vivant? s'écriait pour la dixième fois la jeune Hé-
lène fondant en larmes.
— Il est mort pour vous, reprit le prince , vous ne le reverrez ja-
mais. Je vous conseille de retourner à votre couvent de Castro;
tâchez de ne plus commettre d'indiscrétions , et je vous ordonne de
quitter la Petrella d'ici à une heure. Surtout ne racontez à personne
que vous m'avez vu, ou je saurai vous punir.
La pauvre Hélène eut l'ame navrée d'un pareil accueil de la part
de ce fameux prince Colonna pour lequel Jules avait tant de respect,
et qu'elle aimait parce qu'il l'aimait.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'en voulût dire le prince Colonna, cette démarche d'Hélène
n'était point mal avisée. Si elle fût venue trois jours plus tôt à la Pe-
trella, elle y eût trouvé Jules Branciforte; sa blessure au genou le
mettait hors d'état de marcher, et le prince le faisait transporter au
gros bourg d'Avezzano, dans le royaume de Naples. A la première
nouvelle du terrible arrêt acheté contre Branciforte par le seigneur
de Campireali, et qui le déclarait sacrilège et violateur de couvent,
le prince avait vu que, dans le cas où il s'agirait de protéger Branci-
forte, il ne pouvait plus compter sur les trois quarts de ses hommes.
Ceci était un péché contre la Madone à la protection de laquelle cha-
cun de ces brigands croyait avoir des droits particuliers. S'il se fùl
trouvé un barigel à Rome assez osé pour venir arrêter Jules Branci-
forte au milieu de la forêt de la Faggiola, il aurait pu réussir.
En arrivant à Avezzano , Jules s'appelait Fontana , et les gens qui
le transportaient furent discrets. A leur retour à la Petrella, ils an-
noncèrent avec douleur que Jules était mort en route, et de ce mo-
ment chacun des soldats du prince sut qu'il y avait un coup de poi-
gnard dans le cœur pour qui prononcerait ce nom fatal.
Ce fut donc en vain qu'Hélène, de retour dans Albano , écrivit let-
tres sur lettres, et dépensa, pour les faire porter à Branciforte, tous
les sequins qu'elle avait. Les deux moines ûgés, qui étaient devenus
ses amis, car l'extrême beauté, dit le chroniqueur de Florence, ne
laisse pas d'avoir quelque empire, même sur les cœurs endurcis par
ce que l'égoïsme et l'hypocrisie ont de plus bas; les deux moines,
disons-nous, avertirent la pauvre jeune fdle que c'était en vain qu'elle
cherchait à faire parvenir un mot à Branciforte : Colonna avait déclaré
qu'il était mort, et certes Jules ne reparaîtrait au monde que quand le
prince le voudrait. La nourrice d'Hélène lui annonça en pleurant que
sa mère venait enfin de découvrir sa retraite, et que les ordres les plus
sévères étaient donnés pour qu'elle fût transportée de vive force au
palais Campireali, dans Albano. Hélène comprit qu'une fois dans ce
palais sa prison pouvait être d'une sévérité sans bornes, et que l'on
parviendrait à lui interdire absolument toutes communications avec
le dehors, tandis qu'au couvent de Castro elle aurait, pour recevoir
et envoyer des lettres, les mêmes facilités que toutes les religieuses.
D'ailleurs, et ce fut ce qui la détermina, c'était dans le jardin de ce
couvent que Jules avait répandu son sang pour elle : elle pourrait re-
voir ce fauteuil de bois de la tourière, où il s'était placé un moment
pour regarder sa blessure au genou; c'était là qu'il avait donné à
Marietta ce bouquet taché de sang qui ne la quittait plus. Elle revint
l'ABBESSE de CASTRO. 633
donc tristement au couvent de Castro, et l'on pourrait terminer ici son
histoire : ce serait bien pour elle, et peut-être aussi pour le lecteur.
Nous allons, en effet, assister à la longue dégradation d'une ame
noble et généreuse. Les mesures prudentes et les mensonges de la
civilisation, qui désormais vont l'obséder de toutes parts, remplace-
ront les mouvemens sincères des passions énergiques et naturelles.
Le chroniqueur romain fait ici une réflexion pleine de naïveté : parce
qu'une femme se donne la peine de faire une belle fille , elle croit
avoir le talent qu'il faut pour diriger sa vie, et parce que , lors-
qu'elle avait six ans, elle lui disait avec raison : Mademoiselle, re-
dressez votre colerette , lorsque cette fille a dix-huit ans et elle cin-
quante , lorsque cette fille a autant et plus d'esprit que sa mère ,
celle-ci , emportée par la manie de régner, se croit le droit de diriger
sa vie et même d'employer le mensonge. Nous verrons que c'est Vic-
toire Carafa , la mère d'Hélène, qui , par une suite de moyens adroits
et fort savamment combinés, amena la mort cruelle de sa fille si
chérie, après avoir fait son malheur pendant douze ans , triste résultat
de la manie de régner.
Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu la joie de voir
publier dans Rome la sentence qui condamnait Branciforte à être
tenaillé pendant deux heures avec des fers rouges dans les principaux
carrefours de Rome, à être ensuite brûlé à petit feu , et ses cendres
jetées dans le Tibre. Les fresques du cloître de Sainte-Marie-Nou-
velle, à Florence, montrent encore aujourd'hui comment on exécu-
tait ces sentences cruelles envers les sacrilèges. En général, il fallait
un grand nombre de gardes pour empêcher le peuple indigné de rem-
placer les bourreaux dans leur office. Chacun se croyait ami intime
de la Madone. Le seigneur de Campireali s'était encore fait lire cette
sentence peu de momens avant sa mort, et avait donné à l'avocat qui
l'avait procurée sa belle terre située entre Albano et la mer. Cet
avocat n'était point sans mérite. Branciforte était condamné à ce sup-
plice atroce , et cependant aucun témoin n'avait dit l'avoir reconnu
sous les habits de ce jeune homme déguisé en courrier, qui sem-
blait diriger avec tant d'autorité les mouvemens des assaillans. La
magnificence de ce don mit en émoi tous les intrigans de Rome. Il y
avait alors à la cour un certain /m/o;îe (moine), homme profond
et capable de tout, même de forcer le pape à lui donner le chapeau;
il prenait soin des affaires du prince Colonna , et ce client terrible lui
valait beaucoup de considération. Lorsque la signora Campireali vit
sa fille de retour à Castro , elle fit appeler ce fratone.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
— Yolrc révérence sera magnifiquement récompensée, si elle veut
bien aider à la réussite de l'affaire fort simple que je vais lui expliquer.
D'ici à peu de jours, la sentence qui condamne Jules Branciforte à un
supplice terrible va être publiée et rendue exécutoire aussi dans le
royaume de Naples. J'engage votre révérence à lire cette lettre du
vice-roi, un peu mon parent, qui daigne m'annoncer cette nouvelle.
Dans quel pays Branciforte pourra-t-il chercher un asile? Je ferai
remettre 50,000 piastres au prince, avec prière de donner le tout ou
partie à Jules Branciforte, sous la condition qu'il ira servir le roi
d'Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de Flandre. Le vice-roi
donnera un brevet de capitaine à Branciforte, et, afin que la sentence
de sacrilège, que j'espère bien aussi rendre exécutoire en Espagne,
ne l'arrête point dans sa carrière, il portera le nom de baron Lizzara;
c'est une petite terre que j'ai dans les Abruzzes, et dont, à l'aide de
ventes simulées, je trouverai moyen de lui faire passer la propriété.
Je pense que votre révérence n'a jamais vu une mère traiter ainsi
l'assassin de son fils. Avec 500 piastres, nous aurions pu depuis long-
temps nous débarrasser de cet être odieux ; mais nous n'avons point
voulu lious brouiller avec Colonnn. Ainsi, daignez lui faire remar-
quer que mon respect pour ses droits me coûte 00 ou 80,000 piastres.
Je veux n'entendre jamais parler de ce Branciforte, et sur le tout
présentez mes respects au prince.
Le fralone dit que sous trois jours il irait faire une promenade du
côté d'Ostie, et la signora de Campireali lui remit une bague valant
i ,000 piastres.
Quelques jours plus tard , le fratone reparut dans Rome, et dit à
la signora de Campireali qu'il n'avait point donné connaissance de sa
proposition au prince; mais qu'avant un mois le jeune Branciforte
serait embarqué pour Barcelone, où elle pourrait lui faire remettre,
par un des banquiers de cette ville, la somme de 50,000 piastres.
Le prince trouva bien des difficultés auprès de Jules; quelques
dangers que désormais il dût courir en Italie, le jeune amant ne
pouvait se déterminer à quitter ce pays. En vain le prince laissa-t-il
entrevoir que la signora de Campireali pouvait mourir; en vain pro-
mit-il que dans tous les cas, au bout de trois ans, Jules pourrait re-
venir voir son pays, Jules répandait des larmes , mais ne consentait
point. Le prince fut obligé d'en venir à lui demander ce départ comme
un service personnel ; Jules ne put rien refuser à l'ami de son père;
mais, avant tout, il voulait prendre les ordres d'Hélène. Le prince
daigna se charger d'une longue lettre; et, bien plus, permit à Jules
L'ABBESSE de CASTRO. 635
de lui écrire de Flandre une fois tous les mois. Enfin , l'amant déses-
péré s'embarqua pour Barcelone. Toutes ses lettres furent brû-
lées par le prince , qui ne voulait pas que Jules revînt jamais en
Italie. Nous avons oublié de dire que, quoique fort éloigné par carac-
tère de toute fatuité, le prince s'était cru obligé de dire, pour faire
réussir la négociation, que c'était lui qui croyait convenable d'assu-
rer une petite fortune de 50,000 piastres au fils unique d'un des plus
fidèles serviteurs de la maison Colonna.
La pauvre Hélène était traitée en princesse au couvent de Castro.
La mort de son père l'avait mise en possession d'une fortune consi-
dérable, et il lui survint des héritages immenses. A l'occasion de la
mort de son père, elle fit donner cinq aunes de drap noir à tous ceux
des habitans de Castro ou des environs qui déclarèrent vouloir porter
le deuil du seigneur de Campireali. Elle était encore dans les pre-
miers jours de son grand deuil, lorsque une main parfaitement in-
connue lui remit une lettre de Jules. Il serait difficile de peindre les
transports avec lesquels cette lettre fut ouverte, non plus que la pro-
fonde tristesse qui en suivit la lecture. C'était pourtant bien l'écriture
de Jules; elle fut examinée avec la plus sévère attention. La lettre
parlait d'amour; mais quel amour, grand Dieu! La signoradc Cam-
pireali, qui avait tant d'esprit, l'avait pourtant composée. Son des-
sein était de commencer la correspondance par sept à huit lettres
d'amour passionné; elle voulait préparer ainsi les suivantes, où l'amour
semblerait s'éteindre peu à peu.
Nous passerons rapidement sur dix années d'une vie malheureuse.
Hélène se croyait tout-à-fait oubliée, et cependant avait refusé avec
hauteur les hommages des jeunes seigneurs les plus distingués de
Rome. Pourtant elle hésita un instant lorsqu'on lui parla du jeune
Octave Colonna, fils aîné du fameux Fabrice, qui jadis l'avait si
mal reçue à la Petrella, Il lui semblait que, devant absolument
prendre un mari pour donner un protecteur aux terres qu'elle avait
dans l'état romain et dans le royaume de Naples, il lui serait moins
odieux de porter le nom d'un homme que jadis Jules avait aimé. Si
elle eût consenti à ce mariage, Hélène arrivait bien rapidement à la
vérité sur Jules Branciforte. Le vieux prince Fabrice parlait souvent
et avec transports des traits de bravoure surhumaine du colonel Liz-
zara (Jules Branciforte) qui, tout-à-fait semblable aux héros des
vieux romans, cherchait à se distraire par de belles actions de l'amour
malheureux qui le rendait insensible à tous les plaisirs. Il croyait
Hélène mariée depuis long-temps; la signora de Campireali l'avait
environné, lui aussi , de mensonges.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
Hélène s'était réconciliée à demi avec cette mère si habile. Celle-
ci, désirant passionnément la voir mariée, pria son ami, le vieux car-
dinal Sanli-Quatro , protecteur de la Visitation et qui allait à Castro,
d'annoncer en confidence aux religieuses les plus âgées du couvent
que son voyage avait été retardé par un acte de grâce. Le bon pape
Grégoire XIII, mû de pitié pour l'ame d'un brigand nommé Jules
Branciforte, qui autrefois avait tenté de violer leur monastère, avait
voulu, en apprenant sa mort, révoquer la sentence qui le décla-
rait sacrilège, bien convaincu que, sous le poids d'une telle con-
damnation, il ne pourrait jamais sortir du purgatoire, si toutefois
Branciforte, surpris au Mexique et massacré par des sauvages révol-
tés, avait eu le bonheur de n'aller qu'en purgatoire. Cette nouvelle
mit en agitation tout le couvent de Castro; elle parvint à Hélène qui
alors se livrait à toutes les folies de vanité que peut inspirer à une
personne profondément ennuyée la possession d'une grande fortune.
A partir de ce moment, elle ne sortit plus de sa chambre. Il faut
savoir que, pour arriver à pouvoir placer sa chambre dans la petite
loge de la portière où Jules s'était réfugié un instant dans la nuit du
combat, elle avait fait reconstruire une moitié du couvent. Avec des
peines infinies et ensuite un scandale fort difficile à apaiser, elle
avait réussi à découvrir et à prendre à son service les trois bravi em-
ployés par Branciforte et survivant encore aux cinq qui jadis échap-
pèrent au combat de Castro. Parmi eux se trouvait Ugone, mainte-
nant vieux et criblé de blessures. La vue de ces trois hommes avait
causé bien des murmures; mais enfin la crainte que le caractère altier
d'Hélène inspirait à tout le couvent l'avait emporté, et tous les jours
on les voyait, revêtus de sa livrée, venir prendre ses ordres à la grille
extérieure, et souvent répondre longuement à ses questions toujours
sur le même sujet.
Après les six mois de réclusion et de détachement pour toutes les
choses du monde qui suivirent l'annonce de la mort de Jules, la
première sensation qui réveilla cette ame déjà brisée par un malheur
sans remède et un long ennui , fut une sensation de vanité.
Depuis peu, l'abbesse était morte. Suivant l'usage, le cardinal
Santi-Quatro, qui était encore protecteur de la Visitation malgré son
grand âge de quatre-vingt-douze ans, avait formé la liste des trois
dames religieuses entre lesquelles le pape devait choisir une abbesse.
Il fallait des motifs bien graves pour que sa sainteté lût les deux der-
niers noms de la liste, elle se contentait ordinairement de passer un
trait de plume sur ces noms , et la nomination était faite.
Un jour, Hélène était à la fenêtre de l'ancienne loge de la tou-
L'ABBESSE de CASTRO. 637
rière qui était devenue maintenant l'extrémité de l'aile des nouveaux
bâtimens construits par ses ordres. Cette fenêtre n'était pas élevée
de plus de deux pieds au-dessus du passage arrosé jadis du sang de
Jules et qui maintenant faisait partie du jardin. Hélène avait les
yeux profondément fixés sur la terre. Les trois dames que l'on
savait depuis quelques heures être portées sur la liste du cardinal
pour succéder à la défunte abbesse , vinrent à passer devant la fe-
nêtre d'Hélène. Elle ne les vit pas, et par conséquent ne put les saluer.
L'une des trois dames fut piquée et dit assez haut aux deux autres :
— Voilà une belle façon pour une pensionnaire d'étaler sa cham-
bre aux yeux du public !
Réveillée par ces paroles , Hélène leva les yeux et rencontra trois
regards méchans. — Eh bien ! se dit-elle en fermant la fenêtre sans sa-
luer, voici assez de temps que je suis agneau dans ce couvent, il faut
être loup , quand ce ne serait que pour varier les arausemens de
messieurs les curieux de la ville.
Une heure après , un de ses gens , expédié en courrier, portait la
lettre suivante à sa mère, qui depuis dix années habitait Rome et
y avait su acquérir un grand crédit.
« MÈRE TRÈS RESPECTABLE ,
« Tous les ans tu me donnes 300,000 francs le jour de ma fête ;
j'emploie cet argent à faire ici des folies, honorables à la vérité, mais
qui n'en sont pas moins des folies. Quoique tu ne me le témoignes
plus depuis long-temps , je sais que j'aurais deux façons de te prouver
ma reconnaissance pour toutes les bonnes intentions que tu as eues
à mon égard. Je ne me marierai point, mais je deviendrais avec plai-
sir abbesse de ce couvent; ce qui m'a donné cette idée, c'est que les
trois dames que notre cardinal Santi-Quatro a portées sur la liste par
lui présentée au saint-père , sont mes ennemies; et, quelle que soit
l'élue, je m'attends à éprouver toutes sortes de vexations. Présente
le bouquet de ma fête aux personnes auxquelles il faut l'offrir; fai-
sons d'abord retarder de six mois la nomination , ce qui rendra folle de
honheur la prieure du couvent , mon amie intime, et qui aujourd'hui
tient les rênes du gouvernement. Ce sera déjà pour moi une source
de bonheur, et c'est bien rarement que je puis employer ce mot eu
parlant de ta fille. Je trouve mon idée folle; mais, si tu vois quelque
chance de succès , dans trois jours je prendrai le voile blanc , huit
années de séjour au couvent, sans découcher, me donnant droit à
638 REVUE DES DEUX MONDES.
une exemption de six mois. La dispense ne se refuse pas , et coûte
quarante écus.
« Je suis avec respect , ma vénérable mère , etc. »
Cette lettre combla de joie la signora de Campireali. Lorsqu'elle la
reçut, elle se repentait vivement d'avoir fait annoncer à sa fille la
mort de Branciforte; elle ne savait comment se terminerait cette pro-
fonde mélancolie où elle était tombée ; elle prévoyait quelque coup
de tête; elle allait jusqu'à craindre que sa fdle ne voulût aller visiter
au Mexique le lieu où l'on avait prétendu que Branciforte avait été
massacré, auquel cas il était très possible qu'elle apprît à Madrid le
vrai nom du colonel Lizzara. D'un autre côté, ce que sa fille demandait
par son courrier était la chose du monde la plus difficile et l'on peut
môme dire la plus absurde. Une jeune fille qui n'était pas môme reli-
gieuse , et qui d'ailleurs n'était connue que par la folle passion d'un
brigand, que peut-être elle avait partagée, être mise à la tête d'un
couvent où tous les princes romains comptaient quelques parentes !
Mais, pensa la signora de Campireali , on dit que tout procès peut être
plaidé et par conséquent gagné. Dans sa réponse , Victoire Carafa
donna des espérances à sa fille, qui, en général, n'avait que des
volontés absurdes, mais par compensation s'en dégoûtait très facile-
ment. Dans la soirée, en prenant des informations sur tout ce qui,
de près ou de loin, pouvait tenir au couvent de Castro, elle apprit
que depuis plusieurs mois son ami le cardinal Santi-Quatro avait
beaucoup d'humeur : il voulait marier sa nièce à don Octave Colonna,
fils aîné du prince Fabrice , dont il a été parlé si souvent dans la
présente histoire. Le prince lui offrait son second fils don Lorenzo,
parce que, pour arranger sa fortune , étrangement compromise par
la guerre que le roi de Naples et le pape, enfin d'accord, faisaient
aux brigands de la Faggiola, il fallait que la femme de son fils aîné
apportât une dot de 600,000 piastres ( 3,210,000 francs ) dans la mai-
son Colonna. Or, le cardinal Santi-Quatro, même en déshéritant de
la façon la plus ridicule tous ses autres parens , ne pouvait offrir
(lu'une fortune de 380 ou 400,000 écus.
Victoire Carafa passa la soirée et une partie de la nuit à se faire
confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro. Le len-
demain , dès sept heures , elle se fit annoncer chez le vieux cardinal.
— Éminence, lui dit-elle , nous sommes bien vieux tous les deux ;
il est inutile de chercher à nous tromper, en donnant de beaux noms
à des choses qui ne sont pas belles; je viens vous proposer une folie:
L'aBBESSE de CASTRO. 639
tout ce que je puis dire pour elle c'est qu'elle n'est pas odieuse; mais
j'avouerai que je la trouve souverainement ridicule. Lorsqu'on traitait
le mariage de don Octave Golonna avec ma fdle Hélène, j'ai pris de
l'amitié pour ce jeune homme , et le jour de son mariage je vous re-
mettrai 200,000 piastres en terres ou en argent, que je vous prierai
de lui faire tenir. Mais pour qu'une pauvre veuve telle que moi puisse
faire un sacrifice aussi énorme, il faut que ma fille Hélène, qui a
présentement vingt-sept ans et qui depuis l'âge de dix-neuf n'a pas
découché du couvent , soit faite abbesse de Castro; il faut pour cela
retarder l'élection de six mois ; la chose est canonique.
— Que dites-vous, madame? s'écria le vieux cardinal hors de lui ;
sa sainteté elle-même ne pourrait pas faire ce que vous venez de-
mander à un pauvre vieillard impotent.
— Aussi ai-je dit à votre éminence que la chose était ridicule: les
sots la trouveront folle; mais les gens bien instruits de ce qui se passe
à la cour penseront que notre excellent prince le bon pape Gré-
goire XHI a voulu récompenser les loyaux et longs services de votre
éminence en facilitant un mariage que tout Rome sait qu'elle désire.
Du reste, la chose est fort possible, tout-à-fait canonique, j'en ré-
ponds ; ma fille prendra le voile blanc dès demain.
— Mais la simonie, madame! . . s'écria le vieillard d'une voix terrible.
La signora de Campireali s'en allait.
— Quel est ce papier que vous laissez?
— C'est la liste des terres que je présenterais comme valant
200,000 piastres si l'on ne voulait pas d'argent comptant ; le change-
ment de propriété de ces terres pourrait être tenu secret pendant
fort long-temps; par exemple, la maison Colonna me ferait des procès
que je perdrais...
— Mais la simonie, madame! l'effroyable simonie!
— Il faut commencer par différer l'élection de six mois, demain
je viendrai prendre les ordres de votre éminence.
Je sens qu'il faut expliquer pour les lecteurs nés au nord des Alpes
le ton presque officiel de plusieurs parties de ce dialogue; je rappel-
lerai que, dans les pays strictement catholiques, la plupart des dialo-
gues sur des sujets scabreux finissent par arriver au confessionnal,
et alors il n'est rien moins qu'indifférent de s'être servi d'un mot
respectueux ou d'un terme ironique.
Le lendemain , dans la journée, Victoire Carafa sut que, par suite
d'une grande erreur de fait, découverte dans la liste des trois dames
présentées pour la place d'abbesse de Castro, cette élection était dif-
65pO revue des deux mondes.
férée de six mois : la seconde dame portée sur la liste avait un renégat
dans sa famille; un de ses grands oncles s'était fait protestant à Udinc.
La signora de Campireali crut devoir faire une démarche auprès du
prince Fabrice Colonna , à la maison duquel elle allait offrir une si
notable augmentation de fortune. Après deux jours de soins, elle par-
vint à obtenir une entrevue dans un village voisin de Rome, mais
elle sortit tout effrayée de cette audience; elle avait trouvé le prince,
ordinairement si calme, tellement préoccupé de la gloire militaire du
colonel Lizzara ( Jules Branciforte), qu'elle avait jugé absolument
inutile de lui demander le secret sur cet article. Le colonel était pour
lui comme un fils, et mieux encore, comme un élève favori. Le prince
passait sa vie à lire et relire certaines lettres arrivées de Flandre. Que
devenait le dessein favori auquel la signora de Campireali sacrifiait
tant de choses depuis dix ans, si sa fille apprenait l'existence et la
gloire du colonel Lizzara?
Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circonstances qui ,
à la vérité, peignent les mœurs de cette époque, mais qui me sem-
blent tristes à raconter. L'auteur du manuscrit romain s'est donné
des peines infinies pour arriver à la date exacte de ces détails que je
supprime.
Deux ans après l'entrevue de la signora de Campireali avec le
prince Colonna, Hélène était abbesse de Castro ; mais le vieux car-
dinal Santi-Quatro était mort de douleur après ce grand acte de si-
monie. En ce temps-là , Castro avait pour évéque le plus bel homme
de la cour du pape , monsignor Francesco Cittadini, noble de la ville
de Milan. Ce jeune homme , remarquable par ses grâces modestes et
son ton de dignité, eut des rapports fréquens avec l'abbesse delà
Visitation à l'occasion surtout du nouveau cloître dont elle entreprit
d'embellir son couvent. Ce jeune évêque Cittadini, alors ûgé de
vingt-neuf ans, devint amoureux fou de cette belle abbesse. Dans le
procès qui fut dressé un an plus tard, une foule de religieuses, en-
tendues comme témoins , rapportent que l'évêquc multipliait le plus
possible ses visites au couvent, disant souvent à leur abbesse : « Ail-
leurs je commande, et, je l'avoue à ma honte, j'y trouve quelque
plaisir; auprès de vous, j'obéis comme un esclave, mais avec un
plaisir qui surpasse de bien loin celui de commander ailleurs. Je me
trouve sous l'influence d'un être supérieur; quand je l'essaierais , je
ne pourrais avoir d'autre volonté que la sienne , et j'aimerais mieux
me voir pour une éternité le dernier de ses esclaves , que d'être roi
loin de ses yeux. »
l'aBBESSE de CASTRO. 6il
Les témoins rapportent qu'au milieu de ses phrases élégantes,
souvent l'abbesse lui ordonnait de se taire, et en des termes durs et
qui montraient le mépris. — A vrai dire, continue un autre témoin,
madame le traitait comme un domestique ; dans ces cas-là , le pauvre
évoque baissait les yeux , se mettait à pleurer, mais ne s'en allait
point. Il trouvait tous les jours de nouveaux prétextes pour repa-
raître au couvent, ce qui scandalisait fort les confesseurs des reli-
gieuses et les ennemies de l'abbesse. Mais madame l'abbesse était
vivement défendue par la prieure, son amie intime, et qui , sous ses
ordres immédiats, exerçait le gouvernement intérieur.
— Vous savez, mes nobles sœurs, disait celle-ci, que, depuis cette
passion contrariée que notre abbesse éprouva dans sa première jeu-
nesse pour un soldat d'aventure , il lui est resté beaucoup de bizar-
rerie dans les idées ; mais vous savez toutes que son caractère a ceci
de remarquable , que jamais elle ne revient sur le compte des gens
pour lesquels elle a montré du mépris. Or, dans toute sa vie peut-
être, elle n'a pas prononcé autant de paroles outrageantes qu'elle en a
adressé en notre présence au pauvre monsignor Cittadini. Tous les
jours , nous voyons celui-ci subir des traitemens qui nous font rougir
pour sa haute dignité.
— Oui, répondaient les religieuses scandahsées, mais il revient
tous les jours ; donc , au fond , il n'est pas si maltraité , et, dans tous
les cas, cette apparence d'intrigue nuit à la considération du saint
ordre de la Visitation.
Le maître le plus dur n'adresse pas au valet le plus inepte le quart
des injures dont tous les jours l'altière abbesse accablait ce jeune
évoque aux façons si onctueuses ; mais il était amoureux et avait
apporté de son pays cette maxime fondamentale , qu'une fois une
entreprise de ce genre commencée, il ne faut plus s'inquiéter que
du but, et ne pas regarder les moyens. — Au bout du compte, disait
l'évêque à son confident César del Bene , le mépris est [pour l'amant
qui s'est désisté de l'attaque avant d'y être contraint par des moyens
de force majeure.
Maintenant ma triste tâche va se borner à donner un extrait né-
cessairement fort sec du procès à la suite duquel Hélène trouva la
mort. Ce procès , que j'ai lu dans une bibliothèque dont je dois taire
le nom, ne forme pas moins de huit volumes in-folio. L'interroga-
toire et le raisonnement sont en langue latine , les réponses en ita-
lien. J'y vois qu'au mois de novembre 1572, sur les onze heures du
soir, le jeune évêque se rendit seul à la porte de l'église où toute la
TOME XVII. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
journée les fidèles sont admis; l'abbesse elle-même lui ouvrit cette
porte , et lui permit de la suivre. Elle le reçut dans une chambre
qu'elle occupait souvent et qui communiquait par une porte secrète
aux tribunes qui régnent sur les nefs de l'église. Une heure s'était à
peine écoulée lorsque l'évoque, fort surpris, fut renvoyé chez lui;
Fabbesse elle-même le reconduisit à la porte de l'église , et lui dit ces
propres paroles :
— Retournez à votre palais et quittez-moi bien vite. Adieu, monsei-
(fiieur, vous me faites horreur; il me semble que je me suis donnée à un
laquais.
Toutefois, trois mois après, arriva le temps du carnaval. Les gens
de Castro étaient renommés par les fêtes qu'ils se donnaient entre
eux à cette époque, la ville entière retentissait du bruit des masca-
rades. Aucune ne manquait de passer devant une petite fenêtre
qui donnait un jour de souffrance à une certaine écurie du cou-
vent. L'on sent bien que trois mois avant le carnaval cette écurie
était changée en salon , et qu'elle ne désemplissait pas les jours de
mascarade. Au milieu de toutes les folies du public, l'évêque vint à
passer dans son carrosse; l'abbesse lui fit un signe, et, la nuit suivante,
à une heure, il ne manqua pas de se trouver à la porte de l'église. H
entra, mais, moins de trois quarts d'heure après, il fut renvoyé avec
colère. Depuis le premier rendez-vous, au mois de novembre, il con-
tinuait à venir au couvent à peu près tous les huit jours. On trouvait
sur sa figure un petit air de triomphe et de sottise qui n'échappait à
personne , mais qui avait le privilège de choquer grandement le ca-
ractère altier de la jeune abbesse. Le lundi de Pâques, entre autres
jours, elle le traita comme le dernier des hommes, et lui adressa des
paroles que le plus pauvre des hommes de peine du couvent n'eût
pas supportées. Toutefois, peu de jours après, elle lui fit un si-
gne à la suite duquel le bel évêque ne manqua pas de se trouver, à
minuit, à la porte de l'église; elle l'avait fait venir pour lui appren-
dre qu'elle était enceinte. A cette annonce, dit le procès, le beau
jeune homme pâlit d'horreur et devint tout-à-fait stupide de peur.
L'abbesse eut la fièvre; elle fit appeler le médecin , et ne lui fit point
mystère de son état. Cet homme connaissait le caractère généreux
de la malade , et lui promit de la tirer d'affaire. Il commença par la
mettre en relation avec une femme du peuple jeune et jolie, qui, sans
porter le titre de sage-femme, en avait les talens. Son mari était bou-
langer. Hélène fut contente de la conversation de cette femme , qui
lui déclara que, pour l'exécution des projets à l'aide desquels elle es-
L'ABBESSE de CASTRO. &lS(
pérait la sauver, il était nécessaire qu'elle eût deux confidentes dans
le couvent.
— Une femme comme vous , à la bonne heure , mais une de mes
égales ! non ; sortez de ma présence.
La sage-femme se retira. Mais, quelques heures plus tard , Hélène,
ne trouvant pas prudent de s'exposer aux bavardages de cette femme,
fit appeler le médecin , qui la renvoya au cmivent où elle fut traitée
généreusement. Cette femme jura que même , non rappelée, elle
n'eût jamais divulgué le secret confié; mais elle déclara de nouveau
que, s'il n'y avait pas dans l'intérieur du couvent deux femmes dé-
vouées aux intérêts de l'abbesse et sachant tout, elle ne pouvait se
mêler de rien. ( Sans doute elle songeait à l'accusation d'infanticide. )
Après y avoir beaucoup réfléchi , l'abbesse résolut de confier ce terri-
ble secret à madame Victoire, prieure du couvent, de la noble famille
des ducs de C...., et à madame Bernarde, fille du marquis P.... Elle
leur fit jurer sur leurs bréviaires de ne jamais dire un mot, même au
tribunal de la pénitence, de ce qu'elle allait leur confier. Ces dames
restèrent glacées de terreur. Elles avouent , dans leurs interrogatoires ,
que, préoccupées du caractère si altier de leur abbesse, elles s'atten-
dirent à l'aveu de quelque meurtre. L'abbesse leur dit d'un air simple
et froid :
— J'ai manqué à tous mes devoirs , je suis enceinte.
Madame Victoire , la prieure, profondément émue et troublée par
l'amitié qui, depuis tant d'années, l'unissait à Hélène, et non poussée
par une vaine curiosité, s'écria les larmes aux yeux :
— Quel est donc l'imprudent qui a commis ce crime?
— .le ne l'ai pas dit même à mon confesseur; jugez si je veux le
dire à vous !
Ces deux dames délibérèrent aussitôt sur les moyens de cacher ce
fatal secret au reste du couvent. Elles décidèrent d'abord que le lit
de l'abbesse serait transporté de sa chambre actuelle , lieu tout-à-
fait central , à la pharmacie que l'on venait d'établir dans l'endroit le
plus reculé du couvent , au troisième étage du grand bâtiment élevé
par la générosité d'Hélène. C'est dans ce lieu que l'abbesse donna le
jour à un enfant mAle. Depuis trois semaines la femme du boulanger
était cachée dans l'appartement de la prieure. Comme cette femme
marchait avec rapidité le long du cloître emportant l'enfant, celui-ci
jeta des cris, et, dans sa terreur, cette femme se réfugia dans la cave.
Une heure après, madame Bernarde, aidée du médecin, parvint à
ouvrir une petite porte du jardin , la femme du boulanger sortit rapi-
41.
644 REVUE DES DEUX MONDES.
dément du couvent et bientôt après de la ville. Arrivée en rase cam-
pagne et poursuivie par une terreur panique, elle se réfugia dans une
grotte que le hasard lui fit rencontrer dans certains rochers. L'abbesse
écrivit à César del Bene, confident et premier valet de chambre de
l'évoque, qui courut à la grotte qu'on lui avait indiquée; il était à
cheval : il prit l'enfant dans ses bras , et partit au galop pour Monte-
fiascone. L'enfant fut baptisé dans l'église de Sainte-Marguerite, et
reçut le nom d'Alexandre. L'hôtesse du lieu avait procuré une nour-
rice à laquelle César remit huit écus : beaucoup de femmes, s'étant
rassemblées autour de l'église pendant la cérémonie du baptême ,
demandèrent à grands cris au seigneur César le nom du père de
l'enfant.
— C'est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui s'est permis
d'abuser d'une pauvre villageoise comme vous. Et il disparut.
VIL
Tout allait bien jusque-là dans cet immense couvent, habité par
plus de trois cents femmes curieuses; personne n'avait rien vu, per-
sonne n'avait rien entendu. Mais l'abbesse avait remis au médecin
quelques poignées de sequins nouvellement frappés à la monnaie
de Rome. Le médecin donna plusieurs de ces pièces à la femme du
boulanger. Cette femme était jolie et son mari jaloux; il fouilla dans
sa malle, trouva ces pièces d'or si brillantes, et, les croyant le prix
de son déshonneur, la força , le couteau sur la gorge, à dire d'où elles
provenaient. Après quelques tergiversations, la femme avoua la vé-
rité, et la paix fut faite. Les deux époux en vinrent à délibérer sur
l'emploi d'une telle somme. La boulangère voulait payer quelques
dettes; mais le mari trouva plus beau d'acheter un mulet, ce qui fut
fait. Ce mulet fit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la
pauvreté des deux époux. Toutes les commères de la ville, amies et
ennemies , venaient successivement demander à la femme du bou-
langer quel était l'amant généreux qui l'avait mise à même d'acheter
un mulet. Cette femme, irritée, répondait quelquefois en racontant la
vérité. Un jour que César del Bene était allé voir l'enfant, et revenait
rendre compte de sa visite à l'abbesse , celle-ci, quoique fort indis-
posée, se traîna jusqu'à la grille, et lui fit des reproches sur le peu de
discrétion des agens employés par lui. De son côté , l'évêque tomba
malade de peur; il écrivit à ses frères à Milan pour leur raconter l'in-
juste accusation à laquelle il était en butte; il les engageait à venir
L'aBBESSE de CASTRO. 645
à son secours. Quoique gravement indisposé , il prit la résolution de
quitter Castro; mais, avant de partir, il écrivit à l'abbesse :
« Vous saurez déjà que tout ce qui a été fait est public. Ainsi, si
vous prenez intérêt à sauver non-seulement ma réputation, mais
peut-être ma vie, et pour éviter un plus grand scandale, vous pouvez
inculper Jean-Baptiste Doleri , mort depuis peu de jours; que si, par
ce moyen, vous ne réparez pas votre honneur, le mien du moins ne
courra plus aucun péril. »
L'évêque appela don Luigi, confesseur du monastère de Castro :
— Remettez ceci , lui dit-il , dans les propres mains de madame
l'abbesse.
Celle-ci , après avoir lu cet infâme billet, s'écria devant tout ce qui
se trouvait dans la chambre :
— Ainsi méritent d'être traitées les vierges folles qui préfèrent la
beauté du corps à celle de l'aine!
Le bruit de tout ce qui se passait à Castro parvint rapidement aux
oreilles du terrible cardinal Farnèse ( il se donnait ce caractère depuis
quelques années, parce qu'il espérait, dans le prochain conclave,
avoir l'appui des cardinaux zelanti). Aussitôt il donna l'ordre au po-
destat de Castro de faire arrêter l'évêque Cittadini. Tous les domes-
tiques de celui-ci, craignant la question, prirent la fuite. Le seul
César del Bene resta fidèle à son maître , et lui jura qu'il mourrait
dans les tourmens plutôt que de rien avouer qui pût lui nuire. Cit-
tadini, se voyant entouré de gardes dans son palais, écrivit de nou-
veau à ses frères, qui arrivèrent de Milan en toute hâte. Ils le trou-
vèrent détenu dans la prison de Ronciglione.
Je vois dans le premier interrogatoire de l'abbesse que, tout en
avouant sa faute , elle nia avoir eu des rapports avec monseigneur
l'évêque; son complice avait été Jean-Baptiste Doleri, avocat du
couvent.
Le 9 septembre 1573, Grégoire XIII ordonna que le procès fût fait
en toute hâte et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscal et un
commissaire se transportèrent à Castro et à Ronciglione. César del
Bene, premier valet de chambre de l'évêque, avoue seulement avoir
porté un enfant chez une nourrice. On l'interroge en présence de
mesdames Victoire et Bernarde. On le met à la torture deux jours de
suite; il souffre horriblement; mais, fidèle à sa parole, il n'avoue
que ce qu'il est impossible de nier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui.
Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, qui avaient
été témoins des tortures infligées à César, elles avouent tout ce qu'elles
646 REVUE DES DEUX MONDES.
ont fait. Toutes les religieuses sont interrogées sur le nom de l'auteur
du crime; la plupart répondent avoir ouï dire que c'est monseigneur
l'évoque. Une des sœurs portières rapporte les paroles outrageantes
que l'abbesse avait adressées à l'évêque en le mettant à la porte de
l'église. Elle ajoute : « Quand on se parle sur ce ton , c'est qu'il y a
bien long-temps que l'on fait l'amour ensemble. En effet, monsei-
gneur l'évoque, ordinairement remarquable par l'excès de sa suffi-
sance, avait, en sortant de l'église, l'air tout penaud. »
L'une des religieuses, interrogée en présence de l'instrument des
tortures, répond que l'auteur du crime doit être le chat, parce que
l'abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caresse beau-
coup. Une autre religieuse prétend que l'auteur du crime devait être
le vent, parce que les jours où il fait du vent l'abbesse est heureuse
et de bonne humeur ; elle s'expose à l'action du vent sur un belvéder
qu'elle a fait construire exprès; et, quand on va lui demander une
grâce en ce lieu, jamais elle ne la refuse. La femme du boulangei,
la nourrice, les commères de Montefiascone , effrayées par les tor-
tures qu'elles avaient vu infligera César, disent la vérité.
Le jeune évèque était malade ou faisait le malade à Ronciglione,
ce qui donna l'occasion à ses frères , soutenus par le crédit et par les
moyens d'inlîuence de la signorade Campireali, de se jeter plusieurs
fois aux pieds du pape , et de lui demander que la procédure fût sus-
pendue jusqu'à ce que l'évêque eut recouvré la santé. Sur quoi le
terrible cardinal Farnèse augmenta le nombre des soldats qui le gar-
daient dans sa prison. L'évêque ne pouvant être interrogé, les com-
missaires commençaient toutes leurs séances par faire subir un nou-
vel interrogatoire à l'abbesse; un jour que sa mère lui avait fait dire
d'avoir bon courage et de continuer à tout nier, elle avoua tout.
— Pourquoi avez-vous d'abord inculpé Jean-Baptiste Doleri?
— Par pitié pour la lâcheté de l'évêque ; et d'ailleurs, s'il parvient
à sauver sa chère vie, il pourra donner des soins à mon fils.
Après cet aveu , on enferma l'abbesse dans une chambre du cou-
vent de Castro, dont les murs, ainsi que la voûte, avaient huit pieds
d'épaisseur: les religieuses ne parlaient de ce cachot qu'avec terreur,
et il était ccnnu sous le nom de la chambre des moines; l'abbesse y
fut gardée à vue par trois femmes.
La santé de l'évêque s'étant un peu améliorée, trois cents sbires ou
soldats vinrent le prendre à Ronciglione, et il fut transporté à Rome
en litière; on le déposa à la prison appelée Corte Savella. Peu de
jours après , les religieuses aussi furent amenées à Rome ; l'abbesse
l'ABBESSE de CASTRO. 647
fut placée dans le monastère de Sainte-Marthe. Quatre religieuses
étaient inculpées : mesdames Victoire et Bernarde , la sœur chargée
du tour et la portière , qui avait entendu les paroles outrageantes
adressées à l'évêque par l'abhesse.
L'évêque fut interrogé par Vaiuliteiir de la chambre, l'un des pre-
miers personnages de l'ordre judiciaire. On remit de nouveau à la
torture le pauvre César del Bene, qui non-seulement n'avoua rien,
mais dit des choses qui faisaient de la peine au ministère public,
ce qui lui valut une nouvelle séance de torture. Ce supplice prélimi-
naire fut également infligé à mesdames Victoire et Bernarde. L'évê-
que niait tout avec sottise, mais avec une belle opiniâtreté ; il rendait
compte dans le plus grand détail de tout ce qu'il avait fait dans les
trois soirées évidemment passées auprès de l'abbessc.
Enfin, l'on confronta l'abbesse avec l'évêque; et, quoiqu'elle dît
constamment la vérité, on la soumit à la torture. Comme elle répé-
tait ce qu'elle avait toujours dit depuis son premier aveu, l'évêque,
fidèle à son rôle, lui adressa des injures.
Après plusieurs autres mesures raisonnables au fond , mais enta-
chées de cet esprit de cruauté qui, après les règnes de Charles-Quint
et de Philippe II, prévalait trop souvent dans les tribunaux d'Italie,
l'évêque fut condamné à subir une prison perpétuelle au château
Saint-Ange; l'abbesse fut condamnée à être détenue toute la vie
dans le couve'lit de Sainte-Marthe, où elle se trouvait. Mais déjà la
signora de CampireaH avait entrepris, pour sauver sa fille, de faire
creuser un passage souterrain. Ce passage partait de l'un des égouts
laissés par la magnificence de l'ancienne Rome , et devait aboutir au
caveau profond où l'on plaçait les dépouilles mortelles des reli-
gieuses de Sainte-Marthe. Ce passage, large de deux pieds à peu près,
avait des parois de planches pour soutenir les terres à droite et à
gauche, et on lui donnait pour voûte, à mesure que l'on avançait,
deux planches placées comme les jambages d'un A majuscule.
On pratiquait ce souterrain à trente pieds de profondeur à peu
près. Le point important était de le diriger dans le sens convenable;
à chaque instant, des puits et des fondemens d'anciens édifices obli-
geaient les ouvriers à se détourner. Une autre grande difficulté, c'é-
taient les déblais dont on ne savait que faire; il paraît qu'on les semait
pendant la nuit dans toutes les rues de Rome. On était étonné de
cette quantité de terre qui tombait pour ainsi dire du ciel.
Quelques grosses sommes que la signora de Campireali dépensât
pour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain eût sans doute
648 REVUE DES DEUX MONDES.
été découvert; mais le pape Grégore XIII vint à mourir en 1585, et
le règne du désordre commença avec le siège vacant.
Hélène était fort mal à Sainte-Marthe; on peut penser si de simples
religieuses assez pauvres mettaient du zèle à vexer une abbesse fort
riche et convaincue d'un tel crime, Hélène attendait avec empresse-
ment le résultat des travaux entrepris par sa mère. Mais tout-à-coup
son cœur éprouva d'étranges émotions. Il y avait déjà six mois que
Fabrice Colonna, voyant l'état chancelant de la santé de Grégoire Xlil
et ayant de grands projets pour l'interrègne, avait envoyé un de ses
officiers à Jules Branciforte, maintenant si connu dans les armées
espagnoles sous le nom de colonel Lizzara. Il le rappelait en Italie;
.fuies brûlait de revoir son pays. Il débarqua sous un nom supposé à
Pescara , petit port de l'Adriatique sous Chietti , dans les Abruzzes, et
par les montagnes il vint jusqu'à la PetrcUa. La joie du prince étonna
tout le monde. Il dit à Jules qu'il l'avait fait appeler pour faire de
lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats. A
quoi Branciforte répondit que, militairement parlant, l'entreprise
ne valait plus rien, ce qu'il prouva facilement; si jamais l'Espagne le
voulait sérieusement, en six mois, et à peu de frais, elle détruirait
tous les soldats d'aventure de l'Italie.
— Mais , après tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous le voulez,
mon prince, je suis prêt à marcher. Vous trouverez toujours en moi
le successeur du brave Ranuce tué aux Giampi.
Avant l'arrivée de Jules, le prince avait ordonné, comme il savait
ordonner, que personne dans la Petrellane s'avisât de parler de Cas-
tro et du procès de l'abbesse; la peine de mort, sans aucune rémis-
sion , était placée en perspective du moindre bavardage. Au milieu
des transports d'amitié avec lesquels il reçut Branciforte , il lui de-
manda de ne point aller à Albano sans lui , et sa façon d'effectuer ce
voyage fut de faire occuper la ville par mille de ses gens et de placer
une avant-garde de douze cents hommes sur la route de Rome. Qu'on
juge de ce que devint le pauvre Jules, lorsque le prince, ayant fait
appeler le vieux Scotti, qui vivait encore, dans la maison où il avait
placé son quartier-général , le fit monter dans la chambre où il se
trouvait avec Branciforte. Dès que les deux amis se furent jetés dans
les bras l'un de l'autre :
— Maintenant , pauvre colonel , dit-il à Jules , attends-toi à ce qu'il
y a de pis.
Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant à clé les
deux amis.
l'ABBESSE de CASTRO. 649
Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre, en-
voya demander au prince la permission de retourner à la Petrella , et
de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporter que le
prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit, il avait ap-
pris la mort de Grégoire XIII; il avait oublié son ami Jules et cou-
rait la campagne. Il n'était resté autour de Jules qu'une trentaine
d'hommes appartenant à l'ancienne compagnie de Ranuce. L'on sait
assez qu'en ce temps-là, pendant le siège vacant, les lois étaient
muettes, chacun songeait à satisfaire ses passions, et il n'y avait de
force que la force; c'est pourquoi , avant la fin de la journée, le prince
Colonna avait déjà fait pendre plus de cinquante de ses ennemis.
Quant à Jules, quoiqu'il n'eût pas quarante hommes avec lui, il osa
marcher vers Rome.
Tous les domestiques de l'abbesse de Castro lui avaient été fidèles ;
ils s'étaient logés dans les pauvres maisons voisines du couvent de
Sainte-Marthe. L'agonie de Grégoire XIII avait duré plus d'une se-
maine; la signora de Campireali attendait impatiemment les journées
de trouble qui allaient suivre sa mort pour faire attaquer les derniers
cinquante pas de son souterrain. Comme il s'agissait de traverser les
caves de plusieurs maisons habitées, elle craignait fort de ne pouvoir
dérober au public la fin de son entreprise.
Dès le surlendemain de l'arrivée de Branciforte à la Petrella, les
trois anciens hravi de Jules, qu'Hélène avait pris à son service, sem-
blèrent atteints de folie. Quoique tout le monde ne sût que trop
qu'elle était au secret le plus absolu , et gardée par des religieuses
qui la haïssaient, Ugone, l'un des bravi, vint à la porte du couvent,
et fit les instances les plus étranges pour qu'on lui permît de voir sa
maîtresse, et sur-le-champ. 11 fut repoussé et jeté à la porte. Dans
son désespoir cet] homme y resta, et se mit à donner un bajoc (un
sou) à chacune des personnes attachées au service de la maison qui
entraient ou sortaient, en leur disant ces précises paroles : lirjouissez-
vous avec moi; le signor Jules Branciforte est arrivé, il est vivant :
dites cela à vos amis.
Les deux camarades d'Ugone passèrent la journée à lui apporter
des bajocs, et ils ne cessèrent d'en distribuer jour et nuit, en disant
toujours les mômes paroles, que lorsqu'il ne leur en resta plus un
seul. Mais les trois hrari, se relevant l'un l'autre, ne continuèrent
pas moins à monter la garde à la porte du couvent de Sainte-Marthe,
adressant toujours aux passans les mêmes paroles suivies de grandes
.«alutations : Le seigneur Jules est arrivé, etc.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
L'idée de ces braves gens eut du succès : moins de trente-six heures
après le premier bajoc distribué, la pauvre Hélène, au secret , au fond
de son cachot, savait que Jules était vivant; ce mot la jeta dans une
sorte de frénésie : — 0 ma mère, s'écriait-elle, m'avez-vous fait assez
de mal! — Quelques heures plus tard, l'étonnante nouvelle lui fut
confirmée par la petite Marietta , qui , en faisant le sacrifice de tous
ses bijoux d'or, obtint la permission de suivre la sœur tourière qui
apportait ses repas à la prisonnière. Hélène se jeta dans ses bras en
pleurant de joie.
— Ceci est bien beau , lui dit-elle , mais je ne resterai plus guère
avec toi.
— Certainement ! lui dit Marietta. Je pense bien que le temps de
ce conclave ne se passera pas sans que votre prison ne soit changée
en un simple exil.
— Ah ! ma chère, revoir Jules ! et le revoir, moi coupable!
Au milieu de la troisième nuit qui suivit cet entretien , une partie
du pavé de l'église s'enfonça avec un grand bruit ; les religieuses de
Sainte-Marthe crurent que le couvent allait s'abîmer. Le trouble fut
extrême, tout le monde criait au tremblement de terre. Une heure
environ après la chute du pavé de marbre de l'église , la signora de
Campireali , précédée par les trois bravi au service d'Hélène, pénétra
dans le cachot par le souterrain.
— Victoire ! victoire! madame, criaient les bravi.
Hélène eut une peur mortelle; elle crut que Jules Branciforte était
avec eux. Elle fut bien rassurée , et ses traits reprirent leur expres-
sion sévère, lorsqu'ils lui dirent qu'ils n'accompagnaient que la
signora de Campireali, et que Jules n'était encore que dans Albano,
qu'il venait d'occuper avec plusieurs milliers de soldats.
Après quelques instans d'attente, la signora de Campireali parut;
elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le bras à son écuyer,
qui était en grand costume et l'épée au côté ; mais son habit magni-
fique était tout souillé de terre.
— 0 ma chère Hélène , je viens te sauver! s'écria la signora de
CampireaU.
— Et qui vous dit que je veuille être sauvée?
La signora de Campireali restait étonnée; elle regardait sa fille
avec de grands yeux; elle parut fort agitée.
— Eh bien î ma chère Hélène , dit-elle enfin , la destinée me force
à t'avouer une action bien naturelle peut-être , après les malheurs
l'ABBESSE de CASTRO. 651
autrefois arrivés dans notre famille , mais dont je me repens et que
je te prie de me pardonner : Jules.... Branciforte.... est vivant....
— Et c'est parce qu'il vit que je ne veux pas vivre.
La signora de Campireali ne comprenait pas d'abord le langage
de sa fille, puis elle lui adressa les supplications les plus tendres; mais
elle n'obtenait pas de réponse : Hélène s'était tournée vers son cru-
cifix et priait sans l'écouter. Ce fut en vain que pendant une heure
entière la signora de Campireali fit les derniers efforts pour obtenir
une parole ou un regard. Enfin , sa fille , impatientée , lui dit :
— C'est sous le marbre de ce crucifix qu'étaient cachées ses lettres,
dans ma petite chambre d'Albano ; il eût mieux valu me laisser poi-
gnarder par mon père! Sortez, et laissez-moi de l'or.
La signora de Campireali voulant continuer à parler à sa fille,
malgré les signes d'effroi que lui adressait son écuyer, Hélène s'im-
patienta.
— Laissez-moi , du moins , une heure de liberté ; vous avez em^
poisonné ma vie , vous voulez aussi empoisonner ma mort.
— Nous serons encore maîtres du souterrain pendant deux ou trois
heures ; j'ose espérer que tu te raviseras, s'écria la signora de Campi-
reali fondant en larmes. Et elle reprit la route du souterrain.
— Ugone, reste auprès de moi, dit Hélène à l'un de ses hravi, et
sois bien armé, mon garçon , car peut-être il s'agira de me défendre.
Voyons ta dague, ton épée, ton poignard!
Le vieux soldat lui montra ces armes en bon état.
— Eh bien ! tiens-toi là en dehors de ma prison ; je vais écrire à
Jules une longue lettre que tu lui remettras toi-même; je ne veux
pas qu'elle passe par d'autres mains que les tiennes, n'ayant rien
pour la cacheter. Tu peux lire tout ce que contiendra cette lettre.
Mets dans tes poches tout cet or que ma mère vient de laisser, je n'ai
besoin pour moi que de cinquante sequins; place-les sur mon Ut.
Après ces paroles, Hélène se mit à écrire.
« Je ne doute point de toi , mon cher Jules; si je m'en vais, c'est
que je mourrais de douleur dans tes bras , en voyant quel eût été
mon bonheur si je n'eusse pas commis une faute. Ne va pas croire
que j'aie jamais aimé aucun être au monde après toi ; bien loin de là,
mon cœur était rempli du plus vif mépris pour l'homme que j'ad-
mettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquement d'ennui , et , si
l'on veut, de libertinage. Songe que mon esprit, fort affaibli depuis la
tentative inutile que je fis à la Petrella , où le prince que je vénérais,
parce que tu l'aimais, me reçut si cruellement; songe, dis-je, que
652 REVUE DES DEUX MONDES.
mon esprit fort affaibli fut assiégé par douze années de mensonges.
Tout ce qui m'environnait était faux et menteur, et je le savais. Je
reçus d'abord une trentaine de lettres de toi ; juge des transports
avec lesquels j'ouvris les premières! mais, en les lisant, mon cœur
se glaçait. J'examinais cette écriture , je reconnaissais ta main ,
mais non ton cœur. Songe que ce premier mensonge a dérangé
l'essence de ma vie , au point de me faire ouvrir sans plaisir une
lettre de ton écriture ! La détestable annonce de ta mort acheva
de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureux de
notre jeunesse. Mon premier dessein , comme tu le comprends bien ,
fut d'aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique où
l'on disait que les sauvages t'avaient massacré; si j'eusse suivi cette
pensée.... nous serions heureux maintenant, car, à Madrid, quels
que fussent le nombre et l'adresse des espions qu'une main vigi-
lante eût pu semer autour de moi , comme de mon côté j'eusse in-
téressé toutes les âmes dans lesquelles il reste encore un peu de
pitié et de bonté , il est probable que je serais arrivée à la vérité ; car
déjà , mon Jules, tes belles actions avaient fixé sur toi l'attention du
monde, et peut-être quelqu'un à Madrid savait que tu étais Branci-
forte. Veux-tu que je te dise ce qui empêcha notre bonheur? D'abord
le souvenir de l'atroce et humiliante réception que le prince m'avait
faite à la Petrella; que d'ostaclcs puissans ù affronter de Castro au
Mexique! Tu le vois , mon ame avait déjà perdu de son ressort. En-
suite il me vint une pensée de vanité. J'avais fait construire de grands
bâtimens dans le couvent, afin de pouvoir prendre pour chambre la
loge delà tourrière où tu te réfugias la nuit du combat. Un jour, je
regardais cette terre que jadis , pour moi , tu avais abreuvée de ton
sang; j'entendis une parole de mépris, je levai la tête, je vis des
visages médians; pour me venger, je voulus être abbesse. Ma mère,
qui savait bien que tu étais vivant , fit des choses héroïques pour ob-
tenir cette nomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi,
qu'une source d'ennuis; elle acheva d'avilir mon ame; je trouvai du
plaisir à marquer mon pouvoir souvent par le malheur des autres; je
commis des injustices. Je me voyais, à trente ans, vertueuse sui-
vant le monde, riche, considérée, et cependant parfaitement malheu-
reuse. Alors se présenta ce pauvre homme, qui était la bonté mémo,
mais l'ineptie en personne. Son ineptie fit que je supportai ses pre-
miers propos. Mon ame était si malheureuse par tout ce qui m'envi-
ronnait depuis ton départ, qu'elle n'avait plus la force de résister à la
plus petite tentation. T'avouerai-je une chose bien indécente? Mais
L'ABBESSE de CASTRO. 653
je réfléchis que tout est permis à une morte. Quand tu liras ces lignes,
les vers dévoreront ces prétendues beautés qui n'auraient dû être que
pour toi. Enfin il faut dire cette chose qui me fait de la peine; je ne
voyais pas pourquoi je n'essaierais pas de l'amour grossier, comme
toutes nos dames romaines; j'eus une pensée de hbertinage, mais je
n'ai jamais pu me donner à cet homme sans éprouver un sentiment
d'horreur et de dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je te voyais
toujours à mes côtés, dans notre jardin du palais d'Albano, lorsque la
Madone t'inspira cette pensée généreuse en apparence, mais qui pour-
tant , après ma mère , a fait le malheur de notre vie. Tu n'étais point
menaçant, mais tendre et bon comme tu le fus toujours ; tu me regar-
dais; alors j'éprouvais des momens de colère pour cet autre homme,
et j'allais jusqu'à le battre de toutes mes forces. Voilà toute la vérité,
mon cher Jules ; je ne voulais pas mourir sans te la dire , et je pen-
sais aussi que peut-être cette conversation avec toi m'ôterait l'idée
de mourir. Je n'en vois que mieux quelle eût été ma joie en te re-
voyant, si je me fusse conservée digne de toi. Je t'ordonne de vivre
et de continuer cette carrière militaire qui m'a causé tant de joie
quand j'ai appris tes succès. Qu'eût-ce été, grand Dieu! si j'eusse reçu
tes lettres, surtout après la bataille d'Achenne! Vis, et rappelle-toi
souvent la mémoire de Ranuce tué aux Ciampi, et celle d'Hélène,
qui , pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte à Sainte-
Marthe. »
Après avoir écrit , Hélène s'approcha du vieux soldat qu'elle trouva
dormant; elle lui déroba sa dague, sans qu'il s'en aperçût, puis elle
l'éveilla.
— J'ai fini, lui dit-elle; je crains que nos ennemis ne s'emparent
du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la table, et re-
mets-la toi-même à Jules, toi-même, entends-tu? De plus, donne-lui
mon mouchoir que voici; dis-lui que je ne l'aime pas plus en ce mo-
ment que je ne l'ai toujours aimé, toujours, entends bien!
Ugone debout ne partait pas.
— Va donc !
— Madame , avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules vous aime
tant !
— Moi aussi je l'aime, prends la lettre et remets-la toi-même.
— Eh bien ! que Dieu vous bénisse comme vous êtes bonne!
Ugone alla et revint fort vite; il trouva Hélène morte : elle avait
ia dague dans le cœur.
F. DE LAGENEVAIS.
DE
LA LITTÉRATURE ANGLAISE
,^rx rg»^n*n^j-p¥r^^-i^rm ^
Walter Scott et Byron ne sont plus. D'autres voix , qui émanent de
l'Angleterre, expriment ses passions, ses désirs secrets, ses pensées
et ses rêves. Écoutons-les attentivement toutes Tune après l'autre ,
et soyons sûrs qu'elles nous apprendront , non la situation statisti-
que et les affaires matérielles de la nation anglaise , mais quelque
chose de mieux , son état moral , les occupations de sa pensée et les
préoccupations de son esprit.
On a tort de la croire ébranlée dans ses institutions et sa vie pu-
blique : elle aime encore ses souvenirs; elle ne se détache pas de l'aris-
tocratie. Au sommet de l'édifice on voit toujours la coupole étince-
lante léguée par la féodalité; orné de blasons, appuyé sur la propriété,
sur la vanité, le souvenir, les passions anciennes et les intérêts pré-
sens , son vieux dôme historique rayonne encore.
Elle suit une autre pente : elle est entraînée par un mouvement
de luxe, de bien-être, de cosmopolitisme; mouvement européen. Elle
commence à sympathiser avec le continent. Les barrières sont tom-
bées, l'isolement des deux grandes îles s'est effacé , le préjugé popu-
laire a faibli , la rapidité des communications a jeté un pont sur le
DE L\ LITTÉRATURE ANGLAISE. 655,
détroit, et ramené l'Angleterre dans la commune république des peu-
ples modernes. Elle perd son originalité et se tourne vers la France
et l'Allemagne. Toutes ses âpres saillies s'aplanissent. Elle n'a plus,
dans les hautes régions du moins , ni lugubre humeur, ni anti-galli-
canisme forcené. La caricature a limé ses dents : au lieu de mordre,
elle sourit. La populace de Londres s'est civilisée. M""' Sand et M. Hugo
sont acceptés; on traduit les romans français, et une Revue spéciale
ne vit que des débris de nos Revues morcelées. C'est dans la littéra-
ture surtout que se manifeste cette alliance du génie britannique et
des forces étrangères. Sa poésie languissante , son drame énervé , sa
philosophie empruntée, son roman de fabrique, vont chercher ailleurs
une sève qui les fortifie. Ils offrent rarement aujourd'hui cette saveur
britannique, ce caractère national , d'un goût quelquefois équivoque,
mais toujours puissant, qui signalait les grandes époques littéraires
de ce pays. Il n'est pas de l'orgueil anglais d'avouer un tel affaisse-
ment , il n'est pas en son pouvoir de le cacher.
Sur les bords d'un lac du Westmoreland , dans une solitude en-
chantée, vivent deux écrivains vieux et célèbres, et qui sont les
monumens de la génération littéraire précédente : Southey, AVords-
worth. A Edimbourg, le professeur AVilson, qui dirige le BlackicoocVs
Magazine, appartient à la même race. Londres voit errer dans ses sa-
lons quelques ombres vivantes de ce monde plein de génie : Thomas
Moore, Edgerton Brydges, Leigh Hunt, tous amis ou adversaires des
Byron , des Scott, des Coleridge, des Lamb, des Hazhtt, des Crabbe,
des Mackintosh et des Bentham. — Mais où sont ces derniers? — La
génération nouvelle a-t-elle leurs analogues ou leurs équivalens? Le
contraire est certain. Entre les années 1790 et 1820 , le génie anglais,
excité à la fois par la terreur et la victoire , par les péripéties d'une
puissance chanceuse et l'incertitude d'une splendeur née d'efforts sur-
humains; violemment secoué par les craintes, les passions, les es-
pérances d'une lutte acharnée, fit jaillira la fois tous ses fruits. Il eut
de grands poètes, de grands historiens, de grands orateurs. Le regret
du passé et le mécontentement du présent se résumèrent en deux
expressions européennes : Walter Scott fut l'homme d'autrefois ; il
laissa Byron régner dans l'autre sphère. Tous les genres , le drame
excepté, furent féconds en œuvres excellentes; j'excepte le drame;
il avait donné toute sa récolte sous Shakspeare , et c'est une des lois
fatales du théâtre , de ne porter qu'une seule moisson dans la vie
d'un peuple.
Mais ailleurs que d'énergies diverses éclataient à la fois ! Com-
656 REVUE DES DEUX MONDES.
bien de fortes originalités : la narration vigoureuse et triste du
poète Crabbe , les penseurs Coleridge et Wordsworth , l'observation
fine et abstraite de Charles Lamb , les arabesques de Hazlitt , la fé-
condité épique et historique de Southey, la critique sévère ou ingé-
nieuse de Gifford et de Jeffrey, la sagacité historique de Mackintosh,
l'éloquence démagogique de Cobbctt ,les funèbres inventions de Ma-
turin, l'ingénieux éclat des poésies de Moore! Époque merveilleuse,
second printemps de ce génie britannique qui, sous Elisabeth, avait
fait éclater sa première sève avec une fécondité analogue,
La génération littéraire de Byron et de Scott reproduisait dans
toutes ses nuances la société anglaise en 1800, ses partis, ses hu-
meurs, ses caprices, ses fractions. L'école écossaise, toute critique,
se portait juge du camp. L'école irlandaise se vantait de son poète
chéri, Thomas Moore, et de son armée d'orateurs. Le puritanisme et
les dissenters se faisaient représenter par l'éloquent improvisateur
Irving. Il y avait une littérature spéciale , celle des Lamb , des Hazlitt
et des Leigh Hunt, qui, vouée au détail, se concentrait dans les
murs de Londres, et se laissait accuser de hculaudcrie puérile [cock-
neyism] .Wordsworth avait fondé une secte de poésie intime, oùrégnait
l'analyse psychique, et qui se balançait singulièrement entre le ridi-
cule et le génie. Les divisions politiques fractionnaient encore cet
immense morcellement, dont les petits groupes, brillans et orgueil-
leux, vivaient chacun d'une originalité intéressante. Ainsi s'agitaient
mille intelligences fortes ou seulement distinguées, cherchant pour
leurs idées et leurs passions , pour leurs théories et leurs vues , les
formes les plus vives, l'expression la plus populaire, pendant que
lord Byron et Walter Scott, sans vouloir être chefs d'école, domi-
naient toutes les écoles. Le vrai génie n'appelle personne à son aide,
et l'aigle vit seul sur son rocher. S'appuyer sur d'autres pensées et
réunir une armée d'attaque, c'est plutôt la révélation d'une faiblesse
que le déploiement d'une force. L'impartialité s'accroît à mesure
que l'esprit s'élève; Pope, si dédaigneusement repoussé par les cri-
tiques d'Edimbourg, était reconnu par Byron comme le plus habile
ouvrier de versification anglaise; le génie sympathique de Scott ad-
mirait l'observation et la profondeur de Crabbe , de cet analyste dur,
de cet esprit aigre et poignant, heureux de découvrir la laideur, et de
prêter à sa muse une voix criarde et d'inexorables discours.
Cette belle et forte génération ne s'est pas évanouie tout à coup ni
tout entière; elle s'est progressivement éteinte et affaiblie , homme
par homme, lueur après lueur, Walter Scott après Byron ; puis Mackin-
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 65T
losh, Coleridge , Larab, Crabbe, ont disparu, laissant derrière eux
î'iiistorien-poète Southey; le chantre de l'Irlande et de l'Orient,
Moore; l'auteur de Gertrude de Wyoming, Campbell, versificateur
achevé. Pendant que ces étoiles s'effaçaient du ciel, les derniers
r.touvemens de la lutte entre l'Angleterre et Napoléon , lutte contem-
Itoraine de sir Walter Scott et de lord Byron , mouraient aussi par de-
.:;i;rés. L'Europe s'ouvrait pour la Grande-Bretagne, et la Grande-Bre-
tagne pour l'Europe. La paix nouvelle relûcliait le lien vigoureux qui
venait d'unir pour le combat la démocratie et l'aristocratie d'Angle-
terre. On s'était serré pour se défendre. Le triomphe assuré, tout se
détendit; les ancieiuies passions reparurent. La vieille aristocratie, re-
nouvelée par le contrat de 1688, croyait triompher, en 1815, de Na-
poléon, de la démocratie et de l'Europe; elle ne tarda pas à com-
prendre l'illusion de son triomphe. Les idées de réforme n'étaient
pas mortes à Waterloo : elles se replièrent sur la Grande-Bretagne
victorieuse et paisible, et lui livrèrent un nouveau combat, plus dan-
gereux que le premier. Tout le monde se dirigea vers un mouvement
politique. On se souvint que Burke avait demandé l'émancipation des
catholiques, Chatham la réforme du parlement, et l'on renoua la chaîne
des améliorations progressives introduites dans la civilisation anglaise
par l'esprit de discussion et de liberté. A côté des pouvoirs, élémcns de
la vieille société, un autre pouvoir avait surgi , né du commerce des
sciences exactes, de l'expérience et de la richesse publique. Faute
d'autre nom , il s'appelait industrie; ce n'était que l'emploi savant des
forces de la nature. Servi par le progrès du temps, la patience et la
cupidité, bien plus que par le génie des hommes, il donna naissance
à des prodiges. On appliqua les découvertes des aïeux aux besoins
des descendans, et le siècle nouveau exploita l'esprit inventif de ceux
qui l'avaient précédé : ainsi la vapeur lança les navires à travers la
mer; tous les procédés se simplifièrent ; le bras d'airain des machines
remplaça la main coûteuse et rare de l'homme. Les locomotives rem-
placèrent les poèmes épiques, et il n'y eut pas de roman qui parût
plus ingénieux que les cylindres du Mull-Jcnny. Toutes les imagina-
tions furent entraînées vers ces miracles de la force brute changée
en esclave par l'intelligence persévérante. Cependant le mouvement
politique continuait : on abattait le boulevart et la batterie du protes-
tantisme anglais, en rendant la liberté au catholicisme d'Irlande; la
philosophie de Bentham frappait le géant féodal des lois britanni-
ques. Les tories et les whigs se déplaçaient dans le parlement, c'est-
à-dire que les soutiens de la prérogative absolue s'effaçaient ; on en-
TOME XVII. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
tendait par opinions tories, ces doctrines de conservation professées
naguère par les whigs; par opinions whigs, les théories de la réforme
modérée; enfin, par opinions radicales, les ardeurs de réforme com-
plète et violente. Ce dernier parti , le plus jeune et le moins prudent,
venait d'éclore du sein même de la nouvelle Angleterre; il fallut
céder au temps et changer le mode électoral ; faire plus large part ,
dans les communes, à la puissance populaire, élargir les voies de
la représentation. Des esprits ainsi occupés, livrés à tels intérêts,
préparant ou suspendant l'avenir, agités de soins tellement graves ,
fatigués d'ailleurs d'admiration pour leurs derniers chefs-d'œuvre , ne
devaient pas renouveler de si tôt le phénomène littéraire de la géné-
ration précédente. Les poètes abondaient, échos affaiblis de la pen-
sée des maîtres, qu'ils développaient en vapeurs harmonieuses; les
historiens devenaient collecteurs de faits plutôt qu'interprètes du
passé; les gens d'esprit exploitaient leur talent au lieu de le suivre.
Les Revues servaient encore de nombreux abonnés ; mais ce n'était
plus ni l'injustice, ni la verve, ni la satire dialectique des cruels
analystes que Byron avait subis et frappés. Ainsi s'annonçait une
autre génération littéraire; armée nombreuse, dont les caractères
sont moins prononcés, les haines moins ardentes , les querelles moins
vives. Ceux qui la composent ne se dessinent point avec la netteté
originale et dans l'attitude hardie de leurs prédécesseurs, et au-
dessus d'eux on aperçoit encore les restes vivans de l'ancienne école,
qui les dépassent et les dominent.
Parlons de ces maîtres que personne n'a encore abandonnés. Noiis
ne choisirons que les vivans; puis leurs fils et leurs élèves se mon-
treront devant nous tour à tour, et nous pouvons promettre, non le
mérite des appréciations , mais leur sincérité , un jugement qui res-
sorte naïvement de nos impressions , la fleur même de nos lectures
et de notre intimité prolongée avec cette littérature, surtout l'exil de
toutes les banalités, le rejet total des vaines rumeurs que le prospec-
tus ou la satire, la complaisance ou la haine, versent perpétuelle-
ment dans l'oreille publique.
Quelques-uns datent de loin : Southey, par exemple, aujourd'hui
le patriarche de la doctrine conservatrice et le panégyriste de l'église
angUcane; esprit profond et ardent, colorant sa prose érudite, et qui
n'a point perdu , dans son dernier âge, l'inspiration qui étincelle dans
ses vers passionnés. Il était né pour l'épopée, et c'est un des écrivains
que le génie français est le moins appelé à"comprendre. Notre pre-
mière révolution donna l'impulsion à son intelligence; on se rappelle
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 659
encore le plan de pantisocratie, ou d'égalité complète, qu'il avait
conçu ou rêvé avec son ami Coleridge; ode magnifique, qui n'a qu'un
seul tort : elle détruisait l'humanité. Il écrivit ensuite, sous forme de
dithyrambe, des narrations aux longs replis , parées de tous les reflets
de l'Orient, et diversement jugées-; puis, désabusé jusqu'à l'amer-
tume, comme ii arrive à tous ceux qui se sont enivrés de beaux men-
songes, il consacra la seconde moitié de sa vie à nier en prose les
chimères poétiques de ses premiers ans. Sincère , quoi que l'on ait pu
dire, dans sa palinodie, comme dans son enthousiasme, son Histoire,
de la Marine anglaise et son Livir de rEr/Use, livres écrits d'un style
fier et grave, prouvent que la patience des recherches se concilie aisé-
ment avec la grâce et la fermeté de la composition. Dans un dernier
ouvrage, ses Conversations sur rarenir, qui ne sont qu'une élégie du
passé, son désenchantement devient éloquence; il doute du renou-
vellement des destinées humaines, et demande, non sans raison, si
l'on est bien sûr que tant de destructions seront fécondes. Question
de temps et d'espace : que les germes de la civilisation nouvelle se
développeront un jour, la chose est peu douteuse; mais combien do
siècles demanderont-ils pour éclore?
En face de ce philosophe, né dans le peuple et aristocratique par ie
sentiment, se pose le vieux poète des salons, le chantre des amours
et des fées, l'ingénieux Moore, toujours si ironique, et qui n'a point
pardonné^au pouvoir depuis sa brouille avec le prince-régent. Peut-
être Moore et Southey, dans leur irritation poétique, ont-ils exagéré
les torts de leurs anciens amis, sans comprendre que toutes les ami-
tiés se composent de mille torts pardonnes. La poésie de Moore est
bien connue en France; poésie de colibri , à l'aile diaprée, au ramage
divers, aux mille caprices, prodigue d'éméraudes et de saphirs, et
qui a voulu joindre à cette richesse celle d'une érudition empruntée.
Le souffle lyrique est en lui. Sa prose, trop maniérée, atteint souvent
l'effet qu'elle cherche toujours. Comme Southey, il a le sentiment du
rhythme , l'éclat de l'image , le secret de l'harmonie; il est poète.
Thomas Campbell, qui depuis long-temps a renoncé à la poésie,
et qui a dirigé des Revues, est poète aussi : on ne peut mieux le com-
parer qu'à M. de Vigny. Sa strophe pure, transparente, d'une forme
choisie, d'un sens précis, souvent profond, étincelle comme le cris-
tal curieusement taillé. Il a fait des vers admirables, et l'on s'a-
perçoit qu'il les a faits ; l'avenir conservera peut-être avec plus de
■vénération des œuvres travaillées avec tant d'amour, que les débau-
ches inspirées qui s'échappent en bouillonnant de la plume de Sou-
42.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
they, comme le métal sort de la fournaise ardente. La sévérité de
son goût l'isole.
C'est la subtilité qui distingue AVordsworth, cet ermite de l'art
poétique, caché dans les bois du Westmoreland , à côté de Southey,
son ami. Wordsworth est plus connu par son influence que par les
imitations étrangères; on ne peut le traduire. Les grâces de son
rhythme, de sa diction , de sa pensée, portent des caractères d'inap-
préciable finesse , qui va jusqu'à la profondeur et s'égare jusqu'à l'ob-
scurité. C'est une subtilité émue; c'est un point délicat saisi entre le
naïf et le sublime, c'est la réduction du vulgaire en merveilleux et
la transformation des choses humbles en choses divines ; ascétisme
théologique et analyse de psychologue. Pour être aimé de tous, il y
a là quelque chose de trop haut à la fois et de trop délié. Mais les in-
telligences sensibles et exquises trouvent dans ces quaUtés périlleuses
une source vive de délices secrètes; c'est M. Sainte-Beuve parmi nous,
qui, sans avoir copié ses formes, semble se rapprocher davantage de
l'essence même de son talent. Ces quatre poètes produisent peu au-
jourd'hui , et toujours dans l'ordre d'idées et la couleur de style qui
ont illustré leur âge mûr. Quelques esprits singuliers ou incomplets,
qui datent de cette même époque, n'ont pu atteindre la célébrité que
récemment : Walter Savage Landor; Leigh Hunt, journaliste facile,
d'une imagination prompte et d'un style souple; Edgerton Brydges,
qui a vainement prétendu à la pairie, et qui, mécontent des hommes
et des choses, est allé promener sur les bords du lac de Genève son
érudition bibliographique, ses fantaisies de penseur, ses rêveries de
poète, fécondes en remarquables sonnets, sa longue barbe et son
austérité mélancolique.
Wordsworth, Southey, Campbell, Thomas Moore,'se détachent
de la génération actuelle par une qualité intime et souveraine : ils
croient. Leur intelligence n'a point donné accès à ce principe de
mort , plus fatal que le scepticisme, dont il est la création rachitique,
et qui se nomme V indifférence. Dans le mysticisme de l'un , dans les
exagérations passionnées du second, dans l'habileté du troisième,
«lans les caprices narratifs de l'Irlandais, la confusion du bien et du
mal, du vice et de la vertu, du beau et du laid, ne se font point
sentir. Prenez-y garde : c'est le symptôme délétère, la tache funèbre
qui annonce la grande dissolution. Une erreur fixe vaut mieux qu'une
vérité flottante; n'être certain de rien, c'est abandonner Dieu, c'est
vivre dans le néant. Vous retrouvez ce terrible vague dans la déca-
dence de Rome, dans la gangrène du Bas-Empire, partout où les na- *
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 661
tions s'en vont mourantes, et où la flamme de la société traîne et
s'éparpille , comme ces vapeurs sans cohésion qui flamboient dans
le ciel , sans se réunir en astres solides, soumis à des périodes régu-
liers et à des phases majestueuses. Pas de fortes œuvres sans prin-
cipes reconnus qui leur servent de centre. Est-ce Dante , est-ce
Milton qui manquent de cette base? Montaigne lui-même reconnaît
la distinction du bien et du mal. Les sociétés, sans cet élément de
cohésion, retournent à l'état brut, et se condamnent à dépenser en
lueurs vaines les élémens de leurs forces.
Entre les poètes que je viens de nommer, AVordsworth, le plus
tardivement apprécié , a prolongé son influence. Southey ne résonne
plus que dans les souvenirs : lointaine harmonie d'un orgue solennel.
Campbell est un poète classique , modèle qu'on étudie pour la per-
fection de la forme , comme Pope ou Dryden. Déjà la monotonie
du désespoir emprunté à Byron a fatigué ses copistes. L'inspiration
la plus générale émane de AVordsworth ; elle s'est répandue même
dans le drame , qu'elle a corrompu , le drame devant imiter les ac-
tions de l'homme et non ses rêves. La plupart des poètes et des
poétesses de second ordre ont subdivisé l'analyse du maître , raffiné
sa délicatesse, atténué ses frêles vapeurs et réduit sa poésie à rien :
l'ombre d'une ombre. Barry Cornwall ou Proctor, poète cependant,
d'une ame élégiaque et d'une imagination tendre, a manqué sa
gloire, à force de subtilités, de vagues images et de diffusion dans le
coloris. Quelques-uns, adoptant la métaphysique de Wordsworth,
ont cédé à d'autres inspirations. La politique et l'industrie, deux
muses de fer et de cuivre, ont trouvé des chantres dans l'armée de
ces poètes wordsivorthiens ; le propre de la métaphysique est de
transformer en idée pure la matière et la réalité; de même que
Wordsworth avait extrait sa poésie des trivialités de la vie rustique ,
Alfred Tennyson et Ebenezer Elliott ont transformé l'économie poli-
tique en satires et les théories de Bentham en odes.
Benthara , qui habitait à Westminster la chambre de Milton , génie
singulier et systématique, d'une compréhension subtile et d'une
vaste portée , a donné une forme complète et une réalité scienti-
fique à cette théorie de l'utilité, du moi, de l'égoïsme, émanation
de la philosophie du xviii'' siècle ; théorie résumée dans le magni-
fique mensonge de cet axiome : le plus grand bonheur du plus grand
nombre. Le bonheur.' Donnez donc ce que vous n'avez pas! Le bon-
heur! Rendrez-vous heureux le plus pauvre? Du pain, des vête-
mens, des richesses; il acceptera sans doute; mais ses vices le pri-
662 REVUE DES DEUX MONDES.
veront demain de ces richesses. Qui vous dira que le désir d'être
heureux et le regret de ne pas l'être ne s'accroîtront pas en pro-
portion des acquisitions nouvelles?
Philosophes, qui confondez toujours la sensation avec l'ame , et le
malheur de l'humanité avec les affres de la faim, votre système est
plus vide que celui de Berkley, qui faisait du corps un fantôme ! Aussi
le mouvement des années a-t-il déjà emporté le système de Bentham,
législateur, comme Saint-Simon, d'une société matérialiste; avec
ce système a disparu la Revue de Westminster, fondée pour le pro-
pager. Je ne dirai point par quelles subtilités raffinées on a prouvé
que l'école benthamiste devait avoir son Homère, et que le plus
grand bonheur du plus grand nombre exigeait l'avènement d'un poète
spécial, professant de nouveaux dogmes esthétiques. Alfred Ten-
nyson fut ce poète. On remarqua surtout dans les essais de l'utili-
taire une volonté constante de métaphysique abstruse, un désir
d'exprimer l'essence philosophique des choses, un besoin de créer
l'inspiration parla réflexion, au préjudice de la sensibilité , de l'i-
magination et de la personnalité. Le mètre de Tennyson , d'ailleurs
vigoureux et hardi, se mouvait tristement sous ces chaînes; le mé-
canisme de la versification , laborieusement savante , aggravait la
gêne imposée par une philosophie de convention. La muse du Nord
a peine à se défendre de cette usurpation de la pensée rentrant en
ci! • et se repliant sur elle. Ainsi s'éteignent les grands flambeaux dont
la poésie s'éclaire ; ainsi disparaissent , sous un voile de subtiles inven-
tions, la clarté et la chaleur. Cowley, dont on rit maintenant, n'a
pas fait autre chose; la nature, l'homme, les passions, la partie vi-
vante et principale de la poésie, reculent au fond de la scène, aban-
donnée à un système qui prétend les reproduire et qui les dissimule.
Les ingénieux et poétiques symboles de Spenser, homme supérieur,
n'ont point obtenu de popularité en Europe ; elle n'a pas écouté le mur-
mure harmonieux de ces belles strophes si chères à l'oreille britanni-
que. En vain Tennyson, pour atténuer ce défaut, a cherché la pré-
cision matérielle de la forme et l'éclat outré de la couleur : c'était
corriger un vice par un vice. Le poète essayait de pénétrer dans
toutes les individualités, et de comprendre, disait-il , toutes les âmes
de la nature, consacrant ses odes à cette singulière transforma-
tion , présentant tour à tour au lecteur, dans un immense avatar (1) , la
plante, l'animal, l'habitant des eaux, le quadrupède; subdivisant,
{{] Transloinialions diverses et successives des divinités de l'Hindoustan.
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 663
par une classification artificielle , cette vaste émotion de la poésie ,
et confondant le procédé arbitraire de la science avec la voix de l'in-
spiration.
Ebenezer EUiott eut plus de prise sur les passions populaires; il
s'adressait à leurs intérêts les plus âpres; tout en reconnaissant la
suprématie de l'industrie, il disait les souffrances que cette nou-
velle conquête de la matière entraîne après elle. Pourquoi donner au
pamphlet du publiciste la tournure et le jnètre de Dryden ou de
Churchill? Bien qu'un mélange de satire et d'élégie tempérassent la
gravité des matières, ce n'étaient toujours en définitive que Cobbett
ou Burke versifiés. On se lassa bientôt de ce mélange qui surprenait
d'abord ; on renvoya la prose à son devoir habituel , à la gestion des
affaires , à la discussion des intérêts ; on reconnut qu'un talent de ce
genre, essentiellement didactique et polémique, perd quelque chose
de sa gravité en obéissant au rhythme et à la césure; on préféra en-
core à cette confusion des attributs et des emplois de l'esprit, la
netteté de leur attitude et l'isolement de leurs forces.
Ainsi s'appauvrissait, vous le voyez, la sève poétique. Elle courait
rapidement vers les sables tumulaires, dans lesquels se perd toute
poésie; ses imperceptibles filets allaient se ramifiant et se subdivi-
sant tous les jours; elle obéissait, non plus à une théorie générale,
comme sous le règne de Wordsworth , mais à une foule de petites
théories particulières, qui n'embrassaient ni la nature ni l'homme.
Les femmes, mêlant leur finesse et leur habileté d'imitation à cette
facilité d'émotion qui les distingue et qui ressemble toujours à la
poésie, aggravèrent le mal. Toute nuance de sensibilité eut son ode;
chaque pensée de mère ou d'amante donna son élégie; un regret se
tourna en sonnet, et un espoir devint chanson. Toutes ces petites
voix mélodieuses gazouillaient ensemble dans la volière de la société
anglaise, qui, ne pouvant établir de différence entre elles, prit le parti
de les admirer à la fois : aussi leur gloire ne fut-elle pas môme viagère,
et je crains que plusieurs noms qui flottent encore, pour ainsi dire,
à la surface de la renommée , n'aillent bientôt rejoindre les noms, cé-
lèbres il y a vingt ans, de miss Seward, de miss Porden et de Rosa
Matilda. L'excessive facilité d'un rhythme iambique et d'une rime à
peine indiquée, la richesse du dictionnaire anglais, qui offre presque
toujours l'expression latine-normande à côté du mot saxon-teuto-
nique; le lieu-commun des images élégiaques, familières aux poètes
du ISord, tout appelait les jeunes imaginations et les jeunes cœurs
à se faire poètes , et à essayer à leur tour une harpe qui résonnait
664 REVUE DES DEUX MONDES.
toute seule. M'"'" Norton , que la société de Londres a récemment punie
d'une imprudence non prouvée et d'un mariage mal assorti, femme
ingénieuse, belle et distinguée, a trouvé un tour de versification plus
ferme et une forme plus précise que ses émules. Miss Landon , dont
les initiales (L. E. L.) ont acquis une célébrité d'annuaires, se rap-
proche de Moore pour la souplesse brillante de l'inspiration. Felicia
Hemans, qui n'existe plus, leur est supérieure; du moins aborde-
t-elle franchement ce genre de poésie : elle ne prétend chanter que les
affections; elle y réussit souvent; ses accens ne manquent ni de
douceur ni d'abondance. Après l'avoir écoutée avec un plaisir qui
n'est pas l'étonnement , encore moins l'enthousiasme, mais dont le
charme berce l'ame et quelquefois la pénètre, vous finissez par trou-
ver que la colombe murmure et gémit trop long-temps, que ce
parfum émané de l'ame l'enivre et l'assoupit, et vous regrettez qu'un
travail plus savant, en concentrant la pensée, n'ait pas assuré la
durée et augmenté la solidité de l'œuvre.
Les poètes de la génération antérieure ne relevaient que d'eux-
mêmes; créateurs de leur talent, ils avaient rompu avec les habitu-
des de Thomson, d'Akenside, de Gray, de Collins, et rejeté, non
sans mépris, les exemples de Hayley et de Darwin, leurs prédécesseurs
immédiats. Covvper était le seul poète du xviir siècle dont ils ne ré-
pudiassent pas l'héritage. Aujourd'hui que cette pléiade des lîyron
et des Wordsvvorlh s'est effacée, elle brille encore d'un reflet dont
ses imitateurs font leur parure : reflet qui a coloré même le drame.
L'étude de Shakspeare, ou plutôt son culte, n'ont point rendu au
théâtre anglais sa robuste vie. Les tragi-comédies de SheridanKnovvles,
de Bulwer, de Shiel , mélodrames bien ou mal faits , œuvres d'un
soir qui n'a pas de lendemain , manquent surtout de réalité, d'obser-
vation, d'énergie et de naturel. Wordsworth , réfugié dans la soli-
tude vénérable de sa vieillesse, est le véritable dieu poétique que le
drame anglais honore à son propre insu : c'est son analyse sentimen-
tale, sa rêverie diffuse et touchante, sa méditation sur les douleurs
de la vie commune, qui, pénétrant dans la sphère dramatique, ont
remplacé par une atmosphère élégiaque l'air vital de la scène : incu-
rable défaut né de la vieillesse de l'art. La variété des décorations et
leur richesse , les édits du parlement, les enquêtes ordonnées sur
l'état du théâtre, ne rendront pas la verdeur et la virilité à ce faible
et douloureux vieiUard. On peut le faire opulent, philosophique,
lamentable, lui prêter une activité galvanique, ou même je ne sais
quelle faconde idyllique; le vieillard brisé ne se relève pas.
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 665
On n'a pas écrit l'histoire du théâtre anglais, histoire pleine d'ori-
ginalité et de variété. Elle se partage en trois phases , qui sont les
trois expressions de la société britannique.
Chez tous les peuples, le théâtre ressemble à ces fleurs magnifiques
et avares, dont la corolle, épanouie une seule fois, développe alors
sa splendeur, verse tous ses parfums, déploie toute sa majesté , pour
ne donner ensuite que quelques frêles boutons, dévorés par le pre-
mier hiver. La première époque du théâtre anglais, celle de Shaks-
peare, a seule de la valeur. Sous Elisabeth, la sauvage ardeur de
l'intelligence anglaise éclate à l'improviste; puissance concentrée,
méditative, pénétrante, et qui ne s'adresse aux passions qu'en traver-
sant la pensée. Le monde s'ouvre; il faut peindre tous ces caractères
d'hommes ; il faut reproduire cette variété du sort et des conditions
terrestres: il faut redire cette lutte de l'individu contre le destin.
Shakspeare règne; autour de lui, avant lui, après lui, que de pro-
consuls, d'acolytes et de ministres ! Marlowe, Dekker, Webster, Beau-
mont, Fletcher, IMassinger, noms bien plus dignes d'estime qu'on
ne le pense en Europe , éclipsés non-seulement par la grande ombre
de Shakspeare, mais par la vétusté de leur langage et l'obscurité des
allusions. C'est l'ère de l'observation et de la sagacité portées dans
le drame, souvent poussées jusqu'aux limites du génie.
Ce beau travail de l'esprit et cette grande fécondité dramatique
vont se perdre dans les nuages du puritanisme et dans la tempête
des guerres civiles. La seconde époque du drame anglais relève de
la France. Dryden imite les Artamène et les Cyrus; Wycherley,
Farquhar, Vanbrugh et Rochester exagèrent la gaieté de Molière et
doublent la licence de George Danclin et du Cocu imaginaire. Les
mœurs de Charles II montent sur la scène, pour y coudoyer les subtiles
exaltations dérobées aux romans de M""" de Scudéry. Pas une œuvre
de cette époque qui remplisse les conditions du drame. Le talent
étincelle en gerbes éclatantes, qui s'éteignent en fumée. Les Alman-
zor et les Orondate de Dryden sont des héros de pierre ou de cuivre,
retentissans et vides; les mauvais sujets de Congrèveet de Farquhar,
des machines à bons mots, qui dépensent tout leur esprit en puériles
saillies. Les monumens incomplets qui nous restent de cette époque
sont deux ou trois ouvrages recommandables par des qualités diverses :
la bonne farce de Rochester, the Rehearsal; la vive intrigue de
Wycherley, the Provoked wife; et les dialogues scintillans du Double
Dealer de Congrève. Mais le faux , le mensonge, une teinte louche et
équivoque, déparent tous ces ouvrages. On voit trop que leurs auteurs
66G REVUE DES DEUX MONDES,
n'ont pas respiré une atmosphère de moralité et de vérité; que c'étaient
des esprits de travers, ou des gens de mœurs dissolues, ou des cœurs
dépravés. Coup d'œil ingénument profond de Shakspeare, instinct
de sagacité dont rien n'approche , qu'ètes-vous devenus 1
Sous Jacques II et Guillaume, les habitudes du peuple s'épurent
et se forment à la vie sérieuse. On essaie un drame sérieux , pathé-
tique, celui d'Otway et de Lillo; là vit toute l'éloquence de la passion
dans ses paroxismcs et du malheur à son dernier terme; mais ce ne
sont ni les nuances, ni les finesses, ni les diversités tragiques et co-
miques de la vie. Avec OtAvay commence la troisième époque du
drame anglais , tourné désormais au sérieux , voué au noir, bourgeois
avec Lillo, satirique avec Foote et Garrick; intéressant chez Cum-
berland et Colman ; toujours gourmé et empesé; souvent quaker ou
puritain; parfaitement ennuyeux dans les tragédies de Rowe, de
Walpole et de Jonson. L'habitude et le besoin du théâtre survivent
à la sève dramatique; les meilleurs esprits, Adisson, Steele, Young,
ne s'en aperçoivent pas, et l'on continue à créer ces avortons, qui
se tiennent à peine debout quelques momens sur les planches de
Drury-Lane. Le froid Caton d'Adisson usurpe l'admiration de Vol-
taire. L'Irène ampoulée de Jonson se fait respecter par les auditeurs,
qu'elle frappe de léthargie; Aaron Hill imite maladroitement Zaïre.
Le théûtre anglais se traîne péniblement, jusqu'au jour où une
moqueuse intelligence s'aperçoit que les premières assises de cette
société renferment un vice : l'hypocrisie. Cet homme unique fut
Sheridan.
Le compromis, le pacte, ou (comme disent les commerçans) la
« cote mal taillée, » de 1G88, avait forcé tout le monde à mentir et
à se soumettre à une rigueur apparente, extérieure, de pensées et de
conduite. Le gouvernement lui-même et la société mentaient, en
supposant une harmonie de pouvoirs qui n'existait pas. L'air cafTard
et les scrupules affectés étaient entrés dans les salons; le ton de l'é-
légie morale et le drame sérieux se faisaient passage au théâtre.
Tartuferie d'une nation : belle satire ! Sheridan l'exécuta. Bonne co-
médie! il jeta la comédie dans la satire. Symptôme d'une époque
nouvelle! Sheridan l'annonça par son School for Scandai , exception,
phénomène, singularité, produit unique, mais excellent.
Le glas de la révolution française sonne , et tous les peuples s'é-
branlent. La richesse publique s'est accrue , la poésie secoue ses
ailes, l'énergie intime de la nation retrouve cette puissance et cette
audace qui ont déjà brillé sous Elisabeth. Éprise d'amour pour Shaks-
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 667
peare et Spenser, cette époque de résurrection littéraire, annoncée
par Lewis , auteur du Momc , par Crabbe et Cowper, continuée par
Walter Scott et Byron , essaie de former son drame sur le modèle des
grands auteurs du wv siècle. Vaine étude! le secret du génie
dramatique échappe à Byron, à AValter Scott, à Coleridge, à Lamb,
à Lewis; la fée endormie ne s'éveille pas. Le Bertram de Maturin est
un mélodrame; toutes les pièces de Byron n'ont qu'un seul person-
nage, lord Byron, et restent suspendues entre le dithyrambe et
l'élégie. Il y a de belles pages dans le Fazio de Milman et dans sa
Destruction de Jérusalem. Mistriss Baillic écrit des tragédies qui,
manquant de mouvement, sont quelquefois éloquentes. Tout ce
drame est privé de réalité, de vie, et par conséquent de durée. Le
Sardanapale de Byron, comme la Vengeance de Coleridge, n'ont de
prix et d'intérêt qu'à la lecture.
La société anglaise s'est éloignée du théâtre par des motifs nom-
breux et singuliers. Les foyers des spectacles, où se rassemblaient
depuis long-temps le vice et la corruption de la capitale, mettaient en
fuite les gens honnêtes, les pères de famille, et tous ceux qui , sans
adopter la vertu comme règle, choisissent la décence comme masque.
L'heure du dîner, se confondant avec l'heure du souper antique , ne
permettait plus aux classes supérieures de venir assister aux pre-
mières pièces. Pendant que les hommes graves et dévots blâmaient
l'abomination des théâtres, et flétrissaient de leur anatlième quicon-
que fréquentait ces lieux maudits , l'aristocratie professait un grand
dégoût pour la turbulence du parterre et les cris forcenés de la galerie
{half-price f/allenj). On cherchait des jouissances plus intimes et
plus httéraires , ou des plaisirs moins ostensiblement dépravés. Le
roman vous ouvrait sa scène multiple, qui charmait votre coin du feu,
et vous laissait à la fois paisible etému.Le joueur, l'homme politique,
le marchand , l'oflicier, fréquentaient leur club favori. La soirée, qui
prenait le nom de thé [tea-party] ; la cohue du bal, qui s'intitulait
déroute (ro?/^), séduisaient la coquetterie des femmes, et leur promet-
taient des succès moins diffamés, .le me souviens d'une époque où
toute une partie de la population parlait d'aller au spectacle [goitig
ta theplatj], comme on parle d'une débauche : c'était cependant alors
que mistriss O'Neill régnait sur la scène, dernière gloire du théâtre
de Shakspeare. Il est vrai que l'on ne pouvait pénétrer à Covent-
Garden et à Drury-Lane sans croire entrer dans ce temple de Babylone
où la Volupté nue tenait ses orgies. Entraîné par toutes ces causes
de décadence, le drame, vainement étayé par les enquêtes et les sol-
668 REVUE DES DEUX MONDES.
licitudes du parlement, a voulu s'épurer, et a continué son agonie.
Si vous visitez le théâtre d'où l'excellent acteur Macready vient de
chasser les beautés vénales qui le peuplaient autrefois, vous êtes sur-
pris et attristé de ce silence et de cette solitude. Prenez place : vous
assisterez à la représentation de quelque tragédie bourgeoise , plus
sentimentale que lugubre , sans vraisemblance dans la fiction , sans
énergie dans le dialogue, bien écrite cependant , mais pleine de ces
analyses romanesques , de ces développemens langoureux et de ces
gémissemens élégiaques, dont la perfection même serait ici un défaut
et un signe de mort.
Telle est la marche du théâtre en Angleterre : — la vie , l'orga-
nisme, la verve, la puissance, sous Shakspeare; — l'exagération, la
folie, l'extravagance, sous Charles II; — le sérieux doctoral et les
larmes bourgeoises sous les Georges ; — la recherche des formes
littéraires sous lord Byron ; — aujourd'hui , le raffinement de la mé-
taphysique sentimentale. — C'est le dernier période et la suprême
faiblesse.
Après le Bcriram de Maturin , les pièces de Sheridan Knowles sont
celles qui ont joui du succès le plus populaire. Bcrtram. n'est pas une
pièce, mais un magasin de cuirasses , d'épées, de fantômes, de lunes,
de chaînes, de donjons et de mâchicoulis ; tout l'attirail matériel des
Radcliffe; la défroque de la terreur. Je ne connais rien de plus atroce
et de plus sot que cette poésie criarde qui résonne dans une pensée
creuse, et qui trouve pour échos les rochers, les cavernes et les
voûtes des châteaux anciens. Bcrtram a pourtant excité l'admira-
tion, môme en France. Sheridan Knowles ne relève pas d'Anne
Radcliffe et de Lewis, mais de Wordsworth ; ses drames ont plus de
valeur poétique et moins de valeur dramatique.
Affirmez-vous que le drame actuel de l'Angleterre ne manque pas
de mouvement? Mouvement physique, matériel, grossier; mauvaise
parodie de l'Espagne ; mouvement emprunté au hasard , qui ne con-
tient ni enseignement, ni logique. L'intrigue, charpente osseuse de
l'art dramatique, trahit en général une fabrication maladroite; elle
n'est pas la réahsation d'une idée, mais le mélange d'accidens for-
tuits, appât de la curiosité. Sur ce canevas flottent au hasard les
nuées d'une poésie qui prétend au pathétique, et n'atteint que la
déclamation. Écoutez XEdinburgh Revieiv. « Notre théâtre touche
à la dernière crise de sa longue agonie. On sacrifie tout à un ou
deux rôles créés par les acteurs à la mode, et, dans les pièces qui
réussissent , vous ne découvrez que ridicule affectation , exagération
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 669
sentimentale, gémissemens éternels, fureurs absurdes; aucune vrai-
semblance, et nulle précision dans le dessin des caractères. Les four-
nisseurs habituels se contentent d'arranger des farces ou des vaude-
villes français; quant aux premiers noms, ils échangent mutuellement
leurs éloges intéressés , et doivent leur réputation à ce trafic : l'inspi-
ration leur vient des coulisses et non de la nature; jamais une pensée
nouvelle et vigoureuse ne se fait jour à travers leurs œuvres. » L'an-
cienne ennemie de VEdinburgh, le Quarterly Revieiv, proclame
aussi hautement la décadence du drame anglais, qui compte aujour-
d'hui deux écrivains en renom : Sheridan Knowles et Litton Bulwer,
et deux ou trois jeunes candidats au même genre de renommée :
ïalfourd, auteur de la tragédie grecque iVJon; Taylor, auteur d'^r-
tevelde; Harness et Browning.
Des romans, bien ou mal versifiés , tels sont ces drames. La vérité
est immolée à l'analyse, la situation au coup de théâtre, l'intérêt à
l'imbroglio , quelquefois l'action au mysticisme. Une pièce prétendue,
intitulée Paracelse, ne contient qu'une rêverie en cinq actes sur les
sciences occultes et les aspirations de l'ame vers l'idéal. Bonjour el
Adieu, titre affecté d'une tragédie sentimentale , n'offre qu'une nou-
velle dialoguée, écrite d'un style fleuri et quelquefois touchant,
ïalfourd, dans son Ion, que les critiques ont porté aux nues, et
dont le sujet est à peu près celui à'Athalie, essaie de raviver la sim-
plicité grecque ; effort perdu , tentative littéraire qui ne peut avoir
de résultat populaire au milieu de la complication d'intérêts qui
précipitent et remuent la nouvelle Europe chrétienne. V Arteveldc
de Taylor, œuvre laborieuse et estimable, manque d'intérêt scénique.
Sheridan Knowles, long-temps acteur, a exploité son expérience,
fabriqué des drames incidentes , et excité l'intérêt par un appel quel-
quefois poétique , souvent exagéré , aux douleurs et aux passions de
la vie domestique : Virrjinius, V Épouse, le Bossu, la Fille, ont obtenu
des lueurs de succès. Tout ce qui reste de vie au théâtre britannique
se résume chez cet écrivain , dont le style a de la douceur sans fer-
meté, et dont les plans incohérens et invraisemblables, enchaînant
une multitude de péripéties inutiles ou inattendues, ne semblent
qu'un prétexte offert à la verve larmoyante d'une poésie sans viri-
lité. Une des cordes les plus vibrantes de l'intelligence et de l'ame
anglaises résonne cependant sous sa main : il cherche , à l'instar de
Wordsworth, la terreur et la pitié près du foyer domestique; il les
puise^dans les sentimens et les amours de la famille, quelquefois en-
traîné vers la mollesse emphatique de Kotzebue, souvent aussi pa-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
thétique et simple, mais rappelant presque toujours la forme élégante
et un peu lâche de Beaumont et Fletcher, deux auteurs peu connus
en France, écrivains remarquables, qui continuèrent Shakspeare avec
plus de fécondité dans la diction , moins de profondeur dans la
pensée , moins de sérieux dans l'observation ; chantres plus passion-
nés que profonds, plus fleuris que graves, plus ingénieux que con-
vaincus.
Personne, aujourd'hui, pas môme M. Edouard Litton Buhver, dont
la Lyonnaise [Lady of Lions) a eu quelque succès, ne rentre fran-
chement dans la voie de l'observation shakspearienne , la seule qui
puisse renouveler le drame britannique. Depuis Chaucer jusqu'à
Spencer, et depuis Bacon jusqu'à Walter Scott, l'originalité anglaise
n'a qu'une source, l'étude des caractères humains; à elle seule s'at-
tache Shakspeare, dont La Bruyère est l'expression philosophique et
diminuée, et qui ne néglige pas l'analyse dans la peinture même de
la passion et de ses orages : de là sont éclos Macbeth , Hamlet, lago,
Desdemone, même Béatrix , même la nourrice de Juliette, les êtres
les plus complets dont la philosophie ait fait présent à l'imagination.
La Grande-Bretagne admire encore Ben-Johnson, chercheur minu-
tieux des singularités et des phénomènes humains. Jamais, quoi
qu'elle ait pu faire, elle n'a sincèrement applaudi à la passion pure,
telle que le doux et profond Bacine la développe, son drame à elle,
c'est la vaste critique de l'humanité. Elle l'a saluée tour à tour chez
Ben-Johnson , Massinger, Dekker, Buckingham, Sheridan ; répudiant
sur la scène Dryden et Bowe et le doux Otway, que l'on joue à peine
deux fois par année. Changerez-vous le génie des nations? Jamais.
Walter Scott, élève de Shakspeare, a conquis la gloire par cette lu-
cide intelligence de tous les intérêts, de toutes les âmes, de toutes
les faiblesses, qu'il a portée à son tour dans le roman. M. Bulwer
n'a dû la renommée de Pelham et de Maltravers qu'à la sagacité mé-
ditative dont il a souvent fait preuve. Pourquoi, lorsque le fonds de
l'esprit national subsiste, le drame se détache-t-il de cette racine de
tout succès? Avec des incidens romanesques et un dialogue senti-
mental, il ne parviendra point à vaincre l'indifférence d'un peuple
de négoce, d'affaires, de labeur, qui redoute surtout la puérilité, qui
s'est habitué à l'analyse, dont la discussion , l'examen et l'enquête
constituent la vie commune, et qui se laissera toujours dominer par
les vues de son esprit , beaucoup plus que par l'impétuosité de ses
passions.
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE, 671
Quittons une poésie qui faiblit, un drame qui s'éclipse. Place au
géant littéraire de la Grande-Bretagne et de l'Europe, au roman. Là
se réfugient tous les talens avides de gloire; toutes les étincelles
éparses de style et de sensibilité se groupent et se pressent autour de
ce dernier sanctuaire. Qu'est-ce que le roman? une forme, pas même
une forme; un prétexte , un mot, une excuse, 11 a tout absorbé; les
plus basses intelligences s'emparent de lui; les plus hautes descen-
dent jusqu'à lui. A une certaine époque , toutes les idées se rédi-
geaient en drame, parce que le drame est action, et que l'Europe
agissait, brandissant l'épée, arborant la croix, chantant des séré-
nades. Aujourd'hui que l'action est affaiblie, et que le rêve domine,
vous voyez s'étendre le sceptre du roman, qui est le rêve. Son pro-
cédé ductile se prête à tout. On l'a vu histoire, on l'a vu économie po-
litique, on l'a vu satire et biographie; il deviendra palingénésie, utopie,
industrie, commerce, politique. Entassez donc les vapeurs, amenez
les nuages, colorez-les de mille arcs-en-ciel, animez-les de tous les
prismes; à travers ces lueurs équivoques et ces ombres rayonnantes,
montrez-nous des villes, des harems, des salons, des ermitages, des
héros et des armures; indiquez, à travers ces voiles, je ne sais quels
systèmes, dont le soleil lointain rayonne et s'évanouit tour à tour;
faites passer sous l'œil du lecteur le vieux Paris, le vieux Londres,
les Flandres insurgées, les républiques italiennes. Rien de plus sédui-
sant pour une époque incertaine , qui ne se connaît pas elle-même,
qui adopte tous les principes, rejette toutes les croyances, se joue de
toutes les clartés et de toutes les ombres, et trouve une volupté dans
ce crépuscule coloré qui l'environne.
11 y avait long-temps que l'Angleterre était fière de ses romanciers;
leur investigation de la vie privée et du caractère humain suivait,
avec un mélange singulier de profondeur, de grâce et de minutie,
la route de l'observation shakspearienne. Byron lui-même, craignant
l'indifférence du lecteur, avait mêlé l'intérêt du conte au coloris et à
la verve de l'ode, Walter Scott, infidèle à l'épopée chevaleresque,
n'avait plus écrit, depuis sa trentième année, que des fictions en
prose. Après eux , tout fut roman. Ce goût de dissection et de re-
cherche détaillée, si nuisible au drame et à la poésie pure, n'exerçait
pas sur le roman la même influence fatale. Qu'il observât de près les
caractères, qu'il choisît une section de la société, un recoin de l'exis-
tence humaine, une fraction imperceptible de nos sentimens, pour
les reproduire et les commenter, c'était son droit. 11 se jeta donc à
la fois dans tous les sentiers de son investigation favorite, et sa dé-
672 REVUE DES DEUX MONDES.
cadence ne fat ni aussi complète, ni aussi prompte, que celle du
théâtre et de la poésie. Les femmes ajoutèrent plus d'une nuance
délicate à cette encyclopédie microscopique, et la civilisation de la
Grande-Bretagne n'eut pas une veine, pas une fibre qui ne comptât
son analyste.
L'école de Walter Scott , résurrection colorée de l'histoire , genre
borné d'ailleurs, perdit sa première vogue après la mort du maître.
Ses imitateurs avaient pris l'ombre pour la proie et le costume pour
le héros. Ce fracas d'armures, ce rayonnement de lances, ces sculp-
tures de boiseries, ces inventaires de mobilier, lassèrent bientôt la
patience; tous les vieux meubles rentrèrent au magasin. James, au-
teur de Darnlcy, Delonne, Philippe- Auguste , a inventé des ressorts
dramatiques et suivi avec fidélité les documens de l'histoire. On re-
grette de ne pas trouver chez lui cette variété de figures, et cette
intéressante armée de personnages, bien étudiés et bien compris,
qui font des œuvres de Walter Scott un monde réel , vivant et animé.
Horace Smith , auteur de Brambletye-Uall, jette plus de mouvement
dans ses tableaux ; mais le soin minutieux avec lequel il en termine
les détails, nuit à l'intérêt et à la simplicité de l'ensemble. Le génie
épique de Scott, ce miroir vaste et lumineux, n'a pas reparu depuis
sa mort.
En Angleterre, le roman s'est subdivisé à l'infini; à côté du roman
historique, il faut nommer et compter le roman militaire, maritime,
fashionable, bourgeois, économique, politique, facétieux, populaire.
Nous n'approuvons point ce morcellement , commode pour l'écrivain ,
incomplet dans son résultat, et qui ne présente qu'une seule fa-
cette du monde. Pourquoi rétrécir le champ de l'observation? L'au-
teur de Don Quichotte esquissait le paysan et le grand d'Espagne , les
haillons de l'un , le velours de l'autre , et sous toutes les étoffes il
sentait le cœur battre. Voici Marryatt, qui peint les navires et les
équipages; Gleig, les soldats; lord Normanby, les salons; Hook, les
bourgeois; miss Martineau, les ouvriers; Galt, les membres du par-
lement; Dickens, les escrocs et les cochers de fiacre; Hood, les com-
mis et les bonnes d'enfans; miss Mitford, les épiciers de village et
les rentiers retirés. C'est une interminable série de monographies
exécutées avec une patience chinoise; le travail d'une analyse faite à
la loupe , sur tous les pores et tous les sillons qui se croisent à l'épi-
derme de la société. On peut classer cette foule d'atomes en deux
vastes divisions : les romans qui prétendent initier le lecteur au monde
comme il faut , la plupart émanent de plumes roturières , et ceux qui
DE LA LITTÉUATURE ANGLAISE. 673
reproduisent les mœurs du peuple; la bonne compagnie s'en amuse.
Mistriss Gore, Lister, lord Normanby, mistriss Norton, surtout
lady Charlotte Bury , brillent dans le premier de ces domaines. Théo-
dore Ilook, Ilood, récemment éclipsés par Dickens, auteur de Pick-
wick, ont fait grand bruit dans le second genre. En dehors de la
division établie par nous, se placent les observateurs écossais, Ilogg
et Galt, d'une sagacité mordante et dure; Ilarrison Ainsworth , qui
a voulu tondre le roman comique et les souvenirs de l'histoire;
Ward , subtil et ingénieux ; la satirique mistriss Trollope; l'élégante
miss Landon ; M'"" Jamieson, qui écrit avec grâce et qui possède le
sentiment des arts; lady Blessington, l'amie de Byron, celle qui, en
trahissant ses secrètes confidences, a le mieux éclairé cette singulière
ame de poète, de héros, de coquette et de fat.
C'est, comme on le voit, une forêt de romans, ou si l'on préfère
une métaphore maritime, c'est une succession infinie de petites
vagues qui se brisent, se perdent et s'effacent. Nous sommes loin
d'avoir énuméré tous les candidats de cette gloire éphémère ; nom-
mons mistriss Howitt, mistriss Hall, Allan Cuningham, le second
Grattan, fils de l'orateur, D'Israëli jeune, M""^ Shelley. Nous ne
parlons que des astres de l'année dernière , et nous ne pouvons pré-
voir le nombre et les ellipses de ceux qui brilleront l'année pro-
chaine. Le roman est tour à tour le cri, le gémissement, l'hymne, le
bruit , la leçon , le murmure , le sifflet et l'éclat de rire qui émanent
de tous les mouvemens de la société anglaise. Après 1815, l'aristo-
cratie britannique se pavane, fière de se retrouver vivante; aussitôt
naissentles/a^/iio/môfc navels, avec leur soie et leur velours, leurs gri-
maces d'élégance, leur code d'étiquette, leurs gants jaunes, leur babil
sur le turf et sur la plus légitime manière de tenir sa fourchette et de se
présenter dans un salon. Ward, Lister, lord Normanby, mistriss Gore,
joignent à ces enseignemens des observations assez délicates. La
bourgeoisie enrichie lève les yeux avec envie vers ces régions du pri-
vilège; elle tente d'imiter l'art de se taire spirituellement et de poser
avec grâce ; elle achète des hôtels , loue des valets , nage dans l'or et
le ridicule, et se laisse peindre par un homme d'esprit qui aime trop
la caricature : Théodore Hook, auteur des Sayings and doings; talent
vif, mordant, qui défend la cause conservatrice, comme le fout
d'ailleurs la plupart des talens en Angleterre. 11 réussit à reproduire
la classe aspirante, cette classe de chrysalides, suspendue encore
entre le commerce auquel elle doit sa fortune , et la noblesse dont
elle espère le baptême. Pendant ce temps, la vieille Angleterre, l'An-
TOME XVII. 43
674 iREVUE DES DEUX MONDES.
gleterre de la campagne, demeure intacte; elle travaille, laboure ou
-sommeille dans ses petits villages fleuris et moussus , sous les ombres
modestes de ses collines vertes , et sous la protection de ses clochers
normands. Marie Hovvitt et miss Mitford redisent ces labeurs et ce
repos; leurs pages ont en général plus de charme et de valeur; leur
analyse s'adresse à des détails moins fugitifs et plus touchans. Les
Provincial Sketchcs, ouvrage anonyme , offrent, dans ce genre, une
raillerie originale et très acérée. Mais le cri de la réforme se fait en-
tendre ; une foule abusée imagine que le mécanisme social peut se
réparer comme une horloge; miss Martineau prend la plume et ré-
dige, en forme de contes, les dogmes de la sfatistigiir, science posi-
tive qui réduit les ciiimères à l'état solide et enferme des données
vagues dans des cliiffres d'airain. Quelques-uns raillent les nouveaux
travers nés de ces erreurs : cette jalousie donnée pour sublime , et ce
fanatisme de la matière, et cette théologie du chiffre, et ce mysticisme
de l'or. L'Écossais Galt, en deux excellens petits pamphlets, costumés
en romans, frappe l'indifférence des uns, la cupidité et l'envie des
autres. Des sentimens ou des idées que la société anglaise jette au
vent de l'observation , rien ne se perd ; tout se tourne en roman ,
même le calembour. Il existe maintenant un certain homme d'es-
prit qui se nomme Hood, et qui travaille constamment dans ce genre
singulier, à raison de six volumes par année, de douze contes par vo-
lume et de deux calembours par ligne. Pvnster infatigable, qui n'est
condamné à ce métier par aucun édit du parlement, il en fait en
vers , il en fait en prose , il les déclame , il les invente , il les rêve,
il les imprime, il les dessine, il les grave et les lithographie lui-
même. Dans cet atelier immense du roman, tout se forge à neuf, une
perpétuelle fournaise bruit , toutes les réalités deviennent fictions ,
et toutes les fictions réalités.
Il est inutile de suivre pas à pas la marche de cette armée. Si
nous en étudions le mouvement général , nous trouverons que de-
puis Monk Lewis jusqu'à notre époque, le roman britannique n'a pas
cessé de s'éclaircir, de s'égayer, de dérider son front et de désopiler
sa rate. Traversant les charniers de Lewis, les tombes d'Anne Rad-
cliffe, les caveaux de Maturin , les chaumières de Godwin, pour s'ar-
rêter avec gloire au bord des lacs brumeux de l'Ecosse , et venir
s'affadir et s'étioler sous les lambris de Portkmd-Place , dans les
comptoirs de Threadneedle-Street et dans les tavernes de Billings^
f/ate, il est enfin arrivé à la grosse joie de Pickwich. Le nom répété,
le nom fameux est aujourd'hui celui de Charles Dickens, son auteur.
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. (>75
C'est le successeur lie Walter Scott. Adieu donc, chevaliers aux ban-
nières flottantes, villageoises d'Ecosse aux pieds nus , savans antiquai-
res si décharnés et si anmsans, contrebandiers de l'île de Man, déli-
cieuses filles des montagnes , fuyez ; vous portez encore les blasons
d'autrefois; vous nous apportez l'écho de ces vieux âges que l'on ré-
pudie; vous êtes de trop; laissez-nous î Cédez la place aux garçons de
boutique de Londres, aux cochers de diligence, aux gentils palefre-
niers, aux gracieux imbécilles qui ont soixante ans , un gros ventre,
une petite rente et un cerveau vide; effacez-vous devant cette popu-
lation niaise et brutale, que l'Angleterre honore, pendant que la
France a des couronnes pour l'apprenii-parfunieur, le beau postillon
et le coiffeur d'opéra-comique. Je ne veux pas chercher les causes de
cette transposition de l'aristocratie; elles pourraient bien se trouver
dans quelques secrets penchans que la philosophie de l'histoire ana-
lysera si elle le juge à propos. Malgré la violence du mouvement poli-
tique, l'Angleterre essaie chaque jour de reconquérir son vieux titre
dejoijeuse. Les voiles funèbres dont elle s'enveloppait sont tombés;
elle se délecte en parcourant le Comic Annuul, les Esquisses de IJoz- ,
les facéties chevaleresques deNimrod, les caricatures de Hood; elle a
proclamé Pickwick et Sam Weller, deux héros merveilleux , et leur
père , Charles Dickens, un grand écrivain.
Charles Dickens a de la facilité, du trait, et une certaine portée
d'observation qui s'élève jusqu'à la bourgeoisie inférieure et se trouve
à l'aise dans les derniers rangs. Il invente heureusement les scènes bur-
lesques, et réussit moins bien dajis le détail et le dessin des caractères;
on trouve de la verve dans les unes, et de l'indécision dans les con-
tours des autres; l'exactitude des détails matériels et la singularité
des coins obscurs où il conduit le lecteur, compensations de ses dé-
fauts graves, font de ce romancier un écrivain plus amusant que du-
rable. Un seul de ses personnages, palefrenier de son état, promu
au grade de valet, dirigeant son maître, le sauvant malgré lui, sage-
ment bouffon, trivial et spirituel, domine tous les types que M. Dic-
kens a voulu créer. Sam Weller représente, sans y penser, l'effort
sourd et secret du prolétaire anglais , courbé sons le double poids de
l'or et de la politique, du négoce et du passé. La lecture de Pickwick,
celle d'Olicer Twist, par le même auteur, laissent l'esprit mécontent;
on n'a vu se soulever qu'un seul coin du voile; une seule classe d'êtres
minimes s'est révélée.
Miss Emma Roberts peint les mœurs de l'Inde anglaise , les car-
gaisons de filles à marier qui vont y chercher des époux ^ les décep-
43.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
lions des fils de famille qui courent y briguer la fortune; enfin , cette
étrange alliance du Nord et de l'Asie , d'une civilisation nouvelle et
d'une civilisation décrépite. Marryatt, écrivain beaucoup trop vanté,
diffus, vague et sans façon, qui plaît par une certaine gaieté natu-
relle , ne quitte pas ses chers matelots et ses officiers de la marine
royale , dont le public commence à se lasser. Miss Martineau ne re-
nonce jamais à cette philosophie doctorale et creuse de l'utilitaire
benthamiste. Ces talens variés, qui n'ont rien d'éminent et de sou-
verain , sont effacés par l'auteur du Livre de Loch du matelot Cringle,
et surtout par celui an Journal iVun Médecin. Le médecin va s'asseoir
au lit de tous les malades, écoute tous les soupirs, tâte le pouls du
ministre et celui de la prostituée , assiste à toutes les agonies, répète
toutes les confessions; il est éloquent , clairvoyant et pathétique; le
plan de son œuvre, restreint en apparence, lui ouvre la porte du
pauvre et du riche, de l'hôpital et du magasin. Il échappe à cette né-
cessité étroite de concentrer l'observation sur un point; nécessité que
l'analyse anglaise a cru devoir adopter comme un mérite, comme un
avantage, et qui n'est qu'une entrave; elle fausse le point de vue du
peintre, qui, attentif à reproduire les antennes de l'insecte fugitif,
oublie le paysage , l'horizon et le monde.
Une femme d'esprit. M"''' ïrollope, s'est tenue en dehors de ces
bataillons différens. La satire, prédilection de son esprit plus vif que
sympathique, lui a servi d'arme tour à tour contre les Américains
qu'elle déteste , les faux dévots que le puritanisme d'Amérique lui a
fait haïr, et les censeurs qui ne l'ont pas ménagée. Elle rappelle la
verve caustique, mais non l'imagination animée de cette lady Morgan
si connue en France, dont les succès, mêlés de revers, datent de la
jeunesse de AValter Scott, et qui a écrit un nombre infini de volumes
tour à tour avec poésie, étourderie, humeur, science et déraison,
mais toujours avec une vivacité de coloris qui plaît au lecteur et dé-
route la critique. Enfin vous rencontrez dans la môme route d'univer-
salité facile l'homme d'esprit qui domine aujourd'hui la littérature
anglaise , et qui en représente assez exactement les nouvelles ten-
dances : M. Edouard Litton Bulwer.
Flexibilité, éclat, versatilité, fécondité, connaissance du monde,
sagacité, ces qualités diverses se trouvent chez M. Bulwer, romancier,
historien, poète, journaliste et dramaturge. Il a beaucoup d'idées,
mais éparses; beaucoup de lectures, mais indigestes; ses œuvres
nombreuses manquent d'harmonie dans la conception , de pureté
dans l'exécution. L'éclat et l'effet, la précipitation du travail et la rapi-
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 677
dite du succès le séduisent. Il semble que les pages éclatantes ou
subtiles qu'il publie attendent encore une maturité définitive, et que
les puissantes caresses d'un soleil plus chaud et plus obstiné eussent
donné la perfection à ces fruits liAtifs. Les premiers romans de M. Bul-
wer, qui contenaient une assez forte dose de fatuité , s'emparèrent
de la mode; nul roman fashionable ne se recommandait par le mérite
d'un style aussi vif, aussi net et aussi soigneusement poli. La vogue
de Pelham, de Paul Clifford et du Méconnu [Disoivned, le dés-
avoué), ouvrit à l'auteur la route de la fortune et du crédit; jeune,
les succès de salon l'accueillaient; son époque lui conseillait le luxe;
de notre temps , la simplicité de la vie semble attester la pauvreté
de l'esprit, et l'exploitation commerciale du talent passe pour génie.
La génération nouvelle, laissant Thomas Campbell, pauvre, vivre
modestement avec deux cents livres sterling par an , voulait trouver
le laurier d'or dans les champs poétiques. M. Bulwer multiplia ses
produits, chercha le bruit des salons et les honneurs parlementaires,
fut élu membre des communes , essaya d'y créer un nouvel intérêt ,
celui des gens de lettres , dont il se porta représentant ; et sans cesse
donnant au public de nouveaux ouvrages, discourant, pérorant,
discutant, se chargeant de diriger les enquêtes politiques; faisant
jouer des tragédies peu remarquables et imprimer des pamphlets
peu significatifs , en môme temps que des vers élégans et des romans
d'un ordre supérieur, il finit par recevoir de la jeune reine Victoire le
titre de baronet. Vie brillamment laborieuse ! avec une témérité plus
âpre au scandale et une impertinence plus prononcée, ce serait Beau-
marchais. M. Bulwer, sans mener aucun parti, est l'éclaireur du libé-
ralisme; il marche en avant et ne guide personne. La société anglaise,
dont il a blessé les convenances et les lois, ne le ménage guère.
Comme littérateur , non comme orateur , il a de l'influence à la
chambre; situation nouvelle en Angleterre, où les Fielding, les
Goldsmith, les [Scott, les Wordsworth, ont toujours fait de leur
cabinet solitaire la citadelle d'où ils mitraillaient l'ennemi , mais sans
se confondre avec les hommes publics, avec Burke, Fox, Canning,
Burdett, armés en guerre, toujours sur le champ de bataille, oubliant la
gloire littéraire sans la mépriser, faits pour la lutte et voulant le succès.
Ce caractère de l'homme de lettres enté sur l'homme de parti ; la
vanité s'accouplant à l'orgueil ; l'amour de la phrase s'associant à
l'action sur les hommes; M. Bulwer se frayant passage à la chambre :
ce sont les symptômes d'un mouvement nouveau et d'une altération
678 REVUE DES DEUX MONDES.
opérée dans les esprits. Autrefois Swift conseillait les ministres; Bo-
lingbroke faisait de la théologie polémique; Burke attachait du prix
aux belles formes de la diction. Mais pour la première fois, le Roman
vient s'asseoir au sénat et prétend à la toge politique. Le Roman,
c'est M. Bulwer même : rapide peinture des accidens lumineux qui se
jouent et se brisent à la surface de la mer sociale; miroir accessible à
toutes les images et rayonnant de toutes les couleurs, le roman n'est
pas fait pour exercer une action et vaincre les obstacles. C'est une
glace et non un levier. Il y a donc un déplacement des forces : M. Bul-
wer en est l'expression. L'avenir dira quel en doit être le fruit.
Pelliam, Eugv.ne Aram, Paul CUJJord, Maltravers, nous semblent,
après tout, les meilleures ûctions de l'époque dernière. Que l'on
reproche à Pclham ses descriptions de Ungère et d'ébéniste, à Clif-
ford l'abus de l'argot, à Eiujène Aram l'emprunt d'une anecdote
brute et d'un fait connu, à tous ces romans un certain parti pris,
né d'une érudition toute nouvelle et d'une étude commencée spécia-
lement pour chacun d'eux; qu'il se trouve ainsi qu'en définitive les
couleurs ne sont pas fondues, ni les épisodes naturellement liés au
sujet; beaucoup de place reste encore à l'éloge et à l'intérêt : vivacité
de dialogue, invention de caractères, justesse de coup-d'œil , et surtout
dans Ernesl, Idaltravcfs, où celte qualité prodiguée devient défaut;
mille remarques piquantes, nées d'une philosopliic mondaine. L'in-
égalité du style, le peu de fusion des morceaux que l'on dirait arra-
chés aux pages d'un album et rajustés piulùt que disposés savam-
ment, l'enluminure du coloris, se font remarquer à l'œil attentif.
Quiconque respecte et connaît l'antiquité n'aime pas voir qu'un écri-
vain tout moderne porte sur les ruiiies de Pompéi et dans l'Agora
des Athéniens sa philosophie de dandy et sa politique semi-radicale;
parmi les œuvres de M. Bulwer, les plus sérieuses par le titre sont donc
les plus frivoles par le fond : Athènes et les Derniers jours de Pom-
péia. Celles qui s'ansioncent avec moins de pompe joignent une im-
portance plus réelle à des prétentions moins hautes : il y a de l'élo-
quence dans Aram, d'excellens tableaux dans Pelham et CU fjord,
des vues élevées dans Maltravers. C'est une observation pleine de
force, bien qu'exagérée dans sa réahsation, que le portrait de cette
impuissance vaniteuse, qui croit à son génie pour avoir le droit de
haïr le monde, et fait de cet anathème un prétexte de lâche et in-
sultante oisiveté. Le génie méconnu court l'Europe; dans cette insur-
rection générale des individualités égoïstes, chaque esprit orgueilleux
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 679
se donne un trône et s'arroge un sceptre. Il ne manque au Cesarini (1)
de M. Bulwer que d'être moins horrible et plus ridicule. Nous ne par-
lerons pas ici du drame de 3/ademoisel/e de La Vallicrc, avortement
complet , parodie emphatique d'une époque d'élégance et de majesté.
La place supérieure que le roman a usurpée ou conquise dans cette
littérature justifie celle que nous attribuons ici au plus habile et au
plus populaire des romanciers anglais. Le roman n'a pas seulement
emprunté le costume de l'histoire, il a envahi son domaine ; on a pu-
blié, sans beaucoup de succès, le Roman de VHistoire [Romance of
Historij, hy Lcitch Ritcliic and otJiers). Le conte et la nouvelle, romans
de second ordre et de petite dimension, ont rempli les annuaires et les
macjazines, et pénétré dans le récit des voyageurs; ce genre équi-
voque a produit récemmetit quelques ouvrages qui lîe manquent pas
de charme : le Sc/iloss Hahifekl, piquante description d'un château de
Styrie, par le capitaine Head; les Bubblcs from ISassau, titre que les
traducteurs essaieront de reproduire, s'ils en ont envie. L'érudition
mêlée à une narration romanesque adonné, l'année dernière, un
livre singulier, qui a fait grand bruit en Angleterre, et qui a pour titre
le Docteur; amalgame baroque de citations, de divagations, de ré-
tlexions, d'anecdotes et de rêveries. L'auteur, que l'on croit être
Hartley Coleridge, défend avec vivacité, souvent avec esprit, les
mœurs et les doctrines de la vieille Angleterre ; il dépouille mille
bouquins poudreux et oubliés, pour en extraire un ou deux fragmens
qui ont du prix, et relève des facéties souvent froides, des extra-
vagances souvent sans verve et sans attrait , par des passages d'une
sensibilité heureuse et d'un style excellent. Arrière-petlt-fils de Ra-
belais, de Burton, de Sterne, dont il emprunte les grelots, il man-
que surtout de gaieté, et son sourire, plus mélancolique que plaisant,
ne se communique pas au lecteur. On lui a pardonné l'affectation du
désordre, le pédantisme des vieux lambeaux littéraires, le dé-
cousu des souvenirs, en faveur d'une certaine grâce élégiaque,
acérée par une concision rare et dissimulant une ironie philosophi-
que de très bon goût. L'accueil fait à ce livre en Angleterre marque
la distance qui sépare encore l'Angleterre de la France , malgré les
points de communication établis entre les deux contrées; fatras épou-
vantable pour nous, c'est un trésor de curiosités précieuses pour le
littérateur et le savant britanniques de l'ancienne roche: ils blâment
légèrement le désordre et la folie de l'ensemble ; mais ils admirent la
(1) Personnage du roman de Maltravers.
680 REVUE DES DEUX MO>DES.
variété des études , la nouveauté des recherches et la pureté de la
diction. Aussi le Docteur s'adresse-t-il à la vieille Angleterre, dont
il préconise les mœurs et dont il adopte le style. A peine radicaux
et whigs se sont-ils occupés de ces quatre volumes, tandis que les
Bévues du parti conservateur, le Blachicood et le Quarterbj, lui ont
consacré des pages nombreuses et l'ont jugé digne de la plus sé-
rieuse analyse.
Dans le Docteur, comme dans les œuvres de M. Bulwer, un désir
d'universalité dans la pensée, un secret retour vers la synthèse,
se font sentir, et les élèvent bien au-dessus de ces productions d'une
analyse mesquine où l'on dépense inutilement tant d'esprit et de co-
loris. Bulwer, Hartley Coleridge, Waltcr Scott et Southey, portent
un vaste regard sur le monde; ils essaient d'en saisir l'immense va-
riété, ne procédant point par exclusion , mais cherchant à découvrir
de tous côtés des points de vue nouveaux et à n'oublier rien de ce
qui intéresse l'homme. Le même llartley, auteur de jolies ballades,
a écrit la vie des personnages célèbres ou distingués, nés dans le
Lancashire et l'Yorkshire. Ce livre est empreint d'un sentiment his-
torique très peu commun dans la Grande-Bretagne, qui cependant a
publié dernièrement beaucoup de livres d'histoire, de mémoires et
de biographies. Fécondité stérile! Nul biographe n'a égalé, pour la
fermeté pittoresque du style, l'auteur des Worihies of Lancashire and
Yorkshire, livre naïf et dramatique. Une bonne biographie est une
médaille d'or difficile à créer, difficile à frapper, qui conserve à ja-
mais une empreinte héroïque , et dont les modèles sont rares. On en-
tasse des dates, on recueille des généalogies, on accumule des
documens, on imprime des correspondances, et l'on crée ainsi des
volumes qui s'appellent mémoires sur Bolingbroke, sur Pitt, sur
Chatam, sur Goldsmith, sur Burke , sur Samuel Johnson : la multi-
tude de ces compilations et leur nullité réelle ne leur enlèvent pas un
certain mérite, celui de l'utilité; matériaux sans choix que des ou-
vriers doués de peu d'intelligence et quelquefois de soin ont gau-
chement rassemblés. La vie de Sheridan et celle de Fitzgerald, par
Thomas Moore , n'ont pas même touché le but que l'écrivain voulait
atteindre, et manquent de la gravité, de l'impartialité, de la fermeté
qui conviennent au genre. On doit excepter de cette condamnation
les recherches littéraires de Payne Collier sur le théâtre anglais et
sur la jeunesse de Shakspeare, les travaux de Gifford sur Ben-Johnson,
et ceux de lord Rolland sur Lope de Vega , qui remontent , ainsi
que les charmans mélanges de D'Israëli l'aîné, à une époque anté-
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 681
rieure. Le désir de tout savoir sur les hommes célèbres encourage la
fabrication d'œuvres sans valeur pour la philosophie , qui offriront
plus tard des ressources et des élémens de travail. L'esprit d'exacti-
tude commerciale , complètement opposé au génie , engage les com-
pilateurs à ne rien éliminer; d'insignifians souvenirs inondent des
rames de papier blanc , sans aucun profit pour l'histoire. Le même
défaut qui se fait bien plus vivement sentir dans les ouvrages améri-
cains, et que la diffusion des écrivains médiocres aggrave encore,
entache la plupart des ouvrages historiques récemment publiés. De-
puis les travaux de Hallam, de Mackintosh, de Lingard et de Sou-
they, un seul écrivain , dont la singularité affecte une phraséologie à
peine intelligible, Carlyle, a fait preuve d'une haute intelligence his-
torique. Élève de Schiller, dont il a écrit la vie avec talent, il se
classe parmi les penseurs et même parmi les mystiques, dont l'œil
ne voit dans les annales humaines qu'une série de problèmes méta-
physiques. On le laisse planer dans cette région où les mortels ne
le suivent pas, et mille autres s'enchaînent à la terre, recueillant les
grains de sable, entassant la poussière, et faisant preuve d'une pa-
tience qui émerveille.
Comment ne pas reconnaître que l'abaissement simultané de
la poésie, du drame et de l'histoire tient à des causes parallèles
ou plutôt jumelles? On s'est accoutumé à préférer le détail à l'en-
semble, et l'analyse curieuse d'un fragment à la synthèse féconde;
habitude et tendance qui datent de Locke et coïncident avec la
marche de la civilisation moderne. Dans le roman , elle a fait naître
plusieurs monographies dont la lecture plaît et dont la minutie est
instructive: les Afjrshire Legatees (héritiers du comté d'Ayr); le
Siihallcrn (le sous-officier) , Pickwick , le Livre de Loch, dont nous
avons parlé. Mais dans l'histoire , l'imagination cessant de colorer
et d'ennoblir cet esprit de détail et cette interminable recherche, on
obtient des résultats d'une pauvreté et d'une aridité excessives. Que
l'amour-propre et la prétention viennent s'y mêler, les autobiogra-
phies abondent, publiées par des héritiers avides ou par des spécula-
teurs ardens à exploiter la curiosité : les Fragnie^is tirés des jmpiers
de Coteridge, la Vie de Walter Scott, par Lockhart, celle de Crabbe
par son fils , et celle de Cowpcr par Southey, méritent une exception
particulière.
Coleridge, qu'on ne doit pas confondre avec Hartley, a exercé sur
l'ère précédente une influence très curieuse. C'était un philosophe
doué de sagacité et d'élévation, qui rendait ses oracles comme la
682 REVUE DES DEUX MONDES.
pythonisse des anciens jours, par fragmens et par saillies, dans des
improvisations brillantes, à peine reflétées dans ses ouvrages. Mac-
kintosh, Wordsworth et Coleridge formaient, avec Dugald-Stewart
et Reid, l'honneur de la philosophie britannique. Je cherche vaine-
ment leurs successeurs. Carlyle, que j'ai cité plus haut, et qui essaie
inutilement d'implanter au milieu des affaires et du commerce
anglais les doctrines idéales de Fichte , mérite d'être cité après eux.
Une femme, mistriss Somerville, a plus fait pour le progrès de la civi-
hsation intellectuelle que presque tous ses contemporains. Dans sa
Connexion of physical sciences, titre difficile à traduire, elle a dé-
montré l'impuissance et les limites étroites de l'analyse seule, mor-
celant les facultés , éparpillant les observations , brisant les liens
naturels qui rattachent entre elles les choses humaines , et établis-
sant, au lieu du vaste ensemble organique dont la nature nous offre
le modèle et l'étude , une foule de spécialités isolées. Ainsi l'unité
s'efface, la science tombe en débris; le physicien s'isole du chimiste,
le chimiste du médecin, le médecin du naturaliste; les subdivisions
naissent des divisions : l'entomologiste ne connaît que ses insectes,
l'électro-chimiste vit dans sa sphère , les mathématiques pures se
séparent des mathématiques mixtes. Plus les fragmens se multiplient,
plus la destruction avance. Le moyen-âge avait légué à ses succes-
seurs le défaut contraire. On voulait alors tout embrasser et tout
comprendre; on parvenait à tout confondre. Les Vossius et les Scali-
ger étaient géomètres, Duns Scot était physicien. Depuis l'époque
de Bacon , l'isolement des études a remplacé leur universalité ;
l'abus de l'analyse a détrôné l'abus de la synthèse. On a défendu à
Hobbes d'envahir le domaine des mathématiques , à Goethe de s'éga-
rer dans les champs de la physique expérimentale; on s'est étonné
que Pascal osât résoudre le problème de la cycloïde. L'éternel balan-
cement de la civilisation entre les erreurs opposées devait ramener
quelque jour la synthèse et lui assigner la tâche souveraine qui lui
appartient, celle de retrouver les points de contact, de renouer les
chaînes brisées, de faire revivre les sympathies éteintes, de classer
les fragmens épars , de réunir et d'organiser les membres isolés par
le scalpel. Ce mouvement nouveau , mouvement réparateur, qui pro-
fitera de toutes les conquêtes de l'analyse, s'est annoncé, dans
l'étude de la nature, par les travaux admirables de Cuvier; M. Gui-
zot, M. Thierry, M. Michelet, ont brillamment tenté de le propager
dans l'histoire; il s'annonce en Angleterre par quelques symptômes,
et surtout par le succès du Hvre de M™^ Somerville. Il ne nous est pas
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 68^
permis de le juger sous le rapport scientifique; son éloquente simpli-
cité, sa solidité philosophique, attestent une grande virilité de pensée.
Parmi nous, les recherches et les travaux littéraires ou scientifiques qui
tendent au même résultat sont déjà reconnus et acceptés comme les
plus féconds. Vers ce but se dirigent les travaux de MM. Libri , Vil-
lemain, Sainte-Beuve, Ampère, etc. Celui qui écrit ces lignes indi-
quait, il y a quelques années (1) , l'unique renouvellement possible de
l'histoire littéraire : l'étude et le tableau du magnétisme intellectuel
exercé par les nations entre elles, de leur secrète et perpétuelle fécon-
dation, de leurs efforts divers, de leurs rapports et de leurs luttes, de
ces rayons multiples qui, partis de tous les points, s'échauffent et se
pénètrent mutuellement pour former le grand fleuve lumineux nommé
civilisation; synthèse de l'histoire intellectuelle, que les angoisses et
les travaux de la société actuelle ne permettront sans doute pas d'a-
chever de si tôt, mais à laquelle l'avenir ne peut manquer.
Un avocat célèbre , orateur politique d'une véhémence et d'une
facilité redoutable , lord Brougham, si long-temps chef de l'opposi-
tion, puis chef de la magistrature et redevenu aujourd'hui l'un des
porte-voix de cette opposition qui ne peut souffrir de chef, touche
à la philosophie par plusieurs points , à la littérature par plusieurs
autres, et se fait craindre sous toutes les formes par son talent, sa
persévérance et sa passion. Nul n'a porté plus loin l'activité de l'es-
prit et l'emploi du temps; sa main dure et infatigable n'a pas cessé
d'entraîner la société anglaise dans la voie de ses destinées nouvelles.
Les œuvres de Brougham ne le montrent pas tout entier. L'homme
pratique sacrifie toujours beaucoup à la circonstance, à la nécessité, à
l'action présente; elles lui demandent un déploiement de forces qui
se résume en faits. Chez Brougham , le détail des combats politiques
ou judiciaires occupe un si vaste espace , que la postérité, étrangère
à ces intérêts , ne le jugera pas complètement. Il est néfjour la lutte;
la vigueur athlétique d'un esprit sans repos éclate dans ses discours ,
dans ses essais philosophiques, dans ses articles de journaux, dans
ses pamphlets; son style est musculeux , sa dialectique ardente , son
invective impitoyable; c'est la dureté critique d'Edimbourg, la taqui-
nerie du plaideur et le beau hasard de l'improvisation. Appartenant,
ainsi que Robert Peel, orateur d'un ordre différent, à la génération
antérieure, ses plus belles victoires datent de l'époque comprise entre
1810 et 1830. Si vous joignez à ce nom celui d'O'Connell , l'Hercule
(1) Dans un discours d'ouverture du Cours sur le parallélisme des littératures modernes.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
irlandais, vous résumez, dans un cercle étroit, toute l'éloquence
actuelle du parlement. Encore peut-on affirmer que Brougham a faibli
depuis que la voix populaire et la justice royale l'on fait siéger parmi
les pairs. Debout sur le parquet des communes, sa voix stridente et
ses accusations terribles retentissaient bien autrement; les communes
sont sa vraie patrie; pour retrouver sa force, il faut qu'il touche le
sol populaire.
La puissance et l'éclat de l'éloquence politique ont abaissé leur
niveau depuis l'ouverture du parlement réformé. Un grand nombre
de nouveaux membres, ignorant les usages parlementaires, n'étaient
point rompus à cette habitude de discussion souple et violente , à ce
mélange de préméditation et de soudaineté qui font le charme, le
drame, la puissance des débats. Les grandes commotions favorisent
l'éloquence; les transactions, les compromis, les transitions entre
deux époques, n'offrant que nuances, incertitude et confusion, di-
minuent l'énergie et la simplicité du discours. L'aristocratie cédant
à la réforme, lui accordant quelque chose, lui refusant quelque chose
encore; la démocratie ne voulant ni se prononcer comme révolution-
naire, ni abjurer ses théories radicales, n'ont pas couronné le parle-
ment nouveau de cet éclat magnifique dont s'environnaient les com-
munes, lorsque la guerre contre Bonaparte, la naissance de notre
république, la guerre des États-Unis, la conquête de l'Hindoustan
provoquaient aux combats de la parole les Ganning, les Burdett, les
Fox, les Sheridan et les Burke. Au milieu des partis subdivisés, les
seuls grands orateurs ont été les deux athlètes des opinions extrêmes :
Peel, homme d'état prudent, héritier d'une partie de l'éloquence du
second Pitt, connaissant toutes les finesses et toutes les ruses de la
discussion , remarquable par une exposition claire , une dialectique
vive , et l'art d'effrayer les hommes par le dédain , la vanité et l'in-
térêt; — O'Connell, qui semble guider l'armée radicale et ne repré-
sente en réalité que l'Irlande. Toute la force de la position d'O'Gon-
nell est là : son pays le préoccupe toujours; toujours il achète les
conquêtes politiques de l'Irlande , en sacrifiant le parti anglais dont
il passe pour le chef. Suivi de sa queue irlandaise [O'ConneWs tail),
et bien servi par le poète Shiel, son compatriote, orateur véhément ,
il occupe au parlement une place intermédiaire ; selon l'occasion ,
transportant son armée mobile sur tous les points qu'il veut protéger,
il décide, par ce mouvement, les questions importantes. On connaît
sa trivialité énergique, ses violences inattendues, l'intarissable éner-
gie de sa faconde, et le mélange d'adresse et de brutalité, de meta-
DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE. 685
phores et d'invectives qui le rendent si redoutable et qui rapprocheni
son talent de la verve ardente de Fox.
Un pouvoir littéraire et intellectuel que les nouveaux penchans de
la Grande-Bretagne n'ont pas encore ébranlé; une tribune où se suc-
cèdent mille capacités de différons ordres; un théâtre muet, qui ab-
sorbe à lui seul plus de bénéfices que tous les théâtres ; une école
permanente de toutes les doctrines, de tous les dogmes, de toutes
les espérances, de tous les savoirs; une bibliothèque sans cesse re-
nouvelée, qui a envahi l'histoire, la poésie, et absorbé le roman
môme , ce grand usurpateur ; une force sociale nouvelle qui s'élève
en face des communes et des pairs ; — c'est la presse périodique de la
Grande-Bretagne, dernier résumé de ses opinions et de ses progrès.
Depuis le commencement du xix* siècle c'est, on ne l'ignore pas,
une puissance redoutable, dont le développement excessif a nui aux
grandes œuvres. Toute force d'idée , toute verve de style, toute ha-
bileté de discussion , au lieu de se confier à la lente et difficile pro-
pagation des livres, se réfugièrent dans les Revues, leur demandant
une publicité rapide, une influence électrique et immense. Southey,
Scott, Bentham, Brougham, Campbell, Hazlitt, Coleridge, Mackin-
tosh, Gifford, Lamb, Jeffrey, furent collaborateurs des principales
Revues. Les étrangers même y participèrent : Ugo Foscolo, Teles-
foro de Trueba, leur ont donné d'excellens fragmens historiques et
littéraires. Quelques-uns des romans modernes les plus remarqués^
Tom Cringlc, le Journal d'un Médecin, les scènes de la Prison d'Old-
Jiaylcîj, ont paru par fragmens dans les Revues. Pickivick et son suc-
cesseur, Olivier Twist, ont suivi cette route. Toujours le même mor-
cellement des facultés et des forces. Ainsi l'on est arrivé jusqu'à cette
« littérature à un sou [penny litteralwe) , » composée de recoupes et
de débris, mêlée de gravures sur bois, et dont nous ne pouvons avouer
l'action favorable ni préconiser les résultats. Cependant les citadelles
du torysme et du parti whig, le Quarterly Revieiv et VEdinbunjh,
conservaient dans leur sein les défenseurs les plus braves et les plus
habiles des deux doctrines; ici Crofton Croker, esprit piquant, ana-
lyste ironique, d'une érudition variée, le vieux Southey, Lockhart,
intelligence nette, droite et fine, impitoyable dans la satire; là Mac-
aulay, excellent écrivain , qui semble né pour écrire l'histoire philo-
sophique, et f un des plus beaux talens parmi les whigs. Sous la ban-
nière conservatrice marchent le Blackwood's Magazine, dirigé par
Wilson, et où respire la fleur sauvage, souvent brillante et colorée
dans son âpreté même, du vieil esprit écossais ; le Fraser's Magazine ^
686 REVUE DES DEUX MONDES.
auquel Carlylc a donné d'excellé ns articles , et qui est assurément fort
spirituel et très original , même dans ses folies; Maginn, (Ueig, Egei-
ton Bridges, Lockhart, Hogg, Ainsworlh (liste dont nous n'attestons
pas l'exactitude), y contribuent, dit-on. Le BIcfropolitan et le New-
Monihltj représentent deux nuances du whiggisme; le Tait's Maga-
zine continue la guerre radicale, et le catholicisme d'Irlande a son
expression dans le Diiblin Quarterhj, tandis que le Dublin rniversity
Review sert d'organe au protestantisme du même pays. Le Westmin-
ster Revieiv, propagateur de la philosophie utilitaire, a opéré sa trans-
formation et son passage de la vie idéale à la vie active en prenant le
nouveau titre de London and \\ estminster llerieir. Si l'on jette un
coup d'œil général sur la presse périodique anglaise, on trouvera que
la masse de talent qu'elle renferme s'est disséminée, et que les arti-
cles remarquables y sont devenus plus rares, à mesure que le nombre
des articles passables ou intéressans s'accroissait : comme si le nivel-
lement politique devait atteindre les intelligences et abaisser les ca-
pacités en multipliant les produits.
Tel est l'aspect général que présente aujourd'hui la littérature an-
glaise. En un temps de transition et d'enfantement, elle a conservé,
comme on le voit , beaucoup de force et de vitalité. Si vous com-
parez son mouvement au mouvement intellectuel qui l'a précédé, et
qui a épanché sur le monde britannique, vers le commencement du
XTX^ siècle, tant de trésors de poésie et d'invention , vous la trouverez
inférieure. Si vous cherchez ses défauts, vous lui reprocherez la dif-
fusion, l'abus de l'analyse, l'excès du détail, l'imitation. Plus de
Byron ou de Scott, maîtres du monde moral et lançant deux courans
électriques dont s'émeuvent toutes les pensées; mais une foule de ta-
lens secondaires, que dominent quelques supériorités douées d'ob-
servation critique plutôt que de création puissante. L'Angleterre n'a
pas d'écrivain passionné que l'on puisse comparer à George Sand,
ni d'historiens et de poètes vivans qui s'élèvent à la hauteur de nos
talens les plus accomplis; mais vue dans son ensemble, moins in-
applicable que celle de l'Allemagne, plus contenue, plus sévère et
plus librement variée que la nôtre, cette littérature est encore celle
qui, fécondée par un commerce immense, concentre les lueurs les
plus lointaines, réunit et recueille les faits les plus précieux, et qui
même, au milieu de son affaissement comparatif, respecte le mieux
les acquisitions du passé, en s'armant pour l'avenir.
Philarète Chasles.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
28 février 1839.
Le mot d'ordre a été donné dans tous les rangs de la coalition. Plus les
élections approchent , plus elle veut la paix. Le Constitutionnel répète aujour-
d'hui trente fois le mot de paix dans ses colonnes. Ceci ne prouve pas que
la politique de l'opposition est devenue tout à coup pacifique, mais il en ré-
sulte évidemment que les vœux de la majorité des électeurs sont pour le main-
tien de la paix. L'opposition a donc renoncé, pour le moment, à attaquer les
traités, même celui des 24 articles; et, depuis deux jours, elle semble s'être
rangée à la politique du gouvernement, tant elle affecte la modération dans
ses principes. Des armes qu'elle employait pour combattre le ministère , il ne
reste à la coalition que la calomnie, et elle en use largement. Ainsi, elle an-
nonce aujourd'hui que le ministère actuel se joint aux puissances du Nord ,
pour imposer au gouvernement belge l'expulsion du général Skrzyneeki ; et ,
pour motiver cette accusation , le Constitutionnel ajoute : « Tout est croyable
aujourd'hui. « Ce qui n'est pas croyable , c'est l'audace avec laquelle on se
sert du mensonge, car nous sommes en mesure d'affirmer que le gouverne-
ment n'a pas fait la moindre représentation au gouvernement belge au sujet
du général Skrzyneeki. Les journaux de la coalition ne continueront pas
moins de répéter cette nouvelle, car tout est croyable et bon à dire dans une
semaine d'élections.
— Ce qui est peu croyable, c'est ce qui se passe aujourd'hui dans la coalition ,
où l'on colporte une lettre de M. Portails à un électeur de Dijon , dans la-
quelle M. ïhiers et M. Guizot sont traités en termes que nous ne voudrions
pas reproduire , et que leurs adversaires eux-mêmes répudieraient. Si c'est là
le style de l'opposition que M. Portails et ses amis préparent au ministère
qui sortira de la coalition , nous sommes encore bien éloignés de la paci-
fication des partis et de la tranquillité intérieure que nous promet le Consii-
iiUionnel, pour l'époque où ses amis seront ministres. La seule phrase qu'il
soit possible de citer, et non textuellement encore, dans la lettre de M. Por-
tails, est celle-ci : « Que M. Thiers et M. Guizot travaillent ^our nous comme
688 REVUE DES DEUX MONDES.
des preux, à la bonne heure, ils recevront peut-être le prix de leurs efforts...»
Le parti radical a tort de dire que M. ïliiers travaille pour lui en ce moment ;
nous l'avons déjà dit depuis long-temps, M. Thiers travaille, bien malgré
lui sans doute , pour les doctrinaires.
— Il n'est pas difficile de deviner le but de la lettre adressée nouvellement
par M. Guizot à M. Leroy-Beaulieu , maire de Lisieux. M. Guizot prend les
devans; les électeurs veulent la paix : c'est un fait avéré, et la coalition ne
parviendra pas à entraîner le pays à ses velléités belliqueuses. M. Guizot se
hâte de se mettre en règle. En marchant avec ceux qui voulaient appuyer la
Belgique contre la conférence, M. Guizot espérait refaire sa popularité; il
voit maintenant que la popularité n'est pas là, et il déclare aux électeurs de
Lisieux qu'à son avis le cabinet aurait dû depuis long-temps forcer la Belgique
à accepter le traité des 24 articles. Ainsi le tort du cabinet, aux yeux de
M. Guizot, est d'avoir trop tardé et d'avoir perdu six mois à obtenir pour la
Belgique un dégrèvement de 125 millions sur sa part de la dette commune
entre elle et la Hollande ! Il eût mieux valu en finir tout de suite , pour nous
épargner, dit M. Guizot , la triste attitude que nous tenons. Il résulte donc
de la lettre de M. Guizot que , s'il eût été ministre, l'affaire belge serait finie
depuis six mois, et que la belgique aurait annuellement 3,400,000 florins à
payer de plus qu'aujourd'hui à la Hollande ! Dans son ardent désir de satis-
faire les électeurs , M. Guizot a , ce nous semble, dépassé le but, et il a imité
ce cavalier qui pria Dieu de l'aidera se mettre en selle, et prit un si grand
élan, qu'il tomba de l'autre côté. Mais le centre gauche et M. Thiers doivent
voir par là s'ils peuvent compter sur l'opposition des doctrinaires, et l'on
sait déjà qui courra le plus vite vers le ministère , quand il s'agira de s'en
emparer.
— Les doctrinaires ont d'autant plus hâte de se constituer en bande à part ,
que les organes de la coalition sont assez difficiles à discipliner, et que, dans
les départemens surtout, les feuilles de la gauche répondent bien mal aux
recommandations de prudence qui leur sont faites par les chefs du parti.
Ainsi , tandis que M. Arago désavoue la coalition dans les réunions d'élec-
teurs qui ont lieu à Paris, les journaux radicaux des départemens en dévoilent
toutes les menées , et répondent par des cris furieux aux paroles pacifiques
que le Constitutionnel fait entendre depuis quelques jours. Nous en citerons
quelques-uns, et nous ne choisirons même pas les plus violens.
— « C'est la (jnerre , plutôt que la honte , la guerre qu'un peuple doit savoir
faire à temps, s'il la veut courte et de nature à le préserver de plus grands
maux; la guerre.... mais tous ceux à qui nous pourrions la faire, la redou-
tent; un coup de canon tiré par notis ébranlerait plus d'un trône absolutiste. •■
{Courrier d'Indre-et-Loire.)
— « Il serait temps, en effet, dit le journal radical du Gers, d'en finir
de cette politique à plat ventre. La France est fatiguée de se tenir courbée
sous des humiliations qui ne s'adressent pas à elle. Les genoux ont fini par
en faire mal à tous nos ministres, sans exception. " {Le Pays du 10 février.)
REVUE. — CHRONIQUE. 689
<— « La nation belge , dît une feuille coalitionniste , ne doit compter que sur
elle seule. La France l'abandonne et son gouvernement la trahit; qu'importe?
il lui restera toujours la ressource d'agir sans son gouvernement, et d'eu ap-
peler aux patriotes français de la défection du 7 août. "
( Émancipation du 2 février. )
— « Si nous avons eu jamais besoin de concentrer nos forces , c'est main-
tenant. ]Nous avons perdu une à une les quelques libertés que des héros con-
quirent avec des pavés dans les rues de Paris. Attachés à une colonne, comme
les esclaves romains que l'on battait de verges , bâillonnés par les lois de sep-
tembre, à peine nous est-il permis de faire entendre des cris de détresse dans
le danger. » ( Sentinelle des Pyrénées. )
— « Qu'arrivera-t-il ? Ce qui est toujours arrivé. Vouloir, chez un peuple,
c'est pouvoir. Le trône , « ces quatre morceaux de bois doré recouverts de
velours, » comme disait Napoléon, a été trois fois brisé en France, en moins
d'un demi-siècle , par la souveraineté nationale qui , en définitive , a toujours
raison. » {Progrès du Pas-de-Colais.)
— Le Journal de Bouen n'est pas moins explicite. Lui aussi déclare que les
révolutionnaires de tous les pays comptent sur nous pour bouleverser l'Eu-
rope, et tout ce qui l'afflige, c'est que le moment ne soit pas encore venu. La
victoire de la coalition pourrait seule, selon lui, amener cette crise si dé-
sirée. « L'annonce de la réunion d'une armée sur notre frontière du nord a
pu faire croire que le gouvernement français, secouant une indigne torpeur,
s'associait à ces sentimens et allait enfin parler haut aux jmissances absolu-
tistes et mettre un terme au honteux trafic de la nationalité et de la liberté
des peuples, dont les rois et leurs ministres, depuis le congrès de Vienne
jusqu'à la conférence de Londres, se sont donné le scandaleux passe-temps.
Malheureusement, et notre conviction à cet égard est intime et profonde,
tous les faits accomplis depuis quelques jours prouvent que Vheure du réveil
n'a point encore sonné pour la France , et que ce n'est point pour cette fois
que le gouvernement lui donnera le signal d'une résistance pour laquelle les
périples comptent sur elle. »
— Le journal du Bourbonnais , feuille légitimiste , définit ainsi la coalition :
« Cette coalition, il faut en définir le caractère; c'est une trêve qui réunit
d'anciens adversaires, contre ^in ennemi commun, pour la défense commune. >'
— On ne pouvait pas mieux expliquer à tous les ennemis de l'état , qu'on
ne leur demande de se réunir et de suspendre leurs anciennes querelles , que
pour arriver plus tôt au renversement de l'ennemi commun, c'est-à-dire au
bouleversement du pays et à la destruction de la royauté de juillet.
— Voici qui est encore plus net :
« Les temps de la politique du 13 mars sont passés sans retour. La disso-
lution de la chambre, le triomphe moral de l'opposition, le progrès qui se
manifeste dans les esprits même les plus rétifs, sont les preuves irrécusables
de cette pacifique révolution qui vient de s'opérer en France au profit de sa
souveraineté. Dés ce moment nous commençons à marcher vers la réalité du
TOME XVII. 44
&90 REVUE DES DEUX MOxNDES.
(jouvernemeni démocratique. La question ajournée depuis huit ans, et surtout
depuis les 5 et 6 juin , va s'agiter et se résoudre.
« Depuis quelque temps bien des mensonges ont été victorieusement réfu-
tés par les faits, bien des obstacles ont été renversés par la raison publique,
aidée de ceux-là mente qui travaillaient jadis à la faire dévier de sa noble
voie. Les agens les plus violens de la 7-ésistance , les partisans les plus effré-
nés de la volonté immuable, ont pris à tâche de dessiller les yeux de tous. Ils
ont combattu le pouvoir qui démoralise le pays , avec toute l'énergie qu'ils
avaient mise à l'établir et à le défendre.
« La discussion de l'adresse a donc été le commencement d'une ère nou-
velle, qui nous prépare sans doute encore de nouveaux biens et d'éclatans
enseignemens.
« Et ici nous devons rendre justice à M. Thiers. M. Thiers a toujours été
un homme de la gauche , un esprit révolutionnaire , même lorsqu'il s'appuyait
le plus sur les sympathies des majorités du 13 mars et du U octobre.
« M. Thiers, nous le répétons, nous appartient; il nous revient, il nous
KEVIENDRA T0UT-A.-FA1T. » [Radical du Lot du 16 février. )
— « Jamais, s'écrie le Patriote du Jura (6 février) , jamais, même au jour
où le canon de l'émeute grondait dans les rues , jamais, depuis l'heure où la
Vendée se soulevait à la vue d'une princesse de la maison déchue , la couronne
ne s'était trouvée dans une situation plus difficile et jihis dangereuse. »
Et ce journal explique très bien d'où vient cette gravité. Il ne dissimule
pas que les dangers qui nous entourent ont été créés par les anciens servi-
teurs de la royauté, devenus aujourd'hui ses plus implacables et ses plus
dangereux ennemis.
— « Il faut, s'écrie la lievue du Cher du T' février, qui soutient la candi-
dature de M. Duvergier de Hauranne, que la Belgique s'inscrive au rang des
peuples par une résistance héroïque et nationale, ou qu'elle abandonne à tout
jamais son titre de nation. Quant à la France, son devoir national lui com-
mande de défendre sa sécurité menacée, et un gouvernement, quel qu'il soit,
ne saurait renoncer à cette mission sacrée sans se rendre coupable de trahison
envers le pays. »
— Ainsi les doctrinaires veulent la guerre aussi bien sur la question de
Belgique que sur celle d'Ancône. Il est évident ici que le mot d'ordre envoyé
à Lisieux n'était pas encore arrivé dans le département du Cher, quand cette
boutade fut écrite. On la réparera sans doute prochainement par une lettre
nouvelle sur les avantages de la paix et sur les fautes du ministère, qui aurait
dû forcer, il y a six mois , la Belgique à accepter le traité des 24 articles. Le
Journal Général ne dit-il pas déjà aujourd'hui que \es fantômes disparaissent.'
et il ajoute : « Que sont devenues , depuis l'appel fait à la raison calme des
électeurs, les calomnies furibondes que toutes les plumes et toutes les bou-
ches ministérielles répandaient contre la coalition? Que devient déjà l'absurde
épouvantail de la guerre, imaginé dans l'espoir de changer en votes minis-
tériels les votes de quelques esprits indécis ? - On vient de voir d'où sortent
REVUE. — CnilONIQUE. 691
les déclamations furibondes et les cris de ijuerre. Est-ce du ministère ou de
la coalition qu'ils sont partis? A moins que les doctrinaires ne prétendent que
c'est le ministère qui rédige la Revue du Cher et les journaux radicaux.
— Nous ne connaissons rien de plus instructif, en ce moment, que les cir-
culaires électorales de l'opposition, et que ses discours dans les réunions pré-
paratoires. La lettre de I\T. Odilon Rarrot aux électeurs de Chauny, son allo-
cution aux électeurs du !"■ arrondissement, montrent assez, pour qui sait
lire et écouter, ce que la France a à attendre du parti de l'extrême gauche.
Dans sa lettre , M. Odilon Barrot dit qu'une guerre européenne aurait de trop
funestes conséquences pour qu'elle éclate sans une nécessité absolue. Voilà
ime belle garantie! La non-évacuation d'Ancône, après le départ des Autri-
chiens, n'a-t-elle pas été présentée, par M. Odilon Barrot et même par
M. Thiers, comme une nècessUè absohie, commandée par la dignité de la
France? La rupture violente des 24 articles n'est-elle pas reconnue comme une
nécessité absolue par le Cousiitutionuel et le Siècle, organes de ^f . Thiers et
de JM. Odilon Barrot? Et, enfin , M. Odilon Barrot ne regarde-t-il pas comme
une nécessUé absolue les limites du Rhin, dont , selon lui , ne peut se pas-
ser la France? La \\oV\V\que franche ci élevée qu'il demande ne consiste-t-elle
pas dans toutes ces conditions? et s'il en exige l'accomplissement, peut-on
douter que nous n'ayons la guerre avec l'Europe peu de mois après la for-
mation du cabinet qui aurait pris un tel programme? Si c'est ainsi que
M. Odilon Barrot et M. Thiers entendent la paix, nous ne pensons pas les
calomnier assurément, en disant qu'ils nous donneraient la guerre.
— Nous lisons aussi, dans une des allocutions de la coalition, que les 213
sont une coalition de principes et d'intérêts publics; les 221, une coalition
d'intérêts personnels. Les 221 ne veulent, il est vrai, que la paix, que le
maintien du système du 13 mars, modifié au 15 avril par l'amnistie; ils re-
fusent de s'associer à ceux qui espèrent maintenir la paix en déchirant les
traités, à d'autres qui veulent la propagande et la république, à d'autres,
enfin, qui attendent le retour de Henri V, et choisissent pour leurs candi-
dats à la chambre M. de Villèle et M. d'Haussez, l'un des signataires des or-
donnances de Charles X. Ce sont là des intérêts personnels , en effet. Person-
nellement, les 221 sont intéressés, ainsi que tous leurs commettans , à ce
que nulle de ces choses ne se réalise; mais ces intérêts personnels sont aussi
ceux du pays , et nous défions la coalition d'en dire autant de ses principes,
qui sont ceux de dix partis différens.
— Dans la réunion préparatoire du S" arrondissement, un électeur a de-
mandé à M.Legentil, candidat de la coalition, si, dans le cas où MM.Berryer
et Garnier-Pagès, ses amis de l'opposition, lui offriraient leurs suffrages pour
être député, il accepterait les voix de ces messieurs. M.Legentil n'a pas jugé
à propos de répondre à cette question si catégorique , et il s'est borné à dire
qu'il n'avait pris aucune espèce d'engagement. « Si des électeurs deropposition
me donnaient leur voix, a-t-il ajouté , ce serait sans aucune condition de ma
part. » Or M. Leuentil s'est trompé en répondant ainsi, car il a pris avec ses
6^ REVUE DES DEUX MONDES.
amis de l'opposition, MM. Berryer, Garnier-Pagès et autres, l'engagement
de faire tous ses efforts pour assurer leur réélection. Cet engagement a été
rendu public dans tous les journaux de la coalition; il est commun à chacun
des 213, et M. Legentil, ainsi que ses collègues de l'opposition, ont fait
entre eux un traité d'assurance mutuelle. S'il y est lidèle, ses efforts devront
tendre, dans les autres arrondissemens , à faire nommer M. Salverte, M. Beth-
mont, le protégé de M. Odilon Barrot, et, partout où besoin sera, les légi-
timistes et les républicains de la coalition. Est-ce là n'avoir pris aucun enga-
gement et avoir accepté les suffrages de ses alliés sans conditions, comme l'a
dit M. Legentil aux électeurs du 3" arrondissement?
— Encore une objection à M. Legentil. Il a reproché, dans cette même ré-
union, au gouvernement, de n'avoir pas opéré la réduction de la rente en
1838, et en même temps il lui a reproché de n'avoir pas négocié assez long-
temps pour la question du territoire, en ce qui est relatif à la Belgique. Le
ministère a négocié depuis deux ans pour cette question, que M. Guizot,
contrairement à M. Legentil, voudrait qu'on eut tranchée il y a six mois.
Mais la conversion de la rente ne pouvait avoir lieu tant que l'affaire de la
Belgique était en suspens. C'était là un des grands obstacles à cette opéra-
tion financière, qui ne pouvait s'effectuer devant les chances de guerre géné-
rale; or, prolonger les négociations pour la Belgique, c'était reculer l'époque
de la conversion des rentes que voulait si impatiemment M. Legentil. Ainsi,
ou M. Legentil n'est pas d'accord avec lui-même, ou il demande l'impos-
sible, et dans tous les cas, ce ne serait pas un député bien habile ni un po-
litique très consommé.
— M. Arago, qui s'est engagé, ainsi que tous les 21 3, adonner son suffrage
à tous les candidats légitimistes, ou du juste-milieu, qui ont fait partie de
la coalition de la chambre, M. Arago n'est pas de la coalition, il le dit for-
mellement. INous n'hésitons pas à croire M. Arago ; mais où sont donc les
membres de la coalition ? Tout le monde la renie , et vous verrez qu'il n'y
restera que M. Thiers et M. Guizot ! En attendant, M. Arago et M. Lafûtte
parcourent les réunions préparatoires, et donnent des certificats de civisme
aux candidats qu'ils protègent, en y ajoutant de petits discours. Ainsi, dans
la réunion du 12'" arrondissement, tout en recommandant M. Cochin,
M. Arago a déclaré qu'un ministère composé de MM. Duchâtel, Vivien,
Dufaure et Odilon Barrot aurait eu la majorité dans la chambre, parce qu'il
aurait eu pour lui ce que M. Arago nomme le bagage et le mobilier ministé-
riels. Si c'est là le ministère que souhaite M. Arago, et qu'il recommande aux
électeurs, il aurait mauvaise grâce à nier qu'il n'est pas de la coalition. Il en
est si bien, qu'il a fait dans cette réunion l'éloge de toutes les coalitions,
depuis les coalitions du parlement d'Angleterre jusqu'à celle de 1827. Il n'y
a donc que celle de 1839 qui ne soit pas susceptible d'être défendue , puisque
M. Arago persiste à soutenir qu'il n'en fait pas partie?
— Hier, M. Arago et M. Laffitte s'étaient transportés dans le 6" arrondisse-
ment, pour y faire leurs fonctions de parrains électoraux. Là, les amis de la
REVUE. — CHROxMQCE. 693
liberté individuelle ont expulsé de l'assemblée des électeurs de l'arrondisse-
ment qui s'opposaient à l'audition de MM. Laffitte et Arago , qui n'en font
pas partie. Il est vrai qu'il s'agissait d'appuyer M. Carnot, qui déclare trou-
ver dans le ministère actuel rimbécillité du ministère Polignac, qui de-
mande la réforme électorale et l'abolition des lois de septembre. Cette fois,
M. Arago a pu dire qu'il n'agissait pas comme membre de la coalition, et en
effet il ne venait pas appuyer une opinion plus modérée que la sienne.
M. Carnot veut tout ce que veut M. Arago; aussi , au lieu de laisser son pro-
tégé répondre à ceux qui l'interrogeaient sur Ancône et sur la Belgique ,
M. Arago a préféré raconter aux électeurs quelques historiettes touchant
Latour-d' Auvergne, Carnot père, et d'autres héros de la révolution et de l'em-
pire. Ceci nous rappelle que M. Arago, professant un jour l'astronomie de-
vant des dames et voyant qu'on ne l'écoutait pas, se mit à leur enseigner
l'art de faire des confitures. M. Arago est universel; il n'y a que l'art de faire
im député qu'il n'entend pas très bien.
— Toutes les lettres des départemens s'accordent à présenter les élections
comme généralement favorables aux 221 et au système qu'ils ont appuyé.
Dans beaucoup de localités, les 213 ne sont parvenus à retrouver les suffrages
des électeurs qu'en reniant la coalition , comme ont fait M. Legentil , M. Gar-
non, M. Cochin et M. Arago, et en essuyant avec soumission les reproches
les plus sévères. Malheureusement , les électeurs s'abusent , s'ils croient à la
conversion des députés qui ont fait partie de la coalition, et qui souvent,
après en avoir été les meneurs les plus actifs, comme M. Vitet et d'autres,
vont faire amende honorable dans les départemens. Toutefois, leurs mani-
festations ne seront pas aussi publiques qu'elles l'ont été, et ils seront forcés
de se réfugier dans le mystère du scrutin secret. Le mieux serait de n'envoyer
à la chambre que des hommes qui n'ont pas à revenir sur leurs pas pour se
conformer aux vœux des électeurs. Un député qui s'allie secrètement à des
opinions et à des principes contraires aux siens, ne sera jamais un député
loyal ; la franchise des électeurs qui les nommeront , sera bien mal représentée
par de tels mandataires.
— Dans la réunion des électeurs du 2" arrondissement, M. Laffitte a com-
paré son ministère au ministère actuel , et tout naturellement l'avantage a été
pour le ministère de M. Laffitte. Comparons un peu. M. Laffitte, en prenant le
ministère au 2 novembre, augmenta en peu de jours, par sa faiblesse, l'irrita-
tion des partis, et la porta au point où la trouva M. Périer, quand il vint au
13 mars sauver la France. Au milieu du désordre matériel, M. Laffitte imagina
de bouleverser l'impôt par une loi fiscale qui ne put être mise à exécution , et
en attendant, il appauvrit le revenu public de 30 millions par une loi sur les
boissons qui ne profita à personne. Il laissa se former l'association nationale
et d'autres comités qui érigèrent l'anarchie en principe. Abandonnant la po-
litique énergique de M. Mole, qui avait opposé aux puissances étrangères le
principe de non-intervention, il laissa envahir l'Italie, sans oser s'opposer
même par une note aux troupes autrichiennes. Par une simple ordonnance,
694 REVUE DES DEUX MONDES.
rendue en présence des chambres et sans leur concours , il dessaisit , au profit
de la maison Laffitte, le trésor public d'une somme de 4,848,904 fr 65 cent,
sur l'indemnité d'Haïti, tranchant ainsi une question personnelle qu'il
eût été de son devoir de faire décider d'abord parleinentairement. Enfin ,
en abandonnant le ministère des finances au baron Louis, il ne laissa le
service public du trésor assuré que pour quatorze jours , à l'issue desquels
la banqueroute attendait les créanciers de Tétat. Le ministère actuel a donné
l'amnistie, il a fait cesser les attentats contre la vie du roi, il a pris Con-
stantine, Saint- Jean d'Ulloa; il a doté la France d'un immense système
de canalisation, et, malgré l'opposition, de chemins de fer; il a obtenu
d'Haïti une indemnité considérable , tandis que M. Laffitte a profité person-
nellement de l'indemnité obtenue par d'autres; enfin, lors de sa démission,
il a présenté un budget où figure un immense accroissement de recettes. On
voit que la comparaison est tout-à-fait heureuse entre le ministère du 2 no-
vembre et celui du 15 avril, et M. Laffitte a été vraiment habile en parlant
avec orgueil du temps où il était au pouvoir!
— Quoique la coalition ait pour elle la qualité, bien des médiocrités parle-
mentaires, qui s'étaient jusque-là effacées dans les derniers et les plus obscurs
rangs de la chambre, ont été tout à coup transformées en courageux et in-
dépendans soutiens de nos libertés publiques. M. Estancelin n'était jusqu'ici
connu à la chambre que comme un fort mince employé du domaine d'Eu,
que la maison d'Orléans avait comblé de bienfaits de toute sorte, et qui,
d'humble inspecteur des forêts privées, était devenu, par l'appui trop favo-
rable du gouvernement, et en l'absence de toute candidature convenable,
imndataire de l'arrondissement d'Abbeville. Dans les premières années,
M. Estancelin appuya ouvertement et toujours l'administration; mais depuis
il s'est séparé du gouvernement du roi, et le voilà devenu, aux yeux du
Constitulioanel^ un député indépendant! Des médisans ont, il est vrai, parlé
de certain dîner royal où un amour-propre quelque peu exigeant aurait reçu
atteinte; de méchantes langues ont aussi rappelé une candidature à la ques-
ture qu'on n'aurait accueillie que par un sourire ; ce sont là sûrement des
calomnies. Mais serait-ce aussi une calomnie que d'extraire de VUistoire des
Comtes d'Eu et de quelques autres livres de M. Estancelin, des phrases qui
ne seraient pas tout-à-fait d'accord avec ses allures libérales d'aujourd'hui.^
Les habitans d'Eu pourraient aussi redire des couplets à M"'^ la duchesse de
Berry, que le Constitutionnel ferait bien d'insérer pour l'édification des
électeurs d'Abbeville. Dans la Seine-Inférieure, les compatriotes de M. Es-
tancelin l'apprécient mieux , et l'honorable employé des forêts d'Orléans n'a
jamais pu parvenir à y être nommé membre du conseil-général. Il est vrai
qu'à Abbeville l'opposition radicale et les légitimistes ont voté aux dernières
élections pour M. Estancelin. Que sera-ce aujourd'hui que IM. Estancelin est
naturellement placé sous le haut patronage de M. Berryer .^ Mais les partisans
sincères du gouvernement ne peuvent, ne doivent pas appuyer M. Estancelin.
— La coalition dit qu'elle ne veut pas la guerre. En attendant, le parti de
REVUE. — CHRONIQUE. 695
l'opposition fait ajourner en Belgique la question de l'acceptation du traité
des 24 articles, et s'efforce de la retarder jusqu'après les élections de France,
dans l'espoir que le ministère sorti de la coalition soutiendra le parti de la
résistance au traité Or, il n'y a qu'une manière de résister au traité : c'est
de prendre les armes, et l'opposition belge, plus franche que la notre, l'en-
tend bien ainsi.
LETTRE
SUR Ii£S AFFAIRES EXTERIEURES.
XII.
Monsieur,
Je ne m'attendais pas, je vous l'avouerai, à voir figurer la question du
Mexique au nombre des griefs de la coalition contre le ministère du 15 avril.
Non-seulement il a eu raison de recourir à la force pour obtenir du gouver-
nement mexicain des indemnités pécuniaires, des satisfactions d'honneur
national , des garanties de commerce, de navigation et de libre établissement
au Mexique, réclamées et promises en vain depuis trop long-temps; mais,
dans la forme , dans l'exécution même de ses desseins , il a dû agir entière-
ment comme il l'a fait , ne commencer la guerre qu'après avoir épuisé les
autres moyens de contrainte , et ne pas donner à une expédition , dont le but
était nettement défini , le caractère aventureux d'une conquête. Tous les re-
proches qu'on lui a faits à chaque phase nouvelle de cette entreprise , ne
prouvent absolument qu'une chose, c'est qu'une opposition systématique,
bien décidée à ne tenir compte ni de la vérité , ni de la justice , ni de la dignité
nationale, ne manquera jamais de sophismes pour dénaturer les faits les plus
simples, ni d'argumens pour tout combattre. Il s'agit de ne pas être difficile
sur les moyens , et de supposer au public assez de docilité ou d'ignorance pour
ne pas l'être davantage.
iS'os premiers différends avec le Mexique remontent à une époque déjà
éloignée; ils sont antérieurs à la révolution de juillet, et le gouvernement de
la restauration prenait ses mesures pour les terminer de gré ou de force ,
quand eut lieu la dernière tentative de l'Espagne pour reconquérir cette an-
cienne et belle colonie. L'entreprise ne réussit pas : elle était misérablement
combinée et fort mal conduite; Santa-Anna, qui fut chargé de combattre les
trois mille Espagnols débarqués a Tampico , y gagna sans peine et à bon mar-
ché le titre de héros libérateur et la meilleure partie de cette popularité dont
il a fait un si triste usage pour le bonheur de son pays. Mais ce dernier et
inutile effort de l'Espagne contre le Mexique arrêta le gouvernement de la res-
tauration au moment où il allait entreprendre de ce coté quelque chose pour
696 REVUE DES DEUX MONDES.
son propre compte, et l'année suivante, son action fut conjurée par des pro-
messes qui n'ont jamais été remplies. Après la révolution de juillet, on espé-
rait que la prompte reconnaissance de la république et de l'indépendance
mexicaines, par le nouveau gouvernement, ne laisserait désormais subsister
aucun ombrage entre le Mexique et la France; que le Mexique ouvrirait libé-
ralement ses ports , ses marcbés , ses villes , à une nation amie , désintéressée ,
nullement ambitieuse, qui lui envoyait des ouvriers habiles, des ingénieurs,
des médecins, les produits d'une civilisation et d'une industrie avancée, et qui
offrait, aux Mexicains en France, tous les avantages de la nationalité fran-
çaise (1). Mais il n'en fut pas ainsi : les anciens griefs demeurèrent sans sa-
tisfaction , et chaque année en vit naître de nouveaux. La promesse de payer
l'indemnité qui était due aux négocians français pour le pillage des maga-
sins du Parian à Mexico, en 1828, fut sans cesse éludée, sous mille pré-
textes, avec une mauvaise foi révoltante; la sécurité et la liberté du com-
merce de détail furent menacées à chaque instant par une législation anar-
chique et des préjugés indignes de la civilisation moderne; trois traités entre
le Blexique et la France , conclus par les plénipotentiaires mexicains et rati-
fiés par le gouvernement français , furent successivement rejetés et méconnus
par le gouvernement de Mexico ; puis vinrent des insultes à la légation , des
assassinats de Français impunis, des destructions d'établissemens utiles fon-
dés par des Français , des emprunts forcés, des eniprisonnemens, des expul-
sions arbitraires, des persécutions sauvages de la part des autorités mexicaines,
des mesures barbares envers notre marine, des vexations sans nombre et sans
terme, et tout cela couronné, en juin ou juillet 1837, par un refus formel
de réparations, de satisfactions et d'indemnités. C'est à la suite de ce refus
(que l'accueil fait, un mois auparavant, à l'amiral La Bretonnière ne pouvait
faire prévoir), que le ministre français, M. Deffaudis, s'est déclaré hors d'état
de rien obtenir par les voies ordinaires de la négociation, et que le gouverne-
ment français, poussé à bout, lui a donné l'ordre de présenter son vltimatum,
et de se retirer, si on le rejetait, à bord de l'escadre envoyée pour bloquer les
ports du Mexique.
On se demandera peut-être pourquoi tant de longanimité envers le Mexi-
que , pourquoi on a laissé tant de griefs s'accumuler, pourquoi tant de griefs
impunis? La raison en est bien simple. Au milieu des révolutions qui boule-
versaient ce pays à chaque instant, la France, dans un esprit de modération
qui était bien digne d'elle, ne voulait pas ajouter, par des réclamations oné-
reuses, aux embarras des gouvernemens nouveaux qui se succédaient d'année
en année, quelquefois même à des intervalles plus rapprochés. La guerre
civile avait épuisé les ressources de la république ; on la ménageait. Ces gou-
vernemens d'ailleurs i et surtout les chefs du parti fédéraliste, quand les ré-
(1) C'est ainsi que jusqu'à ces derniers temps un certain nombre de jeunes Mexicains ont
obtenu du ministre de la guerre, sur la demande de leur chargé d'affaires à Paris , l'autori-
sstion de suivre les cours de la première école spéciale du monde, l'École polvtechnique.'
REVUE. — CHRONIQUE. 697
volutions tournaient en faveur de ce parti, faisaient des promesses, mani-
festaient de meilleures intentions, suppliaient de prendre patience. On paierait,
on ferait justice, on protégerait les Français et leurs établissemens, on éclai-
rerait le peuple, ou l'on résisterait à ses préventions; enfin on mettrait les
relations des deux pays sur le pied d'équité et de bonne harmonie qui doit
exister entre nations civilisées. La France attendait donc, espérant, pour ainsi
dire, contra spem, et en dépit de l'expérience acquise, qu'on serait dispensé
de recourir à la force , que le Mexique reconnaîtrait sa faiblesse et notre gé-
nérosité , et ne prendrait pas nos ménagemens pour de l'impuissance. Mais
on s'abusait. Le gouvernement mexicain , il est maintenant permis de le dire,
ne cherchait qu'à gagner du temps et à tromper la France. 11 n'a jamais eu
l'intention sérieuse de payer ce qu'il devait ni de satisfaire à nos justes de-
mandes. Les hommes d'état qui dirigeaient les affaires du Mexique croyaient,
selon le degré de leurs lumières, les uns que la France ne pouvait pas en-
treprendre une expédition contre leur pays, et qu'à tout hasard leur pays
était capable d'y résister-, les autres, moins ignorans et moins présomptueux,
que la guerre éclaterait bientôt en Europe , que le gouvernement n'était pas
assez fermement établi pour tenter une aussi grande entreprise, et qu'assez
fort pour l'exécuter et réduire le Mexique, s'il le voulait, il n'attacherait pas
assez d'importance à cet intérêt éloigné pour jamais se résoudre à en finir
par une guerre maritime. Ici, c'était le Mexique qui s'abusait à son tour. La
France était bien plus maîtresse de ses mouvemens que ne le supposaient les
fortes têtes de Mexico ; elle était assez puissante pour mener à fin l'entre-
prise, malgré les formidables remparts de Saint-Jean d'Ulloa, la valeur
mexicaine, le héros libérateur, et même la fièvre jaune : en outre, elle attachait
une juste importance à faire respecter ses droits acquis , son pavillon , son
commerce et ses nationaux au Mexique ; elle avait souci du grand avenir qui
lui était réservé dans ces contrées, si elle savait au besoin se montrer forte
après avoir été inutilement généreuse et modérée , et elle était sensible à
l'honneur de venger l'Europe entière sur un peuple à demi policé , sur une
nation émancipée trop tôt, qu'il aurait fallu prendre en tutelle, au lieu de lui
laisser traiter d'égal à égal avec les sociétés civilisées du vieux monde. Aussi ,
à la fin de 1837, l'expédition du Mexique fut-elle résolue par ce ministère
auquel on reproche d'ajourner toutes les difficultés, et qui, trouvant cette
affaire ajournée par ses prédécesseurs , ne voulut pas , lui , la rejeter sur ceux
qui lui succéderaient.
Voilà pour le fond de la question , pour le principe de l'entreprise. On con-
viendra que le droit et le devoir du gouvernement étaient de protéger ses na-
tionaux, de rendre la sécurité à leur commerce, d'exiger le paiement des
indemnités depuis si long-temps promises et toujours attendues en vain. S'il
ne l'avait pas fait, s'il avait hésité, la tribune, qui déjà plusieurs fois avait
retenti de ces griefs, l'aurait violemment accusé de faiblesse ou d'une cou-
pable indifférence, et de plus longues hésitations auraient encouragé les au-
tres états de l'Amérique du Sud à méconnaître, envers la France et les sujets
698 REVUE DES DEUX MONDES.
français, les plus simples notions de la justice et du droit des gens. Mais
serait-il vrai qu'irréprochable sur les motifs de sa résolution , le gouverne-
ment ait failli dans l'exécution et le choix des moyens, qu'il ait été,
comme le prétend M. Guizot avec un superbe dédain, faible, indécis et in-
habile? Non, monsieur, et jamais on n'apporta plus de mauvaise foi, plus
d'injuste passion, dans l'examen de la conduite d'un gouvernement. Le mi-
nistère n'a été ni faible, ni malhabile, ni indécis; il a toujours parfaitement
su ce qu'il voulait; il a proportionné les moyens au but; il n'a rien ménagé
par faiblesse, rien outré par imprudence; il a très bien choisi le chef de l'en-
treprise, et il a pris sur chaque chose, et h chaque époque, son parti sans
tâtonnement et sans irrésolution. .Te sais bien qu'on lui reproche d'avoir en-
voyé d'abord sur les côtes du Mexique une force de blocus , et puis une escadre
d'attaque, et qu'on en conclut qu'il aurait dii en venir tout d'un coup aux
dernières extrémités, sans essayer d'une voie de contrainte ordinairement
efficace, qui tient le milieu entre la guerre et la paix; je sais encore que
maintenant on lui fait un crime de n'avoir pas mis sur l'escadre des troupes
de débarquement, ce qui aurait infailliblement nécessité le double de vais-
seaux et de dépenses. A ces reproches, je ne me contenterai pas de répondre
qu'on lui en aurait certainement adressé de tout contraires, s'il avait fait dès
l'abord ce qu'on le blâme aujourd'hui de n'avoir pas fait : ce serait une ré-
ponse trop commode et trop générale. Mais il est facile de prouver qu'il au-
rait eu tort d'agir autrement, et que, dans cette supposition , ses adversaires
auraient eu un juste sujet de l'accuser. Quoi! aurait-on dit, vous déclarez la
guerre brusquement, vous ne tentez pas quelque moyen plus doux, qui
ménage un peu plus l'amour-propre mexicain ! vous jetez prématurément le
pays dans la plus dispendieuse de toutes les entreprises, une expédition na-
vale à deux mille lieues de la France! les quelques mille hommes que vous
envoyez disparaîtront dans ce vaste pays du ÎMexique, sous l'action combinée
du climat et de la résistance locale; vous allez soulever contre vous la popu-
lation tout entière; c'est la guerre de 1808 contre l'Espagne que vous recom-
mencez à une distance énorme de la patrie! c'est pis encore, c'est peut-être
l'expédition de Saint-Domingue sous le consulat! On aurait dit bien autre
chose. On aurait exagéré les inquiétudes de l'Angleterre et des États-Unis;
on aurait supposé des projets de conquête; si un prince français avait fait
partie de l'expéclition, on aurait accusé le gouvernement de vouloir fonder
pour lui une monarchie sur les ruines d'une république, et le patriotisme de
l'opposition n'aurait pas manqué de prendre parti pour les ^Mexicains contre
la France, avec toutes les phrases que vous savez sur la politique de cour, et
la cour et les courtisans. On aurait dit au ministère : Mais vous aviez la res-
source du blocus, moyen certain, quoique un peu lent, de réduire le Mexique,
sans lui inspirer de trop justes inquiétudes sur son indépendance et sa con-
stitution républicaine, sans alarmer la jalousie de l'Angleterre, sans menacer
la prépondi^rance que les États-Unis se croient en droit d'exercer sur le
nouveau continent. A quoi bon tant de dépenses, tant de bruit, un arme-
REVUE. — CHRONIQUE. 699
ment si considérable et si onéreux , quand Alger nous coûte déjà trop cher,
quand l'Orient s'agite, quand nous ne sommes pas sûrs de ralliance anglaise?
Qu'en pensez-vous, monsieur? JXe vous semble-t-il pas lire ces accusations
et mille autres semblables, tous les matins, dans vingt journaux? Quelle
occasion, pour l'un, de s'écrier que la France en veut aux pays libres et aux
républiques; pour l'autre, que le ministère gaspille, dans un intérêt de cour,
les forces et les trésors de la nation; pour un troisième, d'opposer, au mes-
quin différend de quelques marchands français avec le Mexique, les dangers
qui menacent l'Europe du côté de la Perse et de l'Asie centrale! Maintenant
ce qu'il faut examiner, ce sont les raisons qui ont dû porter le gouvernement
à commencer par le blocus des cotes du lAIexique, bien que par le fait ce
moyen soit devenu insuffisant. Or, à mes yeux, ces raisons étaient décisives,
et voici comment elles ressortent de la nature même du différend.
La France n'exige pas du Mexique le sacrifice d'une portion de son terri-
toire. Elle n'attaque ni son indépendance, ni sa grandeur, ni les sources de
sa prospérité; elle ne veut lui imposer, ni un gouvernement, ni un prince,
ni une constitution. Que lui demande-t-e!Ie donc? Trois choses : des indem-
nités pécuniaires pour des pilhiges, des violations de propriétés, des destruc-
tions arbitraires et iniques d'établissemens français, fondés sur la foi des
traités, et le principe de la réci[)rocité entre les deux pays; une satisfaction
pour elle-même, qui consiste dans la destitution de plusieurs fonctionnaires,
coupables de procédés injurieux envers la légation du roi, genre de satisfac-
tion qu'un gouvernement ne refuse jamais, quand il reconnaît les torts de
ses subordonnés, et qu'il ne peut refuser, sans assumer la responsabilité et
l'intention offensante de leurs actes; enfin, pour l'avenir, non pas des privi-
lèges en faveur des Français, non pas des droits exorbitans, mais le pied
d'égalité, qui est accordé aux Mexicains en France, mais notamment la liberté
du commerce de détail, qui était assurée aux Français par les déclarations,
encore valides, de 1827, et par le traité, non ratifié à Mexico, que le pléni-
potentiaire mexicain avait signé à Paris le 13 mars 1831. En principe, ce der-
nier point est peut-être susceptible de contestation ; mais si l'on en venait à
reconnaître au gouvernement mexicain le droit d'autoriser ou d'interdire le
commerce de détail aux étrangers, il serait impossible de ne pas Fassujétir à
l'obligation d'indemniser préalablement les hommes paisibles et inoffensifs
qu'il troublerait dans l'exercice de leur industrie, contre tous les usages con-
sacrés depuis longtemps par la civilisation européenne. Si les différends de
la France avec le Mexique n'ont pas d'autre objet, ce qui est indubitable, un
simple blocus devait suffire pour vaincre la résistance qu'on opposait à nos
réclamations; carie blocus, en tarissant la principale source des revenus de
la république, qui sont les produits des douanes, lui coûtait bien au-delà de
la somme des indemnités qu'elle refusait de solder. Et d'ailleurs, l'honneur
national du IMexique n'y était pas engagé , puisque tous les partis avaient
successivement reconnu la légitimité des créances françaises, sauf à discuter
700 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le chiffre. Quant aux fonctionnaires à destituer, c'était la plus simple de
toutes les satisfactions; si je ne me trompe, nous l'avions déjà obtenue du
Mexique une fois, pour un fait qui s'était passé à la Vera-Cruz, et en 1834
le gouvernement de la Nouvelle-Grenade nous l'avait accordée pour une in-
sulte grave au consul de France, M. Adolphe Barrot, frère de l'honorable dé-
puté, qui doit savoir à quoi s'en tenir sur les républiques et les républicains
de l'Amérique méridionale. Enfin , pour la sécurité des établissemens fran-
çais au Mexique, ilsufflsait de s'en référer, soit aux déclarations, non annu-
lées, de 1827, soit à la convention provisoire du 4 juillet 1834, passée entre
M. Lombarde , ministre de Santa-Anna, et M. le baron Deffaudis. Si la France
avait eu affaire, je ne dis pas à un gouvernement éclairé, mais à un gouver-
nement raisonnable et supérieur de quelque peu à ceux des régences barba-
resques, le Mexique, n'étant soutenu par personne, ni en Amérique, ni en
Europe, aurait cédé; le blocus eût été efficace. Il a fallu trouver en ce pays
une administration aveugle, frappée de démence, et disposée à se repaître
des plus étranges illusions, pour que la France fût obligée de déclarer la
guerre, et de démolir, en quatre heures de canonnade, la première citadelle
du Nouveau-Monde. Ajouterai-je que le blocus, qui devait suffire, rendait le
rapprochement plus facile, était infiniment moins dispendieux que la guerre,
et, considération capitale , n'entraînait pas cette déplorable expulsion des
Français du IMexique, qui nous impose maintenant l'obligation d'être beau-
coup plusexigeans?
Mais voilà que la prise et la ruine de Saint-.Tean d'Ulloa n'ont pas encore
suffi ; que le désarmement de Vera-Cruz , qui reste sous le feu de nos batte-
ries, comme Anvers était à la merci des canons hollandais, que la défaite
de l'armée mexicaine et la capture d'un général n'exercent pas encore une
influence décisive sur l'obstination insensée des Mexicains! Pourquoi n'a-t-on
pas envoyé des troupes de débarquement? Écoutez l'admirable réponse que
l'amiral Baudin a faite, sans s'en douter, aux esprits chagrins de la coalition,
dans une lettre digne de lui et de la France, adressée au général Urrea , chef
du parti fédéraliste à Tampico :
« Aucun sentiment d'ambition , ni aucune idée contraire à l'indépendance
du Mexique, n'ont conduit le gouvernement français à envoyer l'expédition
que j'ai l'honneur de commander. Si la France eût eu le moins du monde
l'intention d'attaquer l'indépendance du IMexique ou l'intégrité de son terri-
toire, elle ne se serait pas bornée à l'envoi d'une force navale; mais elle au-
rait fait accompagner cette force de troupes de débarquement. »
Peu importe; je ne serais pas étonné de voir le journal de M. Duvergier de
Hauranne, à côté d'une lourde diatribe sur la conservation d'Alger , faire un
crime à M. Mole de n'avoir pas entrepris la conquête du Mexique. Cela res-
semblerait fort à l'opposition de M. Guizot sur la question belge, qui, pour
le dire en passant, n'a pas eu le moindre succès en Belgique. A la raison po-
litique donnée par l'amiral Baudin , j'en ajouterai une autre sur l'absence
REVUE. — CHRONIQUE. 701
des troupes de débarquement dans son escadre : c'est que , par la posses-
sion de Saint-Jean d'Ulloa , nous sommes bien plus maîtres de la Vera-Cruz,
et à moins de risques et à moins de frais, que par une garnison dans la
place elle-même. Les esprits les plus prévenus ne croiront sans doute pas que
ce soient les Mexicains qui puissent jamais nous en chasser , tant que nous
jugerons à propos de nous y maintenir.
J'ai prouvé combien la marche suivie par le ministère du 15 avril dans cette
affaire du Mexique, qu'il est destiné à terminer heureusement, comme tant
d'autres, avait été sage, humaine, prudemment et habilement calculée, de
manière à ne pas multiplier les obstacles, à ne pas laisser un doute sur la
loyauté des intentions du gouvernement , à ne pas outrepasser le but qu'on
se proposait d'atteindre. Mais, puisqu'un ancien ministre a prétendu y voir
de la faiblesse, de l'indécision et de l'inhabileté, parce que le résultat défi-
nitif se fait attendre quelques jours, je vous rappellerai, monsieur, pour l'édi-
fication du public, un fait qui s'est passé sous le ministère du 11 octobre,
auquel appartenait M. Guizot, fait qui présente de l'analogie avec le différend
actuel entre le iMexique et la France. Sous le ministère du 11 octobre, la
France se mit en lutte avec le demi-canton suisse de Bâle-Campagne, dans
l'intérêt des Israélites français, auxquels la législation du pays, et plus encore
ses préjugés, interdisent la liberté d'établissement et celle de posséder des
terres sur le territoire cantonnai. Savez-vous combien cette querelle a duré
entre une poignée de grossiers paysans et le gouvernement de la France sous
le 11 octobre.' Plus d'un an. Ce qu'il a fallu faire pour triompher du grand
conseil de Liestall et de la constitution de Bâie-Campagne? Mettre Bâle-
Campagne en état de blocus, et de blocus hermétique ! Savez-vous à quoi on
s'exposait par cette querelle ? Ou à la guerre avec la Suisse qui pouvait pren-
dre fait et cause pour son confédéré , lequel se défendait à Berne auprès du
directoire fédéral, comme l'a fait à Lucerne le canton de Thurgovie, et par
les mêmes argumens, ou bien à contraindre la Suisse à faire elle-même, par
des troupes fédérales, une expédition contre Bâle-Campagne, le tout pour
que Bâle-Campagne payât quelques mille francs à un juif de Mulhouse ! Il
s'est fait autant de diplomatie pour cette misérable querelle que pour la ques-
tion belge, et si la chose s'est terminée à l'avantage de la France, savez-vous
pourquoi? C'est que Bâle-Campagne touche à notre frontière du Haut-Rhin,
et que l'on pouvait prendre ce canton par famine ! Je recommande ce sou-
venir à M. Guizot. Le fait que je rappelle lui prouvera que plus un pays est
faible, et plus il serait facile et ridicule en même temps de l'écraser, plus aussi il
peut pousser loin l'insolence de résister à une grande nation, qui est forte, mais
qui est modérée. Je suis sûr qu'à l'époque de leur querelle avec la France,
les gens de Liestall , qui avaient un journal intitulé le liauraclen, y évoquaient
le nom de Guillaume Tell et le souvenir de la bataille de Morat, comme au-
jourd'hui les Mexicains le nom de Fernand Cortez ; et je suis bien sûr aussi
qu'alors on a imprimé à Paris que le blocus de Bâle-Campagne nous attire-
rait une guerre avec l'Autriche, et qu'on a cité la prolongation de cette ridi-
702 REVUE DES DEUX MONDES.
cule afhiire comme une preuve de Timpuissance et de rinhabileté du minis-
tère du 11 octobre.
Quant à la solution du différend actuel avec le Mexique, qui est un peu
plus sérieux que celui du 1 1 octobre avec Bâle-Campagne, selon toute vrai-
semblance, elle ne se fera pas long-temps attendre. Le ministre anglaisa
Mexico, M. Pakenham, est parti de Vera-Cruz pour cette capitale dans les
premiers jours du mois de janvier, après avoir eu diverses conférences avec
Santa-AnnaetTamiralBaudin. M. Pakenham, établi à Mexico depuis dix ans,
y jouit, comme ministre d'Angleterre et comme allié par son mariage à la
société mexicaine, d'une certaine influence. 11 réussira sans doute à faire
comprendre au gouvernement quelconque de ce pays la nécessité de céder
aux justes exigences de la France; il dira que le Mexique ne doit compter
sur aucun secours de la part de l'Angleterre, et il insistera d'autant plus, que
la continuation du blocus est assez fâcheuse pour le conuuerce britannique,
sans que pour cela le ministère anglais puisse nous en contester le droit. Si
les efforts de M. Pakenham coïncident avec un changement d'administration
à Mexico, si M. Cuevas, dont l'aniiral lîaudin a eu tant à se plaindre aux
conférences de Jalapa, est entièrement écarté des affaires, si Pedraza et
Gomez Farias, rassurés sur les vues de conquête et les projets d'établisse-
ment, pour le prince de Joinville, qu'on avait perfidement prêtés à la France,
se mettent au-dessus des préjugés anti-français qu'ils ne partagent pas, et se
souviennent de leurs protestations de 1833, la bonne intelligence sera
promptement rétablie entre les deux nations. L'intervention oflicieuse de
l'Angleterre, pour terminer ce différend, s'accorde d'autant mieux avec
la dignité de la France, que la plus grande partie de l'escadre britannique
envoyée dans le golfe du Mexique a dii,peu de temps après, quitter ces
parages et regagner la Jamaïque. Le commandant anglais a aisément com-
pris que ses forces étaient trop considérables pour la protection des intérêts
qu'elles pourraient avoir à défendre, et qu'au moment oi^i l'Angleterre agis-
sait à IMexico pour faire accepter des conditions raisonnables, il ne fallait pas
qu'une escadre anglaise, supérieure aux forces de l'amiral Baudin, croisât
inutilement sous le feu de Saint- Jean d'Ulloa. Je crois, au reste, que cette
médiation de l'Angleterre est encore une réponse aux phrases du jour sur
l'affaiblissement de l'alliance anglaise, et vous avez dû remarquer, monsieur,
avec quelle parfaite convenance les ministres anglais ont parlé récemment
de l'escadre française et des rapports qui se sont établis à 'V^era-Cruz entre
l'amiral Baudin et le commodore Douglas. L'opposition tory, dans les deux
chambres du parlement, a bien essayé de faire grand bruit d'une vivacité
toute française que le prince de Joinville s'est permise envers un paquebot
anglais, dans le but, assurément très excusable, de prendre une part plus
active à l'attaque de Saint-Jean d'Ulloa; mais les ministres ont constamment
répondu qu'il avait été donné des explications satisfaisantes, et que cet inci-
dent n'avait pas eu d'autres suites. Un ou deux journaux de notre opposition
n'en ont pas moins donné raison aux vieilles rancunes du parti tory contre la
REVUE. — CimOMQUE. 703
France, pour insultera la gloire précoce d'un jeune prince, qui se bat comme
un vieux capitaine , mais que l'ardeur de l'âge et du caractère peut emporter
un instant.
Je ne puis encore vous annoncer la conclusion positive et formelle des af-
faires belges, c'est-à-dire l'acceptation parla Belgique du traité modifié des
24 articles; mais depuis ma dernière lettre, la question a fait un grand pas.
Le gouvernement s'est prononcé, et il a proposé à la chambre des représen-
tans un projet de loi pour être autorisé à signer l'arrangement définitif et
faire les cessions de territoire qui en résultent. Ce sont trois ministres seule-
ment , M. de Theux , le général Wilmar, ministre de la guerre , et M. Ko-
thomb , le premier publiciste du nouvel état, qui ont courageusement assumé
la responsabilité de cette grave résolution. Des trois autres ministres, deux,
MM. Ernst et d'Huart , voulaient résister quand même, et le troisième, M. de
Mérode, voulait qu'on essayât encore de négocier. M. de Theux, dans un
second ra[!port à l'appui du projet de loi dont je viens de parler, n'a pas eu
de peine à démontrer qu'il serait insensé de résister, et inutile de tenter des
négociations nouvelles q\ie la conférence n'admettrait pas, qui ne seraient
soutenues par aucune puissance, et que l'adhésion sans réserve du roi des
Pays-Bas aux propositions du 23 janvier avait d'avance frappées de stérilité.
Mais ce qui, dans une pareille question, est beaucoup plus significatif et
beaucoup plus important que l'adhésion du gouvernement lui-même au traité
des 24 articles, c'est l'assentiment de la nation , qui ne me paraît plus douteux.
Toutes les grandes villes de la Belgique , à commencer par Bruxelles, Anvers,
Liège , IMons , les chambres de commerce , les conseils communaux , adressent
des pétitions à la chambre des représentans pour la conjurer de mettre un
terme à l'agitation et aux malheurs du pays, en acceptant des propositions plus
avantageuses que le traité sanctionné par le congrès et ratifié par le roi au
mois de novembre 1831. Ce n'est pas tout. Un des plus respectables magis-
trats de la Belgique, M. de Gerlache, premier président de la cour de cas-
sation, démontre sans réplique, dans un écrit qui a fait à juste titre la plus
vive sensation, que la résistance, au point où en sont les choses, serait en
quelque sorte un crime de lèse-patrie. 11 fait plus : il prouve que la Belgique
a contre elle ïe droit et la force, ce sont ses propres expressions; qu'elle a
contre elle le droit sur le fond même de ses prétentions à la totalité du Lim-
bourg et du Luxembourg, et sur les nouveaux déclinatoires que ses faux
amis voudraient opposer aux obligations contractées en J831. Cet écrit de
M. de Gerlache est peut-être ce qui s'est publié de plus fort sur la question
belge, parce que les objections y sont abordées franchement, et les principes
fermement établis. Que n'a-t-on pas dit, par exemple, et à Paris et à
Bruxelles, sur les prétendus droits que donnait à la Belgique la non-exécu-
tion du traité pendant sept ans? A cela M. de Gerlache répond d'abord qu'il
n'y avait point de délai pour l'acceptation , et ensuite que l'exécution n'en a
iamais éié un instant suspendue, et que pour l'invalider, il aurait fallu que la
Belgique fit tout le contraire de ce qu'elle a fait.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Vous savez , monsieur, quel parti on a voulu tirer de cette circonstance ,
que le traité du 15 novembre avait été imposé à la Belgique, humiliée par
les désastres du mois d'août. Écoutez M. de Gerlache.
« Le traité de 1831, accepté , dit-on, sous l'influence d'une défaite, n'a plus
de vigueur, aujourd'hui que la Belgique est redevenue forte et prospère. Il
blesse l'honneur national , il nous ravit des concitoyens qui ont embrassé
notre cause et partagé nos dangers. Je demande où l'on en viendrait avec une
telle doctrine? Il n'y aurait plus rien de stable parmi les nations, car tout
traité qui intervient à la suite d'une défaite est nécessairement onéreux à
celle des parties qui succombe. Est-ce que la France pourrait déclarer au-
jourd'hui la guerre à ses voisins, sous prétexte qu'elle n'est pas liée par les
traités de 181.5, et qu'ils ont été le déplorable fruit de la bataille de Waterloo.^
Est-ce qu'elle pourrait reprendre Philippeville et Marienboug a la Belgique,
et Sarrelouis à la Prusse, et relever les fortifications d'Huningue, sous pré-
texte que ces traités furent iniques et déshonorans pour elle? Avons-nous
intérêt, nous surtout, petite Belgique, nous qui ne saurions exister que sous
l'empire du droit et des traités, à accréditer une telle jurisprudence en
Europe ? »
La conduite du ministère du 15 avril , dans les négociations relatives à la
Belgique, ne pouvait être, ce me semble, mieux justifiée.
Et ne croyez pas que M. de Gerlache soit de ceux qui veuillent ajourner
l'exécution du traité, demander et obtenir de nouveaux délais. Non, il pense
que la Belgique a le plus grand intérêt à hâter le moment de sa reconnais-
sance définitive. Et savez-vous pourquoi? <■ C'est, dit-il, que l'état actuel de
la France l'épouvante. Les passions égoïstes, acharnées, anarchiques, qui s'y
disputent le pouvoir, sans nulle pitié pour le trône ni pour le pays, me font
redouter quelque catastrophe prochaine, qui pourrait nous entraîner dans
un commun désastre. » La première fois que, dans ces lettres, je vous ai ex-
primé ma ferme et constante opinion que, si la Belgique entraînait l'Europe
dans une guerre générale, son indépendance et sa nationalité de huit ans n'y
survivraient pas, on s'en est fort scandalisé à Bruxelles, et même autour du roi
Léopold, qui se trouvait alors à Paris, Eh bien! aujourd'hui, cette opinion
est généralement répandue en Belgique. Vous voyez ce qu'en pense M. de
Gerlache, et vous avez lu sans doute cette pétition de Liège, dans laquelle
on établit fort nettement que, si la guerre avait lieu, la paix se ferait ensuite
aux dépens de la Belgique, quel que fût le vainqueur.
Tout annonce donc, monsieur, que la chambre des représentans autorisera
le roi Léopold à signer le traité modifié des vingt-quatre articles, et que par
là le royaume de Belgique entrera définitivement dans la grande société eu-
ropéenne. Ce sera la solution pacifique dont parlait le discours de la couronne,
la seule , je le répète , qui fût raisonnable et possible , et elle s'accomplira plus
aisément qu'on ne l'avait pensé. Vous voyez bien que la raison finit toujours
par avoir raison.
V. DE Mars.
DES
PLUS RÉGENS TRAVAUX
e:^ É€©:*©mîe POiiiTioiTE.
I. Histoire de l'Économie politique , par M. Blanqui. — II. Esquisse de Vlndus^
trie et du Commerce dans V Antiquité , par M. II. Ricuelot. — III. Recherches
sur le Droit de propriété chez les Romains , par M. Cu. Giraud. — IV. Recher-
ches sur l'Ori'jine de Vlmpôt en France , par M. Potiierat de Tho0. — V, De
la Fortune publique en France et de son administration , par MM. Macabel
el BouLATiGMER. —VI. Histoire de la marche des idées sur l'emploi de Varqent,
par M. NoLHAC. — VII. Des Banques départementales en France, par M. d'Es-^
TERNO. —VIII. De l'Industrie en Belgique, par M. Briavoine. — IX. Des
Intérêts du Commerce, de l'Industrie et de l'Agriculture , sous l'influence des
applications de la vapeur, par M. Pecqueur , etc.
Les livres consacrés aux principes sociaux et à la science du gouvernement
se produisent aujourd'hui en assez grand nombre; mais leur sort ordinaire
est de passer inaperçus. Cette indifférence est surprenante, et peut-être
même de fâcheux symptômes dans un pays où rintelHgence des affaires pu-
bliques peut conduire aux premiers emplois, où le droit de discussion et de
contrôle est un de ceux que chacun prétend faire valoir, et trop souvent juS'
qu'à l'abus. Elle s'explique pourtant par un de ces préjugés dont il faut subir
la tyrannie. On croit généralement que les matières dites sérieuses exigent
une trempe particulière d'esprit , un effort surnaturel d'attention. Sans doute,
pour se rendre compte du mécanisme des sociétés et du rôle qu'on y joue
TOME XVII. — 15 MARS 1839. 4Ô
706 REVUE DES DEUX MONDES.
soi-même, une initiation est nécessaire; mais elle n'est pas longue et fasti-
dieuse, comme on paraît le craindre , et par les faits imprévus qu'elle met en
saillie, par les observations et le mouvement d'idées qu'elle excite, elle a
souvent tout l'attrait d'une découverte. Un service réel que la presse aurait
à rendre, serait de combattre cet éloignement irréfléchi pour les livres po-
sitifs, pour les travaux ou documens capables d'alimenter solidement les
«reuses discussions dont la politique est le sujet banal. De notre part, un
examen suivi, l'emprunt des faits importans , et même des critiques sévères,
toujours préférables au silence absolu, ne cesseront pas de provoquer l'atten-
tion publique en faveur des écrivains qui se préoccupent noblement des in-
térêts généraux.
Les livres de pure théorie ont fait défaut en ces derniers temps. Nous es-
périons entretenir nos lecteurs d'une publication qui doit faire date dans la
science, le Cours d'Economie politique de M. Rossi. Le sentiment légitime
de l'importance qui s'attache à cet ouvrage, le désir d'améliorer, aussi louable
qu'il est rare, retardent de jour en jour la mise en vente du premier volume
et éloignent indéfiniment 1« volume complémentaire. Dans ses Recherches
sur les principes mathématiques de la Théorie des Richesses, M. Augustin
Cournot (1) a tenté l'application de l'algèbre à l'économie sociale. Say et d'au-
tres maîtres, qui rêvaient la popularité pour leur étude favorite, ont con-
damné formellement cet emploi des procédés algébriques. Il leur semblait
qu'on courait chance d'effaroucher le vulgaire , si on appelait au secours de
l'économie politique d'autres jniissances que celles du sens commun. Mais
cette crainte est peu réfléchie. Le meilleur moyen d'étendre les conquêtes
d'une science n'est-il pas de nuancer son langage et de l'approprier ainsi
<iux diverses catégories que trace l'éducation dans le domaine des intelli-
gences? L'emploi des signes et des méthodes mathématiques devient admis-
sible toutes les fois qu'il s'agit de discuter des relations entre des grandeurs.
Il n'y a pas de raison pour que les personnes familiarisées avec ces signes se
privent d'un rigoureux moyen d'analyse. Elles doivent se persuader seule-
ment que l'instrument est difficile à manier, et que ses moindres écarts sont
dangereux. Le calcul mathématique, qui ne peut saisir que des abstractions,
ne doit intervenir dans l'étude des intérêts positifs que comme confirmation
suprême de la logique et de l'expérience.
L'économie politique est en verve de prosélytisme. A côté d'un livre qui
s'adresse aux intelligences fortifiées par les plus rudes exercices, elle place
de simples Elémens (2), exposés dans une suite de dialogues entre un insti-
tuteur et son élève, et destinés aux écoles normales primaires! l'Angleterre,
dont nous subissons les usages à mesure que nous avançons dans la voie de
l'industrialisme, ne néglige rien pour populariser les notions économiques.
Plusieurs fois déjà , la science sévère de Smith y a été traduite en romans et
(1) i vol. in-8o, chez Hachette, 12, rue Pierre-Sarrazin.
(2) i vol. in-8o, chez Cherbuliez, rue de Tournon, 17.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 70T .
ennouvelles.Laformedialoguée, choisie par M^^^Iary-Meyiiieu, communique
également à son abrégé une sorte de mouvement dramatique. Les doctrines
dont elle se fait l'interprète sont empruntées sagement aux autorités les plus
sûres, et la controverse, établie entre le maître et l'élève, les fait ressortir
avec vivacité. L'intention qui a destiné un pareil ouvrage aux écoles normales
primaires est des plus louables. L'auteur s'est dit sans doute qu'il serait
heureux que chaque instituteur de village comprît assez bien le mécanisme
des sociétés pour dissiper, dans sa petite sphère , l'opposition que l'ignorance
apporte aux progrès. Pourquoi donc, à la lecture, n'avons-nous pu nous dé-
fendre d'une impression triste? C'est que nous songions à l'effet que pour-
rait produire, dans une classe d'adolescens , ces douloureuses vérités que
Malthus n'a formulées que pour les hommes d'état; c'est qu'il nous semblait
voir toute une école dépouiller le sourire , cette fraîche parure de la jeu-
nesse, à certains passages, comme ceux qui recommandent à la classe ou-
vrière la prudence dans le mariage, si elle ne veut pas voir venir les fléaux:
mortels pour saisir ses enfans et les dévorer.
La plupart des ouvrages que nous avons à signaler se présentent comme
des travaux d'érudition. M. Blanqui aîné s'est tracé un cadre bien vaste, en
essayant une Histoire de V Économie politique , depuis les temps anciens jus-
qu'à nos jours (1). Il nous coûte de renouveler les critiques justement provo-
quées par un livre qui manquait à la science, et qui peut être encore utile,
malgré ses imperfections. Le but de l'auteur, avoué dans son introduction,
a été « de populariser la science économique, en montrant qu'on en trouve
les élémens dans l'histoire des peuples aussi bien que dans les écrits des éco-
nomistes. » Le vague d'un pareil plan et l'absence de méthode ont dû engen-
drer tous les défauts qui annulent l'effort d'un mérite réel. Au^lieu d'écrire
l'histoire d'une science, de tracer une monographie , ]^L Blanqui s'est perdu
dans le champ sans bornes de l'histoire générale : il a rappelé toutes les révo-
lutions sociales; il a essayé d'en dire les causes et les effets, d'expliquer, par
la théorie, les tatonnemens aveugles de l'humanité. Il eût été beaucoup plus
instructif en se renfermant dans le programme annoncé par le titre, en
exposant l'origine et la fortune des doctrines vraiment scientifiques, des
réalisations tentées en vertu d'un système; soit qu'il eût fait connaître chro-
nologiquement les diverses écoles, soit qu'il eût étudié séparément les grands
problèmes économiques et exposé les solutions fournies par chaque époque,
ainsi qu'il l'a fait, pour le système monétaire, dans l'un des chapitres les.
plus heureux de l'ouvrage.
Vouloir expliquer le régime intérieur de toutes les sociétés anciennes et
modernes, c'était se condamner à des omissions et à des erreurs sans nombre.
Les érudits, les antiquaires, qui depuis des siècles encombrent les bibliothè-
ques de dissertations et de mémoires, ne sont pas en mesure de répondre
aux questions que l'économiste devrait leur adresser. Les races les plus in-
(1) Chez Guillaumin, passage des Panoramas, 2 vol. in-S".
708 REVUE DES DEUX MONDES.
diîstrieuses de l'antiquité, les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois, ne
nous seront jamais connues que par de savantes conjectures. Les traditions
hébraïques reflètent pour nous un merveilleux dont ne s'accommode pas la
science des intérêts positifs. Quant aux grandes monarchies de l'ancienne
Asie, nous sommes dans la position où l'on se trouva, lors de la renaissance
des études, à l'égard de la Grèce et de Rome, c'est-à-dire qu'un petit nombre
d'initiés déchiffrent des textes et amassent au hasard des documens. Ces tra-
vaux feront-ils comprendre la loi du travail, la production et la répartition
des richesses dans les temps les plus reculés, chez les Perses, les Indiens,
les Chinois? c'est ce qu'on ne peut pas même prévoir aujourd'hui. Au sur-
plus, M. Blanqui a gardé sur tous ces peuples un silence absolu. Pour lui,
toute l'antiquité réside à Athènes et à Rome. Un érudit français du xvii*"
siècle, Samuel Petit, a compilé, classé et éclairci par un savant commentaire
les textes épars des lois de l'Attique. De nos jours, le professeur allemand
Boeckh a publié un livre fort estimé sur l'économie politique des Athéniens.
C'est ce dernier surtout que M. Blanqui a mis à contribution pour ce qui re-
garde la Grèce. Il a eu le tort seulement de présenter, comme des faits abso-
lus et constans, des résultats particuliers et essentiellement variables. Le
déplacement journalier des intérêts , qui s'opère sans cesse au sein des na-
tions, est, de même que la circulation du sang pour les corps organisés, une
condition d'existence. Or, si la loi de l'équilibre se modiQe sans cesse, les
traits généraux qui caractérisent une époque deviennent mensongers pour les
époques qui précèdent et pour celles qui suivent. Évidemment, l'économie
politique résultant des lois de Solon , ne régissait plus les Athéniens après
la guerre du Péloponèse. Ce manque de précision est beaucoup plus choquant
encore dans les chapitres consacrés au monde romain. On y sent à chaque
page l'ignorance des sources primitives et des travaux modernes qui les ont
fécondées. Et pourtant, quelle histoire plus riche, plus attrayante pour l'éco-
nomiste, que celle de ce peuple rapace et tracassier chez qui la richesse assu-
rait la prépondérance politique, et dont presque toutes les crises intestines,
au moins sous la république, pourraient se ramener à des débats financiers?
La manière dont M. Blanqui pose les problèmes témoigne du peu d'efforts
qu'il a faits pour les résoudre. « Dans quel budget, dit-il , puisait-on les res-
sources nécessaires pour nourrir et pour vêtir ce monde si différent du
nôtre? Y avait-il des pauvres? Travaillait-on par entreprises, en atelier, ou,
comme pendant la république, autour du foyer domestique? Quel était le
sort du cultivateur et de l'ouvrier? Comment faisait-on le commerce? L'éco-
nomie politique attend la solution de ces graves questions , dont les écrivains
romains ne semblent pas avoir soupçonné l'importance. » Les difficultés en
cette matière sont très réelles; mais, au lieu de les éluder par un détour, le
devoir de l'historien n'était-il pas de les attaquer franchement , de se fortifier
de tous les travaux antérieurs , de recueillir jusqu'aux moindres indices et de
leur faire prendre une signification en les coordonnant? Par exemple, la
connaissance qu'on a du système financier des Romains aurait dû mettre sur
ÉCONOMIE POLITIQUE. 709
la voie des éclaircissemens un théoricien habile comme M. Blanqui. On voit,
dans l'origine, la république suivre instinctivement une pratique odieuse
dont Aristote pourtant a fait l'éloge: elle exproprie les peuples vaincus; elle
divise une partie de leur territoire en petits lots, pour les distribuer comme
récompenses militaires, et conserve le reste comme domaine national {arjer
]mblicus). Ce domaine est affermé aux enchères, et le prix du bail devient la
principale ressource de l'état. Mais il faut de grands capitaux pour exploiter
de grands fonds de terre. Les patriciens seuls peuvent se mettre sur les rangs.
L'influence que leur assure la constitution du pays les rend juges et parties
dans leurs propres causes; ils s'adjugent successivement les plus beaux fruits
de la conquête, et chaque famille s'applique traditionnellement à conserver
les avantages du contrat primitif. Rome , en accumulant les matières pré-
cieuses arrachées aux vaincus , ne s'aperçoit pas qu'elle abaisse démesurément
chez elle la valeur du numéraire. Cette circonstance tourne encore au profit
des détenteurs de biens nationaux; la redevance annuelle qu'ils acquittent
devient tellement insignifiante, qu'en beaucoup de cas, sans doute, ils sont
moins des fermiers que des propriétaires. C'est d'ailleurs en cette qualité
qu'ils agissent, car rien ne leur coûte pour améliorer le fonds. Les guerres
continuelles entretiennent aux plus vils prix les instrumens ordinaires du
travail, les esclaves; le maître imagine de les intéresser à la prospérité de
l'exploitation par un moyen qui devient pour lui-même une source nouvelle de
profits. Il permet aux esclaves de se priver du nécessaire, de vendre ce qu'ils
retranchent de leur ration de chaque jour, quelquefois même d'exercer un
petit trafic, afin de se créer un pécule et de le placer à intérêt; mais, à coup
sûr, le placement se fait entre les mains du patricien , qui, déjà propriétaire
foncier et entrepreneur d'industrie, devient, par ce dernier fait, banquier.
Ainsi , les trois principaux moyens d'acquérir, la terre, le travail , l'argent,
sont à la disposition de l'aristocratie. Les grands domaines, vivifiés par un
capital surabondant, tendent forcément à s'accroître. Chaque jour ils englo-
bent et s'assimilent quelque modeste patrimoine , et il arrive une époque où
le territoire romain , complètement envahi, offre moins l'image d'une répu-
blique que d'une fédération de petits royaumes où chaque chef de noble fa-
mille règne en maître absolu.
Si M. Blanqui avait suivi dans l'histoire les traces de ce développement, il
n'eût pas élevé des doutes sur l'existence des pauvres au sein de la société
romaine. La classe souffrante s'y forma des petits propriétaires dépossédés,
des travailleurs libres écrasés par la concurrence des ateliers serviles, des
débiteurs dévorés par de ruineux intérêts; en un mot, de presque tous les
plébéiens. Il n'y a peut-être d'exceptions à faire que pour ceux qui s'élevaient à
la fortune par la bravoure ou l'intelligence, et se classaient alors dans l'ordre
des chevaliers , aristocratie financière qui devait peu à peu se substituer à la
noblesse de race. Remarquons que, dans l'antiquité, la pauvreté, cette affreuse
incertitude du lendemain qui torture l'homme dénué de ressources, n'exis-
tait pas pour la portion la plus dégradée de la société. L'esclave , ne possédant
710 REVUE DES DEUX MONDES.
que par tolérance , ne s'appartenant pas à lui-même, ne pouvait pas être litté-
ralement pauvre; il devait, au contraire, se ressentir quelque peu de l'opu-
lence du seigneur. Ceux que la misère conduisait au désespoir étaient donc des
hommes libres, des privilégiés dans l'ordre politique. Ainsi se trouva natu-
rellement organisé un parti formidable par le nombre , par les habitudes
énergiques contractées dans les camps , par le sentiment profond de son
droit, par la persévérance et l'unanimité de ses vœux. Retour sur les conces-
sions des terres conquises, nouveau partage du domaine national, tel fut
son mot de ralliement pendant des siècles. La lutte , long-temps resserrée
dans l'enceinte du Forum, s'engagea enfin dans des champs plus vastes. La
démocratie triompha , comme on sait , et demeura maîtresse des champs pu-
blics par la proscription de ceux qui les avaient détenus injustement. Elle se
hâta de les aliéner, non pas pour arriver, suivant son programme, à une
équitable répartition , mais pour récompenser les siens et planter dans le sol
sa victoire.
Cette révolution, couronnée par l'établissement de l'empire, est très im-
portante pour l'économiste , parce qu'elle renouvelle le système financier, et
qu'en morcelant la propriété , elle modifie le genre d'exploitation. Pendant
la république , le propriétaire enrégimentait ordinairement ses esclaves par
ateliers ou brigades, dont les chefs étaient esclaves eux-mêmes. Cette mé-
thode dut être celle de tous les Romains fidèles aux anciennes traditions ,
qui honoraient, comme des vertus conservatrices, la culture du champ pa-
ternel et la vigilance dans l'administration domestique. Mais, pour les des-
cendans abâtardis du patriciat , il n'y eut plus qu'une occupation , assez fati-
gante , il faut en convenir , celle de dépenser, dans toutes les recherches du
luxe, leurs immenses revenus. De là vint l'usage d'affermer les terres à des
colons libres de naissance, qui dirigeaient la culture selon leurs lumières et
à leurs risques et périls. Les baux étaient de cinq ans , et s'acquittaient ordi-
nairement en numéraire. Le prix variait selon que la terre était nue ou meu-
blée , c'est-à-dire garnie d'esclaves. Mais , vers l'époque impériale , le revenu
des terres devait être fort incertain , et par conséquent la spéculation du fer-
mier très chanceuse. En effet , sur quelle base établir le taux des fermages ,
dans un monde où toutes les notions d'économie administrative sont confu-
ses, où des distributions gratuites de comestibles font concurrence aux pro-
ducteurs, où des réquisitions de denrées frappées sur les peuples vaincus,
des impôts capricieux, des monopoles sans nombre jettent le trouble dans
les marchés; où des trésors inappréciables, comme celui qu'Auguste apporta
d'Alexandrie , sont livrés à la circulation , et changent , par une brusque se-
cousse , toutes les relations de valeurs? Quelques passages des lois romaines,
relatifs aux contestations fréquentes entre les maîtres et les tenanciers, sur-
tout les doléance-s de Columelle et de Pline-le- Jeune , nous révèlent les em-
barras du propriétaire sous l'empire. Un temps vint donc où il fut très diffi-
cile de confier la régie de ses biens à des fermiers libres et responsables; et
c'est pour les remplacer qu'on adopta, du il*" au iv*" siècle de notre ère, une
ÉCONOMIE POLITIQUE. 711
autre méthode d'exploitation, qui portait en germe une révolution tout en-
tière L'esclave rustique , celui du moins que le maître jugea digne de sa
confiance , devint serf, ou pour parler plus exactement, colon servile. Pour
l'intéresser à la prospérité de la terre , on lui permit de se marier, de possé-
der ses enfans, de disposer librement de toutes ses acquisitions, à la seule
charge d'une redevance annuelle, stipulée quelquefois en argent, mais le
plus ordinairement en nature. L'affranchissement eût été complet, et le tra-
vailleur se fût insensiblement substitué au maître , s'il n'eût pas été immobi-
lisé; si l'esclave, avec toute sa descendance, n'eût pas été attaclié à la glèbe,
de telle sorte qu'il appartînt moins au seigneur qu'au sol. Ainsi , on empêcha
qu'un propriétaire, désespérant de faire valoir avec avantage , vendît ses es-
claves, et laissât ses champs sans culture , au risque d'affamer une province.
La terre, toujours garnie de travailleurs, fut forcément fertilisée; mais, en
défendant au maître de diviser ou de transplanter les familles serviles selon
les besoins de la culture , on tomba dans un autre inconvénient : il dut arriver
souvent qu'un domaine fût surchargé de travailleurs, tandis qu'il y avait di-
sette de bras sur un autre point.
On a dit que cette révolution s'était faite au proiit du fisc, et pour empê-
cher qu'un propriétaire n'éludât l'impôt, en vendant ou en dispersant ses
esclaves rustiques à l'époque du recensement. 11 est plus probable qu'on obéit
instinctivement à l'urgence de reclasser les élémens sociaux qui depuis deux
siècles étaient dans une déplorable confusion. On n'avait pas idée alors de
cet équilibre des sociétés modernes , entretenu par le développement naturel
de toutes les activités. Ce fut plutôt par un retour vers les théories antiques
qu'on imagina de hiérarchiser cette fusion de cent peuples qui composait le
monde romain, et de parquer chaque groupe entre des limites infranchissa-
bles. Ainsi, findustrie subit, en même temps que l'agriculture, une réorga-
nisation analogue. De tout temps , il y avait eu à Rome des corporations d'ou-
vriers libres; mais elles n'avaient pas pris sans doute un grand accroissement ,
écrasées qu'elles étaient par la concurrence des ateliers serviles établis dans
les grands domaines et par le trafic de ceux qu'on appelait aubains ou étran-
gers, non pas qu'ils fussent tous d'origine étrangère , mais parce que, tenant
le milieu entre le citoyen et l'esclave, ils n'avaient pas dans la cité leur domi-
cile politique. Vers le déclin de l'empire, les propriétaires, réduits à l'éco-
nomie, remarquèrent sans doute qu'une pièce d'étoffe achetée dans une bou-
tique leur coûtait moins cher que s'ils l'avaient fait fabriquer par leurs
esclaves. Ainsi, l'abandon de l'industrie domestique, les affranchissemens
multipliés, et surtout le régime de l'égalité , amené par l'extension continuelle
des droits civiques, livrèrent à ses propres ressources une tourbe innombrable,
qu'il fallut bien enrégimenter, et qu'on attacha à l'atelier, comme le cultiva-
teur à la terre.
Les corporations sont donc réorganisées sur de nouvelles bases. Chaque
ville ordonne celles qui lui sont nécessaires pour assurer les services publics.
Une grande exploitation, celle d'une mine, par exemple, donne aussi lieu à
712 REVUE DES DEUX MONDES.
la formation d'une communauté, et comme aucune industrie ne peut se suf-
fire à elle-même, des communautés accessoires viennent se grouper autour
d'elle et deviennent le noyau d'une nouvelle bourgade. Partout la hiérarchie
des collèges est strictement déterminée, de telle sorte que le passage de l'un
à l'autre peut être prescrit par la loi conmie une récompense ou une puni-
tion. A l'origine de chaque corporation , un fonds social est constitué, soit
par la munificence du gouvernement impérial ou de l'autorité locale, soit par
l'apport des incorporés; mais l'association s'ouvre également pour celui qui
ne possède que son industrie. Ainsi se combine un vaste système de com-
mandites si bien échelonnées, que tout homme ingénu peut se choisir une
place en quelqu'une d'elles, y devenir actionnaire, n'eût-il pour fortune que
la possession de sa personne, et quelque mince que soit cette valeur. Du
point de vue où nous place aujourd'hui la concurrence, une pareille organi-
sation nous apparaît d'abord comme une utopie. Mais la belle médaille an-
tique a un triste revers. Le collégiat pouvait acquérir et jouir, mais il ne
possédait pas. La richesse , le prix de ses sueurs , n'était qu'un usufruit qu'il
devait abandonner, s'il lui prenait fantaisie de changer de profession. Un
boulanger ne pouvait constituer une dot à sa fille qu'à la condition de la
marier à un boulanger. Il ne pouvait ni vendre , ni donner, ni léguer, si ce
n'est en faveur d'une personne agrégée à son collège et apte à continuer son
service. La part disponible de chacun n'était qu'un pécule, comme celui de
l'esclave, plus ou moins abondant , selon l'activité personnelle ou la première
mise de fonds. En un mot, l'industrie n'appartenait pas à l'industriel; c'était
l'industriel, au contraire, qui appartenait à Tindustrie, le drapier à la fabri-
que , le forgeron à la forge.
Dans une société de ce genre, comment se répartissait le travail? com-
ment écoulait-on les produits.^ Il est probable que tout se réglait par l'entre-
mise d'une corporation particulière, qui, dans chaque localité, s'adjoignait
aux autres, celles des vendeurs {negotiaiores). A cette classe n'étaient pas
agrégés les propriétaires, les capitalistes puissans , qui se livraient acciden-
tellement à de grandes spéculations ; elle se composait seulement des petits
marchands et colporteurs qui tenaient en boutique des assortimens de mar-
chandises et approvisionnaient les foires et les marchés. Des charges acca-
blantes épuisaient cette corporation. Indépendamment des droits de vente et
de péage qui l'atteignaient particulièrement , elle devait payer la collation
atirairc, ainsi nommée parce qu'elle se comptait en or, impôt très lourd , qui
engageait solidairement tous les membres , et dont le montant était hypo-
théqué sur les immeubles de la communauté. On peut conjecturer encore
que l'échange des produits spéciaux s'opérait d'une ville à l'autre par les
marchands étrangers , c'est-à-dire par ceux qui , n'étant pas soumis à la ré-
sidence en vertu de certains privilèges locaux, se transportaient partout où
les appelait l'espoir d'un bénéfice, au grand préjudice des commercans imma-
triculés. Tels furent, à Rome, les Grecs , surnommés pantapoles à cause de
l'universalité de leur commerce, et, en Gaule, les Syriens et les Frisons.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 713
D'après ce qui vient d'être dit , on se fera du moins une vague idée de la
constitution de l'agriculture , de l'industrie et du commerce dans l'Occident
à l'époque qui précéda le débordement des races germaines. Le peu qu'on
sait en cette matière a été fourni par les laborieux investigateurs du droit
romain. Combien ne doit-on pas regretter qu'un texte si intéressant n'ait pas
trouvé dans l'historien de l'économie politique, un interprète plus patient et
plus érudit.^
Des recherches sérieuses sur l'administration impériale eussent éclairé les
jours nébuleux du moyen-âge; car on sait que les pays dépendans de l'empire
conservèrent, même après l'invasion, la plupart des usages qui résultaient
de la législation romaine. Quelle est, en effet , la force qui pousse les peuples
barbares vers les régions civilisées? C'est une rapacité instinctive , un farou-
che besoin de jouissances. Si les conquérans respectèrent quelque chose, ce
fut assurément le mécanisme financier imaginé par les empereurs. Soit par
politique, soit par l'intercession du clergé, ils allégèrent un instant les
charges qui accablaient le bas peuple ; Salvien le dit positivement. Mais ils se
gardèrent bien de tarir toutes les sources du revenu en désorganisant les ser-
vices publics , et particulièrement les corporations industrielles. Le goût du
faste et de l'éclat extérieur, très prononcé chez les conquérans barbares ,
comme chez tous les parvenus , mit en grande vogue les étoffes précieuses et
les marchandises importées d'Orient. De là un commerce qui ne fut pas sans
importance sous les deux premières dynasties. Nous ne trouvons pas mention
de ce fait dans le livre de M. Blanqui , mais, à la place, une insignifiante
paraphrase des instructions données par Charlemagne aux régisseurs de ses
domaines. L'appréciation des grands mouvemens historiques , comme les
croisades, l'affranchissement des communes, la réforme , laisse également
beaucoup à désirer. Elle reproduit, connue des résultats avoués par l'écono-
mie politique, les conclusions traditionnelles des résumés historiques. En un
mot, l'évidente prétention de dessiner à larges traits, dans un cadre où la
plus rigoureuse exactitude eût été nécessaire , a trop souvent égaré l'auteur.
Pour trouver l'occasion de le louer, nous courons aux pages jqui éclaircissent
des points de doctrine économique, et que M. Blanqui a pu aborder avec
l'autorité que lui donne une parfaite intelligence des principes. Nous avons
cité déjà le chapitre qui explique les variations des valeurs monétaires; ceux
qui sont consacrés à la réorganisation des corps de métiers sous le règne de
saint Louis , aux villes anséatiques , à la fondation et au mécanisme des ban-
ques, sont également dignes de remarque.
Arrivé à l'époque où l'on peut saisir pour la première fois un ensemble
de vues administratives, un système économique tout d'une pièce, M. Blan-
qui change de méthode et commence, pour ainsi dire, un nouveau livre. A
des aperçus qui embrassaient vaguement l'histoire générale , succède une
chronologie des écoles qui ont fait date dans la science. On est ainsi conduit
du régime patriarcal de Sully, le vénérable patron de l'agriculture, jus-
qu'aux utopies saint-simoniennes , en passant par le colberlisme qui fait con-
71'/ï. REVUE DES B-SHX MONDES.
slster'la richesse dans l'abondance dn m'.niéraire; par le système de Quesnay
et de Turgot, pour qui les seuls travaux prcil tables sont ceux qui tendent à
fertiliser lesoî; enfin par l'école ind'j^lr'dle d'Adam Smith, que Say a géné-
reusement élargie. Après avoir épuisé la série des systèmes qui tendent,
par des routes diverses, au même point, l'accrcissement de la richesse des
nations, on ne paat lire, sans un sentiment bien pénible, les conclusions de
l'historien. « La question, dit M. Blanqui (1), en est venue au point qu'on se
demande s'il faut s'applaudir ou s'inquiéter des progrès d'une richesse qui
traîne à sa suite tant de misères, et qui multiplie les hôpitaux et les prisons
autant que les palais. Il ne s'agit plus exclusivement, comme du temps de
Smith , d'accélérer la production ; il la faut désormais gouverner et contenir
en de sages limites : il n'est plus question de richesse absolue , mais de
richesse relative. L'humanité commande qu'on cesse de sacrifier aux progrès
de l'opulence publique des masses d'hommes qui n'en profiteront point.
Nous ne consentirons plus à donner le nom de richesse qu'à la somme du
produit national, équitableraent distribué entre tous les producteurs. Telle
est l'économie politique française à laquelle nous faisons profession d'appar-
tenir, et celle-là fera le tour du monde. » Voiià donc le dernier mot de
l'économie pc'itique : elle avoue son impuissance devant la grande difficulté
qui tient sans cesse en éveil le moraliste et l'homme d'état. Jusqu'à ce qu'elle
ait fourni une solution satisfaisante , elle méritera à peine le nom de science;
mais, ne fùt-elle qu'un instrument d'observation, une méthode d'analyse à
l'usage de ceux qui veulent se rendre compte des phénomènes accomplis,
elle serait encore digme de la considération qu'on lui accorde , et toujours
les personnes qui se livreront à son étude y trouveront profit et plaisir. Le
livre de M. Blanqui peut servir à une première initiation : qualités et défauts,
il réunit tout ce qu'exige cette classe trop nombreuse de lecteurs qui pré-
fèrent à une sévère exposition des faits la recherche du coloris et la coquet-
terie du style.
Presque tous les reproches que nous avons faits à M. Blanqui s'adressent
à M. Henri Puchelot, auteur d'une Esquisse de l'industrie et du coimv.crce
ds l'antiquité (2). Même penchant à généraliser les faits, même indécision
dans le regard jeté sur le passé. Personne ne met à plus haut prix que nous-
mêmes l'élégance du langage ; ce mérite n'est pourtant que secondaire dans
u!i sujet qui tire son intérêt et son utilité de la précision des détails. Tout
livre qui a pour but de faire revivre l'antiquité devrait être appuyé d'indi-
cations qui missent sur la voie des sources : le comble de l'art serait de faire
preuve de chaque fait en l'énonçant, c'est-à-dire par une habile inlercalla-
tion des textes anciens. Quatre pages pour Flnde, trois seulement pour la
Chine ou l'Arabie! n'aimerait-on pas aaîaeî 5e silence absolu de M. Blanqui?
Pour les régions mieux connues , dont la réunion a fermé le monde romain ,
(1) Tom. lî , pag. <4S.
(2) 1 vol. in-bo, chez Firmin Didot.
ÉCONOMIE POLITIQUE. iJfîïS
l'auteur s'appJique moins à dévoiler le rôle politique du commerce dans les
plus importantes cités que son mouvement extérieur ; il se préoccupe beau-
coup moins du sort des classes laborieuses que de l'énumération des marchés,
des routes commerciales , des principales denrées et objets d'échange. Quel-
ques recherches sur les procédés de l'industrie ancienne , sur les ressources
et les résultats de la fabrication , auraient eu du moins le piquant de la nou-
veauté, et eussent été, pour le livre de M. Richelot, un excellent titre de
recommandation; mais l'auteur s'est proposé, non pas de faire des décou-
vertes dans le champ ingrat de l'érudition , mais de grouper dans un résumé
brillant les faits déjà connus. Le talent d'expression qu'on remarque en cer-
tains passages aurait pu être employé plus utilement; une esquisse aussi
légère que celle-ci , nous paraît sans attraits pour ceux qui peuvent se sou-
venir, et sans profit pour ceux qui ignorent.
Les Recherches sur le droit de Propriété chez les Romains , par M. Charles
Giraud, professeur à la faculté d'Aix (I), sont d'un égal intérêt pour la
science économique et pour la jurisprudence. La somme des acquisitions
que l'homme a réalisée dans une société étant la mesure du bien-être et de
la prépondérance qu'il y peut espérer, le désir de s'approprier un gage
d'avenir ne tarde pas à s'emparer de chacun et à le dominer avec la force et
la persistance d'un instinct naturel. Ce mobile, loin d'être malfaisant par
lui-même, est un ressort indispensable pour le succès de l'association; et
tant qu'il agit équitablement, c'est-à-dire tant que chacun entrevoit, au terme
d'une carrière plus ou moins rude , la sécurité pour prix de ses efforts , le
concert des volontés détermine une période florissante. C'est seulement
quand les chances deviennent trop inégales que le malaise commence et
s'aggrave , si l'on n'y porte remède , jusqu'au jour de la désorganisation com-
plète. Dès qu'on connaît les lois qui ont régi chez un peuple le droit de
propriété , son histoire se laisse pénétrer bien facilement : on a le mot de tous
les grands problèmes. Le livre de M. Giraud sera donc un des plus utiles
pour l'étude de l'histoire romaine. Ce n'est pas que ses conclusions soient
toujours d'une évidence victorieuse : elles contrarient plus d'une fois les
idées admises et ne s'établiront pas sans combat dans le domaine de la
science; mais il faut savoir gré à l'auteur de l'effort d'érudition qu'il a dû
faire pour réunir jusqu'aux moindres élémens de la controverse. Grâce à lui,
le procès est si minutieusement instruit, qu'une décision éclairée ne saurait
plus se faire attendre.
Après une savante introduction sur l'origine et les caractères de la pro-
priété chez les peuples primitifs , M. Giraud borne ses vues à l'horizon romain,
rsuma institua, comme on sait, la propriété territoriale, en répartissant entre
les citoyens les conquêtes de Piomulus, et en consacrant ce pacte fondamen-
tal par des cérémonies religieuses. Mais quelles furent les conditions du par-
tage.? Deux systèmes à ce sujet se sont produits sous l'autorité de deux
(1) Chez Videcoq, libraire, place de l'Odcon, et chez Labitte, quai Malaquais.
716 REVUE DES DEUX MONDES.
grands noms, Montesquieu etNiebulir. Suivant le premier, Numa et ses suc-
cesseurs, à son exemple, auraient distribué le territoire en lots parfaitement
égaux, et n'auraient établi aucune distinction entre les citoyens. Ce fut, a
dit le grand publieiste français, le partage égal des terres qui rendit Rome
capable de sortir d'abord de son abaissement, et dans la suite, toutes les agi-
tations intérieures eurent pour but le rétablissement de l'égalité primitive.
Niebuhr, au contraire, empruntant à Vico une conception systématique
qu'aucun texte formel ne justifie, a soutenu que la qualité de propriétaire
devint, par le contrat primitif, un des privilèges du patriciat, et que la caste
plébéienne fut déclarée incapable de posséder aucune partie du territoire.
C'est en prenant le milieu entre ces deux opinions qu'on se place avec
M. Giraud dans les limites de la vérité. Une discussion lumineuse établit
que l'égalité parfaite des biens chez les anciens Romains n'est qu'une chimère :
l'exclusion absolue de la classe la plus puissante par le nombre n'est pas suf-
fisamment confirmée et choque d'ailleurs la vraisemblance. Tous les citoyens
ont été admis au partage , mais non pas également. Aucune disposition écrite
dans les lois n'enlevait aux plébéiens l'espoir de s'établir sur le sol, et si le
patriciat envahit complètement la fortune publique , c'est en raison de la
prépondérance que lui assurait la constitution. M. Giraud rappelle qu'entre
la propriété particulière {ager privatus) et le domaine national {acjer publi-
cus ) il existait une distinction dont les historiens et les interprètes du droit
romain ont trop souvent méconnu l'importance. Le champ réservé pour les
besoins de l'état ne pouvait être aliéné que par le concours des pouvoirs de
l'état et suivant des formes légales, soit par ventes publiques , dans les crises
financières , soit par distributions gratuites quand il fallait récompenser des
services ou calmer l'effervescence du peuple. Dans les circonstances ordi-
naires, on le mettait partiellement en régie : quelquefois le bail était de cinq
ans; le plus souvent il était perpétuel et se transmettait à titre héréditaire.
jNous avons eu occasion d'expliquer plus haut comment les patriciens, abu-
sant de leur autorité politique et de leur influence comme capitalistes , surent
se faire adjuger à vil prix des parties de ce domaine public, ou obtenir des
baux avantageux. Quelques érudits , préférant le témoignage formel d'Appien
aux indications un peu vagues des auteurs latins, ont pensé que toutes les
lois agraires successivement proposées n'ont jamais eu rapport qu'à ces
biens domaniaux. M. Giraud, d'accord cette fois avec Niebuhr, soutient très
vivement cette opinion. La propriété privée, dit-il, demeura toujours à la
disposition illimitée des individus : jamais on ne songea à y porter atteinte
légalement, et elle ne cessa d'être respectée que dans les jours de proscrip-
tion. La loi rendue en l'an 388 de Rome , à l'instigation de Licinius Stolo , loi
qui défendait qu'un citoyen possédât à l'avenir plus de cinq cents jugères (1),
doit s'entendre des terres affermées à perpétuité et non pas des acquisitions
particulières. Les deux Gracchus, et les tribuns qui les imitèrent, n'eussent
[\) Un peu plus de 126 hectares.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 717
été que de pauvres hommes d'état, s'ils avaient réclamé un équilibre parfait
de fortune, qui ne se fût pas maintenu une année. Toute leur ambition fut de
mettre un terme à une usurpation scandaleuse, qui épuisait la république au
profit de quelques individus.
A ne juger que d'après les règles de la vraisemblance, cette nouvelle in»
terprétation doit prévaloir. Cependant , pour la faire admettre par les érudjts
attachés à la lettre des textes, il faut démontrer que les auteurs latins ont
employé le seul mot ager pour signifier le champ commun, comme on dirait
chez nous le domaine; il faut établir encore que, dans la langue du droit, les
mots possidere et possessio se rapportaient seulement à la possession extra-
légale des terres conquises. C'est ce que M. Giraud a entrepris (1). De là,
des recherches fort curieuses sur la double jurisprudence qui dut s'établir à
Rome pendant la république, l'une appropriée aux droits légitimement acquis,
et formulée d'après les principes éternels de la justice; l'autre , exceptionnelle
et de pure tolérance, sorte de droit coutumier appliqué seulement à cette
possession qui n'était qu'un usufruit. L'auteur fait remarquer enfin que cette
irrégularité même devint en des mains habiles un ressort politique. Entre
les riches possesseurs et la plèbe affamée , le sénat mit tous ses soins à éviter
une solution. D'une part, la promesse toujours renouvelée, toujours éludée,
d'une plus juste distribution de VcKjer, suffisait pour maintenir la démocratie
en lui laissant entrevoir la chance d'un avenir meilleur. D'un autre côté , en
rappelant sans cesse aux détenteurs des biens publics qu'ils n'avaient pas de
titres légaux, en laissant gronder l'orage sur leurs têtes, on leur faisait sentir
le besoin de se rallier autour du Capitole et de résister à l'esprit révolution-
naire, qui devait détruire la république en détruisant un abus aussi vieux que
la république elle-même. — « Ces coiubinaisons étaient sages, dit M. Giraud,
et pour nous qui voyons les effets salutaires de l'institution du crédit public
dans les états modernes, elles sont assez vraisemblables. » — Le courage et
l'adresse peuvent retarder un désastre; mais le temps triomphe toujours, et
d'un édifice chancelant fait des ruines. La guerre civile, qui aboutit à l'éta-^
blissement impérial, effaça toutes les nuances dans la condition des terres »
et institua la propriété sur des bases nouvelles.
Les recherches érudites qui appuient ces considérations d'un ordre élevé ,
ont par elles-mêmes du piquant et de la nouveauté. Par exemple, M. Giraud
rapporte un édit de Dioclétien, récemment découvert, qui prescrit en temps
de disette le triste remède du maximum. Il résulte de ce document qu'au
commencement du iv* siècle , le travail et les choses nécessaires à la via
étaient intrinsèquement dix à vingt fois plus chers qu'aujourd'hui, et que la
valeur des subsistances, comparée à celle des salaires, était excessive, Lo
taux de la journée pour le paysan et pour le manœuvre est de 25 deniers ïo-*
(1) Il cite , clUre autres textes , cette phrase de Festus ( pag. 209 , édit. Lindcman ] : Pos-^
sessioncs appcllantur agri latè patentes, publici privatiquc, quia non niancipatione, iei\
usu Icuebanlur cl ut quisqiiani occupaveral, collidejjat. — Les commentateurs proposeni <î«t
substituer à ce dernier mot colcbal ou possidebal.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
mains, environ 11 francs de notre monnaie, et de 50 deniers ou 22 francs
pour l'artisan. Avec une rétribution qui nous paraît si élevée, les ouvriers
•libres devaient se contenter de la nourriture grossière et insuflisante des
esclaves. Les alimens sains et succulens étaient inabordables pour eux. Ainsi
il en coûtait 8 deniers pour une livre romaine de viande de boucberie, c'est-
à-dire 4 francs 80 centimes pour la livre française. Le prix des légumes re-
cherchés s'élevait dans la même proportion. Une oie grasse était taxée à
200 deniers ou 90 francs; un canard ou un lapin, 40 deniers par pièce ou
18 francs; un lièvre G7 fr. 50 c; un cent d'huîtres, 45 fr. Un sextier de vin
deTibur,ou un demi-litre en mesure moderne, se vendait 30 deniers ou
13 fr. 50 ; le vin commun , 3 fr. 60 c. ; la bière , 1 fr. 80 c ; le sextier d'huile,
de 11 à 18 fr. , selon sa qualité. Au milieu de celte liste des denrées néces-
saires, on remarque un trait qui caractérise ce peuple énervé , à qui il ne faut
plus, avec du pain, les combats du cirque, mais seulement des luttes de par-
leurs. L'avocat est taxé, pour une requête , à 250 deniers, qui vaudraient de
nos jours 112 fr. 50 c. Cette élévation du prix vénal des choses, qui est com-
pensée d'ailleurs par Tavilissement du numéraire, s'explique par la prodi-
gieuse accumulation des métaux précieux, commencée sous la république
par la force brutale, et continuée sous les empereurs par la duplicité (1).
Nous n'avons pas besoin de faire ressortir l'intérêt qui s'attache aux re-
cherches de cet ordre. Tous les lecteurs sérieux désireront, comme nous, la
publication d'un second volume qui doit exposer les rapports de l'économie
politique avec la propriété foncière.
Quittons le monde romain pour la société moderne. Les Recherches sur
l'origine de l'impôt en France, par M. Potherat de Thou (2), nous fournissent
une heureuse transition. On ne saurait trop recommander les ouvrages de
ce genre, et provoquer la comparaison du passé avec le présent, à une épo-
que oii la fièvre du progrès est si violente, qu'elle nous empêche de jouir des
améliorations obtenues. Pour les siècles où les classes inférieures végétaient
en dehors de toute action politique, écrire l'histoire des charges qu'elles ont
eu à supporter, c'est faire leur histoire complète. D'après cette idée émise
par l'auteur, on s'étonne qu'il ait complètement négligé l'âge qu'il appelle
barbare, c'est-à-dire celui qui comprend les deux premières dynasties. C'eût
été combler une lacune que de déterminer ce que les conquérans conser-
vèrent du système fiscal des empereurs, régime si décrié, si odieux aux peu-
ples de la Gaule, qu'ils préféraient , au dire d'un contemporain , le joug léger
des barbares à l'intolérable liberté romaine. Mais des recherches poussées
si loin n'eussent satisfait qu'un intérêt de curiosité. M. Potherat de Thou
s'est proposé d'être utile. Il a voulu faire voir comment l'organisme national
a pris croissance , et par quelle lente et pénible élaboration les ressources se
(i) Nous ne pouvons plus lire sans étonnement cette prescription de Gralien el de Valen-
tinien: « Non solum barbaris aurum minime prœbcatur, sed eliam, si apud eos invenlum
fueril, subtili auferatur ingenio. »
(5) 1 vol. in-8o, chez Levraut , rue de la Harpe, 81.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 719
sont appropriées aux besoins. Son point de départ a donc été le siècle où le
pouvoir royal commence à se dégager des rudes étreintes de la féodalité. Les
redevances que le seigneur exige alors du vilain, les œuvres manuelles qui
épuisent le serf, ne présentent pas, à proprement parler, les caractères de
l'impôt. Elles ne sont pas un sacriGce dans un intérêt commun, mais une
extorsion au profit du plus fort. Tout homme né dans la circonscription ou
sous la dépendance d'un domaine, est taillable et corvéable à miséricorde;
les charges qu'il doit subir n'ont pour mesure que la pitié du maître. Les
rois eux-mêmes n'ont d'autres droits que ceux qui sont attachés à la pro-
priété, et c'est surtout à la supériorité de leur richesse qu'ils doivent leur
prépondérance. Mais toute leur politique tend à faire jaillir des sources de
revenus, en dehors de leurs biens patrimoniaux. D'abord la direction des
entreprises militaires , faites dans un intérêt commun , met à leur disposition
les aides que chaque baron doit fournir, soit en argent, soit en hommes. Le
droit de justice était alors une propriété fort lucrative. Les conflits entre
une multitude de juridictions égales, et qui se résolvaient par le combat ju-
diciaire, étant une cause permanente de désordre, le pouvoir royal fut au-
torisé à y mettre fin en se décernant l'appel en dernier ressort. C'était s'at-
tribuer ainsi les amendes et les confiscations, dont le produit fut affermé.
La confirmation des chartes de communes, les bourgeoisies royales ne s'ob-
tinrent que moyennant finance. L'héritage du bâtard et de l'aubain, l'amor-
tissement des fiefs, c'est-à-dire l'indemnité qu'une église ou qu'un vilain devait
payer pour obtenir l'autorisation d'acquérir une terre féodale, passèrent égale-
ment du seigneur au roi.
Cependant des ressources irrégulières et bornées étaient insuffisantes pour
substituer l'unité monarchique au déchirement féodal , pour faire de toutes
ces peuplades possédées un grand peuple qui se possédât lui-même. La société
n'était pas encore assez bien assise, pour que l'impôt put être établi avec
équité et discernement. Ke nous étonnons donc pas que les expédiens finan-
ciers de cette époque aient les caractères de la brutalité et de l'inexpérience.
La fraude la plus ordinaire est l'altération des monnaies. Dans la fausse idée
que la monnaie est une mesure purement arbitraire , on diminuait la valeur
intrinsèque des pièces en conservant la dénomination primitive. Dans les
temps de crise, la dépréciation devenait une véritable banqueroute. Ainsi,
en 1359, le marc d'argent fin se vendait 102 livres, c'est-à-dire que la valeur
réelle des espèces monnayées représentait 1/200 de leur valeur nominale.
Les seigneurs qui avaient droit de monnayage étaient quatre-vingts sous saint
Louis; on n'en compta plus que trente-deux un siècle plus tard, et leur
nombre alla toujours en décroissant jusqu'à extinction. En outre, leur mon-
naie n'avait cours que dans leurs domaines, tandis que celle du roi était ad-
missible partout. Ce privilège devint donc, pour les conseillers de la cou-
ronne, un encouragement à la falsification. Mais plus les bénéfices de la
première émission étaient considérables, plus la perte était grande quand les
valeurs altérées retournaient au trésor. Il fallut pourtant des siècles pour
720 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on comprît les dangers de cette manœuvre, et la France n'y renonça com-
plètement qu'après avoir reçu de Law, excellent maître en matière de finances,
des leçons qui, par malheur, ont coûté trop cher. Il arrivait encore que les
rois , dans un pressant besoin , vendaient des parcelles de leur domaine privé,
«t que, plus tard, les gens du roi, en vertu du principe de rinaliénabilité
de ce domaine, reprenaient violemment le gage, sans restituer l'argent
reçu. En tel cas encore, le vol était une spéculation déplorable. La mauvaise
foi de l'emprunteur ne servait qu'à rendre les emprunts plus difficiles et plus
désastreux. Une autre ressource de la royauté était la proscription et la spo-
liation de tous ceux qui trafiquaient sur l'argent. Mais cette mesure avait-elle
le caractère de généralité que les historiens lui attribuent? Faut-il confondre
les grands banquiers italiens désignés sous le nom de Lombards, avec les
usuriers ambulans, les petits prêteurs sur gages qui absorbaient la substance
du menu peuple? Pourquoi les gens de Cahors ou Caorsins ont-ils donné
leur nom à cette race dévorante , tandis que les habitans de quelques autres
villes, ceux de Caen, par exemple, semblent avoir partagé avec eux , et même
par concession royale, le privilège de l'usure? Ces points ont été jusqu'ici
laissés dans le vague par les historiens. JXous croyons pourtant que, s'ils étaient
convenablement éclairés , ils pourraient refléter une vive lumière sur tout ce
qui s'est rattaché aux intérêts matériels pendant le moyen-age. Il est à re-
gretter que jM. de Thou ne les ait pas abordés avec cette érudition sobre et
pourtant décisive qu'on aime dans son livre.
L'invasion anglaise fit sentir la nécessité d'un pouvoir qui représentât la
nation et dirigeât la défense commune. La royauté était seule préparée à ce
rôle. Ce fut seulement lorsqu'elle put parler partout au nom de l'intérêt gé-
néral, qu'elle fit l'essai d'un système régulier d'impositions. On ne pouvait
atteindre la propriété foncière qu'avec réserve; il fallait ménager la noblesse,
dont la défection au profit de l'Angleterre était à craindre , et la bourgeoisie,
qui , dans toute la verve de sa liberté nouvellement conquise , n'accordait des
aides que temporairement et sous conditions. L'impôt indirect, dont la
charge était plus divisée, et qui pesait surtout sur cette classe dont les dou-
leurs sont muettes , rencontra moins d'opposition, et se constitua le premier.
Par l'établissement des greniers à sel en 1342, le gouvernement s'arroge un
monopole et crée un maximum à son profit. Sous Charles V, le génie fiscal se
développe et s'enhardit. Les consommations et les transactions deviennent ,
autant qu'il est possible à cette époque , des sources de revenus pour le
trésor. A l'avènement de Charles VI , cette race d'hommes qui est toujours
prête à exploiter les révolutions, s'est déjà groupée autour du trône. Les
charges deviennent accablantes. En 1382, le peuple de Paris plie sous le far-
deau, et se relève menaçant. Mais, comme dit M. de Thou, une révolte
avortée consacre ce qu'elle a voulu détruire. Les aides sont établies définiti-
vement et leurs produits affermés. Les élus, officiers de finance désignés
d'abord par les trois ordres, ne sont plus que des agens de la couronne. En
13SS et en 1396 , le roi se trouve assez puissant pour lever de plein droit des
ÉCONOMIE POLITIQUE. 721
tailles sur le tiers-état. Sous Charles Vil , la création d'une armée régulière
et permanente légitime du moins un accroissement de charges. Dès -lors
l'impôt obéit à sa nature; il grandit sans relâche. Au commencement du
XYi*" siècle, le revenu du roi s'élève à 4,000,000 de livres, qui représentent
intrinsèquement 20,000,000 fr. de notre monnaie , et une somme quatre fois
plus forte , si l'on a égard aux différences survenues depuis ce temps dans le
prix vénal des marchandises. Pour une population de dix raillions d'ames
environ , la moyenne de l'impôt royal est de 8 francs par tête. Mais il fallait
acquitter, en outre, les dîmes ecclésiastiques, les corvées et les droits sei-
gneuriaux, qui étaient encore très multipliés; de sorte qu'en additionnant
toutes les valeurs fournies en argent , en denrées et en oeuvres , en répartis-
sant sur les têtes populaires le total des exemptions qui profitaient aux nobles
et au clergé , on trouverait un chiffre très élevé pour la part de chaque con-
tribuable , relativement surtout aux ressources du temps.
Ce qui prouve que la charge était lourde, c'est qu'au lieu de l'augmenter
dans une nécessité impérieuse , on eut recours à des emprunts déguisés dont
on ne pouvait pas méconnaître les inconvéniens. Louis XII imagina de vendre
les charges publiques. François I* ' battit constamment monnaie avec cette
invention. L'acquisition des offices devait amener tôt ou tard leur transmis-
sion héréditaire. La survivance, concédée exceptionnellement dans le cours
du xvi*" siècle , passa en règle en vertu d'un édit de 1G04. Ces mesures, con-
seillées par le besoin , avaient toute la portée d'une révolution. Les magis-
tratures administratives et judiciaires échappaient ainsi à la dépendance du
pouvoir royal, qui, à force d'empiétemens, était arrivé au despotisme. Ces
nouveaux fonctionnaires, que l'intelligence et le travail avaient presque tous
fait sortir des rangs du peuple, formaient une sorte de représentation na-
tionale, à laquelle la propriété communiquait son caractère inviolable. Mais
les résultats financiers étaient moins heureux. L'acquisition d'une charge
constituait une rente perpétuelle que Tétat devait solder, soit en gros traite-
mens, soit en privilèges abusifs. Cette ressource était surtout dangereuse
par sa facilité même; il suffisait de faire un appel à la vanité, en créant des
emplois nouveaux , inutiles ou ridicules, pour attirer un capital dans le trésor.
Le présent dévorait l'avenir. Ainsi , à l'avènement de Colbert, le nombre des
titulaires, malgré les efforts qu'on avait déjà faits pour le réduire, s'élevait
à 45,780, et le capital de leurs charges, évalué alors à 4i9,G30,000liv., re-
présenterait 800,000,000 de francs de notre monnaie. En résumé , l'histoire
des finances sous l'ancienne monarchie n'est que celle des expédiens imaginés
au jour le jour pour faire face aux besoins. Le revenu régulier, appauvri par
une foule d'exemptions et de privilèges , mal assis , perçu à grands frais, de-
meure constamment insuffisant. En ces siècles où la science du crédit public
n'était pas même soupçonnée, où la doctrine de l'église sur le prêt à intérêt
faisait obstacle aux emprunts avoués, les ressources extraordinaires aux-
quelles il fallait recourir ne pouvaient être que ruineuses. Outre la vénalité
des emplois et la falsification des monnaies, c'était la vente de certaines im-
TOME XVII. 46
722 REVUE DES DEUX aïONDES.
munîtes à des villes, à des provinces entières, ce qui introduisait de cho-
quantes inégalités au sein d'un même peuple : c'étaient l'aliénation des re-
venus, les avances qu'on n'obtint jamais à moins de 10 p. 100 aux meilleurs
temps de Colbert, et qu'il fallut payer jusqu'à 50 p. 100 sous Richelieu;
c'étaient encore les baux de fermes qui livraient des populations entières à la
rapacité des traitans, et pour suprême remède , les coups d'état, les banque-
routes, lesquelles, à la vérité, n'a valent pas alors le caractère odieux qu'elles
ont pris de nos jours, parce qu'au lieu de frapper des créanciers confians, elles
pressuraient des usuriers sans pudeur, insolemment gonflés des sueurs popu-
laires. La banqueroute prenait plusieurs masques , quelquefois même celui
de la justice; souvent des tribunaux étaient spécialement institués pour la re-
cherche des traitans et de tous ceux qui avaient fait avec l'état des bénéfices
usuraires. Sully n'approuvait pas l'emploi de ce piège, qui, disait-il, ne servait
qu'à prendre les petits larronneaiix. Cependant, au commencement de la ré-
gence, la dernière chambre de justice qui fut instituée, condamna 4,170 per-
sonnes à rembourser 219,000,000 de livres, le tiers environ de leur fortune,
et prononça niême la peine de mort contre quelques-uns des plus compromis.
La conclusion fort remarquable du livre de M. de Thou est que , sous l'an-
cien régime , les contributions publiques faisaient peser à peu près sur chacun
les mêmes charges qu'aujourd'hui. Sous Louis XIV, même avant les années
désastreuses, l'impôt par tête, en tenant compte de la valeur réelle et de la
valeur relative de l'argent, équivaut à 31 francs en monnaie du jour. Le
budget des recettes présenté par INecker, s'élève à 585,000,000, auxquels il
faut ajouter au moins 175,000,000 pour redevances au clergé et aux seigneurs,
ainsi que pour diverses charges qui ne figuraient pas alors dans les comptes,
et qui depuis ont été comprises dans les recettes publiques. On levait donc,
en France , environ 700,000,000 d'impôts sur une population de vingt-quatre
à vingt-cinq millions d'habitans. La moyenne est de 28 francs par tête ,
somme qui correspond à 33 fr. 60 cent, de notre monnaie, en évaluant mo-
destement à un cinquième l'élévation de prix que toutes les choses ont subies
depuis 1789, et que l'impôt a du suivre comme le reste. Ajoutons que le
fardeau, réparti aujourd'hui avec toute l'équité possible, est beaucoup plus
tolérable; que si l'on pouvait comparer, pour les deux époques, le total de
l'impôt avec le capital en circulation , l'avantage serait encore de notre côté,
et qu'évidemment les services publics se sont améliorés et étendus. Bref,
pour les contribuables, l'argent est moins difficile à obtenir, et l'état fait
plus de choses avec moins d'argent. Des rapprochemens de ce genre prêtent
beaucoup d'intérêt au livre de M. de Thou. Il s'est approprié , en les éprou-
vant par la critique , les études des écrivains qui ont frayé sa route , comme
Forbonnais, Dupré de Saint-Maur et Cormeré; il a su éviter leur sécheresse
et fondre dans un récit varié la chronologie des taxes et l'exposé des opéra-
tions. Nous blâmerons seulement un peu de confusion dans l'ordonnance
des matières. Les résultats purement financiers ne se détachent pas assez net-
tement des considérations générales , et les hommes spéciaux regretteront
ECONOMIE POLITIQUE. 723
sans doute qu'un livre agréable à lire ne soit pas en même temps un guide
facile à consulter.
Il a donc fallu des siècles pour découvrir les ressources nationales et pour
en régulariser l'emploi. A côté du tableau , à teintes sombres, de la lutte des
intérêts, des abus de pouvoir, des illusions, des tâtonnemens , et en somme
d'une pénurie toujours croissante , on aimerait à se représenter l'immense
appareil qui fonctionne aujourd'hui avec tant de précision , et dont le système
est si bien combiné, qu'on peut essayer tout perfectionnement sans crainte
de désorganisation. iSous pourrions offrir cet heureux contraste, avec le
secours entier d'un ouvrage dont MM. Macarel et Boulatignier n'ont encore
publié que le premier volume, sous ce titre : De la Fortune piiblique en
France, et de son Administration (1). « Dans les gouvernemens de libre
discussion, disent les auteurs , un des plus grands obstacles que rencontre la
puissance publique est de s'adresser à des assemblées et à des personnes qui
n'ont pas encore assez étudié les matières administratives. » Ils n'ont pas
cédé pourtant à la tentation trop commune de développer des théories et
de se draper en révélateurs; leur programme est beaucoup plus modeste , et
toutefois il exige des conditions dont l'assemblage est rare : une méthode
lumineuse , de l'érudition , et surtout cette expérience qu'on ne puise qu'à la
source des affaires. M. Macarel s'est proposé de fournir une ferme base à la
discussion et aux études , en présentant des indications historiques sur les
différentes branches de services qui se rattachent à la gestion de la fortune
publique; des documens statistiques puisés aux sources oflicielles ou avouées
par la science ; l'exposé des régies administratives en vigueur , des décisions
judiciaires, et des opinions diverses que la controverse publique a fait surgir.
Ressources de l'état, dépenses publiques et comptabilité, telles sont les
divisions naturelles du grand cadre. Le premier volume, qui nous donne
une excellente idée de l'ensemble , est consacré seulement au domaine de
l'état, c'est-à-dire aux biens qui sont communs à tous les membres de l'asso-
ciation nationale. Ces biens sont ou domaniaux de leur nature, comme les
routes, fleuves, rivages et remparts des villes, ou des propriétés dont le
revenu figure annuellement au budget. Cet inventaire général de la fortune
publique rassemble des notions trop généralement ignorées. Peu de Français
savent qu'ils ont une part dans la propriété de huit mille sept cent soixante
dix-huit bâtimens destinés à des services publics , et dont la valeur est , par
estimation, de 530,096,774 francs; qu'ils participent encore à la possession
d'un domaine forestier dont la contenance est de un million dix-neuf mille
cent trente-neuf hectares, évalués à 726,993,456 francs; et pourtant la valeur
des immeubles n'est rien comparée à la richesse mobilière de la France , qui
se compose des Musées, des Bibliothèques, de l'Imprimerie Royale, des
Archives, des Observatoires, des collections sans nombre d'objets d'art et
d'utilité, et enfin du matériel immense confié aux ministres de la guerre , de
(<) Chez Pourchel père, rue des Grès-8orbonnc , 8. L'ouvrage formera 6 gros voL in-S».
46.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
la marine et des finances, richesses si grandes, qu'il faut renoncer à les
évaluer, même approximativement. Le second volume, dont la publication
est prochaine, doit traiter de l'assiette, de la répartition et du recouvrement
des contributions publiques, et compléter ainsi la section consacrée aux
ressources ordinaires de l'état. Il restera à parler des ressources extraor-
dinaires ou des emprunts , et de la distribution annuelle des revenus , c'est-
à-dire de la dette publique, des services de chaque ministère, des frais de
régie et des règles de la comptabilité. Cet immense travail deviendra donc
une encyclopédie financière. Le peu que nous en avons dit en doit faire
comprendre l'utilité : le nom de M. IMacarel en garantit le mérite.
Le piquant du titre nous a fait rechercher une Histoire de la marche des
idées sur l'emploi de l'argent , depuis Aristote jusqu'à nos jours (1), ouvrage
anonyme attribué à M. Nolhac de Lyon. Notre espérance a été déçue. Au lieu
d'un exposé des principes économiques qui ont régi les sociétés successives ,
nous n'avons trouvé qu'une discussion sur un cas de conscience controversé
depuis des siècles dans le monde catholique, la légitimité du prêt à intérêt.
Il n'est cependant pas sans importance pour l'économiste de savoir où en est
aujourd'hui ce débat. Les doctrines émanées de l'église conservent une vita-
lité que n'ont pas les systèmes produits par les savans : ceux-ci restent flot-
tans dans le vaporeux domaine des théories , et n'en sortent guère qu'à la
suite des ébranlemens causés par les révolutions. Les premières se traduisent
toujours en faits, et modifient immédiatement la pratique des personnes
religieuses, lesquelles, sans qu'on s'en doute, sont encore en majorité dans
toutes les populations. Les opinions de la théologie sur le placement de
l'argent ont mis obstacle à l'établissement du crédit public sous l'ancien
régime; aujourd'hui qu'elles ont perdu beaucoup de leur souveraineté, elles
ont encore assez de puissance pour empêcher une foule de transactions
utiles, et pour neutraliser des valeurs dont l'emploi légitime profiterait à
tous. Si le gouvernement pouvait obtenir de la cour de Rome une décision
qui levât les scrupules du clergé, on verrait des sommes enfouies depuis
long-temps reparaître, et une circulation bienfaisante s'établirait, particu-
lièrement dans les campagnes où l'animation des grandes villes se commu-
nique si difficilement. L'heure d'une telle démarche paraît être venue; le
grand nombre de livres et de brochures que le clergé produit à ce sujet en
atteste la nécessité , et on peut compter sur l'appui des hommes les plus
éclairés , parmi ceux qui sont attachés au joug religieux. M. Nolhac est de
ce nombre. Il s'efforce de prouver que la doctrine qui défend d'utiliser un
capital en le plaçant à terme procède d'une interprétation scolastique , et
ne touche aucunement le dogme. L'erreur provient, dit-il , de l'emploi qu'on
faisait anciennement du même mot pour désigner le prêt usuraire que la
fraternité évangélique repoussera toujours, et l'accord fait de gré à gré
entre deux individus également libres , contrat qui doit porter profit à cha-
[\] Chez Périsse, rue du Pot-de-Fcr-Saiii -Sulpiee.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 725
cune des parties , et dans lequel souvent l'emprunteur, riche de son industrie,
peut faire la loi à celui qui prête. Tous les législateurs qui ont vu dans le
travail une garantie d'ordre et de bien-être , ont favorisé la transmission
intéressée des capitaux. Dès la plus haute antiquité, les conditions du prêt
furent réglées dans l'Inde ; le code de Solon , qui devint celui des républiques
commerçantes de l'Asie mineure et de la Grèce italique , autorisait le pla-
cement et paraissait avouer, par son silence , l'inutilité d'un taux légal. A
Rome , malgré le frein de la loi , les variations du prix de l'argent étaient
brusques et violentes, comme la politique du peuple lui-même. Le crédit,
tel que nous le concevons, basé sur l'égalité entre les contractans, et ayant
pour caution l'utilité générale , n'était donc pas possible dans un temps où
chaque cité comptait plusieurs castes, où le droit des gens n'existait pas entre
les cités. Au lieu du crédit régnait l'usure, cruelle, insatiable, insultante.
De là , le mépris des anciens sages pour tous ceux qui vendent l'argent , et
la condamnation formulée en cinq mots dans l'Évangile (1) , et les fulminantes
paroles des pères de l'église.
M. Nolhac entreprend de démontrer néanmoins que dans les premiers âges
du christianisme, le placement à des conditions honnêtes n'était pas défendu.
Il cite, d'après un moine qui écrivait en 1230, l'exemple d'une sainte qui,
avant de se consacrer à la vie religieuse, plaça à intérêt tout l'argent qu'elle
avait recueilli par succession, ce qui, ajoute le pieux biographe, pouvait se
faire alors sans péché ou n'était du moins qu'un péché véniel. L'auteur au-
rait pu emprunter un second exemple à Grégoire de Tours (2). Désidérat,
évêque de Verdun, supplie Théodebert de prêter avec inicrét, aux négocians
de sa ville, une somme qui leur permettra de payer au fisc leur abonnement
annuel, et de continuer leur commerce. Quelle est donc l'origine de l'opinion
qui proscrit aujourd'hui les transactions semblables? M. Nolhac la fait remon-
ter à cette époque du moyen-âge, où les scolastiques, en appropriant à la
théologie les formes d'argumentation consacrées par Aristote , se pénétrèrent
à leur insu de beaucoup de principes péripatéticiens. Aristote avait dit que
l'argent est improductif de sa nature, et n'a de valeur que par son usage. Il
est assez curieux de voir comment saint Thomas d'Aquin, le docteur angé-
lique , a donné force de loi à l'axiome du philosophe païen : — « Il y a des
choses, dit-il, dont la destination est d'être consommées, comme le vin et le
blé. Or, si quelqu'un voulait vendre à la fois et le vin et la consommation du
vin, il vendrait deux fois la même chose, ou vendrait ce qui n'existe pas, ce
qui serait évidemment pécher contre la justice. De même il ne serait pas
juste, quand on a prêté du vin ou du blé, de demander deux indemnités,
d'abord la restitution de la chose, et ensuite un prix pour la consommation
de cette même chose. De même la monnaie, comme a dit k'j)hilosophe (c'est-
à-dire Aristote), a été inventée comme moyen d'échange, et son usage pro-
pre est la consommation , ou si l'on veut , la circulation : en conséquence ,
(1) Miitiium (laie , nihil inde sperantes. — Saint Luc, chap. vi , vers. 32.
(2) Liv. III , chap. xxxiv.
726 REVUE DES DEUX MOM)ES.
c'est un acte illicite en lui-même que de tirer profit de l'argent qu'on a
prêté (1). » — Ces lignes, écrites dans un cloître à une époque où les plus
simples notions de l'économie publique n'étaient pas encore débrouillées, ne
provoquent aujourd'hui que le sourire. Mais conçoit-on que cette subtile dis-
tinction entre la chose et son emploi ait servi de base à tout l'échafaudage
théologique? Il y a moins d'un demi-siècle que le pape Pie VI, résumant la
doctrine de Benoît XIV, adressait à tous les confesseurs cette instruction
qui est encore leur règle de conduite : — Tenez pour certain que vous ne
pouvez jamais, sans crime, permettre à vos pénitens de percevoir un profit
au-dessus du capital , en vertu du prêt de consommation. — Ainsi se trouvent
exclus le placement à terme et le contrat hypothécaire. Mais, comme ce se-
rait condamner les personnes pieuses à mourir de faim, que d'interdire tout
emploi utile de leurs économies, on autorise la participation à des entreprises,
ou l'achat des rentes constituées. Par malheur, ce terme moyen choque à la
fois le bon sens et la justice. Que l'emprunteur soit un individu ou un être
moral, comme l'état ou une compagnie, on fait nécessairement un prêt de
consommation, car on ne se charge jamais d'un capital que pour l'utiliser :
nul n'emprunte sans un besoin, l'état moins que personne. En second lieu,
celui qui, après un assez grand nombre d'années, rendrait strictement la
somme reçue, ne se libérerait pas réellement; car la valeur représentative
de l'argent décroît à mesure qu'augmente le capital national, et cette dé-
croissance'est même très rapide dans les temps de surexcitation industrielle.
Ainsi, une somme de vingt mille francs, due depuis vingt ans, et restituée
sans intérêts aujourd'hui , ne représenterait peut-être pas dix-huit mille francs
de la dette à son origine.
Dai)S les campagnes où les désirs sont bornés par l'impuissance de les sa-
tisfaire, on se résigne assez facilement à laisser sommeiller l'argent. Mais il
paraît que , dans les grandes villes, dans les foyers d'industrie , où le besoin
d'augmenter son bien-être entrelient chacun dans une préoccupation mala-
dive, l'emploi des capitaux est une difficulté de chaque instant pour les direc-
teurs de conscience. Quelques curés, au dire de M. Pvolhac, ont trouvé un
ingénieux moyen de réconcilier l'égiise avec le sens comnnm. Un prêta-t-il
été fait par un de leurs pénitens, ils exigent que celui-ci aille annuellement
trouver l'emprunteur, et lui fasse déclarer que les cinq francs qu'il donne
pour cent francs ne sont pas l'intérêt de la somme prêtée, mais un cadeau
qu'il veut bien faire par pure reconnaissance. La cour de Rome elle-même
crut se tirer d'affaire par un détour à peu près semblable. Un grand nombre
de prêtres français la sollicitaient de trancher les difficultés par une décision
souveraine : elle répondit en septembre 1830 qu'il ne fallait pas inquiéter
{non esse inquietandos) les confesseurs qui tolèrent le placement , pourvu
qu'ils soient disposés à se soumettre à la doctrine définitive de l'église. La
réponse était dictée dans un esprit de conciliation, et c'est elle pourtant qui,
(1) Secunda sccunds Summae Iheologicse doctoris ang«4ici, Thoraae Aquinatis. (Quest. 78,
art. I. )
ÉCONOMIE POLITIQUE. 727
en ces dernières années, a fait déborder des flots d'encre et de bile. Des
livres, des pamphlets dignes des beaux jours de la Sorbonne , ont remué toutes
les passions de séminaire. Un prêtre du diocèse de Bayeux a osé écrire dans
une brochure que la décision papale est xin oreiller mis sous la téie du pé-
cheur. Le doyen de la Faculté de théologie de Lyon, l'abbé Etienne Pages,
vient de publier un énorme volume, qui n'est pourtant que le discours pré-
liminaire d'une dissertaiion sur le prêt à intérêt, dans laquelle on prétend
rétablir les principes fondamentaux en matière d'usure , ébranlés, dit-on, par
les réponses récentes des congrégations romaines. Ce livre témoigne doulou-
reusement de cette préoccupation du clergé français qui croit sentir dans tout
jiiouvement social le souffle impur du protestantisme. L'horreur chroni.que
des innovations les mieux justifiées conduit parfois l'auteur jusqu'au grotes-
que. Par exemple, dans les cas de conscience qu'il se propose, il déclare,
d'après un théologien du siècle dernier, que le tuteur qui reçoit en dépôt de
l'argent pour son pupille , et qui est tenu , aux termes du Code , de représenter
l'intérêt légal de cet argent, ne peut pas même opérer un placement à terme;
mais, ajoute-t-il, il a la ressource d'entreprendre un commerce, et de faire
participer le mineur aux bénéfices. L'expédient n'est-il pas merveilleux ? A
l'avenir, le rentier, l'avocat , l'artiste , en acceptant une tutelle, s'empressera
de suspendre une enseigne à sa porte ! Cette solution , tout ingénieuse qu'elle
soit, ne restera sans doute pas sans réponse, car les hostilités ont été pous-
sées trop vivement jusqu'ici pour qu'on s'arrête en si beau chemin. Ainsi,
M. Nolhac, qui se fait distinguer dans la mêlée par sa courtoisie et une sorte
de parure littéraire, trouve moyen d'insinuer que M. l'abbé Pages, professeur
de morale, a imprimé sur un frontispice ces mots sacramentels : Avec appro-
baticn des supérieurs, bien que cette approbation de l'autorité diocésaine
n'ait pas été donnée ; il fait comprendre à d'autres prêtres qu'il est peu loyal
d'avoir changé du blanc au noir l'opinion imposante de l'abbé Bergier, dans
une réimpression du Dictionnaire ihéologique de cet auteur. D'autre part,
les rigoristes, qui ont l'avantage du nombre, s'inquiètent fort peu de couvrir
les termes, et c'est sur ce ton que l'un d'eux répond à un adversaire ; « Le
livre que je réfute est un libelle infâme qui porte avec lui sa malédiction , soa
opprobre et son ignominie. » En ces jours où l'aigreur des discussions poli-
tiques est si affligeante, on se consolerait, s'il était possible, à penser qu'il y
a plus da violence encore dans les débats d'un autre monde , lequel est tout
simplement le monde religieux.
Si une portion notable de la société refuse encore de se faire initier aux
mystères du crédif, chaque jour en revanche accroît le nombre des personnes
dont l'unique affaire est de méditer sur les propriétés de l'argent. On a si sou-
vent présenté le mouvement des capitaux comme un gage infaillible de pro-
spérité, que l'opinion publique est disposée à accueillir toutes les mesures qui
tendent à le précipiter. Il est hors de doute qu'une abondante circulation
est un bienfait, quand l'accélération s'opère graduellement et sans secousses,
quand c'est le débordement naturel de la richesse acquise qui apporte chaque
728 REVUE DES DEUX MONDES.
jour quelques flots de plus à ce courant qui fertilise les affaires. Mais toutes
les fois qu'il s'agit d'augmenter le capital circulant par une innovation systé-
matique, par la création de quelque nouveau signe représentatif, on ne saurait
procéder avec trop de réserve. Le financier, dont la vue dépasse rarement
une page de chiffres, peut crier au prodige, quand le total d'une opération
présente un bénéfice, qui parfois est nominal plutôt que réel; l'illusion lui
est d'autant plus facile, qu'il ne peut que gagner à ces viremens de fonds,
dont il est l'organe nécessaire. L'homme d'état aperçoit les choses d'un autre
point de vue. Il plane sur des groupes passionnés dont les intérêts sont en
opposition, et qui trop souvent s'obstinent à fermer les yeux sur leurs inté-
rêts véritables. Il sait que le contre-coup des moindres mouvemens finan-
ciers retentit profondément dans les niasses. I! ne lui suffit pas d'entrevoir
un accroissement de la fortune générale; il veut savoir si cette surabondance
tournera au profit de tous, ou si, répandue inégalement, elle ne doit pas
déterminer une surexcitation en quelques parties, et un appauvrissement
douloureux dans les autres. On conviendra que les problèmes de cet ordre
méritent réflexion, et qu'ils se compliquent de tant de circonstances, qu'on
ne saurait les résoudre par les seules affirmations des économistes. Qu'on ne
nous prête pas pour cela le ridicule de repousser tous les plans de réforme
financière; nous avons foi au contraire à de prochaines et urgentes amélio-
rations. Nous voulons seulement rappeler qu'un gouvernement manquerait
à son premier devoir, à la prudence qui conserve, s'il n'attendait pas pour
admettre les pions de cette nature que la méditation les ait conduits à la plus
parfaite maturité.
Ces réflexions nous sont suggérées par plusieurs brochures qui rendent
l'administration responsable du tort qu'elle fait au pays en retardant la mise
en œuvre de plusieurs belles découvertes financières. Nous avons regretté
que cette disposition conduisît parfois jusqu'au ton du pamphlet un livre,
fort digne d'ailleurs d'être pris en considération. Sous ce titre : Des banques
dèpartemenialcs en France (1), M. le comte d'Esterno, chargé par des capi-
talistes de Dijon de poursuivre auprès du gouvernement l'autorisation de
fonder une banque locale, a publié un mémoire où il signale l'influence des
établissemens de ce genre sur les progrès de l'industrie, et propose les me-
sures qu'il croit les plus favorables à leur propagation. D'après les principes
en vigueur aujourd'hui, une banque provinciale ne doit pas étendre la sphère
de ses opérations au-delà de la ville où elle est établie, et il lui est interdit
de se mettre en communication avec les banques semblables. Ainsi se trouve
constitué un privilège en faveur des grandes places de commerce qui seules
peuvent alimenter un comptoir commun par le mouvement de leurs propres
affaires (2). Or, les villes secondaires se plaignent avec raison d'un système
(1) i vol. in-8", chez Renard , rue Sainle-Anne, 71.
(2) Sept villes seulement se sont trouvées jusqu'ici dans les conditions requises : Bordeaux ,
Rouen , Nantes, Lyon , Marseille, Lille et Le Havre.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 729
qui tend à perpétuer leur infériorité, en les privant des ressources du crédit.
Amiens, Toulouse, Orléans, Chartres et Dijon sont en instance pour ob-
tenir une dérogation aux réglemens, et c'est le représentant de cette der-
nière ville qui porte la parole dans l'intérêt commun. Selon M. d'Esterno ,
une banque devrait être accordée, non pas à une ville, mais à une circon-
scription territoriale. Le sol devrait être réparti en vingt ou trente régions
financières, dont les limites seraient tracées, non pas d'après les divisions
administratives, mais seulement par les exigences du commerce et par l'affi-
nité des intérêts. Chacune de ces banques serait pourvue d'un capital effectif
de 2 à 10 millions, selon l'importance des services qu'on attendrait d'elle. En
outre, liberté lui serait laissée d'ouvrir des comptes courans, et de payer
intérêt aux sommes versées dans sa caisse. Des communications établies gé-
néralement permettraient à chaque banque de prendre du papier sur les
places situées dans le ressort des autres banques , et de le faire encaisser par
ces dernières. Enfln , toute banque recevrait à bureau ouvert les billets de ses
correspondantes, et donnerait les siens en échange. On prévoit les objections
de l'autorité; elles sont dictées par une prudence rigoureuse, mais salutaire.
L'agglomération de plusieurs villes, réunies par un organisme financier, pour-
rait constituer à la longue de petits apanages féodaux , sous la dépendance
des grands capitalistes; des intérêts de localité pèseraient sans cesse sur les
ressorts de la politique nationale. Si les banques provinciales payaient un
intérêt pour les sommes déposées, ce que ne fait pas la banque de France,
et devenaient, selon l'expression de IM. d'Esterno, la caisse d'épargne des
gens aisés, elles absorberaient tout le capital flottant, et seraient ainsi plus
nuisibles qu'utiles à la circulation. La faculté d'augmenter au besoin le fonds
de réserve par des emprunts effacerait du code des banques l'article qui
fait toute leur force, celui qui leur interdit toute spéculation chanceuse.
Admettre l'échange mutuel des billets, ce serait établir entre toutes les caisses
une solidarité fâcheuse et communiquer nécessairement à tout le territoire
les inquiétudes d'une crise locale. L'inconvénient qui domine tous les autres,
est de diviser tellement le droit de battre monnaie, que l'émission échappe
au contrôle du gouvernement.
Au surplus , la discussion qui ne tardera pas à s'ouvrir dans les chambres
à l'occasion du renouvellement des privilèges de la Banque de France, déci-
dera du sort des banques départementales. II est un point vers lequel tendent
toutes les opinions désintéressées. Le meilleur système est celui qui fera de
l'état , sinon le garant , au moins le régulateur suprême du crédit. Il doit
veiller à ce que les banques ne soient pas une machine absorbante à l'usage
des actionnaires, et faire en sorte qu'elles fonctionnent pour l'utilité du plus
grand nombre, nous voudrions pouvoir dire de tous : malheureusement, il
y a une limite en dehors de laquelle leur action se fera bien difficilement
sentir. M. d'Esterno répète, après beaucoup d'autres, que des comptoirs
d'escompte d'un accès facile chasseraient de nos campagnes l'usure , ce
fléau qui les dévore. Oublie-t-il ce qu'il a dit avec raison quelques pages plus
730 REVUE DES DEUX MONDES.
haut, que rintérét de l'argent se compose du loyer de cet argent, et de la
prime d'assurance que le prêteur proportionne toujours à la chance de perte
qu'il croit courir? Or, l'abondance des capitaux ne peut abaisser que le pre-
mier élément de l'intérêt, le loyer. Les sacrifices commandés à l'emprun-
teur seront toujours mesurés sur ses ressources apparentes. Voyons, d'après
M. d'Esterno lui-même, comment l'usure se pratique dans les campagnes.
— « Un homme a besoin d'une mesure de blé valant 5 francs ; il n'a pas d'ar-
gent pour la payer : l'usurier la lui vend 6 francs, et lui accorde un mois de
terme. C'est 20 pour 100 d'intérêt pour un mois, ou 240 pour 100 par an.
Le terme arrivé, le débiteur ne peut payer en argent, mais il possède une
armoire de 9 francs, que l'usurier accepte en paiement et qui lui procure un
nouveau bénélice de GO pour 100 pour un mois, ou 720 francs par an, qui,
réunis aux 240 exigés précédemment, donnent un total de 9G0 pour 100. »
— Ce triste calcul est des plus justes; mais quand chaque ville aurait un
comptoir aussi bien pourvu que celui de Lyon , l'usurier paierait 3 pour 100
l'argent qu'il n'obtient aujourd'hui qu'à raison de 5, et il ne continuerait pas
moins à rançonner le paysan qui n'aura jamais du papier à trois signatures à
présenter à l'escompte. Les établissemens de crédit public serviront indirec-
tement la classe ouvrière; mais pour qu'ils portassent tous leurs fruits, il
faudrait qu'ils se combinassent avec quelque réforme constitutionnelle de
l'industrie.
L'énorme privilège que possèdent les capitaux mobiles de multiplier leur
action , en se faisant représenter par le papier, est devenu une cause de ja-
lousie de la part des propriétaires du capital immobilier. Cette disposition a
enfanté plusieurs brochures dans lesquelles on propose des moyens de com-
muniquer à la propriété foncière cette qualité représentative, c'est-à-dire que
les immeubles eux-mêmes formeraient un fonds de réserve plus solide en-
core, assure-t-on, que le gage métallique des banques, et que leur valeur
représentée en papier, dans des proportions tracées par la prudence, serait
jetée dans la circulation. Un projet conçu d'après ces données a subi derniè-
rement la censure de l'Académie des sciences morales et politiques. On a
répandu encore un Mémoire sur le droit et V instUniion du crédit foncier.
L'auteur, M. P. Petit, n'est pas de ceux qui paraissent ignorer qu'une valeur
se déprécie par sa propre abondance, et précipite toutes les autres dans son
avilissement. La presse, qui multiplie les billets, n'opère pas à ses yeux le
grand œuvre. Il prétend démontrer seulement que la propriété foncière pour-
rait trouver dans les ressources du crédit les moyens de s'améliorer elle-
même, et d'atténuer les charges qui pèsent particulièrement sur elle. C'est
renfermer le problème dans les termes de la raison et de l'équité. Nous n'en-
treprendrons pas, toutefois, l'analyse des opérations conseillées par M. Petit.
Le langage qu'il emploie est si obscur, que nous n'oserions pas même répondre
d'avoir saisi parfaitement son idée première. Qu'il se persuade bien que ses
convictions ne pourront jamais prévaloir, s'il ne fait pas effort pour les ex-
poser d'une façon plus intelligible.
ÉCONOMIE POLITIQUE. 731
Ce qui est beaucoup plus difficile que de multiplier les capitaux , c'est de
leur faire prendre une direction utile aux intérêts communs. La frénétique
envie de brusquer la fortune, afin de se reposer au plus tôt dans la jouissance,
précipite toutes les ressources du pays dans les spéculations industrielles. Le
travail agricole, dont la récompense est certaine, mais modeste et chèrement
achetée, ne sait pas parler la langue séduisante de l'agiotage. C'est un fait
tristement avéré : l'agriculture, qui devrait être pour la France ce qu'est pour
l'Angleterre le roulement de ses métiers , ne peut pas obtenir chez nous les
moyens de développer les richesses du sol ; et quoique favorisée par toutes
les conditions physiques, elle ne peut combattre la concurrence étrangère
qu'en sollicitant des prohibitions , au détriment des consommateurs. Après
avoir entrevu cette tendance de l'activité française , on interroge avec anxiété
l'histoire des peuples qui ont développé leur puissance par la fabrication ma-
nuelle et les entreprises commerciales. C'est le sentiment que nous avons
éprouvé en ouvrant un livre imprimé à Bruxelles et répandu en France: De
l'Indusirie en Belgiqtie, cavscs de décadence et de prospériic , par M. Bria-
voine (1). L'aptitude des Belges pour les arts utiles est, en quelque sorte,
instinctive. L'usage de la monnaie, antérieur à l'invasion romaine, prouve
que les objets fabriqués dans le pays, comme les armes de luxe et les étoffes,
donnaient lieu déjà à des transactions conunerciales. Domptés par César, les
Belges s'approprient, avec une dextérité qui frappe le conquérant lui-même,
les procédés romains. Bientôt ils ont fait de leurs vainqueurs des tributaires.
Sous les empereurs , les grandes villes de la Gaule-Belgique , Tongres , Maës-
trioht. Bavai, Tournay, Cambrai, exportent pour l'Italie des draps, des
toiles de lin pour l'habillement et pour la marine, des fers travaillés, des
chairs salées et fumées. Ces villes, plusieurs fois saccagées pendant le déchi-
rement de l'empire romain , se relèvent toujours de leurs ruines : sous les
premiers chefs de race franque, Tournay devient résidence royale. Le suc-
cesseur de Charlemagne entre en comptes avec une compagnie de négocians
brabançons, et lui fournit des vaisseaux pour un commerce d'échanges aveo
l'Angleterre, l'Espagne, l'Egypte et tout l'Orient. Les institutions du comte
Baudouin III, qui régna sur les Flandres de 958 à 965, ont posé les fonde-
mens d'une politique que ses successeurs ont constamment agrandie , et qui
explique la prospérité croissante du pays. M. Briavoine attribue encore à ses
compatriotes les résultats économiques des croisades. « Aux Belges, dit-il,
mais sans appuyer ce qu'il avance , l'honneur d'avoir dérobé aux Orientaux
leurs secrets chimiques ou mécaniques , l'art de filer et de tisser le coton , de
construire les moulins à vent, de fabriquer des tapis. » En 11G4 , l'association
de Bruges et d'Anvers à la ligue anséatique fait de ces deux villes les en-
trepôts de tous les échanges entre le nord et le midi de l'Europe. Au com-.
mencement du xiii'^ siècle , le comte Baudouin IX , élu par les croisés em-
pereur de Constantinople , profite d'un instant de règne pour assurer à ses
(<) Dépôt à Paris , chez Cli. Gossclin , rue Saint-Germaiti-des-Prés , 9.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
compatriotes des avantages dans les ports et les marchés du Levant. A partir
de cette époque jusqu'au milieu du xvi*' siècle , les villes belges , par leur
splendeur, par leurs rivalités sanglantes , par leurs dissensions intestines ,
rappellent les opulentes cités italiennes du même temps. En 1360, Louvain
occupe , dans trois à quatre mille fabriques de draps, environ cent vingt mille
ouvriers. Ypres et Bruges n'ont pas moins de puissance. Mais ces trois villes
sont tour à tour écrasées par Gand , qui se glorifie de ses quatre-vingt mille
citoyens en état de porter les armes, mais où l'on compte quatorze cents
homicides en dix mois dans les seuls lieux de débauche. « Bruges a des pri-
vilèges, dit M. Briavoine, elle s'oppose à ce qu'on en accorde de semblables
à l'Écluse; l'Écluse, de son côté, se croit en possession de la mer et veut en
refuser l'usage à Bruges : de part et d'autre on court aux armes. Ypres soup-
çonne Poperinghe de contrefaire ses étoffes : les tisserands de la ville d'Ypres
vont détruire Poperinghe. Pour des questions de navigation ou de métier, on
voit Malines se soulever contre Bruxelles, Anvers contre Malines , Bruges
contre Anvers ! » Néanmoins l'industrie répare , comme par enchantement ,
tous les maux qu'elle suscite. Une ville saccagée un jour reprend son éclat le
lendemain. S'il était permis d'établir un calcul sur les affirmations d'un con-
temporain, Anvers, au xvi'' siècle, aurait reçu annuellement dans son port
soixante mille navires, fournissant en total quinze cent mille tonneaux, c'est-
à-dire le double des chargemens qui arrivent présentement à Londres. Mais
qu'on tourne la page, et on entre, à la suite de l'auteur, dans une période
qu'il intitule : Epoque de décadence! Ces tristes et douloureuses transitions,
qui sont fréquentes dans l'histoire des peuples spécialement adonnés à l'in-
dustrie , sont des leçons qu'on ne saurait trop méditer. M. Briavoine se livre
à ce sujet à des considérations judicieuses, que nous ne reproduirons pas ici
dans la crainte de les affaiblir, en les séparant des détails qui les confirment.
D'ailleurs cette partie de sa tâche n'est pas entièrement remplie. Un second
volume, qui doit paraître prochainement, sera consacré à l'examen des insti-
tutions commerciales et de la situation présente de la Belgique.
La remarquable narration qui remplit la première partie de ce volume
conduit à un exposé méthodique des découvertes ou des applications les plus
importantes réalisées depuis cinquante ans. Pour faire la part de son pays ,
l'auteur est souvent obligé de constater les résultats obtenus en Angleterre
et en France , ce qui généralise l'intérêt. La plupart des articles laissent dé-
sirer néanmoins des détails plus précis. La production et la vente sont trop
rarement évaluées en chiffres. Par exemple, un point sur lequel des renseî-
gnemens exacts eussent été fort désirables, est traité par l'auteur avec une
discrétion dont plusieurs de ses compatriotes lui sauront gré. « Les expor-
tations en librairie, dit-il, consistent en réimpressions d'ouvrages français
et anglais , que les libraires éditeurs livrent au commerce généralement à
50 pour 100 au-dessous des prix de Londres et de Paris, et quelquefois plus
bas encore. Ce commerce a été commencé en 1817, et prend d'année en
année une activité qui donne lieu à une progression croissante. » Des docu-
ÉCONOMIE POLITIQUE. 733
mens officiels et récens sur les chemins de fer méritent d'être résumés ici, car
ils ont pour notre pays un intérêt de circonstance. La dépense présumée de
l'exploitation a été évaluée, pour 1838, à 3,420,000 francs; les recettes pré-
sumées de la même année ont été inscrites au budget pour 4,850,000 francs.
A ce compte, un bénéfice de 1,430,000 francs eût couvert rigoureusement
l'intérêt et l'amortissement de la somme engagée. Suivant ces prévisions,
l'état devait doter le public d'un système de communication sans surcharger
les contribuables. Mais , d'après le résultat des dix premiers mois , la recette
de 1838 a dû être inférieure à l'évaluation d'au moins 25 pour 100. Ainsi,
l'opération, comme placement de fonds, laisserait un déficit considérable,
quoique les travaux eussent été conduits avec économie , que la configuration
du sol n'eût pas exigé les travaux dispendieux qui seront trop souvent néces-
saires en France , et qu'il n'y eût encore une double voie que depuis Bruxelles
jusqu'à Anvers. On attribue ce mécompte au bas prix des tarifs (1), qui cepen-
dant, d'après les probabilités économiques, aurait dû augmenter jusqu'à
compensation le nombre des voyageurs. La dépense des travaux exécutés
jusqu'ici , sur une longueur de deux cent vingt mille mètres , s'élève environ
à 26 millions de francs ; elle doit dépasser 80 millions , quand le système sera
complété. « C'est alors , dit M. Briavoine , que se présentera l'alternative de
savoir si le tarif des voyageurs peut être maintenu au taux primitif, ou si le
service de cette vaste exploitation doit être rendu à l'industrie. » Nous n'en-
trevoyons pas quel pourrait être l'avantage de ce dernier expédient. Les offres
d'une compagnie particulière seraient toujours mesurées au bénéfice possible,
et la perte ne retomberait pas moins à la charge du premier entrepreneur,
c'est-à-dire de l'état.
Quels que soient les risques financiers de l'établissement des chemins de
f.r, toutes les nations européennes en doivent prendre leur parti. L'applica-
tion de la vapeur aux moyens de transport est une révolution commencée
dont rien ne saurait détourner le cours. Les conséquences sociales de cette
révolution offrent un inépuisable sujet de conjectures. On sait qu'elles ont
inspiré à notre Académie des Sciences morales et politiques un programme
de concours ainsi formulé : — Quelle peut être, sur l'économie matérielle, sur
la vie civile , sur l'état social et la puissance des nations , l'influence des forces
motrices et des moyens de transport qui se propagent actuellement dans les
deux mondes ? — C'est pour répondre à ces questions que M. Pecqueur a
écrit deux gros volumes intitulés : Des Inicréts du Commerce, de l'Industrie
et de l'Agriculture , sous l'injhœnce des applications de la vapeur (2). Cetra-
(1) Les prix sont, en effet, minimes. De Bruxelles à Anvers, la distance est de 41,000 mètres,
environ neuf lieues. Le prix est de 3 fr. 50 cent, pour les berlines, de 5 fr. pour les dili-
gences, de 2 fr. pour le cliar-à-bancs, de \ fr. 25 cent, pour les waggons. Parmi les voyageurs
qui ont parcouru cette distance en 1837, on en compte soixante-huit sur cent qui ont pris
les waggons, et n'ont payé conséquemment que 1 fr. 25 cent, ou 14 cent, par lieue.
(2) 2 vol. in-8o, 16 francs, chez Dcsessart, rue des Beaux-Arts , 15.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
vail a été couronné. L'Académie n'a pas accepté toutefois la solidarité des
doctrines et des conjectures de l'auteur. Elle a voulu seulement, a dit son
rapporteur, récompenser des efforts consciencieux , un méi'ite réel , et non
pas délivrer un brevet de certitude à cet avenir qui nous est promis par une
imagination audacieuse. M. Pecqueur a donné un honorable exemple de
probité littéraire en rappelant lui-même dans sa préface les réserves de ses
juges, et en indiquant les passages qui , ajoutés après coup au mémoire pri-
mitif, n'ont pas subi l'épreuve académique. Il serait permis de croire que
l'auteur a traversé toutes les écoles sociales qui ont entrepris, en ces der-
niers temps , la conquête de l'avenir. Hâtons-nous de dire qu'il n'emprunte ,
5 des systèmes souvent hasardés, que leurs élémens généreux et féconds;
aux saint-simoniens, le respect pour l'intelligence et la sympathie pour les
travailleurs; à Fourier, ses vues ingénieuses d'économie domestique; aux
humanitaires , leur progressivité indéfinie; aux orthodoxes, la loi divine du
dévouement et de la fraternité universelle. Toutes ces doctrines se sont mises
à la recherche de quelque théorie d'association , unique remède qu'elles aient
entrevu au déchirement qui menace de mort les sociétés. Or, les machines à
vapeur et les chemins de fer, qui , dans l'opinion de M. Pecqueur, doivent
opérer forcément la concentration et le classement des intérêts, sont salués
dans son livre comme des agens providentiels. Suivons son calcul. 11 y a
cinq ans, les machines employées en Angleterre représentaient la force de
2,321,560 chevaux; en France, celle de 1,78.5,500; en Prusse, celle de
914,985. Le travail d'un cheval équivaut, terme moyen , à celui de 5 hommes.
Il s'ensuit que les machines ont créé une force qui ajoute à celle des travail-
leurs existans l'action de 12 millions d'hommes en Angleterre, de 9 millions
en France , de 4 millions et demi en Prusse. Toutes les contrées tendent
à se donner des auxiliaires du même genre. Ces ouvriers muets fonction-
nent avec une économie , une prestesse , une régularité désespérante pour
la main humaine. Dans la guerre commerciale , ils assurent la victoire à ceux
qui les mettent en œuvre, c'est-à-dire aux gros capitaux. 11 faudra donc que
les petits producteurs , s'ils ne veulent pas retomber dans la classe des sala-
riés, se rapprochent et se concertent pour la fabrication en grand, à l'aide
des plus puissantes machines. Les coups mortels ont été portés par Watt et
Stephenson. Le travail capricieux et solitaire se débat dans l'agonie; il fera
place à des groupes réunis étroitement par un même intérêt, éclairés par un
commun foyer de lumière; leur loi constitutionnelle sera la commandite,
organisée de telle sorte, que le plus faible capital puisse s'y associer et entrer
en participation des chances favorables.
Le système des sociétés industrielles, par petites actions, tend en effet à
prévaloir; mais c'est précisément parce qu'on nous a accoutumés à cette
vague attente d'une transformation sociale, qu'on aimerait à connaître les
conséquences imminentes, les douleurs prochaines de la transition. M. Pec-
queur a éludé complètement cette difficulté de son sujet ; son lecteur se
trouve transporté dans un nouveau monde , sans savoir comment il y est
ÉCONOMIE POLITIQUE. 735
arrivé. Dans ce monde , la population est innombrable et sollicitée sans relâ-
che au légitime accroissement, par l'augmentation continuelle des produits
agricoles, par la possibilité d'utiliser tous les bras. Là se trouvent des villes
immenses, bien dessinées, élégamment bâties , assainies et égayées par des
massifs d'arbres; les maisons ont jusqu'à huit étages-, pour l'économie du
temps , chaque industrie est condensée dans un quartier. Dans la ville, plu-
sieurs associations commerciales sont en contact; la commune rurale est
formée d'une seule société en commandite, par petites actions; on y produit
en commun et l'on consomme aussi en commun , en ce sens que le même
appareil domestique et culinaire sert à préparer la nourriture de tous. Mais
on n'est pas pour cela privé des plaisirs de l'intimité; chacun peut emporter
sa part et mettre la nappe chez soi. — « Voici donc , s'écrie M. Pecqueur dans
son enthousiasme prophétique , voici l'armée des producteurs , chefs et ou-
vriers, tout à l'heure dispersée, anarchique, confuse, fonctionnant deux à
deux ou dix à dix dans d'obscurs ateliers : les voici groupés par cent, deux
cents, quatre cents et huit cents dans de vastes établissemens, soumis à une
ponctualité dans le service, à une perfection dans l'œuvre, à une unité
d'action et de direction , à un ensemble que rien ne rappelle dans le méca-
nisme du travail et de la production de nos jours! » — Ce que nous admirons
surtout , c'est le merveilleux système de communication qui relie ces divers
centres d'activité. Non-seulement les grandes villes sont rattachées les unes
aux autres par des lignes entretenues et exploitées par l'état, et correspon-
dant aux routes royales des âges barbares, du xix""^ siècle par exemple;
mais la richesse générale permet à la population de chaque village de rem-
placer les chemins vicinaux et communaux par de petits chemins de fer,
rayonnant sur chacun des sept ou huit principaux points de la circonférence
du territoire communal, avec de petits embranchemens çà et là, pénétrant
à droite et à gauche dans les champs. — « Par là, dit l'auteur, sera trouvé le
moyen , tout simple, de diminuer le dur labeur des populations agricoles, et
de couvrir tout le globe d'un vaste réseau de chemins de fer de toutes dimen-
sions, en dehors duquel pas une seule agglomération de population ne sera
laissée. Il y a plus , ajoute-t-il deux pages plus loin , il n'est pas impossible
que cette généralisation de la vapeur ne s'arrête qu'à la dernière limite, qui
serait de desservir même les rues, et toutes les rues de toute ville, de tout
village, comme font aujourd'hui les chariots, les chevaux et les pavés. » —
Aussi, dans ce monde nouveau, les distances sont rapprochées comme par
magie : Rouen est à Sèvres, Pieims à Pantin , Strasbourg à Meaux , Perpi-
gnan à Pithiviers; Saint-Pétersbourg vient prendre place à Valenciennes,
Bruxelles à Senlis, Rome à Sens, Madrid à Orléans; et Londres?... il est
quelque part entre Gisors , Beaumont et Chantilly. Dans ce monde , l'échange
continuel des produits locaux est si facile et si rapide , que chaque pays par-
ticipe au bien-être de tous les autres. On entend dire : Je vais à Bagdad , à
Ispahan , à Péking , comme on disait autrefois : Je vais à Périgueux ou à
Mulhouse ; au départ , on prend chez un banquier une lettre de crédit pour
736 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque bonne maison du Japon ou de la Tartarie. Tous les hommes du
globe sont en mouvement ; le frottement continuel efface toutes les nuances ;
la communauté d'idées et d'intérêts s'établit et amène enfin le règne divin
de la fraternité universelle !
Le tableau est à coup sûr fort séduisant. L'auteur paraît si convaincu , ses
croyances sont si généreuses, que beaucoup de lecteurs le suivront avec un
plaisir très réel dans cet avenir où son imagination s'élance, au risque même
de s'y égarer avec lui. Mais il se pourrait faire que des esprits plus exigeans
préférassent à ce magnifique ensemble de chemins de fer qui apparaît dans
un vague lointain, quelques avis qui conduisissent à la reprise des travaux
aujourd'hui entravés. Ils demanderont peut-être si ces innombrables actions
industrielles, représentant la richesse du monde entier, ne deviendraient pas
pour quelques-uns l'objet d'un dangereux agiotage; si la concurrence collec-
tive ne succéderait pas à la concurrence individuelle, et si, par la concentra-
tion et l'équilibre des forces , on ferait autre chose que de substituer la guerre
générale au duel pai'ticulier.^ Au lieu d'opérer une répartition plus équitable
de la fortune publique, ces machines qui remplacent des milliers de bras , ces
armées de travailleurs qu'un homme riche peut faire sortir de son coffre-fort,
ces chemins de fer qui permettent au grand fabricant de s'adresser sans in-
termédiaire au consommateur, ne préparent-ils pas le règne de quelque aris-
tocratie de comptoir? Il en serait ainsi, M. Pecqueur l'avoue, si on laissait
prévaloir chez nous les théories anglo-américaines, « qui tendent à créer des
ouvriers machines, à emplir les cités de prolétaires dénués, à engendrer et à
perpétuer le paupérisme légal si l'abandon des travaux d'utilité publique
à de grandes compagnies exposait les nations au monopole du transport et
des voies de communication, ou aux dîmes onéreuses des péages et des ta-
rifs. » M. Pecqueur se rassure pour le compte de la France en songeant aux
institutions civiles qu'elle a conquises et à la diffusion des lumières. Mais la
garantie est-elle suffisante? Selon nous, l'abolition des substitutions, du droit
d'aînesse et de la main-morte, ne rend impossible que la résurrection de la
féodalité ancienne, qui avait ses racines dans le sol : si l'avenir devait enfanter
quelque nouvelle aristocratie, elle serait assurément de constitution diffé-
rente, et tirerait sa principale force du capital mobile et de l'arsenal du
crédit. Il est vrai encore que des populations instruites ne se laisseraient pas
facilement maîtriser; mais précisément cette résistance de leur part à un fait
qui s'accomplirait fatalement perpétuerait dans la société les tiraillemens et
le désordre. Il ne nous parait donc pas démontré que la substitution de la
vapeur aux forces vivantes, que la rapidité des communications doivent in-
failliblement ramener rage d'or. Cette révolution sera, comme toutes les au-
tres , heureuse et féconde , à condition d'être contenue dans de sages limites
par des guides clairvoyans. Au surplus, la sévérité toucherait au ridicule, si
on reprochait à M. Pecqueur de n'avoir pas répondu par des solutions inat-
taquables à tous ces grands problèmes de l'avenir. Il lui reste assez d'autres
élémens de succès. Son livre a du piquant dans la partie audacieusement
ÉCONOMIE POLITIQUE. 737
prophétique, et un mérite solide dans quelques thèses d'économie politique,
comme la mobilisation de la propriété foncière, le morcellement du sol, les
salaires, et particulièrement les banques et institutions de crédit, chapitre
remarquable , complété par une note fort développée et qui mérite attention.
En un mot, quoique l'ouvrage, dans son ensemble, ne réponde pas parfaite-
ment aux engagemens positifs du titre, il ne sera pas lu sans profit par les
personnes intéressées à la prospérité du commerce, de l'industrie et de
l'agriculture.
En groupant les ouvrages dont nous venons de rendre compte, le hasard
nous a fait assister aux embarras de plusieurs âges ; il nous a fait toucher les
côtés épineux de plusieurs systèmes. Cette expérience conduit naturellement
à une dernière réflexion. La politique, telle qu'elle a cours en France, a dé-
posé dans les esprits des germes irritans, qu'on voit à certaines époques se dé-
velopper comme par contagion. A ceux qui redoutent les crises de ce mal , pour
le pays et pour eux-mêmes , nous enseignerons un remède : qu'ils s'appliquent
de bonne foi à l'étude des affaires positives. Dès qu'on peut pénétrer dans l'or-
ganisation des siècles antérieurs et se représenter le sort qu'on y eût trouvé,
on se résigne assez facilement à vivre dans ce pauvre xix^ siècle, si noir qu'on
le fasse. Il est bon d'entrevoir dans le spectacle du passé tout ce qu'il faut de
temps et d'efforts pour opérer au sein d'un peuple le classement des condi-
tions et l'équilibre des intérêts ; pour ordonner le moindre des services pu-
blics; pour faire sortir d'une controverse le jet lumineux qui frappe et viviûe
les opinions. On souffre moins alors de la fièvre du progrès; on sait résister à
des impatiences de malade. On ne cesse pas pour cela de poursuivre les amé-
liorations exigées par le présent; mais, comme on a mesuré les difficultés de
la tâche, on ne refuse plus l'indulgence à ceux qui ont charge de l'accomplir.
On tient moins aux professions de foi, beaucoup plus aux actes. On prend en
pitié, et cette guerre systématique qui n'est pas autre chose qu'une batterie
d'aveugles, et cette polémique qui ne sait que mettre deux personnes en ba-
lance , qui s'occupe toujours des instrumens; de l'œuvre, jamais ! On rougi-
rait surtout de grossir cette foule qui place niaisement toutes les chances du
pays sur une seule tête , semblable à ces gens qui , autour d'un tapis vert et
regardant une partie sans la comprendre , parient pour un joueur sur la
vague idée qu'ils se font de son bonheur ou de son adresse. Heureusement
que de jour en jour il devient plus facile de s'éclairer sur les intérêts nationaux.
Des documens officiels, des travaux particuliers qui épuisent successivement
les questions générales, complètent la leçon qui ressort du spectacle des évè-
nemens. Que les hommes de bonne foi, et c'est le plus grand nombre, entre-
prennent sincèrement leur éducation politique. Quel que soit leur point de
départ , ils s'étonneront bientôt de se rencontrer sur un même terrain , et d'y
former, par leur réunion, une force assez imposante pour commander le
silence à tous les égoïsmes, et pour entamer l'œuvre de l'avenir avec calme
et dignité.
A. C.-T.
TOME XVII. 47
POÈTES
ET
DE LA FRANCE.
XXXII.
Madame «le CSBarrîère.
Est-ce de la critique que nous faisons en esquissant ces portraits?
il y a des personnes qui le croient, et qui veulent bien nous plaindre
de nous y absorber ou dissiper. D'autres qui sont pour la critique au
contraire , et qui nous la conseilleraient fort , en contestent le titre
à ces essais et doutent de la rigueur du genre. Nous-même, avouons-
le, nous en doutons. Pour nous, en effet, faut-il le trahir? ce cadre
où la critique, au sens exact du mot , n'intervient souvent que comme
fort secondaire, n'est dans ce cas-là qu'une forme particulière et
accommodée aux alentours, pour produire nos propres sentimens
sur le monde et sur la vie , pour exhaler avec détour une certaine
poésie cachée. C'est un moyen quelquefois, au sein d'une Revue
grave, de continuer peut-être l'élégie interrompue. Si nous réussis-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 73&
sions à souhait et selon tout notre idéal , un bon nombre de ces ar-
ticles médiocrement sévères et de ces portraits ne seraient guère
autre chose qu'une manière de coup d'œil sur des coins de jardins d'Al-
cibiade, retrouvés, retracés par-ci par-là, du dehors, et qui ne de-
vraient pas entrer dans la carte de l'Attique : cette carte, c'est, par
exemple, l'histoire générale de la littérature, telle que la professait
ces années précédentes, et que l'écrira bientôt, nous l'espérons, notre
ami Ampère, ou quelqu'un de pareil. En choisissant avec prédilection
des noms peu connus ou déjà oubliés, et hors de la grande route
battue, nous obéissons donc à ce goût de cœur et de fantaisie qui fait
produire à d'autres, plus heureux d'imagination, tant de nouvelles et
de romans. Seulement nos personnages, à nous, n'ont rien de créé ,
môme quand ils semblent le plus imprévus. Ils sont vrais , ils ont
existé; ils nous coûtent moins à inventer, mais non pas moins peut-
être à retrouver, à étudier et à décrire. Il résulte de ce soin même
et de ce premier mystère de notre étude avec eux , que nous les ai-
mons, et qu'il s'en répand un reflet de nous à eux, une teinte qui
donne à l'ensemble de leur figure une certaine émotion : c'est sou-
vent l'intérêt unique de ces petites nouvelles à un seul personnage.
En voici un encore vers lequel le hasard nous a conduit, et auquel
une connaissance suivie nous a attaché.
Horace aime à poser sa Vénus près des lacs d'Albane en marbre
blanc, sous des lambris de citronnier : sub trabe citred. Volontiers,
certains petits livres , nés de Vénus et chers à la grâce , se cachent
ainsi parfumés dans leurs tablettes de bois de palissandre. Pour qui ,
il y a vingt ans, a jeté parfois un œil curieux, dans une attente chérie,
et a promené une main distraite sur quelqu'un de ces volumes pré-
férés, rien de plus connu que Caliste ou Lettres écrites de Lausanne^
rien ne l'est moins que l'auteur. C'est de lui que j'ai à parler.
Au titre de l'ouvrage , on croirait l'auteur de Lausanne même ou
de la Suisse française. M"^ de Charrière y habitait , mais n'en était
pas. Son nom est à ajouter à cette liste d'illustres étrangers qui ont
cultivé et honoré l'esprit français, la littérature française, au xyiii"^
siècle, tels que le prince de Ligne, M""" de Kriidner. Elle était Hol-
landaise; il faut oser dire tous ses noms.
M"'= I.-A.-E. van Tuyll van Serooskerken van Zuylen était fille des
nobles barons ainsi au long dénommés. On l'appelait Belle de son
prénom , abréviation d'Isabelle ou d'Arabelle. J'ai eu entre les mains
nombre de lettres d'elle à sa mère et à une tante , dans l'intervalle
des années 1760-1767. Elle n'était pas mariée à ces dates; elle pou-
T40 REVUE DES DEUX MONDES.
\mt avoir vingt ans environ en 1760. Elle passe sa vie dans la haute
société hollandaise, ses étés à la campagne, à Voorn , à Heer, à Arn-
hem; elle écrit à sa mère toujours en français, et du plus leste : c'est
sa vraie langue de nourrice. Elle lit avec avidité nos auteurs. M"'' de
Sévigné , la Marianne de Marivaux , môme l'Écossaise de Voltaire ,
ces primeurs du temps ; le Monde moral de Prévost , qu'elle appelle
cf une sorte de roman nouveau et très bien écrit , sans dénouement
encore : aussi est-ce moins une intrigue que des réflexions sur di-
verses histoires détachées ; il y a du riant et du tragique, de la finesse
et de la solidité dans les remarques. Il m'en coûte toujours un peu,
ejoute-t-elle, au sortir de ces lectures, d'en venir à relire, comme
je voulais faire cette fois, Pascal et Dubos. »
Aux grandes tantes, aux grands parens respectables (quand il vient
d'eux quelque lettre), on l'avertit qu'il faut répondre en hollandais.
(( Je me suis hâtée, dit-elle, de le faire du mieux que j'ai pu. Les
H W Gh n'y sont pas épargnés , non plus que les T K. » Elle se
moque juste comme Boileau en son temps faisait du Whal ou du
Leck :
Wurts... Ah! quel nom, grand Roi, quel Hector que ce Wurts!
Elle peint au naturel et avec enjouement la société hollandaise
d'alors (1) , comme eût fait une Française détachée de Paris et qui
aurait noté à livre ouvert les ridicules et les pesanteurs : « Hier, nous
jouîmes des plaisanteries d'un jeune Amsterdammois. » Et les demoi-
selles nobles à marier, elle oublie qu'elle l'est et qu'elle n'aura que
peu de dot ; elle s'égaie en attendant :
«Faites, je vous prie, mes complimens à cette freide. Ne trouverait-elle
point, comme M™'' Ruisch, que pendant un temps si pluvieux, où l'on ne
sait que faire, il faudrait, pour s'amuser, se marier un peu? »
« Ce que vous dites du pouvoir de la dot et de l'inutilité de la parure, m'a
fait rire, tout comme si je n'y avais point d'intérêt et comme si je n'avais
rien de commun avec ces demoiselles qui perdent leurs peines et leur temps,
sans s'attirer autre chose que de stériles douceurs. Ah ! laissez-nous ce plaisir,
cette légère espérance pour consolation. Qui sait.^ il y a des amans moins
solides. «
« Ah! ma chère mère, n'y pensez plus. Regardez plutôt ma cousine
{qui se mariait), son air, sa robe, ses pensées; car je vous demanderai
(1) Dollars, et, dans tout ce qui suit, je prie de remarquer que je n'entends parler avec
Mme de Charrière que du passé; la société actuelle de La Haye est, m'assure-t-on , des plus
désirables.
POÈTES ET ROMANCIERS BIODERNES DE LA FRANCE. 741
compte de tout cela. lime semble qu'un volume entier de titres ne me ferait
pas envier ce jour-ci; il faut bien autre chose pour compenser ce qu'un en-
gagement éternel a d'effrayant. Je souhaite que ma cousine sente cette autre
chose , ou qu'elle ne sente point d'effroi. .Te voudrais qu'elle fiît bien gaie et
qu'elle ne pleurât qu'un peu ; car elle pleurera, cela est, dit-on, dans l'ordre. »
Ce sont des riens, mais on a le ton; comme c'est net et bien dit!
De pensée ferme autant que de vive allure , elle sait de bonne heure
le monde, réfléchit sur les sentimens, et voit les choses par le positif.
Elle a l'esprit fait, elle moralise : « Nous sommes [sa tante et elle) à
merveille jusqu'à présent. Nous faisons ensemble des découvertes sur
le caractère des hommes : par exemple, nous nous sommes finement
aperçues qu'il y a dans ce monde beaucoup de vanité, et que la plu-
part des gens en ont. Jugez par là de la nouveauté et de la subtilité
de nos remarques. » On le voit au ton : c'est une M"'' De Launay
égarée devers Harlem. Quand elle se moque du Landag extraordi-
naire à Nimègue, où l'on délibère sur quelques vaisseaux de foin, et
qui occupe toutes les bêtes de la province, elle nous rappelle M"' de
Sévigné aux états de Bretagne. Le Teniers pourtant n'est pas loin,
n y a des caricatures d'intérieur touchées d'un mot :
« Au déjeuner, M. de Casembrood {le chapelain) lit d'ordinaire dans la
Bible, en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes et cu-
lottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très risible et point char-
mante. Sa femme paraît le regarder comme un autre Adonis. Il est de bonne
humeur, obligeant, assez commode et toujours pressé. Hier, il nous régala
de la compagnie du baron van H , cousin de la suivante, gentilhomme
très noble et non moins gueux. Le langage, l'habillement et les manières,
tout était plaisant. Je demandai : Qu'est-ce que la naissance? Et d'après ses
discours, je me répondis : C'est le droit de chasser. »
Il me semble qu'on commence à la connaître ; voilà son esprit qui
se dessine, mais son cœur.... Elle le mit à la raison autant qu'elle
put, et, impétueux qu'elle le sentait, travailla de bien bonne heure
à le contenir. Elle était médiocrement jolie, elle était sans dot ou à
peu près (les fils dans ces familles ayant tout) , elle était très noble
et ne pouvant déroger. Elle comprit sa destinée tout d'un regard, et
s'y résigna d'un haut dédain sous air de gaieté. M""* de Charrière
était une ame forte. Près de mourir, en 180i, elle écrivait à un ami
particulier à propos d'une visite importune et indiscrète qu'elle avait
reçue :
« Si vous croyez que M. et M™^ R.... pourront vous mettre au fait de nous,
vous êtes dans l'erreur. Monsieur m'a fait quelques lourdes questions pen-
742 REVUE DES DEUX MONDES.
dant que M. de Cliarrière dormait. Après l'avoir écouté avec une sorte de
surprise : « Tout ce que je puis vous répondre, monsieur, c'est que M. de
Cliarrière se promène beaucoup dans son jardin, lit une partie du jour, et
joue tous les soirs... » Quand j'étais jeune, j'ai cent mille fois répété en ar-
pentant le château de Zuylen : »
Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le faible avantage
De se faire plaindre d'autrui.
Je n'ai pas assez oublié ma leçon pour entretenir une M™*" R.... de moi. A
peine puis-je me résoudre à parler à un médecin de mes maux; et, lorsque
je parle à quelqu'un de ma tristesse, il faut que j'y sois, pour ainsi dire,
forcée par un excès d'impatience que je pourrais appeler désespoir. Je ne
me montre volontairement que par les distractions que je sais encore quel-
quefois me donner, w
Ce qu'elle était stoïquement à la veille de sa mort, elle tâchait de
l'être dès l'âge de quinze ans. Au sortir de l'enfance, vers 1756, elle
écrivait ces réflexions attristées et bien mûres à l'un de ses frères mort
peu après :
« L'on vante souvent les avantages de l'amitié, mais quelquefois je
doute s'ils sont plus grands que les inconvéniens. Quand on a des amis, les
uns meurent, les autres souffrent; il en estd'imprudens; il en est d'infidèles.
Leurs maux, leurs fautes, nous affligent autant que les nôtres. Leur perte
nous accable, leur infidélité nous fait un tort réel , et les bonheurs ne sont
point comme les malheurs; il y en a peu d'imprévus. L'on n'y est pas si sen-
sible. La bonne santé d'un ami ne nous réjouit pas tant que ses maladies nous
inquiètent. Sa fortune croît insensiblement, elle peut tomber tout d'un coup,
et sa vie ne tient qu'à un fil. Un malentendu, un oubli, une mauvaise hu-
meur peut changer ses sentimens à notre égard; et combien sur un pareil
sujet les moindres reproches qu'on se fait à soi-même ne doivent-ils pas être
douloureux! Ne vaudrait-il pas mieux faire tout par devoir, par raison, par
charité, et rien par sentiment? Je vois un homme malade, je le soulage au-
tant qu'il m'est possible. S'il meurt, quel qu'il soit, cela me touche peu. Je
vois un autre homme qui commet des fautes; je le reprends, je lui donne les
conseils les plus conformes à la raison; s'il ne les suit pas, tant pis pour lui.
Je croîs qu'il serait heureux d'aimer tout le monde comme notre prochain ,
et de n'avoir aucun attachement particulier; mais je doute fort que cela
fût possible. Dieu a mis dans notre cœur un penchant naturel à l'amitié qu'il
nous serait, je crois, difficile, ou même impossible de vaincre. Une bonté
générale ne serait pas capable peut-être de nous faire avoir assez de soin de
ceux qui nous environnent, et Dieu a voulu que nous les aimassions, afin
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 743
que nous pussions trouver un plaisir réel à leur faire du bien, même lorsqu'ils
ne sont pas assez malheureux pour exciter notre compassion. Pensez-y un mo-
ment, mon cher frère, et vous me direz si vous trouvez autant d'avantage à pou-
voir verser noire cœur dans le sein d\in ami, à lui découvrir nos fautes et
nos alarmes, à recevoir ses avis et ses consolations, qu'il y a d'amertume à
pleurer sa mort ou à compatir à ses souffrances.... »
Et en post-scriptum ajouté après la mort de son frère : « Il m'a fait éprou-
ver celle de ce premier chagrin. »
M"' de Zuylen lisait et parlait l'anglais , et possédait cette littéra-
ture. Elle fit le voyage d'Angleterre dans l'automne de 1766, y resta
jusqu'au printemps de 1767, y vit le grand monde, toutes les ambas-
sadrices et la nobilitij. Son champ d'observation s'y varia. Le xviir
siècle de cette société anglaise se peint à ravir dans ses lettres,
comme il se reflétera ensuite dans ses romans :
a Vous seriez étonnée de voir de la beauté sans aucune grâce , de belles
tailles qui ne font pas une révérence supportable , quelques dames de la pre-
mière vertu ayant l'air de grisettes , beaucoup de magnificence avec peu de
goût. C'est un étrange pays. On compta hier dans notre voisinage six femmes
séparées de leurs maris. J'ai diné avec une septième. La femme du meilleur
air que j'aie encore vue, la plus polie, la mieux mise, a donné un nombre
infini de pères à ses enfans; elle a une fille qui ressemble à mylord.... et qui
est belle. Elle ne cesse pas de remarquer cette ressemblance, et m'en a parlé
les deux fois que je l'ai vue. »
On était alors, en Angleterre, dans la première vivacité de renais-
sance gothique , dans ce goût du Château d'Otrante qui , depuis , s'est
perfectionné , mais n'a pas cessé :
« Mars 1767. — Rien ne m'avait étonnée à Londres; mais j'ai vu plusieurs
campagnes depuis quinze jours qui m'ont étonnée et charmée : même au
commencement de mars, cela me paraît cent fois plus agréable que tout ce
que j'ai admiré ailleurs dans la plus embellissante saison. Mais, ma chère
tante, admireriez-vous des ruines bâties à neuf? Cela est si bien imité, des
trous, des fentes, la couleur, les pierres détachées, du vrai lierre qui couvre
la moitié du vieux bâtiment; c'est à s'y tromper, mais on ne s'y trompe point.
On sait que cela est tout neuf, et je suis étonnée de la fantaisie et j'admire
l'imitation sans pouvoir dire que je sois contente de cet ornement.... Je ne
bâtirai point de ruines dans mon jardin, de peur qu'on ne se moque de moi...
Ces ruines sont fort à la mode. On choisit le siècle et le pays comme l'on veut.
Les unes sont gothiques, les autres grecques, les autres romaines. 3Ia mère,
qui a tant de goût pour les anciens bâtimens, aimerait bien mieux l'église de
AVindsor avec les bannières des chevaliers et leurs armures complètes : j'aL
fait une grande révérence à l'armure du Prince-Koir. » ,
744 REVUE DES DEUX MONDES.
Son caractère de naturel, comme son piquant d'observation , nous
demeure donc bien établi.
C'est au retour de ce voyage que M"'' de Zuylen, prise d'inclination,
à ce qu'il paraît, pour M. de Charrière , gentilhomme vaudois , insti-
tuteur de son frère (le pays de Vaud était volontiers un séminaire
d'instituteurs et institutrices de qualité ) , se décida à l'épouser et à
le suivre dans la Suisse française. Sa vocation littéraire y trouva son
jour. Dans cette patrie de Saint-Preux , dans le voisinage de Voltaire,
elle songea à remplir ses loisirs. Elle dut connaître M""" Necker; elle
connut certainement M"'' de Staël. Elle fut la première marraine de
Benjamin Constant.
De Paris, dans tout cela, il en est peu question : y vint-elle? on
me l'assure. Le comte Xavier de Maistre , ce charmant et fin attique,
y arrive en ce moment, pour la première fois de sa vie, à l'âge de
soixante-seize ans. Peu importe donc que M"^ de Charrière y soit ja-
mais venue, puisqu'elle en était.
Elle habitait d'ordinaire à Colombier, à une lieue de Neuchâtel;
elle observa les mœurs du pays avec l'intérêt de quelqu'un qui n'en
est pas , et avec la parfaite connaissance de quelqu'un qui y demeure.
De là son premier roman. Les Lettres Neuchdteloises (1) parurent en
1784. Grand orage au bord du lac et surtout dans les petits bassins
d'eau à côté. Elle-même en a raconté dans une lettre quelques cir-
constances piquantes :
« Le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les Lettres ISeiichâ-
teloises. Je venais de voir dans Sara Burgerhart (2), qu'en peignant des lieux
et des mœurs que l'on connaît bien, l'on donne à des personnages fictifs une
réalité précieuse. Le titre de mon petit livre fit grand' peur. On craignit d'y
trouver des portraits et des anecdotes. Quand on vit que ce n'était pas cela,
on prétendit n'y rien trouver d'intéressant. Mais, ne peignant personne, on
peint tout le monde : cela doit être, et je n'y avais pas pensé. Quand on peint
de fantaisie , mais avec vérité , un troupeau de moutons , chaque mouton y
trouve son portrait ou du moins le portrait de son voisin. C'est ce qui arriva
aux Neuchâtelois : ils se fâchèrent. Je voudrais pouvoir vous envoyer l'extrait
que fit de mes Lettres M. le ministre Chaillet dans son journal ; il est flatteur
et joli. L'on m'écrivit une lettre anonyme très fâcheuse, où l'on me dit de
très bonnes bêtises. M"'' *** dit que tout le monde pouvait faire un pareil
livre : « Essayez, » lui dit son frère. L'on pensa que j'avais voulu peindre de
mes parens; mais cela ne leur ressemble pas du tout. C'est pour dépayser.
Les Genevois me jugèrent avec plus d'esprit que tout le monde. Une femme
(1) Amsterdam , petit in-12 de H9 pages , sans nom d'auteur.
(2) Roman hollandais.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 745
très spirituelle, très Genevoise, dit à une autre : On dit que c'est tant hête,
mais cela m'amuse. Ce mot me plut extrêmement. »
Au reste , la fâcherie des bourgeois susceptibles aida au succès
que la simplicité touchante n'eût pas seule obtenu. Une seconde
édition des Lettres Neuchâteloiscs se fit dans l'année même. On con-
tinuait d'être si piqué, que des vers gracieux et flatteurs, que l'auteur
mit en tête par manière d'excuse (car M""^ de Charrière tournait
agréablement les vers), furent mal pris et regardés comme une
ironie de plus. « Est-il donc si clair, disait à ce propos un homme
d'esprit du lieu, qu'on ne puisse rien nous dire d'obligeant que dans
le but de se moquer de nous! »
Pour nous autres désintéressés , les Lettres Neuchâteloises sont
tout simplement une petite perle , en ce genre naturel dont nous
avons eu ]}f^^ de Liron, dont Geneviève, dans André, figure l'ex-
trême poésie , et dont Manon Lescaut demeure le chef-d'œuvre
passionné. A défaut de passion proprement dite, un pathétique
discret et doucemejpt profond s'y mêle à la vérité railleuse , au ton
naïf des personnages , à la vie familière et de petite ville , prise sur
le fait. Quelque chose du détail hollandais, mais sans l'appltcation
ni la minutie, et avec une rapidité bien française. Comme je n'exa-
gère rien, je ne craindrai pas de beaucoup citer. — La première
lettre'est de Juhane C... , à sa tante; Juliane, pauvre ouvrière en
robes (une petite tailleuse, comme on dit), raconte, dans son pa-
tois ingénu , comment il lui est arrivé avant-hier une grande aven-
ture : on .avait travaillé tout le jour autour de la robe de M"^ de
La Prise, une belle demoiselle de la ville, et, sitôt faite, ses maî-
tresses avaient chargé Juliane de l'aller porter. Mais, en descendant
le Neubourg, la pauvre fille dans un embarras trébuche, et la robe
tombe : il avait plu. Comment oser la porter en cet état? Comment
oser retourner chez ses maîtresses si gringes? Elle demeurait
immobile et tout pleurant. Mais un jeune monsieur était là ; il a vu
l'embarras de la pauvrette, et, sans se soucier des moqueurs, il
l'aide à ramasser la robe , lui offre de l'accompagner vers ses maî-
tresses, l'excuse près d'elles en effet , et lui glisse une pièce d'argent
en la quittant. Et il y avait à tout cela , notez-le , de la bonté et une
sorte de courage ; car la petite fille , jolie à la vérité , était si mal mise
et avait si mauvaise façon , qu'un élégant un peu vain ne se serait
pas soucié d'être vu dans les rues avec elle. Ce gentil monsieur, qui
trotte déjà dans le cerveau de la pauvre fille, est un jeune étranger,
Henri Meyer, fils d'un honnête rparchand de Strasbourg, neveu d'uQ
"746 REVUE DES DEUX MONDES.
riche négociant de Francfort , et arrivé depuis peu à Neuchâtel pour
y étudier le commerce; c'est un apprentif de comptoir, rien de plus.
Mais il a de l'esprit, des sentimens, assez d'instruction : il est bien
né. Ses lettres , qui suivent celles de Juliane, et qu'il adresse à son
ami d'enfance, Godefroy Dorville, à Hambourg, nous décèlent sa
distinction naturelle et nous le font aimer. Il commence par juger
assez sévèrement Neucliâtel et ses habitans. Aussi , pourquoi faut-il
qu'il soit tombé tout d'abord en pleines vendanges , dans des rues
sales et encombrées? Grands et petits , on n'a raison de personne en
ces momens , chacun n'étant occupé que de son vin :
« C'est une terrible chose que ce vin ! Pendant six semaines je n'ai pas vu
deux personnes ensemble qui ne parlassent de la vente (l) ; il serait trop long
de l'expliquer ce que c'est , et je t'ennuyerais autant que l'on m'a ennuyé. Il
suffit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que l'autre trouve
trop bas, selon l'intérêt que chacun peut y avoir; et aujourd'hui on a discuté la
chose à neuf, quoiqu'elle soit décidée depuis trois semaines. Pour moi, si je
fais mon métier de gagner de l'argent , je tacherai de n'entretenir personne
du vif désir que j'aurais d'y réussir; car c'est un dégoi^ant entretien. »
Henri Meyer, tout bon commis qu'il est au comptoir, a donc le
cœur hbéral , les goûts nobles ; il a pris , à ses momens perdus , un
maître de violon , il songe aux agrémcns permis , ne veut pas re-
noncer aux fruits de sa bonne éducation , et se soucie même d'entre-
tenir un peu son latin. Il cite en un endroit le Huron ou V Ingénu, et
par conséquent ne l'est plus tout-à-fait lui-môme. Rien d'étonnant
pour nous , après cela , qu'il observe autour de lui et s'émancipe en
quelque malice innocente. Voici l'une de ces pages railleuses que les
îs'euchâtelois à! alors (c'est comme pour la Hollande, je ne parle
qu'au passé ) ne pardonnaient pas à M"" de Charrière d'avoir mise
au jour :
« Une chose m'a frappé ici. Il y a deux ou trois noms que j'entends pro-
noncer sans cesse. Mon cordonnier, mon perruquier, un petit garçon qui fait
mes commissions , un gros marchand , portent tous le même nom; c'est aussi
celui de deux tailleurs, avec qui le hasard m'a fait faire connaissance, d'un
officier fort élégant qui demeure vis-à-vis de mon patron, et d'un ministre
que j'ai entendu prêcher ce matin. Hier je rencontrai une belle dame bien
parée; je demandai son nom , c'était encore le même. Il y a un autre nom
qui est commun à un maçon , à un tonnelier, à un conseiller l'état. J'ai de-
mandé à mon patron si tous ces gens-là étaient parens , il m'a répondu
qu'oui , en quelque sorte : cela m'a fait plaisir. Il est sûrement agréable de
(I) La vente, fixation annuelle du prix du viii , faile par le gouvernement.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 747
travailler pour ses parens, quand on est pauvre, et de donner à travailler à
ses parens , quand on est riche. Il ne doit point y avoir entre ces gens-là la
même hauteur, ni la même triste humilité que j'ai vue ailleurs.
« Il y a hien quelques familles qui ne sont pas si nombreuses ; mais, quand
on me nommait les gens de ces familles-là, on me disait presque toujours :
<' C'est madame une telle , fille de monsieur un tel » (d'une de ces nom-
breuses familles ) ; ou , « c'est monsieur un tel , beau-frère d'un tel » ( aussi
d'une des nombreuses familles) : de sorte qu'il me semble que tous les Neu-
châtelois sont parens ; et il n'est pas bien étonnant qu'ils ne fassent pas de
grandes façons les uns avec les autres , et s'habillent comme je les ai vus
dans le temps des vendanges, lorsque leurs gros souliers , leurs bas de laine
et leurs mouchoirs de soie autour du cou, m'ont si fort frappé. »
Meyer est invité à un concert, peu de jours après l'aventure de la
robe , qui a bien du côté de la petite tailleuse quelques légères con-
séquences, reprises ou déchirures, qui de reste se retrouveront;
mais il n'y attache, pour le moment, que peu d'importance. Pour-
tant , lorsqu'il a entendu annoncer au concert M"" Marianne de La
Prise , cette belle demoiselle dont tout le monde dit du bien , et à
qui la robe était destinée ; quand il voit monter à l'orchestre cette
jeune personne, assez grande , fort mince , très bien mise, quoique
fort simplement; quand il reconnaît cette même robe qu'il a un jour
relevée du pavé le plus délicatement qu'il a pu; quoiqu'il n'y ait rien
atout cela qui doive lui sembler bien imprévu, il se trouble. Elle
devait chanter à côté de lui , il devait l'accompagner : tout est oublié ;
il la regarde marcher et s'arrêter et prendre sa musique :
« Je la regardais avec un air si extraordinaire, à ce que l'on m'a dit depuis,
que je ne doute pas que ce ne fût cela qui la fit rougir, car je la vis rougir
jusqu'aux yeux. Elle laissa tomber sa musique, sans que j'eusse l'esprit de la
relever; et, quand il fut question de prendre mon violon , il fallut que mon
voisin me tirât par la manche. Jamais je n'ai été si sot, ni si fâché de l'avoir
été : je rougis toutes les fois que j'y pense , et je t'aurais écrit le soir même
mon chagrin, s'il n'eût mieux valu employer une heure qui me resta entre
le Concert et le départ du courrier, à aider à nos messieurs à expédier nos
lettres. «
Qu'est-ce donc que M"* de La Prise? Virginie , Valérie , Natalie,
Sénanges, Glermont, Princesse de Clèves, créations enchantées,
abaisssez-vous , — baissez-vous un peu, pour donner à cette simple,
élégante, naïve et généreuse fdle, un baiser de sœur!
Et vous, belle Saint-Yves de certain conte par trop badin, élevez-
vous , ennoblissez-vous un peu , mêlez de la raison dans vos larmes ,
redevenez tout-à-fait pure et respectée pour l'atteindre.
748 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis l'incident du concert, qui avait fait nécessairement jaser,
Meyer n'avait pas revu M"'' de La Prise. Il la retrouve à un bal pour
lequel on lui avait envoyé de deux côtés différens deux billets : un
de ces billets , il en a disposé assez légèrement pour un ami de comp-
toir qui était présent lorsqu'il recevait le second; il n'a pu résister à
lui faire ce plaisir.
« Hier, vendredi , fut le jour attendu , redouté , désiré ; et nous nous ache-
minons vers la salle, lui fort content, et moi un peu mal à mon aise. L'af-
faire du billet n'était pas la seule chose qui me tînt l'esprit en suspens : je
pensais bien que M"'' de La Prise serait au bal , et je me demandais s'il fal-
lait la saluer, et de quel air; si je devais lui parler, si je pouvais la prier de
danser avec moi. Le cœur me battait; j'avais sa figure et sa robe devant les
yeux ; et quand , en effet , en entrant dans la salle , je la vis assise sur un banc
près de la porte, à peine la vis-je plus distinctement que je n'avais vu son
image. Mais je n'hésitai plus, et sans réfléchir, sans rien craindre, j'allai
droit à elle , lui parlai du concert , de son ariette , d'autre chose encore ; et ,
sans m'embarrasser des grands yeux curieux et étonnés d'une de ses compa-
gnes, je la priai de me faire l'honneur de danser avec moi la première con-
tredanse. Elle me dit qu'elle était engagée. — Eh bien ! la seconde. — Je suis
engagée. — La troisième ? — Je suis engagée. — La quatrième ? la cinquième ?
Je ne me lasserai point, lui dis-je en riant. — Cela serait bien éloigné, me
répondit-elle; il est déjà tard, on va bientôt commencer. Si le comte Max,
avec qui je dois danser la première, ne vient pas avant qu'on commence, je
la danserai avec vous, si vous le voulez. — Je la remerciai; et, dans le même
moment , une dame vient à moi et me dit : — Ah ! monsieur Meyer, vous
avez reçu mon billet? — Oui, madame, lui dis-je; j'ai bien des remercîmens
à vous faire; j'ai même reçu deux billets, et j'en ai donné un à M. Monin.
— Comment! dit la dame; un billet envoyé pour vous!... Ce n'était pas l'in-
tention , et cela n'est pas dans l'ordre. — J'ai bien craint, après coup , ma-
dame, que je n'eusse eu tort, lui répondis-je; mais il était trop tard, et
j'aurais mieux aimé à ne point venir ici , quelque envie que j'en eusse , que
de reprendre le billet et de venir sans mon ami. Pour lui, il ne s'est point
douté du tout que j'eusse commis une faute , et il est venu avec moi dans la
plus grande sécurité. — Oh bien ! dit la dame , il n'y a point de mal pour une
fois. — Oui, ajoutai-je, madame; si on est mécontent de nous, on ne nous
hivitera plus; mais, si on veut bien encore que l'un de nous revienne, je me
tlatte que ce ne sera pas sans l'autre. — Là-dessus elle m'a quitté, en jetant
de loin sur mon camarade un regard d'examen et de protection. — Je tâche-
rai de danser une contredanse avec votre ami, m'a dit M"'' de La Prise d'un
air qui m'a enchanté. — Et puis, voilà que l'on s'arrange pour la contredanse,
et que le comte Max n'était pas encore arrivé. Elle m'a présenté sa main avec
une grâce charmante, et nous avons pris notre place. ISous étions arrivés an
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 749
haut de la contredanse, et nous allions commencer, quand M"'= de La Prise
s'est écriée : —Ah! voilà le comte. — C'était lui en effet, et il s'est appro-
ché de nous d'un air chagrin et mortifié. Je suis allé à lui ; je lui ai dit : —
Monsieur le comte, mademoiselle ne m'a prié de danser avec elle qu'à votre
défaut. Elle trouvera bon, j'en suis sur, que je vous rende votre place, et
peut-être aura-t-elle la bonté de me dédommager. — Aon , monsieur, a dit
le comte; vous êtes trop honnête, et cela n'est pas juste : je suis impardon-
nable de m'être fait attendre ; je suis bien puni , mais je l'ai mérité. — M"* de
La Prise a paru également contente du comte et de moi ; elle lui a promis la,
quatrième contredanse , et à moi , la cinquième pour mon ami , et la sixième
pour moi-même. J'étais bien content : jamais je n'ai dansé avec tant de plai-
sir. La danse était pour moi, dans ce moment, une chose toute nouvelle; je
lui trouvai un meaning, un esprit que je ne lui avais jamais trouvé : j'aurais
volontiers rendu grâce à son inventeur; je pensais qu'il devait avoir eu de
l'ame et une demoiselle de La Prise avec qui danser. C'étaient sans doute de
jeunes filles comme celles-ci qui ont donné l'idée des Muses.
« M"'' de La Prise danse gaiement, légèrement et décemment. J'ai vu ici
d'autres jeunes filles danser avec encore plus de grâce , et quelques-unes avec
encore plus d'habileté, mais point qui, à tout prendre, danse aussi agréa-
blement. On en peut dire autant de sa figure; il y en a de plus belles, de plus
éclatantes, mais aucune qui plaise comme la sienne; il me semble, avoir
comme on la regarde , que tous les hommes sont de mon avis. Ce qui me
surprend , c'est l'espèce de confiance et même de gaieté qu'elle m'inspire.
Il me semblait quelquefois, à ce bal, que nous étions d'anciennes connais-
sances . je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant
enfans; il me semblait qu'elle pensait la même chose que moi, et je m'attei>
dais à ce qu'elle allait dire. Tant que je serai content de moi, je voudrais avoir
M"^ de La Prise pour témoin de toutes mes actions ; mais, quand j'en serais
mécontent , ma honte et mon chagrin seraient doubles , si elle était au fait de
ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me dé=
plaisaient assez avant le bal , mais qui me déplaisent bien plus depuis que je
souhaite qu'elle les ignore. Je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus
et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on
pouvait l'intéresser. »
M''^ de La Prise est fille unique d'un gentilhomme des plus nobles,
issu de Bourgogne, d'une branche cadette venue dans le pays avec
Philibert de Ghâlons, mais des plus déchus de fortune. Il a servi en
France; il s'est à peu près ruiné, et a la goutte. Sa femme, qui n'a
pas l'air d'être la femme de son mari , ni la mère de sa fille , et qui
l'est pourtant, a été belle, épousée pour cela sans doute, tracassière
et un peu commune. Le père chérit sa fille et dévore souvent ses
larmes en la regardant; car les biens diminuent, il a fallu vendre une
750 REVUE DES DEUX MONDES.
petite campagne au Yal-de-Travers , les vignes d'Auvernier rappor-
tent à peine, et ses jambes de plus en plus enflent. Sa pension s'é-
teindra avec lui ; et que sera l'avenir de cette adorable enfant? Nous
ne la connaissons encore que par Meyer; mais elle-même va directe-
ment se révéler. Elle écrit à sa meilleure amie , Eugénie de Ville ,
partie depuis un an à Marseille; il lui échappe de raconter assez en
détail ses ennuis :
« Et toi , que fais-tu ? passeras-tu ton hiver à Marseille ou à la campagne?
Songe-t-on à te marier? As-tu appris à te passer de moi? Pour moi, je ne
sais que faire de mon cœur. Quand il m'arrive d'exprimer ce que je sens , ce
que j'exige de moi ou des autres, ce que je désire, ce que je pense , personne
ne m'entend ; je n'intéresse personne. Avec toi tout avait vie , et sans toi tout
me semble mort. Il faut que les autres n'aient pas le même besoin que moi;
car, si l'on cherche un cœur, on trouverait le mien. »
Elle n'est pourtant pas toujours aussi plaintive ni aussi découragée
qu'en ce moment; mais, le matin môme, sa mère a renvoyé une
ancienne domestique qui les servait depuis dix ans, et la tristesse de
l'aimable fille a débordé. Dans sa première lettre, il n'est encore
question que des noms de jeunes gens à la mode, des deux comtes
allemands nouveau-venus ( le comte Max et son frère ) ; dès la se-
conde , Meyer, pour nous, s'entrevoit :
« Les concerts, écrit-elle, sont commencés : j'ai chanté au premier; je crois
qu'on s'est un peu moqué de moi à l'occasion d'un peu d'embarras et de
trouble que j'eus, je ne sais trop pourquoi; c'est un assemblage de si petites
choses que je ne saurais comment te le raconter. Chacune d'elles est un rien,
ou ne doit paraître qu'un rien, quand même elle serait quelque chose. »
Mais voici qui se dessine déjà mieux et correspond, pour l'éclairer,
à notre mystère :
« Il me semble que j'ai quelque chose à te dire; et, quand je veux commen-
cer, je ne vois plus rien qui vaille la peine d'être dit. Tous ces jours je me
suis arrangée pour t'écrire : j'ai tenu ma plume pendant long-temps, et elle
n'a pas tracé le moindre mot. Tous les faits sont si petits que le récit m'en
sera ennuyeux à moi-même, et l'impression est quelquefois si forte que je ne
saurais la rendre : elle est trop confuse aussi pour la bien rendre. Quelquefois
il me semble qu'il ne m'est rien arrivé; que je n'ai rien à te dire; que rien
n'a changé pour moi; que cet hiver a commencé comme l'autre; qu'il y a,
comme à l'ordinaire , quelques jeunes étrangers à Neuchatel , que je ne con-
nais pas, dont je sais à peine le nom, avec qui je n'ai rien de commun. En
effet, je suis allée au concert, j'ai laissé tomber un papier de musique; j'ai
assez mal chanté ; j'ai été à la première assemblée ; j'y ai dansé avec tout le
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 751
monde , entre autres deux comtes alsaciens et deux jeunes apprentis de
comptoir; qu'y a-t-il dans tout cela d'extraordinaire ou dont je pusse te faire
une histoire détaillée? D'autres fois il me semble qu'il m'est arrivé mille cho-
ses; que, si tu avais la patience de m'écouter, j'aurais une immense histoire
à te faire. Il me semble que je suis changée, que le monde est changé , que
j'ai d'autres espérances et d'autres craintes, qui, excepté toi et mon père,
me rendent indifférente sur tout ce qui m'a intéressée jusqu'ici, et qui, en
revanche, m'ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou
que je faisais machinalement. J'entrevois des gens qui me protègent, d'autres
qui me nuisent : c'est un chaos, en un mot, que ma tête et mon cœur. Per-
mets, ma chère Eugénie, que je n'en dise pas davantage jusqu'à ce qu'il se
soit un peu débrouillé et que je sois rentrée dans mon état ordinaire , supposé
que j'y puisse rentrer. »
En extrayant ces simples paroles, je ne puis ra'empecher de re-
marquer que je les emprunte précisément à l'exemplaire des Lettres
Nenchâteloises qui a appartenu à M""" de Montolieu , et je songe au
contraste de ce ton parfaitement uni et réel avec le genre romanesque,
d'ailleurs fort touchant, de Caroline de Lichtjield, M""" de Charrière n'a
rien non plus de Jean-Jacques ; tout est îiature en son roman, comme
en quelque antique nouvelle d'Italie.
M"'' de La Prise a la franchise de cœur; comme l'abbesse de Castro,
comme Juliette, elle ose aimer et se le dire; elle sait regarder en face
l'éclair, dès qu'il a brillé :
« Quoi qu'il puisse m'arriver d'ailleurs , il me seiuble que , si on m'aime
beaucoup et que j'aime beaucoup, je ne saurais être malheureuse. Ma mère
a beau gronder depuis ce jour-là, cela ne trouble pas ma joie. Mes amies ne me
paraissent plus maussades : vois-tu , je dis mes amies , mais c'est par pure sur-
abondance de bienveillance ; car je n'ai d'amie que toi. Je te préfère à M. Meyer
lui-même , et , si tu étais ici et qu'il te plût, je te le céderais. Ne va pas croire
que nous nous soyons encore parié ; je ne l'ai pas même revu depuis le con-
cert. Mais j'espère qu'il viendra à la première assemblée : nos dames , sans
que je les en prie, me feront bien la galanterie de l'y inviter. Alors nous nous
parlerons sûrement, dussé-je lui parler la première. Je me trouverai près de
la porte, quand il entrera. Alors aussi se décidera la question : savoir, si
M. Meyer sera l'ame de la vie entière de ton amie, ou si je n'aurai fait qu'un
petit rêve agréable , qui m'aura amusée pendant un mois ; ce sera l'un ou
l'autre , et quelques momens décideront lequel des deux. Adieu , mon Eu-
génie ! mon père est plus content de moi que jamais ; il me trouve charmante :
il dit qu'il n'y a rien d'égal à sa fille, et qu'il ne la troquerait pas contre les
meilleures jambes du monde. Tu vois que ma folie est du moins bonne à
quelque chose. Adieu. ->
752 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette amante si résolue, c'est la même qui écrit, à son amie qu'on
veut marier là-bas , cette autre page toute pleine de capricieux con-
seils, d'exquises et gracieuses finesses :
« Tous tes détails à toi sont charmans : tu n'aimeras , tu n'aimeras jamais
l'homme qu'on te destine, c'est-à-dire tu ne l'aimeras jamais beaucoup. Si
tu ne l'épouses pas, tu pourras en épouser un autre. Si tu l'épouses, vous
aurez de la complaisance l'un pour l'autre , vous vous serez une société
agréable. Peut-être tu n'exigeras pas que tous ses regards soient pour toi , ni
tous les tiens pour lui : tu ne te reprocheras pas d'avoir regardé quelque
autre chose , d'avoir pensé à quelque autre chose , d'avoir dit un mot qui pût
lui avoir fait de la peine un instant ; tu lui expliqueras ta pensée; elle aura
été honnête, et tout sera bien. Tu feras plus pour lui que pour moi , mais tu
m'aimeras plus que lui. Nous nous entendrons mieux -, nous nous sommes tou-
jours entendues , et il y a eu entre nous une sympathie qui ne naîtra point
entre vous. Si cela te convient, épouse-le, Eugénie. Penses-y cependant;
regarde autour de toi pour voir si quelque autre n'obtiendrait pas de toi un
autre sentiment. Ps'as-tu pas lu quelques romans? et n'as-tu jamais partagé
le sentiment de quelque héroïne? Sache aussi si ton époux ne t'aime pas au-
trement que tu ne l'aimes. Dis-lui , par exemple , que tu as une amie qui
t'aime chèrement, et que tu n'aimes personne autant qu'elle. Vois alors s'il
rougit, s'il se fâche : alors ne l'épouse pas. Si cela lui est absolument égal , ne
l'épouse pas non plus. Mais , s'il te dit qu'il a regret de te tenir loin de moi ,
et que vous viendrez ensemble à Neuchâtel pour me voir, ce sera un bon mari,
et tu peux l'épouser. Je ne sais où je prends tout ce que je te dis; car avant
ce moment je n'y avais jamais pensé. Peut-être cela n'a-t-il pas le sens com-
mun. Je t'avoue que j'ai pourtant fort bonne opinion de mes observations...
non pas observations, mais comment dirai-je? de cette lumière que j'ai trou-
vée tout à coup dans mon cœur, qui semblait luire exprès pour éclairer le tien.
Ise t'y fie pourtant pas : demande et pense. Non , ne demande à personne ; on
ne t'entendra pas ! Interroge-toi bien toi-même. Adieu. »
Et Meyer est digne d'elle, même par l'esprit; écrivant à son ami
Godefroy, il n'est pas en reste, à son tour, pour ces finesses d'ame
subitement révélées :
« Tu trouves le style de mes lettres changé , mon cher Godefroy ! Pourquoi
ne pas me dire si c'est en mal ou en bien ? Mais il me semble que ce doit être
en bien , quand j'aurais moi-même changé en mal. Je ne suis plus un enfant ;
cela est vrai ; j'ai presque dit , cela n'est que trop vrai. Mais au bout du
compte, puisque la vie s'avance, il faut bien avancer avec elle! Qu'on le
veuille ou non, on change, on s'instruit, on devient responsable de ses ac-
tions. L'insouciance se perd , la gaieté en souffre ; si la sagesse et le bonheur
voulaient prendre leur place, on n'aurait rien à regretter. Te souvient-il du
ïïurnn que nous lisions ensemble ? Il est dit que M^'^ R. (j'ai oublié le reste
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 753
de son nom) devint en deux ou trois jours une autre personne; une per-
sonne, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire; à présent je le
comprends. Je sens bien qu'il faut que je paie moi-même l'expérience que
j'acquiers ; mais je voudrais que d'autres ne la payassent pas. Cela est pour-
tant difficile , car on ne fait rien tout|seul , et il ne nous arrive rien à nous
seuls. »
Il faut pourtant omettre; le mieux , en vérité, eût été de réimpri-
mer ici au long , et par une contrefaçon très permise , tout le livret
inconnu , qui n'eût occupé que l'espace d'une nouvelle; mais cela eût
pu sembler bien confiant. Je continue d'y glaner. — Une rencontre
par un temps de pluie , au retour d'une promenade , conduit Meyer
et son ami le comte Max à faire compagnie à M"'' de La Prise , qui,
arrivée devant sa maison, les invite à entrer. Cet intérieur nous est
de tous points touché. Un petit concert s'improvise, le plus agréable
du monde : Meyer est bon violon ; M"'' de La Prise accompagne très
bien ; on ne peut avoir, sur la flûte, une meilleure embouchure que
le comte Max, et la flûte est un instrument touchant qui va au cœur
plus qu'aucun autre. La soirée passe vite. Neuf heures approchent,
heure du souper. « Messieurs , dit M. de La Prise en regardant la
pendule , et nonobstant certain geste de sa femme; messieurs, quand
j'étais riche, je ne savais pas laisser les gens me quitter à neuf heures;
je ne l'ai pas môme appris depuis que je ne le suis plus; et, si vous
voulez souper avec nous, vous me ferez plaisir. » On reste; la gaieté
s'engage, et M"^ de La Prise elle-même ne gronde plus.
« A dix heures ( c'est Meyer qui raconte) , un parent et sa femme sont venus
veiller. On a parlé de nouvelles, et on a raconté, entre autres, le mariage d'une
jeune personne du pays de Vaud , qui épouse un homme riche et très maus-
sade, tandis qu'elle est passionnément aimée d'un étranger sans fortune, mais
plein de mérite et d'esprit. Et l'aime-t-elle? a dit quelqu'un. On a dit que oui,
autant qu'elle en était aimée. — En ce cas-là elle a grand tort, a dit M. de
La Prise. — Mais c'est un fort bon parti pour elle, a dit madame, celte fille
n'a rien ; que poiivai t-elle faire de mieux ? — Mendier avec l'autre .' a dit moitié
entre ses dents IM"" de La Prise , qui ne s'était point mêlée de toute cette
conversation. Mendier avec Vautre! a répété sa mère. Voilà un beau propos
pour une jeune fille! Je crois en vérité que tu es folle! — A'ou, non; elle n'est
pas folle : elle a raison, a dit le père. J'aime cela, moi! c'est ce que j'avais
dans le cœur quand je t'épousai. — Oh bien! nous fîmes là ime belle affaire!
— Pas absolument mauvaise , dit le père, puisque cette fille en est née.
« Alors M"'= de La Prise, qui depuis un moment avait la tête penchée sur
son assiette et ses deux mains devant ses yeux, s'est glissée le long d'un ta-
bouret , qui était à moitié sous la table entre elle et son père , et sur lequel il
TOME XVII. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
avait les deux jambes, et s'est trouvée à genoux auprès de lui, les mains de
son père dans les siennes, son visage collé dessus, ses yeux les mouillant de
larmes, et sa bouche les marquant de baisers : nous l'entendions sanglotter
doucement. C'est un tableau impossible à rendre. M. de La Prise, sans rien
dire à sa fille, l'a relevée , et l'a assise sur le tabouret devant lui, de manière
qu'elle tournait le dos à la table : il tenait une de ses mains; de l'autre elle
essuyait ses yeux. Personne ne parlait. Au bout de quelques raomens, elle est
allée vers la porte sans se retourner, et elle est sortie. .Te me suis levé pour
fermer la porte qu'elle avait laissée ouverte. Tout le monde s'est levé. Le comte
Max a pris son chapeau, et moi le mien.
« Au moment que nous nous approchions de M"" de La Prise pour la sa-
luer, sa fille est rentrée. Elle avait repris un air serein. Tu devrais prier ces
Tiiessieurs d'èlre discrets , lui a dit sa mère. Que i^ensera-t-on de toi dans le
monde, si on apprend ton propos? — Eh! ma chère maman, a dit sa fille, si
nous n'en parlons plus , nous pouvons espérer qu'il sera oublié. — ■ ISe vous
en jlattez pas , mader.xoiselle , a dit le comte : je crains de ne l'oublier de long-
temps.
« Nous sommes sortis. Nous avons marché quelque temps sans parler. A la
fin, le comte a dit : Si j'étais plus riche! Mais c'est presque impossible;
il n'y faut plus penser ; je tâcherai de n'y plus penser un seul instant. Mais
vous?.... a-t-il repris en me prenant la main. J'ai serré la sienne; je l'ai em-
brassé, et nous nous sommes séparés. «
Si Diderot avait connu ces pages, que n'aurait-il pas dit? Il eût
couru, le livre en main , chez Sedaine. Le bien , c'est qu'il n'y a pas
eu ici ombre de système, rien qui sente l'auteur, rien même qui
sente le peintre : ce délicieux Terbiirg est venu sans qu'il y ait eu
de pinceau.
Nous touchons au point délicat, pour lequel il a fallu à M^^de
Charrière des qualités supérieures à celles d'un talent simplement
aimable, une veine franche, et, comme l'a très bien dit un critique
d'alors, une sorte de courage d'esprit (1). — La pauvre tailleuse Ju-
liane, que nous avons un peu négligée, que Meyer a négligée aussi,
(1) Y)am\ç^ :^ouveau Journal de Litlt'ralme , Lausanne, 15 juin 1784, le ministre Chaillct
prit en main la défense des heures XeuchàteloLses contre ses compatriotes, dans un spiri-
tuel article , et pas du tout béotien , je vous assure. Il y disait : « Ce n'est qu'une bagatelle,
assurément; mais c'est une très jolie bagatelle. Mais il y a de la facilité, de la rapidité dans
le style , des choses qui font tableau , des obgcrvations justes , des idées qui restent. Mais il
y a dans les caractères cet heureux mélange de faiblesse et d'honnêteté , de bonté et de
fougue, d'écarts et de générosité , qui les rend à la fois altachans et vrais. Il y a une sorte
de courage d'esprit dans tout ce qu'ils font , qui les fait ressortir; et je soutiens qu'avec une
ame commune on ne les eût point inventés. Mais il y a une très grande vérité de sentimens :
toutes les fois qu'un mot de sentiment est là , c'est sans effort , sans apprêt ; c'est ce débor-
dement si rare qui fait sentir qu'il ne vient que de la plénitude du cœur, dont il sort et coule
avec facilité , sans avoir rien de recherché , de contraint , d'affecté , ni d'enflé... »
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 755
ne l'a pourtant pas été assez tôt pour ne point s'en ressentir. Il n'a
pas eu à lui tendre de piège; l'innocente est venue comme d'elle-
même , mais telle elle ne s'en est point retournée. Juliane va être
mère : elle se l'avoue avec effroi ; autour d'elle , on peut s'en aperce-
voir à chaque heure. Que devenir? Un jour, travaillant chez M"* de
La Prise qui a eu des bontés pour elle, et qui, la voyant pûle, triste
et tremblante, l'a pressée de questions affectueuses, ce soir-là, avant
de sortir, les sanglots éclatent : elle lui confesse tout! Meyer, qui a
rompu depuis des mois avec la pauvre enfant, ne sait rien. C'est
M"" de La Prise qui va le lui apprendre. Le lendemain, au bal, à ras-
semblée, pâle elle-même, plus grave et avec un je ne sais quoi de
solennel, elle arrive. Meyer en est frappé; il pâlit aussi sans savoir;
il lui demande pourtant de danser. Mais il s'agit bien de cela. Ici une
scène, à mon sens, admirable, profondément touchante et réelle et
chaste, mais de ces scènes pour lesquelles ceux qui les ont goûtées
avec pleurs craignent le grand jour et l'ordinaire indifférence (1).
M"^ de La Prise a donc à parler au long à Meyer, et elle le doit faire
sans attirer l'attention : pour cela, elle ne trouve rien de mieux dans sa
droiture que de prier le comte Max, le loyal ami de Meyer, de s'asseoir
aussi près d'elle, et là, sur un banc, entre ces deux jeunes gens qui
l'écoutent (scène chaste, précisément parce qu'ils sont deux], commo.
si elle n'avait causé que bal et plaisirs, parfois interrompue par quel-
que propos de femmes qui passent et repassent, y répondant avec
sourire , puis reprenant avec les deux amis le fil plus serré de son
récit , elle dit tout , et la faute , et que cette fille est grosse, et qu'elle
ne sait que devenir, et le devoir et la pitié. Meyer, bouleversé, n'a
que deux pensées et que deux mots : satisfaire à tout , et convaincre
M'''= de La Prise qu'il n'y a pas eu séduction, et que tout ceci est anté-
rieur à elle. La simplicité des paroles égale la situation. Meyer a de-
mandé un moment pour se remettre du coup; il sort de la salle, agi-
tant en lui la douleur, la honte, et môme, faut-il le dire? l'ivresse
confuse d'être père. Après un quart d'heure, il est rentré; M"'' de La
Prise et le comte Max ont repris avec lui leur place sur le banc :
« Elil hien, monsieur Meyer, que voule: -vous donc que je dise à la fdle? —
Mademoiselle, lui ai-je répondu, prometlez-lui, ou donnez-lui, faiies-lui dmi'
lier, veux-je dire, par quelque ancien domestique de confiance, votre nourrice,
ou votre gouvernante, faites-lui donner, de grâce, chaque mois, ou chaque se-
(1) Les Lettres Neuchâteloises ont été réimprimées en 1833 à Neuchâtel , chez Pelitpierrc
et Prince , in-18 ; si l'on y prend goût, on peut de ce côté se les procurer. La réimpression
pourtant, je le dois dire, n'en est pas toujours parfaitement exacte.
48.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
maine , ce que vous jugerez convenable. Je souscrirai à tout. Trop heureux
que ce soitvoxts!.... Je ne vous aurais pas choisie peut-être; cependant je me
trouve heureux que ce soit vous qui daigniez prendre ce soin. Cest une sorte
de lien, mais qu'osai- je dire'! c'est du moins une obligation éternelle (/we
vous m'aurez imposée; et vous ne pourrez jamais repousser ma reconnais-
sance, mon respect, mes services , mon dévouement. — Je ne les repousserai
pas, m'a-t-elle dit avec des accens enchanteurs; mais c'est bien plus que je
ne mérite. — Je lui ai encore dit : Vous aurez donc encore ce soin? vous
me le promettez? Cette fdle ne souffrira pas? elle n'aura pas besoin de tra-
vailler plus qu'il ne lui convient? elle n'aura point d'insidte, ni de reproche à
supporter? — Soyez tranquille , m'a-t-e!le dit .je vous rendrai compte, chaque
fois que je vous verrai , de ce que j'aurai fait; et je me ferai remercier de
mes soins et payer de mes avances. Elle souriait en disant ces dernières
paroles. — Il ne sera donc pas nécessaire qu'il la revoie? a dit le comte. —
Point nécessaire du tout, a-t-elle dit avec quelque précipitation. Je l'ai re-
gardée : elle l'a vu; elle a rougi. J'étais assis à côté d'elle : je me suis baissé
jusqu'à terre. — Qu'avez-vous laissé tomber? m'a-t-elle dit; que cherchez-
vous? ■ — Rien. J'ai baisé votre robe. Vous êtes un ange , %me divinité ! Alors
je me suis levé , et me suis tenu debout à quelque distance vis-à-vis d'eux.
Mes larmes coulaient; mais je ne m'en embarrassais pas, et il n'y avait
qu'eux qui me vissent. Le comte 3Iax attendri et M"* de La Prise émue ont
parlé quelque temps de moi avec bienveillance. Cette histoire finissait bien,
disaient-ils; la fille était à plaindre, mais pas absolument malheureuse. Ils
convinrent enfin de l'aller trouver sur l'heure même chez M"'' de La Prise ,
où elle travaillait encore. On m'ordonna de rester, pour ne donner aucun
soupçon , de danser même , si je le pouvais. Je donnai ma bourse au comte,
et je les vis partir. Ainsi finit cette étrange soirée. »
Les dernières lettres , qui suivent cette scène , descendent dou-
cement sans déchoir. M"'' de La Prise, depuis ce moment, a quelque
chose de changé dans ses manières; toujours aussi naturelle, mais
moins gaie, et, aux yeux de Meyer, plus imposante. Une lettre
d'elle , à son amie Eugénie , achève de nous ouvrir son cœur. Elle
aime ; la crise passée , elle est heureuse ; elle s'est convaincue de la
sincérité , de la loyauté de l'amant : elle n'a pas eu à pardonner. Un
peu de fleur est tombé sans doute , mais le parfum y gagne plus pro-
fond. «Nous étions certainement nés l'un pour l'autre, dit-elle,
non pas peut-être pour vivre ensemble, c'est ce que je ne puis
savoir, mais pour nous aimer. » Une maladie de son ami Godefroy
force Meyer de partir pour Strasbourg inopinément : il n'a que le
temps d'écrire son départ à M"*" de La Prise , avec l'aveu de son
amour ; car jusque-là il n'y a pas eu d'aveu en paroles, et cette lettre
est la première qu'il ose adresser. Il la confie au loyal Max , qui
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 757
court dans une soirée où doit être M"^ de La Prise ; Max la lui remet,
sans affectation et à haute voix, comme d'un ami : elle prend une
carte, et, tout en y dessinant quelque fleur, elle a répondu au crayon
deux mots discrets , mais certains , qui laissent à l'heureux Meyer et
à son avenir toute espérance.
C'est là une véritable fin, la seule convenable. Pousser au-delà,
c'eût été gâter; en venir au mariage, s'il eut lieu, c'eût été trop
réel. Au contraire , on ne sait pas bien; l'œil est encore humide , on a
tourné la dernière page, et l'on rêve. Les Lettres Neuchàteloises
n'eurent pas de suite et n'en devaient pas avoir.
Deux ans après , en 1786 , M""' de Charrière donna son ouvrage le
plus connu, Caliste ou Lettres écrites de Lausanne. Il pourrait s'inti-
tuler Cécile, à meilleur droit que Caliste; car Caliste n'y fait qu'épi-
sode, Cécile en est véritablement l'héroïne, comme M"'' de La Prise
dans le précédent. La mère de Cécile écrit régulièrement à une amie
et parente du Languedoc ; elle ne lui parle que de cette chère enfant
sans fortune, qui a dix-sept ans déjà et qu'il faut penser à marier :
rien de plus gracieux que ces propos d'une mère jeune encore. Elle
décrit sa Cécile , ses beautés , sa santé , sa fraîcheur, ses légers défauts
même, le cou un peu gros, mais en tout bien du charme. — « Eh!
tien, oui. Un joli jeune homme, Savoyard, habillé en fille. C'est assez
cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu'elle l'est,
une certaine transparence dans le teint ; je ne sais quoi de satiné,
de brillant , que lui donne souvent une légère transpiration ; c'est le
contraire du mat , du terne ; c'est le satiné de la fleur rouge des
pois odoriférans. » On commence de tous côtés à faire la cour à Cé-
cile; elle n'a qu'à choisir entre les amans. Un cousin ministre , un
Bernois de mérite.... mais, décidément, le préféré de la jeune fille
est un petit milord en passage , qui lui fait la cour assez tendrement,
mais ne se déclare pas. Tous ces détails de coquetterie innocente ,
d'émotion naïve , de prudence maternelle et de franchise presque de
sœur, sont portés sur un fond de paysage brillant et de légère pein-
ture du monde vaudois. Pas de drame , des situations très simples ,
et je ne sais quel intérêt attachant. Cécile ne se fait pas illusion ; elle
voit bien qu'elle ne remplit pas , comme elle le mérite , ce cœur du
petit Lord trop léger; deux larmes brillent dans ses yeux en le con-
fessant, et pourtant elle préfère ! La lettre xvi offre, entre la mère
et la fille, une de ces scènes, comme les Lettres Neuchàteloises en
peuvent faire augurer. Les derniers accens s'élèvent :
i< .,. 5os paroles ont fini là, écrit lanière, mais non pas nos pensées... Les
•758 REVUE DES DEUX MONDES.
intervalles d'inquiétude sont remplis par l'ennui. Quelquefois je me repose et
je nie remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille , ou bien comme
aujourd'hui en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne
sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que
Vous me faites. Je vous remercie , auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu
que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me
plaire. Des lois, auxquelles tient la conservation de l'univers, font tomber
cette neige et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrens, des cas-
cades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les
mêmes là où il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps qu'elles
sont nécessaires , elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire , mais elle
n'en est pas moins agréable, et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés
frappantes et aimables de la nature! tous les jours mes yeux vous admirent,
tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur ! »
Le petit Lord a un parent , une espèce de gouverneur, bien diffé-
rent de lui , et qu'un sérieux prématuré , une tristesse mystérieuse
environne. C'est dans la confidence qu'il fait à la mère de Cécile
qu'apparaît Caliste. Il aimait dans son pays, il aime toujours Caliste,
et celle-ci, créature adorable, l'aimait également; mais elle avait
monté sur le théâtre , elle avait joué dans the Fair Pénitent le rôle
dont le nom lui est resté; sa réputation première avait été équivoque.
€races , talens , ame céleste , fortune môme , tant de perfections ne
purent fléchir un père ni obtenir à son fils le consentement d'épou-
ser. Cette histoire toute romanesque a dans le détail une couleur bien
anglaise, quelque chose de ce qu'Oswald, plus tard, reproduira un
peu moins simplement à l'égard de Corinne; et cette première Co-
rinne , remarquez-le , esquisse ingénue de la seconde , a elle-même
long-temps vécu en Italie. Après bien des souffrances et des vicissi-
tudes, Caliste, mariée à un autre, pure et dévorée, meurt; elle
meurt , comme cet empereur voulait mourir, au milieu des musiques
sacrées ; génie des beaux-arts et de la tendresse , elle exhale à Dieu
sa belle ame, en faisant exécuter le Messiah de Haendel et le Stabat
de Pergolèse. Celui qu'elle aimait reçoit la nouvelle funeste pendant
qu'il est encore à Lausanne; si on ne l'entourait en ces momens, son
désespoir le porterait à des extrémités. Cependant son pupille , le
jeune Lord, ne s'est toujours pas déclaré; Cécile et sa mère partent
pour voir leur parente du Languedoc.
Ce roman a l'air de ne pas finir ; il finit pourtant. La conclusion ,
la moralité, faut-il la dire? C'est qu'au moment où, à côté de nous ,
un ami éploré et repentant s'accuse d'avoir brisé un cœur et se tue-
rait par désespoir d'avoir laissé mourir, vous-même, jeune homme,
POÈTES ET ROMANCIERS aiODERNES DE LA FRANCE. 759
qui le plaignez et le blâmez peut-être, vous recommencez la môme
faute; vous en traitez un à la légère aussi en vous disant : Cest bien
différent! et les conséquences, si vous n'y prenez garde bien vite,
viendront trop tard et terribles aussi , pour peu que vous ayez un
cœur. Et même quand elles sembleraient ne pas venir et quand on
ne mourrait pas, n'est-ce donc rien que de faire souffrir? N'est-ce
rien, enfin, que de méconnaître et de perdre le bien inestimable
d'être uniquement aimé? Ainsi va le monde, illusion et sopbisme»
dans un cercle toujours recommençant de désirs , de fautes et
d'amertumes.
Caliste eut du succès à Paris; elle s'y trouva introduite au centre
par le salon de M'"*" Necker. En cberchant bien , on trouverait des
articles dans les journaux du temps (1). Le Mercure d'avril 1786 en
contient un tout à l'avantage du Mari senti ment al, qui est de M. de
Constant ( un oncle de Benjamin) , et à la suite duquel W" de Charrière
avait ajouté une ingénieuse contre-partie sous le titre de Lettres de
mistriss Henleij. Ce roman de M. de Constant est philosophique et
très agréable : en voici l'idée. M. de Bompré, âgé d'environ quarante-
cinq ans, retiré du service, habite en paix une terre dans le pays de
Vaud; mais il est allé à Orbe, à la noce d'un ami , et il se met à en-
vier ce bonheur. Malgré son bon cheval, son chien fidèle, son ex-
cellent et vieux Antoine, il s'aperçoit qu'il est bien seul; les soirées
d'hiver commencent à lui paraître longues. Bref, étant un jour à Ge-
nève, il y rencontre, dans la famille d'un ami, une jeune personne
honnête, instruite, charmante à voir, et il se marie : le voilà heureux.
Mais sa femme a d'autres goûts, un caractère à elle, de la volonté.
En arrivant à la terre de son mari, elle tient le bon Antoine à dis-
tance; elle a lu les Jardins de l'abbé Delille, et elle bouleverse l'an-
tique verger. Un portrait du père de M. de Bompré était dans le salon
d'en bas, mauvaise peinture, mais ressemblante : il faut que le por-
trait se cache et monte d'un étage. La bonne monture que M. de Bom-
pré avait sans doute ramenée de ses guerres , et qui lui avait plus
d'une fois sauvé la vie , est vendue pour deux chevaux de carrosse;
et le pauvre chien Hector, qui vieillit, qui, un jour d'été , a couru
trop inquiet après son maître absent , s'est trouvé tué , de peur de
rage. M. de Bompré est malheureux. Cela môme finit par une cata-
strophe, et, de piqûres en douleurs, il arrive au désespoir : il se tue.
Le piquant, c'est que dans le temps, à Genève, on crut reconnaître
{\] 3111e de Meulan a écrit sur Caliste-, mais bien plus tard, à propos d'une réimpression,
( Publkiste du 3 octobre 1807.)
iGO REVUE DES DEUX MONDES.
l'original de M. et de M"* de Bompré; en fait de roman , on y entend
peu la raillerie. Une M°"^ Caillât^ née de Chapemirouge, se fâcha et ré-
clama par une brochure contre l'application qu'on lui faisait : son
mari s'était tué en effet. Dans une lettre écrite à un respectable pas-
teur, et qu'elle environna de toutes sortes d'attestations et de certi-
ficats en forme signés des bannerets, baillis, châtelains et notaires (1),
elle s'attacha à démontrer qu'il n'y avait eu chez elle, à Aubonne, ni
cheval vendu, ni chien tué, ni portrait déplacé. On eut beau la ras-
surer, l'auteur du roman eut beau lui écrire pour prendre les choses
sur le compte de son imagination , pour l'informer avec serment (\\\!\\
n'avait en rien songé à elle, elle imprima tout cela; et, en dépit ou
à l'aide de tant d'attestations , il resta prouvé pour le public de ce
temps-là que l'anecdote du roman était bien au fond l'histoire de la
réclamante. M"* de Charrière, dans les Lettres qu'elle a ajoutées au
Mari sentimental, n'est nullement entrée dans cette querelle. Mais
elle a montré le côté inverse et plus fréquent du mariage, une femme
délicate, sentimentale et incomprise; le mot pourtant n'était pas en-
core inventé. Mistriss Henley , personne romanesque et tendre ,
épouse un mari parfait, mais froid, sensé, sans passion, un Grandis-
son insupportable , lequel , sans s'en douter et à force de riens , la
laisse mourir. Ce qu'il y a de plus clair à conclure, c'est qu'entre ce
Mari sentimental de M. de Constant et cette Femme sentimentale de
M"* de Charrière , l'idéal du mariage est très compromis ; ce double
aspect des deux romans en vis-à-vis conduit à un résultat assez triste,
mais curieux pour les observateurs de la nature humaine. Dans ces
lettres de mistriss Henley, il y a plus que des pensées aimables et
fines ; Va mélancolie y prend parfois de la hauteur, et je n'en veux
pour preuve que cette page profonde :
« Ce séjour ( la terre d'HollowparJi ) est comme son maître , tout y est trop
bien ; il n'y a rien à changer, rien qui demande mon activité ni mes soins. Un
vieux tilleul ôte à mes fenêtres une assez belle vue. J'ai souhaité qu'on le cou-
pât; mais, quand je l'ai vu de près, j'ai trouvé moi-même que ce serait grand
dommage. Ce dont je me trouve le mieux, c'est de regarder, dans cette sai-
son brillante, les feuilles paraître et se déployer, les fleurs s'épanouir, une
foule d'insectes voler, marcher, courir en tous sens. Je ne me connais à rien ,
je n'approfondis rien ; mais je contemple et j'admire cet univers si rempli,
si animé. Je me perds dans ce vaste tout si étonnant, je ne dirai pas si sage,
je suis trop ignorante. J'ignore les fins, je ne connais ni les moyens, ni le
but, je ne sais pas pourquoi tant de moucherons sont donnés à manger à
(1) Lettre à M. Mouson , pasteur de Saiiit-Livré , près d'Aubonnc, ou Supplément néces-
saire au J»/ari «rarimew^a/.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 761
cette vorace araignée; mais je regarde, et des heures se passent sans que
j'aie pensé à moi , ni à mes puérils chagrins. »
Depuis que le panthéisme est devenu chez nous un lieu commun ,
une thèse romanesque et littéraire , je doute qu'il ait produit quel-
que chose de plus senti que ces simples mots d'aperçu comme échap-
pés à la rêverie d'une jeune femme (1).
Je n'entrerai pas dans le détail des différens ouvrages de M""*" de
Charrière qui suivirent; ils sont de toutes sortes et nombreux. L'in-
convénient du manque d'art , et aussi ( Caliste à part) du manque de
succès central , s'y fait sentir. Elle compose pour elle et ses amis, au
jour le jour, à bâtons rompus, c'est-à-dire qu'elle ne compose pas.
La moindre circonstance de société , une lecture , une conversation
du soir, fait naître un opuscule de quelques matinées , et qui s'achève
à peine : ainsi se succèdent sous sa plume les petites comédies, les
contes, les diminutifs de romans. Malgré mes soins sur les lieux, je
ne me flatte pas d'avoir tout recueilli ; on en découvrait toujours
quelque petit nouveau, inconnu; la bibliographie de ses œuvres
deviendrait une vraie érudition , et , s'il y avait aussi bien deux mille
ans qu'elle fût morte, ce serait un vrai cas d'Académie des inscrip-
tions que d'en pouvoir dresser une liste exacte et complète (2). Nous
n'en sommes pas là. Je m'en tiendrai pour l'ensemble au témoignage
de M"^ Necker de Saussure, qui, étant encore enfant, vit un jour à
Genève M""^ de Charrière, et fut fort frappée de la grâce de son esprit:
« Ce souvenir, écrit-elle, m'a fait lire avec intérêt tous ses romans ,
et les plus médiocres m'ont laissé l'idée d'une femme qui sent et qui
pense (3). d
(1] Dans tout ce qui précède , je n'ai pas parlé du style chez Mme de Charrière; les cita-
lions en ont pu faire juger. C'est du meilleur français, du français de Versailles que le sien,
en vérité, comme pour M'^e de Flahaut. Elle ne paie en rien tribut au terroir en rien;
pourtant je lis en un endroit de Caliste: Mon parent n'est plus si triste d'être marié, parce
qu'il oublie qu'il le soit, au lieu de: qu'il l'est. Toujours, toujours, si imperceptible qu'il
se fasse, on retrouve le signe.
(2) Voici une liste approchante : — Les Lettres JSeiichàteloises, 1784 ; — Caliste, ou Lettres
écrites de Lausanne , 1786 ; — Lettres de mistriss Ilenleij, à la suite du Mari sentimental de
M. de Constant, 1786; — yliy/oHcîie et Insinuante, conic,i'79i; — l'Emigré, comédie, 1793;
— le Toi et Vous; — l'Enfant gâté; — Comment le nomme-t-on? etc., etc. — Sous le nom
de VAbbé de La Tour: les Trois Femmes, 1797; Sainte-Anne; Honorine d'i'zerche; les
Ruines d'Yedburg ; — Louise et Albert, ou le Danger d'être trop ejcigcant , iSO^; —Sir
Wal ter Finch et son fils William, 1806; — ie Noble, etc. , etc. — On en trouverait d'autres
qui n'ont jamais paru qu'en allemand ; il y a des lettres d'elle imprimées dans les œuvres
posthumes de son traducteur, Louis-Ferdinand Uerder ( Tubingen, 1810).
(3) Je dois la connaissance de ce jugement, ainsi que plusieurs des documens de cette
biographie, à la bienveillance d'un homme spirituel et lettre du canton de Vaud, M. de
Brenles.
*?62 REVUE DES DEUX MONDES.
Dès les années des Lettres Neuchateloises et des Lettres de Lau-
sanne , M"' de Charrière connut Benjamin Constant sortant de l'en-
fance. Mais Benjamin Constant eut-il une enfance? A l'âge d'environ
douze ans (1779) , on le voit, par une lettre à sa grand'môre, déjà
lancé, l'épée au côté, dans le grand monde de Bruxelles; il y parle
de la musique qu'il apprend, des airs qu'il joue, et dans quelle ma-
nière : « Je voudrais qu'on put empêcher mon sang de circuler avec
tant de rapidité et lui donner une marche plus cadencée; j'ai essayé
si la musique pouvait faire cet effet. Je joue des adagio, des largo,
qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont
bien; mais je ne sais par quelle magie les airs si lents finissent tou-
jours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse : le
menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois , ma
chère grand'mère , que ce mal est incurable. » — Et à propos du^e^^
dont il est témoin dans ses soirées mondaines : « Cependant le jeu
et l'or que je vois rouler me causent quelque émotion, » 11 est déjà
avec toute sa périlleuse finesse , avec tous ses germes éclos , dans
cette lettre (1).
Au retour de ses voyages et son éducation terminée , il vit M""" de
Charrière, et s'attacha quelque temps à elle, qui surtout l'aima. Le
souvenir s'en est conservé. On raconte que, lorsqu'il était à Colom-
bier chez elle, comme ils restaient tard le matin, chacun dans sa
chambre, ils s'écrivaient de leur lit des lettres qui n'en finissaient pas,
€t la conversation se faisait de la sorte ; c'était un message perpétuel
d'une chambre à l'autre; cela leur semblait plus facile que de se
lever, étant tous deux très paresseux, très spirituels , et très écri-
veiirs. Près d'un esprit si fin , si ferme et si hardiment sceptique en
mille points, le jeune Constant aiguisa encore le sien. Dans ce tête-
à-tête des matinées de Colombier, discutant et peut-être déjà dou-
tant de tout, il en put venir, dès le premier pas, à ce grand principe
de dérision qu'il exprimait ainsi : OvCunc vérité n'est eomplcte que
quand on y a fait entrer le contraire. M"^ de Charrière , dans ses har-
diesses du moins, avait des points fixes, des portions morales élevées
où elle tenait bon. Elle put souffrir de n'en pas trouver ailleurs de
correspondantes. Plus tard, quand Benjamin Constant fut lancé sur
une scène toute différente, et qu'elle l'allait rappeler au passé, il
répondait peu. Il parlait d'elle légèrement, dit-on, comme un homme
qui a quitté un drapeau et aspire à servir sous quelque autre. Il se
plaignait que les lettres qu'il recevait d'elle étaient pleines d'errata
(\) On la peut lire tout entière dans la Chrcstomalhie de M. Vinet, 2e édition, tome I.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 763
sur les ouvrages qu'elle avait publiés , et semblait croire que l'infi-
délité des imprimeurs l'occupait encore plus que la sienne. « Voilà
le sort qui menace les femmes auteurs : on croit toujours que les
affections tiennent chez elles la seconde place. » C'est un moraliste
profond et femme qui a dit cela.
M"^ de Charrière connut M"" de Staël; elles correspondirent; on
m'a parlé d'une controverse considérable entre elles, précisément
sur ces points litigieux, chers aux femmes, qui se retrouvent dis-^
cutés dans plusieurs des lettres de Delphine, et sur lesquels nous
allons avoir le mot direct de M"" de Charrière elle-même. Dans cette
correspondance, M""' de Charrière devait plutôt ressembler parle
ton aune autre M™« de Staal [W De Launay).
Sur toutes ces choses , elle allait au fond et au fait avec un esprit
libre , avec beaucoup moins de talenf, comme on l'entend vulgai-
rement , mais aussi avec bien moins d'emphase et de déclamation
qu'on ne l'a fait alors et depuis (1). On en peut surtout juger par son
petit roman des Trois Femmes, bien remarquable philosophique-
ment, bien agréable (pruderie à part) , et le seul , pour ces raisons,
sur lequel nous ayons encore à insister. W^" Pauline de Meulan, qui
était très informée des divers ouvrages de M""" de Charrière, et qui
avait de commun avec elle tant de qualités, entre autres le courage
d'esprit, n'a pas craint de parler avec éloge des Trois Femmes dans le
Publiciste du 2 avril 1809. Après une discussion sérieuse et moyen-
nant une interprétation motivée, elle conclut par dire « qu'en y pen-
sant un peu, on trouvera que cette dernière production de l'auteur
de Caliste est une des compositions les plus tnorales, comme elle est
une des plus originales et des plus piquantes qui ait paru depuis long-.
temps. » Nous oserons donc ne point paraître plus effarouché en mo-
rale que ne l'a été M""^ Guizot (2).
(On est chez la jeune baronne de Berglien, vers 94 ou 95). « — Pour qui
écrire désormais? disait l'abbé de La Tour. — Pour moi , dit la baronne. —
On ne pense, on ne rêve que politique, continua l'abbé. — .T'ai la politique
en horreur, répliqua la baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays
me donnent un extrême besoin de distraction. J'aurais donc la plus grande
(1) Celait déjà la mode de son temps d'cnlasser tous les mois imaginables et contradictoires
pour peindre avec renchérissement les personnes et les choses; elle ne se laissât pas payer
de celte monnaie: «J'ai toujours trouvé, disait-elle, que ces sortes de mérites et de mer-
veilles n'existent que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction
qu'il y ait entre eux. »
(2) Pourquoi ne réimprimerait-on pas dans le pays, sous le titre d'OEui'res choisies dft
Mme de Charrière, Caliste, les Lettres Xeuchdleloises et les Trois Femmes?
764 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaissance pour l'écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité
et mes pensées, ne fût-ce qu'un jour ou deux. — Mon Dieu ! madame , reprit
l'abbé après un moment de silence, si je pouvais.... — Vous pourriez, in-
terrompit la baronne. — Mais non , je ne pourrais pas, dit l'abbé; mon style
vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les écrivains du jour! Regarde-
t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accou-
tumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux.^ — Oui, dit la ba-
ronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passable-
ment de grâce et de rapidité vers un but intéressant. — J'essaierai, dit
l'abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant, sur sa
doctrine du devoir, m'ont rappelé trois femmes que j'ai vues. — OiJ? de-
manda la baronne. — Dans votre pays même, en Allemagne, dit l'abbé. —
Des Allemandes? — Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d'elles
qu'il suflit, pour n'être pas une personne dépravée, immorale, et totalement
méprisable ou odieuse , d'avoir une idée quelconque du devoir, et quelque
soin de remplir ce qu'on appelle son devoir. N'importe que cette idée soit
confuse ou débrouillée, qu'elle naisse d'une source ou d'une autre, qu'elle
se porte sur tel ou tel objet, qu'on s'y soumette plus ou moins imparfaite-
ment : j'oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée
quelconque du devoir. »
Là-dessus, grand débat! Un kantiste de la compagnie donne son
explication du devoir, idée universelle, indestructible; un théologien
se récrie à cette explication naturelle, et veut recourir à l'interven-
tion divine ; un amateur, qui a lu Voltaire et Montaigne, doute qu'un
sauvage éprouve rien de semblable à ce que le kantiste proclame.
— Qu'en savez-vous? dit l'abbé. — Allez écrire , lui dit la baronne. —
L'abbé rapporte bientôt son conte des Trois Femmes.
Emilie est une émigrée de seize ans; elle a perdu ses parens, ses
derniers moyens d'existence, et l'espoir d'en retrouver aucun. José-
phine, sa femme de chambre, lui a tenu lieu de tout. Attentive, res-
pectueuse, zélée, elle est à la fois la mère et la servante d'Emilie;
elle la sert et la nourrit, elle s'est dévouée à elle, elle n'aime qu'elle.
C'est au milieu des sentimens d'une affection exaltée par la recon-
naissance qu'Emilie découvre les désordres de Joséphine. Cette petite
Joséphine , dans sa naïveté , sa générosité et son vice , ne laisse pas
que d'être un embarrassant philosophe. Tout ce qu'elle dit dans
son premier entrain d'aveux à Emilie sur son oncle le grand-vicaire,
sur son oncle le marquis, sur sa tante la marquise, fait ouvrir de
grands yeux à l'orpheline, et nous exprime le xviii'' siècle dans sa
facile nudité. D'une autre part, une jeune veuve , M"" Constance de
Vaucourt, s'est attachée à Emilie. Vive , aimable , sensible , irrépro-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 765
chable dans sa conduite , M™" de Vaucourt ne cherche de jouissances
que dans l'emploi généreux et bienfaisant d'une grande fortune :
mais cette fortune , que lui ont laissée ses parens , est un peu mal
acquise, elle le sait; et, comme elle n'a aucun moyen de retrouver
ceux aux dépens de qui ils l'ont faite, elle se contente de la bien dé-
penser. Entre Constance et Joséphine, Emilie, bonne, droite et
candide , est à chaque instant obligée , pour rester fidèle à l'esprit
même de sa vertu, d'en relâcher, d'en rompre quelque forme trop
rigoureuse. Ainsi, quand d'abord, pour ne pas se commettre près de
Henri, l'amant de Joséphine, elle semble moins sensible qu'elle ne
devrait à la peine de celle-ci , elle se le reproche bientôt; la crainte
de quelque malheur s'y mêle , et elle se laisse aller avec sa chère cou-
pable à son mouvement généreux : « Oh bien ! dit Joséphine , je ne
me tuerai pas; je ne voudrais pas contrarier vos idées, rendez-moi
un peu de bonheur et je ne me tuerai pas. Déjà cette conversation
me fait quelque bien; mais j'étais au désespoir quand je vous voyais
tout occupée de vous et d'un certain mérite que vous voulez avoir,
et avec lequel vous laisseriez tranquillement souffrir tout le monde... »
Ainsi , quand Emilie , sur l'aveu de M""" de Vaucourt que ses biens
avaient été mal acquis, cherche à lui donner des scrupules, celle-ci,
après une justification de son motif, ajoute en souriant : « Cependant
permettez-moi de vous dire que l'on pourrait vous chicaner à votre
tour sur bien des choses que vous trouvez toutes simples , et cela
parce qu'elles vous conviennent et que vos principes s'y sont plies
peu à peu. — Que voulez-vous dire? s'écria Emilie. — Ne voyez-
vous pas, dit Constance, qu'au château vous séduisez Théobald, in-
quiétez sa mère, et désolez sa cousine.... »
« Ce que Constance venait de faire éprouver à Emilie ressemblait si fort à ce
que Joséphine lui avait fait éprouver, il y avait environ trois mois, qu'elle se
trouva dans la même souffrance, et que ses réflexions furent à peu près les
mêmes. L'une avait des amans auxquels elle ne voulait pas renoncer , l'autre
possédait un bien mal acquis qu elle ne voulait pas rendre. L'une et l'autre
lui étaient chères. Tune et l'autre lui étaient utiles, l'une et l'autre avaient
mêlé le blâme aux aveux , le reproche à la justification. Aux yeux de l'une
ni de l'autre, elle n'était parfaitement innocente, elle qui s'était crue en droit
de juger, de censurer, de montrer presque du mépris.... »
Théobald lui-même (le jeune baron allemand, amoureux d'Emilie),
quand il veut faire trop le sévère, le partisan absolu du devoir, est
convaincu de faiblesse aussi et ramené à la tolérance :
«—Monsieur votre fils, dit Constance à M™^ d'Altendorf, est-il lui-même
ce qu'il veut que soient les autres?.... — Comment vous répondre.? dit
766 REVUE DES DEDX MONDES.
M""" d'Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle, mais
que, dans certains cas, il la méconnaisse, la brise, la jette loin de lui, est-il
OU n'est-il pas ce qu'il veut que l'on soit? — Quand la passion aveugle, égare,
dit Théobald en baissant les yeux , qu'est-ce que l'on est ? On cesse d'être
soi-même. — Quoi ! monsieur, dit Constance , vos passions vous maîtrisent
à ce point! Cela est bien redoutable. — Théobald, d'accusateur devenu ac-
cusé, se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnaissant à l'excès
du silence qu'Emilie voulut bien garder. »
La seconde partie des Trois Femmes, qui se compose de lettres
écrites du château d'Altendorf par Constance à l'abbé de La Tour,
ressemble souvent à des conversations qu'a dû oITrir le monde de
M""* de Charrière , en ces années 94 et 95, sur les affaires du temps.
Le culte de Jean-Jacques et de Voltaire au Panthéon , un clergé-phi-
losophe substitué à un clergé-prètre , la liberté , l'éducation , tous
ces sujets à l'ordre du jour, y sont touchés : aucun engoûraent, cha-
que chose jugée à sa valeur, même M'"" de Sillery. « J'admire, dit
Constance , quelques-unes de ses petites comédies; je fais cas de cet
esprit raide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages; j'y re-
connais à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devrait
l'établir inspectrice-gérsérale des écoles de la llépuWique française. »
'-—V Adèle de Senanges y est fort louée.
Constance n'aurait pas voulu vivre, dit-elle, avec Jean-Jacques
ni avec Voltaire. — Avec Duclos? oui. — Avec Fénelon? oh! oui. —
Avec Racine? «oui. — Avec La Fontaine? pourquoi non?... « Mais
peut-être qu'après tout, ajoute-t-elle , le meilleur n'en vaudrait.rien.
Tous ces gens-là sont sujets, non-seulement à préférer leur gloire à
leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les
événemens, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à
publier. » Nous croyons que Constance se trompe pour Racine , La
Fontaine et Fénelon ; nous craignons qu'elle ne fasse que reporter
un peu trop en arrière ce qui était vrai de son siècle , ce qui l'est
surtout du nôtre.
La conclusion de la première partie des Trois Femmes se débat
entre l'abbé et la baronne :
« Je n'ai pas trouvé , dit M""^ de Berghen quand elle revit l'abbé, que vos
trois femmes prouvassent quoi que ce soit, mais elles m'ont intéressée. — Cela
doit me suffire, dit l'abbé ; mais n'avez-vous pas quelque estime pour chacune
de mes trois femmes? — Je ne puis le nier, répondit la baronne. — Eh bien !
dit l'abbé, ai-je prétendu autre chose?... Si je vous eusse parlé d'un de ces
êtres , comme j'en connais beaucoup , qui , même lorsqu'ils ne font pas de
ïnal , ne font aucun bien , ou ne font que celui qui leur convient ; qui , n'ayant
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 767
que leur intérêt pour guide, n'en supposent jamais aucun autre au cœur
d'autrui , vous l'eussiez sûrement méprisé. De l'esprit , des talens , des lu-
mières, rien ne vous réconcilierait avec un homme de cette trempe; il faut
voir en un homme , pour le pouvoir estimer, que quelque chose lui paraît être
bien, quelque chose être mal; il faut voir en lui une moralité quelconque. »
Ainsi parle à la jeune baronne de Berghen cet aimable et sceptique
abbé de La Tour, qui trouve peu sûi'ijour son repos de passer un hiver
entier à Altendorf, près de Constance.
La conclusion de la seconde partie répète la môme idée , mais d'un
ton moins léger, et avec un certain accent d'élévation dans la bou-
che de Constance :
« Oh ! la rectitude est bonne. Je n'aurai point de dispute avec Théobald. Je
respecte tous les scrupules, les scrupules religieux, les scrupules de l'honneur,
enfin tous ceux même qui n'auraient point de nom , et jusqu'à la soumission
à des lois que rien ne sanctionne. Mon esprit, si ennemi de tous les galima-
tias, respectera! toujours celui-ci; j'aimerai toujours voir l'extrême délica-
tesse se soumettre à des règles qu'elle ne peut définir, et dont elle ne sait
point d'où elles émanent. »
Ce roman achevé, duquel je n'ai extrait que la pensée, en négli-
geant mainte délicatesse de détail , il reste de quoi réfléchir long-
temps. Qu'il y a là, me disais-je, plus de choses qu'il ne semble!
combien de résultats et d'observations y passent sans prétendre à se
faire admirer! et qu'il est agréable, dans un mot, dans un trait, de
les saisir ! La morale en est bien sceptique, mais en somme elle tourne
au bien ; il y a une vraie tolérance qui n'est pourtant pas l'indiffé-
rence totale. C'est un roman de Directoire, mais qui se peut avouer
et relire , même après toutes les restaurations.
Ne soyons pas si fiers en effet : austères régens de notre âge , et
qui le preniez si haut, kantistes, éclectiques, doctrinaires et tous,
nous ne sommes pas si riches en morale, et vous-mêmes l'avez bien,
à la longue, un peu prouvé. Qu'est-ce à dire? Après trente ans, qui
n'a lu dans bien des intérieurs d'hommes , sans parler du sien , et qui
n'a compris? En littérature, c'est pire : l'esprit seul désormais y fait
loi. Intrigue, piraterie, vanité sans frein, vénale cupidité! oh! si,
dans tous ces gens d'esprit à foison, il y avait au cœur un endroit
sain, une once, un grain d'honnêteté, un seul dans chacun, que ce
serait beaucoup ! En ces momens de dissolution de doctrines et de
cohue universelle, à tout prix il importe d'avoir au dedans de soi,
dans son caractère, dans sa conduite, des points invincibles et in-
expugnables, fussent-ils isolés et sans rapport avec le reste de nous-
mêmes , — oui , des espèces de rochers de Malte ou de Gibraltar où
768 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on se rabatte en désespoir de cause et où l'on maintienne le drapeau.
Ou, pour parler moins haut et plus à l'unisson de la nature , en fait
de morale, je suis comme M"' de Charrière : il me suffît qu'il y ait
quelque chose dans quelqu'un,
M"" de Charrière eut, ce semble, une vieillesse assez triste et qui
renfermait stoïquement sa plainte. Ame forte et fière, comme on l'a
pu voir par un fragment de lettre, cité au commencement et qui se
rapporte à sa fin , elle s'était faite aux nécessités diverses de la société
ou de la nature. Elle s'appliquait tout bas ce qu'elle a rendu avec un
accent pénétré, éloquent , en cet endroit des lettres de sa Constance :
0 ... M""" de Horst (quelque dame d'Osnabruck) y était [dans la
compagnie); elle se plaignit de son état, de son ennui. — Et moi,
suis-jesurdes roses? dit l'émigrée en souriant. — M"^ de Horst fut la
seule qui ne l'entendit pas. Eh bien! voilà une obligation que les
gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l'Europe : ils rou-
giraient de parler de leurs pertes particulières ; ils dissimulent des
maux légers et de petites humiliations. Depuis plus de trois ans , je
vois, j'entends Gatimozin partout, et la plainte commencée meurt
sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon ame se
raffermit. »
Elle avait peu compté sur l'amour, elle n'avait pas désiré la gloire;
mais, lors même que la raison fait bon marché des chimères, la sen-
sibilité sevrée se retrouve là-dessous et n'y perd rien. Ce doux jardin
du pays de Vaud et la vue de ces pentes heureuses ne l'avaient qu'à
demi consolée; l'anneau mystérieux du bonheur était dès long-temps
enseveli pour elle dans l'abîme des lacs tranquilles. Sa santé se dé-
truisait avant l'âge. Elle cessa de respirer le 27 décembre 1805, à
trois heures du matin : depuis plusieurs jours , elle n'avait pas donné
d'autre signe de vie. Elle n'avait que soixante-quatre ou soixante-cinq
ans environ. Son mari lui survécut; c'est ce que j'en ai su déplus vif.
J'avais été mis depuis long-temps sur la trace de M"'' de Charrière
par la lecture des Lettres de Lausanne; mieux informé de toutes
choses par rapport à elle , durant mon séjour dans le pays , j'aurais
cru manquer à une sorte de justice que de ne pas venir, tôt ou tard,
parler un peu en détail d'une des femmes les plus distinguées assu-
rément du xviii^ siècle , d'une personne si parfaitement originale de
grâce, de pensée, et de destinée aussi; qui, née en Hollande et vi-
vant en Suisse , n'écrivait à la fin ses légers ouvrages que pour qu'on
les traduisît en allemand , et qui pourtant , par l'esprit et par le ton ,
fut de la pure littérature française , et de la plus rare aujourd'hui ,
de celle de Gil Blas , d'Hamilton et de Zadig. Sainte-Beuve.
LA HONGRIE
Un service régulier de pyroscaphes est établi entre Vienne et
Constantinople; j'en profitai pour me rendre de Vienne dans cette
capitale. Le bateau ne part pas de la ville môme, il faut l'aller cher-
cher à l'extrémité du Prater; mais doit-on se plaindre d'être obligé
de parcourir une fois encore les magnifiques allées, les pelouses
et les taillis ombreux de cette île délicieuse? La plupart des voya-
geurs , cependant , peu touchés des charmes d'une promenade ma-
tinale, avaient passé la nuit à bord. Aussi, lors de mon arrivée,
les cabines offraient-elles un curieux spectacle. Ici, c'était un Turc
rêvant à Stamboul et aux houris' célestes, en face d'un bol de mau-
vais café; là, un groupe tumultueux d'officiers autrichiens; plus
loin , un noble Hongrois frisant ses moustaches , et à ses pieds , roulé
dans une couverture, un petit être sale, laid et crépu, que je n'osai
d'abord prendre pour un enfant. Au coup de canon, signal de notre
départ, je ne pus méconnaître la progéniture du fils d'Arpad ; ré-
veillé en sursaut, le petit drôle , sans craindre de nous montrer ses
vêtemens en guenilles , courut , en faisant sonner ses éperons , voir
tirer la seconde pièce.
De Vienne à Presbourg , la route serait insignifiante sans les sou-
venirs qu'elle rappelle ; mais les villages de la rive , les plaines de la
Hongrie et les îles du Danube ont chèrement acheté le droit de
porter des noms historiques. C'est à Semmering que Soliman , en
TOME XVII. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
1529 , déploya l'étendard du prophète ; c'est de l'île de Lobau que
l'armée française s'élança pour effacer le revers d'Essling par la vic-
toire de Wagram; c'est à Schvachacz que Léopold, en 1683, reçut
Jean Sobieski. L'empereur, superbe mannequin de parade, s'enten-
dait assez mal à défendre ses états ; jamais , en revanche , il ne fut
égalé dans l'importante science de l'étiquette et du blason. L'épée
de général était lourde pour sa main, mais il connaissait le cérémo-
nial à merveille : une entrevue avec le vainqueur des Turcs mettait
donc Léopold dans un grand embarras. Il demanda conseil au duc de
Lorraine : « Comment recevoir Sobieski? — Eh mais! les bras ou-
verts, répondit le prince. — Quoi! sans plus de façon! je suis l'em-
pereur, et Jean n'est qu'un roi électif; l'oubliez-vous? » Pendant ce
grave pourparler, le Polonais arriva, et Léopold daigna donner une
froide accolade au héros qui l'avait sauvé,
Presbourg n'est pas la ville influente du royaume. Quoiqu'elle
soit toujours le siège de la diète , les Hongrois ne la regardent point
comme leur capitale, ils la trouvent trop rapprochée de Vienne.
Pesth est à la fois le cœur et la tète de la nation. Le bateau s'arrête
à peine une heure à Presbourg; j'eus le temps de visiter la lundkaus^
le palais des états. La salle où se réunissent les représentans de la
nation est de la plus grande simplicité. Elle ne ressemble en rien aux
lieux des séances de nos chambres; elle n'a ni tribune, ni gradins,
ni tentures de soie. Une longue table, recouverte d'un modeste tapis
vert, tient lieu de l'espèce d'estrade où, chez nous, prennent place
te président et les secrétaires. Le palatin , qui est de droit président
de l'assemblée, s'assied à l'une des extrémités de cette table ; les
grands dignitaires siègent à sa droite et à sa gauche ; les évoques ca-
tlioliques et ceux du rit grec non uni viennent ensuite ; derrière eux
sont les fauteuils réservés aux magnats. Les membres parlent et vo-
tent de leurs places.
Le Danube, aussitôt après avoir laissé Presbourg, roule dans une
plaine immense, et l'on peut déjà prendre une idée de la Hongrie.
Le regard , des deux côtés du fleuve, se perd dans de vastes et fertiles
prairies, sœurs des pampas de l'Amérique du sud. Quelques collines,
ou plutôt quelques plis de terrain chargés de vignes excellentes , des
troupeaux de bœufs blancs gardés par des pâtres dignes du sévère
pinceau de Murillo , interrompent seuls la monotonie du spectacle.
Les villages vraiment hongrois sont rares sur la rive. De loin en loin,
on rencontre des amas de cabanes petites, basses, mal fermées, plus
mal couvertes encore d'un chaume à demi pourri , et toutes d'un as-
LA HONGRIE. 771
pect si misérable , que , n'étaient les emblèmes de la religion chré-
tienne, dont les consolations ne manquent jamais à la souffrance^
on se demanderait si des hommes habitent ces tanières.
A partir de Gran,le pays prend une physionomie sévère. Les
Alpes noriques et les Carpathes poussent leurs dernières ramifica-
tions jusqu'au Danube et l'enferment entre des murailles de verdure.
A sept heures, nous étions en face de l'île Sainte-Marguerite; d'un
côté, nous apercevions Bude, l'ancienne ville turque, aussi fièrement
assise sur sa montagne qu'un pacha sur son divan , de l'autre le su-
perbe quai de Pesth.
Bude et Pesth sont rivales : la première a le passé , la seconde
a l'avenir. Un pont de bateaux, long de douze cents pieds, réunit
les deux villes; mais, comme il ne pourrait pas résister à la vio-
lence des eaux, on le supprime pendant l'hiver. C'est un grave
inconvénient. Aussi , à la dernière diète , le comte Istvan Széchényi
proposa-t-il d'établir un pont de pierre et de soumettre les nobles
comme les paysans à un droit de péage pour subvenir aux frais de
construction. Ce moyen, qui, chez nous, paraîtrait si simple, devait
heurter vivement les idées de f aristocratie hongroise; c'était pour la
première fois porter atteinte à un de ses privilèges, qui consiste à ne
point payer d'impôts. Elle comprit parfaitement qu'il s'agissait assez
peu du pont de Pesth, et que l'audacieuse proposition de Széchényi
était grosse d'une révolution. Elle voulut résister. La seconde table,
c'est-à-dire la chambre élective , fidèle au principe populaire de sa
puissance, adopta le projet du comte avec joie. La cour de Vienne,
intéressée à détruire les restes d'indépendance et de fierté seigneu-
riales qui subsistent encore chez la noblesse hongroise , eut l'adresse
de faire aussi triompher le projet à \sx première table. Il est assez
étrange que l'alliance du parti libéral avec M. de Metternich ait
remporté cette victoire de la raison sur l'entêtement , du droit sur
l'abus.
Deux ans se sont écoulés depuis la clôture de la diète. Le but du
comte de Széchényi était si bien de faire consacrer un principe,
que , ce but atteint , on ne s'est pas encore occupé de commeiicer les
travaux. Une compagnie s'en rendra-t-elle adjudicataire , ou l'état lui-
même les entreprendra-t-il? Le comté de Pesth supportera-t-il seul
les frais d'établissement, et la perception du droit de péage ne sera-
trclle qu'une sorte d'octroi communal? Telles sont les questions lais-
sées indécises et qu'il faudra résoudre à la prochaine assemblée.
Quoi qu'il en soit, le péage qui existait autrefois sur le pont de
49.
"712 REVUE DES DEUX MONDES.
bateaux n'est encore acquitté que par les pauvres et les paysans.
Tout homme bien vêtu est présumé noble.
Bude se compose de trois parties distinctes. Le quartier adossé
contre le Bloksberg, montagne qui joue un grand rôle dans les tra-
ditions merveilleuses du pays, est une véritable ville du moyen-âge.
Les rues de ce quartier sont étroites, sales et à peine pavées; les mai-
sons basses, toutes à pignons sur le devant et la plupart construites
et couvertes en bois. De nombreuses flaques d'eau jaunâtre, des im-
mondices et des amas de fumier où des troupeaux de porcs trou-
vent leur nourriture , obstruent la voie publique et infectent l'air.
Rien n'est plus pittoresque cependant que l'effet de ce cloaque vu
de la rive gauche du fleuve.
Le château du palatin couronne bien le mamelon qui, placé au
centre de la ville, la domine de tous côtés. Une ceinture de murailles
en mauvais état règne autour de la montagne; elle renferme d'assez
beaux palais, qui s'élèvent tous dans une position ravissante; on y voit
aussi la vieille cathédrale , qui , jadis transformée en écurie par les
Turcs, porte encore sur ses autels les marques de la profanation, ainsi
que des casernes et d'autres édifices publics. C'est dans la cathédrale,
et loin des yeux des profanes, que l'on conserve la couronne envoyée
à saint Etienne par le pape Silvestre. Le peuple a pour cet emblème
royal un respect voisin de la superstition. Le monarque qui, à son
avènement, ne l'a point reçu des mains du primat, n'est pas considéré
comme légitime. Joseph II avait fait transporter à Vienne la pré-
cieuse couronne. Ce fut un deuil public. Les réformes essayées par
l'empereur échouèrent toutes auprès de ceux même qui auraient dû
les soutenir. En outre, il avait eu l'imprudence d'entamer les privi-
lèges du clergé ; l'archevêque de Gran se mit ouvertement à la tête
d'un parti qui aurait pu tenter de rompre l'union de la Hongrie et de
l'Autriche, si Joseph ne fût pas mort. Léopold II, son successeur,
pour calmer cette dangereuse irritation , rendit la couronne au cha-
pitre de Bude. Partout où elle passa , il y eut des prières et des ré-
jouissances; elle était déposée sur les autels à côté du Saint-Sacre-
ment , et gardée la nuit par des chevaliers armés. Le peuple parcourait
les rues en criant : Hongrie et liberté! et , comme preuve de son res-
pect pour la liberté d'autrui , il brisait les vitres des citoyens qui n'a-
vaient pas poussé le patriotisme jusqu'à illuminer leurs maisons.
Depuis Léopold , la coutume de ceindre la couronne de saint Etienne
s'est conservée chez les empereurs d'Autriche. La cérémonie se fait
en plein air, au milieu des magnats et du peuple. Fidèle observateur
LA HONGRIE. 773
de ces formes antiques dédaignées par Joseph II , le monarque doit
gravir au galop un tertre artiflciel d'où il domine l'assemblée, tirer
son sabre et en frapper l'air à l'est et à l'ouest, au nord et au midi.
Une abondante source d'eau sulfureuse sort du Schlosshcrg et ali-
mente l'établissement thermal de Kaiserbad. Les Romains et les
Turcs n'avaient point négligé cette richesse naturelle. Une belle pis-
cine, si solidement contruite qu'on n'a pas encore eu besoin de la
réparer, est un reste des travaux de ces derniers conquérans. C'est
dans ce seul bassin qu'hommes et femmes du peuple viennent se
baigner aux mêmes heures , sans se soucier beaucoup des lois de la
décence. Comme en sortant d'une pareille étuve les malades ont be-
soin de repos et qu'un lit serait pour eux un véritable luxe, ils se
couchent sur les bords même de la piscine sans prendre la peine de
se couvrir d'un vêtement. La fontaine, placée au milieu d'une jolie
cour dont les arcades, les galeries et les balcons sont de style orien-
tal, est sans cesse entourée d'une foule de buveurs de toutes les
classes.
La vieille ville [Alt-Bude], séparée des deux autres quartiers, et
par sa position, et par son organisation communale, s'étend assez
loin sur la rive droite du Danube. C'est là que les Huns firent une
halte au milieu de leurs brutales conquêtes, et que leur roi posa son
trône de fer. L'inondation du 15 mars 1838 a exercé dans ce quartier
de terribles ravages. Des rues entières n'offrent plus que des mon-
ceaux de ruines. Pesth , par la beauté de son quai qui rappelle un
peu celui de Bordeaux, par la largeur de ses rues percées à angles
droits , le nombre de ses places et ses brillans magasins, semble être
à cent lieues de Bude. Du 13 au 18 mars, mais le 15 surtout , le Da-
nube avait envahi la ville; les rues et les places étaient devenues des
torrens et des lacs de douze pieds de profondeur. J'étais à Pesth
deux mois à peine après l'affreux désastre , et déjà cette ville avait
retrouvé une partie de son activité. Le quai et la ville proprement
dite ont peu souffert , mais les deux quartiers de Josephstadt et de
Franzstadt,?bâtis, à ce que l'on prétend, dans l'ancien lit du Danube,
ont été complètement renversés. Au mois de mai dernier, deux mille
maisons, sur les cinq mille que contenait Pesth, étaient à terre ou
tellement ébranlées, qu'il fallait les reconstruire de fond en comble.
Les amplifications de rhétorique me plaisent peu, je ne gémirai point
sur des décombres; il y a quelquefois du bien dans le mal, et quoi-
qu'il me soit dur d'écrire ces mots lorsque mille familles portent en-
core le deuil de leurs membres , l'inondation a été pour Pesth près-
774 REVUE DES DEUX MONDES.
que autant une leçon qu'un malheur. Les quartiers de Joseph et de
François n'avaient pas été bien construits; les bâtimens étaient en
briques mal cuites qui, bientôt changées en boue, n'ont pu résister
à l'action de l'eau. De généreuses souscriptions, montant à plusieurs
millions, ont été ouvertes dans tout l'empire; elles répareront pres-
que intégralement les pertes pécuniaires. Une commission , dirigée
par l'archiduc palatin, s'occupe activement d'effacer les effets du
ravage; et pour prévenir le gaspillage de l'argent destiné aux secours,
il est remis, non pas aux victimes, mais à des ouvriers qui, sur les
ruines des chétives maisons des faubourgs, en élèvent de plus solides
et de plus commodes. Aujourd'hui , nul ne peut bâtir sans soumettre
d'abord ses plans à la commission , qui les approuve ou les corrige et
fait examiner les matériaux par des experts.
Pesth , malgré son importance actuelle , est une de ces villes qu'il
faut juger plutôt encore par ce qu'elle sera que par ce qu'elle est;
elle prend un accroissement rapide auquel la navigation si active du
Danube ne peut que donner une forte impulsion. C'est ici le lieu
de dire quelques mots de cette magnifique entreprise qui, bien in-
complète encore, est pourtant si digne d'être encouragée. Elle a été
traitée trop sévèrement par des voyageurs étonnés de ne pas rencon-
trer sur les bateaux de Semlia et de Giurgevo le comfortable que l'on
est en droit d'exiger sur ceux qui font le trajet de Paris au Havre.
Le Danube, ce lleuve magnifique qui , dans un cours de sept cents
lieues, arrose la Bavière, l'Autriche, la Hongrie et les Principautés,
ce fleuve qui, en cas de guerre maritime, pourrait servir de commu-
nication entre l'Europe et l'Asie, semblait, pour ainsi dire, protégé par
les monstres fabuleux dont l'avait peuplé l'imagination des anciens
poètes. Quelques barques, espèces de pirogues creusées dans'; des
troncs d'arbres, se hasardaient seules à en côtoyer les rives; mais
toutes s'arrê talent à cette ligne de rochers si pittoresquement désignée
dans le pays sous le nom de Porte de fer. La navigation était coupée
en deux ; elle n'avait quelque activité que dans la portion méridionale
duDanube, mais personne ne songeait à tirer un parti convenable du
plus grand cours d'eau de l'Europe. César, Charlemagne et Napoléon
conçurent , sans pouvoir l'exécuter, le vaste projet de joindre le Rhin
au Danube, l'Océan à la mer Noire. César voulait ouvrir un canal de
Constance à Ulm; Charlemagne eut la pensée d'effectuer la jonction
des deux grands fleuves par le Mein ; Napoléon fit commencer les
travaux d'un canal qui d'Anvers aurait abouti à Cologne, et de Colo-
gne à Neubourg sur le Danube. Les évènemens de 1814 empêché-
LA HONGRIE. 775
rent la réalisation de cette grande idée. Des Français , parmi lesquels
il faut citer le général Pajol, chassés de la patrie pour laquelle ils
avaient combattu vingt ans, voulurent tourner vers l'industrie l'acti-
vité qu'ils ne pouvaient plus déployer dans la guerre : ils songèrent
à la navigation du Danube; mais le gouvernement autrichien , par
ses défiances, ajouta de nouveaux obstacles à ceux que les proscrits
rencontraient déjà sur la terre d'exil , et ils durent renoncer à l'es-
poir de les vaincre.
L'honneur du succès était réservé à un Hongrois, le comte ïstvan
Széchényi, libéral ardent, mais éclairé. Fortement convaincu, après
avoir visité la France et l'Angleterre , de l'influence civilisatrice du
commerce, le comte appela de nouveau l'attention de la Hongrie
sur le magnifique débouché offert par la nature à ses produits. La
Hongrie qui, dans une étendue de cent soixante-dix lieues de l'est à
l'ouest et de cent trente lieues du nord au sud, possède les plus
belles plaines de l'Europe, était pauvre au milieu de ses richesses.
Les propriétaires se bornaient à vendre à Vienne les récoltes de ces
campagnes qu'une bonne culture rendrait si productives. Encore de-
vaient-ils acquitter des droits de douane fort lourds sur les vins, le
tabac, les blés et le bétail. Si on leur parlait du Danube comme de
l'artère vivifiante de leur pays, ils objectaient ces mots sans réplique:
« Et la Porte de fer? » Széchényi se chargea de leur répondre; il fit
construire sur le quai de Pesth une barque légère, en annonçant à
ses compatriotes qu'il voulait avec elle franchir les cataractes. Il par-
tit. Peu de temps après la Hongrie tout entière applaudissait à son
triomphe. Il y eut alors un revirement complet dans les esprits; la
nouvelle du passage du Cap ne produisit pas plus d'impression en
Europe , que parmi les Hongrois celle de l'arrivée du comte Szé-
chényi au-delà des cataractes. Dans leur orgueilleux enivrement , les-
Hongrois virent déjà leur capitale devenue port de mer. Une gravure
(prohibée par la censure autrichienne) représenta Széchényi-planant
au-dessus de gros nuages échappés des cheminées de. pyroscaphes
anglais, russes, français, etc., rangés en bataille devant le quai de
Pesth.
Suivre les travaux de M. de Széchényi depuis cette époque , dire
les obstacles qu'il a dû surmonter, attribuer avec justice à chacun sa
part de gloire , ce serait dépasser les bornes que je me suis posées.
J'ajouterai seulement que l'empereur François, enfin convaincu des
avantages que ses royaumes doivent retirer de la navigation danu-
bienne, concéda à M. Andrews un privilège exclusif pour l'établisse-
776 Prévue des deux mondes.
ment d'un service de bateaux à vapeur. Après avoir organisé ce service
avec une intelligence et une activité vraiment britanniques , M. An-
drews, en 1834, abandonna ses droits à la compagnie actuelle.
Sept bateaux à vapeur se croisent tous les mois de Linz à Galatz.
En voici le tableau :
NOMS.
Marianna.
FORCE.
76 chev.
CAPITAINES.
Rau. . .
NOMBRE DES
DESTINATION. VOYAGES PAR MOIS.
(Allée et retour.")
De Linz à Vienne.. . . 5
Nador, . .
60 —
Masjon .
De Vienne à Pesth. . .
9
Arpad. . .
80 —
Pohl.. .
De Vienne à Pesth. . .
10
Franz. . .
60 —
Ferro. .
De Pesth à Drenkova..
4
Zrinyi. . .
80 —
Mayr., .
De Pesth à Drenkova..
( Le trajet de Drenkova à
Skéla-Gladova se fait sur
des barques ou en voi-
ture. )
5
Pannonia.
36 —
Kniffer..
De Skéla à Gakitz ,
en côtoyant la rive gauche.
Argo ...
50 —
Lazarief.
De Gladova à Galatz,
en suivant la rive turque. —
Les passagers quivoudraient
descendre à Galatz , seraient
soumis à la quarantaine.
La même compagnie , pour compléter son système de navigation,
a , de plus , établi les paquebots suivans :
NOMS.
Ferdinand.
FORCE.
100 chev.
CAPITAINES.
Everson. .
NOMBRE DES
DESTINATION. VOYAGES PAR MOIS
(Allée et retour.)
De Galatz à Constanti-
nople
2
Libano. . .
Bateau à
voiles.
De Galatz à Odessa. .
(Quarantaine).
1
Metternich
140 chev.
Vyn-Ford.
De Constantinople à
Trébisonde
2
Stamboul..
160 —
John Ford.
De Constantinople à
Smyrne
4
Maria -Do-
rothea. .
70 —
Glacian. .
En correspondance avec
le précédent , des Dar-
danelles à Salonique.
4
Tous les mois , les jours de départ des différentes stations sont
fixés à Vienne. Je ne puis reprocher qu'une seule inexactitude aux
LA HONGRIE. 7T7
agens de la compagnie; le Ferdinand nous a fait attendre vingt-
quatre heures à Galatz. Le paquebot, en outre, est si mal construit,
qu'il est à désirer qu'on se décide à le remplacer. Quant au nom de
la Bella, donné à la barque qui fait le trajet de Drenkova à Orsova,
c'est une mauvaise épigramme.
Les bateaux du Danube sont beaux , mais dans leur aménagement
on a trop sacrifié les voyageurs aux marchandises : le pont est en-
combré , et les ballots envahissent trop souvent les premières places.
On pourrait aussi mettre plus d'activité dans le service et réduire
facilement à dix les treize jours employés pour le trajet de Vienne
à Gonstantinople. Malgré ces reproches mérités, il faut le recon-
naître, l'entreprise, toujours surveillée par M. de Széchényi, marche
bien, et son succès n'est plus douteux. Le commerce de la Hongrie
est en plein progrès, et c'était là le but qu'on voulait atteindre.
Déjà les exportations des produits du sol excèdent de treize millions
le montant des importations. L'Autriche, de son côté, acquiert une
voie prompte et facile pour ses rapports avec Bukarest et les princi-
pautés riveraines.
L'Europe entière est intéressée aux grands travaux qui ont pour
but d'aplanir les difficultés qui entravent la navigation du Danube.
Le projet d'un canal de jonction du Rhin à ce fleuve a acquis une
plus grande importance que jamais. Hommes civilisés de l'Occident,
nous devons répondre à l'appel de ceux que nous avons trop l'habi-
tude de traiter en sauvages. Le roi de Bavière, en 1825, résolut
d'exécuter la pensée de Charlemagne et d'opérer la réunion du Da-
nube au Rhin par le Mein. Les travaux, commencés avec assez de
lenteur, sont aujourd'hui poussés avec une activité funeste à la
France. Trop absorbés par nos luttes politiques, nous nous épuisons
en vaines paroles , et nos voisins profitent de nos travers. Nous n'y
pensons pas assez; il s'agit cependant de tout le commerce de transit
de l'Allemagne qui nous échappera, si nous n'y prenons garde. Notre
système de canalisation, dû à Louis XIV et à l'empereur, vient ad-
mirablement aider l'heureuse disposition de nos quatre grandes
rivières qui, déjà mises en rapport avec le Rhin, seraient rattachées
au Danube par un canal percé entre ces deux fleuves. On avait parlé
d'un canal de Kehl à Ulm ; ce plan nous serait de tous le plus avan-
tageux , il serait de plus facile à exécuter. Mais j'abandonne ce sujet
qui n'est pas le mien (1) , pour revenir à la Hongrie.
( 1) M. Michel Chevalier a traité cette question d'une manière remarquable dans son curieux
ouvrage : les IntCrcts matériels de la France, pag. 154 et suiv.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
Du jour où les travaux seront achevés , du jour surtout où la légis-
lation commerciale sera refondue ou plutôt créée, Pesth deviendra
l'un des plus iraportans marchés de l'Europe. Déjà le mouvement de
son quai étonne le voyageur habitué au silence des villes allemandes.
C'est là que les paysans viennent apporter leurs denrées, les pro-
duits de leurs champs et de leurs troupeaux. Ils ont conservé le
costume national, je n'ose pas dire dans sa pureté, l'expression se-
rait risible , mais dans toute sa barbarie et toute sa saleté primitives.
A les voir couchés sur la paille, au milieu de leurs petits chevaux et
de leurs légères charrettes , on peut se croire tombé dans une horde
de sauvages. Dix siècles ont passé sur ce peuple sans effacer son ca-
ractère : le Madjyar d'aujourd'hui est le digne fils du barbare d'au-
trefois. Comme son père, il a une physionomie dure, mais pleine
d'expression ; il unit la force nerveuse à une grande insensibilité phy-
sique; comme son père, il porte une chevelure longue et huileuse, et
n'a pour costume qu'une veste de cuir enduite de graisse (ce qui,
pour lui , remplace la chemise) , de larges pantalons et une peau de
mouton presque séculaire. La présence de celte race à part au milieu
d'une ville civilisée , ce souvenir du iv"^ siècle encore vivant au xix^
l'orme un spectacle auquel les yeux et l'esprit s'habituent difficilement.
Hâtons-nous de le dire, il existe en Hongrie, au sein de la noblesse
elle-même , un parti libéral et philosophique qui sent la nécessité de
corriger les abus pour ne pas être dévoré par eux. Le terrible
exemple de la révolution française ne sera point perdu pour l'Europe;
la Hongrie ne reconstruira pas sur table rase; elle amendera sa con-
stitution, mais elle ne l'abolira pas pour adopter celle de l'Angleterre.
Les Hongrois affectionnent Pesth , ils ont une haute idée de son
avenir; aussi cette ville a-t-elle été choisie pour servir de centre à la
politique , au commerce et à l'instruction. Son université peut sou-
tenir la comparaison , non pas sans doute avec les premières écoles
de l'Allemagne, mais avec toutes celles de l'empire autrichien. La
langue nationale, chose bizarre, était peu cultivée en Hongrie; on
écrivait, on parlait, on plaidait en latin. L'Autriche aurait bien
voulu substituer l'allemand au hongrois; mais, ne pouvant y par-
venir, elle avait pris le latin pour langue officielle. L'esprit national
s'est enfin réveillé , et l'homme dont le nom se retrouve toujours at-
taché aux projets vraiment utiles et patriotiques, le comte de Szé-
chényi , contribua de toutes ses forces à faire passer une loi qui dé-
trôna la langue de Cicéron au profit de celle d'Arpad. La séance où fut
prise celte résolution est une des plus belles de la dernière diète.
LA HONGRIE. T79
Les rares partisans de l'Autriche parlaient de l'illégalité de cette
mesure. «S'il était vrai, répondit le député des comitats Magypaul ,
que la constitution proscrivît l'usage de notre langue , je dirais sans
hésiter : «Meure la constitution plutôt que notre nationalité! » Szé-
chényi vint ensuite.... «Voilà, dit-il, un trait d'audace qui me
confond î Je me résigne enfin à faire cause commune avec ceux que
depuis quinze ans j'appelle les calomniateurs de mon pays! oui, la
Hongrie est ingouvernable , ils ont raison de le dire , et les bienfaits
dont la comblent ses maîtres ne sont payés que par l'ingratitude!
Voilà dix millions d'hommes qui réclament le droit de s'exprimer
dans leur langue, de faire des lois intelligibles pour tous, et non des
oracles sibyllins rendus dans un idiome mort et obscur; quelle inso-
lence ! » L'orateur termina en souscrivant pour une somme de cent
cinquante mille francs destinés à la fondation d'un institut national.
Le gouvernement de Vienne dut accéder au vœu de la diète :
Ferdinand P"^ d'Autriche est Ferdinand V de Hongrie. Aujourd'hui les
actes de l'autorité et les jugemens sont publiés en hongrois; les com-
mandemens militaires se font en hongrois; l'exergue des monnaies
est emprunté aussi à la langue nationale; les princes de la famille im-
périale, enfin, étudient cette langue, d'abord proscrite comme sédi-
tieuse.
Les propriétaires, depuis l'extension du commerce, ont éprouvé
le besoin de communiquer entre eux, d'améliorer la culture, de con-
naître leurs ressources réciproques : tous les ans ils se réunissent à
Pesth pour des courses de chevaux ; mais ils ne se bornent pas à ap-
plaudir les plus agiles lutteurs, ils se livrent à une véritable enquête
sur les progrès matériels du pays.
Ces faits indiquent qu'un mouvement assez considérable s'opère
dans les esprits; les longs travaux de la diète de 1832-36 sont là pour
prouver que ce mouvement n'est point stérile. Quelques hommes
distingués, dont les conversations spirituelles sont restées gravées
dans ma mémoire, m'ont fourni sur cette assemblée des détails fort
curieux. Avant de les exposer, et pour que l'on en saisisse mieux
l'importance, je vais faire un résumé succinct de la législation politi-
que de la Hongrie; c'est un chaos difficile à débrouiller.
Les derniers conquérans , les Madjyars ou Hongrois , ne se sont
point mêlés aux Esclavons , aux Gépides et aux Avares, leurs prédé-
cesseurs. Leur armée victorieuse s'est établie de force dans le pays ;
mais, ainsi que celle des Normands en Angleterre, elle est, pour ainsi
dire, demeurée sous les armes. Les guerres continuelles que, du xiv"
780 REVUE DES DEUX MONDES.
siècle au xviii% les Hongrois , placés à l'arrière-garde de l'Europe ,
durent soutenir contre les Turcs, contribuèrent à nourrir leur esprit
remuant et belliqueux. Le long intervalle qui s'écoula de 1529 à 1682
tut perdu pour la civilisation dans ces contrées, théâtre de luttes
glorieuses et de déchiremens intérieurs. Le roi n'était qu'un général
en chef élu par ses frères d'armes: aussi, comme la Pologne, sa mal-
heureuse voisine, la Hongrie, à la mort de chaque souverain, était-elle
ensanglantée par le choc des ambitions rivales. L'élection de Léopold
d'Autriche avec réversibilité de la couronne à ses héritiers cica-
trisa cette première plaie; la seconde, l'invasion des Turcs, fut fer-
mée par Sobieski, le prince Eugène et Marie-Thérèse. Tant que
l'union de la Hongrie et de l'Autriche ne fut qu'une alliance contre
l'ennemi commun, elle resta sincère de part et d'autre; mais, le dan-
ger une fois dissipé , bien des germes de division se sont développés
entre deux pays dont l'un est jaloux de ses privilèges , de son indé-
pendance, de sa constitution enfin, et dont l'autre est soumis au
régime absolu.
Quelle est, en effet, l'étendue de la puissance du roi de Hongrie?
Le principe d'hérédité, introduit à la place du principe d'élection, s'il
a changé l'origine du pouvoir, n'en a que faiblement altéré la na-
ture. En 1215, les barons anglais avaient obtenu de Jean-sans-Terre
une reconnaissance de leurs droits contenue dans la grande charte;
sept années plus tard , les magnats hongrois arrachèrent la bulle d'or
ù la faiblesse d'André IL Ce serait un utile et curieux travail que la
comparaison de ces deux monumens de la même victoire, remportée
aux deux extrémités de l'Europe , à l'époque où les rois , en France,
commençaient heureusement leurs campagnes contre l'aristocratie.
Deux révolutions et le bill de réforme ont singulièrement modifié la
charte anglaise ; celle de la Hongrie est, pour ainsi dire, intacte.
Quoique cette fameuse clause de la bulle d'André II : « et si nous
voulons, nous, ou si nos successeurs veulent en aucun temps déroger
à notre disposition , que les évêques et les barons présens et futurs
aient la libre et perpétuelle faculté, sans être jamais accusés du crime
(le haute trahison , de résister au roi et de le contredire... » quoique
cette clause ait été abolie à la diète de 1687, l'acte qu'elle confirmait
n'en subsiste pas moins, et les rois jurent toujours de l'observer fidè-
lement.
Chef suprême de l'armée conquérante, le monarque devait gouver-
ner dans l'intérêt de ses chevaliers et par leur intermédiaire. De gran-
des charges qui existent encore furent créées dans ce double but. La
LA HONGRIE. 781
plus importante de toutes est celle de palatin décernée par l'assem-
blée nationale qui doit choisir entre les quatre candidats proposés
par le roi. Le palatin est la sentinelle avancée de l'aristocratie, le
gardien des privilèges de tous , l'intermédiaire du souverain et de la
nation. C'est à lui qu'appartient de droit la présidence de la première
table de la diète. Depuis 1796 , l'archiduc Joseph est revêtu de cette
importante dignité. Les liens étroits qui l'unissent à la cour de Vienne
ne lui font point oublier ses devoirs. En 1825, sous le règne du der-
nier empereur, il ne craignit pas de défendre les privilèges méconnus
de sa patrie adoptive. Esprit sage et libéral , il comprend à merveille
la portée du siècle , et les réformateurs utiles ne le trouveront jamais
au nombre de leurs adversaires entêtés. Le courage avec lequel les
jeunes archiducs se sont exposés , lors de l'inondation , pour sauver
les malheureux naufragés , a fait reporter sur eux une partie de l'af-
fection que les nobles qualités de leur père ont inspirée aux Hongrois.
Cette popularité si justement acquise est gênante pour la cour de
Vienne ; aussi , lors de la récente maladie du palatin , se résignait-on
sans trop de douleur à porter son deuil.
Le lieutenant du royaume vient après le palatin. Nommé par le
roi , il le représente à la tête des armées et dans les solennités publi-
ques. La lieutenance a été réunie au palatinat dans la personne de
l'archiduc Joseph.
A l'époque de la conquête , la Hongrie fut partagée en cinquante-
deux comitats, c'est-à-dire en cinquante-deux cantonnemens occu-
pés chacun par un corps d'armée. La division du sol anglais en com-
tés a la môme origine. Cette organisation , vicieuse sous une foule de
rapports, renferme néanmoins un principe excellent et libéral, celui
de l'administration du pays par le pays lui-môme. Un comte et un
vicomte sont à la tête de chaque comitat. Ces charges ont dû primi-
tivement être toutes deux électives ; mais, depuis longues années, la
première est devenue héréditaire dans certaines localités , dans d'au-
tres elle est laissée à la nomination royale. Tous les nobles, quelle
que soit leur fortune, quel que soit leur état, et beaucoup n'ont plus
d'autre bien que leur nom , se réunissent tous les trois ans dans une
assemblée dite restauration , pour choisir le vicomte et les autres
magistrats.
Le gouvernement local, ainsi constitué, exerce sur toutes les cam-
pagnes du comitat un pouvoir à la fois administratif et judiciaire.
Les actes sont appuyés et au besoin exécutés par les hussards , corps
tout-à-fait distinct de l'armée de ligne. Une espèce de cour d'assises,
782 REVUE DES DEUX MONDES.
composée du vicomte-président et de six assesseurs choisis par le
comte sur une liste assez nombreuse, tient quatre sessions par an.
L'impôt foncier voté par les nobles n'est point acquitté par eux. Ils
se réunissent par comitats en congrégation pour déterminer le quan-
tum dû par chaque propriété. Les paysans , sur qui pèse tout le far-
deau, nomment eux-mêmes leurs collecteurs, et le seigneur sur-
veille la perception de la somme fixée. La congrégation tout entière
juge les nombreuses difficultés qui arrêtent le jeu de ce système assez
simple en apparence.
Chaque comté est morcelé en un certain nombre de fiefs capricieu-
sement régis par de petits despotes. Les paysans n'ont pas le droit
de propriété , mais ils ont le fait depuis 1831; la plupart cependant
cultivent des terres qui leur sont concédées par le seigneur à charge
de cinquante-deux jours de corvée par an et du paiement de la dîme.
Ils sont jugés en premier ressort par leur magnat; la cause, au moyen
d'une filière assez compliquée, peut arriver jusqu'à la table royale
de Pesth , tribunal suprême , dont tous les membres sont nommés
par le souverain. Les débats de peu d'importance, et les querelles
que les grosses paroles et les coups n'ont pu terminer, se vident chez
le bailli , magistrat choisi par les paysans eux-mêmes dans une liste
de candidats présentés par le seigneur. Le servage à la glèbe n'existe
plus depuis Marie-ïhérèse : le vassal a le droit d'abandonner son pro-
priétaire en le prévenant trois mois à l'avance; le noble, de son côté,
peut chasser le paysan , mais en lui fournissant une indemnité pour
les impenses utiles qu'il a faites sur la terre. Ce double principe est
d'une rare application.
Le noble seul parvient aux emplois ; il ne peut être arrêté pour
dettes, il chasse dans ses domaines, il est le père de ses tenanciers
ou leur tyran , si bon lui semble; mais , s'il a quelque chose à démêler
avec la justice criminelle , avec les gens du roi , il est saisi de force
et jeté dans les cachots infects d'une prison souterraine. La peine de
mort , même dans les cas les plus graves , lui est ordinairement épar-
gnée; mais on peut le voir, les boulets aux pieds et les fers aux mains,
se promener tristement dans la cour du comitat de Pesth , où , tous
les samedis, le bourreau vient, armé du fouet, lui infliger une hu-
miliante correction. Il est des droits enfin dont la jouissance, incon-
nue au temps d'André II, est refusée aux nobles hongrois par la
pohce de M. de Metternich. Le magnat, dans ses terres, à la diète, à
la congrégation , peut tenir les discours les plus violens , déclarer la
patrie en danger, regretter l'époque de l'indépendance et en prévoir
LA HONGRIE. 783
le retour; mais il lui est défendu de faire imprimer une ligne sans la
permission du censeur impérial; bien plus, il a besoin de la même
autorisation pour lire un ouvrage étranger. Qu'il parcoure la Hon-
grie, les larges chapeaux des paysans tomberont tous devant lui, les
hussards du comitat lui réuniront les honneurs; mais s'il désire voir
Paris ou Londres, il lui faut long-temps solliciter son passeport à
Vienne.
L'absence presque complète des majorais est pour l'aristocratie
territoriale une cause de ruine plus active de jour en jour. Le partage
des successions s'opère par têtes : la femme a l'usufruit des biens de
son mari , les enfans n'en conservent que la nue propriété. Le châ-
teau de la famille, loin d'être l'apanage du droit d'aînesse, appartient
au dernier des fils. Le magnat, s'il laisse des enfans, ne peut pas
disposer de sa fortune par testament; s'il a vendu quelques-unes de
ses propriétés, sans observer les minutieuses précautions exigées en
pareil cas, tous ses parens ont quarante années pour exercer une ac-
tion en réméré. Le fief étant attaché au nom, le dernier membre
d'une race n'a la faculté de disposer que des acquêts; la donation
d'origine royale retourne à la couronne. Tous ces articles d'une loi
qui n'est plus en accord avec les besoins nouveaux de la société sont
la source d'interminables procès.
L'église forme un corps tout aussi compact , tout aussi puissant
que la noblesse, et composé de soixante et dix mille membres. L'é-
vêque primat de Gran est le chef du clergé catholique. Ses propriétés
et ses revenus immenses l'obligent, en cas de guerre nationale, à
fournir deux mille hommes d'armes, et, d'après la coutume du
moyen-âge, il devrait lui-même les commander. Tous les bénéficiers,
laïques ou clercs , sont soumis à un impôt de ce genre. Deux arche-
vêques, ceux de Colossa et d'Eslau, dix-huit évêques diocésains et
seize titulaires, cent quarante-sept couvens d'hommes et trois mille
curés marchent sous la bannière du primat. L'église grecque est
desservie par dix mille prêtres ou caloyers. Le haut clergé hongrois,
il faut l'espérer, comprendra mieux sa mission que le clergé de
France avant 89.
Et la bourgeoisie, cet élément si fort des sociétés modernes, cette
classe victorieuse en France, cet appui de l'ordre, quelle place tient-
elle en Hongrie? Une place bien petite, et cela se conçoit. En An-
gleterre, en France et dans une partie de l'Allemagne, un grand dé-
veloppement industriel a mis les richesses en circulation ; la balance
est devenue, comme l'épée, le symbole d'une aristocratie véritable.
•784 REVUE DES DEUX MONDES.
En Hongrie, jusqu'à ces dernières années, le commerce, effrayé par
la guerre, a été languissant. Les Juifs, qui depuis leur dispersion
ont toujours souffert pour l'amour du lucre, qui partout et dans tous
les temps se retrouvent avec le même caractère avide et rampant , et
qui , sans sourciller, courent au martyre là où il y a de l'or à gagner,
les juifs seuls ont osé se livrer à des spéculations commerciales. La
richesse a été le prix de leurs efforts ; mais leur religion leur ferme
la carrière politique. La phase nouvelle que la nation hongroise va
parcourir augmentera la force de la bourgeoisie, qui n'est encore re-
présentée que par quarante villes royales. L'organisation adminis-
trative et judiciaire de ces villes se distingue entièrement de celle des
comitats. Elle se compose d'un sénat dont tous les membres, élus à
vie par les citoyens, sont seuls appelés aux charges municipales.
Tous les trois ans on choisit parmi eux le consul, le juge , le capi-
taine et le castellan de la cité. Le consul administre les biens com-
munaux fses fonctions offrent beaucoup de ressemblance avec celles
tle nos maires. Le juge, comme son titre l'indique, préside aux dé-
bats judiciaires; dans les causes minimes, il prononce seul; dans les
autres, il se fait assister par plusieurs hommes de loi. L'appel de ses
décisions est porté à la table tavernicale, tribunal particulier, qui, je
crois, n'existe nulle part ailleurs qu'en Hongrie. Ce tribunal est formé
par la réunion des députés des villes royales et présidé par le taverni-
cus, magistrat élu comme les autres.Cette cour, qui, selon moi, mé-
rite à plusieurs titres beaucoup d'attention , tient ses séances à Pesth ,
deux fois dans l'année. Les plaideurs peuvent encore recourir de ses
décisions à la table septemviralc, organe de la justice du roi. Enfin,
les deux autres officiers municipaux , le capitaine et le castellan , ont
pour devoir, l'un de veiller au maintien de l'ordre et de la police,
et l'autre de commander la garde bourgeoise;
Tous ces pouvoirs, si divers d'origine, si gênés dans leur marche par
d'inévitables conflits, se retrouvent encore en présence à l'assemblée
nationale, La diète hongroise ne fut , pendant long-temps , qu'une
prise d'armes. L'immense plaine de Riikos, bornée au nord par les
montagnes de Vatzen et de Tokay, s'étend vers le sud jusqu'à Bel-
grade; c'est dans ce Champ-de-Mars que, sous le pennon royal, se
réunissait toute la noblesse, c'est-à-dire l'armée conquérante. Les
magnats, dans un conseil de guerre tenu par le souverain , arrêtaient
les plans de campagne, et les simples chevaliers les acceptaient en
poussant un formidable hourra. Mais les temps héroïques passèrent.
Peu à peu, les Hongrois prirent en affection le sol conquis par leurs
LA HONGRIE. 785
ancêtres, et il devint plus difficile de les en arracher pour leur faire
courir les chances d'une expédition lointaine. En 1526, Ferdinand P*"
décida qu'à l'avenir les diètes se tiendraient dans l'intérieur des
villes , et les choses depuis lors n'ont pas changé.
L'assemblée se partage en deux tables.
La première se compose : 1" des prélats catholiques, et, depuis
1T92, des évoques du rit grec non uni; 2" des magnats ou grands
propriétaires laïques. Ces magnats ont le droit d'entrée à l'âge de
vingt-quatre ans : les mineurs et les femmes doivent se faire repré-
senter; mais, par une bizarrerie incompréhensible, leurs manda-
taires siègent à la seconde table dont tous les membres sont élus. Les
comitats se réunissent en congrégations pour choisir chacun deux
députés. Tous les moyens de séduction employés par les candidats
au parlement d'Angleterre souillent aussi les élections hongroises.
John Bull termine ses différends à coups de poing , le Madgyar se sert
de son sabre. Tous les nobles, seigneurs ou varlets, riches ou pauvres,
sont électeurs , et la propriété la plus minime suffit pour conférer le
droit d'éligibihté.
Pendant toute la durée de la diète, les députés reçoivent, sur la
caisse domestique du comitat, la somme de deux ducats au moins par
jour. Les couvens , les chapitres ecclésiastiques et le bas clergé éUsent
aussi leurs délégués. Les villes royales, enfin, sont représentées à la
diète. Dans chaque cité il existe une chambre de la commime, dont
les membres décédés sont remplacés à la majorité des suffrages. Ce
conseil des notables, assisté des seuls magistrats municipaux , envoie
à la diète un ou deux députés, suivant l'importance de la ville.
La première table est présidée par le palatin , la seconde par le
président de la table royale; elles se réunissent souvent en concerta-
iio7is, pour délibérer des intérêts généraux de l'état. Les proposi-
tions royales sont examinées dans les cercles avant d'être discutées
en séance publique; le concours des deux tables, qui ne forment
qu'une seule voix , est nécessaire pour leur donner force légale.
Lorsque la diète n'était qu'une revue solennelle , on n'avait pas
senti la nécessité d'en fixer le retour périodique. L'ennemi paraissait-
il aux frontières, la nation courait aux armes , et la diète se confon-
dait, pour ainsi dire, avec V insurrection. L'appel du souverain pré-
venait toujours le désir du peuple. Mais quand au tumulte d'un
camp succéda l'ordre d'une assemblée choisie , quand la froide déli-
bération des députés eut remplacé l'enthousiasme des leudes, les
rois éprouvèrent de la répugnance à voir autour d'eux des surveillans
TOME XVII. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
incommodes. Les nobles se plaignirent, et, pour satisfaire à leurs
exigences , il fut décidé que la diète serait convoquée tous les trois
ans. Le chancelier, un mois au moins avant l'ouverture de la diète,
adresse des lettres de convocation aux membres de la première table,
aux comitats , aux communes et aux corporations religieuses ; il ex-
pose sommairement les lois qui serotit mises en discussion , afin que
les électeurs puissent manifester leurs vœux à leurs commettans; il
donne enfin les ordres nécessaires , en 1839 comme en 1526, pour que
les ponts et chaussées soient mis en état sur le passage de sa majesté.
La constitution hongroise mériterait, sans doute, un examen plus
approfondi , mais mon but a seulement été de donner une idée de
son ensemble. Une simple esquisse a suffi, j'ose l'espérer, pour bien
faire ressortir tout ce qu'il y a de remarquable dans ce monument ,
un des plus curieux de l'histoire du moyen-Age. Voyons mainte-
nant de quelle manière cette machine vieillie fonctionne encore au
milieu d'une société moderne. Elle est embarrassée de quelques
rouages inutiles , il lui en manque de nécessaires ; mais elle mar-
chera toujours, parce qu'elle possède, pour principal moteur, le sys-
tème représentatif établi sur de larges bases.
Tous les esprits élevés , tous les hommes qui jettent sur l'avenir
un coup d'œil impartial, comprennent la nécessité d'une réforme;
mais ce travail, toujours dangereux, se complique ici d'une difficulté
particulière. L'empereur d'Autriche a beau joindre à ses titres celui
de roi de Hongrie; fidèle à son origine , il désirerait faire triompher
l'influence germanique chez les peuples de mœurs si diverses que
les traités ont soumis à son sceptre. Le peuple hongrois , au con-
traire, fier de son antique indépendance et jaloux de sa nationalité,
se révolte à l'idée de voir sa patrie réduite au rôle d'un cercle autri-
chien. En Angleterre , en France, comme dans tous les pays vraiment
constitutionnels, le parlement, et je prendrai ici ce mot dans un sens
général , possède des moyens légaux de forcer le premier pouvoir à
marcher dans la route que la nation veut suivre. Le refus du budget
est l'exercice d'un droit terrible devant lequel s'écroulerait le minis-
tère le plus entêté. Mais que la diète hongroise rejette l'impôt foncier
qui s'élève à la somme de 45 millions, l'action gouvernementale en
sera-t-elle paralysée ? Pas le moins du monde. Si le roi n'a plus d'ar-
gent, l'empereur d'Autriche lui en prêtera; si les Madjyars ne veulent
plus s'enrôler sous les drapeaux, le roi de Lombardie placera ses
troupes à Comorn et à Péterwaradin , et la Hongrie n'aura plus alors
que la ressource hasardeuse de la révolte.
LA HONGRIE. 787
Les magnats craignent d'être écrasés sous les ruines de l'édifice
construit par leurs ancêtres , et désirent voir s'animer le corps inerte
dont ils sont la tête intelligente. Le roi profite de cette disposition
pour affaiblir une caste puissante par ses richesses et l'influence per-
sonnelle de ses membres; il espère ainsi frapper le peuple hongrois
dans ce qu'il a de vivace et de caractéristique , et le trouver ensuite
plus souple, plus propre à être façonné selon le type allemand. Il ap-
pelle donc de tous ses vœux l'affranchissement des paysans, comme
les rois de France se sont déclarés protecteurs de la bourgeoisie;
mais il se décide de mauvaise grâce à sanctionner toute mesure na-
tionale.
L'absence de la classe moyenne laisse un vide que rien ne peut
combler. A qui l'aristocratie fera-t-elle partager ses sentimens de pa-
triotisme? Sera-ce à ce troupeau d'esclaves qu'elle a si long-temps
exploité? Ces malheureux, dont on a fait des bêtes de somme , ac-
cepteraient sans murmure le bât de l'Autriche; car, il y aurait de
l'injustice à le nier, il est doux en comparaison de celui qui les ac-
cable. Le nom de la liberté sera-t-il prononcé par des bouches im-
prudentes? Mais , pour des esclaves, la liberté n'est-elle pas le droit
de tuer les maîtres, ou, tout au moins, celui de les opprimer à leur
tour? Les réformateurs ne doivent donc point compter sur la masse
de la nation ; l'appeler à l'œuvre , ce serait se rendre coupable d'une
faute immense , ce serait ouvrir une carrière sanglante et faire rétro-
grader la Hongrie pour des siècles. Les peuples, comme les indivi-
dus, n'ont droit à l'exercice de leur liberté que lorsqu'ils sont
capables de comprendre tous les devoirs que cette grande faculté
leur impose. Les nobles hongrois , cependant, ont un rôle magnifique
à remplir : que par leurs soins, que sous leur direction, les paysans
soient appelés à la vie civile ; que l'instruction, soutenue par la mo-
rale religieuse, visite les campagnes; que, par leurs efforts , l'in-
dustrie et l'agriculture apportent aux travailleurs le bien-être et la
richesse, ils commanderont à des hommes dont les cœurs battront
aux mots d'indépendance et de patrie. La nationalité hongroise ne
sera plus en danger , car alors elle ne résidera point dans une seule
caste, mais dans un peuple jeune , actif et courageux, et, pour me
servir d'une expression de Mirabeau, jamais la constitution ne sera
vendue pour du pain !
Aux approches de la diète de 1832 , tous les esprits étaient en sus-
pens. Le gouvernement, intéressé à connaître les vœux de tous les
partis pour les combattre ou les seconder, se relâcha de sa rigueur;
50.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
les pensées purent se manifester sans avoir à redouter les mutilations
de la censure, et le despotisme lui-même rendit hommage à la liberté
de la presse.
Durant les deux ou trois années , où , sur les demandes du parle-
ment et de l'assemblée des notables, la convocation des états-géné-
raux devint en France un objet d'espoir pour le plus grand nombre »
de crainte pour quelques privilégiés , une foule de brochures ignorées
aujourd'hui parurent sur toutes les questions du moment; il eu lu
de même en Hongrie. Les réformateurs et les amis du passé prélu-
dèrent par leurs écrits à la lutte dont la diète devait être l'arène. Les
magnats nourris de la lecture des économistes et des philosophes du
XVIII'' siècle, les jeunes nobles élevés dans les universités étrangères,
les légistes et les bourgeois des villes, composaient un parti dont les
principes et les vœux furent soutenus avec talent par M. de Széché-
nyi. On ne lira pas , je crois , sans intérêt , quelques fragmens d'un
ouvrage publié par le comte à la fin de 1830. Le passage que nous
allons citer offre un tableau vivement tracé de l'esprit public de la
Hongrie :
« Chacun veut améliorer, chacun désire voir s'élever un bel édifice,
mais chacun prétend poser la première pierre sans s'inquiéter des
autres ouvriers. — Ah ! dit l'un , quand donc sera percée la chaussée
de Fiume? — Ne vaudrait-il pas mieux jeter un pont entre Pesth et
Bude? répond un autre. — Ayons un théâtre et des pièces en hon-
grois, ou la langue se perdra, et la nationalité avec elle (1). — Si nos
magnats, s'écrie-t-on d'un autre côté, n'allaient point manger leurs
revenus et se corrompre à l'étranger? Mais ces grands seigneurs croi-
raient compromettre leur dignité en se coudoyant aux assemblées des
comitats avec la pauvre noblesse ! D'autres regrettent les costumes de
nos pères. Où sont leurs pesantes armures? — Malheureuse Hongrie,
murmurent ces amans du passé , tout en chantant l'air de la bataille
de 3Iohacz, le jour de cette défaite fut le dernier de ta gloire! —
Ayons de belles rues, des trottoirs et des réverbères; tel est le cri
d'une autre opinion. Que Pesth soit bien éclairée, le reste se fera.
N'oublions pas les promenades et plantons le quai du Danube. — Il
y a aussi des esprits positifs. C'est le papier-monnaie qui nous ruine,
disent-ils, il nous faudrait de beaux ducats frappés avec notre or de
Kremnitz. Mais où sont ces ducats? Que de nobles Hongrois ont ou-
blié leur couleur! — Non, réplique un autre, non, ce n'est pas cela;
(1) Ce vœu a été rempli ; j'ai vu représenter à Pesth la Chrisline de M. Alex. Dumas, tra-
•luito cil hongrois.
LA HONGRIE. 789
or ou papier, qu'importe? Nous serions à notre aise sans les impôts...
l'impôt sur le sel surtout, mes amis! Ah! chers amis, qu'il y au-
rait de choses à dire sur le sel ! C'est l'administration étrangère qui
nous appauvrit; les douanes , les monopoles, que sais-je encore? Tels
sont nos véritables maux ! Savez-vous quel est notre ennemi? c'est
notre maître ! »
N'est-ce pas là le spirituel croquis d'une de ces réunions d'excellens
politiques qui, pour chasser les ennuis d'une longue soirée d'hiver»
devisent des choses de l'état, sans donner plus de suite à leurs idées
qu'à leurs discours?
Mais M. de Széchényi ne se contente pas de signaler le mal , il en
indique la source et le remède. Il passe rapidement en revue tout ce
qui, dans les institutions actuelles, empêche le crédit public de se
fonder, et de propager en Hongrie les bienfaits qu'il a répandus dans
la plus grande partie de l'Europe. Et d'abord , il attaque avec force
le maintien des corvées. Les paysans doivent au seigneur cinquante-
deux jours de travail , sans compter les nombreuses corvées de trans-
port , de voirie , etc., etc. L'église, de son côté, prescrit l'observation
des dimanches et des fêtes, et la meilleure moitié de l'année est ainsi
perdue pour le laboureur.
« Voilà, continue M. de Széchényi, voilà sa perte; quel est votre
gain? Personne n'ignore que nos paysans, avec leurs chevaux et
leurs vieux outils , avancent moins les travaux en trois jours que des
manœuvres en un seul. Qu'est-ce qu'un ouvrage de corvée? Une
méchante besogne, suivant le proverbe. Laissant de côté bien des con-
sidérations importantes, je ne consulte ici que votre intérêt seul.
Pensez-vous que vos terres cultivées de cette façon vous donnent les
belles récoltes dont le ciel récompense le travail intelligent? Mesu-
rant votre droit sur votre profit, pouvez-vous donc priver le paysan
de cent journées qui en valent à peine trente pour vous? Mais,
sachez-le bien ! annuler ainsi pour deux tiers chaque année le travail
de tout un peuple , c'est un monstrueux suicide !
« J'arrive au privilège des nobles de ne point payer d'impôts. Je
marche sur des charbons ardens; mais, quand je devrais irriter toutes
les passions, je ne cacherai point ma pensée. Si l'Autriche, hors de
la diète, députait vers nous ses commissaires et nous disait : — Mes
amis, il faut payer pour avoir. Comment administrer votre pays,
entretenir vos routes, vous percer des canaux, vous construire des
ponts comme à vos frères de Bohême qui donnent de l'argent à cet
effet? Vous restez sans communications, vos chemins sont crevas-
REVUE DES DEUX MONDES.
ses d'ornières où se brisent aussi bien vos calèches que les humbles
charrettes des paysans. Mais ces malheureux sont accablés sous le
poids des charges, aidez-les à les supporter. Contribuez à l'entretien
des routes ; les plus petites sommes ainsi placées seront productives.
La Hongrie ne demeurera pas privée des bienfaits du commerce; vos
terres augmenteront de valeur, et vous connaîtrez plus de jouissan-
ces; — si le gouvernement me tenait ce langage hors de la diète ,
et qu'il me demandât de payer, je préférerais rester au fond de la
berne avec ma voiture embourbée, fai aussi horreur du joug étranger.
Subir le lien d'autrui, ne fût-ce qu'un fd, voilà l'esclavage! Mais
s'imposer des entraves, limiter soi-même ses droits , voilà la liberté I
c'est celle des grands peuples , c'est celle de Dieu même. »
Comme l'auteur le prévoyait, ce langage si noble et si vrai blessa
au vif tous ceux qui , par peur, par habitude, ou par entêtement ,
voulaient conserver le régime de la féodalité. Le comte de Széchényi
devint le point de mire des attaques des privilégiés. Par les uns, il
était signalé comme un traître vendu à la cour de Vienne; par les
autres , comme un fils indigne de la noble Hongrie. Les idées fran-
çaises l'avaient entraîné dans une fausse route, et ses projets ne ten-
daient à rien moins qu'à exciter une révolte des chaumières contre
les châteaux. Mais la violence des réfutations dont la brochure du
Renégat fut l'objet ne servit qu'à étaler aux yeux de tous les pro-
fondes blessures qu'elle avait faites.
Un seul des écrivains du parti stationnaire, tout en s'attaquant à
la personne de Széchényi , se posa comme le défenseur des intérêts
menacés; ce fut le comte Dessewfyi. La vieille réputation du comte,
l'indépendance et la fermeté de son caractère, l'amitié qui l'avait uni
jadis à M. de Széchényi, appelèrent l'attention sur sa réplique. A
l'époque où la révolution française atteignait sa sanglante apogée ,
la Hongrie envoyait aussi ses députés à une diète restée célèbre dans
les fastes parlementaires de la nation. Le successeur de Joseph U
n'était pas de force à soutenir l'œuvre de cet empereur, et les hbé-
raux hongrois relevaient enfin la tête. Le comte Dessewfyi, par le
courage avec lequel il défendit les droits de sa patrie ou plutôt les
privilèges de la noblesse contre le pouvoir royal, mérita de devenir
le chef des amis de la constitution. Depuis ce temps il a voué à la
Bulle d'or un respect sans bornes ; il la regarde comme le code mo-
dèle de toutes les nations. Ce fut donc une affreuse douleur pour ce
vieux patriote , que de voir les rudes coups portés par l'empereur
François à l'objet de son amour chevaleresque. L'intervalle de 1812
LA HONGRIE. 791
à 1825, pendant lequel tous les comitats, mis en interdit, furent
gouvernés par des proconsuls autrichiens, lui parut un long supplice.
Le comte Istvan Széchényi commençait alors à se faire connaître.
Lui aussi rougissait de l'asservissement de la Hongrie, lui aussi re-
grettait les anciens jours et soupirait après la liberté perdue. Des-
sewfyi devint, pour ainsi dire, le patron politique du jeune magnat.
Mais, depuis 18*25, la cour changea de marche : M. de Széchényi
visita la France et l'Angleterre, première faute aux yeux de son vé-
nérable ami; de plus il vanta les avantages de ces deux pays; il
admira leurs ressources financières, leur commerce, leurs nom-
breuses manufactures, et il voulut contribuer à faire jouir la Hongrie
des mêmes richesses , dût la constitution subir quelques réformes.
Dessewfyi renia dès-lors le comte comme un enfant ingrat. « Les
attaques de M. de Széchényi contre les dîmes, dit-il dans sa réfuta-
tion, ressemblent aux déclamations de tous les révolutionnaires
contre la propriété. Le seigneur est maître de ses terres comme le
paysan de sa bêche et de sa charrue... Les corvées ne sont que le
loyer des terres que le seigneur concède aux paysans. Qui donc songe
en France à abolir les fermages?... D'ailleurs, quel seigneur se refu-
serait à la suppression des corvées, si les paysans pouvaient les ra-
cheter? »
Ce dernier paragraphe fournissait au comte Istvan des armes trop
sûres pour qu'il négligeât de s'en servir. Son adversaire enfermait le
débat sur la propriété du sol dans les bornes étroites d'une question fi-
nancière. Consentira transiger sur des privilèges, c'était reconnaître
ce qu'ils avaient d'abusif. Les nobles français aussi firent un semblable
aveu en cédant au fiévreux enthousiasme de la nuit du k au 5 août.
Que le système féodal ait eu ses avantages, c'est ce que l'on peut
soutenir; mais, comme toutes les institutions humaines, il devait
être emporté par le flot des siècles. M. de Széchényi proposa donc
de racheter les corvées et les dîmes au moyen d'une banque natio-
nale; il cita l'exemple de l'Angleterre, qui venait précisément de ren-
dre la liberté aux noirs de la Jamaïque en indemnisant les proprié-
taires d'esclaves.
La cour de Vienne suivit cette discussion d'un œil attentif, et quoi-
que M. de Metternich continuât de traiter avec un superbe dédain
ceux qu'il appelle les sujets asiatiques de l'empire, il mit en jeu toutes
les ressources de son esprit pour faire tourner au profit du roi le mou-
vement qui se manifestait de l'autre côté de la Leytha. L'habile mi-
nistre veut aussi détruire les restes de la féodalité , non pas , sans
792 REVUE DES DEUX MONDES.
doute, pour délivrer la Hongrie des obstacles qui ralentissent ses
progrès , mais pour donner à ce pays une impulsion conforme à ses
vues, pour régulariser l'administration, c'est-à-dire pour la placer
dans les mains qui tiennent déjà les rênes de l'Autriche, de la Lom-
bardie et de la Bohême. Les tentatives du parti philosophique avaient
pour but le renversement des privilèges dont le pouvoir royal était
lui-même fatigué; M. de Metternich résolut de conclure une alliance
avec le comte de Széchényi, L'empereur, les archiducs et grands sei-
gneurs autrichiens s'inscrivirent au nombre des actionnaires de la
compagnie du Danube; de son côté, le comte, comprenant les avan-
tages d'un semblable traité , s'empressa de répondre aux proposi-
tions du gouvernement, et peu de jours avant l'ouverture de la diète,
il publia ce manifeste qui lui valut la clé de chambellan :
« Il est des personnes qui refusent de rien apprendre et qui s'i-
maginent que, depuis saint Etienne, tout a été fourberie et mensonge
dans le langage de nos seigneurs rois. En 1825, nous apportions ici
le livre de nos lois déchiré; nos droits étaient foulés aux pieds; notre
constitution était morte depuis treize années! Honte alors, honte
à celui qui eût pu trouver une parole d'excuse pour tous ces faits!
Mais depuis, le monarque a juré de respecter nos privilèges; quand
a-t-il trahi ses sermens?... Le gouvernement marche avec le pays :
rester dans l'opposition , c'est folie , c'est ingratitude! »
Le jour fixé pour l'ouverture de la diète parut enfin. C'était le
20 décembre 1832. La table élective tout entière appartenait à l'op-
position libérale; un grand nombre de magnats partageaient les opi-
nions de M. de Széchényi; le gouvernement avait son parti ; les défen-
seurs ultras de la constitution n'étaient qu'en minorité.
Le roi fit cinq propositions principales :
1° L'établissement d'un code urbarial , c'est-à-dire une exposition
certaine et définitive des droits et des devoirs respectifs des sei-
gneurs et des paysans ;
2° La révision des lois criminelles , leur réunion en un seul code ,
et la simplification de la procédure civile;
3" Une répartition plus équitable des charges et des contributions,
et la diminution des impôts versés dans les caisses domestiques du
comitat ;
4° La demande d'un don gratuit de la noblesse pour couvrir les
dépenses nécessitées par la tenue de la diète;
5" Le remboursement à l'archiduc Joseph d'un prêt de 262,606 flo-
rins.
LA HONGRIE. 793
Ces deux dernières demandes ont été accordées sans restriction.
La noblesse hongroise est riche et loyale , elle a dignement répondu
au double appel fait à sa générosité et à sa bonne foi.
La première proposition était la plus importante à cause des nom-
breuses questions qu'elle devait soulever. Si elle n'a pas été acceptée
dans toute son étendue, il faut reconnaître, cependant, qu'elle a
fait faire un pas immense^u bien-être des populations rurales. Les
articles 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 12 du code sont autant de lois favo-
rables aux paysans. La quotité des dîmes est réduite dans plusieurs
cas ; les collecteurs seigneuriaux ne peuvent plus exiger un prélève-
ment égal sur les bonnes récoltes et sur celles qui n'offrent au la-
boureur que la faible récompense de ses peines. Comme il est de
l'intérêt public d'encourager certaines cultures, on dégrève de
quelques charges ceux qui s'y livreront. Les redevances les plus
onéreuses aux pauvres étaient celles qu'ils devaient fournir sur les
objets même de leur consommation journalière; on les a suppri-
mées. Toutes les petites dîmes sur le beurre , les volailles , les œufs,
sont à jamais abolies. Le droit féodal , dans toute sa rigueur, pesait
encore sur quelques localités. Ainsi, après avoir acquitté les charges
qui les privaient déjà de leur revenu le plus net, les tenanciers
étaient encore obligés de vendre les vins du seigneur pour obtenir
la faculté de tirer parti de leurs propres récoltes. Enfin , l'ancienne
législation sanctionnait à la fois une injustice et une barbarie tout-à-
fait gratuite : les paysans, opprimés outre mesure par leur seigneur,
ne pouvaient l'appeler devant les juges sans sa permission. Par l'ar-
ticle 13, ils sont autorisés, au contraire, à le citer directement et
de leur chef. Malgré les efforts de M. de Széchényi, les corvées ont
été maintenues , mais les jours de travail ne seront plus arbitraire-
ment fixés; le tiers au moins de ces journées doit être fourni l'hi-
ver, pour que l'agriculture ne manque point de bras dans les saisons
favorables.
Toutes ces concessions sont importantes; sans nul doute, elles
améliorent la condition du paysan , mais elles ne l'élèvent pas beau-
coup au-dessus de celle du serf; elles posent des limites au pouvoir
seigneurial, mais il est difficile de les regarder rigoureusement
comme de nouveaux droits acquis aux subordonnés. Leurs prescrip-
tions sont à peu près résumées dans cette phrase triviale : Ne pres-
surez pas l'homme au-delà de ce qu'il peut donner.
Toutefois l'égoïsme est chose si commune , qu'il faudrait encore
794 REVUE DES DEUX MONDES.
remercier les nobles d'avoir retranché , de leur plein gré , ce qu'il y
avait d'excessif dans leurs privilèges, mais ils ont fait plus. Le seul
moyen d'attacher les masses à l'ordre établi , c'est de les faire entrer'
dans la société à un autre titre qu'à celui de machines à exploiter.
La vente des biens nationaux, chez nous , à part ce qu'elle a eu d'il-
légal , a détruit le monopole de la propriété foncière; elle a divisé le
sol entre cinq millions de propriétaires qui , grands ou petits, ont un
égal intérêt au maintien de ce qui existe. Dans le régime féodal,
après une courte période, il en est autrement. Le paysan cultive
sans beaucoup de zèle les terres seigneuriales : incertain de trans-
mettre à ses enfans le sol qui lui est concédé, il se borne à lui de-
mander des récoltes dont l'abondance le mette en état de payer les
dîmes et de fournir à sa misérable existence. S'il fait quelques éco-
nomies, il cache précieusement la somme acquise par de cruelles
privations, pour que, le cas échéant d'une rupture avec son maître,
le brigandage ne soit point sa seule ressource. La révolte , avec toutes
ses fureurs, est la conséquence inévitable d'un tel état d'abaissement.
Elle arrivo quand la misère pousse le serf à bout, quand !a faim dé-
sole sa cabane , et que ses bras, amaigris par la fatigue et la maladie,
ne peuvent plus se raidir pour pousser la charrue. La Hongrie ne
sera pas soumise à cette horrible épreuve; elle ne proclamera pas sa
liberté sur des décombres. Le gouvernement autrichien , s'il est
quelquefois d'une prudence pusillanime, a l'instinct de sa conserva-
tion ; les princes qui sont à sa tète, et l'empereur régnant surtout, ont
gardé sur un plus grand théâtre la bonté qui caractérisait les ducs de
Lorraine; ils éprouvent, il n'en faut pas douter, le désir d'adoucir
l'état des dernières classes de leurs sujets.
Le roi a proposé, à la dernière diète, l'établissement des contrats
à perpétuité , qui créent un mode de posséder particulier aux habi-
tans des campagnes. L'acceptation de cette mesure est , sans contre-
dit, l'acte le plus important de la diète de 183-2-3G; il jette en
Hongrie des germes de prospérité qui, dans les conditions où ce
pays se trouve enfin placé, ne tarderont pas à porter leurs fruits. Le
paysan peut, aujourd'hui, au moyen d'une somme uno fois payée,
se racheter, à perpétuité, lui et ses héritiers, de toutes corvées,
dîmes et redevances ; il a la possession pleine et entière du sol qu'il
laboure et de la maison qu'il habite; la propriété n'est plus, dans les
mains du seigneur, qu'un droit nominal et stérile. Ces rachats, en-
couragés et facilités par la loi , donneront naissance à une nouvelle
LA HONGRIE. 795
classe de citoyens, les campagnes premlront leur essor, et ces im-
menses villages de quinze à vingt mille âmes, si nombreux en Hon-
grie , deviendront un jour des cités riches et populeuses.
L'agriculture, délivrée de ses entraves, est destinée à fleurir dans
ces belles coiitrécs trop long-temps désolées par un système op-
pressif. Mais à quoi servirait d'activer la production, si la consom-
mation n'augmentait point dans le môme rapport? La Hongrie peut
exporter beaucoup de denrées et de matières premières , mais elle
est privée de voies de communication. L'assiette des impôts se 4ie
essentiellement à la propriété industrielle d'un pays. Les nobles
hongrois ont enfin senti que leur privilège de ne point contribuer
aux charges directes de l'état, lorsqu'ils acquittaient sans mur-
mure les droits exigés par la régie et la gabelle, leur était plus
nuisible qu'utile, et qu'il n'y a point de honte à payer lorsqu'on sur-
veille l'emploi de son argent. Il a été question plus haut du péage
général établi sur le pont de Pesth; on a vu que l'auteur de cette
proposition voulait poser un principe; une conséquence assez impor-
tante en a été déduite à la même diète. Tous les possesseurs nobles
ou non nobles de terres autres que celles qui ont été originairement
concédées par le roi, devront (art. 2) acquitter l'impôt foncier,
et la Hongrie aura des routes.
Les merveilles de l'industrie, les admirables spéculations du génie
français fécondées par la patiente et laborieuse Angleterre, l'emploi
de la vapeur comme force locomotive, ont vivement frappé tous les
esprits. Malgré les prospectus dictés par le charlatanisme, malgré les
revers inséparables de toute entreprise à son début , les peuples sem-
blent comprendre qu'il y a dans ces grandes découvertes comme un
lien mystérieux qui doitunir plus étroitement les sociétés modernes.
Les Hongrois ont partagé cette préoccupation générale, et dans leur
dernière diète, lorsqu'ils avaient à peine quelques cliemins frayés
danS|tout leur pays, ils ont pensé à le doter d'un réseau de rail-wa/js.
Si l'on songe que la Hongrie est riche en mines de fer et de houille,
qu'elle offre une surface plane dans presque toute son étendue, et
qu'enfin elle serait obligée de supporter de grandes dépenses pour
étabUr un système complet de routes ordinaires, on ne trouvera
peut-être plus cette idée trop folle ou trop ambitieuse. Si l'on eût
dit, il y a vingt ans, que bientôt des bateaux à vapeur sillonneraient
le Danube, qui n'eût traité le prophète de visionnaire? L'article 25 (1)
(I) Toutes les disiio tiliuns législatives décrétées par la diéle el sanclioiinécs par le roi sont
appelées arlicles.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
promet de grands avantages aux compagnies qui voudront tenter la
fortune et établir des chemins de fer sur les treize lignes qui doivent
parcourir le royaume en tous sens. Tous les habitans, magnats ou
roturiers, seront soumis aux péages; les expropriations nécessaires
seront faites sans distinction sur tous les terrains.
Une autre réforme utile doit être signalée. Les nobles contractaient
fréquemment des emprunts, alléguant pour prétexte l'éclat de leurs
noms qu'ils avaient à soutenir; et si, comme leurs ancêtres, ils n'as-
sommaient pas les créanciers assez hardis pour parler de leurs titres,
du moins ils les payaient rarement. Le privilège de ne pouvoir jamais
être arrêté , même pour dettes commerciales , dans un pays où la
contrainte par corps est malheureusement de droit commun , portait
atteinte au crédit. Cet abus a disparu; l'article 18 autorise l'arresta-
tion des nobles pour fait de lettres de change.
Les seconde et troisième propositions royales sont restées sans
effet. La législation criminelle a conservé toute sa barbarie. La diète
de 1839 fera sans doute disparaître les prescriptions indignes des
législateurs modernes dont abonde ce monument d'un autre âge. De
plus , les mêmes impôts grossiront toujours les caisses des comitats;
les Hongrois attachent trop d'importance au maintien de leur admi-
nistration nationale pour la priver de son nerf principal.
Le parti philosophique, guidé par M. de Széchényi, a fait, malgré
les répugnances de l'Autriche, adopter le hongrois pour langue offi-
cielle. L'article 4 garantit cette réforme qui est une excellente sauve-
garde de la nationalité.
Tels sont les actes de la diète qui, après une session de plus de
trois années , fut close le 2 mai 1836 par le roi Ferdinand V. Ils sont
dus en partie à ces idées généreuses que, malgré ses excès, notre
grande révolution a fait partout éclore.
Les nobles hongrois ont fondé un système fort sage d'émancipa-
tion progressive qu'ils compléteront sans doute à la diète de cette
année. La révision des lois qui régissent l'agriculture et l'industrie,
ces deux mamelles de tous les peuples , est la mesure la plus urgente;
le crédit public ne peut s'étabUr que sur une bonne législation.
Les journaux de Pesth sont censurés comme ceux de Vienne. La
raison sur laquelle on s'appuie pour justifier cette mesure mérite
d'être citée : c'est que, parmi les droits reconnus aux nobles hongrois
par la Bulle d'or, il n'est nullement question de la liberté de la presse.
La diète de 1832 a fourni au gouvernement autrichien l'occasion de
rappeler aux Hongrois ce singulier aphorisme de politique. On a vu
LA HONGRIE. 797
comment l'opinion publique s'était préoccupée des futurs travaux de
l'assemblée nationale : aussi l'idée vint-elle à plusieurs membres de
la seconde table de donner au corps électoral les moyens de sui-
vre les débats parlementaires, en fondant un journal de la diète;
mais le comité de censure de Pesth ne permit pas de reproduire
le compte-rendu des séances. La seconde table ne se découragea
point. Les députés ouvrirent une souscription pour l'achat d'une
presse lithographique qui fut établie dans le palais même des états,
et de nombreux exemplaires du journal se répandirent en Hongrie.
L'alarme fut vive à Vienne, et bientôt on décida que la lithogra-
phie étant une espèce d'imprimerie, ses produits devaient être soumis
aux censeurs impériaux : c'était tuer le journal , on le croyait du
moins; mais la liberté fut plus tenace et plus habile que le despotisme.
Un avocat, M. Kossuth, membre de la deuxième table, aidé d'un
assez grand nombre de jeunes gens des écoles , prit le parti de sténo-
graphier les séances; le soir, il en résumait les discussions avec d'au-
tres avocats qui allaient, munis chacun d'un exemplaire du manu-
scrit définitif, le dicter à des étudians et à des écrivains de bonne
volonté. Tous les jours les cercles de Pesth , les comitats, les mem-
bres de la diète, etc., recevaient le compte-rendu de la séance
de la veille. M. de Metternich s'avoua vaincu; ses agens, toutefois,
recoururent aux petits moyens : les papiers suspects étaient déca-
chetés à la poste , et de temps à autre on avait le bonheur de sup-
primer les numéros du journal séditieux , malgré les soins avec les-
quels on déguisait les enveloppes. M. Kossuth ne voulut pas même
laisser au pouvoir cette consolation ; il fit décréter que sa feuille se-
rait colportée par les hussards du comitat, et pendant les quatre
années que dura la diète, elle ne cessa de paraître.
Malheureusement des esprits turbulens et inquiets ont voulu pro-
fiter de l'espèce d'excitation que les réformes , même les plus sages,
produisent toujours dans les masses. Un parti, dont les opinions exal-
tées ne peuvent être que contraires au progrès de la Hongrie, a tenté
de réveiller les jalousies de la petite noblesse et de soulever les pay-
sans contre leurs seigneurs. Des révoltes, en effet, ont éclaté sur
divers points; mais la force légale les a comprimées, et la noble con-
duite des grands propriétaires, lors de l'inondation de mars 1838 , a
prouvé aux pauvres que les riches étaient leur providence.
Le pouvoir de la haute classe est trop réel , son influence trop
grande , les moyens de répression trop prompts , pour qu'elle ait à
798 REVUE DES DEUX MONDES.
craindre, avant longues années, une rivalité dangereuse. La réforme
commencée s'accomplira donc sans grande secousse, et la Hongrie
occupera parmi les nations européenr^s le rang que lui assigne son
heureuse situation.
Après avoir donné à la ville de Pesth le temps qu'elle mérite, je
m'embarquai , le 25 mai , sur le Zrlnyi , pour continuer de descendre
le cours du Danube. Le Zrinyi est le plus beau des bateaux de la
compagnie, et son capitaine, M. Francesco Mayr, a pour les pas-
sagers une prévenance qui mérite les plus grands éloges. Comme la
foire de Pesth devait avoir lieu dans les derniers jours du mois, nous
étions peu de voyageurs , et , sans l'importune compagnie de cinq
Grecs curieux, remuans et bavards, qui se rendaient à Bucharest avec
une cargaison de marchandises de Leipsig, notre traversée n'eût été
qu'une belle promenade.
Les rives du Danube offrent peu d'intérêt jusqu'à Mohilcz. Aucun
village n'égaie ces vastes prairies qui avaient séduit les compagnons
d'Arpad, et où se heurtèrent si souvent les Hongrois et les Turcs.
Les paysans, exposés sans cesse aux ravages de la guerre, avaient
senti le besoin de se réunir en masse et de s'enfoncer dans l'intérieur
des terres; on ne trouve donc pas, en Hongrie, un seul de ces jolis
hameaux si communs en Allemagne; les villages y ont été fondés
dans des jours funestes ; ils sont populeux , mais misérables. Le Da-
nube, en outre, est un voisin dangereux. Les bancs de sable, et ces
îles si vertes et si pittoresques qui encombrent son lit, nuisent à l'é-
coulement des eaux , et sont souvent cause , à la lin de l'hiver, d'une
inondation favorable au sol , mais cruelle pour les habitations. Il n'y
a, sur la côte, que quelques pauvres huttes de pécheurs.
A sept heures , les canons du Zrinyi réveillaient les échos de Mo-
hiicz. J'ai voulu voir les lieux où les Hongrois, en 1525, perdirent
une bataille qui les livra aux Turcs pour plus d'un siècle. Après avoir
traversé la ville, dont les maisons m'ont paru annoncer assez d'ai-
sance, je suis arrivé sur le champ du combat. C'est derrière les
montagnes de Fùnfkirchen que s'éteignit le dernier jour de l'indé-
pendance nationale. Les Hongrois, au nombre de vingt mille, atta-
quèrent sans prudence l'armée turque, dont les mouvemens du
terrain leur cachaient la force. Louis H, à la tête de ses hussards,
fondit sur les janissaires et les mit en fuite; mais, au moment où il
croyait en linir avec ses ennemis, il se trouva sous le feu de qua-
rante pièces de canon, artillerie formidable alors : il ne lui resta plus
LA HONGRIE. 799
qu'à mourir noblement. Un grand nombre de magnats, des évèques
et vingt-trois chevaliers de Malte perdirent glorieusement la vie dans
cette triste affaire.
Notre bateau se remit en marche au point du jour. De Péter-
waradin à Belgrade , la rive droite est fort pittoresque. La célèbre
citadelle de Péterwaradin , élevée sur un promontoire qui domine
le cours du fleuve , présente avec orgueil son triple front de mu-
railles immortalisé par le prince Eugène. On raconte qu'un Anglais
fut tellement ravi du panorama du Bosphore , que , pour conserver
toutes ses illusions, il passa outre sans vouloir descendre à terre.
J'aurais aussi dû me contenter d'admirer Belgrade de la plage de
Semlin. Le 'Danube décrit, entre Semlin et Belgrade, un demi-
cercle dont ces deux villes occupent les extrémités; elles sont donc
sur la même rive par rapport au fleuve, mais l'embouchure de la
Save les sépare entièrement.
La vieille forteresse , sanglant théâtre de tant d'assauts , la ville
avec ses blancs minarets et ses maisons qui semblent sortir chacune
d'un bosquet délicieux, les riches collines des environs; tout cela,
par un beau soleil, est d'un effet enchanteur. On pense aux Mille et
nne nuits, aux serais des vizirs, aux jardins embaumés de citronniers
et d'aloès, en un mot à l'Orient et à ses délices! Quel triste réveil
quand on débarque sur la rive scrvienne! Le médecin et les gardes
du lazaret, qui, armés de longues baguettes, accompagnent les voya-
geurs, leur apprennent déjà que la peste et toutes les maladies con-
tagieuses enfantées par la corruption désolent souvent ce pays pour
lequel, cependant, le ciel a tout fait.
Le quai de Belgrade n'est qu'un marais fangeux sans cesse remué
par des troupeaux de porcs et des nuées de corbeaux, et les fenêtres
d'un hôpital s'ouvrent sur ce cloaque , tout exprès pour en recevoir
les exhalaisons malsaines.
Nous montâmes d'abord à la forteresse, qui est restée au pouvoir
des Turcs, quoique la ville appartienne au prince Milosch. Les cre-
vasses des murailles ressemblent de loin à de nobles cicatrices; mais
on voit bientôt qu'elles ne sont que des ruines honteuses. La dernière
ligne de remparts s'écroule de tous côtés, les Turcs laissent à Allah
le soin de la relever. Milosch, pour ne pas rompre le dernier lien qui
l'attache à Constantinople , consent à l'occupation de la forteresse
par une garnison turque ; mais, d'un jour à l'autre, il lui serait facile
de s'en emparer: la famine , d'ailleurs, ne tarderait pas à soumettre
les assiégés. Les soldats de Mahmoud, mal payés, mal nourris, mal
800 REVUE DES DEUX MONDES.
vêtus , n'ont rien conservé de la fierté des janissaires , et ils s'estiment
fort heureux lorsque les rayas serviens leur permettent de descendre
de leur prison. C'est dans l'enceinte de la forteresse que sont les ca-
sernes, la grande mosquée et le serai du pacha : noms imposans ! mais
il faut voir les choses. J'ai traversé la Valachie dans toute sa longueur,
j'ai parcouru la Grèce, je n'ai trouvé nulle part autant de misère
qu'à Belgrade. Le serai est en planches jadis recouvertes d'un plâtre
colorié qui est presque entièrement tombé ; des fenêtres sans vitres,
une toiture à demi pourrie , offrent un libre passage au froid et à la
chaleur, au vent et à la pluie. Le pachalik appartient à ce Joussouf
qui, dans la dernière guerre, signa la honteuse capitulation de
Warna. A une autre époque, le sultan lui eût envoyé le cordon; mais,
pour plaire à ses vainqueurs , il a dû conserver ses bonnes grâces à
l'homme qui l'avait trahi. La mosquée a une apparence assez mes-
quine; nous passions devant cet édifice sans nous arrêter, lorsqu'un
individu qu'à la couleur blanche de son turban et à sa longue robe
rouge nous reconnûmes pour l'iman, nous proposa d'entrer. Cela
renversait toutes mes idées : un prêtre musulman ouvrir lui-même
les portes d'une mosquée à des giaours! Rien n'est plus simple que
l'intérieur de ce temple : les murailles sont entièrement nues; de
longues nattes de joncs recouvrent le parvis; une galerie de bois
pour le pacha et son état-major, une espèce de chaire où tous les
vendredis se fait la lecture du livre saint, voilà les seuls ornemens.
J'allais presque trouver à ce temple un caractère de grandeur, si je
n'eusse vu l'iman se baisser avec une joie cupide pour ramasser les
trois ou quatre piastres que l'un de nous lui avait jetées. Le cimetière
est voisin de la mosquée; les demeures des morts sont en meilleur
état que celles des vivans.
Le tableau que m'offrit la ville était tout nouveau pour moi ; je
pouvais me croire bien loin de l'Europe. A Belgrade, comme dans
tout l'Orient, les habitans passent leur vie en public; ainsi, durant
le jour, la devanture de chaque maison est enlevée, et les curieux
peuvent apercevoir ce qui se passe dans la première salle. Là,
quelques individus , gravement accroupis sur le plancher, fument le
chibouk et boivent le café; ici, un autre s'amuse à compter ou des
paras ou les grains d'un chapelet; plus loin , c'est un groupe de dor-
meurs. Une ceinture garnie de belles armes est une partie intégrante
du costume de tous les hommes.
Belgrade est la capitale de la Servie ; le prince Milosch n'y a pas
encore fixé le siège de son gouvernement , mais il y a fait commencer
LA HONGRIE. 801
quelques travaux , entre autres une église grecque , une fort belle
caserne et une assez jolie maison, pompeusement décorée du nom
de palais. Quelques négocians étrangers se sont établis à Belgrade.
La Russie, l'Angleterre et l'Autriche y ont, depuis quelque temps,
placé des consuls; la France vient aussi d'y envoyer un agent : Mi-
losch est donc enfin reconnu souverain par la diplomatie. 3'ai vive-
ment regretté de ne pouvoir pousser jusqu'à Kraguyéivatz , pour
rendre une visite à ce prince paysan; j'aurais voulu me former
une opinion sur les réformes qu'il a entreprises avec tant d'audace.
J'ai beaucoup causé de la Servie et avec des hommes capables : tous
m'ont donné sur ce pays des notions si différentes, si opposées, que,
désespérant d'y découvrir la vérité, je m'abstiendrai de les rap-
porter. On m'avait dit que les troupes serviennes étaient ridicules;
j'ai vu un bataillon de ces troupes parfaitement tenu, commandé par
des officiers russes. L'armée de ligne pourrait facilement se com-
poser de soixante mille hommes , et les défilés de la Servie devien-
draient des Thermopyles.
Les Serviens font, avec l'Autriche et la Hongrie, un commerce
considérable de bestiaux; Milosch s'était réservé de nombreux mono-
poles, il y a renoncé par une ordonnance publiée en novembre 1837,
dans la gazette de l'état.
J'ai peu de choses à dire de Semlin. Comme Belgrade , son antique
rivale , cette ville a perdu beaucoup de son importance. Malgré ses
remparts de gazon et les marais assez profonds qui l'avoisinent , elle
ne peut plus compter au nombre des places fortes. Sa position l'ap-
pelle à jouer désormais un rôle plus pacifique ; elle est l'entrepôt
naturel du commerce du Bannat et de la Servie avec la Hongrie et
l'Autriche. Un négociant de Semlin a épousé depuis peu la tille du
prince Milosch.
Edouard Thouvenel.
TOME XVII. 51
' îi^L^
1
SOUS loiis xm,
JPAU M. KAKIM"',
Le règne de Louis XIII est une transition perpétuelle et générale : dans
tous les sens , dans toutes les directions , la France part d'un point, et marche
vers un but nouveau.
La politique extérieure est renouvelée. La France a énergiquement résisté
aux envahissemens des deux branches espagnole et allemande de la mai-
son d'Autriche, sous François I", Henri II et Henri IV; mais elle a servi
les projets de monarchie universelle de cette maison, par son impuissance,
durant les guerres de religion : elle les sert, par son concours, sous la ré-
gence de Marie de Médicis et dans les années qui suivent, portant au trône
impérial l'Autrichien Ferdinand II, à la diète électorale de Fi'ancfort, et
préparant aux conférences d'Ulm son triomphe sur l'électeur Palatin. Tout
change sous le ministère de Richelieu : la France passe de la défense à l'at-
taque; elle abaisse sans retour l'Espagne et l'Autriche, se place elle-même
au premier rang , et se constitue puissance prépondérante dans les affaires
de l'Europe. Le traité de Westphalie ne répond assurément pas à sa date:
en apparence, c'est un fait dépendant du règne de Louis XIV; en réalité,
ce n'est que la suite et l'appendice du règne de Louis XIII.
Un mouvement identique s'opère dans le gouvernement intérieur. La
auonarchie tempérée, la monarchie mêlée de royauté, d'aristocratie, de re-
(1)4 vol. iii-8o, chez Chamerot, 33, quai des Auguslins.
HISTOIRE DE FRANCE. 803
présentation nationale , de pouvoir parlementaire , devient absolue sous Ri-
chelieu , qui passe et qui laisse en toute propriété au souverain le pouvoir
fondé en viager pour le ministre.
Il en est de même dans la législation; car le cahier du tiers-état présenté
à la fin des états-généraux de 1614 renferme déjà, relativement aux per-
sonnes et à la propriété , les plus sages dispositions législatives des codes de
Louis XIV, et de nos codes modernes.
On retrouve cette transition dans les rapports de la société religieuse avec
la société politique. L'église sort des guerres et des intrigues où elle s'était
souvent souillée, pour devenir exclusivement la régulatrice de la foi et delà
conscience. Les membres du clergé, de laïques fougueux et désordonnés
que distinguait seul le costume, deviennent de graves ministres, de saints
prêtres. Aux états-généraux de 1614, l'évéque Fenouillet parle déjà ce lan-
gage d'onction et de charité qui , dans la bouche de Fénelon , ramènera à la
morale et à la religion : déjà, au commencement du règne suivant, le tur-
bulent cardinal de Retz sera un étonnement et un scandale; déjà Ton pressent
la vie austère, évangélique, d'ArnauId, de Bossuet et de tout le clergé de
Louis XIV. De plus , la profonde séparation entre les intérêts temporels et
spirituels s'établit. D'un côté, la réforme cesse d'être une faction armée, un
état dans l'état, pour devenir une simple croyance religieuse; d'autre part,
dans la communion catholique, on formule de la manière la plus précise
l'indépendance de la couronne de France à l'égard de l'église et de la cour
de Rome; l'on prépare la consolidation des libertés de l'église gallicane.
Comme la politique et connue l'église, les mœurs se modifient. En une
circonstance solennelle, l'égalité de tous devant la loi est proclamée. L'on
touche au moment où le règne de la force fera définitivement place à celui
du droit et du mérite. Colbert peut devenir ministre, et Fabert maréchal de
France.
Enfin, la littérature et les arts ont leur part dans le renouvellement de la
société. La composition s'élève à une régularité puissante. Balzac dans la
prose. Corneille au théâtre, Malherbe dans la poésie lyrique. Poussin et
Vouët dans la peinture , ouvrent ce grand mouvement intellectuel qui attein-
dra son apogée sous Louis XIV.
Changement prodigieux, admirable rénovation, à la suite desquels !a
France devint la première puissance de l'Europe par les armes , par l'intelli-
gence , et à bien des égards , quoiqu'on l'ignore ou qu'on le nie , par la liberté,
au moins civile. Après avoir montré le terme où parvint la France, sous
ce règne, nous repasserons dans les diverses routes qu'elle a parcourues, et
nous observerons avec attention sa marche. Pour être intelligible , il nous
faut remonter au xm'^ siècle. Charles-Quint et Philippe II employèrent leur
vie à établir la monarchie universelle et à imposer à l'Europe l'unité catho-
lique. Contester ce projet peut être le sujet d'un jeu d'esprit , mais non la
matière d'une discussion sérieuse. François P"" et Henri II , pendant un demi-
siècle, disputèrent pied à pied le terrain à Charles-Quint et à son fils, et, en
51.
805- REVUE DES DEUX MONDES.
défendant l'indépendance de la France, couvrirent et protégèrent celle de
l'Europe. Les chances de réussite tournèrent du côté de Philippe II durant
nos guerres de religion; puis l'essor de cette grande fortune fut arrêté de
nouveau , et le péril commun conjuré par Henri IV. A la fin de son règne,
les deux branches de la maison d'Autriche , en Espagne et en Allemagne ,
fléchissaient sous Philippe III et Rodolphe II, les deux princes, sans com-
paraison, les plus incapables de l'Occident. Mais l'ambition vivait toujours
dans cette maison, et des ressources réelles, quoique cachées et inactives,
subsistaient au sein de sa vaste domination. La preuve de cette vérité, c'est
que trois grands hommes, Richelieu, Gustave-Adolphe, Coudé, suffirent à
peine plus tard à détruire ces ressources, à réduire cette ambition. Henri IV,
même au milieu de l'affaiblissement momentané de la maison d'Autriche ,
apercevait ses secrets moyens de se relever ; et, avant que ce grand corps eût
repris ses forces, il voulait le terrasser. ]Mais Ravaillac le frappa au moment
même où il préparait l'œuvre qu'accomplirent vingt ans plus tard les glorieux
continuateurs de ses desseins.
Tel était l'état de la France dans ses rapports avec l'Europe, quand
Louis XIII fut appelé à succéder à son père. Quelle était au même mo-
ment la situation intérieure du pays? Henri IV ne conquit pas la dixième
partie de son royaume : il n'établit son pouvoir sur le reste que par des con-
cessions faites aux chefs de la Ligue comme à ses partisans, aux huguenots,
aux catholiques exaltés, à la cour de Rome. Les grands seigneurs obtinrent
de lui les gouvernemens de provinces et de villes, avec l'autorité importante
qui y était attachée, tandis que la masse de la noblesse conservait les droits
féodaux inférieurs qu'elle a retenus jusqu'à la révolution de 89.
Par l'éditde Nantes et par divers édits subséquens, Henri IV accorda aux
huguenots le droit de s'assembler et de se concerter entre eux pour les af-
faires politiques, aussi bien que pour les questions religieuses : en 160-5, ils
renouvelèrent l'union de Mantes, qui était un véritable projet de république.
Ils avaient arraché au roi, comme garantie de la liberté de conscience, la
garde de deux cents places fortes, dont cent pouvaient attendre une armée,
la nomination de gouverneurs de leur communion dans ces villes, une somme
de 180,000 écus par an pour l'entretien des garnisons, et 4-5,000 écus pour
les dépenses de leur culte et de leur société. C'était un état dans un état :
justement mécontens, ou séduits par des ambitieux, ils pouvaient, en un
jour, organiser la guerre civile d'un bout du royaume à l'autre. A la mort
de Henri IV, ils ne conservaient plus ces redoutables privilèges que pour quel-
ques mois; mais prétendre les leur retirer, c'était vouloir jouer la couronne.
Les états provinciaux subsistaient en Bretagne, en Provence, en Bourgo-
gne. La pauvreté du rôle politique qu'avaient joué les états-généraux et les
notables, depuis la mort de Henri II, avait fait tomber en désuétude les
assemblées nationales : la France avait besoin d'ordre et de calme. L'on avait
donc, sans réclamation, laissé Henri IV rétablir la forme de la monarchie
absolue. Mais il n'y avait encore prescription ni en faveur de la couronne, ni
HISTOIRE DE FRANCE. 805
contre la nation; et, d'un moment à l'autre, la nation pouvait redemander
l'exercice de ses libertés. D'une autre part, le parlement épiait l'instant de
satisfaire son ambition, et de joindre le pouvoir politique au pouvoir judiciaire.
Si, dans l'état politique du pays, le pouvoir royal trouvait matière à grave
contradiction, à résistance envers lui, et même, en certains cas, à révolte, il
n'avait pas moins à craindre de l'esprit religieux, des doctrines du clergé,
des prétentions de la cour de Rome. Sixte-Quint et Grégoire XIV avaient
disposé deux fois de la couronne, l'avaient ôtée tour à tour à Henri III et à
Henri IV. Non-seulement le clergé et la Sorbonne, mais la plus grande partie
du peuple , adhérèrent à cette déchéance pour cause religieuse. Us ne recon-
nurent jamais les droits absolus et indépendans de la croyance, que Henri IV
tirait de sa naissance et des lois du royaume : le roi ne fut obéi qu'après avoir
préalablement abjuré , qu'après avoir été absous par le pape ; les ligueurs
ne cédèrent dans leur révolte qu'après qu'il eut cédé dans sa foi; ce furent
là les plus sensés et les plus calmes. Jacques Clément tua Henri III. Une
vingtaine de furieux s'armèrent contre Henri IV , s'en prirent successive-
ment à sa vie, d'abord parce qu'il était hérétique; ensuite, quand il eut em-
brassé le catholicisme, parce qu'il n'était pas absous par le pape; et enfin,
quand il fut catholique et absous, parce qu'ils imaginèrent qu'il voulait atta-
quer le pape. Ravaillac l'assassina « pour la raison qu'en faisant la guerre au
« pape, c'était la faire contre Dieu, d'autant que le pape est Dieu, et Dieu est
« le pape. » Et tandis qu'une aveugle fureur poussait le bras de ce forcené ,
le clergé, tout en le désapprouvant, soutenait la dangereuse doctrine « que
« l'autorité du pape est pleine, plénissime au spirituel , indirecte au temporel. »
Ainsi , à la mort de Henri IV, de faux principes dans des esprits égarés ,
d'abominables convictions dans quelques âmes , laissaient encore indécises les
deux grandes questions de l'indépendance de la couronne et de l'inviolabilité
de la personne des rois, tandis que l'état politique du pays rendait le pouvoir
royal vulnérable de plusieurs côtés.
Victime de l'assassinat, Henri IV avait pris ses sûretés contre l'ambition
et contre l'esprit de révolte : il n'était pas demeuré, et il ne laissait pas son
successeur désarmé en présence de la maison d'Autriche, des seigneurs, des
huguenots, des brouillons qui seraient tentés de réclamer, par voie de sou-
lèvement, de légitimes libertés. Outre bon nombre de garnisons entièrement
dévouées, il léguait à son fils deux armées, l'une en Champagne, l'autre
dans le Dauphiné; des finances en bon état; une épargne considérable enfer-
mée à la Bastille; un ministre dépositaire de ses secrets et de sa politique;
un grand amour du peuple pour la forme de son gouvernement ; un sentiment
profond des avantages qui résultaient pour tous de la paix, de l'ordre public ,
de la tolérance religieuse.
Des faits que nous venons d'exposer, il résulte qu'au dedans et au dehors
rien n'était décidé sans retour à l'avènement de Louis XIII; que dans sa po-
litique intérieure et extérieure , la France n'était pas irrésistiblement entrai-
806 REVUE DES DEUX MONDES.
née vers tel ou tel système; que ses destinées dépendaient des déterminations
qu'elle prendrait elle-même, et de Tincapacité ou du talent, de la corrup-
tion ou de la droiture de ceux entre les mains desquels tomberait le gouver-
nement.
Une vue nette, une connaissance exacte de l'état de la France à la mort de
Henri IV, nous semblent indispensables pour juger sainement les premières
années du règne de Louis XIII. Le défaut de notions suffisantes sur les évè-
nemens précédens , et de précision dans le point de départ, nous frappe dès
le premier chapitre de M. Bazin. Il dit qu'après la mort de Henri IV « tout
« ce que ce prince avait préparé s'évanouissait, et que le pouvoir de comman-
•< der était à qui le saisirait. » A notre sens, ces deux assertions sont également
inexactes. Argent sous la main, armée à une faible distance de la capitale,
force militaire présente et suffisante dans un moment de crise, Marie de
Médicis eut ce qui était nécessaire pour dominer toutes les prétentions et
s'assurer l'autorité. A peine le roi eut-il succombé , que Sully rassembla au-
tour de lui trois cents gentilshommes : son gendre, le duc de Rohan, pouvait >
en quelques heures, faire entrer dans Paris les six mille Suisses dont il avait le
commandement. Sans nul doute, si Marie de IMédicis, témoin, depuis neuf
ans, de l'inébranlable fidélité de Sully, eût suivi les inspirations du bon sens
le plus vulgaire ; si , au lieu d'agiter avec ses confidens l'arrestation ou la
mort du ministre, elle eût livré la famille royale à sa foi et l'état à sa direc-
tion, sans nul doute elle eût recueilli pour le jeune Louis XIII l'héritage en-
tier de la puissance de son père; elle eût fait ployer les grands seigneurs à
une entière obéissance; elle eût détruit dans leur germe les brigues et les
guerres civiles, et elle eût pu enfin continuer au dehors la politique ferme et
les projets glorieux de Henri IV. D'après les ressources dont elle disposait,
et dans l'état réel des affaires, tout ce que Henri IV avait préparé ne s'éva-
nouissait pas nécessairement, et le pouvoir de commander n'appartenait pas
à qui le saisirait. i\I. Bazin, pour ne pas s'être assez rendu compte ni de
cet état ni de ces ressources, attribue à la fatalité ce qui ne fut qu'une faute
de la passion et de l'aveuglement de la régente.
Un peu plus loin , l'auteur travestit Sully en flatteur peureux d'une espèce
d'Harpagon couronné. « Quand il apprit la mort de Henri IV, il alla s'enfer-
« mer à la Bastille et se mit en défense , comme si on en voulait soit à sa
« personne, soit à ses coffres bien garnis de deniers, dont il réjouissait na-
« guère la vue de son bon maître. » Pour s'exprimer de la sorte sur Henri IV
et sur Sully, il faut mettre en oubli toute leur vie et toute leur administra-
tion. Sully exposa ses jours en soixante combats ou rencontres, et, dans
l'armée de Henri IV , dans l'armée des braves , il fut proclamé le brave par
excellence. Quant à l'usage que le ministre et le roi firent des deniers pu-
blics, est-il nécessaire de le rappeler.^ ils s'en servirent pour acquitter près
de la moitié de la dette de 310 millions de ce temps-là , pour soulager le peu-
ple en diminuant la taille de 5 millions et la gabelle de moitié, pour mettre
HISTOIRE DE FRANCE. 807
sur le pied le plus respectable les places fortes , les garnisons , les armées ,
l'artillerie, et pour créer notre marine ; pour solder régulièrement les appoin-
temens des officiers, qui jusqu'alors s'étaient payés en exactions sur le peuple ;
pour rendre les rivières navigables et ouvrir le canal de Briare ; pour protéger
les sciences, les lettres, les arts; pour agrandir et orner le Louvre, Saint-
Germain, Monceaux, Fontainebleau. A l'emploi qu'ils faisaient de ces coffres si
bien rjarnis de deniers, ils pouvaient en vérité les voir avec plaisir, mais dans
un sens un peu différent de celui que l'auteur donne à ces mots.
Au commencement de son troisième livre , M. Bazin rend compte des états
de 1614, les derniers états-généraux de la monarchie, avant ceux de 89. Ici
encore il n'a pas fait une assez large part aux questions politiques et reli-
gieuses qui s'étaient agitées sous Henri III et de Henri IV, et qui dominaient
les faits et les esprits au commencement du règne de Louis XIII ; et , à notre
avis, cette solution de continuité, cette rupture entre un passé très rappro-
ché et le présent nuit à la juste appréciation d'une partie des délibérations
et des actes des états de 1614. En tète de son cahier le tiers-état inscrivit un
célèbre article, auquel il donna le nom de loi fondamentale, et dans lequel
il établit de la nmnière la plus précise, la plus obligatoire pour tous, l'invio-
labilité de la personne de nos rois, et l'indépendance de leur couronne.
M. Bazin prétend que cet article ne touchait à aucun intérêt matériel, qu'il
était de simple théorie; que cette question était la j>Ius grande, laplus insolu-
ble, la [dus inutile, qui pût être offerte à la dispute des hommes. Cette assertion
nous paraît au moins très problématique , et notre doute se fonde sur deu.x
espèces de faits. Les uns , et nous les rappelions tout à Tlieure , se rapportent
aux règnes de Henri III et de Henri IV : ceux-là prouvent invinciblement ,
au moins pour nous, que les doctrines contraires à l'indépendance de la cou-
ronne et à l'inviolabilité de la personne des rois avaient fait vaciller le sceptre
entre les mains victorieuses et habiles de Henri IV, comme entre les faibles
mains de Henri III , et qu'elles avaient coûté la vie à tous deux. Les autres
faits dépendent du règne de Louis XIII. Voyons s'ils n'établissent pas que,
depuis quatre ans, tous les principes sur lesquels repose l'ordre public
avaient été attaqués ; que par conséquent il y avait urgente nécessité à les raf-
fermir; à fixer l'opinion sur les questions fondamentales de notre droit poli-
tique, à déterminer ce que l'on devait, dans l'intérêt de la nation, d'obéis-
sance à l'autorité, et de garanties à la vie des rois.
D'un côté, les huguenots pensaient que la confirmation de l'édit de Nan-
tes, accordée dans les premiers jours du nouveau règne, n'était qu'une
concession hypocrite et transitoire faite à la nécessité. Leurs chefs , exploi-
tant ces craintes , leur persuadaient que les secrètes et véritables intentions
du gouvernement à leur égard étaient l'abolition de tous les édits de paci-
fication, la destruction de la réforme en France. Dans l'alliance et le double
mariage conclus par la régente avec la cour d'Espagne, on leur montrait
la menace du renouvellement des persécutions dont les huguenots de
808 REVUE DES DEUX MONDES.
France et des Pays-Bas avaient été victimes au temps de Charles IX et de
Philippe II. Agissant sous ces impressions, ils avaient, dans leur assemblée
de Saumur, mis en avant les propositions les plus hostiles à la royauté, et
s'étaient unis plus étroitement par une nouvelle formule de serment. En 1612,
Rohan, leur chef, s'était emparé de Saint-Jean-d'Angély à main armée. La
régente , redoutant les deux cents places fortes des réformés , leurs ressources
en argent, leurs assemblées et leurs moyens de se concerter, l'inquiétude
et les talens de leurs chefs, avait fermé les yeux sur cette infraction à la paix
publique et sanctionné cette usurpation.
D'un autre côté, les principaux seigneurs, Condé, Mayenne, Nevers,
Bouillon , avaient pris les armes, avaient imposé à la cour le traité de Sainte-
.Menehould , au mois de mai 1G14, et n'avaient posé les armes qu'en recevant
des accroissemens de gouvernemens , de troupes, dépensions. Et non-seule-
ment la guerre civile avait recommencé , l'autorité du roi avait été méconnue ,
mais ses droits même à la couronne avaient été mis en question. A Milan et
dans les Pays-Bas, le prince de Condé avait agité avec les Espagnols, les bons
amis de Marie de Médicis, s'il ne devait pas disputer le trône à Louis XIII,
sous le prétexte que le divorce de Henri IV et de Marguerite de France était
réprouvé , selon eux , par toutes les lois divines et humaines , et que les enfans
qu'il avait eus de Marie de IMédicis étaient frappés d'illégitimité.
Assemblés à la fin de 1614, quelques mois après le traité de Sainte-Mene-
liould, les députés du tiers-état craignaient de voir renaître les temps et les
doctrines de la Ligue ; et , au milieu de l'armement général des huguenots pour
cause de sûreté, ils craignaient aussi de voir la légitimité de la succession du
jeune roi remise à l'arbitrage d'un pape vendu à l'Espagne, ou d'une assem-
blée factieuse, placée sous l'empire des princes révoltés. Dominés par ces
impressions, ils rédigèrent et placèrent en tête de leur cahier l'article relatif
à l'inviolabilité de la personne des rois et à l'indépendance de la couronne,
que M. Bazin nous semble traiter avec trop de dédain. C'est un des morceaux
les plus curieux de notre ancien droit public. INi Philippe-le-Bel, ni Louis XIV,
ne passent, jusqu'à présent, pour des esprits spéculatifs, agitant à plaisir
d'oiseuses questions sur la nature et les limites des pouvoirs : dans tout ce
qui touchait à leur autorité , ils ont la réputation d'avoir été singulièrement
pratiques et positifs. Eh bien ! Philippe-le-Bel comme Louis XIV, comprenant
de quels coups la puissance spirituelle pouvait frapper leur puissance tem-
porelle , tout ce que la cour de Rome pouvait leur susciter d'embarras et de
dangers, en soulevant contre eux l'esprit religieux, ne se sont crus assurés
contre leurs ennemis qu'en faisant déclarer en 1302 et en 1682 que leur cou-
ronne était complètement indépendante du saint-siége, et que, pour leur
temporel, ils relevaient de Dieu seul. La conduite de Philippe-le-Bel et de
Louis XIV, et l'histoire des règnes de Henri III et de Henri IV donnent plei-
nement gain de cause au tiers-état de 1614 contre M. Bazin. En proposant
l'indépendance de la couronne, le tiers-état de 1614 n'agitait donc pas une
HISTOIRE DE FRANCE. 809
question oiseuse, inutile, insoluble, de simple théorie, mais une question de
l'utilité la plus directe et la plus immédiate. Et quand on songe que l'article
du tiers-état a précédé de soixante-huit ans la déclaration de 1682; que le
plus puissant génie du siècle de Louis XIV, que Thomme le plus versé dans
les matières politiques et religieuses à la fois, Bossuet, s'est borné à pren-
dre l'esprit de cet article ; que dans la rédaction il a été moins précis et a
prévu moins de cas; qu'il a serré de moins près, enfermé dans des barrières
moins étroites et moins solides des doctrines subversives; alors on prend une
haute idée de la justesse de vues et de raisonnement, de l'expérience politi-
que de ces hommes du tiers-état.
Il nous semble que M. Bazin a traité trop légèrement, n'a pas exposé d'une
manière assez large, assez complète, quelques points qui fixèrent l'attention
du tiers-état. Ces intérêts touchaient à l'existence du gouvernement et même
de la société en France; et, à ce titre, ils forment peut-être les deux parties
les plus importantes des états-généraux de 1614. D'un côté, nous voulons
parler de l'état du peuple et des conditions de durée de la monarchie; de
l'autre, de la réforme des diverses branches de l'administration.
Les changemens les plus importans sont survenus dans l'état social de la
France depuis l'abaissement de la féodalité. La classe des bourgeois et une
partie de celle des paysans ont conquis leur liberté : l'obéissance passive
le despotisme sans frein ont fait leur temps. La pensée humaine s'est affran-
chie par la découverte de l'imprimerie. L'esprit d'examen, de doute, de
changement, a été porté par la réforme dans les matières de religion : il
s'étendra de toute nécessité aux matières de gouvernement. Les doctrines
anarchiques de la Ligue, la faiblesse des derniers Valois, l'absence de toute
action gouvernementale sur une partie des provinces , durant trente ans , ont
laissé nécessairement dans les esprits des dispositions qui peuvent rester
inactives pendant un temps plus ou moins long, mais qui ne peuvent mourir.
De plus, la France touche, par tous les points , à des pays dont le gouverne-
ment diffère du sien : Venise, la Suisse, la Hollande, sont régies par les for-
mes républicaines; l'Angleterre s'est donné une constitution mêlée de royauté,
d'aristocratie, de démocratie. Des velléités d'imitation peuvent, d'un mo-
ment à l'autre, saisir l'esprit français et le conduire à d'étranges expérience?.
La force, une force irrésistible, réside dans le peuple; il est insensé de faire
peser sur lui un poids insupportable; au premier mouvement de ses robustes
épaules, il renverserait tout ce qu'elles portent, trône, aristocratie, clergé.
Ces pensées préoccupent gravement le tiers-état de 1614 et son président
Miron. Ils ne rêvent pas une révolution, un déplacement de pouvoir. La
monarchie est établie; ils ne songent à la détruire ni dans son principe, ni
dans ses formes essentielles. lis ne veulent que la modérer dans son exercice ,
et la perfectionner par la réforme de l'administration. Henri IV a travaillé
constamment à cette œuvre ; on la laisse maintenant dépérir. Le tiers-état
et Rliron demandent que le gouvernement de Louis XIH la reprenne çt la
810 REVUE DES DEUX MONDES.
poursuive. Ils sollicitent des améliorations sages , modérées , mais réelles et
progressives. Les dernières classes ne se saisiront jamais du pouvoir poli-
tique qu'en vue d'assurer leur liberté civile et leurs mojens d'existence :
pour elles, ce pouvoir est un instrument, un moyen, non un but. Qu'on
leur donne, qu'on leur garantisse ces avantages, et elles laisseront le gou-
vernement aux mains qui le tiennent maintenant. Ces idées se retrouvent à
chaque page et presque à chaque ligne du discours de Miron.
Après avoir exposé , par d'énergiques et libres paroles , la misère et la
toute-puissance du peuple, après avoir fait toucher aU doigt l'imprudence
qu'on commettrait en le réduisant au désespoir, Miron et le tiers-état recher-
chent les moyens de prévenir les révoltes et la destruction du pouvoir du roi ,
'<■ de retenir tant de têtes avec une seule tête , de ranger doucement sous
i quelque joug commun d'obéissance cette grande multitude inquiète et
.< turbulente. » Ces moyens, dictés par une sage politique autant que par l'hu-
manité et la religion, sont une protection efficace, un prompt soulagement
accordés aux classes inférieures. Et ce soulagement ne sera obtenu sûrement
que par la destruction des restes du privilège, par l'égale répartition des
charges publiques entre tous les ordres des citoyens, par l'extension de l'impôt
à la noblesse et au clergé. Ainsi, la destruction des restes du servage et du
privilège, l'égale répartition des charges publiques, étaient demandées delà
manière la plus précise en 1G14 , cent soixante-quinze ans avant la révolution
de 89, par des hommes qui , à force de bon sens et de sagacité , pressentaient
cette révolution et voulaient en prévenir les désastres par la destruction des
abus. Certes, le fait est assez curieux pour mériter l'examen.
Miron et le tiers-état de 1614 ne considèrent pas la monarchie comme
l'usufruit d'un peuple et d'un pays , accordé de droit divin à un roi et à quel-
ques privilégiés, pour qu'ils en tirent tout ce que demandent les fantaisies
de leur ambition. Ils se font de la royauté une autre et plus noble idée : ils la
considèrent comme une haute magistrature, destinée à conduire la nation
dans la voie de tous les perfectionnemens qu'amènent le temps et l'expérience,
que conseillent la raison et le génie. Dans les formes présentes du gouverne-
ment, aucun des ordres de l'état n'est investi du pouvoir législatif : ce pouvoir
appartient tout entier au roi. Les assemblées nationales, quand elles seront
convoquées, les parlemens, quand ils le jugeront convenable, ne présenteront
donc , dans leurs cahiers et dans leurs remontrances , que des vues et des
idées. A la royauté restera Tinestimable privilège de décider, d'ordonner par
sa puissance législative, et d'opérer par sa puissance executive tous les chan-
gemens, toutes les améliorations. Elle sera, pour le pays , une providence
faite homme , une justice vivante.
Aussi Miron et le tiers-état ne demandent-ils pas seulement à la royauté
de soulager les charges et la misère du peuple. Ils la pressent de satisfaire
aux besoins, aux légitimes exigences de toutes les classes de la société; de
comprendre dans le cercle des réformes tous les corps de l'état, comme
HISTOlPxE DE FRANCE. 811
toutes les parties de la législation et du gouvernement. Malgré l'étendue des
demandes, elles partent, si l'on excepte le commerce, d'un esprit si juste et
si pratique , qu'il n'en est presque pas une seule qui depuis n'ait été con-
vertie en loi. Dans son cahier, le tiers-état de 1614 porte son attention ,
donne les conseils de sa science et de son expérience sur sept sujets princi-
paux : la royauté et l'ordre public, Téglise, les universités et les hôpitaux, la
noblesse, la justice, les finances et le domaine, la police et la marchandise.
L'intention générale des chapitres de la royauté , de la noblesse , des finances ,
€st manifeste. Le tiers-état veut compléter, achever ce qu'il a commencé par
la déclaration de l'indépendance de la couronne et de l'inviolabilité de la per-
sonne du prince. Il entend affermir l'ordre public en augmentant l'autorité
légitime de la royauté , mais aussi en détruisant les abus. Dans le chapitre
de la justice, on pourra reconnaître quels progrès la France avait faits dans
la science du droit à l'école de Dumoulin, de Guy-Coquille, de Pithou, de
Loyseau. La première et la seconde ordonnance de Blois, celles d'Orléans et
de 3Ioulins, formaient déjà un corps de législation. Les députés de 1614 le
complètent. L'on ne peut imaginer tout ce que nos codes modernes ont fait
d'emprunts à notre ancienne législation et en particulier aux travaux de cette
assemblée. A notre avis , le livre de M. Bazin donne trop peu d'indications
sur une matière aussi importante.
Le vice radical des précédens états-généraux résidait dans l'impuissance
des députés à donner une sanction à leurs décisions et à les rendre obliga-
toires. La couronne conservait exclusivement le pouvoir législatif, et dès
qu'elle refusait de convertir en ordonnances et en édits les cahiers des états ,
tout le travail de ces assemblées était perdu. Les députés de 1614 tentèrent
de changer cet ordre de choses. Ils proposèrent de remplacer l'irrégulière
réunion des états-généraux par une convocation périodique et décennale. Ils
insistèrent pour que les présens états ne se séparassent pas avant que des
commissions permanentes, tirées de leur sein, et de concert avec les minis-
tres du roi, eussent fait passer dans la législation leurs vœux et leurs deman-
des. Ils insistèrent encore pour que les ordonnances et édits ne devinssent
exécutoires qu'après l'enregistrement des parlemens, et pour que la couronne
ne violentât pas cet enregistrement.
La régente Marie de Médicis, au lieu de chercher l'affermissement de l'au-
torité royale dans l'affection et le concours de la nation , gagnés par la fran-
chise et l'utilité des réfonnes , s'imagina de prendre ses points d'appui dans
la bienveillance de quelques membres puissans du clergé, de la noblesse.
Comme le tiers-état demandait la suppression des pensions de ces sei-
gneurs, la diminution de leurs privilèges, elle résolut de ne rien exécuter
de ces plans de réforme. Elle parvint donc, par des promesses trompeuses,
par des concessions temporaires , à renvoyer les députés dans leurs provinces :
dès qu'ils furent partis, elle donna le mot à ses ministres, et toutes les de-
mandes des commissions échouèrent. La masse de la nation, se vovant trom-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
pée dans ses espérances , éclata en plaintes; d'innombrables libelles parlèrent
chaque jour du désespoir du peuple. Le parlement craignit un soulèvement
général, et, pour le prévenir, résolut de donner satisfaction à l'opinion pu-
blique. Dans les premiers mois de 1615, il convoqua une assemblée des
princes et des pairs du royaume, pour aviser au soulagement des sujets du
roi. Bientôt après il présenta des remontrances dans lesquelles il reprodui-
sait les principales propositions de 1614. Si, dans l'intervalle d'une session
à l'autre , les pairs du royaume et le parlement pouvaient exécuter les ré-
formes proposées, évidemment les états-généraux perdaient ce qu'ils avaient
eu jusqu'alors d'illusoire. Un arrêt du conseil du roi cassa la décision
du parlement, qui eut le bon sens alors d'éviter ce qu'il fit plus tard, au
temps de la Fronde : il n'organisa pas une guerre civile; il craignit de jeter
le pays dans des maux incalculables. Les ministres de Marie de Médicis ne
se piquèrent pas d'exécuter de leur plein gré ce que l'on se faisait scrupule de
leur imposer par la force. Dès-lors les projets de réforme furent abandonnés
et ajournés, quelques-uns au ministère de Richelieu, la plupart au règne de
Louis XIV et à la révolution de 89.
L'insuccès de la double tentative du tiers-état de 1614, et ensuite du par-
lement, pour établir un ordre meilleur, eut les plus funestes conséquences.
De trois appuis du gouvernement de Henri IV, la force, l'amour des masses,
l'estime pour les actes et pour la personne du prince, le gouvernement de
Louis XIII n'en conserva pas un , et dès-lors de nouveaux troubles devinrent
inévitables. Les pensions abusives continuant à être payées, et les favoris de
cour puisant à pleines mains dans le trésor, la régente, au milieu du désordre
des finances, fut hors d'état d'entretenir une force militaire capable de pré-
venir la révolte et de la réprimer une fois assez énergiquement pour qu'on
n'y revint plus. La condition des classes inférieures n'ayant pas été amé-
liorée, le peuple regarda, sans grande émotion, surtout au commence-
uîent, la lutte entre un gouvernement qu'il ne pouvait ni aimer ni estimer,
et des ambitieux dont il devinait les desseins. Les princes du sang et les prin-
cipaux seigneurs, agités par l'ambition et l'orgueil, prétendirent accroître
leurs privilèges et leur indépendance, et partager la direction des affaires.
En supposant que la régente refusât de leur faire part de la toute-puissance ,
ils voulaient au moins ne pas obéir à un Concini, à ce faquin de Florentin
qui n'avait d'autre recommandation à l'exercice temporaire de l'autorité royaie
que la passion ou au moins la faveur aveugle d'une femme; abus vivant de la
prérogative, qui devint maréchal de France sans avoir jamais tiré l'épée, et
premier ministre sans connaître une seule des lois du royaume.
La première guerre civile, depuis les états de 1614, se termina en mai 16t(î,
par le traité de Loudun. La régente, pour désarmer les révoltés, leur donna
six millions, et offrit à Condé, leur chef, de lui abandonner la moitié du
pouvoir royal, sous condition qu'il laisserait l'autre moitié à son favori Con-
cini. Condé voulut tout prendre, et fut enfermé à la Bastille. Ses partisans
HISTOIRE DE FRANCE. 813
coururent de nouveau aux armes, et une troisième guerre civile désola le pays.
L'assassinat de Concini la termina : sur l'espoir de se saisir sans partage de
l'autorité du roi, les grands firent un acte momentané d'obéissance.
IMais les choses prirent une tournure à laquelle ils ne s'étaient nullement
attendus. Louis XIII, alors âgé de seize ans, majeur, déclaré par la fiction de
la loi en état de régner par lui-même, voulut saisir le sceptre, non pour le
garder, mais pour en gratifier qui bon lui semblerait. Dans toute la France,
personne ne lui déplaisait plus que sa mère, qu'il soupçonnait d'en vouloir à
son autorité et même à ses jours; personne ne lui agréait plus que Luynes.
Il lui remit donc la plénitude de sa puissance. Alors nouvelles intrigues, nou-
veaux complots, et deux nouvelles guerres civiles. La reine-mère, échappée de
Blois , où on l'avait reléguée , jetée entre les bras des princes et des seigneurs
qu'elle combattait naguère, prétendait remettre son fils en tutelle et ressaisir
la direction des affaires. Les princes et les grands n'entendaient pas plus obéir
à V apprivoiseur d'oiseaux du roi qu'au favori de la reine-mère. Le roi vainquit
sa mère et les seigneurs , et fut un peu moins avancé qu'auparavant dans
l'affermissement de son autorité et de l'ordre public. Il accorda à sa mère le
gouvernement d'Anjou, paya les dettes contractées par elle pour lui faire la
guerre, distribua des sommes énormes, des accroissemens de dignités et de
gouvernemens à tous les rebelles , et , par une déclaration enregistrée dans
les parlemens, déclara qu'il n'avait rien été fait qui fût contraire à son ser-
vice, et qui ne lui fût acjrèaUe. C'était une prime générale distribuée à la ré-
volte ; et il n'y avait pas de raison pour que désormais on ne lui donnât point ,
une ou deux fois chaque année , un arjrèment pareil , pour que l'on ne renou-
velât pas incessamment la drôlerie du Pont de Ce.
Ajoutez que Luynes s'était imaginé, pour étayer sa scandaleuse puis-
sance, de gagner le clergé et les jésuites, en retirant aux huguenots les biens
ecclésiastiques du Béarn, et en les restituant aux catholiques. En réalité , les
réformés n'avaient pas un mot à dire, pas une réclamation légitime à élever,
puisque le gouvernement leur payait l'équivalent de ces biens en une rente
annuelle sur le trésor, puisque leur religion et leurs privilèges étaient respec-
tés. Cependant les chefs parvinrent à les inquiéter sur leur état; et comme la
rébeUion n'avait été jusqu'à présent qu'un passe-temps sans danger, une partie
011 l'on ne risquait ni sa fortune ni sa vie; comme il fallait que chacun
eût sa révolte , les réformés se donnèrent le plaisir de s'insurger à leur tour.
De là la guerre de 1621, la sixième guerre civile. Celle-là fut un peu moins
plaisante que les précédentes, car le roi perdit huit mille hommes et ses meil-
leurs chefs au siège de Montauban; mais elle se termina comme toutes les
autres. Louis XIII acheta 1,200,000 livres le désarmement de Laforce et de
(^hâtillon, et ne prévint la défection de Lesdiguières qu'en lui accordant la
charge de connétable. Rohan traita de couronne à couronne avec lui : pour
son parti , il stipula une amnistie générale , la confirmation de l'édit de Nantes
et de tous les autres privilèges des réformés : il exigea 800,000 livres pour
kil-jnéme, et s'enrichit dans le jeu lucratif de la révolte.
814 REVUE DES DEUX MONDES.
Tel était l'état des choses en 1624, quand Richelieu entra au ministère.
Les parties constitutives de Tautorité royale avaient été bien moins entamées
que sous les derniers Valois. Blarie de Médicis et Luynes n'avaient pas eu
affaire, heureusement pour eux, à des passions sérieuses et profondes, comme
celles du temps de la Ligue , au fanatisme religieux commun aux deux partis,
et à des ambitions pareilles à celle d'un duc de Guise , dont la devise véritable
était le trône ou la mort. La royauté n'avait pas non plus à se reprocher la
Saint-Barthélémy et les mignons, ces monstrueux excès qui rendaient l'obéis-
sance impossible. Le pouvoir royal ne courait donc pas les mêmes risques sous
Louis XIII que sous Henri III : il n'était pas en danger de succomber. Grand
nombre de provinces et de villes, qui ne se sentaient ni blessées dans leur hon-
neur, ni inquiétées dans leur religion, et qui soupiraient après la tranquillité
et le bonheur de tous les jours, restaient inébranlables dans leur fidélité à la
couronne. Mais les faibles ministres de Louis XIII n'avaient rien ôté à
l'énorme puissance que Henri IV, dominé par les circonstances, avait accordée
aux huguenots. De plus ils avaient laissé les principaux seigneurs usurper l'in-
dépendance et l'impunité , et reconstituer sur divers points du royaume une
féodalité bâtarde et de nouvelle date. Sans exagérer la gravité des dangers
présens, l'importance et la difficulté de ce qu'il eut à faire plus tard, Riche-
lieu , dans sa Sxiccincle narraiion , pouvait donc dire à Louis XIII : « Lorsque
■ votre majesté résolut de me donner grande part en sa confiance , pour la
' direction des affau-es, je puis dire avec vérité que les huguenots partageaient
< l'état avec elle , que les grands se conduisaient comme s'ils n'eussent pas
< été ses sujets, et les plus puissans gouverneurs comme s'ils eussent été
« souverains en leur charge. »
L'état n'en était qu'au désordre; mais, pour le conduire à la subversion,
il suffisait de circonstances malheureuses. Outre ces dangers de l'avenir, ce
qu'il y avait de déplorable dans le présent, c'est que l'argent, les forces, le
temps, l'esprit de la France, comme l'action du gouvernement, au lieu de se
porter vers les grands objets signalés par le tiers-état de 1614, vers la pros-
périté matérielle , vers la culture morale , s'usaient dans le combat et la répres-
sion de la révolte. C'est qu'au dehors l'on avait laissé les deux branches de la
maison d'Autriche se relever, ranimer et concerter de nouveau ensemble leurs
projets de domination universelle. Ferdinand II avait détruit le parti de l'élec-
teur Palatin , dissous l'union protestante, mis les princes au ban de l'empire,
et déchiré sa constitution. Déjà il s'apprêtait à soumettre l'Allemagne et à y
détruire le luthéranisme. L'Espagne s'était emparée de la Valteline pour éta-
bUr une communication entre ses possessions d'Italie et les pays appartenant
à la branche autrichienne. L'indépendance politique et religieuse de l'Europe
était de nouveau mise en question ; et la France ne comptait plus pour rien
dans sa politique , ne pouvait plus rien sur ses destinées , et se voyait menacée
elle-même dans son avenir.
Ce fut dans ces circonstances que Richelieu arriva au pouvoir, ou plutôt
fut jeté sur la brèche. Les précédens ministres avaient laissé les seuls sei-
HISTOIRE DE FRANCE. 815
gneurs, sans compter les huguenots, faire cinq guerres civiles dans l'espace
de sept ans, et combattre le pouvoir royal, renverser l'ordre public 5 tout
propos. En dix-sept ans de ministère ou de règne, Richelieu n'eut à répri-
mer, du côté des grands , qu'une seule révolte à main armée, ou plutôt une
échauffourée, celle de Montmorency, qui étonna plus qu'elle ne troubla la
France, et qui ne lui coûta rien. 11 réduisit les princes du sang el les plus
hauts seigneurs à résigner leur indépendance factieuse et à n'être plus que
les premiers sujets d'un roi obéi sans contradiction. Il fonda , non pas le des-
potisme, car chaque ligne de son Testament polithnœ proteste contre cette
supposition, mais la monarchie pure, telle que la définit iMontesquieu, avec
les limites et les règles de cette forme de gouvernement. La concentration du
pouvoir amena la centralisation des forces : le roi eut sous la main les res-
sources de la nation jusqu'alors morcelées , perdues aux plus misérables
usages ; et comme Piichelieu , et , après lui , Louis XIV, ne les appliquèrent
qu'à de nobles choses, la grandeur de la France sortit de cette révolution.
Pour arriver à ces résultats, Richelieu soutint une lutte qui s'en prit toujours à
son autorité et souvent à sa vie; qui commença le lendemain du jour où il de-
vint ministre et qui ne finit que la veille de sa mort ; qui fut engagée par La
Vieuville et continuée par les grands jusqu'à Cinq-Mars, par la mère du roi,
le frère du roi, la femme du roi , le roi lui-même, qu'on surprend, à la fin de
son règne, conspirant contre son sujet. Richelieu employa quatre moyens
principaux pour réduire l'aristocratie à l'impuissance. Il tint constamment sur
pied une grande force militaire : tandis que cinq armées se formaient, ou
qu'elles parcouraient le royaume dans tous les sens pour aller combattre ea
Espagne , en Italie , en Allemagne , les seigneurs ne pouvaient remuer avec la
moindre chance de succès. Il employa, usa contre l'étranger l'activité, l'in-
quiétude , les talens d'une bonne partie d'entre eux. Il s'appuya sur les dispo-
sitions du peuple, qui, appréciant les bienfaits de la paix maintenue et la
gloire de nos armes victorieuses , soutint d'une faveur qui ne se démentit
qu'un moment, le gouvernement et le ministère. Enfin il se conduisit par les
principes de cette insensibilité politique qui voit le but et non les moyens,
traite les hommes comme des choses , et ne fait pas plus de cas de la vie des
autres que de la sienne : il frappa sans pitié tout ce qui tenta d'agiter la France,
sans s'inquiéter si le sang versé retomberait sur sa tête de son vivant, et sur
sa mémoire après sa mort.
Trente ans de guerres civiles, et les embarras où s'était trouvé Henri ï\ ,
avaient donné aux huguenots une constitution, une puissance politique, des
intérêts distincts et indépendans de ceux de l'état et de la couronne, si bien
que , dans les temps mauvais et sous un gouvernement faible , ils pouvaient
réaliser le projet qu'ils agitèrent pendant ce règne, de constituer une répu-
blique, de partager le royaume en huit cercles , de distraire la moitié de scn
territoire, de couper la France en deux parties armées l'une contre l'autre. En
supposant impossible la fondation d'une vaste république continentale, réta*-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
blissement d'une république maritime ne présentait aucune difficulté sérieuse,
et cet établissement compromettait les destinées du pays. Pour séparer à ja-
mais La Rochelle de la France, il suffisait de s'assurer de l'île de Rhé. D'une
autre part, la puissance maritime de cette cité était telle que sa flotte attaqua
la flotte hollandaise , et vainquit ceux qui passaient alors pour les plus habiles
marins du monde. Par suite de la seule occupation de l'île de PWié, La Ro-
chelle devenait donc une république affermie et puissante; la France subis-
sait ce que l'Espagne avait subi dans les Pays-r)as; elle avait une Hollande; le
|)arti calviniste devenait indomptable et faisait une guerre à mort au reste de
la monarchie. Après la paix de La Rochelle, Pvichelleu enleva aux huguenots
ces désastreux privilèges, et les réduisit, selon son expression « aux termes
où tous les sujets doivent être, c'est-à-dire à ne pouvoir faire aucun corps
séparé dans l'état. » Ce qu'il y eut de plus admirable dans cette entreprise,
ce ne fut pas d'avoir deviné l'art de la guerre , de s'être improvisé à lui-même,
pour la circonstance, l'expérience et le génie militaires ; ce fut d'avoir détaché
les Hollandais, par l'appât des secours qu'il leur fournissait contre l'Espagne,
de leurs co-religionnaires , de leurs frères les Rochellois; ce fut de se faire
aider par les princes et les grands dans ce siège, de les pousser à la folie de
prendre La Piochelle (1), de les amener, en combattant leur intérêt de sei-
gneurs par leur orgueil de généraux et leur piété de catholiques, à accabler
un ennemi qui tenait le pouvoir royal en échec et formait l'un des points d'ap-
pui de l'aristocratie; ce fut enfin d'enchaîner l'Espagne par la considération
religieuse et de la réduire à regarder, spectatrice impuissante, le parti hu-
guenot succombant, et la royauté française brisant les liens qui , jusqu'alors ,
l'avaient tenue captive.
François P'' et Henri H avaient courageusement, mais péniblement ré-
sisté à la maison d'Autriche : la mort n'avait pas laissé à Henri IV le temps
de l'attaquer. Richelieu l'abaissa sans retour; il affranchit à tout jamais et
la France et l'Europe des projets de monarchie ou de suprématie universelle
de cette maison, et donna pour barrière insurmontable à une ambition dé-
mesurée, d'une part les ruines qu'il entassa autour du trône des rois d'Es-
pagne, d'une autre l'indépendance des électeurs et des princes, et la franchise
de la réforme dans toute l'Allemagne. Dans l'exécution de cette grande
tâche, les victoires des armes françaises ne furent qu'un instrument utile.
Il fallut que Richelieu, par la profondeur et la précision de ses plans, par
l'adresse et la puissance de sa politique, remuât l'Europe entière, et, durant
quinze ans, la fît conspirer au triomphe de son idée. Il fallut que, contre la
branche espagnole dans les Pays-Bas, il secourût la Hollande de ses sub-
sides et de ses diversions ; que, dans la Péninsule , il soulevât le Portugal , où
il aidait la maison de Bragance à remonter sur le trône, et la Catalogne, où
(0 Bassompierre disait: « Nous serons assez fous pour prendre La Rochelle , » et ce mol
eo,-ile;!uit tous les intérêts des seigneurs.
HISTOIRE DE FRANCE. 817
il organisait la révolte ; que dans l'Italie , il gagnât l'alliance du duché de
Mantoue, en assurant son existence; qu'il forçât l'alliance de la Savoie, en
traitant ses ministres comme des seigneurs français, et en jetant dans les
prisons de Miolans et de Vincennes les partisans de l'Espagne. Il fallut que,
contre la branche allemande , il relevât, il ressuscitât l'union évangélique,
deux fois tombée mourante dans les champs de Prague et de Lutter ; qu'il
tirât Gustave-Adolphe des glaces du Nord et des embarras d'une guerre avec
la Pologne pour le précipiter sur la puissance autrichienne; qu'il remplaçât
Gustave mort par Bernard de Saxe-Weimar, et qu'il unît la Hesse à la Suède
dans l'alliance de la France; qu'au moment oii il vit les protestans, les Hes-
sois, les Suédois épuisés, il les fit retirer du combat, il les fît relever par la
France, qui décida la victoire à la lin de la guerre de trente ans. Il fallut
qu'il usât contre elles-méme la mauvaise volonté des puissances placées hors
de la portée de son bras; que, ne pouvant obtenir la neutralité de l'Angleterre,
il suscitât contre Charles I" les Écossais et Cromwell; que, pour prévenir sa
diversion sur le continent, il le retint chez lui par une guerre civile (l).
Ainsi s'opérèrent l'humiliation délinitive de l'aristocratie, l'abaissement
de la branche espagnole, l'abaissement de la branche autrichienne. On est
étonné de ce qu'il fallut de force , de génie et de volonté, pour sufflre simul-
tanément à cette multiplicité d'entreprises. Les résultats surpassent encore
en importance la grandeur des projets. Richelieu prétendit rendre à la
France ses limites naturelles des Alpes, de la Méditerranée, des Pyrénées,
de l'Océan et du Rhin. Par l'art qu'il mit à profiter des circonstances après
la mort du duc de AVeimar, et par des conquêtes qu'il pressait encore, la
veille de sa mort, il réunit au royaume l'Alsace, la Lorraine (2), l'Artois,
le Roussillon. Il calcula les chances qui pouvaient soustraire la Franche-
Comté à la domination de l'Espagne : il partagea avec les Hollandais les
Pays-Bas espagnols , assignant à la France les provinces qui s'étendent jus-
qu'à Anvers et à Malines. Des circonstances contraires et la trahison des
Hollandais traversèrent ce double projet; mais il marqua ces pays pour la
conquête, il les désigna à l'invasion française, et il laissa à ses successeurs,
qui osèrent moins que lui , les moyens de s'en saisir.
En effet , la plus grande armée que le gouvernement de Louis XIII eut
rassemblée avant Piichelieu ne se composait pas de plus de dix ou douze mille
soldats (3). Beaucoup de ducs allemands avaient une force militaire égale ou
(I) Charles 1er avait refusé de garder la neutralité. Dans une dépèche au comte d'Estrade,
ambassadeur de France à Londres , on lit ces mots terribles de Ilichclieu : « L'année ne se
passera pas sans que le roi et la reine d'Angleterre ne se repentent d'avoir refusé les offres
que vous leur avez faites. »
'::) La France, mais après sa mort, rendit la Lorraine.
(5) Cette armée est celle que Louis XIII conduisit au siège de Montauban. Le chiffre varie
dans les historiens. Bernard prétend qu'elle s'élevait à 10,000 hommes; Richelieu, dans ses
Mémoires, dit positivement qu'elle ne fut jamais de plus de 12,000 hommes (liv. xii,
TOME XVII. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
supérieure à celle du roi de France. En 163S, Pvichelieu mit sur pied sept
armées, qui, avec les garnisons, ne comptaient pas moins de cent quatre-
vingt mille soldats. En 1640, ce nombre fut encore augmenté, et la France
eut en campagne plus de cent régimens d'infanterie et de trois cents corneîtes'
de cavalerie. «■ Les préparatifs de l'année 1640, dit Richelieu lui-même , en
s'adressant au roi, étonneront sans doute la postérité, puisque, lorsque je
me les remets devant les yeux , ils font le même effet en moi , bien que , sous
votre autorité, j'en aie été le principal acteur (1). » Telle fut la force militaire
qu'il donna à la France, qu'il légua à Mazarin et à Louis XIV. Les soldats
étaient disciplinés, aguerris, animés par l'orgueil de dix années de victoires.
Les généraux, entre lesquels l'on comptait Guébriant, Harcourt, Turenne,
avaient peu de rivaux en Europe. La France, par-dessus tout, avait le senti-
ment de sa puissance et de sa grandeur. Richelieu lui avait communiqué sa
force d'idées et de déterminations. Elle avait, en traversant le Rhin, con-
stamment transporté le théâtre de la guerre en Allemagne : l'Espagne lui
était ouverte par la Catalogne; l'Italie par Pignefol, qu'elle occupait. Ses
alliances embrassaient le tiers de l'Europe.
Richelieu travailla à donner à la France la même supériorité sur mer que
sur terre, à la constituer puissance maritime en même temps que puissance
continentale. Dans la première guerre contre les réformés, en 1021 et 1622,
le gouvernement ût quelques efforts pour ne pas leur abandonner entière-
ment la mer; mais les faibles conseillers de la couronne quittèrent bien vite
l'attitude qu'ils avaient prise. La paix faite, la marine fut à ce point aban-
donnée que, lors de la seconde guerre contre les huguenots, en 162.3, » le roi
n'avait pas un seul vaisseau » qu'il pût diriger contre les Rocheilois révol-
tés. Richelieu était entré au ministère , mais la marine n'était pas de soa
département. Il lui fallut des prodiges d'habileté diplomatique pour amener
les Anglais et les Hollandais à prêter à la France vingt-huit vaisseaux, et à
les joindre au petit nombre de navires que le gouvernement équipa en toute
hâte. Dans tout le cours de cette guerre et notamment à la bataille navale de
la Fosse de l'Oye, le chef de la flotte royale. Montmorency, fut réduit à
monter le vaisseau amiral des Hollandais , et les officiers français se virent
obligés de mettre l'épée sous la gorge aux Hollandais pour les contraindre à ne
pas trahir Louis XIII au profit des Rocheilois (2 . En 1027, Richelieu prit !a
surintendance de la navigation , et la France sortit aussitôt de cette précaire
et honteuse situation. Il éleva des arsenaux, les remplit de matériaux et de
munitions, équipa trente-neuf grands vaisseaux et plus de cent vingt bàti-
tom. VU, pag. 246, collection Micliaud). D'autres historiens, mais mal instruits à ce qu'il
semble, portent cette armée à 20,000 soldats.
(1) yarratioii ■iucciiulc de Richelieu.
f-2) « 11 fallut que le chevalier de Saint-Julien portât répée à la gorge d'un capitaine hol-
landais, sur le vaisseau duquer il commandait , parce qu'il ne voulait pas aborder un vais-
seau ennemi. » [ Richelieu, Mâno.res.)
HISTOIRE DE FRANCE. 819
mens légers, avec lesquels il bloqua le port de la Rochelle. Dès-lors seule-
ment une flotte permanente et une marine royale furent organisées. En 1638 ,
la France eut cent vaisseaux de guerre : quarante galères et vaisseaux ronds
sur la Méditerranée, soixante sur l'Océan. Les établissemens commerciaux
dans l'Amérique formèrent une école toujours active de navigation, et
familiarisèrent les Français avec les expéditions maritimes. Les campagnes
de mer commencèrent à être combinées avec les campagnes de terre. Sourdis
portait répouvante sur les côtes du royaume de JNaples, pendant que nos
armées envahissaient le Roussillon et la Catalogne : il bloquait le port de
Tarragone, tandis que le maréchal de La Motte assiégeait cette ville par terre.
C'est ainsi que Richelieu mit la France en état de disputer l'empire de la mer
à l'Espagne, à la Hollande et à l'Angleterre (1).
Ce grand appareil de forces ne pouvait se soutenir sans des ressources pro-
portionnées en argent. Les finances occupèrent Richelieu en raison de l'im-
portance qu'elles ont dans le mécanisme et le jeu des états modernes. Avant
lui, on ne trouvait de fonds pour aucune entreprise utile; sous lui, on en
trouva pour toutes : l'argent perdu par ses prédécesseurs en dilapidations,
en largesses abusives, en guerres civiles, en concessions honteuses, fut em-
ployé à la grandeur extérieure et intérieure de la France. En 1626 , il trouva
qu'il y avait 16 millions de revenu, 40 millions de dépense annuelle, 52 mil-
lions de dettes. Pour rétablir l'équilibre entre la recette et la dépense , il sup-
prima les grandes charges dont les gages étaient excessifs, réduisit les pen-
sions, racheta les domaines royaux aliénés à vil prix, et démolit les forte-
resses intérieures, inutiles à la défense du pays, ruineuses d'entretien, propres
seulement à favoriser les révoltes de la noblesse. Il ranima le crédit, rétablit
un ordre sévère dans le maniement des deniers publics, en remettant en vi-
gueur les ordonnances de Sully. L'armée du siège de I-a Rochelle , quoique
plus forte que celle de Montauban, coûta deux tiers de moins (2). Il fit porter
une partie des impôts sur les produits de luxe et les denrées inutiles : entre
autres mesures de ce genre , on cite la taxe sur le tabac à trente sous par livre.
Il restreignit le privilège, et il étendit les charges publiques à l'une des classes
de citoyens qui pouvait le mieux les porter : homme du clergé , il taxa le clergé
à un impôt annuel de 4 millions, pendant les six dernières années de son
administration (3). La réduction de La Rochelle lui coûta 40 millions; les
subsides fournis aux Hollandais, aux Suédois, au landgrave de Hesse, à
(1) « Le sieur Du Chalard ayant rencontré, à la rade de Saphy, un vaisseau anglais qui
refusa de baisser son pavillon, le mit en si mauvais état, qu'ayant tué le capitaine qui le
commandait et la plupart des officiers et soldats, il contraignit ceux qui restaient dedans à
se rendre, la vie sauve. » ( Richelieu, Mémoires. )
{•2) Véron de Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France,
tom. I , pag. 182.
(3) Ces 4 millions annuels sont le produit de deux impôts différens exigés du clergé : 1° la
subvention annuelle de 1,300,000 francs ; 2° les dons extraordinaires qu'il lira de cet ordre
en1657eH641.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Mansfeld, au duc de Weimar, à la Savoie, à toutes les puissances qui ser-
virent à abaisser la maison d'Autriche , coûtèrent davantage. La dépense de
chaque année de la période française de la guerre de trente ans s'éleva à
60 millions, somme énorme pour le temps ; « et ces charges furent supportées
«■ sans prendre sur les gages des officiers , sans toucher au revenu des parti-
« culiers , sans demander aucune aliénation de fonds du clergé : tous moyens
« extraordinaires auxquels les prédécesseurs de Louis XIII avaient recouru
« aux moindres guerres. » Pour faire face à ces dépenses, il fut obligé de
recourir à Taugraentation des impôts, à la création de nouveaux offices et à
un emprunt de 40 millions. Mais les mesures étaient prises pour diminuer
cette dette et pour soulager le peuple de la moitié de ce qu'il payait. Les plus
riches d'entre les roturiers étaient parvenus à s'en faire exempter : un dénom-
brement général des personnes et des biens devait réformer cet abus. Si la
négligence de ses successeurs empêcha cette grande réforme, la faute ne peut
lui être imputée sans injustice. Les plus hardis, les plus difficiles problèmes
financiers exercèrent cette admirable intelligence. Parmi les moyens de libérer
l'état, il pose le remboursement et la réduction de la rente au taux de l'argent
payé originairement par les particuliers : il les reconnaît pour justes et légi-
times dans le principe; mais dans l'application il les rejette comme portant
atteinte à l'inviolabilité de la foi publique, à la confiance, au crédit (I).
On a beaucoup déclamé contre les colonies. Après trois siècles d'expé-
rience , les Anglais pensent que les établissemens coloniaux sont une voie à
l'aisance et souvent à l'opulence pour une partie de leur population qui mour-
rait de misère sur le sol natal; un immense débouché de commerce, une
occasion de créer des fortunes nouvelles, de rétablir des fortunes perdues,
offerte incessamment à ceux de leurs citoyens qui demeurent dans la mère-
patrie; un moyen de tenir en haleine toutes les facultés qu'exige l'industrie,
et toutes les vertus qui découlent du travail ; un moyen encore de répandre
la civilisation chez les nations parmi lesquelles vont s'établir leurs colons;
enfin un développement de leur puissance navale, une garantie de leur
dignité et de leur sûreté, car, dans la balance de l'Europe, les forces ma-
ritimes pèsent à l'égal des forces continentales. C'est sous ce point de vue
que Richelieu considéra la marine et les colonies; c'est dans cet esprit qu'il
forma des établissemens à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Tortue, à
Saint-Domingue, et développa ceux déjà commencés dans le Canada. La
France avait laissé échapper la domination de ce pays : il la lui fit restituer
par les Anglais. Les Espagnols avaient perdu les avantages attachés à la pos-
session de l'Amérique , en se bornant à l'exploitation des mines. Conduit par
des principes plus sains, Tvichelieu établit la prospérité de nos colonies sur
l'agriculture et l'industrie : les colons se livrèrent à la culture du tabac, ô.:i
coton, du roucou, du piment, et à l'exercice de tous les métiers connus en
(I) Riche'.icii , Tes/amoil politique , pag. tGo-176, 1C3, 1G'<.
HISTOIRE DE FRANCE. 821
France. Il favorisa leurs travaux par tous les genres d'encouragement , ac-
cordant l'entrée franche dans le royaume à leurs denrées et à leurs ouvrages
manufacturés, et des lettres de noblesse à douze de leurs chefs et directeurs.
Ce grand homme seconda pareillement de tout son pouvoir l'essor de l'in-
dustrie et du négoce en France. Il rendit libre le commerce du Levant dans
tout le royaume. Vers 1627, il conclut un traité avec le czar Michel, et il
établit nos relations commerciales avecla Russie. En 1631, il conclut un autre
traité avec le roi de Maroc, qui ouvrait les côtes d'Afrique au commerce et
aux produits français. Il déclara enfin, par une ordonnance royale, que les
nobles pouvaient se livrer au commerce sans déroger , et il mit l'honneur
dans ce qui faisait la vie de la société et la prospérité du royaume.
C'était par d'innombrables calculs, par de prodigieux efforts d'esprit que
Richelieu avait opéré ces grandes révolutions dans les diverses parties de
l'état social et politique de la France. Autant par l'importance de ces résul-
tats que par les habitudes studieuses de toute sa vie , il était conduit à penser
qu'il ferait de la France la première nation du monde, s'il en faisait la plus
éclairée. C'est avec ces idées qu'il fonda l'Académie et la nouvelle Sorbonne.
Ce qui fait la civilisation d'un peuple, ce n'est pas l'existence, mais l'action
des hommes de génie : une nation peut voir surgir de son sein un ou deux
esprits privilégiés et demeurer barbare. Dante , Pétrarque , Roccace , n'ont
pas de successeurs immédiats: entre eux et le xvi" siècle, le siècle de la
véritable civilisation de l'Italie , deux autres siècles s'écoulent. De même ,
la France, malgré le rare génie de quelques hommes, pouvait attendre
indéfiniment le moment de son plein développement intellectuel. Pour
qu'un grand siècle littéraire et scientifique arrive, il faut qu'un peuple
ait un certain état, une certaine constitution morale. Il faut qu'une classe
nombreuse d'hommes se consulte et s'interroge; qu'un certain nombre
d'entre eux, après s'être assurés de leur vocation pour les travaux de l'esprit ,
se forment avec lenteur et réflexion; que, par une longue et assidue culture,
ils amènent leur talent à maturité, au lieu de le faire avorter dans son prin-
cipe par la précipitation et l'imperfection des essais. Il faut qu'ils se produi-
sent devant une société et un gouvernement qui accueillent avec transport
ce qu'ils produisent de beau, qui les paient de leurs efforts en leur faisant une
part dans l'admiration et dans la fortune publique. Il faut encore qu'ils ne
s'usent pas dans des expériences sans fin, qu'ils trouvent une règle et un
guide dans le goût de la partie éclairée du public, c'est-à-dire dans la criti-
que. Il faut enfin qu'ils ne se servent pas d'un instrument constamment re-
belle, d'une langue qui ne soit ni faite, ni arrêtée; car alors la forme emporte
le fond, et le génie perd à s'exprimer le temps et la puissance qu'il aurait
employé à penser, à sentir, à combiner.
Cet appui , Richelieu le donna au talent par sa protection , par son exemple,
jiar la fondation de l'Académie. Il fit de l'étal d'homme de lettres une pro-
fession avantageuse et honorable. Tout écrivain, dès son premier ouvrage
822 REVUE DES DEUX MONDES.
remarquable, fut accueilli par les bienfaits du cardinal ou du roi, et n'eut
plus à s'occuper de ses besoins, mais à s'inquiéter seulement de son art. Les
six cents francs donnés à Colletet pour six vers ne sont plus aujourd'hui
qu'un sujet d'étonnement ou de plaisanterie; alors c'était un fait grave.
Parmi les auteurs dramatiques, Rotrou et Corneille, qui n'avait pas encore
fait le Cid, se faisaient remarquer depuis 1628. Or, en 1635, ils sont pen-
sionnés tous deux par Richelieu : en échange ils ne donnent au cardinal que
quelques heures de leur temps; la vie et le loisir leur sont assurés; leur gé-
nie peut se développer en toute liberté. Richelieu prenait ces libéralités sur
sa propre bourse, et non sur celle de l'état. Mais il ne céda pas au plaisir
d'aider seul le talent, et il assura le sort des gens de lettres par la fonda-
lion de l'Académie. Dans le principe, aucune pension, aucun traitement
n'était attaché au titre d'académicien. Ce n'était qu'une déclaration publi-
que de capacité, un brevet de mérite. Mais cette recommandation toute mo-
rale valait, à celui qui l'obtenait, des avantages très positifs, et le mettait à
l'abri du besoin. En général, il recevait du gouvernement, comme hel es-
2)rtt, une pension qui ne lui était pas attribuée comme académicien (t) : il
était assuré de trouver pour ses ouvrages un accueil plus favorable. L'ad-
mission à l'Académie l'attachait à un corps où chacun des membres prétait
assistance à son collègue; et parmi ces membres l'on comptait plusieurs sei-
gneurs haut placés par le rang, les alliances, la fortune, le crédit: c'était
un puissant patronage donné au talent. Enfin, la constitution de l'Académie
ménageait le temps de ses membres , les délivrait de soins gênans, les exemp-
tait de divers devoirs imposés aux autres citoyens, des tutelles et curatelles ,
des guets et gardes, et, dans plusieurs cas, de la juridiction ordinaire. L'é-
tablissement de Richelieu ne fit pas moins pour la dignité que pour le
bien-être matériel de l'écrivain : le titre d'académicien était ses lettres de
noblesse et lui assurait une place élevée dans la société.
La composition de l'Académie fut faite dans l'esprit le plus libéral. Les
encouragemens aux lettres s'étendirent à tous ceux qui présentaient des
titres pour les obtenir, sans acception de personnes , de partis , d'opinions
religieuses et politiques. Parmi les premiers académiciens, on compta des
réformés , on compta des antagonistes , des ennemis même de Richelieu ,
un Du Chastelet , qui avait essayé d'arracher à sa terrible sévérité Montmo-
rency, Routteville et Chapelles; un Porchères de Laugier, publiquement at-
taché à la faction qui avait fait une guerre incessante au cardinal.
D'autres dispositions, d'autres actes, contribuèrent à rehausser les travaux
de l'esprit, à donner l'essor au génie national. Richelieu se déclara le protec-
teur de l'Académie. Entrer dans un corps créé par lui, objet de sa prédilection
particulière, c'était flatter le maître de la France, se ménager les moyens de
(1) Le vers de Boileau accuse un usage général :
« Qu'il soit le mieux renié de tous les beaiv^-esprits. »
HISTOIRE DE FRANCE. 823
s'approcher de lui , se concilier sa faveur. Dès-lors , les places à l'Académie
devinrent un objet d'ambition pour les plus grands seigneurs : l'éclat dont
ils brillaient rejaillit sur les lettres et les ennoblit aux yeux de la nation. Pii-
chelieu s'essaya lui-même dans la littérature : il faisait les canevas des
comédies qu'il donnait à remplir aux cinq auteurs; il ordonnait et versifiait
en grande partie, peut-être même en totalité, la tragédie de Mirame; il éle-
vait un théâtre pour faire jouer ses drames avec beaucoup d'autres de l'épo-
que. Le mérite réel de ces pièces n'est pas ce qui doit nous préoccuper ici-
Qu'importe qu'elles ne s'élèvent pas au-dessus du médiocre, si alors leur
succès et leur composition seule étaient d'un puissant exemple et d'un
prodigieux effet ? Le théâtre et la poésie ne suffirent pas à l'ambition litté-
raire de Piichelieu; comme orateur, il avait réussi dès ses débuts; plus tard,
il rêva la gloire de l'historien. Sa Succincte narration, ses Mémoires, son
Testament politique, rédigés en partie sur ses souvenirs et ses réflexions, en
partie sur les journaux qu'il demanda à tous les ambassadeurs français , abon-
dent en récits curieux, attachans, en opinions larges et rigoureuses, en con-
sidérations dignes du plus grand politique des temps modernes. En voyant
l'homme dont tant d'intérêts se disputaient le temps et les facultés, réserver
chaque jour quelques heures pour la culture des lettres, et mettre les plaisirs
intellectuels parmi les choses de première nécessité pour lui ; en voyant la
main qui tenait le sceptre de la France et la balance de l'Europe, tracer une
scène de tragédie et une page d'histoire , il n'y avait plus moyen de refuser
le plus haut degré d'estime aux arts de l'esprit : Richelieu les avait investis
de toute sa grandeur.
Il ne travailla pas moins efficacement à leur développement qu'à leur di-
gnité. Il voulut que l'Académie, en composant son Dictionnaire, fixât la lan-
gue, arrêtât les mots et les expressions qui la composeraient , en déterminât
le sens. Il voulut encore qu'elle fondât la critique , qu'elle posât , d'après
les principes du goût , les règles de chaque genre ; qu'elle vînt en aide au
génie qui s'égarait incessamment. Il lui donna mission de perfectionner par
tous les moyens l'éloquence et la poésie. IMais là ne devaient pas s'arrêter ses
efforts. Il lui rappela par deux fois, dans les lettres-patentes de sa création,
que c'était pour elle un devoir de travailler sans relâche à rendre la langue
française capable de traiter tous les arts et toutes les sciences. Aussi toutes
les sciences connues de l'époque furent représentées dans l'Académie nais-
sante , et les membres de ce corps purent diriger le génie national dans les
routes nombreuses où il était prêta entrer. Les académiciens de la première
création et leurs successeurs immédiats étonnent par l'étendue et par la va-
riété de leurs connaissances. Chapelain avait appris tout ce que l'on savait de
médecine de son temps; Du Chastelet était l'un des savans jurisconsultes du
royaume; l'érudition deFuretière s'étendait à tout. Thomas Corneille, après
ses quarante-deux pièces de théâtre, composait, en cinq volumes in-folio, son
Dictionnaire des arts et des sciences et son Dictionnaire universel géogra-
824 REVUE DES DEUX MONDES.
phique et historique , qui ont guidé et défrayé les auteurs appelés par la
science ou invités par le gain à traiter plus tard les mêmes matières.
Quand même Richelieu aurait en particulier persécuté Corneille et le Cid ,
il n'en aurait pas moins en général favorisé le développement du génie natio-
nal : en rapprochant et en concentrant des lueurs éparses, incertaines, vacil-
lantes, il n'en aurait pas moins formé ce foyer de vive lumière qui éclaira la
France et hrilla sur l'Europe entière au xyii*" siècle. Mais cette persécution
même est une fable qui se dissipe à un examen un peu attentif.
En 1635, auteurs et public en sont aux essais de l'art dramatique. On ac-
cueille avec le même enthousiasme les pièces outrées de Scudéri et la Sopho-
nisbe deMairet, la Mèdée de Corneille, où le naturel, la passion, le sublime,
se rencontrent à coté d'énormes défauts. Il suffit de parodier certaines qua-
lités pour donner encore le change au spectateur et enlever ses suffrages. Bien
que Corneille n'eût encore composé que les sept drames qui se succèdent de
Mélile à Médée, et oij le talent n'apparaît qu'à longs et rares intervalles, il est
désigné, en 1635, pour faire partie des cinq auteurs qui remplissent les ca-
nevas fournis par le cardinal. II reçoit une pension de cinq cents écus qui
vaudraient 4,000 fr. aujourd'hui , avec la seule obligation de versifier un
acte en un ou deux ans. Dans les idées de l'époque , c'est une grande faveur,
un grand bienfait. A la fin de 1635 , il change quelque chose dans la comédie
des Tuileries, dont le cardinal avait arrangé les scènes et dont le troisième
acte lui avait été confié. L'amour-propre du cardinal prend ombrage, l'indé-
pendance du poète s'irrite : ils rompent leur association dramatique, et Cor-
neille se retire à Rouen. Il n'est plus, momentanément, employé à la confec-
tion des pièces du cardinal, mais il conserve sa pension. Chez Richelieu,
l'auteur est irrité; toutefois le ministre continue à aider l'homme qui a fait
preuve de talent. Pleinement rendu à lui même , Corneille écrit l'Illusion co-
mique, remplie des nombreux défauts et des rares beautés de ses précédens
ouvrages.
Les conseils du courtisan Châlons tirent Corneille de ses habitudes d'esprit.
Son génie est frappé, éclairé par le génie espagnol; un monde nouveau lui
apparaît : il n'avait vu jusqu'alors l'art dramatique qu'à sa superficie, il en
découvre tout à coup les profondeurs. Il donne le Cid la même année que
l'Illusion comique. Le pathétique des situations, le jeu des passions, la no-
blesse et la vérité des sentimens appartiennent en grande partie à l'auteur
espagnol. Mais la véritable tragédie a été révélée à l'imitateur; il est dans le
secret de l'art , et il a tiré de lui-même une création , la création immense
de la' langue dramatique; il s'est exprimé dans un langage qu'on n'avait pas
encore entendu au théâtre et que personne alors ne savait parler. Entre le Cid
et la Sophonishe de Mairet, représentée trois ans plus tard, la Mariamne de
Tristan , donnée presque en même temps , et la Médée de Corneille lui-même,
il va un abîme.
Le Cid change le goût du public comme le théâtre espagnol avait changé
HISTOIRE DE FRANCE. 825
le génie de Corneille. Les spectateurs applaudissent avec transport les vives
passions, les nobles sentiniens, dont le principe est dans leur ame, dont
l'expression est sur la scène. Tout le vieux théâtre meurt le jour où le Cid
paraît : dans l'opinion et dans le langage, l'idée du Cid et celle de la perfec-
tion se confondent (1); c'est un nouveau type du beau, auquel on compare
désormais les productions de l'esprit, pour en reconnaître la valeur. L'en-
thousiasme du public est partagé par Balzac et par beaucoup d'écrivains.
Mais les auteurs dramatiques réclament et protestent. Les habitudes d'esprit
dans lesquelles ils ont vieilli, un goût perverti par le préjugé, le chagrin de
se voir éclipsés, leur font voir partout des énormités dans le Cid. Richelieu
a le malheur de se ranger de leur parti; car, pour être grand politique, ar-
dent promoteur des arts libéraux en général , pour écrire même avec habileté
en prose, l'on n'est pas bon juge de la poésie et du théâtre. Richelieu est
homme , d'ailleurs glorieux et vindicatif par excellence , blessé des correc-
tions faites par Corneille à la comédie des Tuileries , blessé plus au vif des
procédés de sa dure liberté. Dans cette disposition d'esprit, il ferme les yeux
sur les beautés du Cid, grossit ses défauts, s'irrite de son succès, le défère
à l'Académie pour être jugé, et, si l'on veut adopter l'expression de Boileau,
il se ligue contre cette merveille naissante.
Mais veut-il sévir contre Corneille, ou bien engager seulement un jeu d'es-
prit, et faire débattre une thèse de littérature, comme il soutenait lui-même
des thèses d'amour chez la duchesse d'Aiguillon? En s'attaquant au Cid,
cherche-t-il à atteindre l'homme, ou même l'homme de lettres ? Dirige-t-il
une persécution , ou provoque-t-il une critique .*• C'est ce qu'il s'agit d'exami-
ner. Dans le débat sur le mérite du Cid, et dans la polémique qu'il soulève
au commencement , Richelieu ne voit « que des contestations d'esprit agréa-
« blés, des railleries innocentes, et il prend bonne part au divertissement »
Ce sont les termes dont se sert l'un de ses familiers, l'un des confidens de
ses plus secrets sentimens. Corneille ne considère pas autrement la chose.
Richelieu a traduit le Cid à la barre de l'Académie: ce corps veut que l'au-
teur reconnaisse sa compétence avant d'ouvrir le procès, et lui demande s'il
entend se soumettre à sa juridiction. Corneille répond : « Messieurs de l'A-
'< cadémie peuvent faire ce qu'il leur plaira; puisque vous m'apprenez que
« Monseigneur serait bien aise d'en voir le jugement, et que cela doit divertir
<c son Éminence, je n'ai rien à dire (2). » Peu après, dans la chaleur de la
dispute engagée entre Corneille, Mairet et Scudéri, des injures on passe
aux provocations, et Richelieu craint que les effets ne suivent les menaces.
Il s'interpose aussitôt, protège Corneille contre ses adversaires, et an-
nonce à ceux-ci qu'ils auront à se défendre contre son ressentiment, s'ils
font aucune violence au poète. Quoiqu'il ne travaille plus pour lui , et qu'il
H) On connaît l'expression proverbiale du temps : « Cela est beau comme le Cid. n
(2) Lettre de Boisrobert à Mairet, 5 octobre 1637. — Lettre de Corneille à un académicien.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
ait eu l'audace d'obtenir un immense succès dans le temps où il était dis-
gracié, il ne lui conserve pas moins sa pension; car, s'il conteste le mérite du
Cid, il ne conteste pas le talent de Corneille, et il entend que ce talent soit
encouragé, aidé par le premier ministre (1). Dans ce même esprit, tandis
qu'il poursuit auprès de l'Académie la critique du Cid, il souffre que sa nièce,
M'^'' de Coniballet, accepte la dédicace delà pièce, et il la fait jouer lui-
même deux fois au palais Cardinal (2). Il ne commande ni ne dicte le juge-
ment de l'Académie; il reçoit avec tout le public cette décision glorieuse
pour Corneille, où on proclame presque à chaque page l'excellence de son
ouvrage, et où on le place enfin au rang des chefs-d'c-ouvre de l'esprit humain,
par la comparaison qu'établit l'Académie entre les contestations présentes et
celles qu'avaient fait naître la Jérusalem délivrée et le Pasiur Fido. llichelieu
ne change rien aux senti mens de l'Académie : il ne punit Corneille d'avoir eu
raison contre lui qu'en l'appelant de nouveau dans la compagnie des cinq au-
teurs, en lui confiant, en 1638, l'un des actes de son AveiKjk de Smyrne , en
accueillant, en 1641, la dédicace des lloraces où le poète remercie sou Excel-
lence de iant de bienfaits qu'il a reçus d'elle. Il fout avoir un parti pris de
trouver de la persécution partout, ou bien il faut convenir que Richelieu eut
seulement un moment de mauvaise humeur contre Corneille; qu'avant et
après cet instant, il lui accorda faveur et bienfaits, et le soutint de son suf-
frage. Si Richelieu n'avait voulu qu'une chose , déprécier Corneille , il aurait
animé, soutenu dans leur rage les ennemis qui poursuivaient le grand homme.
Mais, guidé par de nobles et fécondes idées, même au milieu de ses ressenti-
mens et de sa prévention personnelle, il voulut avoir le sentiment désintéressé
déjuges éclairés, et non la satii-e haineuse de rivaux aveuglés tout ensemble
par la passion et par l'ignorance. L'Académie donna ses senti mens sur le Cid.
Le sujet, la fable, Tordre et l'arrangement des scènes, les combinaisons dra-
matiques, le style, elle examina tout , mit l'analyse et la réllexion à la place des
injures, remonta jusqu'aux principes du beau et en posa les règles. En rendant
à Corneille une encourageante justice, elle lui signala les points où il avait
failli, le conseilla utilement dans ce qui est du ressort du goût et de l'expé-
rience, et s'associa ainsi aux développemens qu'il devait bientôt donner à l'art
dramatique. Ainsi , par les bienfaits qu'il répandit sur les gens de lettres , par
l'état qu'il leur fit dans la société, par la création de l'Académie, Richelieu
contribua puissamment à l'essor du génie national; et, par la manière dont
il conçut l'examen du premier grand ouvrage dramatique, il donna naissance
(i) Dans le moment même où Richelieu provoquait la critique du Cid, il continuait la
pension à Corneille. C'est ce qui résulte de la réponse de Pierre Corneille aux observations
de Scudéri sur le Cid. Dans cette réponse , Corneille dit, en parlant du Cid : « J'en ai même
porté l'original en sa langue à monseigneur le cardinal, voire mailrc et le mien. » Il n'y
avait que les auteurs pensionnés par le cardinal qui lui donnassent le titre de maître.
(2) Le Cid est dédié, dans l'édition de 4637, à Mme de Comballet, qui, à la fin de ceUe
même année, devint duchesse d'Aiguillon.
HISTOIRE DE FRANCE. 827
à la haute critique, et, dans le domaine de l'art, posa les bornes propres à
guider la marche du talent et à prévenir ses écarts.
Les lettres sacrées ne lui durent pas moins que les lettres profanes. Le pa-
lais élevé, les dotations constituées à l'antique Sorbonne, tout ce qu'il lit
matériellement pour agrandir son existence , ne sont que le signe extérieur
des larges déveioppemens qu'il donna à son enseignement. Par la nouvelle
constitution de cette école, il assura aux études théologiques une étendue,
une force, une gravité inconnues depuis long-temps. Les autres établisse-
mens religieux se piquèrent d'une louable émulation, et montèrent leur en-
seignement au ton et à la hauteur de celui de la Sorbonne. Le clergé gallican
reçut une instruction dont rien ne donne l'idée dans les siècles précédens : il
devint le plus savant et le plus éclairé des clergés de l'Europe. C'est à ce grand
changement, opéré par Richelieu, queBossuet, Bourdaloue,Arnauld, durent
d'une manière indirecte , mais incontestable , la solidité et la profondeur de
doctrine, la vigueur de dialectique qui éclatent dans leurs ouvrages. C'est
dans les institutions du cardinal que l'admirable église du siècle de Louis XIV
puisa sa force et son lustre.
La diffusion de la science profane et sacrée , la multiplication des connais-
sances et des idées en France sont dues à quelques autres fécondes idées de
Richelieu. L'imprimerie royale n'avait guère survécu à François T"', son fon-
dateur. Le cardinal la rétablit, et il sembla lui communiquer sa prodigieuse
activité : en moins de deux ans, cette imprimerie donna soixante-dix grands
volumes français, grecs, latins, italiens, d'une correction et d'une exécution
admirables : après V Imitation, elle publia les grandes collections des conciles,
des pères de l'église, des historiens byzantins. Richelieu forma, pour son
usage , une riche bibliothèque qu'il tint ouverte aux hommes lettrés : il aug-
menta la bibliothèque royale, et porta le nombre des manuscrits jusqu'à
quatre mille (1).
Enfin il étendit aux beaux-arts l'impulsion qu'il voulait communiquer à
tout. Le principal corps de bâtiment du Louvre fut continué, et le palais
Cardinal fut construit. Il appela Poussin de Rome, pour peindre la grande
galerie bâtie par Henri IV; et si ce genre de travail, mal approprié au génie
de Poussin, n'augmenta pas sa gloire et ne servit pas à l'instruction de nos
peintres, il témoigna de l'estime du gouvernement pour les arts, et leur fit
un noble appel. Richelieu surmonta sa prédilection pour Ciiampaigne, et
demanda aux artistes nationaux une partie des tableaux qui devaient déco-
rer son palais de Paris et sa maison de Ruel. Il employa Vouët, donna ainsi
une sorte de consécration à son talent , lui fournit une autorité et des moyens
d'action tout nouveaux sur l'école de peinture qu'il formait alors.
(i) Sauvai, AnliquiiÉs de Paris, lom. 11 , iii-f'>, pag. i\. Tricher Dufresne élail le correc-
leur, cl Cramoisi l'imprimeur de l'Imprimerie royale. — De Roquefort , Diclioiiu. hist. des
Monnm, , pag. 67, 285.
8'28 REVUE DES DEUX MONDES.
Par rintelligence et par les armes, la France de Richelieu sortit donc
d'un rang secondaire pour marcher l'égale des premières nations. La France
de Louis XIV devint l'arbitre de l'Europe, elle accabla tout, et, restée seule
sur des débris, prit un essor où l'œil peut à peine la suivre. Mais cette gran-
deur qu'il fallait modérer, a son principe dans le ministère de Richelieu.
Parmi ces faits , beaucoup ne se trouvent pas dans le livre de M. Bazin : le
développement intellectuel, la marche et les progrès de l'esprit français dans
toutes les directions, qui , à notre gré , devaient être largement dessinés, ne
sont indiqués que vaguement. Quelques évènemens politiques sont saisis à
un point de vue qui nous semble inexact. Nous citerons pour exemple tout ce
qui se rattache à la période française de la guerre de trente ans. M. Bazin
sent-il et fait-il sentir à ses lecteurs l'importance de cette série entière de
faits? Quelle est la question au fond de la lutte? C'est d'abaisser les deux
branches de la maison d'Autriche, c'est de délivrer la France du danger
d'être envahie cinq fois, comme sous Charles-Quint, ou bien, comme sous
Philippe II, d'être réduite en province espagnole à la suite d'un quart de
siècle d'anarchie et de guerre civile entretenue par l'étranger; c'est de faire
passer la France, de cet état souvent désastreux, toujours précaire, à l'état
de puissance silre de son indépendance, et partout prépondérante; c'est,
enfin , de donner des garanties à cette nouvelle et glorieuse situation , en
assurant la liberté politique et religieuse de l'Europe. A propos des sacri-
fices que Richelieu imposait momentanément et forcément au peuple pour
arriver à ce résultat; à propos d'une sédition excitée en Normandie,
M. Bazin indique quel cas il fait de la guerre contre la maison d'Au-
triche, des efforts du pays, des projets du cardinal. « C'était, dit-il, un
« soulèvement de gens qui prétendaient avoir faim , de paysans et de bour-
« geois qui ne voulaient pas payer la taille, sans aucun égard pour l'hon-
« neur que leur apportaient tant d'armées qui guerroyaient en Italie, en
« Flandre, dans l'Artois, dans la Lorraine et devers le Roussillon. » Pré-
senter sous cet aspect, rappeler avec ce dédain et cette ironie la querelle
qui se vidait alors entre la France et une partie de l'Europe, n'est-ce pas ré-
duire le génie de Richelieu à des proportions trop mesquines?
Nous regrettons encore que M. Bazin n'ait pas cité ses autorités. L'his-
toire est une science : Volney prétendait qu'on pouvait lui donner presque
toujours l'exactitude et la rigueur mathématiques. Ne pas fournir au lecteur
le moyen de recourir aux originaux , de s'assurer de la vérité des assertions
de l'historien, c'est ajourner indéfiniment le jugement public sur une foule
de questions; c'est produire une suite de solutions de problèmes, en retran-
chant les calculs et les données qui permettent d'en vérifier et d'en pronon-
cer l'exactitude. Nous nous expliquons d'autant moins la suppression des cita-
tions dans le livre de M. Bazin, qu'elle est condamnée par l'usage contraire
et par le succès des plus grands historiens de notre temps. MM. Guizot et
Thierry ont-ils rien perdu, le premier de la hauteur de ses vues, le second du
HISTOIRE DE FRANCE. 829
puissant intérêt de sa narration et de la nouveauté de ses aperçus, pour avoir
allégué leurs autorités?
Nous avons terminé une désagréable tâche , celle de signaler les imperfec-
tions que riiumaine faiblesse laisse inévitablement dans toutes ses œuvres.
Donnons maintenant au travail de M. Bazin les éloges qu'il mérite. Son livre
est composé dans un rare esprit d'impartialité, de mesure, de justesse. Il ne
se constitue ni le panégyriste, ni le détracteur des hommes et des choses,
avec l'intention de faire triompher une opinion ou un système arrêtés d'a-
vance. Il ne juge pas et ne condamne pas, avec les idées du xix" siècle, les
opinions et les actes des hommes, les institutions et le gouvernement du
commencement du xvii*. Il sait que chaque temps a ses qualités et ses dé-
fauts; il reproduit les uns et les autres avec intelligence et modération, et ne
leur impute point à crime de n'être pas plus modernes qu'ils ne sont. Il ne
cherche pas non plus dans les faits autre chose que ce qu'ils contiennent , et
ne les tourmente pas jusqu'à ce qu'ils aient produit l'extraordinaire et le bi-
zarre. La composition et la narration de M. Bazin sont sages : il se garde bien
d'en élaguer tout ce qui ne fait pas de l'effet, de réduire son tableau aux
seules couleurs tranchées, de présenter un jeu de cartes où l'on n'aurait
laissé que les ligures. Le temps, les découvertes, les publications successives
ont mis à la disposition des auteurs de nos jours des renseignemens qui ont
manqué à leurs prédécesseurs. Entre ces nombreux secours, je ne citerai que
les dix volumes des Mémoires de Richelieu, publiés pour la première fois en
1823, ouvrage du plus grand intérêt, où l'histoire est racontée par celui qui
l'a faite ou dirigée. M. Bazin s'est servi habilement de ces nouveaux docu-
mens, sans négliger les anciens. Il n'a pas pris peut-être tout ce qu'ils con-
tiennent de curieux et d'important; mais il s'en est approprié assez pour jeter
une vive lumière sur plusieurs parties du règne de Louis XIII et du minis-
tère de Richelieu, et pour donner à son livre le mérite de la nouveauté. Il
choisit ses matériaux avec discernement et critique. Au lieu de se jeter dans
les particularités sans intérêt où se noient Levassor et Griffet, au lieu de
transcrire en entier, comme eux, les documens qu'il a sous les yeux, M. Bazin
n'y prend que ce qu'il y trouve de vraiment important. Une ligne, un mot de
lui , disent autant et quelquefois plus qu'une page in-quarto du réfugié et du
jésuite. Enfln sa narration, toujours claire et attachante, est relevée souvent
par des traits d'un esprit de bon aloi et d'une originalité sans affectation. En
résumé, un homme d'infiniment d'esprit et de tact a employé utilement dix
années de sa vie sur un sujet de la plus haute importance.
AUG. POIESON
REVUE
LITTÉMIRE,
GAMUIEJLJLJE,
PAU MADAME ANGELOT.
Le roman de M'"* Ancelot obtiendra-t-il le même succès que Marie? Nous
ne le croyons pas, et nous pensons que le public, en se montrant plus sévère
pour le livre que pour le drame, ne se rendra pas coupable d'injustice. Nous
avons dit, il y a deux ans, ce que signifiaient pour nous les applaudissemens
donnés à Marie, nous dirons avec la même franchise , avec la même liberté
ce que signifient les éloges prodigués à Gabrielle. Nous sommes loin assuré-
ment de nier la grâce et l'intérêt du sujet choisi par M™* Ancelot; mais il
s'en faut de beaucoup que nous prenions au sérieux l'admiration bruyante
qui accueille son roman. II y a dans la donnée qu'elle a traitée une extrême
simplicité, et c'est là, sans doute, un mérite dont nous devons la remercier;
mais les ressorts qu'elle a mis en oeuvre sont généralement vulgaires, et nous
ne pouvons consentir à voir dans Gabrielle un récit digne d'entrer dans la
famille littéraire. Gabrielle, nous l'avouons sincèrement, ne vaut ni plus ni
moins que Marie; mais le lecteur doit se montrer moins indulgent que le
spectateur, car un livre est une œuvre complète par elle-même, et que chacun
peut juger à loisir et librement, tandis qu'un drame, si maladroit qu'il soit
en sortant des mains de l'auteur, se transforme en paraissant sur la scène ,
REVUE LITTÉRAIRE. 831
et reçoit de l'acteur une seconde vie. C'est pourquoi Gahrielle , quoique pour-
vue de toutes les qualités qui distinguent iMarie, n'aura certainement ni la
même popularité, ni la même durée. S'il fallait en croire l'amitié complai-
sante, Gabrielle serait un chef-d'œuvre du premier ordre; il serait à peine
permis d'en discuter la conception et le style. Nous ignorons si M"" Ancelot
prend au sérieux l'emphase de ces éloges, mais il nous semble que la cri-
tique se doit à elle-même de protester de toutes ses forces contre cette in-
dulgence exagérée. A Dieu ne plaise que nous considérions la littérature
dramatique comme un genre qui peut se passer de style, une hérésie si mons-
trueuse n'a pas besoin de réfutation ; toutefois il est certain que le style d'un
livre doit être jugé plus sévèrement que le style d'une pièce de théâtre. Pour-
quoi? Parce qu'un livre ne peut se recommander que par son seul mérite,
tandis qu'une pièce de théâtre se recommande à la fois par son mérite et par
celui de l'acteur.
Les personnages de Gab/ieNe se divisent en trois groupes, la famille d'Yves
de Mauléon, la famille de Gabrielle, et la famille d'Éllénore. La grand'nière
d'Yves de Mauléon, la marquise de Fontenay-Mareuil, est, à notre avis, la
meilleure figure du livre; M™^ Ancelot a réuni , dans le dessin de cette figure,
tout ce qu'elle sait du monde qui s'en va. Il y a, dans le caractère de la mar-
quise, un mélange d'orgueil et de bonhomie qui charmera, nous en sommes
sûr, les adversaires les plus entêtés de l'aristocratie. Il s'en faut de beaucoup
cependant que ce personnage puisse entrer en comparaison avec les person-
nages-du même genre créés par M'""' de Souza. Il n'y a rien , dans la marquise
de Fontenay-Mareuil, qui rappelle la grâce exquise, le ton excellent d'Eii-
gcnede Uuthelin, d'Adèle de Sénamjes, de la Comtesse de Fargy. Toutefois, il
y aurait de l'injustice à méconnaître, dans la grand'mère d'Yves de Mauléon,
une dignité , une élégance , une sagacité qui font honneur à M""" Ancelot. Et
quoique Gabrielle ne soit certainement pas supérieur à Marie , je crois pouvoir
affirmer que Marie n'offre aucun personnage comparable, pour la vérité, à
la marquise de Fontenay-Mareuil. Tout en regrettant le passé , tout en pro-
fessant pour les principes de la société nouvelle un dédain obstiné , la vieille
marquise ne se croit pas dispensée de réfléchir sur les causes des changemens
dont elle est témoin. Si la réflexion ne réussit pas à la réconcilier avec le
présent, elle la dispose du moins à l'indulgence. Elle ne dissipe pas ses re-
grets ; mais en lui montrant les côtés faibles de la société nouvelle , elle l'af-
fermit dans la résignation. Si l'aristocratie est perdue sans retour avec la
monarchie absolue, il reste une consolation à l'aristocratie, c'est de spéculer
sur la vanité delà bourgeoisie enrichie; consolation inoffensive qui ne va pas
jusqu'à l'oubli du passé , mais qui suffit aux esprits calmes , aux cœurs tièdes,
et dont la marquise tire bon parti. Que faire d'un nom sans richesse.^ Chercher
une famille qui soit en quête d'un nom , à qui les plaisirs de la richesse ne
suffisent pas , qui veuille se donner un blason ; faire alliance avec les hommes
nouveaux, avec les parvenus. C'est, en effet, le parti auquel s'arrête la mar-
quise. M™" Ancelot a trouvé, pour peindre les combats intérieurs de cette ame
832 REVUE DES DEUX MONDES.
partagée entre l'avenir d'un fils et la crainte de déroger, des traits pleins de
finesse. Je ne lui ferai qu'un reproche , c'est d'insister sur la physionomie de
la vie aristocratique avec un soin trop minutieux. Pour l'intelligence complète
de ce reproche, je la renvoie aux romans de M""* de Souza. En relisant Eu-
gène (le RoihcUn, elle verra que l'aristocratie n'appelle jamais l'attention sur
le prix des choses qu'elle croit nécessaires. Elle ne conçoit pas la vie sans
équipages, sans château; en révélant le prix d'un cheval, d'un harnais, elle
manque à ses habitudes, elle cesse d'être elle-même. A part cette objection
que je crois fondée, le personnage de la marquise me semble une création
très heureuse. Le comte de Rhinville, placé près de la marquise, quoique
tracé avec moins de précision , n'est cependant pas sans valeur. Son égoïsme
est plein de vérité. Quant au duc Yves de Mauléon , petit-fils de la marquise
de Fontenay-Mareuil , j'avoue humblement qu'il faudrait, pour le juger d'une
façon complète , savoir bien des choses que j'ignore, et que, sans doute, j'i-
gnorerai toujours. Le jeune duc est membre du club des jockeys; or je
n'ai jamais pénétré dans le club des jockeys , et je ne possède pas le plus mince
renseignement sur les mœurs de ce monde exclusif. Il m'est donc impossible
de décider si M""" Ancelot a peint fidèlement ou infidèlement les habitudes et
les principes de ce club célèbre. .T'avoue franchement mon incompétence ,
et je me contente de résumer en peu de mots les profits qu'Yves de IMauléon
a retirés de son affiliation au club des jockeys : il a mangé, en quatre ans,
quatre cent mille francs , c'est-à-dire son patrimoine entier. C'est une baga-
telle, sans doute, pour le descendant d'une illustre famille; mais je crois
cependant que le jeune duc ne tiendrait pas une Seconde fois la gageure, et
que, s'il pouvait revenir à la première année de sa majorité, il ne se pro-
mettrait plus de dévorer en quatre ans le dernier débris de la fortune de sa
famille. Car, grâce à cette promesse imprudente, trop fidèlement tenue, il
se trouve, à vingt-six ans, sans ressources pour persévérer dans l'oisiveté,
sans talens qui puissent lui donner un rang dans le monde, et, qui pis est,
sans l'énergie nécessaire pour apprendre ce qui lui manque , inutile au
monde, inutile à lui-même, placé, par conséquent, au dernier rang de la
société. C'est, à coup sûr, une triste condition, et je crois que le duc de
Mauléon souhaiterait de grand cœur que toutes ses folies fussent encore en
projet. Tel qu'il est cependant, ruiné, dépravé par l'oisiveté, inhabile à
tous les genres de travail, le duc de Mauléon ne manque ni de clairvoyance,
ni de fierté. Il mesure d'un œil sûr toute la profondeur de l'abîme où il est
tombé, il interroge sans effroi la pauvreté qu'il s'est faite, et avant de se
résigner à l'alliance que sa grand'mère lui propose, son orgueil se révolte
plus d'une fois. Mais sa résistance n'est ni assez longue , ni assez vigoureuse
pour le réhabiliter. Il cède trop vite, il embrasse trop facilement le parti
qui d'abord lui semblait indigne de lui. Après avoir calculé la honte , la lâ-
cheté d'une mésalliance, il se presse trop de signer ce qu'il appelait la veille
son déshonneur. Aussi je n'hésite pas à considérer le duc de Mauléon comme
un personnage inférieur à la marquise de Fontenay-Mareuil.
REVUE LITTÉRAIRE. 833
Madame Rémond , qui sous une plume plus habile aurait pris sans doute
une véritable valeur comique , est devenue, sous la plume de M""'" Ancelot,
une figure très vulgaire , une caricature digne de M. Paul de Kock. Il y a sans
doute dans M""" Rémond un fonds de vérité , mais cette vérité est présentée
d'une façon si triviale , chaque détail est retracé avec si peu de choix , avec
une fidélité si brutale , que le rire fait bientôt place à la répugnance. Ce
personnage, avec sa grosse gaieté, sa franche tendresse, déride rarement
le lecteur, et ne l'émeut presque jamais. Il paraît cependant réunir toutes
les conditions nécessaires pour produire cette double impression ; mais on
rencontre à chaque page des détails de toilette qui détruisent l'effet pro-
duit par la tendresse et la gaieté de M""** Rémond. Il est possible que ces
détails soient pleins de vérité , mais pour les bien juger il faudrait prendre
l'avis d'une lingère, d'une couturière et d'une modiste; l'étude atten-
tive de la bourgeoisie enrichie ne saurait suffire. Quant à moi , je me ré-
cuse. En traçant le portrait de la marquise, M™" Ancelot a eu le tort
d'insister trop souvent sur l'aspect de la vie élégante ; en dessinant M""' Ré-
mond , elle a le tort non moins grave de nous signaler les ridicules de ce
dernier personnage , comme pourrait le faire une femme habituée à tailler
des guimpes, à monter des collerettes : c'est ce que j'appellerai une vérité
trop vraie. Toutes ces données , dont je ne veux pas contester la valeur ab-
solue, impriment au caractère de M™*" Rémond une trivialité indigne du
roman. Les rubans , le châle et le chapeau que lui prête M™" Ancelot seraient
peut-être applaudis sur un théâtre de boulevard , mais dans un livre ils me
paraissent déplacés. Je dois , pour être juste , ajouter que M™" Piémond , à
son lit de mort , ne manque ni de grandeur, ni de dignité. Tant que sa va-
nité seule était en scène , elle était plus puérile que comique ; les caresses
qu'elle prodiguait à sa fille , tout en attestant la bonté de son cœur, ne
réussissaient pas à nous attendrir. A ses derniers momens, lorsqu'elle jette
un regard inquiet sur la destinée de sa fille , lorsqu'elle se reproche d'avoir
joué le bonheur de Gabrielle pour satisfaire sa vanité , elle trouve des accens
vrais , des paroles qui nous émeuvent profondément. Le dirai-je cependant ?
les derniers momens de M™" Rémond produiraient un effet plus sûr, s'ils
étaient racontés plus simplement. Le désir de montrer, en toute occasion ,
la connaissance complète de son modèle , entraîne M'"*' Ancelot au-delà des
traits strictement nécessaires , et gâte parfois les lignes les plus heureuses ,
les contours les plus habiles ; avec moins d'efforts , elle nous eût offert un
tableau plus clair et plus pathétique.
Gabrielle est dessinée avec moins de bonheur et d'habileté que sa mère.
Elle ne pèche pas par la trivialité, comme M""" Rémond; mais, malgré le
rôle important qui lui est confié, elle n'a rien de précis, rien qui la dis-
tingue nettement de toutes les filles de son âge placées dans une condition
différente. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de trouver
dans Gabrielle le type d'une jeune fille élevée loin des salons, ignorante et
sauvage. M"'" Ancelot nous parle souvent du caractère de Gabrielle; il
TOMK \\ II. — S^PPI.H;ME^T. J3
834 REVUE DES DEUX MONDES.
lui arrive rarement de nous le montrer. A proprement parler, le caractère de
Gabrielle est une espèce de programme que l'auteur a négligé de remplir.
jyjme ^ncelot uous dit bien que Gabrielle, malgré son ignorance, est pleine
de délicatesse, qu'elle devine les sentimens les plus élevés, qu'elle franchit
en un jour l'intervalle qui la sépare du monde qu'elle n'a jamais entrevu ; mais
cette délicatesse, cette élévation de sentimens, tarde long-temps à se faire
connaître. Cependant, lorsqu'elle éclate, lorsqu'une fois aux prises avec la vie
réelle elle fait face au danger, elle ne manque jamais de nous charmer. 11
est fâcheux que M™" Ancelot, en dessinant Gabrielle comme en dessinant
]y|me Rémond, se soit crue obligée d'insister sur tous les détails visibles de
son modèle. Elle nous parle trop souvent du corsage viril de Gabrielle , de
l'ardeur de son regard , de la forme de ses pieds et de ses mains. .Te suis plein
d'estime pour les pieds andalous , pour les doigts en amande , pour les yeux
longs et les regards voilés; mais tous ces détails, qui me charment dans un
tableau, qui me plaisent dans une vignette anglaise, m'intéressent médio-
crement dans un récit. La femme la plus belle ne veut pas être décrite comme
un cheval pur sang, et malheureusement M™" Ancelot, en peignant Ga-
brielle, a tenu trop constamment à nous montrer son savoir. Elle semble
oublier qu'elle nous raconte l'histoire d'un ménage, et se laisse aller à des
paroles qui n'ont aucune valeur poétique. Souvent sa prédilection pour l'aris-
tocratie l'entraîne bien au-delà de la vérité. Malgré les complimens adressés
à Byron pendant son premier voyage, je crois que la blancheur et la petitesse
des mains ne sont pas le partage exclusif d'une haute naissance ; à ce compte ,
il y aurait bien des grands seigneurs roturiers. D'ailleurs , lors même que
cette remarque serait absolument vraie, elle n'aurait aucune importance.
M"'"^ Ancelot a donc eu tort de nous parler des mains de Gabrielle comme de
nous parler des meubles de la marquise et des rubans de M"" Rémond. Ici
encore elle a péché par un excès de réalité. JNous connaissons trop la personne
de Gabrielle, nous ne connaissons pas assez le cœur qui dirige sa conduite.
Le personnage de M. Simon a le malheur très grave de n'être pas néces-
saire, d'être à peine utile. Le roman se passerait très bien de jM. Simon.
L'auteur nous répondra sans doute que M. Simon établit entre la marqui.se
de Fontenay-Mareuil et M'"'' Rémond des relations qui , sans lui , auraient
grand' peine à se nouer. Cette réponse est loin de nous satisfaire , et tout en
reconnaissant que M. Simon hâte le rapprochement des deux familles, nous
persistons à croire qu'il est de trop dans le roman. Admettons un instant
qu'il soit indispensable; admettons que l'action ne puisse marcher sans lui.
A quoi bon faire de lui un héros de mélodrame ? A quoi bon jeter sa haine,
sa vengeance et ses remords au milieu d'un récit consacré à la peinture d'un
ménage? Le personnage de M. Simon, je n'hésite pas à le dire, utile ou in-
utile à l'action , tel que l'a conçu M'""" Ancelot , est un véritable hors-d'œuvre.
Quelle que soit la valeur de son intervention, ses souffrances, sa lâcheté,
ses remords, sont sans profit pour l'histoire d'Yves et de Gabrielle. Ce placage
qui frappera tous les yeux ralentit le récit et altère la simplicité primitive de
REVUE LITTÉRAIRE. 835
la donnée choisie par M'"*" Ancelot. Dès que !M. Simon entre en scène, l'in-
térêt languit, l'attention est distraite, la curiosité fait place à l'impatience.
D'ailleurs ses remords choisissent parfois pour se révéler de singulières occa-
sions. Ainsi, par exemple, au moment où il retrouve sa fille, qu'il croyait
perdue sans retour, au moment où il la surprend en tête-à-tête avec le duc
de Mauléon , qui l'a sauvée du suicide , il oublie la joie que doit lui causer le
salut de sa fille, l'inquiétude que doit lui inspirer son honneur. Pourquoi?
Pour raconter son histoire au duc de Mauléon. Je ne connais rien de com-
parable à cette scène , si ce n'est le Thésée de Sénèque demandant comment
était fait le monstre.
Ellénore , fille de M. Simon , ressemble à toutes les jeunes filles amoureuses
et dédaignées ; sa pâleur et ses larmes réussissent difficilement à nous atten-
drir, car elle paraît assez souvent pour troubler le bonheur de Gabrielle , et
trop rarement pour nous faire comprendre ses souffrances. J'adresserai le
même reproche aux regrets et à la perfidie de M'"'" de Savigny. Ce dernier
personnage est assez méchant pour mériter notre haine ; mais nous avons
peine à comprendre sa méchanceté , car nous n'avons pas assisté à ses souf-
frances, et nous ne voyons en lui que le type de la vengeance et de la lâcheté.
Je ne dis rien de George Rémond, cousin de Gabrielle, ni de Henri de
Marcenay, compagnon de plaisir d'Yves de Mauléon, car ces deux personnages
sont plus qu'épisodiques ; ils pourraient disparaître impunément; personne
ne songerait à signaler leur absence. *
La fable inventée par M™^ Ancelot manque surtout de rapidité. Chaque
chapitre pris en lui-même n'a rien de languissant, mais comme chacun de
ces chapitres est précédé d'un exorde particulier, le récit marche lentement.
Les différens momens de l'action ne sont pas unis entre eux assez étroite-
ment. L'auteur a la respiration courte et reprend haleine sans aucun artifice.
C'est là certainement un défaut très grave ; malheureusement ce n'est pas le
seul que nous ayons à signaler dans le roman de M™" Ancelot. Les scènes
qui préparent le mariage d'Yves et de Gabrielle sont généralement remplies
de lieux communs. Après une conversation entre la marquise de Fontenay-
Mareuil et le comte de Rbinville sur la ruine de la noblesse et la déchéance
politique des femmes, nous avons une conversation entre Ellénore et Ga-
brielle sur les mensonges du monde , sur l'avenir des jeunes filles sincères ,
sur la jalousie des femmes entre elles, sur la beauté, sur les passions, sur
la sécheresse de cœur. Tous ces sujets n'ont rien d'absolument ingrat, mais
il faudrait pour les animer, pour les rajeunir, une délicatesse, une vivacité,
dont M™* Ancelot ne possède pas le secret. Le chapitre qu'elle a nommé :
Confidences déjeunes filles, est écrit d'un style lourd et pâteux, avec une grande
prétention à la légèreté ; et sans la signature insérée à la première page du
livre, nous ne croirions jamais que ces confidences eussent été tracées par la
plume d'une femme : car elles n'apprennent rien aux hommes, et je suis sûr que
les pensionnats et les couvens de jeunes filles n'ont jamais rien dit de pareil
53.
836 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les plaisirs et les dangers du inonde. La première entrevue d'Yves et de
Gabrielle, en présence de M""" Rémond et de la marquise de Fontenay, est
racontée habilement ; mais je reprocherai au récit de cette entrevue une vé-
rité trop officielle. On voit trop clairement que M""" Ancelot tient à dessiner
ses personnages ; quoique les acteurs ne posent pas , on voudrait les voir
vivre et parler plus naturellement , et ne pas s'attacher à dire ce qui doit
achever de nous les faire connaître. Le procédé successif employé par Fau-
teur dans la composition de son roman rendait cet inconvénient à peu près
inévitable. Son livre n'étant pas conçu d'un seul jet , il était bien difficile que
les détails ne fussent pas exagérés , et c'est, en effet, ce qui arrive. Le repas
de noces , et les plaisanteries grivoises de M'"*" Rémond ont le même défaut
que la première entrevue , et ce défaut doit être attribué à la même cause.
Le véritable sujet du livre n'e.st pas dans l'opposition de la marquise de Fon-
tenay et de M"" Rémond , de l'élégance aristocratique et de la gaieté bour-
geoise ; si l'auteur juge à propos d'admettre ce contraste parmi les élémens
de son tableau, il ne doit pas oublier un seul instant le rang qui appartient
à ce détail secondaire. M""^^ Ancelot, en nous racontant le repas de noces,
a exagéré l'importance et le ridicule de la grosse gaieté, et, sans amener le
rire sur les lèvres, elle retarde le début de l'action principale.
La scène qui termine la journée était certainement la plus difficile de l'ou-
vrage, et nous devons tenir compte de cette circonstance pour juger la ma-
nière dont M""*" Ancelot l'a traitée. Il fallait pour la rendre une rare délica-
tesse ; la hardiesse poussée trop loin pouvait devenir dangereuse. L'auteur
n'a pas franchi les limites que le goût lui traçait , mais il n'a évité le péril
qu'il avait aperçu qu'en se jetant dans le mélodrame. La scène où Gabrielle
fait comprendre au duc de Mauléon le néant des droits que la loi et l'église
lui donnent sur elle, est racontée par M'"" Ancelot d'une façon vulgaire. Ga-
brielle , nous sommes forcé de le dire , n'est ni chaste , ni impudique, ni fière,
ni indignée; elle se drape, elle se pose en héroïne, elle se défend avant d'être
attaquée, et lorsque Yves de Mauléon quitte la chambre de sa femme, nous
le voyons partir comme nous l'avons vu entrer, sans émotion. La difficulté
était grande, je le reconnais; n'espérant pas la vaincre. M™" Ancelot l'a élu-
dée. La vie des deux époux , pendant les six mois qui précèdent leur récon-
ciliation, n'offrait pas les mêmes écueils; aussi cette partie est-elle la meil-
leure de l'ouvrage. Cependant je reprocherai à M"'^ Ancelot d'avoir rempli
le chapitre des visites de noces , de portraits trop nombreux , et surtout d'a-
voir mis en scène très inutilement l'historien des Stuarts et l'auteur de René,
qui, sans doute, ne prévoyaient pas cette épreuve. Que la marquise de Fon-
tenay-Mareuil mette sous les yeux de Gabrielle le tableau de la révolution
anglaise , les souffrances d'Amélie et de René , rien de mieux ; mais je ne
comprends pas qu'elle se croie obligée de mener sa belle-fille rue de la
Ville-l'Évêque, rue d'Enfer, à l'Abbaye-aux-Bois , pour compléter son éduca-
tion. C'est une puérilité qui touche à la niaiserie. Gabrielle se montre dis-
REVUE LITTÉRAIRE. 837
crête et généreuse; elle cache son malheur à sa mère, à la marquise, et at-
tend, pour rappeler son mari, qu'il soit devenu digne de son amour. ÎNi les
taquineries de M""* de Savigny, ni l'affection dévouée de George, ni l'absence
de son mari, ni la certitude qu'il est aimé d'EUénore et qu'il l'aime, ne peu-
vent la détourner de son courageux projet. Sa conduite est pleine de gran-
deur et de simplicité. Les derniers momens de M"^ Rémond, ses adieux à sa
fille et à son gendre , rachètent en partie les détails minutieux dans lesquels
IM"'" Ancelot s'est trop complue en dessinant ce personnage. Mais la dernière
scène du roman, celle où les deux époux s'avouent leur amour mutuel, est
d'une longueur désespérante, pleine de déclamations, et digne en tout point
de figurer dans un mélodrame. La lune et les nuages jouent dans cette scène
un rôle beaucoup trop important. La réunion des deux époux ressemble pres-
que à un accident, tant elle est mal préparée; et l'arrivée inopinée de George
Rémond , de Henri de Marcenay et de M"'" de Savigny, loin d'encadrer ce
mutuel aveu , fait tache dans le tableau. Une coquette et un chevalier d'in-
dustrie arrivent toujours mal à propos au milieu d'une scène de tendresse.
Quant a la présence de George Rémond, nommé député sans qu'on sache
trop pourquoi , probablement en récompense des drames admirables qu'il a
donnés au Théâtre-Français, c'est un hors-d'œuvre inexplicable, et rien de
plus.
Si, après avoir achevé la lecture de GabrieUe, on se demande quel est le
caractère de ce livre , on est forcé de s'avouer qu'il y a dans l'œuvre nouvelle
de M""" Ancelot des meubles, des chevaux, du velours, du satin, des mots
fins , des reparties malignes , mais que la pensée y tient peu de place , et que
le cœur n'y parle presque jamais.
Gustave Planche.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
M mars <839.
En convoquant les collèges électoraux, le ministère du 15 avril a rempli
le dernier de ses devoirs , et fait un acte utile dont nous voyons déjà les ré-
sultats. Un ministère soutenu par une majorité qui voulait le maintien de la
paix et des principes politiques du 13 mars, ne pouvait abandonner le pou-
voir à des partis qui professaient hautement des principes contraires. Les
élections avaient donc un double but : elles devaient ou maintenir le minis-
tère du 15 avril, et avec lui la paix de l'Europe, ou forcer ses adversaires à
revenir aux principes dont ils s'étaient écartés. A défaut du premier résultat,
le second s'est trouvé pleinement atteint; car un grand nombre de députés
de la coalition n'ont été réélus, les uns qu'en subissant les remontrances
de leurs électeurs, et les autres qu'en reniant la coalition dont ils avaient
fait partie. La majorité ne s'est pas trouvée acquise au ministère dans les
élections, et l'on ne peut nier qu'elles n'aient ramené un plus grand nombre
de députés de l'opposition dans la chambre ; mais la plupart d'entre eux
ont été élus, quoique membres de la coalition , et l'un des plus ardens a été
même forcé de déclarer devant les électeurs qu'il pouvait s'ctrc iromjjé. Le
ministère du 15 avril, en se retirant, aura donc assuré le maintien du sys-
tème de paix et de modération, et, en cela, comme nous le disions, il a
rendu un dernier service à la France.
Que s'est-il donc passé dans les élections , que le langage des journaux de
la coalition est devenu tout à coup si modéré et si pacifique? Voyez celui de
ses organes qui attaquait le plus vivement le traité des 24 articles, qui qua-
lifiait d'acte inepte l'observation de la garantie donnée par la France; aujour-
d'hui , il se hâte d'adresser aux Belges le conseil d'en finir, en acceptant le
traité. « Pour les peuples comme pour les individus, leur dit-il, il faut savoir
se résigner, car à côté du mal il y a le pire. » Agir autrement ce serait, au
dire du conseilleur, manquer d'intelligence et se bercer d'illusions, et un
ajournement , ajoute-il , empirerait le mal sans qu'il fût possible d'y porter
remède. Que vont dire les représentans belges qui prolongeaient la discussion
du traité dans l'espoir qu'un nouveau ministère, sorti de la coalition , vien-
drait les aider à repousser la décision de la conférence.^ Ceux dont ils atten-
REVUE. — CHRONIQUE. 839
daient l'appui les abandonnent à leur tour, et le parti qui se dispose à prendre
le pouvoir ne trouve rien à faire pour la Belgique , après le ministère du
15 avril !
Encore une fois , que s'est-il passé pour que le langage du gouvernement
soit devenu tout à coup le langage de ceux qui s'étaient faits ses plus violens
adversaires? Est-ce bien l'opposition de gauche qui annonce avec complai-
sance que les opinions pacifiques prennent chaque jour plus de consistance
et d'autorité en Belgique ? C'est la coalition qui s'indignait à la seule idée de
laisser séparer du royaume de Belgique le Limbourg et le Luxembourg, ces
barrières de la France; c'est la coalition qui fait remarquer que les intérêts
matériels ont déjà trop souffert en Belgique de la résistance au traité , et qui
s'effraie d'une collision où pouvait, dit-elle, périr la nationalité belge! Il est
vrai que l'organe du centre gauche ajoute que le mal est fait, qu'il est trop
tard, et qu'un cabinet du centre gauche eût pris bien autrement en main les
affaires de la Belgique ! Mais ce n'est là qu'une précaution oratoire à l'égard
des Beiges, car la coalition déclarait, il y a bien peu de temps encore, que
les traités désastreux ne sauraient lier la France; et ce n'est pas une signa-
ture non suivie d'effet qui pourrait l'arrêter dans ses bonnes intentions pour
les Belges, si elle avait dessein de repousser le traité des 24 articles. La vé-
rité est qu'en approchant du pouvoir les idées se modèrent, et que les pen-
chans pacifiques des électeurs ont diminué l'ardeur d'un grand nombre de
leurs mandataires, à ce point que les partisans du dernier cabinet ne parle-
raient pas autrement que ne font aujourd'hui ceux qui le combattaient.
Nous ne demandons pas mieux que de voir surgir de la coalition le minis-
tère fort , national , parlementaire et appuyé sur une majorité imposante , que
nous promettent, chaque jour, les feuilles de l'ancienne opposition, même
en avouant les difficultés qu'elle éprouve à former un ministère. Après toutes
les secousses données au gouvernement par la coalition , la France aurait be-
soin d'un tel ministère en effet, mais nous le désirons sans l'espérer, et il nous
semble que les ministres futurs se trouvent déjà un peu embarrassés de leur
programme. Qui s'oppose à la formation d'un ministère, depuis quelques
jours que les conférences ont commencé à ce sujet? Les anciens titulaires
ont-ils mis des entraves à l'entrée de leurs successeurs? A-t-on jamais vu des
ministres se retirer plus franchement des affaires , et s'effacer plus honorable-
ment pour faire place aux ambitions de ceux qui se présentent pour leur
succéder. D'où viennent donc les difficultés qui nous sont révélées par les
feuilles de la coalition elle-même? Si une grande et imposante majorité s'était
levée, dans les élections, pour un parti, il l'eût facilement emporté sur les
prétentions des autres partis coalisés. Mais les élections n'ont pas donné ce
résultat, et il ne se trouvera, dans la chambre, de majorité que pour ceux
qui adopteront les principes du 15 avril , tant combattus par la coalition. En
un mot, cette majorité, il faut la faire, l'acquérir par des professions de foi
en faveur de l'ordre, du maintien des institutions et de la paix extérieure,
et en attendant , les partis gardent leurs forces respectives. La cause qui a
triomphé dans les élections est celle du système modéré et pacifique. Nulle
840 REVUE DES DEUX MONDES.
autre cause n"a triomphé; aussi nous avons vu, depuis quelques jours,
à quels tiraillemens ont été livrées les différentes nuances de la coalition qu'on
voulait faire entrer dans une combinaison ministérielle. Le parti doctrinaire
réclamait-il sa part de pouvoir et d'influence, le centre gauche le repoussait
en lui montrant le peu de voix dont il dispose; le centre gauche , de son côté,
se voyait forcé d'obéir aux injonctions de l'extrême gauche, et celle-ci se
voyait contrainte de se tenir loin de toute combinaison. Ce n'est donc pas le
parti doctrinaire qui a triomphé dans les élections, puisqu'on s'est cru
assez fort pour l'exclure des postes importans , et qu'on ne veut admettre
M. Guizot qu'en repoussant sa politique? Ce n'est pas non plus le centre
gauche, puisque M. Odilon Barrot lui a dicté ses conditions. C'est encore
moins la gauche proprement dite, puisque M. Odilon Barrot, qui met des
obstacles à l'entrée des doctrinaires , ne peut devenir ministre lui-même ,
et qu'il est douteux qu'il obtienne assez de voix pour la présidence de la
chambre? Sont-ce là les préludes d'un ministère appuyé sur une imposante
majorité? et le cabinet futur n'a-t-il pas raison de désirer que l'affaire belge
soit terminée avant sa formation ?
Nous avions prévu , comme tout le monde , les difûcultés que la coalition
trouverait à former un ministère , mais nous sommes loin de nous en réjouir.
Pour quiconque a réfléchi quelques momens sur les affaires , il est facile de
s'expliquer la nature de ces embarras et d'en tirer des indices pour l'avenir.
Les partis politiques ont été dénaturés depuis un an. Dans le désir immo-
déré qu'ils éprouvaient de s'emparer du pouvoir, les partis dont nous parlons
ont fait des sacrifices inouis, sacriOces d'amour-propre, d'intérêt, d'opi-
nions ; et maintenant que le champ est ouvert aux ambitions par la retraite
du ministère, chacun tend à reprendre sa position naturelle et revient à ses
penchans. Le centre droit, qui avait pris le langage de la gauche, sans toute-
fois se convertir à elle, reprend son attitude, se propose à la couronne, et
demande le pouvoir au nom de ses idées de conservation. Le centre gauche,
qui repoussait le ministère du 15 avril en l'accusant de manquer de nationa-
lité, voit déjà les affaires avec les yeux du 11 octobre; et l'extrême gauche,
voyant tous ces retours subits , demande des garanties et des otages. Tout
le monde, en un mot, a voulu se rendre populaire pour mieux combattre
une administration qui a eu le courage d'être loyale, juste et fidèle aux traités,
sans se demander ce qu'en diraient les partis. Les meilleurs esprits, des
hommes politiques prudens et consommés , ont combattu l'évacuation d'An-
cône , comme si nous devions tenir éternellement garnison en Italie; ils ont
blâmé l'exécution de notre garantie donnée au traité des 24 articles : M. Thiers,
M. Guizot , M. de Broglie , ont parlé le même langage ; mais la popularité est
un gouffre qui s'ouvre chaque jour pour demander un nouveau sacrifice, et
les hommes d'état qui sont à la veille d'entrer au pouvoir voient qu'il est
temps de s'arrêter. Le pourront-ils, entraînés comme ils sont par ceux qui
les poussent , et qui n'ont encore rien à risquer, car leurs opinions les éloi-
gneront long-temps, nous l'espérons, de la direction des affaires? C'est ce
que nous ne tarderons pas à savoir. En attendant, nous voyons déjà qu'ils
REVUE. — CHRONIQUE. 841
le tentent, et pour le bien de la France, on doit désirer qu'ils réussissent.
Ils auront toutefois beaucoup à faire avec eux-mêmes, car le centre gauche
en masse est paralysé, à cette heure, par la crainte de se dépopulariser,
comme l'étaient les anciens ministres qui figuraient dans l'opposition, quand
ils venaient combattre les ministres du 15' avril au sujet d'Ancône et des
24 articles.
Le centre gauche se déclare très hautement maître du pays. La majorité
de la chambre lui appartient, dit-il. C'est donc à lui de composer le cabinet ,
de le diriger et d'y faire dominer ses principes. Nous ne demandons pas mieux
qiie de voir le centre gauche diriger les affaires. Le ministère du 15 avril,
qui succéda à celui du 6 septembre , où se trouvaient des élémens du centre
droit et du centre gauche , fut le résultat du triomphe de cette dernière
nuance. Il en résulta l'amnistie, le calme, la sécurité des jours du roi, et
deux ans de prospérité presque inouie en France. Aussi avons-nous soutenu
ce cabinet avec une chaleur qui provenait d'un profond sentiment d'estime
pour ceux qui le composaient , sentiment qui s'augmente chaque jour à la vue
des injustices dont le poursuivent encore ses adversaires. Si le centre gauche
veut prolonger cet état de choses, accompli par le ministère du 15 avril, et
interrompu depuis trois mois par les progrès de la coalition , nous lui donne-
rons encore notre appui. Mais le centre gauche qui sort des affaires et le
centre gauche qui veut y entrer ne sont pas identiquement les mêmes. L'un
voulait, il y a peu de jours, ce que l'autre repoussait très rudement, et quoique
les vues semblent se rapprocher à cette heure, il nous reste encore quelques
doutes sur les résultats que le centre gauche de la coalition nous promet.
Aussi, quelque admiration que nous ayons toujours professée pour le talent
du chef qui le représente , attendrons-nous ses actes pour nous prononcer.
Ainsi , le centre gauche ne mériterait pas ce nom à nos yeux , s'il subissait
l'influence de l'extrême gauche. En y cédant , le centre gauche ne tarderait
pas à effrayer le pays, et il rendrait ainsi aux doctrinaires la force qui leur
manque aujourd'hui , malgré le triomphe de la coalition , ou peut-être à cause
même de son triomphe. Nous avons dit que les partis se sont dénaturés. Ils
sont encore loin de reprendre la place que leur assignerait l'équilibre des
opinions. La place des doctrinaires , par exemple , serait dans l'opposition en
présence d'une chambre qui assurerait la majorité au centre gauche. Hors du
pouvoir, les doctrinaires rendraient de grands services; aux affaires, avec la
gauche , ils joueront , au contraire , le faible rôle , parce que toutes les rapaci-
tés, entrant à la fois au pouvoir, l'affaiblissent. Plusieurs chefs de parti peu-
vent former une belle réunion d'hommes d'état et d'orateurs, mais non un
ministère fort et homogène.
On nous dira que la coalition subit les nécessités de son origine. Voilà
pourquoi nous avons toujours combattu la coalition. Il était facile de prévoir
qu'elle n'apaiserait pas les partis, et qu'elle affaiblirait les hommes d'état qui
y figuraient. Qu'on nous dise , maintenant que le but est atteint, si M. Guizot
et M. Odilon Barrot ne sont pas des embarras pour M. Thiers. et s'il n'eut
842 REVUE DES DEUX MONDES.
pas été plus libre de ses allures sans ses nouveaux ou anciens alliés ? Quelle
force M. Odilon Barrot peut-il donner au futur ministère de M. Thiers? Si
M. Thiers adopte franchement les principes du centre gauche , qui sont les
siens, et si M. Odilon Barrot le soutient, toute l'extrême gauche se séparera
de M. Odilon Barrot. Or, qu'est-ce que l'appui de M. Odilon Barrot sans celui
de M. Salverte, de M. Laffltte, de M. Mauguin, et même de M. Lanjuinais,
de M. de Tracy, de M. Coraly, de M. Demarçay, et d'une foule de députés
qui , pour ne pas siéger près de M. Garnier- Pages, ne sont pas moins très
éloignés du centre gauche ? Pour M. Guizot , nous apprenons par son organe
habituel qu'il n'entrera au ministère, ainsi que ses amis, qu'en y faisant en-
trer avec eux leurs principes de gouvernement. C'est le prix de leur coopéra-
tion dans l'assaut livré au dernier ministère, et ils ont acquis le droit d'en-
trer, leur bannière haute, dans la place qu'ils ont aidé à enlever. Pûen de plus
légitime; mais quel rôle joueraient les principes du centre droit dans un mi-
nistère du centre gauche, s'appuyant sur M. Odilon Barrot?
Biais ne désespérons pas. N'avons-nous pas vu, par des exemples récens,
que les hommes accomplissent souvent des tâches singulières et bien op-
posées au but qu'ils se sont marqué.' Les doctrinaires ne viennent-ils pas
d'aider à renverser un cabinet conservateur pour former un ministère qui
sera, sans nul doute, plus éloigné de leurs opinions, et où il paraît qu'ils ne
figureront pas.' Qui sait donc si l'extrême gauche ne travaille pas en ce mo-
ment à nous donner une administration qui s'opposera énergiquement à
toutes les tentatives qu'elle fait depuis huit ans pour troubler la paix de l'Eu-
rope, et modifier, selon ses vues, les institutions déjà si libérales que la
France s'est données en 1830.' La question sera bientôt décidée pour nous,
et notre ligne de conduite sera tracée à la première affaire qui aura lieu entre
le nouveau cabinet et l'extrême gauche , sans doute sur le terrain de la ré-
forme électorale.
Ne nous arrêtons donc pas à ce pêle-mêle de noms qu'on agite chaque
jour, et dont il n'est encore sorti que des sujets de discorde. Il est peu
d'homme d'état dans la coalition qui n'ait aujourd'hui à faire sa profession
de principes en présence des affaires; les actes suivront de près, et la
chambre saura bientôt oii tendra le cabinet qu'on élabore en ce moment.
Nous doutons qu'elle soit disposée à donner sa majorité à un ministère qui
se formerait sous l'influence de l'extrême gauche, et qui aurait subi ses con-
ditions.
Quant à nous , nous prendrons à tache de ne nous attacher qu'aux principes
et de ne pas voir les hommes , quelles que soient d'ailleurs nos sympathies
personnelles. Les ministres qui viennent de s'éloigner, après avoir accompli,
durant deux ans, une tâche aussi honorable que pénible et difficile, empor-
tent tous nos regrets. Long-temps avant la formation du ministère de M. Mole,
nous l'avions appelé de tous nos vœux , car nous avions dès long-temps ap-
précié l'élévation et la sincérité de son caractère , la dignité et la noblesse de
ses opinions. Depuis deux ans, nous réclamions l'amnistie, car nous savions
REVUE. — CHRONIQUE. 843
que, livré à sa propre influence, M. Mole se hâterait d'accomplir ce grand
acte de clémence et de conciliation devant lequel avaient reculé ses prédéces-
seurs. Enfin nous annoncions que le ministère du 15 avril serait une adminis-
tration modérée, loyale, une administration d'hommes probes et droits,
dont la parole serait comptée en France et en Europe , et l'événement ne nous
a pas démentis. Ce n'est pas le moment de réclamer justice pour les ministres
sortans. Pour qu'on la leur rende, nous attendrons qu'ils aient des succes-
seurs, et malheureusement pour ceux-ci, le temps de subir à leur tour l'in-
justice semble déjà proche.
A l'heure qu'il est , notre devoir est d'embrasser plus que jamais la défense
des principes que nous avons soutenus. Ces principes sont ceux qui ont été
professés au 22 février comme au 15 avril. Us impliquent la fidélité aux traités,
tant qu'une ou plusieurs des puissances signataires ne les auront pas annulés;
le maintien de la loi électorale, qui a suffi, ce nous semble, à tous les be-
soins démocratiques dans les dernières élections; le maintien des lois de
septembre, sans lesquelles les institutions et la monarchie seraient livrées aux
attaques des partis extrêmes , devenus plus nombreux dans la chambre ; le
maintien de la loi des associations, et enfin la réalisation de la politique
extérieure dont les bases ont été posées par M. Mole en 1831, et reprises
au 13 mars, après le ministère de M. Laffitte, par Casimir Périer. Quel que
soit le ministère qui cédera à la gauche sur ces divers points, il nous aura
pour adversaires , et, avec nous , une forte majorité dans les deux chambres,
nous l'espérons. Un ministère du centre gauche, tel que celui qu'on s'ap-
prête à former, ne peut vouloir que ce que nous désirons; nous sommes
prêts à défendre ces choses avec lui et pour lui , s'il le faut. Si c'est là s'en-
gager à défendre tout le monde, c'est que tout le monde voudra sans doute
ce que nous voulons ; et dans ce cas , nous nous en félicitons , et nous en
félicitons surtout la France, qui s'en trouvera bien.
P. S. Nous n'ajouterons rien aux nouvelles publiées pas les journaux, qui
annoncent que des difficultés insurmontables se sont élevées entre la gauche
et les doctrinaires, au sujet des portefeuilles de l'intérieur et des finances,
que le parti doctrinaire réclamait pour M. Guizot et pour M. Duchâtel.
Aujourd'hui, sur l'invitation de M. le maréchal Soult, M. de Montalivet a
transmis par le télégraphe, à M. Humann, l'invitation de se rendre à Paris,
pour s'entendre avec les chefs de la coalition, qui se proposent de lui offrir
le ministère des finances. Toutefois, l'état actuel de l'atmosphère ne permet
pas d'espérer que la dépêche télégraphique parvienne plus rapidement que
la voie des courriers ordinaires. Plusieurs jours s'écouleront donc avant
que M. Humann puisse se rendre à Paris. M. Dupin a été également invité
à se rendre à Paris, où l'on espère lui faire accepter le ministère de la
justice. Mais une lettre de M. Dupin a été reçue ce matin même , où il an-
nonce l'intention de se tenir à l'écart de toute combinaison ministérielle , et
même de renoncer à la présidence de la chambre. IM. Dupin déclare , dans
cette lettre , se renfermer dans ses fonctions de procureur-général , et re-
844 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre, sur les bancs de la chambre, sa place de 1831. M. Dupin annonce
que cette détermination lui est dictée par la gravité des circonstances. D'a-
près ces circonstances, on voit, et nous le disons à regret, que la crise
ministérielle n'est pas encore arrivée à son dénouement.
REVUE MUSICALE.
THÉÂTRE-ITALIEN. — LE NOZZE Dl FIGARO.
Il se rencontre dans la famille des mortels privilégiés à qui le ciel a départi
un rayon de la flamme créatrice, cà et là, trois génies qu'un irrésistible in-
stinct porte incessamment vers l'élévation et l'idéal, et dont la nature choisie
et noble entre toutes ne se dément jamais. Le musicien de cette trinité mer-
veilleuse est Mozart; s'il s'agissait ici de poésie ou de peinture , on sait bien
qui je nommerais. Mozart me semble une gloire placée au-dessus de toutes
les autres, dans un éther plus pur, dans une plus sereine clarté, quelque
chose qui n'appartient ni au temps, ni à la critique, comme tout ce qui vient
des hommes, mais au culte, à l'admiration éternelle, comme l'idée qui se
révèle d'en haut. Si Beethoven, Weber, Cimarosa, Paisiello et Rossini sont
des rois dans la hiérarchie, Mozart, lui, est un ange. En effet, jamais il
ne manque un seul instant à sa vocation divine; toute mélodie qui sort de
ses lèvres est de flamme; s'il touche à la réalité, la réalité se transforme et
s'incarne aussitôt dans la plus radieuse poésie. On peut dire de lui qu'il se
meut dans le sublime comme en son élément naturel; quelle que soit l'œu-
vre où il s'applique, Idomènèe , la Flûte enchantée. Don Juan, les JSoces de
Figaro, jamais son génie ne descend des hauteurs qu'il habite. Si l'idéal est
dans le sujet, il n'y fait pas défaut, comme on pense bien, sinon il élève le
sujet jusqu'à l'idéal. Ainsi, à Chérubin, à Suzanne, à Figaro, à toutes ces
créations de la prose et de l'esprit , il donne la vie poétique dans une étincelle
de cette flamme qui baigne sa main et va le consumant.
Nulle part cet invincible instinct qui entraîne Mozart vers le sublime
ne se laisse plus vivement sentir que dans la partition des ISoces de Figaro.
On ne peut en effet imaginer quelles ressources profondes il fallait avoir en
soi pour dompter un sujet semblable , et creuser ce terrain jusqu'à la mu-
sique. Vous figurez-vous un musicien vulgaire aux prises avec ce dialogue si
mordant, si froidement amer, si hérissé de toutes parts, aux prises avec les
petites passions de cette intrigue de château qui se noue et se dénoue à force
d'esprit, d'artifices et de subtilités. Il n'y avait que deux manières de s'en
tirer : écrire une musique tout en dehors du poème, ne se préoccuper ni du
sujet, ni de l'action , tailler çà et là des cavatines et des duos, et faire comme
font les Italiens, qui pensent au chanteur plus qu'au personnage, à Lablache
plus qu'à Figaro, à la Grisi plus qu'à Suzanne ; ou bien aborder franchement le
sujet, le retourner en tous sens, l'élever, le transformer, le créer de nouveau,
REVUE MUSICALE. 845
chercher sous ces dehors frivoles la passion vraie, éternelle, humaine , abolir
l'analyse, exagérer le sentiment, se prendre à l'amour, à la jalousie, aux
larmes, remplacer la satire et le pamphlet par la poésie et la musique; faire,
en un mot, ce qu'a fait Mozart. C'est au point que sans la musique , l'œuvre
de Beaumarchais reste incomplète et dans l'ombre; on sent qu'il y manque
ce qu'un écrivain français du xviii'' siècle ne pouvait y mettre, ce que nul ,
sans Mozart , n'aurait jamais soupçonné dans un pareil sujet : la poésie. En
effet , lorsqu'une fois on a eu vent de toute cette adorable mélodie , il est
impossible d'écouter Beaumarchais sans regretter Mozart , sans qu'il vous
revienne à tout instant le souvenir de ces innombrables motifs, si frais, si
doux, si merveilleux, qui s'exhalent de la voix ou du cœur, comme de suaves
bouffées d'oranger ou d'aloès. Tantôt c'est la scène de la clé, au second acte,
qui vous rappelle les émotions si puissantes de la musique; tantôt un mot
spirituel qui réveille l'idée du ravissant duo entre la comtesse et Suzanne, et,
je le demande, quel mot d'esprit vaut un pareil chef-d'œuvre? Quant à moi,
cette idée de la musique, dont je ne puis me garder en écoutant la comédie,
ce souvenir de Mozart qui me poursuit jusque dans la salle du Théâtre-Fran-
çais, suffirait pour me convaincre qu'au fond l'œuvre de Beaumarchais est
incomplète. .Tamais, lorsque je vois le Maure de Venise, il ne m'arrive de
penser à la musique de Rossini. Sans doute, parce que le chef-d'œuvre de
Shakespeare est harmonieux en tout point , parce que rien n'y manque, ni
la poésie, ni l'action, ni les caractères, et que la musique, en s'emparant de
l'idée du poète, l'a tout simplement transformée à son profit, mais sans y rien
ajouter. Or, il n'en est pas ainsi du Mariage de Figaro , l'idée de Beaumar-
chais a grandi , par la seule puissance de Mozart, jusqu'à la poésie, jusqu'au
sublime, et, certes, il n'y a pas de quoi s'étonner si l'esprit vous paraît mes-
quin, lorsqu'il revient à sa forme première, après une transfiguration si glo-
rieuse. Là , en effet , la musique inonde la prose de toutes les clartés de la
poésie , tellement qu'on en subit l'action , même sans pouvoir s'en rendre
compte. Étrange destinée de la pièce de Beaumarchais, qui semble ne trou-
ver son succès qu'en dehors d'elle-même. Le scandale la fait réussir, la mu-
sique l'immortalise. Dans cette œuvre de l'esprit et de la satire, Mozart a
découvert la forme calme et la pure beauté. Je n'hésite pas à le dire, dussé-je
être accusé de paradoxe, tous ces caractères charmans, que l'on aime et que
l'on cite à tout propos, n'existeraient point pour nous sans Mozart. Ainsi Beau-
marchais a bien entrevu le petit page épris de sa cousine , comme , du reste,
ils le sont naturellement tous ; mais cet amoureux de quinze ans, timide comme
une jeune fille , et lascif comme un oiseau , cet enfant gracieux, rêveur, mélan-
colique, fou , qui tressaille et palpite , prend toutes les fleurs , tous les baisers,
tous les rubans qui se rencontrent; cet espiègle adorable , qui parle au bois,
au brin d'herbe, au ruisseau , et qui se meurt d'amour. Chérubin en un mot ,
qui donc l'a créé, si ce n'est Mozart? Écoutez cet air, non so plu cosa son.
Quelle ivresse ! quel feu ! quels transports ! Il y a des larmes , des sanglots ,
des désirs, desbattemens de cœur dans cette musique, et dans la romance,
que de grâce rêveuse , que d'ineffable mélancolie, que d'élégiaque langueur!
846 REVUE DES DEUX MONDES.
Otez cet air et cette romance, vous aurez sans doute encore un page coquet,
ingénieux, frivole; mais le petit héros que vous savez, le Chernhino d'umore ,
l'espiègle à la fois cousin d'Ariel et de Fvoméo , et dont Sliakspeare envierait
la création à Mozart, oîi le trouverez-vous désormais? Et Suzanne , la camé-
riste enjouée, aimable, insinuante comme une chatte, Suzanne un peu
sœur de Zerline, et la comtesse sentimentale comme une grande dame au-
trichienne, et le comte, que chacun dupe dans la comédie, si fier, si vaillant
et si noble en ses élans de colère et ses transports de jalousie; tout cela vient
de Mozart, dont le génie a su donner à la pièce de Beaumarchais les pas-
sions et la vie de l'épopée.
On a souvent reproché à cette musique de manquer d'entrain et de verve
comique. Singulière opinion ! comme si Mozart avait prétendu faire un opéra
bouffe. Du reste, pour se convaincre du peu de fondement d'une pareille
critique, il suffit d'examiner un instant le sujet dont il s'est inspiré. Est-ce
donc une chose si plaisante que la pièce de Beaumarchais? Est-ce un person-
nage bien curieux, bien extravagant, bien risible, que ce comte dévoré de
jalousie et d'ennuis, partagé entre sa femme qu'il soupçonne, et la fiancée
d'un Figaro qu'il convoite? et cet amoureux de seize ans, qui saute de joie
parce que le ciel est bleu, l'eau transparente et l'air du soir frais à respirer;
et cette comtesse, dédaignée, qui se venge de l'abandon où son époux la laisse,
en regardant du coin de l'œil le petit page, trouvez-vous que ce sont là des
caractères de la famille de Geronimo, de Fidalma ou de Campanone? Vrai-
ment il y a des gens qui pensent que là où la tragédie n'est point il faut né-
cessairement rire aux éclats , des gens qui ne veulent que des fioles de poison ,
des grincemens de dents , ou des perruques extravagantes et des habits de
perroquet , comme Lablache s'en compose dans certains rôles ; mais il n'existe
pas au monde que des contraires ; le cœur humain a ses nuances comme les
couleurs, ses vaporeuses demi-teintes, ses fantaisies, ses reflets qui ne sont
ni trop vifs, ni trop sombres, et qui plaisent tant aux paupières délicates.
Entre le Maure de Venise et George Dandin , il y a le comte Almaviva.
Mozart n'est point un génie comique ; nature élégiaque et tendre , sa gaieté
ne va jamais au-delà d'un sourire ineffable qui n'exclut pas les larmes ; des
sources vives de l'inspiration, il ne puise que le flot le plus pur et le plus lim-
pide, car s'il a dans les veines quelque chose de cette ardeur méridionale , de
ce sensualisme napolitain qui distingue en Allemagne le génie autrichien, il
n'échappe pas à l'influence vaporeuse et mélancolique du pays de Beethoven et
de Novalis. Quel que soit le genre auquel il s'applique, Mozart n'en sait
prendre que la fleur la plus suave et la plus pure : il faut dire aussi que le
bouffe n'est pas un élément où l'art des sons puisse toujours se maintenir.
Le musicien qui s'inspire d'une perruque est un pauvre homme qu'on oublie
au plus vite, pour ne se souvenir que de l'acteur qui donne la vie à sa pièce.
Demandez l'auteur de la Prova, on vous dira Lablache; qui connaît aujour-
d'hui Gnecco? Pour Cimarosa, c'est une autre affaire, il n'emploie le bouffe
que comme un infaillible moyen de contraste, il entre de plain-pied dans le
grotesque , mais pour en sortir à tout instant par de mélodieuses échappées ;
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tantôt c'est la plainte si aimable et si douce de Caroline, tantôt c'est l'air de
Paolo, Pria che spiinti. Sublime digression, à laquelle rien dans le sujet,
rien dans les paroles ne donnait lieu , et qui n'a de prétexte que dans le
sentiment idéal et la fantaisie du grand maître. Je cite Pria che spunti à des-
sein , parce que cet air me semble le point de départ de la musique bovffe de
l'auteur du Don Juan et de Vldoménée. En effet , Mozart s'en tient à cette
transition de la gaieté bruyante au sourire mélancolique, de la prose comique
de Molière à la poésie de Shakspeare.
On rencontre toujours parmi les créations du génie une œuvre dans la-
quelle il se résume tout entier , une œuvre immense , sorte d'océan où vont
se perdre et s'engloutir toutes les pensées de sa vie. Pour Gœthe, je dirais
Faxist; pour Mozart, Don Juan. Il y a, en effet, dans Don Juan tous les
trésors mélodieux des Noces de Figaro, toutes les richesses instrumentales
de la Flûte enchantée, et cependant il est impossible de ne pas reconnaître
que, dans ces trois chefs-d œuvre , une égale puissance, un égal génie, se ma-
nifestent. Pour moi , celui qui a écrit les Xoces de Figaro et la Flûte enchan-
tée ne m'étonne pas moins que celui qui a composé Don Juan. Quand Bee-
thoven voulait parler du chef-d'œuvre de Mozart, il nommait la Flûte
enchantée, preuve qu'entre ces trois merveilles il n'y a qu'à choisir. La pos-
térité a choisi Don Juan. Si Don Juan l'emporte, c'est à la grandeur des
caractères, à l'importance du drame, à la fortune du sujet qu'il le doit. Mais
soyez sûrs qu'au fond de sa conscience , Mozart se trouvait aussi grand pour
avoir mis au monde Zarastro et Chérubin que pour avoir créé Anna , la statue
et don Juan. Quel chef-d'œuvre que cette partition des JSoces de Figaro! Ja-
mais la belle source des mélodies n'avait coulé avec plus d'abondance et de
richesse. A tout instant, c'est un motif nouveau, une phrase originale, une
inspiration qui vous enchante. Cela vient, la plupart du temps, on ne sait
d'où, à propos de rien, pour un bonnet que Suzanne met au page, pour un
flacon qu'elle demande au comte; des milliers de fleurs mélodieuses s'ouvrent
une à une et s'exhalent dans ce printemps de la fantaisie et de l'imagination;
et le duo entre la comtesse et Suzanne, où trouver autant de grâce exquise,
de fraîcheur aimable, de coquettei'ie élégante et mignonne, si ce n'est dans
le duo entre Zerline et don Juan ? Mozart est le seul qui ait jamais su faire
chanter les jeunes femmes. Il y a dans les mélodies qu'il leur met dans la
voix de mystérieux soupirs , d'étranges ardeurs , de languissantes voluptés
que depuis on n'a plus exprimés, et dont il avait trouvé le secret sur les
lèvres de sa maîtresse, de cette belle fille de Vienne pour laquelle il écrivait
Elvire. Cependant, il faut le dire, ce soin minutieux, cette délicatesse ex-
trême que Mozart apporte dans les moindres détails, ne le préoccupent ja-
mais de telle sorte qu'il oublie les grands effets de composition et d'harmonie.
Ainsi , par exemple , le rôle du comte est écrit tout entier dans un style
grandiose et plein de magnificence. Comme la colère si long-temps comprimée
du gentilhomme éclate et se fait jour dans cet air sublime du second acte !
que de superbe dédain et d'amère tristesse dans cette large phrase qui lui
sert de motif! Mais un incomparable chef-d'œuvre, une des merveilles du
848 REVUE DES DEUX MONDES.
génie humain, c'est le finale du premier acte. Aujourd'liui il y a pour les
linales une sorte de patron sur lequel chacun se règle. Il en est des Anales
comme des cavatines , ils se divisent en trois points : une introduction où
les voix s'engagent, un adagio que chacun dit à tour de rôle, une strette
plus ou moins originale, mais toujours bruyante, où les chœurs entrent à
grands renforts d'ophicléides , de trombonnes et de tiuiballes. Telle est la
forme usitée de notre temps en Italie, en Allemagne, en France. Or, dans
les ISoces de Figaro, Mozart ne s'y prend pas de la sorte. L'intérêt s'accroît
insensiblement; les personnages entrent l'un après l'autre chacun sur une
ritournelle qui le peint d'un trait. C'est prodige comme cette musique se
transforme, varie et prend en un clin d'œil le caractère du nouveau venu.
Ingénieuse et vive avec Figaro, égrillarde et maligne avec Suzanne, iro-
nique avec le comte, bouffe avec le jardinier ivrogne; tantôt elle s'embrouille
tantôt se dévide et suit l'action avec une exactitude ponctuelle. Ce linale
vaut à lui seul toute une partition , tant l'ordonnance en est simple et gran-
diose, tant les caractères y sont traités avec puissance, tant la vie y circule
de toutes parts. Quant à l'orchestre de IMozart , après toutes les extravagances
de l'école moderne, on se sent ravi d'aise à l'écouter. On dirait un lac mélo-
dieux où se reflètent toutes les merveilleuses fantaisies de la voix. En un mot,
c'est l'orchestre de Mozart; que peut-on ajouter de plus? un orchestre dont
tout le secret repose dans la rencontre des mélodies, et qui n'a que faire des
stériles et laborieuses combinaisons de la science nouvelle.
Tel est le chef-d'œuvre qu'on a voulu reprendre à l'Odéon. La tentative a
mal réussi; on devait s'y attendre. Les chanteurs italiens d'aujourd'hui ne
comprennent plus rien à Mozart. Les habitudes de vocalisation extravagante
que la facilité vraiment déplorable des maîtres nouveaux leur laisse contracter,
leur manière aisée d'en agir avec les inspirations qu'on leur livre, et de les
modifier selon qu'il plaît à leur gosier, le besoin excessif d'applaudissemens
qui les préoccupe; tout , enfin , contribue à les pousser à mille lieues des sphè-
res si calmes de cette musique idéale , pure comme l'or, mais qui veut être
respectée dans son texte et sa note. Il en est un peu des partitions de Mozart
comme des tragédies de Racine; il faut, pour cette harmonie admirable, une
fraîcheur d'organe , un sentiment des choses délicates et simples , qui ne ré-
sistent pas au contact des inventions modernes. Il serait aussi fou de vouloir
surprendre Mozart dans l'Elisir d'Amore ou Roberto Devereux, que de vou-
loir trouver les secrets de Racine dans le Tyran de Padoue ou la Tour de JSesle.
Pour nous , en France , la dernière dona Anna , la dernière comtesse Alma-
viva, fut la Sontag. Mais la Sontag était Allemande et savait de cette musique
bien des choses que les Italiens ignorent. Au moins en Allemagne les tradi-
tions du génie sont conservées, et certes vous ne trouveriez pas une si mince
capitale de petit duché où l'on n'exécute plus dignement le chef-d'œuvre de
Mozart qu'au Théâtre-Italien de Paris. Si les voix rares et les talens illustres
manquent, au moins le sentiment de cette royale musique et les honneurs
qu'on lui doit n'y font jamais défaut. En général, lorsqu'il s'agit d'un immortel
chef-d'œuvre du génie humain, on ne saurait trop se méfier des voix su-
REVUE MUSICALE. 8i9
bliiiies , et de ces radieux talens dont la personnalité veut tout envahir. Les
chanteurs italiens ne sont pas pour faire valoir un chef-d'œuvre ; tout au con-
traire , un chef-d'œuvre doit s'estimer fort heureux lorsqu'il leur a donné
l'occasion de se produire avec avantage ! Rien ne leur semblerait plus ridicule
que de se soumettre à l'inspiration d'un musicien tel que Mozart et Beethoven.
Étranges prétentions qui leur viennent avec la voix, avec le talent, avec le
premier rayon de gloire qui leur tombe sur le front! J'ai vu la Malibran, un
soir qu'elle entendait pour la première fois VEiinjanthe de Weber au théâtre
allemand , trouver cette musique pitoyable , et s'étonner qu'on pût se résigner
à chanter de pareilles extravagances. Le grand crime de AVeber, aux yeux de
la Malibran, c'était d'avoir écrit une musique imposante et profonde où tout
est prévu, réglé d'avance, combiné de telle sorte, qu'il ne reste rien à faire
aux caprices de la prima donna. Voilà sans doute aussi pour quels motifs
les opéras de Mozart déplaisent tant à Giulia Grisi. On sait combien l'aimable
cantatrice de Bellini et de Donizetti se sent de pitié pour cette pauvre mu-
sique de Don Juan; il suffit de la voir et de l'entendre dans Suzanne pour
se convaincre que INIozart n'a pas mieux réussi auprès d'elle avec sa partition
des ISoces de Figaro. La Grisi chante tous ces petits airs du bout des lèvres;
on dirait qu'elle fait la moue à cette adorable musique.
La Persiani manque de largeur et d'élévation dans le rôle de la comtesse ;
son talent, gracieux et pur dans l'Elisir d'Amore et la Sonnambida , ne
suffit point à cette musique : l'agilité la plus rare et la plus merveilleuse ne
saurait tenir lieu du sentiment et de l'expression. Le rôle de Figaro ne con-
vient guère à Lablache ; la taille colossale et la voix tonnante du sublime
basso ne peut nullement s'accommoder des manières agiles et souples de ce
personnage qui allait si bien à Pellegrini. Mais avec Lablache on n'est jamais
en peine ; celui-là du moins a l'intelligence des beautés qu'il veut rendre.
Lablache aime et comprend Mozart, comme il aime et comprend Cimarosa ;
s'il réussit moins dans les ISoces de Figaro que dans le Mariage secret, cela
tient à sa nature plus portée vers le bouffe que vers le fin comique. Mais on
voit qu'il prend part à l'action ; son œil pétille , sa voix s'élance brusque et
rauque parfois , mais toujours pleine d'enthousiasme, et ce soin, cette ar-
deur, ce zèle intelligent et sincère que Lablache met dans tout son rôle ,
rachètent à mon sens bien des petits défauts. Tamburini a dans sa nature
un fonds de bonhomie , de paisible indifférence , d'humeur bourgeoise , qui
s'oppose à ce qu'il s'élève jamais à la hauteur des créations de Mozart : tel
vous avez vu Tamburini dans Don Jxian , tel vous le retrouvez dans le comte
Almaviva. Il faut des aigles comme Garcia pour se mouvoir dans l'élément
sublime de cette musique ; lui y rampe. Sa voix agile, gracieuse, mais parfai-
tement monotone , ne saurait atteindre les effets dramatiques de ce rôle du
comte , si grandiose , si beau , si passionné ; mais au moins aurait-elle pu les
indiquer : elle ne l'a même pas essayé , et nous nous abstiendrons d'en dire
plus. On serait mal venu à demander à un chanteur d'exprimer ce qu'il ne
. comprend pas. IM™' Albertazzi est un singulier Chérubin ; on ne peut ima-
giner quel amoureux ridicule et transi elle a fait de l'adorable enfant de
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Mozart, et comme elle chante cette musique! c'est à ne pas la reconnaître.
Cet air non so più cosa son , cet irrésistible motif, si rempli de feu, d'ivresse
et de délire , ce transport du cœur et des sens , qui ferait tressaillir le marbre,
la laisse inanimée et froide. Ne pas sentir dans le fond de son être de pareilles
beautés , exprimer de la sorte une telle musique , lorsqu'on ose y toucher !
mais il faut pour cela ne pas avoir de sang dans les veines, de voix dans la
poitrine; il faut ne jamais avoir eu quinze ans. Pourquoi M"^ Albertazzi n'a-
t-elle pas cédé la romance du second acte à la comtesse? Au moins la Per-
siani nous eût dit quelque chose de cette élégie harmonieuse, de cette plainte
ineffable dont on ne se lassera jamais de respirer la grâce voluptueuse et la
mélancolie enfantine. Vraiment il faut renoncer à voir jamais cette création
de Mozart se produire dignement sur la scène. Ou la cantatrice est insuffi-
sante et médiocre, comme cela se rencontre aujourd'hui, ou, dans le cas
contraire , elle dédaigne le texte si simple et si pur, et ne manque jamais de
l'enrichir de tous les trésors de sa vocalisation capricieuse. Il faudrait pour
Chérubin la voix de la Sontag, le feu de la Malibran, tout cela réuni dans
un talent modeste et généreux , qui voulût bien se résigner à se soumettre
une fois, sans arrière-pensée, au génie de Mozart; terribles conditions,
auxquelles on doit désespérer de satisfaire jamais entièrement. En effet, vous
trouverez la voix de la Sontag, le feu de la Malibran, mais une cantatrice
qui, se sentant douée de la sorte, ne foulera pas Mozart sous ses pieds,
celle-là, vous ne la rencontrerez jamais. Aussi, quoi qu'on fasse, on ne peut
avoir sur la scène qu'un pale reflet de cette création; l'idéal enfant, le Ché-
rubin d'amour restera toujours bien loin de nous , dans la sphère où Mozart
l'a trouvé , où les intelligences éprises de poésie et de musique peuvent seules
le contempler à loisir.
Pour moi , rien ne me semble plus triste que ces représentations où des
chanteurs dont on ne saurait contester la renommée et le talent font défaut
aux plus nobles conceptions du génie. Il faut, certes, que cette musique de
Mozart soit bien imposante, pour que ces chanteurs italiens, si grands lors-
qu'il s'agit des œuvres contemporaines, s'amoindrissent de la sorte vis-à-vis
d'elle. Demain reviendront les Puritains ou Parisina, et vous verrez qu'ils
retrouveront toute leur verve et leur expression pour ces phrases d'un jour.
Dans les arts, tout est harmonieux : la musique, les chanteurs, le public,
tout cela s'épanouit en même temps; puis de nouveaux interprètes reviennent
pour de nouvelles idées , et le public se transforme. Le goût change, le dilet-
tantisme varie, mais l'admiration sincère et profonde que l'on doit aux chefs-
d'œuvre ne saurait s'altérer Que serait la pensée, que serait le génie, s'ils
pouvaient dépendre des caprices du temps ou de la mode ? que serait le soleil ,
s'il allait s'oublier pour ces petites vapeurs empourprées qui flottent devant
lui et que ses rayons illuminent, lorsqu'elles semblent le voiler? H. W.
V. OK Mars.
TABLE
DES MATIÈRES DU DIX-SEPTIEME VOLUME.
(quatrième série.
AUGUSTIN THIERRY.— Considérations sur l'Histoire de France.
— Des systèmes historiques depuis le xvi" siècle jusqu'à nos jours.
^Dernière partie. 5
GEORGE SAND. — Spiridion. — Quatrième partie. 3S
A. COLIN. — Lettres sur l'Egypte. —Commerce. 63
GUSTAVE PLANCHE. — The Lacly ofLyons, de M. E. L. Bulwer. 82
V. CHARLIER. — Les Chemins de Fer, l'État, les Compagnies. 92
ALFRED DE MUSSET. — Concert de M"^ Garcia. 110
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 117
Revue littéraire. 128
X. MARMIER. — Expédition de la Recherche au Spitzberg. — IV.
Hammerfest. — V. Le Cap-Nord. 1 33
LOUIS R^EYBAUD. — Voyageurs et Géographes modernes. ~- l.
M. Adrien Balbi. 153
FRÉDÉRIC MERCEY. — Souvenirs d'Ecosse. — Glasgow. 185
GEORGE SAND. — Spiridion. — Dernière partie. 204
FULGENCE FRESNEL.— L'Arabie.— Première partie. 241
HENRI BLAZE. — Stances à la princesse Marie. 258
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 262
F. DE LAGENEVAIS. — L'Abbesse de Castro.— Première partie. 273
L. DE CARNÉ. — De l'Irlande. — Première partie. 329
/^
/
852 TABLE DES aiATlÈRES.
SAINTE-BETJVE. — Documens inédits sur André Cliénier. 355
GUSTAVE PLANCHE. — Revue littéraire. - Dirtue et Louise, de
M. F. SouLlÉ. 381
A. COCHUÏ. — Du Projet de Loi sur la Propriété littéraire et la Con-
trefaçon. 388
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 403
ALFRED DE MUSSET. — Croisilles. 413
EMILE SOUVESTRE. — La Terreur en Bretagne.— IL Tsantes en 93. 437
J. P. ROSSIGNOL. — Histoire des Classes Ouvrières et des Classes
Bourgeoises, de M. Granier de Cassagnac. 471
Revue littéraire. 515
Revue musicale. 535
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 550
.... — Lettres sur les affaires extérieures. — N" XL 566
LERMINIER. — La Papauté au moyen-âge. — I. Histoire de Gré-
goire 177, de J. VoiGT. — IL Histoire du juipe Innocent III , de
F. HuRTER. — Première partie. 577
X. MARMIER. — Expédition de Za Recherche au Spitzberg. — VI.
Bossekop. — VIL Excursion en Laponie. 609
F. DE LAGENEVAIS. — L'Abbesse de Castro. — Dernière partie. 628
PH. CHASLES. — De la Littérature anglaise depuis Scott. 654
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 687
.... — Lettres sur les affaires extérieures. — N" XII. 695
A. C.-T. — Des plus récens Travaux en économie politique. 705
SAINTE-BEUVE. — Poètes et Romanciers modernes de la France.
— XXXII. M""* de Charrière. 738
EDOUARD THOUVENEL. — La Hongrie. 769
AUG. POIRSON.— //js/oire de France sows Louis XIII, de M. Bazin. 802
GUSTAVE PLANCHE. — Revue littéraire. — Ga6r/fHe, de M""' An-
celot. 830
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 838
Revue musicale. 333
FIN DE la table.
ERRATUM.
Dans la livraison du 1er mars , article : De la Littérature anglaise actuelle, il s'est glissé
une faute grave qu'il faut rectifier ains: : Page 665 , ligne 37, au lieu de : La bonne farce de
Rochester, the Rehearsal , lisez: La bonne farce àe Buckinghani.
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TUFTS UNIVERSITY LIBRARIES
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